D'Alembert
CHAPITRE VI
D'ALEMBERT ET FREDERIC
D'Alembert écrivait un jour à Voltaire: «Je n'aime les grands que quand ils le sont comme vous, c'est-à-dire par eux-mêmes et qu'on peut vraiment se tenir pour honoré de leur amitié et de leur estime. Pour les autres, je les salue de loin, je les respecte comme je dois et je les estime comme je peux.»
Pour accepter l'amitié offerte par Frédéric, d'Alembert n'avait rien à changer ni à ses principes ni à ses défiances. Dans leur correspondance, dans leurs relations de chaque jour et de chaque heure pendant que d'Alembert était son hôte, le caractère royal effacé sans affectation par Frédéric était respecté sans flatterie par d'Alembert. L'estime et la sympathie mutuelle faisaient naître une amitié sincère; jamais le caractère ne s'en est démenti. Les affectueux égards du roi étaient payés par la reconnaissance et l'admiration du philosophe, sans que la liberté ait été menacée ni l'égalité mise en question. D'Alembert avait concouru en 1745 et obtenu un prix à l'Académie de Berlin. L'épigraphe du mémoire était une louange assez insignifiante adressée à l'illustre monarque, habilement tournée en vers latins, sans platitude et sans emphase. Le mémoire fut admiré par l'Académie, l'épigraphe remarquée par Frédéric.
Maupertuis, quelques années plus tard, voulait quitter Berlin, mal portant, malade, mourant peut-être de la diatribe du Dr Akakia. La situation pour lui était moralement amoindrie. Les flèches de Voltaire étaient empoisonnées et les blessures incurables. Malgré la protection très ferme et l'indignation très sincère du roi contre Voltaire, Maupertuis, d'autant plus sensible qu'en frappant beaucoup trop fort, la diatribe avait touché très juste, avait perdu toute autorité morale. Élevé trop haut naguère, il était précipité trop bas. Son importance académique était détruite.
Le roi fit offrir à d'Alembert, avec des avantages considérables, la présidence de son Académie. C'était en 1752. D'Alembert était pauvre; les dispensateurs des pensions et des faveurs en France n'étaient pas alors et ne furent jamais ses amis. Il ne pouvait espérer dans l'avenir ni la fortune ni l'aisance. Il refusa pourtant sans hésiter. Les instances redoublèrent sans l'ébranler.
Aucune analyse ne peut remplacer les lettres échangées, réellement belles, parce qu'elles sont sincères et qu'aucun mot n'en est démenti par la vie de d'Alembert. À la lettre écrite par le marquis d'Argens pour lui communiquer les offres de Frédéric, d'Alembert répondit:
«On ne peut être, monsieur, plus sensible que je le suis aux bontés dont le roi m'honore. Je n'en avais pas besoin pour lui être tendrement et inviolablement attaché: le respect et l'admiration que ses actions m'ont inspirés, ne suffisent pas à mon coeur; c'est un sentiment que je partage avec toute l'Europe; un monarque tel que lui est digne d'en inspirer de plus doux et j'ose dire que je le dispute sur ce point à tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Jugez donc, monsieur, du désir que j'aurais de jouir de ses bienfaits, si les circonstances où je me trouve pouvaient me le permettre; mais elles ne me laissent que le regret de ne pouvoir en profiter, et ce regret ne fait qu'augmenter ma reconnaissance. Permettez-moi, monsieur, d'entrer là-dessus dans quelques détails avec vous et de vous ouvrir mon coeur comme à un ami digne de ma confiance et de mon estime. J'ose prendre ce titre avec vous; tout semble m'y inviter: la lettre pleine de bonté que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; la générosité de vos procédés envers l'abbé de Prades, auquel je m'intéresse très vivement, et qui se loue, dans toutes ses lettres, de vous plus que de personne; enfin la réputation dont vous jouissez à si juste titre par vos lumières, par vos connaissances, par la noblesse de vos sentiments, et par une probité d'autant plus précieuse qu'elle est plus rare. «La situation où je suis serait peut-être, monsieur, un motif suffisant pour bien d'autres de renoncer à son pays. Ma fortune est au-dessous du médiocre; 1700 livres de rente font tout mon revenu. Entièrement indépendant et maître de mes volontés, je n'ai point de famille qui s'y oppose. Oublié du gouvernement, comme tant de gens le sont de la Providence, persécuté même autant qu'on peut l'être quand on évite de donner trop d'avantage sur soi à la méchanceté des hommes, je n'ai aucune part aux récompenses qui pleuvent ici sur les gens de lettres avec plus de profusion que de lumières. Une pension très modique, qui vraisemblablement me viendra fort tard, et qui à peine un jour me suffira si j'ai le bonheur ou le malheur de parvenir à la vieillesse, est la seule chose que je puisse raisonnablement espérer. Encore cette ressource n'est-elle pas trop certaine si la cour de France, comme on me l'assure, est aussi mal disposée pour moi que celle de Prusse l'est favorablement. Malgré tout cela, monsieur, la tranquillité dont je jouis est si parfaite et si douce, que je ne puis me résoudre à lui faire courir le moindre risque. Supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves de toute espèce que j'ai essuyées dans ce genre, m'ont endurci à l'indigence et au malheur, et ne m'ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. À force de privations, je me suis accoutumé sans effort à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager mon peu de fortune avec d'honnêtes gens plus pauvres que moi. J'ai commencé, comme les autres hommes, par désirer les places et les richesses, j'ai fini par y renoncer absolument: et de jour en jour je m'en trouve mieux. La vie retirée et obscure que je mène est parfaitement conforme à mon caractère, à mon amour extrême pour l'indépendance, et peut-être à un peu d'éloignement que les événements de ma vie m'ont inspiré pour les hommes. La retraite et le régime que me prescrivent mon état et mon goût m'ont procuré la santé la plus parfaite et la plus égale, c'est-à-dire le premier bien d'un philosophe. Enfin, j'ai le bonheur de jouir d'un petit nombre d'amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie. Jugez maintenant vous-même, monsieur, s'il m'est possible de renoncer à ces avantages, et de changer un bonheur sûr pour une situation toujours incertaine, quelque brillante qu'elle puisse être. Je ne doute nullement des bontés du roi, et de tout ce qu'il peut faire pour me rendre agréable mon nouvel état; mais, malheureusement pour moi, toutes les conditions essentielles à mon bonheur ne sont pas en son pouvoir. L'exemple de M. de Maupertuis m'effraye avec juste raison; j'aurais d'autant plus lieu de craindre la rigueur du climat de Berlin et de Potsdam, que la nature m'a donné un corps très faible et qui a besoin de tous les ménagements possibles. Si ma santé venait à s'altérer, ce qui ne serait que trop à craindre, que deviendrais-je alors? Incapable de me rendre utile au roi, je me verrais forcé à aller finir mes jours loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état qui aurait perdu ses premiers charmes: peut-être même n'aurais-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j'y aurais laissés, et à qui je percerais le coeur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi; le roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix; il connaît l'amitié; il la ressent et il la mérite; qu'il soit lui-même mon juge.
«À ces motifs, monsieur, dont le pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrais en ajouter d'autres. Je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans en rien espérer; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m'a toujours bien traité, qui me récompense autant qu'il est en elle par son estime, et que je ne pourrais abandonner sans une espèce d'ingratitude. Je suis d'ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d'un grand ouvrage, pour lequel nous avons pris avec le public les engagements les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable; il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s'imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent et que nous travaillions de concert. Vous connaissez trop, monsieur, les détails d'une si grande entreprise, pour que j'insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d'être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d'une fausse modestie, je doute que je fusse aussi propre à cette place que Sa Majesté veut bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n'ai que dans la théorie la connaissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique quand on a affaire à eux. La tranquillité et, si j'ose le dire, l'oisiveté du cabinet m'ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d'un corps doit se livrer.
«D'ailleurs, dans les différents objets dont l'Académie s'occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l'histoire naturelle et plusieurs autres, sur lesquels, par conséquent, je ne pourrais être aussi utile que je le désirerais. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le roi veut m'honorer, oblige à une sorte de représentation, tout à fait éloignée du train de vie que j'ai pris jusqu'ici; elle engage à un grand nombre de devoirs, et les devoirs sont les entraves d'un homme libre: je ne parle point de ceux qu'on rend au roi. Le mot de devoir n'est pas fait pour lui; les plaisirs qu'on goûte dans sa société sont faits pour consoler des devoirs et du temps qu'on met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu'à l'étude, à la retraite et à la société la plus fermée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l'on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance. Sans doute le plaisir de faire des heureux et de récompenser le mérite serait très sensible pour moi; mais il est fort incertain que je fisse des heureux, et il est infaillible que je ferais des mécontents et des ingrats. Ainsi, sans perdre les ennemis que je puis avoir en France, où je ne suis cependant sur le chemin de personne, j'irais à trois cents lieues en chercher de nouveaux. J'en trouverais, dès mon arrivée, dans ceux qui auraient pu aspirer à cette place, dans leurs partisans et dans leurs créatures; et toutes mes précautions n'empêcheraient pas que bien des gens se plaignissent et ne cherchassent à me rendre la vie désagréable. Selon ma manière de penser, ce serait pour moi un poison lent, que la fortune et la considération attachées à ma place ne pourraient déraciner.
«Je n'ai pas besoin d'ajouter, monsieur, que rien ne pourrait me résoudre à accepter, du vivant de M. de Maupertuis, sa survivance, et à venir, pour ainsi dire, à Berlin recueillir sa succession. Il était mon ami; je ne puis croire, comme on me l'a mandé, qu'il ait cherché, malgré ma recommandation, à nuire à l'abbé de Prades; mais quand j'aurais ce reproche à lui faire, l'état déplorable où il est suffirait pour m'engager à une plus grande délicatesse dans les procédés. Cependant cet état, quelque fâcheux qu'il soit, peut durer longtemps, et peut demander qu'on lui donne dès à présent un coadjuteur; en ce cas, ce serait un nouveau motif pour moi de ne me pas déplacer. Voilà, monsieur, les raisons qui me retiennent dans ma patrie; je serais au désespoir que Sa Majesté les désapprouvât. Je me flatte, au contraire, que ma philosophie et ma franchise, bien loin de me nuire auprès de lui, m'affermiront dans son estime. Plein de confiance en sa bonté, sa sagesse et sa vertu, bien plus chères à mes yeux que sa couronne, je me jette à ses pieds, et je le supplie d'être persuadé qu'un des plus grands regrets que j'aurai dans ma vie, sera de ne pouvoir profiter des bienfaits d'un prince aussi digne de l'être, aussi fait pour commander aux hommes que pour les éclairer. Je m'attendris en vous écrivant. Je vous prie d'assurer le roi que je conserverai toute ma vie, pour sa personne, l'attachement le plus désintéressé, le plus fidèle et le plus respectueux; et que je serai toujours son sujet au moins dans le coeur, puisque c'est la seule façon dont je puisse l'être. Si la persécution et le malheur m'obligent un jour à quitter ma patrie, ce sera dans ses États que j'irai chercher un asile: je ne lui demanderai que la satisfaction d'aller mourir auprès de lui libre et pauvre.
«Au reste, je ne dois point vous dissimuler, monsieur, que longtemps avant le dessein que le roi vous a confié, le bruit s'est répandu, sans fondement comme tant d'autres, que Sa Majesté songeait à moi pour la place de président. J'ai répondu à ceux qui m'en ont parlé, que je n'avais entendu parler de rien, et qu'on me faisait beaucoup plus d'honneur que je ne méritais. Je continuerai, si on m'en parle encore, à répondre de même, parce que, dans ces circonstances, les réponses les plus simples sont les meilleures. Ainsi, monsieur, vous pouvez assurer Sa Majesté que son secret sera inviolable; je le respecte autant que sa personne, et mes amis ignoreront toujours le sacrifice que je leur fais. J'ai l'honneur d'être, etc.»
L'estime de Frédéric redoubla. Ne pouvant réussir à attirer d'Alembert et n'y renonçant pas pour l'avenir, il lui fit offrir, par son ambassadeur, une pension de 1 200 livres. «Louis XV, dit Mme du Hausset, n'aimait pas le roi de Prusse,… les railleries de Frédéric l'avaient ulcéré… Il entra un jour chez Mme (de Pompadour) avec un papier à la main et lui dit: «Le roi de Prusse est certainement un grand homme; il aime les gens à talents et, comme Louis XIV, il veut faire retentir l'Europe de ses bienfaits envers les savants des pays étrangers. Voici, ajouta-t-il, une lettre de lui adressée à milord Maréchal pour lui ordonner de faire part à un homme supérieur de mon royaume d'une pension qu'il lui accorde.» Et, jetant les yeux sur la lettre, il lut ces mots: «Vous saurez qu'il y a un homme à Paris du plus grand mérite qui ne jouit pas des avantages d'une fortune proportionnée à ses talents et à son caractère. Je pourrais servir d'yeux à l'aveugle déesse et réparer au moins quelques-uns de ses torts; je vous prie d'offrir par cette considération…
«Je me flatte qu'il acceptera cette pension en faveur du plaisir que j'aurai d'avoir obligé un homme qui joint la beauté du caractère aux talents les plus sublimes de l'esprit.»
«Le roi s'arrêta: en ce moment arrivèrent MM. de Marigny et d'Ayen, auxquels il recommença la lettre et il ajouta: «Elle m'a été remise par le ministre des affaires étrangères, à qui l'a confiée milord Maréchal pour que je permette à ce génie sublime d'accepter ce bienfait. Mais, dit le roi, à combien croyez-vous que se monte ce bienfait?» Les uns dirent six, huit, dix mille livres. «Vous n'y êtes pas, dit le roi, à douze cents livres.
«—Pour des talents sublimes, dit le duc d'Ayen, ce n'est pas beaucoup.
Le roi de Prusse aura le plaisir de faire du bruit à peu de frais.»
«M. de Marigny raconta cette histoire chez Quesnay et il ajouta que l'homme de génie était d'Alembert et que le roi avait permis d'accepter la pension. Sa soeur (Mme de Pompadour) avait, dit-il, insinué au roi de donner le double à d'Alembert et de lui défendre d'accepter la pension, mais il n'avait pas voulu, parce qu'il regardait d'Alembert comme un impie.»
Lorsque Maupertuis mourut, en 1759, Frédéric renouvela ses instances. D'Alembert refusa de nouveau. Voltaire le lui conseillait fort. «Que dites-vous, lui écrit-il, de Maupertuis mort entre deux capucins? Il était malade depuis longtemps d'une réplétion d'orgueil; mais je ne le croyais ni hypocrite, ni imbécile. Je ne vous conseille pas d'aller jamais remplir sa place à Berlin, vous vous en repentiriez. Je suis Astolphe qui avertit Roger de ne pas se livrer à l'enchanteresse Alcine, mais Roger ne le crut pas.»
En prévenant d'Alembert des dangers qu'il connaissait bien, Voltaire n'avait aucun tort. La main gantée de velours que Frédéric tendait gracieusement à d'Alembert pouvait égratigner les imprudents et broyer les ingrats. L'amitié de Frédéric n'était pas banale, et s'il respectait les génies sublimes, c'étaient ceux que lui-même jugeait tels. Le bon et grand Euler ne rencontrait à la cour et à l'Académie ni les avantages offerts à d'Alembert avec tant d'empressement, ni les égards que sa naïve bonhomie ne savait pas imposer. Frédéric le traitait avec la même bienveillance précisément qu'il montrait au jardinier de Sans-Souci quand il était content de ses services. Euler pour Frédéric n'était pas plus un ami que d'Alembert pour Louis XV. Louis XV disait en parlant de l'un: C'est un impie. Frédéric, s'il daignait s'en informer, pouvait dire d'Euler tout le contraire. Il était tolérant et le lui pardonnait, mais rien de plus. Euler, si d'Alembert l'avait consulté et s'il avait osé répondre, aurait donné le même conseil que Voltaire.
Un de ses neveux avait été incorporé dans un régiment. Le jeune homme se destinait au commerce; la famille était désolée. Euler adressa une supplique.
Le roi lui répondit:
«Comme je sais qu'il est d'une bonne taille, ce qui marque un tempérament flegmatique qui ne paraît pas propre pour l'activité et la souplesse si nécessaires à un habile marchand, je crois que la nature l'a destiné pour embrasser le métier des armes. J'espère que vous n'envierez pas au susdit régiment cet homme, dont j'aurai soin de faire la fortune en votre considération.»
L'occasion était bonne de quitter Berlin; à la place d'Euler, d'Alembert n'y eût pas manqué.
Le voyage de d'Alembert à Berlin ne put avoir lieu que trois ans après la mort de Maupertuis, en 1762. Son empressement à profiter des offres de Frédéric n'eut, on le voit, rien d'indiscret. Frédéric lui-même n'était pas toujours de loisir. D'Alembert, pour accepter son invitation, choisit le moment où le roi lui écrivait:
«Je vais donc vivre tranquillement avec les Muses et occupé à réparer les malheurs de la guerre dont j'ai toujours gémi.»
D'autres, en lisant ces lignes, auraient eu le droit de sourire. D'Alembert ne l'avait pas. La nature de Frédéric était double; jamais il ne s'est montré à d'Alembert, jamais il n'a été pour lui qu'un ami spirituel, profond, généreux et dévoué.
Pendant deux mois entiers le philosophe accepta l'hospitalité simple et intime de cet ami qui ne voulait pas avoir de cour, et dont l'accueil et l'empressement cordial n'avaient rien de commun avec la politesse d'un grand seigneur ou les bontés d'un monarque.
Dînant et soupant à la table du roi, d'Alembert y parlait, quels que fussent les invités, avec aisance et liberté, sans se soucier de l'étiquette, sans la connaître même; il ne cherchait pas à l'apprendre, ayant compris, dès le premier jour, qu'il serait à mauvaise école.
D'Alembert cependant veille sur lui, jamais il ne dépasse les bornes et rassure sur ce point Mlle de Lespinasse, à laquelle il rend compte de tout.
«Ne vous flattez pas, ajouta-t-il, que j'en sois ni moins polisson à mon retour, ni de meilleure contenance à table. Il est vrai que je ne polissonne pas ici, mais, par cette raison même, j'aurai grand besoin de me dédommager, et, à l'égard du maintien de la table, c'est la chose du monde dont le roi est le moins occupé et je ne saurais m'instruire avec lui sur ce grand sujet.»
Frédéric désirait vivement garder d'Alembert; il lui proposait avec une affectueuse et discrète insistance la présidence de son Académie.
«Je ne vous répéterai pas, pour ne pas vous ennuyer, écrit d'Alembert à son amie, à quel point le roi est aimable et toutes les bontés dont il me comble. Hier, après son concert, je me promenai avec lui dans son jardin; il cueillit une rose et me la présenta en ajoutant qu'il voudrait bien me donner mieux. Vous sentez ce que cela signifie, et ce n'est pas la première fois qu'il m'a parlé sur ce ton-là.
«Il me dit hier qu'il fallait que je visse l'Académie et tout ce qui lui appartient pour en juger par moi-même.
«Je crus entendre ce que cela voulait dire et je lui dis que c'était bien aussi mon projet, mais que, mon premier objet étant de lui faire la cour, je n'irais à Berlin qu'avec lui.
«Après m'avoir parlé de mes éléments de philosophie, dont il est très content, le roi me demanda si je n'aurais pas pitié de ses pauvres orphelins, c'est ainsi qu'il appelle son Académie. Il ajouta à cette occasion les choses les plus obligeantes pour moi, auxquelles je répondis de mon mieux, mais en lui faisant connaître cependant la ferme résolution où j'étais de ne point renoncer à ma patrie ni à mes amis. Je dois à ce prince la justice de dire qu'il sent toutes mes raisons, malgré le désir qu'il aurait de les vaincre. Il est impossible de me parler de cela avec plus de bonté et de discrétion qu'il l'a fait. Il a fini la conversation par désirer que je visse son Académie et les savants qui la composent. Le 13 au matin, nous sommes partis pour venir ici, à Charlottenbourg, à une petite lieue de Berlin, et, le 14, j'ai profité du voyage pour aller voir la ville et l'Académie. J'y ai été reçu avec toutes les marques possibles d'estime et d'empressement. Le soir je retournai auprès du roi, que je trouvai se promenant tout seul (cela lui arrive souvent); il me demanda si le coeur m'en disait. Je lui répondis que tous ces messieurs m'avaient reçu avec toute la bonté possible et qu'assurément le coeur m'en dirait beaucoup s'il ne me disait pas avec une force invincible pour les amis que j'avais laissés en France.»
D'Alembert, toujours bon et dévoué, ne voulant rien accepter, moins encore demander pour lui-même, était heureux d'employer sa faveur à venir en aide aux autres.
«Je me porte mieux, écrit-il, parce que le roi m'a donné hier une grande satisfaction: c'est d'accorder, sur les représentations que je lui ai faites, une augmentation de pension au professeur Euler, le plus grand sujet de son Académie, et qui, se trouvant chargé de famille et assez mal aisé, voulait s'en aller à Pétersbourg.» Euler resta à Berlin, mais on le désirait à Saint-Pétersbourg, et avec raison, car jamais académicien ne fut plus fécond ni mieux inspiré dans ses incessantes productions. Vingt ans après la mort d'Euler, l'Académie de Saint-Pétersbourg devait encore chaque année le plus grand attrait de ses recueils à la publication de ses mémoires inédits.
D'Alembert—on le voit par le trait que nous venons de citer et par d'autres passages de sa correspondance—était plein de déférence, d'admiration et de dévouement pour celui qu'il appelait le grand Euler.
«Le grand Euler, dit-il en racontant sa visite à l'Académie, m'a régalé d'un mémoire de géométrie qu'il a lu à l'assemblée et qu'il a bien voulu me prêter, sur le désir que je lui ai marqué de lire ce mémoire plus à mon aise.»
Il n'y avait entre eux, cependant, ni sympathie ni amitié. Lorsque, cinq ans après, Euler, devenu presque aveugle, accepta les offres de la Russie, c'est sur le conseil de d'Alembert et les chaleureux témoignages donnés à son rare mérite que Frédéric, fort indifférent à la géométrie, insista longtemps pour le garder. Quand le départ fut résolu, d'Alembert, toujours empressé à favoriser les talents, proposa au grand Lagrange, alors très jeune, très pauvre et inconnu à Turin, la succession du grand Euler, en réglant avec Frédéric, sans rencontrer ni objections ni refus, les conditions offertes à ce grand homme qui, disait-il, vaudrait bien Euler.
«Je ne demande pas mieux, répondit Frédéric, de changer un géomètre borgne (Euler était presque aveugle) contre un géomètre qui a les deux yeux.»
Lagrange se rendit à Berlin; mais l'admiration de d'Alembert pour le jeune géomètre dont, sur plus d'un point, les découvertes devaient balancer et quelquefois effacer les siennes, faillit faire tout échouer. Dans la lettre écrite à Lagrange au nom de Frédéric, il était dit que le plus grand géomètre devait, naturellement, venir prendre la place auprès du plus grand roi. Lagrange, dont la vanité n'était pourtant pas le défaut, montra les lignes flatteuses, qui, adressées à un jeune homme jusque-là fort peu remarqué et pourvu d'un très modeste emploi, firent quelque bruit à Turin. À la cour on en fut choqué, et quand Lagrange demanda un congé, on laissa sa demande sans réponse. Il fallut pour décider le roi de Piémont, qui au fond ne se souciait nullement d'un jeune professeur à son école d'artillerie, l'intervention directe de Frédéric, accordée sans hésitation à la demande de d'Alembert.
La correspondance de d'Alembert avec son royal ami donne plus d'un exemple de sa constante et efficace sollicitude pour les hommes de mérite malheureux ou méconnus.
Un savant illustre, Lambert, avait été appelé à l'Académie de Berlin sur sa réputation qui était grande et que le temps devait accroître encore. Frédéric voulut causer avec lui: Lambert ne lui plut pas.
«Je puis assurer, écrivit-il à d'Alembert, qu'il n'a pas le sens commun.» Lambert écrivait en allemand sur la physique mathématique plus que sur la géométrie. D'Alembert, à vrai dire, ne connaissait ni ses oeuvres ni sa personne, mais il savait par Lagrange son ingénieuse sagacité. Il se hâta d'écrire à Frédéric, qui, sans attirer de nouveau près de lui le savant et peu sociable géomètre, lui fit à l'Académie une situation digne de son mérite.
Après avoir protégé la jeunesse de Lagrange, d'Alembert offrit son appui au jeune Laplace, qui, mécontent à Paris de sa position et des lenteurs de sa carrière académique, avait confié à d'Alembert son découragement et son ennui.
Laplace resta en France, heureusement pour lui et pour nous, mais l'influence de d'Alembert, à la vue de ses premiers travaux, bien inférieurs pourtant à ceux de Lagrange, était entièrement à son service. Lorsqu'après la mort de Clairaut, au moment où l'ouvrage de d'Alembert sur la destruction des jésuites faisait beaucoup de bruit et un peu de scandale, le ministère hésita quelque temps avant de lui accorder la pension devenue vacante, à laquelle il avait tous les droits, Frédéric, ne renonçant pas à ses projets, lui écrivait:
«Mon cher d'Alembert,
«J'ai été fâché d'apprendre les mortifications qu'on vient de vous faire essuyer, et l'injustice avec laquelle on vous prive d'une pension qui vous revenait de droit. Je me suis flatté que vous seriez assez sensible à cet affront pour ne pas vous exposer à en souffrir d'autres.»
Et quelque temps après:
«Je suis tenté quelquefois de faire des voeux pour que la persécution des élus redouble en certains pays. Je sais que ce voeu est en quelque sorte criminel.»
L'intention est claire: si la persécution chassait d'Alembert, des bras à Berlin lui seraient ouverts.
D'Alembert une seule fois eut recours à la bourse de Frédéric, dans des circonstances et sous des formes qui leur font honneur à tous deux.
La santé de d'Alembert alarmait ses amis. Mlle de Lespinasse écrivait à
Condorcet:
«Venez à mon secours, monsieur, j'implore tout à la fois votre amitié et votre vertu. Notre ami M. d'Alembert est dans un état le plus alarmant; il dépérit d'une manière effrayante et ne mange que par raison. Mais ce qui est pis que tout cela encore, c'est qu'il est tombé dans la plus profonde mélancolie.
«Son âme ne se nourrit que de tristesse et de douleur. Il n'a plus d'activité ni de volonté pour rien; en un mot, il périt si on ne le tire par un effort de la vie qu'il mène. Ce pays-ci ne lui présente plus aucune dissipation; mon amitié, celle des autres, ne suffisent pas pour faire la diversion qui lui est nécessaire. Enfin nous nous réunissons tous pour le conjurer de changer de lieu et de faire le voyage d'Italie; il ne s'y refuse pas tout à fait, mais jamais il ne se décidera à faire ce voyage seul, moi-même je ne le voudrais pas. Il a besoin des secours et des soins de l'amitié et il faut qu'il trouve cela dans un ami tel que vous, monsieur.»
Mlle de Lespinasse ne pouvait ignorer la cause véritable de la tristesse de d'Alembert.
«Mon amitié, dit-elle, ne suffit pas à faire la diversion nécessaire.» C'est son amour qu'il aurait fallu. Elle lui avait donné le droit d'y compter, et depuis deux ans déjà, tout entière au jeune de Mora, âgé de vingt-deux ans, elle tourmentait d'Alembert, qui ne devinait rien, par ses humeurs fantasques et la dureté de ses refus.
D'Alembert, pressé par ses amis et par ses médecins, se décida à partir. Sa fortune ne lui permettait pas de faire à l'improviste une aussi grosse dépense; il écrivit à Frédéric:
«Ma santé dépérit de jour en jour. À l'impossibilité absolue où je suis de me livrer au plus léger travail se joint une insomnie affreuse et une profonde mélancolie. Tous mes amis et mes médecins me conseillent le voyage d'Italie comme le seul remède à mon malheureux état; mais mon peu de fortune m'interdit cette ressource, l'unique cependant qui me reste pour ne pas périr d'une mort lente et cruelle.
«Vous avez eu la bonté de m'offrir, il y a sept ans, les secours nécessaires pour ce voyage. J'ai recours aujourd'hui au bienfaiteur à qui je dois tant et à qui je vais devoir encore la vie. On m'assure que le voyage, pour être fait avec un peu d'aisance, exige environ 2 000 écus de France. Je prends la liberté de les demander à Votre Majesté.»
Frédéric répondit:
«Mon cher d'Alembert, je trouve votre Faculté de médecine bien aimable. Ah! si j'avais de pareils médecins! Ceux de ce pays-ci ne prescrivent à leurs patients que des gouttes et des drogues abominables.
«C'est une consolation pour moi que ces rois tant vilipendés puissent être de quelque secours aux philosophes; ils sont au moins bons à quelque chose. Adieu, mon cher.»
L'ordonnancement des six mille francs demandés accompagnait la lettre.
Le voyage fut interrompu, les deux amis s'arrêtèrent à Ferney. D'Alembert, un peu mieux portant et toujours malheureux loin de celle qui se passait si bien de lui, reprit avec Condorcet la route de Paris. Il était loin d'avoir dépensé la somme envoyée par Frédéric; il voulut rendre le reste. Frédéric lui répond:
«Ne me parlez pas de finances. On m'en rebat les oreilles ici et je dis comme Pilate: «Ce qui est écrit est écrit.»
C'est dans de telles occasions seulement que Frédéric prenait un ton de maître.
Lorsque, six ans après, d'Alembert perdit Mlle de Lespinasse, son désespoir fut connu de tous. Frédéric lui écrivit de longues lettres de condoléance et de consolation. Essayant tous les tons pour mieux réussir, il avait, dans l'une d'elles, introduit quelques plaisanteries. Le lendemain une lettre de d'Alembert laisse voir une douleur si profonde et si vraie que Frédéric, craignant de l'avoir blessé, lui envoie des excuses.
«Mon cher d'Alembert, je vous avais écrit hier et, je ne sais comment, je m'étais permis quelques badinages. Je me le suis reproché aujourd'hui en recevant votre lettre.»
Un tel trait marque sans laisser de doute ce qu'ils étaient l'un pour l'autre. Les relations de d'Alembert avec l'impératrice Catherine ne font pas moins d'honneur à son désintéressement et à la dignité de sa conduite que son intimité avec Frédéric. Le 2 septembre 1762, avant son voyage à Berlin, d'Alembert avait reçu d'Odar, conseiller de cour et bibliothécaire de l'impératrice de Russie, la lettre suivante:
«Monsieur, la nature de ma commission peut excuser auprès de vous la liberté que je prends de vous écrire sans avoir l'honneur d'être connu de vous. C'est par zèle pour le service de l'État, duquel j'ai l'avantage d'être citoyen, que j'ai pris sur moi de vous sonder, monsieur, si vous pourriez écouter les propositions de concourir à l'instruction du jeune grand-duc de Russie. Rien ne peut vous donner une preuve plus convaincante de l'admiration générale que vous vous êtes acquise, que la confiance qu'une cour si éloignée met dans votre esprit et dans votre coeur; c'est un mérite que Son Éminence M. de Pannin, gouverneur de ce jeune prince, voudrait se faire auprès de sa souveraine, que de mettre entre des mains si habiles un ouvrage qu'elle a tant à coeur. Toute l'Europe est si unanime sur l'éloge de notre gracieuse Impératrice, qu'il serait superflu de vous retracer ici la grandeur de son âme, son amour pour les sciences et pour ceux qui s'y distinguent, son humanité, sa générosité, si toutes ces vertus, en vous garantissant l'accueil le plus gracieux et les récompenses proportionnées au plaisir que vous lui ferez, ne me servaient d'arguments les plus stringents pour vous y inviter. Je sais bien que les richesses et les honneurs ne sont pas ce qui détermine un philosophe, mais l'occasion de faire un bien si important ne peut que vous tenter, d'autant plus qu'elle est accompagnée d'approcher une princesse des plus accomplies.
«Espérant, monsieur, que vous voudrez bien m'honorer d'une réponse favorable, j'ai l'honneur d'être aussi pénétré d'admiration pour vos talents, que de la considération la plus distinguée, monsieur, de votre très humble et très obéissant serviteur.»
D'Alembert refusa les offres de Catherine et pour les mêmes raisons que celles de Frédéric. Il ne voulait quitter ni Paris ni surtout Mlle de Lespinasse.
«Monsieur, il faudrait être plus que philosophe ou plutôt ne l'être pas assez pour ne pas sentir tout le prix d'une place aussi importante qu'honorable, qui, étant remplie comme elle mérite de l'être, peut contribuer au bonheur d'une grande nation. Je suis donc infiniment flatté, comme je le dois, de la proposition que vous voulez bien me faire au nom de S. E. M. de Pannin, à qui je vous prie de faire agréer ma reconnaissance et mon respect. Ce que vous me faites l'honneur de me dire des qualités éminentes de votre auguste Impératrice, doit rendre précieux à tout homme qui pense l'avantage de l'approcher et le bonheur de mériter sa confiance dans une éducation qui lui est si chère. Mais, monsieur, plus cette confiance m'honorerait par les devoirs sacrés qu'elle impose, plus elle m'effraye par l'incapacité que je me sens d'y répondre. Ne croyez pas que je veuille me parer d'une fausse modestie; si j'avais l'honneur d'être connu de vous, vous sauriez avec quelle franchise j'exprime ici ce que je suis et encore plus à quel point je dis la vérité en cette occasion. Quelques connaissances philosophiques et littéraires acquises dans la retraite, peu d'usage des hommes et encore moins des cours, peu de lumières sur les matières épineuses du gouvernement dans lesquelles un prince doit être instruit, tout cela, monseigneur, est bien loin des talents nécessaires pour remplir dignement la place que l'on me fait l'honneur de me proposer. Il y a trente ans que je travaille uniquement et sans relâche, si je puis parler de la sorte, à ma propre éducation, et il s'en faut bien que je sois content de mon ouvrage. Jugez du peu de succès que je devrais me promettre d'une éducation infiniment plus importante, plus difficile et plus étendue.
«Je n'ajouterai point à ces raisons, monsieur, les lieux communs ordinaires sur l'amour de la patrie. Je n'ai ni assez à me louer de la mienne pour qu'elle soit en droit d'exiger de moi de grands sacrifices, ni en même temps assez à m'en plaindre pour ne pas désirer lui être utile, si elle m'en jugeait capable; j'y ai, en commun avec tous les gens de lettres qui ont le bonheur ou le malheur de se faire connaître par leur travail, les agréments et les dégoûts attachés à la réputation; ma fortune y est très médiocre, mais suffisante à mes désirs; ma santé naturellement faible, accoutumée à un climat doux et tempéré, ne pourrait en supporter un plus rude; enfin, monsieur, c'est une des maximes de ma philosophie de ne point changer de situation quand on n'est pas tout à fait mal; mais ce qui éloigne de moi toute envie de me transplanter, c'est mon attachement pour un petit nombre d'amis à qui je suis cher, qui ne me le sont pas moins et dont la société fait ma consolation et mon bonheur. Il n'y a, monsieur, ni honneurs, ni richesses qui puissent tenir lieu d'un bien si précieux.
«Un autre motif, non moins respectable pour moi, ne me permet pas, monsieur, d'accepter les offres si flatteuses de la cour de Russie. Il y a plus de dix ans que le roi de Prusse me fit faire les propositions les plus avantageuses; il les a réitérées sans succès à plusieurs reprises, et mon silence ne l'a pas empêché de mettre le comble à ses bontés pour moi, par une pension dont je jouis depuis huit ans, et que la guerre n'a point suspendue. Il a été mon premier bienfaiteur; il a été longtemps le seul; je jouis de ses bienfaits sans avoir la consolation de lui être utile et je me croirais indigne de l'opinion favorable que les étrangers veulent bien avoir de moi, si j'étais capable de faire pour quelque prince que ce fût ce que je n'ai pas eu le courage de faire pour lui.»
Catherine répondit elle-même:
«Monsieur d'Alembert, je viens de lire la réponse que vous avez écrite au sieur d'Odar, par laquelle vous refusez de vous transplanter pour contribuer à l'éducation de mon fils. Philosophe comme vous êtes, je comprends qu'il ne vous coûte rien de mépriser ce qu'on appelle grandeurs et honneurs dans ce monde; à vos yeux tout cela est peu de chose, et aisément je me range de votre avis. A envisager les choses sur ce pied, je regarderais comme très petite la conduite de la reine Christine qu'on a tant loué (sic) et souvent blâmé (sic) à plus juste titre; mais être né ou appelé pour contribuer au bonheur et même à l'instruction d'un peuple entier et y renoncer, me semble, s'est (sic) refuser de faire le bien que vous avez à coeur. Votre philosophie est fondée sur l'humanité; permettez-moi de vous dire que de ne point ce (sic) prêter à la servir tant qu'on le peut, c'est manquer son but. Je vous sais trop honnête homme pour attribuer vos refus à la vanité; je sais que la cause n'en est que l'amour du repos pour cultiver les lettres et l'amitié, mais à quoi tient-il? Venez avec tous vos amis, je vous promets et à eux aussi tous les agréments et aisances qui peuvent dépendre de moi et peut-être vous trouverez plus de liberté et de repos que chez vous; vous ne vous prêtez point aux instances du roi de Prusse et à la reconnaissance que vous lui avez; mais ce prince n'a pas de fils. J'avoue que l'éducation de ce fils me tient si fort à coeur et vous m'êtes si nécessaire que peut-être je vous presse trop; pardonnez mon indiscrétion en faveur de la cause et soyez assuré que c'est l'estime qui m'a rendue si intéressée.
«P.-S. Dans toute cette lettre je n'ai employée (sic) que les sentiments que j'ai trouvés dans vos ouvrages. Vous ne voudriez pas vous contredire.»
Il faut citer encore la réponse de d'Alembert:
«Madame, la lettre dont Votre Majesté Impériale vient de m'honorer me pénètre de la plus vive reconnaissance et en même temps de la plus vive douleur de ne pouvoir répondre à ses bontés. J'ose néanmoins, madame, espérer de ces bontés même et j'ajoute de l'équité de Votre Majesté Impériale, de l'élévation et de la sensibilité de son âme, qu'elle voudra bien rendre justice aux motifs qui ne me permettent pas d'accepter ses offres.
«Si la philosophie est insensible aux honneurs, elle ne saurait l'être au précieux avantage d'approcher une princesse éclairée, courageuse et philosophe (phénomène si rare sur le trône), de mériter sa confiance dans la partie la plus importante de sa glorieuse administration et de concourir à ses vues respectables pour le bonheur d'un grand peuple. Mais, madame (et je supplie Votre Majesté Impériale d'être persuadée que je la respecte trop pour ne pas lui parler avec toute la franchise philosophique), je ne suis nullement en état par le genre d'études que j'ai faites, de donner à un jeune prince destiné au gouvernement d'un grand empire les connaissances nécessaires pour régner; je ne pourrais tout au plus que le former par les faibles leçons aux vertus dont Votre Majesté Impériale lui donne bien mieux les exemples. Ma santé d'ailleurs ne pourrait résister au climat rigoureux de la Russie, et me rendrait incapable du grand ouvrage auquel Sa Majesté Impériale me fait l'honneur de m'appeler. Enfin, madame, le petit nombre d'amis que j'ai le bonheur d'avoir, aussi obscurs et aussi sédentaires que moi, ne pourraient consentir à notre séparation ni se résoudre à abandonner avec moi une patrie dont ils ne sont pas mieux traités.
«Pourquoi faut-il, madame, que la distance immense où je suis des États que Votre Majesté Impériale gouverne avec tant de sagesse et de gloire, ne me permette pas d'aller moi-même la supplier d'approuver ces raisons, mettre à ses pieds (au nom de tous les gens de lettres et de tous les sages de l'Europe) mon admiration, ma reconnaissance et mon profond respect, et l'assurer surtout que ce n'est point un principe de vanité raffinée qui me détourne de ce qu'elle désire; la vanité du philosophe peut refuser tout à la supériorité du rang, mais elle entend trop bien ses intérêts pour ne pas se dévouer à la supériorité des lumières, en s'attachant, comme elle le souhaiterait, à Votre Majesté Impériale, si les motifs les plus puissants et les plus respectables ne s'y opposaient. Je conserverai précieusement toute ma vie la glorieuse marque que Votre Majesté Impériale vient de me donner de ses bontés et de son estime, mais l'honneur qu'elle me fait est si grand, il suffit tellement à mon bonheur que je ne songerai pas même à m'en glorifier.»
Soltikof, ambassadeur de Russie à Paris, fut chargé d'offrir à d'Alembert une pension de cent mille francs sans ébranler la résolution du philosophe.
«Votre Majesté Impériale, depuis la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, vient encore de mettre le comble à ses bontés en me faisant offrir par son ambassadeur la fortune la plus immense et les distinctions les plus flatteuses. Mais, madame, si quelque chose avait pu me déterminer à quitter la France et mes amis pour me charger d'un travail supérieur à mes forces, la lettre de Sa Majesté Impériale eût été pour moi le plus puissant de tous les motifs: ceux de l'intérêt et de la vanité sont bien faibles en comparaison.»
Le désintéressement de d'Alembert fut admiré à Saint-Pétersbourg comme à Paris; Catherine eut comme Frédéric l'ambition de l'avoir pour ami, et sa correspondance, moins familière et moins intime que celle de Frédéric, ne fut plus interrompue. Catherine daigne lui parler de ses principes de gouvernement et de ses décrets. Lorsqu'elle décide la réunion des biens du clergé au domaine de la couronne, bien assurée de son approbation, elle lui écrit en ces termes:
«Cher monsieur, on a trop de respect pour les choses spirituelles pour les mêler au temporel, et celui-ci se prête à soulager l'autre des vanités qui lui sont étrangères. Chacun reste dans l'étendue de sa domination, sans qu'il s'avise seulement d'empiéter sur ce qui n'est pas de sa compétence.»
Catherine ne veut dans son empire ni persécutions ni discussions religieuses; les autocrates ne doutent de rien. Elle écrit à d'Alembert:
«Si les hérétiques n'étaient point soufferts, les fidèles désespéreraient de les ramener dans le giron de l'Eglise. Les articles de foi sont inébranlables, il n'y a pas de quoi discuter. Chacun est libre de vivre hérétique, mais il faut se taire.»
Les prévenances et les bontés de Catherine pour d'Alembert n'étaient pas, comme celles de Frédéric, exemptes de calcul. Elle voulait bien se laisser louer d'être grande et simple, mais sans abandonner le droit de commander et d'imposer les limites.
D'Alembert, ne comprenant pas ou ne voulant pas comprendre à quelle distance Catherine voulait rester de Frédéric, accepta la mission de lui présenter un mémoire en faveur de quelques prisonniers de guerre envoyés en Sibérie. Ces jeunes gens, recommandables par leur courage, en avaient fait très mauvais usage; après être venus, en leur propre nom, porter dans ses États l'insurrection et la guerre, ils avaient très indiscrètement, s'il faut en croire Voltaire, dit sur elle des choses horribles.
D'Alembert, en invoquant sa clémence, lui montrait de quel avantage serait pour elle la reconnaissance des philosophes. «La république des lettres, dont la philosophie est aujourd'hui le plus digne organe et dont elle tient pour ainsi dire la plume, ne laissera ignorer ni à la France ni à l'Europe que cette même impératrice qui, du sud au nord, a fait trembler Constantinople, s'est montrée plus grande encore après la victoire que dans la victoire même; qu'elle a su non seulement estimer, mais récompenser le courage imprudent et malheureux qui s'est trompé en osant la combattre; que si quelques Français ont pris les armes contre elle, elle a voulu par son indulgence à leur égard témoigner à leur nation qu'elle ne la regarde point comme ennemie, et surtout qu'elle se souvient avec bonté de l'enthousiasme si juste que ses talents, ses vertus et ses lumières ont inspiré à la partie la plus éclairée de la nation.» Cette maladroite amplification de collège avait peu de chances de succès. Catherine répondit brièvement et sèchement:
«J'ai reçu la belle lettre que vous avez jugé à propos de m'écrire, au sujet de vos compatriotes prisonniers de guerre dans mes États, et que vous réclamez au nom de la philosophie et des philosophes. On vous les a représentés enchaînés, gémissant et manquant de tout au fond de la Sibérie. Eh bien! monsieur, rassurez-vous et vos amis aussi, et apprenez que rien de tout cela n'existe. Les prisonniers de votre nation, faits dans différents endroits de la Pologne, où ils fomentaient et entretenaient les dissensions, sont à Kiovie (Kiev), où ils jouissent de leur propre aveu d'un état supportable. Ils sont en pleine correspondance avec M. Durand, envoyé du roi de France à ma cour, et avec leurs parents. J'ai vu une lettre d'un M. Galibert, qui est parmi eux, par laquelle il se loue des bons procédés du gouvernement général de Kiovie, etc. Voilà pour le moment tout ce que je peux vous dire d'eux. Accoutumée à voir répandre par le monde les traits de la plus noire calomnie, je n'ai point été étonnée de celle-ci; une même source peut les avoir produites, aussi ce n'est pas de cela que je m'embarrasse, j'en suis bien consolée par tout ce que vous me dites de flatteur de la part des gens éclairés de votre patrie, à la tête desquels vous vous trouvez.
«Soyez assuré, monsieur, de la continuation de tous les sentiments que vous me connaissez.»
D'Alembert insista, parlant de Phocion, cet Athénien vertueux, estimé et chéri d'Alexandre.
Catherine lui répondit de manière à terminer la correspondance:
«Monsieur d'Alembert, j'ai reçu une seconde lettre écrite de votre main qui contenait mot pour mot la même chose que la première…. Mais, monsieur, permettez-moi de vous témoigner mon étonnement de vous voir un aussi grand empressement pour délivrer d'une captivité qui n'en a que le nom des boutefeux qui soufflaient la discorde partout où ils se présentaient.»
D'Alembert n'écrivit plus à Catherine. En 1782, cependant, le fils de l'impératrice, celui qui fut Paul Ier, venant visiter Paris, voulut se rendre chez d'Alembert, et se montra pour lui plein de respect, faisant allusion en le quittant au désir que sa mère avait eu de lui donner pour précepteur l'illustre Français. Il lui dit en le quittant:
«Vous devez comprendre, monsieur, tout le regret que j'ai de ne pas vous avoir connu plus tôt.»
Si d'Alembert avait tenté de s'immiscer avec Frédéric dans les affaires du gouvernement, il n'aurait pas eu sans doute plus de succès qu'avec Catherine, mais on l'aurait éconduit moins sèchement.
La longue correspondance de Frédéric avec d'Alembert roule sur la philosophie, sur l'amour des lettres et la haine du fanatisme, étendue, sans qu'ils s'en cachent l'un à l'autre, à la religion qui l'inspire. Mais Frédéric, plein de déférence pour le philosophe qu'il admire et qu'il aime, s'il lui permet d'oublier qu'il est roi, entend bien ne jamais l'oublier lui-même.
CHAPITRE VII
D'ALEMBERT ET MADEMOISELLE DE LESPINASSE
D'Alembert dans son enfance n'avait appris ni les belles manières ni l'usage du monde. Sa renommée imposait l'indulgence; rien de lui ne pouvait scandaliser; il riait de tout sans jamais se contraindre, laissant un libre cours à sa verve satirique, déclarant sans colère ses inimitiés et ses griefs. Il semblait toujours, avec des formes libres et gaies, rappeler aux plus hauts personnages qu'en acceptant leurs invitations il trouvait bon qu'on lui en sût gré.
Avec les femmes il était timide, très tendre au fond du coeur, mais fier, facile à décourager et, pour des raisons que l'on ignore, l'ayant été presque toujours quand il avait voulu devenir plus qu'un ami.
Mme du Deffant et Mme Geoffrin, prôneuses et introductrices de d'Alembert dans la société élégante, avaient l'une et l'autre vingt ans de plus que lui. Ces deux amitiés dans leurs meilleurs jours ne pouvaient suffire à son coeur.
Lorsque d'Alembert mourut, Grimm dans sa correspondance raconta une anecdote invraisemblable qu'il faut croire vraie, puisque d'Alembert, qui en est le héros, l'a racontée lui-même, dans une lettre écrite à Condorcet sur Mme Geoffrin.
«Un jeune homme, à qui Mme Geoffrin s'intéressait, jusqu'alors uniquement livré à l'étude, fut saisi et frappé comme subitement d'une passion malheureuse qui lui rendait l'étude et la vie même insupportables; elle vint à bout de le guérir. Quelque temps après, elle s'aperçut que ce jeune homme lui parlait avec intérêt d'une femme aimable qu'il voyait depuis peu de jours. Mme Geoffrin, qui connaissait cette femme, l'alla trouver: «Je viens, lui dit-elle, «vous demander une grâce; ne témoignez pas à *** «trop d'amitié ni d'envie de le voir; il deviendrait «amoureux de vous; il serait malheureux; je le serais «de le voir souffrir et vous souffririez vous-même «de lui avoir fait tant de mal.» Cette femme, vraiment honnête, lui promit ce qu'elle demandait, et lui tint parole.»
La bonne Mme Geoffrin savait ce qu'elle faisait; elle connaissait d'Alembert mieux que nous, elle connaissait aussi la dame; elle leur a sans doute rendu service à tous deux. D'Alembert lui en a su gré! c'est le trait le plus singulier de cette singulière anecdote. Quoi qu'il en soit, dans cette société et dans ce siècle où les liaisons avaient peu de mystère, lorsque autour de d'Alembert ses amis offraient leurs coeurs à de très honnêtes dames qui pour l'accepter ne se cachaient guère, on ne lui a connu qu'une seule passion qui a fait le charme puis le tourment de sa vie.
Mlle de Lespinasse a été mal connue de ses contemporains. Sous la grâce de son esprit qu'ils admiraient, sous la distinction de ses manières, la régularité de sa vie et la dignité de sa conduite, elle a caché les faiblesses de son coeur. Elle est célèbre aujourd'hui, grâce à ses lettres qui nous sont restées, par l'ardeur de ses passions, par l'extase de ses ravissements amoureux, par la promptitude de ses infidélités.
Sa jeunesse fut fort triste.
Née à Lyon en 1732, elle avait quinze ans de moins que d'Alembert. Sa mère, séparée de son mari, devait cacher sa naissance. On la baptisa sous le nom de Julie de Lespinasse, fille illégitime de Claude Lespinasse, marchand, et de Julie Novaire. Elle fut élevée chez Claude Lespinasse; ce très honnête homme la prit en amitié. Sa mère, comtesse d'Albon, devenue veuve, voulut prendre chez elle la jeune Julie, âgée alors de quinze ans. Ses autres enfants conçurent pour cette soeur qu'ils devinaient une haine violente.
Julie ne rappelait jamais ces souvenirs, qu'elle résumait par un seul mot: des atrocités. La comtesse d'Albon quelques heures avant sa mort révéla à Julie le secret de sa naissance, en lui remettant dans une cassette des papiers importants pour elle et la clef d'un secrétaire où elle devait trouver l'héritage qu'elle lui destinait.
Julie porta la clef à son frère. «Vous faites bien, lui dit-il froidement. Rien ici ne peut vous appartenir»; et dès le lendemain, après lui avoir dérobé la cassette, sans songer à son sort ni à son avenir, il lui envoya par un laquais l'ordre de quitter le château. Sans se plaindre, sans rien réclamer et certaine d'un accueil empressé, elle reprit sa place au foyer de Claude Lespinasse. Peu de temps après, elle entra comme gouvernante chez une parente de sa mère, belle-soeur de Mme du Deffant. Mme du Deffant vint passer quelques mois chez son frère; elle remarqua cette jeune fille plutôt laide que jolie, intelligente et fière, mûrie par le malheur et sachant opposer à des humiliations continuelles une inaltérable patience et une dignité impassible. Mme du Deffant, émue et charmée, lui proposa près d'elle la situation de demoiselle de compagnie, en y mettant la condition bien inutile de ne jamais inquiéter par la revendication de ses droits une famille dont elle était l'amie.
Tout alla bien pendant plusieurs années. Jeune, spirituelle, gracieuse sans être belle, Mlle de Lespinasse faisait honneur à sa protectrice, qui, fière de ses succès, aimait à la produire et à se parer d'elle. Dans cette maison où l'esprit était roi, la charmante causeuse, traitée en princesse, devait avoir le désir de régner. Le salon de Mme du Deffant devenait celui de Mlle de Lespinasse. La maîtresse de la maison se levait tard; avant cinq heures sa porte était fermée. Mlle de Lespinasse ouvrait la sienne, oubliant que c'était la même. Ses admirateurs venaient raconter les nouvelles et discuter les questions du jour. Quelquefois même, des visiteurs d'importance, satisfaits d'avoir vu Mlle de Lespinasse, sans attendre l'heure fixée par Mme du Deffant, allaient porter dans d'autres salons les anecdotes et les bons mots recueillis chez elle en son absence. Quoi qu'aient pu dire les amis trop prévenus et quel qu'ait été l'emportement trop vif de Mme du Deffant, il y avait indélicatesse et trahison. Mlle de Lespinasse, loin de se montrer repentante, le prit de très haut et, rompant sans retour avec sa bienfaitrice qui la chassait, accepta l'aide de ses amis. Chacun s'inscrivit suivant ses moyens. Mme Geoffrin fit don de 3 000 livres de rente viagère; Mme de Luxembourg se chargea du mobilier, et les admirateurs de Mlle de Lespinasse lui assurèrent avec une modeste aisance le moyen de les recevoir encore.
La colère de Mme du Deffant fut terrible. Il fallut choisir entre les deux salons: d'Alembert n'hésita pas. Blâmant avec colère la vieille amie, qu'il ne revit plus, il prit parti pour Mlle de Lespinasse.
Mme du Deffant l'aimait quoi qu'il pût faire ou dire. Quinze ans après, la mort de Mlle de Lespinasse ne lui arracha qu'une seule exclamation: «Si elle était morte quinze ans plus tôt, j'aurais conservé d'Alembert».
On a beaucoup écrit et beaucoup rapproché de dates à l'occasion de d'Alembert et de Mlle de Lespinasse. Le récit accepté ne paraît pas exact.
Moins d'une année après avoir quitté Mme du Deffant, Mlle de Lespinasse partageait avec d'Alembert son appartement de la rue Bellechasse. D'Alembert avait dû quitter la rue Michel-Lecomte par ordre de son médecin, le même sans doute qui, douze ans plus tard, ordonnait à M. de Mora, au nom de sa santé menacée à Madrid par l'air natal, de se rapprocher de la rue Bellechasse.
En réalité, Mlle de Lespinasse, quand elle quitta Mme du Deffant, était depuis plusieurs années la maîtresse de d'Alembert. Le géomètre savait compter. Lorsqu'en 1776 il perdit son amie, son désespoir s'exhala dans des pages qu'il n'a pas détruites. Depuis huit ans au moins—elle lui en a légué la preuve—il n'était plus le premier objet de son coeur. «Qui peut me répondre, s'écrie-t-il après cette affligeante lecture, que pendant les huit ou dix autres années que je me suis cru tant aimé, vous n'avez pas trompé ma tendresse!»
Il est impossible d'en douter. D'Alembert, au moment où il repoussait sans hésitation les offres brillantes de Frédéric, avait acquis déjà le droit de considérer comme une trahison la tendresse de Julie pour un autre.
Une lettre à Voltaire datée de 1760 nous apprend que d'Alembert et Mme du Deffant s'étaient brouillés déjà. Il écrivait à Voltaire seize ans avant la mort de son amie, au début par conséquent de leur intimité:
«A propos, vraiment, j'oubliais de vous dire que je suis raccommodé vaille que vaille avec Mme du Deffant.»
Le seul personnage important pour d'Alembert—nous le savons aujourd'hui—était alors Mlle de Lespinasse; elle demeurait chez Mme du Deffant; quand d'Alembert qui s'était éloigné y retourne, c'est elle évidemment qui le ramène.
Lors donc que Mme du Deffant s'écria: «Sans elle, j'aurais conservé d'Alembert», il y a lieu de croire qu'elle se faisait illusion.
Mme du Deffant n'était aveugle que des yeux; elle avait deviné la passion de d'Alembert, sans doute aussi elle la savait partagée; ces faiblesses, pour elle, étaient choses toutes simples. C'est par elle que Voltaire en fut instruit; une de ses lettres y fait allusion. D'Alembert, sans rien avouer, lui répond:
«Si vous êtes amoureux, dites-vous, restez à Paris. A propos de quoi me supposez-vous l'amour en tête? Je n'ai pas ce bonheur ou ce malheur-là. J'imagine bien qui peut vous avoir écrit cette impertinence et à propos de quoi; mais il vaut mieux qu'on vous écrive que je suis amoureux que si l'on vous écrivait des faussetés plus atroces dont on est bien capable. On n'a voulu que me rendre ridicule.»
L'influence de Mlle de Lespinasse sur d'Alembert à partir de leur réunion a été de tous les instants. Il aimait à l'associer à ses travaux; dérobant à peine quelques heures pour la géométrie, son ancienne maîtresse, il ne se plaisait plus qu'à des oeuvres légères, auxquelles son amie prenait part. La main de Mlle de Lespinasse dans ses manuscrits—on pourrait dire dans leurs manuscrits—est sans cesse mêlés à la sienne; plus d'une page signée par d'Alembert aurait pu l'être par Mlle de Lespinasse: toutes sont inspirées par elle. Beaucoup de lettres de Mlle de Lespinasse sont écrites de la main de d'Alembert. Leur vie tranquille et libre d'ennuis semblait réunir tous les éléments de bonheur. Des amis éminents ou illustres, des savants, des lettrés, des beaux-esprits et des grands seigneurs admiraient chaque jour Mlle de Lespinasse. Condorcet, Turgot, Marmontel, Suard, le comte d'Anlezy, M. de Saint-Chamans, Morellet, Chasteluz lui adressaient, quand ils ne pouvaient la voir, des lettres pleines d'affection et de respect. Voltaire trouvait ses billets charmants. Elle poussait jusqu'au génie, disait-on, le talent de diriger une réunion, en y ménageant à chacun son rôle. Son esprit, plus remarquable par le goût que parla vivacité, s'enivrait avec délices de celui qu'elle inspirait aux autres; elle-même, sur toute chose, cherchait le mot juste; on lui reprochait de le trouver trop bien; elle était un peu pédante. Parmi tant de témoignages unanimes sur la grâce et l'esprit de sa conversation, rapportons une seule anecdote, empruntée aux mémoires de Morellet, dans laquelle cet amour du beau langage est fort bien mis en relief.
«Mlle de Lespinasse aimait avec passion les hommes d'esprit, et ne négligeait rien pour les connaître et les attirer dans sa société. Elle avait désiré vivement voir M. de Buffon. Mme Geoffrin, s'étant chargée de lui procurer ce bonheur, avait engagé Buffon à venir passer la soirée chez elle. Voilà Mlle de Lespinasse aux anges, se promettant bien d'observer cet homme célèbre, et de ne rien perdre de ce qui sortirait de sa bouche.
«La conversation ayant commencé de la part de Mlle de Lespinasse par des compliments flatteurs et fins, comme elle savait les faire, on vient à parler de l'art d'écrire, et quelqu'un remarque avec éloge combien M. de Buffon avait su réunir la clarté à l'élévation du style, réunion difficile et rare. «Oh! diable!» dit M. de Buffon, la tête haute, les yeux à demi fermés et avec un air moitié niais, moitié inspiré, «oh! diable, quand il est question de clarifier «son style, c'est une autre paire de manches.»
«A ce propos, à cette comparaison des rues, voilà Mlle de Lespinasse qui se trouble; sa physionomie s'altère, elle se renverse sur son fauteuil, répétant entre ses dents: une autre paire de manches! clarifier son style! Elle n'en revint pas de toute la soirée.»
Dans les lettres de Mlle de Lespinasse on a admiré l'éloquence, on pourrait dire, comme Phèdre, les fureurs de l'amour. En y étudiant, non sans indiscrétion, l'histoire de ses violentes passions, on a rapproché les dates, interprété les mots—on sait qu'elle employait toujours le mot juste—et raconté avec indulgence, mais déterminé avec précision, le jour, l'heure et l'occasion de ses faiblesses.
Le père Quesnel l'aurait absoute. Pour résister, la force lui manquait non moins que la grâce pour le vouloir. Elle aurait pu s'écrier comme une amie de Mme de Lambert: «Je me sens garrottée, entraînée, ce sont les fautes de l'amour, ce ne sont plus les miennes». Après avoir offert son coeur à d'Alembert et s'être donnée à lui jusqu'à être effrayée de son bonheur, envahie par une passion irrésistible, elle a aimé M. de Mora sans mesure et plus que sa vie. Subjuguée plus tard par M. de Guibert, qui semblait lui faire une grâce, elle a déchiré tous les voiles de son âme dans un long cri de douleur et d'amour. Les remords exaltaient sa tendresse pour M. de Mora, sans lui donner la force d'avouer à d'Alembert que son coeur battait pour un autre.
Elle est morte désespérée, en associant avec tristesse et confusion dans ses souvenirs et dans ses regrets sa tendresse exaltée pour M. de Mora qui venait de mourir à Bordeaux, son amour pour M. de Guibert qui s'était marié, et sa vive affection pour d'Alembert dont elle brisait le coeur.
Il faut de l'éloquence pour expliquer tout cela. Mlle de Lespinasse en avait beaucoup; elle n'a pas réussi à le faire aimer.
M. de Mora, fils de l'ambassadeur d'Espagne, était très beau, son coeur était sensible, et sa fortune immense lui permettait d'être généreux et magnifique; mais ce n'est pas par là que Mlle de Lespinasse était accessible. Ce coeur incapable de lutter et avide d'émotions, dans lequel d'Alembert avait pénétré pas à pas, s'ouvrit tout entier aux premiers regards du jeune Espagnol. Elle ne put ni ne voulut lui cacher son trouble. M. de Mora ne résista pas. Pendant une de ses absences, d'Alembert vit arriver en dix jours vingt-deux lettres adressées à Mlle de Lespinasse. Il ne devina rien.
M. de Mora retourna en Espagne. Julie lui écrivait chaque jour, attendait les réponses avec une impatience fébrile et, les jours de courrier, envoyait à la poste le bon d'Alembert pour les recevoir quelques heures plus tôt. Le chagrin la rendait dure et blessante. Sa tendresse pour d'Alembert se changeait en éloignement et en aversion. Il faisait tout pour la distraire et combattre son humeur inégale et chagrine. Il la conduisit un jour à un dîner littéraire; elle y rencontra M. de Guibert, dont les succès ou, pour parler mieux, les promesses attiraient alors tous les regards. Ses admirateurs sur ses premiers essais en divers genres prédisaient en lui, tout ensemble, le successeur de Bossuet, de Corneille et de Condé: il ne remplaça que M. de Mora dans le coeur de Mlle de Lespinasse.
Le lendemain de sa première rencontre, Mlle de Lespinasse déjà vaincue écrivait à Condorcet: «J'ai fait connaissance avec M. de Guibert, il me plaît beaucoup; son âme se peint dans tout ce qu'il dit, il a de la force, de l'élévation, il ne ressemble à personne».
Quelques jours après, dans une autre lettre à Condorcet:
«Je voudrais que vous lussiez le discours préliminaire de l'ouvrage de
M. de Guibert, je suis sûre qu'il vous ferait grand plaisir.»
Mlle de Lespinasse ajoutait: «J'ai vu M. de Guibert chez moi, il continue à me plaire extrêmement».
Elle n'en disait rien à M. de Mora, en parlait à d'Alembert beaucoup
moins qu'à Condorcet et beaucoup plus—il est impossible d'en douter—à
M. de Guibert lui-même, qui ne s'en souciait guère. Pour Mlle de
Lespinasse, toutes les passions étaient soeurs: en s'offrant à M. de
Guibert, elle aimait M. de Mora avec une tendresse plus exaltée encore.
D'Alembert ici devrait nous occuper seul: il était impossible cependant de ne pas raconter en parlant de lui ces trahisons qui brisèrent sa vie.
D'Alembert sans connaître toute la vérité ne pouvait l'ignorer complètement. La dédicace de son portrait offert à Mlle de Lespinasse se terminait par ces deux vers, à la fois tristes et doux:
  Et dites quelquefois en voyant cette image,
  De tous ceux que j'aimai qui m'aima comme lui?
Si elle était changée pour lui, d'Alembert ne le fut jamais pour elle. Moins savant que son amie dans les choses du coeur, il avait joui de son bonheur sans en être effrayé. Il croyait son amour endormi et en attendait le réveil; c'est par les empressements de la tendresse la plus dévouée et de la plus affectueuse bonté qu'il combattait, sans jamais se plaindre, l'indifférence et les rebuts de cette âme troublée et inquiète, jusqu'au jour où, épuisée d'amour et de souffrance, impatiente surtout de tant d'indignités, elle hâta volontairement sa fin, et mourut dans ses bras en murmurant le nom de M. de Guibert.
On n'a pas d'élégie plus touchante que le cri de douleur adressé par d'Alembert aux mânes de Mlle de Lespinasse et trouvé plus tard dans ses papiers: «O vous qui ne pouvez plus m'entendre, vous que j'ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j'ai cru être aimé quelques moments, vous que j'ai préférée à tout, vous qui m'eussiez tenu lieu de tout si vous l'aviez voulu….
«Par quel motif, que je ne puis ni comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi, que vous éprouviez peut-être encore dans le dernier moment où vous m'en avez assuré, s'est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion?…
«Que ne vous plaigniez-vous à moi, si vous aviez à vous plaindre!… Ou plutôt, ma chère Julie,—car je ne pouvais avoir de torts envers vous,—aviez-vous avec moi quelque tort que j'ignorais et que j'aurais eu tant de douceur à vous pardonner, si je l'avais su?»
La profonde blessure de d'Alembert déchira l'enveloppe de froideur et d'insensibilité affectée qui cachait aux yeux du plus grand nombre ses trésors de dévouement et de bonté. Le monde philosophique et lettré vit que ce grand savant qui savait si bien rire savait pleurer aussi. Chacun l'entoura de sympathie et d'affection. Frédéric et Voltaire surtout, sans lutter avec sa douleur, firent pour l'adoucir de constants et affectueux efforts. Mais la vie de d'Alembert resta décolorée et sans but: l'hiver était venu pour son âme. La géométrie, si longtemps négligée, lui rendait seule l'existence tolérable. Le respect et l'admiration qui l'entourèrent jusqu'à son dernier jour pouvaient le distraire, mais non le consoler de vieillir sans famille, sans espérance et sans tenir à rien ici-bas. Une maladie douloureuse vint bientôt briser sa santé constamment chancelante, et il mourut le 29 octobre 1783, à l'âge de soixante-six ans, en trouvant que la vie ne vaut pas un regret.
Honnête homme et homme de bien, d'Alembert fut aimé et estimé de tous ceux qui l'ont connu. Ses contemporains ont exalté à l'envi sa bonté et sa générosité, toujours prête, sans ostentation de vertu. Admiré et vanté jeune encore par les juges les plus illustres, il n'excita l'envie de personne. Il s'exerça dans les genres les plus divers, et, sans avoir produit dans tous d'immortels chefs-d'oeuvre, il fut placé par l'opinion au premier rang des savants, des littérateurs et des philosophes. Sans fortune, sans dignités, malgré le malheur de sa naissance et l'humble simplicité de sa vie, il fut grand entre ses contemporains par l'étendue de son influence. L'élévation de son caractère égala celle de son esprit. Dans son commerce familier et intime avec les plus grands personnages de son siècle, il sut conserver sans froideur toute la dignité de ses manières et obtenir sans l'exiger autant de déférence au moins qu'il en accordait; mais, quoique sensible à la gloire et aux satisfactions de l'amour-propre, il ne cessa jamais, au milieu de ses succès si nombreux et si constants, de chercher en vain le bonheur, qu'il n'entrevit qu'un instant, celui d'une affection profonde, dévouée, exclusive et, pour tout dire enfin, égale à celle dont il se sentait capable.
CHAPITRE VIII
DEUX PORTRAITS
PORTRAIT DE D'ALEMBERT FAIT PAR LUI-MÊME, en 1760.
M. d'Alembert n'a rien dans sa figure de remarquable, soit en bien, soit en mal; on prétend, car il ne peut en juger lui-même, que sa physionomie est pour l'ordinaire ironique et maligne; à la vérité, il est très frappé du ridicule, et peut-être a quelque talent pour le saisir: ainsi il ne serait pas étonnant que l'impression qu'il en reçoit se peignît souvent sur son visage.
Sa conversation est très inégale, tantôt sérieuse, tantôt gaie, suivant l'état où son âme se trouve, assez souvent décousue, mais jamais fatigante ni pédantesque. On ne se douterait point, en le voyant, qu'il a donné à des études profondes la plus grande partie de sa vie; la dose d'esprit qu'il met dans la conversation n'est ni assez forte ni assez abondante pour effrayer ou choquer l'amour-propre de personne; et ce qui est heureux pour lui, c'est qu'il ne lui vient pas plus d'esprit qu'il n'en montre, car il le laisserait voir, ne fût-ce que par l'impuissance absolue où il est de se contraindre sur quoi que ce puisse être. Tout le monde est donc à son aise avec lui sans qu'il y tâche; et on s'aperçoit bien qu'il n'y tâche pas; ce qui fait qu'on lui en sait bon gré. Il est d'ailleurs d'une gaieté qui va quelquefois jusqu'à l'enfance; et le contraste de cette gaieté d'écolier avec la réputation bien ou mal fondée qu'il a acquise dans les sciences, fait encore qu'il plaît assez généralement, quoiqu'il soit rarement occupé de plaire: il ne cherche qu'à s'amuser et à divertir ceux qu'il aime; les autres s'amusent par contre-coup, sans qu'il y pense et qu'il s'en soucie.
Il dispute rarement et jamais avec aigreur: ce n'est pas qu'il ne soit, au moins quelquefois, attaché à son avis; mais il est trop peu jaloux de subjuguer les autres pour être fort empressé de les amener à penser comme lui.
D'ailleurs, à l'exception des sciences exactes, il n'y a presque rien qui lui paraisse assez clair pour ne pas laisser beaucoup de liberté aux opinions; et sa maxime favorite est que presque sur tout on peut dire tout ce qu'on veut.
Le caractère principal de son esprit est la netteté et la justesse. Il a apporté dans l'étude de la haute géométrie quelque talent et beaucoup de facilité, ce qui lui a fait en ce genre un assez grand nom de très bonne heure. Cette facilité lui a laissé le temps de cultiver encore les belles-lettres avec quelque succès: son style serré, clair et précis, ordinairement facile, sans prétention quoique châtié, quelquefois un peu sec, mais jamais de mauvais goût, a plus d'énergie que de chaleur, plus de justesse que d'imagination, plus de noblesse que de grâce.
Livré au travail et à la retraite jusqu'à l'âge de plus de vingt-cinq ans, il n'est entré dans le monde que fort tard et ne s'y est jamais beaucoup plu; jamais il n'a pu se plier à en apprendre les usages et la langue, et peut-être même met-il une sorte de vanité assez petite à les mépriser: il n'est cependant jamais impoli, parce qu'il n'est ni grossier ni dur; mais il est quelquefois incivil par inattention ou par ignorance. Les compliments qu'on lui fait l'embarrassent parce qu'il ne trouve jamais sous sa main les formules par lesquelles on y répond: ses discours n'ont ni galanterie ni grâce; quand il dit des choses obligeantes, c'est uniquement parce qu'il les pense, et que ceux à qui il les dit lui plaisent. Aussi le fond de son caractère est une franchise et une vérité souvent un peu brutes, mais jamais choquantes.
Impatient et colère jusqu'à la violence, tout ce qui le contrarie, tout ce qui le blesse fait sur lui une impression vive dont il n'est pas le maître, mais qui se dissipe en s'exprimant: au fond il est très doux, très aisé à vivre, plus complaisant même qu'il ne le paraît, et assez facile à gouverner, pourvu néanmoins qu'il ne s'aperçoive pas qu'on en a l'intention, car son amour pour l'indépendance va jusqu'au fanatisme, au point qu'il se refuse souvent à des choses qui lui seraient agréables, lorsqu'il prévoit qu'elles pourraient être pour lui l'origine de quelque contrainte; ce qui a fait dire avec raison à un de ses amis qu'il était esclave de sa liberté.
Quelques personnes le croient méchant, parce qu'il se moque sans scrupule des sots à prétention qui l'ennuient; mais, si c'est un mal, c'est tout celui qu'il est capable de faire: il n'a ni le fiel ni la patience nécessaires pour aller au delà; et il serait au désespoir de penser que quelqu'un fût malheureux par lui, même parmi ceux qui ont cherché le plus à lui nuire. Ce n'est pas qu'il oublie les mauvais procédés ni les injures, mais il ne sait s'en venger qu'en refusant constamment son amitié et sa confiance à ceux dont il a lieu de se plaindre.
L'expérience et l'exemple des autres lui ont appris en général qu'il faut se défier des hommes; mais son extrême franchise ne lui permet pas de se défier d'aucun en particulier: il ne peut se persuader qu'on le trompe; et ce défaut (car c'en est un, quoiqu'il vienne d'un bon principe) en produit chez lui un autre plus grand, c'est d'être trop aisément susceptible des impressions qu'on veut lui donner.
Sans famille et sans liens d'aucune espèce, abandonné de très bonne heure à lui-même, accoutumé dès son enfance à un genre de vie obscur et étroit, mais libre; né, par bonheur pour lui, avec quelques talents et peu de passions, il a trouvé dans l'étude et dans sa gaieté naturelle une ressource contre le délaissement où il était; il s'est fait une sorte d'existence dans le monde sans le secours de qui que ce soit, et même sans trop chercher à se la faire. Comme il ne doit rien qu'à lui-même et à la nature, il ignore la bassesse, le manège, l'art si nécessaire de faire sa cour pour arriver à la fortune: son mépris pour les noms et pour les titres est si grand qu'il a eu l'imprudence de l'afficher dans un de ses écrits; ce qui lui a fait, dans cette classe d'hommes orgueilleux et puissants, un assez grand nombre d'ennemis, qui voudraient le faire passer pour le plus vain de tous les hommes; mais il n'est que fier et indépendant, plus porté d'ailleurs à s'apprécier au-dessous qu'au-dessus de ce qu'il vaut.
Personne n'est moins jaloux des talents et des succès des autres, et n'y applaudit plus volontiers, pourvu néanmoins qu'il n'y voie ni charlatanerie ni présomption choquante; car alors il devient sévère, caustique et peut-être quelquefois injuste.
Quoique sa vanité ne soit pas aussi excessive que bien des gens le croient, elle n'est pas non plus insensible; elle est même très sensible, au premier moment, soit à ce qui la flatte, soit à ce qui la blesse; mais le second moment et la réflexion remettent bientôt son âme à sa place et lui font voir les éloges avec assez d'indifférence et les satires avec assez de mépris.
Son principe est qu'un homme de lettres qui cherche à fonder son nom sur des monuments durables, doit être fort attentif à ce qu'il écrit, assez à ce qu'il fait et médiocrement à ce qu'il dit. M. d'Alembert conforme sa conduite à ce principe; il dit beaucoup de sottises, n'en écrit guère et n'en fait point.
Personne ne porte plus loin que lui le désintéressement; mais comme il n'a ni besoins, ni fantaisies, ces vertus lui coûtent si peu qu'on ne doit pas l'en louer; ce sont plutôt en lui des vices de moins que des vertus de plus.
Comme il y a très peu de personnes qu'il aime véritablement et que, d'ailleurs, il n'est pas fort affectueux avec celles qu'il aime, ceux qui ne le connaissent que superficiellement le croient peu capable d'amitié: personne cependant ne s'intéresse plus vivement au bonheur ou au malheur de ses amis; il en perd le sommeil et le repos, et il n'y a pas de sacrifice qu'il ne soit prêt à leur faire.
Son âme, naturellement sensible, aime à s'ouvrir à tous les sentiments doux; c'est pour cela qu'il est tout à la fois très gai et très porté à la mélancolie; il se livre même à ce dernier sentiment avec une sorte de délices; et cette pente que son âme a naturellement à s'affliger, le rend assez propre à écrire des choses tristes et pathétiques.
Avec une pareille disposition, il ne faut pas s'étonner qu'il ait été susceptible, dans sa jeunesse, de la plus vive, de la plus tendre et de la plus douce des passions; les distractions et la solitude la lui ont fait ignorer longtemps. Ce sentiment dormait, pour ainsi dire, au fond de son âme; mais le réveil a été terrible; l'amour n'a presque fait que le malheur de M. d'Alembert, et les chagrins qu'il lui a causés l'ont dégoûté longtemps des hommes, de la vie et de l'étude même. Après avoir consumé ses premières années dans la méditation et le travail, il a vu, comme le sage, le néant des connaissances humaines; il a senti qu'elles ne pouvaient occuper son coeur et s'est écrié avec l'Aminte du Tasse: «J'ai perdu tout le temps que j'ai passé sans aimer.» Mais comme il ne prenait pas aisément de l'amour, il ne se persuadait pas aisément qu'on en eût pour lui; une résistance trop longue le rebutait, non par l'offense qu'elle faisait à son amour-propre, mais parce que la simplicité et la candeur de son âme ne lui permettaient pas de croire qu'une résistance soutenue ne fût qu'apparente. Son âme a besoin d'être remplie et non pas tourmentée; il ne lui faut que des émotions douces; les secousses l'usent et l'amortissent.
PORTRAIT DE MADEMOISELLE DE LESPINASSE PAR D'ALEMBERT, ADRESSÉ À ELLE-MÊME EN 1771
Le temps et l'habitude, qui dénaturent tout, mademoiselle, qui détruisent nos opinions et nos illusions, qui anéantissent ou affaiblissent l'amour même, ne peuvent rien sur le sentiment que j'ai pour vous et que vous m'avez inspiré depuis dix-sept ans: ce sentiment se fortifie de plus en plus par la connaissance que j'ai des qualités aimables et solides qui forment votre caractère; il me fait sentir en ce moment le plaisir de m'occuper de vous, en vous peignant telle que je vous vois.
Vous ne voulez pas, dites-vous, que je me borne à faire la moitié de votre portrait en ne composant qu'un panégyrique; vous y voudriez des ombres, apparemment pour relever la vérité du reste; et vous m'ordonnez de vous entretenir de vos défauts, même, en cas de besoin, de vos vices, si je vous en connais quelques-uns. De vices, j'avoue que je ne vous en sais point, et j'en suis presque fâché, tant j'aurais envie de vous obéir. De défauts, je vous en connais quelques-uns, et même d'assez déplaisants pour les gens qui vous aiment.
Trouvez-vous cette déclaration assez grossière?
Je souhaiterais même que vous eussiez d'autres défauts que ceux dont j'ai à vous faire le reproche. Je voudrais en vous ces défauts qui rendent aimable, de ceux qui sont l'effet des passions; car j'avoue que j'aime les défauts de cette espèce: mais par malheur ceux que j'ai à vous reprocher n'en sont pas, et prouvent peut-être (je ne vous dis cela qu'à l'oreille) qu'il n'y a guère de passion chez vous.
Je ne parlerai point de votre figure; vous n'y attachez aucune prétention, et d'ailleurs c'est un objet auquel un vieux et triste philosophe comme moi ne prend pas garde, auquel il ne se connaît pas, auquel même il se pique de ne se pas connaître, soit par ineptie, soit par vanité, comme il vous plaira. Je dirai cependant de votre extérieur, ce qui me paraît frapper tout le monde: que vous avez beaucoup de noblesse et de grâces dans tout votre maintien et, ce qui est bien préférable à une beauté froide, beaucoup de physionomie et d'âme dans tous vos traits. Aussi pourrais-je vous nommer plus d'un de vos amis qui auraient eu pour vous plus que de l'amitié, si vous l'aviez voulu.
Le goût qu'on a pour vous ne tient pas seulement à vos agréments extérieurs; il tient surtout à ceux de votre esprit et de votre caractère, votre esprit plaît et doit plaire par bien des qualités, par l'excellence de votre ton, par la justesse de votre goût, par l'art que vous avez de dire à chacun ce qui lui convient.
L'excellence de votre ton ne serait pas un éloge pour une personne née à la cour et qui ne peut parler que la langue qu'elle a apprise: en vous c'est un mérite très réel, et même très rare; vous l'avez apporté du fond d'une province, où vous n'aviez trouvé personne qui vous l'enseignât. Vous étiez sur ce point aussi parfaite le lendemain de votre arrivée à Paris, que vous l'êtes aujourd'hui. Vous vous y êtes trouvée dès le premier jour aussi libre, aussi peu déplacée dans les sociétés les plus brillantes et les plus difficiles, que si vous y aviez passé votre vie; vous en avez senti les usages avant de les connaître, ce qui suppose une justesse et une finesse de tact très peu communes, une connaissance exquise des convenances. En un mot vous avez deviné le langage de ce qu'on appelle bonne compagnie, comme Pascal dans ses Provinciales avait deviné la langue française, qui n'était pas formée de son temps, et le ton de la bonne plaisanterie, qu'il n'avait pu apprendre de personne dans la retraite où il vivait. Mais comme vous sentez parfaitement que vous avez ce mérite, et même que ce n'est pas en vous un mérite ordinaire, vous avez peut-être le défaut d'y attacher trop de prix dans les autres: il faut bien des qualités réelles pour vous faire pardonner à ceux qui ne l'ont pas; et sur cet objet assez peu important, vous êtes impitoyable jusqu'à la minutie.
Oui, mademoiselle, la seule chose sur laquelle vous soyez délicate, et délicate au point d'en être quelquefois odieuse, ici je suis comme Mme Bertrand dans la comédie du Moulin de Javelle, et je vais d'abord aux invectives, parce qu'il est question de défendre mes propres foyers, c'est votre excessive sensibilité sur ce qu'on nomme le bon ton dans les manières et dans les discours; le défaut de cette qualité vous paraît à peine effacé par le sentiment le plus tendre et le plus vrai qu'on puisse vous marquer: mais, en récompense, il est des hommes en qui cette qualité supplée auprès de vous à toutes les autres; vous les trouvez tels qu'ils sont, faibles, personnels, pleins d'airs, incapables d'un sentiment profond et suivi, mais aimables et pleins de grâces, et vous avez la plus grande disposition à les préférer à vos plus fidèles, à vos plus sincères amis; avec un peu plus de soin et d'attention pour vous, ils éclipseraient tout à vos yeux, et peut-être vous tiendraient lieu de tout.
La même justesse de goût qui vous donne un si grand usage du monde, se montre assez généralement dans les jugements que vous portez sur les ouvrages. Vous ne vous y trompez guère, et vous vous y tromperiez encore moins, si vous vouliez toujours être réellement de votre opinion, et ne point juger d'après certaines personnes aux genoux desquelles votre esprit a la bonté de se prosterner, quoiqu'elles n'aient pas à beaucoup près le don d'être infaillibles. Vous leur faites quelquefois l'honneur d'attendre leur avis, pour en avoir un qui ne vaut pas celui que vous auriez eu de vous-même.
Vous avez encore un autre défaut, c'est de vous prévenir et, comme on dit, de vous engouer à l'excès en faveur de certains ouvrages. Vous jugez avec assez de justice et de justesse tous les livres où il n'y a qu'un degré médiocre de sentiment et de chaleur: mais quand ces deux qualités dominent dans certains endroits d'un ouvrage, toutes les taches, même considérables, qu'il peut avoir, disparaissent pour vous; il est parfait à vos yeux, et il vous faut du temps et un sens plus rassis pour le juger tel qu'il est. J'ajouterai cependant, pour vous consoler de cette censure, que tout ce qui tient au sentiment est un objet sur lequel vous ne vous trompez jamais, et qu'on peut appeler votre domaine.
Mais ce qui vous distingue surtout dans la société, c'est l'art de dire à chacun ce qui lui convient; et cet art, quoique peu commun, est pourtant bien simple chez vous; il consiste à ne jamais parler de vous aux autres, et beaucoup d'eux. C'est un moyen infaillible de plaire; aussi plaisez-vous généralement, quoiqu'il s'en faille de beaucoup que tout le monde vous plaise: vous savez même ne pas déplaire aux personnes qui vous sont les moins agréables. Ce désir de plaire à tout le monde vous a fait dire un mot qui pourrait donner mauvaise opinion de vous à ceux qui ne vous connaîtraient pas à fond. Ah! que je voudrais, vous êtes-vous écriée un jour, connaître le faible de chacun! Ce trait semblerait partir d'une profonde politique et d'une politique même qui avoisine la fausseté: cependant vous n'avez nulle fausseté; toute votre politique se réduit à désirer qu'on vous trouve aimable, et vous le désirez, non pas par un principe de vanité dont vous n'êtes que trop éloignée, mais par l'envie et le besoin de répandre plus d'agrément dans votre vie journalière.
Si vous plaisez généralement à tout le monde, vous plaisez surtout aux gens aimables; et vous leur plaisez par l'effet qu'ils font sur vous, par l'espèce de jouissance qu'éprouve leur amour-propre en voyant à quel point vous sentez leurs agréments; vous avez l'air de leur être obligée de ces agréments comme s'ils n'étaient que pour vous, et vous doublez pour ainsi dire le plaisir qu'ils ont de se trouver aimables.
La finesse de goût qui se joint en vous au désir continuel de plaire, fait que, d'un côté, il n'y a jamais rien en vous de recherché, et que de l'autre il n'y a rien de négligé; aussi peut-on dire de vous que vous êtes très naturelle et nullement simple.
Discrète, prudente et réservée, vous possédez l'art de vous contraindre sans effort, et de cacher vos sentiments sans les dissimuler. Vraie et franche avec ceux que vous estimez, l'expérience vous a rendue défiante avec tout le reste; mais cette disposition, qui est un vice quand on commence à vivre, est une qualité précieuse pour peu qu'on ait vécu.
Cependant cette attention, cette circonspection dans la société, qui vous sont ordinaires, n'empêchent pas que vous ne soyez quelquefois inconsidérée; il vous est arrivé, à la vérité bien rarement, de laisser échapper en présence de certaines personnes des discours qui vous ont beaucoup nui auprès d'elles: c'est que vous êtes franche par nature et discrète seulement par réflexion; et que la nature s'échappe quelquefois malgré nos efforts.
Les différents contrastes qu'offre votre caractère, de naturel sans simplicité, de réserve et d'imprudence, contrastes qui viennent en vous du combat de l'art et de la nature, ne sont pas les seuls qui existent dans votre manière d'être, et toujours par la même cause. Vous êtes à la fois gaie et mélancolique, mais gaie par votre naturel et mélancolique encore par réflexion: vos accès de mélancolie sont l'effet des différents malheurs que vous avez éprouvés; votre disposition physique ou morale du moment les fait naître; vous vous y livrez avec une satisfaction douloureuse, et en même temps si profonde, que vous souffrez avec peine qu'on vous arrache de la mélancolie par la gaieté, et qu'au contraire vous retombez avec une sorte de plaisir, de la gaieté dans la mélancolie.
Quoique vous ne soyez pas toujours mélancolique, vous êtes sans cesse pénétrée d'un sentiment plus triste encore; c'est le dégoût de la vie: ce dégoût vous quitte si peu, que si même dans un moment de gaieté on vous proposait de mourir, vous y consentiriez sans peine. Ce sentiment continu tient à l'impression vive et profonde que vos chagrins vous ont laissée; vos affections même, et l'espèce de passion que vous y mettez, ne la détruisent pas; on voit que la douleur, si je puis parler de la sorte, vous a nourrie, et que les affections ne font que vous consoler.
Ce n'est pas seulement par vos agréments et par votre esprit que vous plaisez généralement, c'est encore par votre caractère. Quoique vous sentiez bien les ridicules, personne n'est plus éloigné que vous d'en donner; vous abhorrez la méchanceté et la satire: vous ne haïssez personne, si ce n'est peut-être une seule femme, qui à la vérité a bien fait tout ce qu'il fallait pour être haïe de vous; encore votre haine pour elle n'est-elle pas active, quoique la sienne à votre égard le soit jusqu'au ridicule et jusqu'à un excès qui rend cette femme très malheureuse.
Vous avez une autre qualité très rare, et surtout dans une femme; vous n'êtes nullement envieuse: vous rendez justice avec la satisfaction la plus vraie aux agréments et aux bonnes qualités de toutes les femmes que vous connaissez; vous la rendez même à votre ennemie dans ce qu'elle peut avoir soit de bon et d'estimable, soit d'agréable et de piquant.
Cependant, car il ne faut pas vous flatter même en disant du bien de vous, cette bonne qualité, toute rare qu'elle est, est peut-être moins louable en vous qu'elle ne le serait en beaucoup d'autres. Si vous n'êtes point envieuse, ce n'est pas précisément parce que vous trouvez bon que d'autres personnes aient sur vous les mêmes avantages; c'est qu'après avoir bien regardé autour de vous, tous les êtres existants vous paraissent également à plaindre et qu'il n'y en a aucun dont vous voulussiez changer la situation contre la vôtre. S'il y avait ou si vous connaissiez un être souverainement heureux, vous seriez peut-être très capable de lui porter envie; et on vous a souvent ouï dire qu'il était juste que les personnes qui ont de grands avantages eussent aussi de grands malheurs, pour consoler ceux qui seraient tentés d'en être jaloux.
Ne croyez pas cependant que votre peu de jalousie cesse d'être une vertu, quoique le principe n'en soit pas aussi pur qu'il pourrait l'être; car combien y a-t-il de gens qui ne croient pas que personne soit heureux, qui ne voudraient être à la place de personne et qui ne laissent pas d'être jaloux?
Votre éloignement pour la méchanceté et l'envie suppose en vous une âme noble; aussi la vôtre l'est-elle à tous égards: quoique vous désiriez la fortune et que vous en ayez besoin, vous êtes incapable de vous donner aucun mouvement pour vous la procurer; vous n'avez pas même su profiter des occasions les plus favorables que vous avez eues pour vous faire un sort plus heureux.
Non seulement vous avez l'âme très élevée, vous l'avez encore très sensible; mais cette sensibilité est pour vous un tourment plutôt qu'un plaisir; vous êtes persuadée qu'on ne peut être heureux que par les passions, et vous connaissez trop le danger des passions pour vous y livrer. Vous n'aimez donc qu'autant que vous l'osez; mais vous aimez tout ce que vous pouvez ou tant que vous le pouvez; vous donnez à vos amis, sur cette sensibilité qui vous surcharge, tout ce que vous pouvez vous permettre: mais il vous en reste encore une surabondance dont vous ne savez que faire, et que, pour ainsi dire, vous jetteriez volontiers à tous les passants; cette surabondance de sensibilité vous rend très compatissante pour les malheureux, même pour ceux que vous ne connaissez pas; rien ne vous coûte pour les soulager. Avec cette disposition, il est naturel que vous soyez très obligeante: aussi ne peut-on vous faire plus de plaisir que de vous en fournir l'occasion; c'est donner à la fois de l'aliment à votre bonté et à votre activité naturelle. J'ai dit que vous donniez à vos amis tous les sentiments que vous pouviez vous permettre; vous leur accordez même quelquefois au delà de ce qu'ils seraient en droit d'exiger: vous les défendez avec courage, en toute circonstance et en tout état de cause, soit qu'ils aient tort ou raison. Ce n'est peut-être pas la meilleure manière de les servir; mais tant de gens abandonnent leurs amis lors même qu'ils pourraient et devraient les défendre, qu'on doit savoir gré à votre amitié de fuir et d'abhorrer cette lâcheté, même jusqu'à l'excès.
L'espèce de mouvement sourd et intestin qui agite sans cesse votre âme, fait qu'elle n'est pas aussi égale qu'elle le paraît, même à vos amis. Vous avez souvent de l'humeur et de la sécheresse, mais, par une suite de votre désir général de plaire, vous ne la laissez guère paraître qu'à l'auteur de ce portrait: il est vrai que vous rendez justice à son amitié en ne craignant point de vous laisser voir à lui telle que vous êtes; mais cette amitié se croit obligée de vous dire que la sécheresse et l'humeur vous déparent beaucoup à tous égards. Ainsi, pour l'intérêt même de votre amour-propre, l'amitié vous conseille d'avoir le moins de sécheresse et d'humeur que vous pourrez, à moins que vos amis ne le méritent, ce qui doit leur arriver bien rarement, grâce aux sentiments si profonds et si justes dont ils sont pénétrés pour vous.
Vous convenez de cette maudite sécheresse, et c'est bien fait à vous; ce qu'il y aurait encore de mieux à faire, ce serait de vous en corriger.
Pour vous en dispenser, vous cherchez à vous persuader qu'elle est incorrigible et qu'elle tient à votre caractère: je crois que vous vous trompez là-dessus et qu'elle tient bien plutôt à la situation où vous êtes. Vous étiez née avec une âme tendre, douce et sensible; vous ne l'avez que trop éprouvée, et les effets pour vous n'ont été que trop cruels: or, vous en direz tout ce qu'il vous en plaira, mais la sensibilité extrême exclut la sécheresse. Ce vilain défaut n'est donc pas en vous l'ouvrage de la nature, mais, ce qui est affreux, l'ouvrage de l'art: à force d'être contrariée, choquée, blessée dans vos sentiments et dans vos goûts, vous vous êtes accoutumée à ne vous affecter de rien; à force de réprimer les sentiments qui auraient pu faire votre malheur, vous avez amorti ceux qui auraient répandu la douceur dans votre âme; ils restent comme endormis au fond de votre coeur, sans mouvement, sans activité, et vous avez préparé bien du mal à vos amis en vous mettant à l'abri de celui que vos ennemis cherchaient à vous faire; en travaillant à vous rendre dure à vous-même, vous l'êtes devenue pour ceux qui vous aiment. Il est vrai—car le sentiment n'est point anéanti chez vous, il n'est qu'assoupi—que vous ne tardez pas à vous repentir des chagrins que votre sécheresse a causés, quand vous voyez que ces chagrins ont fait une impression profonde; vous revenez alors à votre sensibilité ancienne; un moment, un mot répare tout. Dans les autres, le premier mouvement est l'effet de la nature, le second est celui de la réflexion: chez vous c'est tout le contraire; et tel est dans votre âme, d'ailleurs si estimable, le cruel et malheureux effet de l'habitude.
Ce qui prouve encore que cette sécheresse n'est point naturelle en vous, c'est un autre défaut que je vous ai reproché et qui est presque l'opposé de celui-là, le désir banal de plaire à tout le monde: pour ce défaut-là, vous le tenez beaucoup plus que l'autre de la nature; elle vous a donné dans l'esprit les qualités les plus faites pour plaire, de la noblesse, des agréments et de la grâce; il est tout simple que vous cherchiez à en tirer parti, et vous n'y réussissez que trop bien. Je ne connais personne, je le répète, qui plaise aussi généralement que vous, et peu de personnes qui y soient plus sensibles; vous ne refusez pas même de faire les avances quand on ne va pas au-devant de vous; et sur ce point votre fierté est sacrifiée à votre amour-propre: assez sûre de conserver ceux que vous avez acquis, vous êtes principalement occupée à en acquérir d'autres; vous n'êtes pas même, il faut en convenir, aussi difficile sur le choix qu'il vous conviendrait de l'être. La finesse et la justesse de votre tact devraient vous rendre délicate sur le genre et le choix des connaissances; l'envie d'avoir une cour et ce qu'on appelle dans le monde des amis, vous a rendue d'assez bonne composition et les ennuyeux ne vous déplaisent pas trop, pourvu que ces ennuyeux-là vous soient dévoués.
Les noms, les titres ne vous en imposent pas; vous voyez les grands comme il faut les voir, sans bassesse et sans dédain. L'infortune vous a donné cet orgueil respectable qu'elle inspire toujours à ceux qui ne la méritent pas. Votre peu d'aisance et la triste connaissance que vous avez acquise des hommes, vous font redouter les bienfaits dont le joug est si souvent à craindre pour les âmes bien nées; peut-être même êtes-vous portée à pousser ce sentiment jusqu'à l'excès: mais, en ce genre, l'excès même est une vertu.
Votre courage est au-dessus de votre force; l'indigence, la mauvaise santé, les malheurs de toute espèce exercent votre patience sans l'abattre. Cette patience intéressante et le spectacle de ce que vous avez souffert devaient vous faire des amis et vous en ont fait; vous avez trouvé quelque consolation dans leur attachement et dans leur estime.
Voilà, mademoiselle, ce que vous me paraissez être: vous n'êtes pas parfaite, sans doute, et c'est en vérité tant mieux pour vous; car le parfait Grandisson m'a toujours paru un odieux personnage. Je ne sais si je vous vois bien; mais, telle que je vous vois, personne ne me paraît plus digne d'éprouver par soi-même et de faire éprouver aux autres ce qui seul peut adoucir les maux de la vie, les douceurs du sentiment et de la confiance.
En finissant ce portrait, je ne puis pas ajouter comme dans la chanson:
  Le prieur qui l'a fait
  En est très satisfait;
mais je sens que je vous applique, et de tout mon coeur, le vers de Dufresny sur la jeunesse:
                      … Que de défauts elle a
  Cette jeunesse! On l'aime avec ces défauts-là.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I
    L'enfance de d'Alembert.
CHAPITRE II
    D'Alembert et l'Académie des sciences.
CHAPITRE III
    D'Alembert et l'Encyclopédie.
CHAPITRE IV
    D'Alembert et l'Académie française.
CHAPITRE V
    D'Alembert et la suppression des jésuites.
CHAPITRE VI
    D'Alembert et Frédéric.
CHAPITRE VII
    D'Alembert et mademoiselle de Lespinasse.
CHAPITRE VIII
    Deux portraits.