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De l'amour

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LETTRES DE BAUDELAIRE

I

À MADAME MARIE

Madame,

Est-il bien possible que je ne dois plus vous revoir? Là est pour moi la question importante, car j'en suis arrivé à ce point que votre absence est déjà pour mon cœur une énorme privation.

Quand j'ai appris que vous renonciez à poser, et qu'involontairement j'en serais la cause, j'ai ressenti une tristesse étrange.

J'ai voulu vous écrire, quoique pourtant je sois peu partisan des écritures; on s'en repend presque toujours. Mais je ne risque rien, puisque mon parti est pris de me donner à vous, pour toujours.

Savez-vous que notre longue conversation de jeudi a été fort singulière? C'est cette même conversation qui m'a laissé dans un état nouveau et qui est l'occasion de cette lettre.

Un homme qui dit: Je vous aime, et qui prie, et une femme qui répond: Vous aimer? Moi! jamais! Un seul a mon amour, malheur à celui qui viendrait après lui; il n'obtiendrait que mon indifférence et mon mépris. Et ce même homme, pour avoir le plaisir de regarder plus longtemps dans vos yeux, vous laisse lui parler d'un autre, ne parler que de lui, ne vous enflammer que pour lui, et en pensant à lui. Il est résulté pour moi de tous ces aveux un fait bien singulier, c'est que, pour moi, vous n'êtes plus simplement une femme que l'on désire, mais une femme que l'on aime pour sa franchise, pour sa passion, pour sa verdeur, pour sa jeunesse et pour sa folie.

J'ai beaucoup perdu à ces explications, puisque vous avez été si décisive que j'ai dû me soumettre de suite. Mais vous, Madame, vous y avez beaucoup gagné: vous m'avez inspiré du respect et une estime profonde. Soyez toujours ainsi, et gardez-la bien, cette passion qui vous rend si belle, et si heureuse.

Revenez, je vous en supplie, et je me ferai doux et modeste dans mes désirs. Je méritais d'être méprisé de vous, quand je vous ai répondu que je me contenterais de miettes. Je mentais. Oh! si vous saviez comme vous étiez belle, ce soir-là! Je n'ose pas vous faire de compliments. Cela est si banal,—mais vos yeux, votre bouche, toute votre personne, vivante et animée, passe, maintenant, devant mes yeux fermés,—et je sens bien que c'est définitif.

Revenez, je vous le demande à genoux; je ne vous dis pas que vous me trouverez sans amour; mais cependant vous ne pourrez empêcher mon esprit d'errer autour de vos bras, de vos si belles mains, de vos yeux où toute votre vie réside, de toute voire adorable personne charnelle; non, je sais que vous ne le pourrez pas; mais soyez tranquille, vous êtes pour moi un objet de culte, et il m'est impossible de vous souiller; je vous verrai toujours aussi radieuse qu'avant. Toute votre personne est si bonne, si belle, et si douce à respirer! Vous êtes pour moi la vie et le mouvement, non pas précisément autant à cause de la rapidité de vos gestes et du côté violent de votre nature qu'à cause de vos yeux qui ne peuvent inspirer au poète qu'un amour immortel. Comment vous exprimer à quel point je les aime, vos yeux, et combien j'apprécie votre beauté? Elle contient deux grâces contradictoires, et qui, chez vous, ne se contredisent pas, c'est la grâce de l'enfant celle de la femme. Oh! croyez-moi, je vous le dis du fond du cœur: vous êtes une adorable créature, et je vous aime bien profondément. C'est un sentiment vertueux qui me lie à jamais à vous. En dépit de votre volonté, vous serez désormais mon talisman et ma force. Je vous aime, Marie, c'est indéniable; mais l'amour que je ressens pour vous, c'est celui du chrétien pour son Dieu; aussi ne donnez jamais un nom terrestre, et si souvent honteux, à ce culte incorporel et mystérieux, à cette suave et chaste, attraction qui unit mon âme à la vôtre, en dépit de voire volonté. Ce serait un sacrilège.—J'étais mort, vous m'avez fait renaître. Oh! vous ne savez pas tout ce que je vous dois! J'ai puisé dans votre regard d'ange des joies ignorées; vos m'ont initié au bonheur de l'âme, dans tout ce qu'il a de plus parfait, de plus délicat. Désormais, vous êtes mon unique reine, ma passion et ma beauté; vous êtes la partie de moi-même qu'une essence spirituelle a formée.

Par vous, Marie, je serai fort et grand. Comme Pétrarque, j'immortaliserai ma Laure. Soyez mon Ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau.

Veuillez me répondre un seul mot, je vous en supplie, un seul. Il y a dans la vie de chacun des journées douteuses et décisives un témoignage d'amitié, un regard, un griffonnage quelconque vous pousse vers la sottise au vers la folie! Je vous jure que j'en suis là. Un mot de vous sera la chose bénie qu'on regarde et qu'on apprend par cœur. Si vous saviez è quel point vous êtes aimée! Tenez, je me mets à vos pieds; un mot, dites un moi... Non, vous ne le direz pas!

Heureux, mille fois heureux, celui que vous avez choisi entre tous, vous, si pleine de sagesse et de beauté, vous, si désirable, talent, esprit et cœur! Quelle femme pourrait vous remplacer jamais? Je n'ose solliciter une visite, vous me la refuseriez. Je préfère attendre.

J'attendrai des années, et, quand vous vous verrez obstinément aimée, avec respect, avec un désintéressement absolu, vous vous souviendrez alors que vous avez commencé par me maltraiter, et vous avouerez que c'était une mauvaise action.

Enfin, je ne suis pas libre de refuser les coups qu'il plaît à l'idole de m'envoyer. Il vous a plu de me mettre à la porte, il me plaît de vous adorer. C'est un point vidé.

15, Cité d'Orléans.


II

À MADAME SABATIER

Jeudi, 9 Décembre 1852.

La personne pour qui ces vers ont été faits, qu'ils lui plaisent ou qu'ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne. Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L'absence de signature n'est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur? Celui qui a fait ces vers, dans un de ces états de rêverie où le jette souvent l'image de celle qui en est l'objet, l'a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conservera toujours pour elle la plus tendre sympathie.

À UNE FEMME TROP GAIE

Ta tête, ton geste et ton air
Sont beaux comme un beau paysage.
.................................

Versailles, 3 Mai 1853.

A A ***.

Ange plein de gaité, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis.
.................................

Lundi, 9 Mai 1853.

Vraiment, Madame, je vous demande mille pardons pour cette imbécile rimaillerie anonyme, qui sent horriblement l'enfantillage, mais qu'y faire? Je suis égoïste comme les enfants et les malades. Je pense aux personnes aimées, quand je souffre. Généralement, je pense à vous en vers, et, quand les vers sont faits, je ne sais pas résister à l'envie de les faire voir à la personne qui en est l'objet.—En même temps, je me cache, comme quelqu'un qui a une peur extrême du ridicule.—N'y a-t-il pas quelque chose d'essentiellement comique dans l'amour?—particulièrement pour ceux qui n'en sont pas atteints.

Mais je vous jure que c'est bien la dernière fois que je m'expose; et, si mon ardente amitié pour vous dure aussi longtemps encore qu'elle a déjà duré, avant que je vous aie dit un mot, nous serons vieux tous les deux.

Quelque absurde que tout cela vous paraisse, figurez-vous qu'il y a un cœur dont vous ne pourriez vous moquer sans cruauté, et où votre image vit toujours.

Une fois, une seule, aimable et bonne femme,
À mon bras votre bras poli.
.................................

Mardi, 7 Février 1854.

Je ne crois pas. Madame, que les femmes, en général, connaissent toute l'étendue de leur pouvoir, soit pour le bien, soit pour le mal. Sans doute, il ne serait pas prudent de les en instruire toutes également. Mais, avec vous, on ne risque rien; votre âme est trop riche en bonté pour donner place à la fatuité et à la cruauté. D'ailleurs, vous avez été, sans aucun doute, tellement abreuvée, saturée de flatteries, qu'une seule chose peut vous flatter désormais, c'est d'apprendre que vous faites le bien,—même sans le savoir,—même en dormant,—simplement en vivant.

Quant à cette lâcheté de l'anonyme, que vous dirai-je, quelle excuse alléguerai-je, si ce n'est que ma première faute commande toutes les autres et que le pli est pris.—Supposez, si vous voulez, que, quelquefois, sous la pression d'un opiniâtre chagrin, je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu'ensuite je sois obligé à'accorder le désir innocent de vous les montrer avec la peur horrible de vous déplaire.—Voilà qui explique la lâcheté.

Ils marchent devant moi, ces Yeux extraordinaires
Qu'un ange très savant a sans doute aimantés;
.................................

N'est-il pas vrai que vous pensez, comme moi,—que la plus délicieuse beauté, la plus excellente et la plus adorable créature,—vous-même, par exemple,—ne peut pas désirer de meilleur compliment que l'expression de la gratitude pour le bien qu'elle a fait.

[Le ].

...After a night of pleasure and désolation, all my soul belongs to you...

Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille
Entre, en société de l'idéal rongeur.
.................................

Jeudi, 16 février 1854.

J'ignore ce que les femmes pensent des adorations dont elles sont quelquefois l'objet. Certaines gens prétendent qu'elles doivent les trouver tout à fait naturelles, et d'autres, qu'elles en doivent rire. Ils ne les supposent donc que vaniteuses, ou cyniques. Pour moi, il me semble que les âmes bien faites ne peuvent être que fières et heureuses de leur action bienfaitrice. Je rie sais si jamais cette douceur suprême me sera accordée de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi et de l'irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau. Je suis simplement heureux, pour le moment présent, de vous jurer de nouveau que jamais amour ne fut plus désintéressé, plus idéal, plus pénétré de respect, que celui que je nourris secrètement pour vous, et que je cacherai toujours avec le soin que ce tendre respect me commande.

Que diras-tu, ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
.................................

Lundi, 8 Mai 1854.

Il y a bien longtemps. Madame, bien longtemps que ces vers sont écrits.—Toujours la même déplorable habitude, la rêverie et l'anonyme.—Est-ce la honte de ce ridicule anonyme, est-ce la crainte que les vers ne soient mauvais et que l'habileté n'ait pas répondu à la hauteur des sentiments, qui m'ont rendu, cette fois, si hésitant et si timide?—Je n'en sais rien du tout.—J'ai si peur de vous que je vous ai toujours caché mon nom, pensant qu'une adoration anonyme,—ridicule évidemment pour toutes les brutes matérielles mondaines que nous pourrions consulter à ce sujet,—était après tout à peu près innocente,—ne pouvait rien troubler, rien déranger, et était infiniment supérieure en moralité à une poursuite niaise, vaniteuse, à une attaque directe contre une femme qui a ses affections placées—et peut-être ses devoirs. N'êtes-vous pas,—et je le dis avec un peu d'orgueil,—non seulement une des plus aimées,—mais aussi la plus profondément respectée de toutes les créatures?—Je veux vous en donner une preuve.—Riez-en, beaucoup, si cela vous amuse,—mais n'en parlez pas.—Ne trouvez-vous pas naturel, simple, humain, que l'homme bien épris haïsse l'amant heureux, le possesseur?—Qu'il le trouve inférieur, choquant?—Eh bien, il y a quelque temps, le hasard m'a fait rencontrer, celui-là;—comment vous exprimerai-je,—sans comique, sans faire rire votre méchante figure, toujours pleine de gaieté,—combien j'ai été heureux de trouver un homme aimable, un homme qui pût vous plaire.—Mon Dieu! tant de subtilités n'accusent-elles pas la déraison?—Pour en finir, pour vous expliquer mes silences et mes ardeurs, ardeurs presque religieuses, je vous dirai que quand mon être est roulé dans le noir de as méchanceté et de sa sottise naturelles, il rêve profondément de nous. De cette rêverie excitante et purifiante naît généralement un accident heureux.—Vous êtes pour moi non seulement la plus attrapante des femmes, de toutes les femmes, mais encore la plus chère et ta plus précieuse des superstitions.—Je suis un égoïste, je me sers de vous.—Voici mon malheureux torche-cul.—Combien je serais heureux si je pouvais être certain que ces hautes conceptions de l'amour ont quelque chance d'être bien accueillies dam un coin secret de votre adorable pensée! Je ne le saurai jamais.

À la très chère, à la très belle.
Qui remplit mon cœur de clarté,
.................................

Pardonne-moi, je ne vous en demande pas plus.

Mardi, 18 Août 1857.

Chère Madame,

Vous n'avez pas cru un seul instant, n'est-ce pas? que j'aie pu vous oublier. Je vous ai, dès la publication, réservé un exemplaire de choix, et, s'il est revêtu d'un habit si indigne de vous, ce n'est pas ma faute, celle de mon relieur, à qui j'avais commandé quelque chose de beaucoup plus spirituel.

Croiriez-vous que les misérables (je parle du juge d'instruction, du procureur, etc...) ont osé incriminer, entre autres morceaux, deux des pièces composées pour ma chère idole (Tout Entière et À Celle qui est trop gaie)? Cette dernière est celle que vénérable Sainte-Beuve déclare la meilleure du volume.

Voilà la première fois que je vous écris avec ma vraie écriture. Si je n'étais pas accablé d'affaires et de lettres (c'est après-demain l'audience), je profiterais de cette occasion pour vous demander pardon de tant de folies et d'enfantillages. Mais d'ailleurs ne vous en êtes-vous pas suffisamment vengée, surtout avec notre petite sœur? Ah! le petit monstre! Elle m'a glacé, un jour que nous étant rencontrés elle partit d'un grand éclat de rire à ma face, et me dit: Êtes-vous toujours amoureux de ma sœur, et lui écrivez-vous toujours de superbes lettres?—J'ai compris d'abord que quand, je voulais me cacher je me cachais fort mal, et ensuite que sous votre charmant visage vous déguisiez, un esprit peu charitable. Les polissons sont AMOUREUX; mais les poètes sont IDOLÂTRES, et votre sœur est peu faite, je crois, pour comprendre les choses éternelles.

Permettez-moi donc, au risque de nous divertir aussi, de renouveler ces protestations qui ont tant diverti cette petite folle. Supposez un amalgame de rêverie, de sympathie, de respect, avec mille enfantillages pleins de sérieux, vous aurez un à-peu-près de ce quelque chose de très sincère que je ne me sens pas capable de mieux définir.

Vous oublier n'est pas possible. On dit qu'il a existé des poètes qui ont vécu toute leur vie les yeux fixés sur une image chérie. Je crois en effet (mais j'y suis trop intéressé) que la fidélité est un des signes du génie.

Vous êtes plus qu'une image rêvée et chérie, vous êtes ma superstition. Quand je fais quelque grosse sottise, je me dis: Mon Dieu! si elle le savait! Quand je fais quelque chose de bien, je me dis: Voilà quelque chose qui me rapproche d'elle,—en esprit.

Et la dernière fois que j'ai eu le bonheur (bien malgré moi) de vous rencontrer, car vous ignorez avec quel soin je vous fuis! je me disais: Il serait singulier que cette voiture l'attendît, je ferais peut-être bien de prendre un autre chemin.—Et puis: Bonsoir, Monsieur! avec cette voix aimée dont le timbre enchante et déchire. Je m'en suis allé, répétant tout le long de mon chemin: Bonsoir, Monsieur! en essayant de contrefaire votre voix.

J'ai vu mes juges, jeudi dernier. Je ne dirai pas qu'ils ne sont pas beaux, ils sont abominablement laids, et leur âme doit ressembler à leur visage.

Flaubert avait pour lui l'Impératrice. Il me manque une femme. Et la pensée bizarre que peut-être vous pourriez, par des relations et des canaux peut-être compliqués, faire arriver un mot sensé à une de ces grosses cervelles s'est emparée de moi, il y a quelques jours.

L'audience est pour après-demain matin, jeudi. Les monstres se nomment:

PrésidentDUPATY.
Procureur impérialPINARD (redoutable).
JugesDELESVAUX.
DE PONTON D'AMÉCOURT.
NACQUART.

Sixième Chambre correctionnelle.

Je veux laisser toutes ces trivialités de côté.

Rappelez-vous que quelqu'un pense à vous, que sa pensée n'a jamais rien de trivial, et qu'il vous en veut un peu de votre malicieuse gaieté.

Je vous prie très ardemment de garder désormais pour vous tout ce que je pourrais vous confier. Vous êtes ma compagnie ordinaire et mon secret. C'est cette intimité, où je me donne la réplique depuis si longtemps, qui m'a donné l'audace de ce ton si familier.

Adieu, chère Madame, je baise vos mains avec toute ma dévotion.

Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous appartiennent.

Lundi, 24 Août 1857.

Très chère amie,

Puisque vous aimez le grand Jules, le voilà! Dumas a repris presque aussitôt son plâtre, moulé sur un bronze du musée de Besançon. Il n'y avait que trois épreuves tirées. Celle-ci est la moins mauvaise.

31 Août 1857.

J'ai détruit ce torrent d'enfantillages amassé sur ma table. Je ne l'ai pas trouvé assez grave pour vous, chère bien-aimée. Je reprends vos deux lettres, et j'y fais une nouvelle réponse. Il me faut, pour cela, un peu de courage; car j'ai abominablement mal aux nerfs, à en crier, et je me suis réveillé avec l'inexplicable malaise moral que j'ai emporté hier soir de chez vous.

... manque absolu de pudeur.

C'est pour cela que tu m'es encore plus chère.

... il me semble que je suis à toi depuis le premier jour où je t'ai vu. Tu en feras ce que tu voudras, mais je suis à toi, de corps, d'esprit et de cœur.

Je t'engage à bien cacher cette lettre, heureuse!—Sais-tu réellement ce que tu dis? Il y a des gens pour mettre en prison ceux qui ne paient pas leurs lettres de change, mais les serments de l'amitié et de l'amour, personne n'en punit la violation.

Aussi je t'ai dit hier: Vous m'oublierez, vous me trahîtes; celui qui vous amuse vous ennuiera.—Et j'ajoute aujourd'hui: Celui-là seul souffrira qui, comme un imbécile, prend au sérieux les choses de l'âme.—Vous voyez, ma bien belle chérie, que j'ai d'odieux préjugés à l'endroit des femmes.—Bref, je n'ai pas la foi.—Vous avez l'âme belle, mais en somme c'est une âme féminine.

Voyez comme en peu de jours notre situation a été bouleversée. D'abord, nous sommes tous les deux possédés de la peur d'affliger un honnête homme qui a le bonheur d'être toujours amoureux. Ensuite, nous avons peur de notre propre orage, parce que nous savons (moi surtout) qu'il y a des nœuds difficiles à délier.

Et enfin, il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme, maintenant.—Et si, par malheur pour moi, j'acquiers le droit d'être jaloux! quelle horreur seulement d'y penser! mais, avec une personne telle que vous, dont les yeux sont pleins de sourires et de grâces pour tout le monde, on doit souffrir le martyre.

La seconde lettre porte un cachet d'une solennité qui me plairait, si j'étais bien sûr que vous la comprenez. Never meet or never part! Cela veut dire positivement qu'il vaudrait bien mieux ne s'être jamais connu, mais que quand on s'est connu on ne doit pas se quitter. Sur une lettre d'adieux, ce cachet serait très plaisant.

Enfin, arrive ce que pourra. Je suis un peu fataliste. Mais, ce que je s c'est que j'ai horreur de la passion,—parce que je la connais, avec toutes ses ignominies;—et voilà que l'image bien-aimée qui dominait toutes les aventures de la vie devient trop séduisante.

Je n'ose pas trop relire cette lettre; je serais peut-être obligé de la modifier, car je crains bien de vous affliger; il me semble que j'ai dû laisser percer quelque chose de la vilaine partie de mon caractère.

Il me paraît impossible de vous faire aller ainsi dans cette sale rue J.-J. Rousseau. Car j'ai bien d'autres choses à vous dire. Il faut donc que vous m'écriviez pour m'indiquer un moyen.

Quant à notre petit projet, s'il devient possible, avertissez-moi quelques jours d'avance.

Adieu, chère bien-aimée; je vous en veux un peu d'être trop charmante. Songez donc que, quand j'emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux, j'emporte aussi le désir d'y revenir. Et alors quelle insupportable obsession.

Décidément, je porte ceci moi-même rue J.-J. Rousseau, dans la crainte que vous n'y alliez aujourd'hui.—Cela y sera plutôt.

[Le ].

Si je n'ai pas le plaisir de vous trouver, je vous laisserai ces babioles que je désirais vous faire lire. Je les emprunte à un de mes amis.

Tout à vous, de cœur.

[Le ].

Très chère amie,

C'est jouer de malheur; je ne vous ai pas répondu hier, alors que je me croyais sûr de venir ce soir chez vous, et, aujourd'hui, comme tant d'autres dimanches, il m'arrive des ennuis qui font que je vais m'enfermer comme une bête féroce. Tantôt, c'est la fatigue, le besoin de me coucher tout de suite, tantôt, c'est un travail. Dimanche dernier, c'était (ne riez pas, et gardez pour vous ce que je vous dis à l'oreille) une peur épouvantable d'être obligé de parler à Feydeau de son dernier roman.

Si vous supposiez que je ne pense jamais à vous, vous vous tromperiez beaucoup,—et je vous le dirais plus souvent, si vous n'aviez pas adopté pour moi de si vilains yeux. Hier, je voulais vous apporter un album que j'ai fait mettre de côté pour vous, mais j'ai préféré tarder un peu et demander d'autres épreuves. Je ne les ai pas trouvées assez belles. On fera un nouveau tirage, ou bien on en cherchera de meilleures dans un tirage précédent.

Rendez-moi le grand service de dire ce soir à Christophe qu'il faut absolument qu'il vienne demain, lundi soir, dîner chez moi, à l'Hôtel de Dieppe. Il le faut.

Saviez-vous que l'infortunée señora Martinez roulait dans les cafés lyriques, et qu'elle chantait, il y a quelques jours, à l'Alcazar?

Je suis si malheureux, et si ennuyé, que je fuis toute distraction. J'ai même, tout récemment, malgré l'envie que j'ai de le connaître, refusé une charmante invitation de Wagner. Je vous raconterai plus tard ce que tout cela veut dire.

Je vous embrasse, avec votre permission, bien cordialement.

Dimanche.

Comme je sens que je ne vous trouverai pas, je prépare un mot, d'avance.

Avant-hier, j'étais venu pour vous dire une chose que vous savez et dont vous ne doutez pas: c'est que je suis toujours consterné et affligé de tout ce qui vous afflige.

Je comptais dîner avec vous et Mosselmann, mais ce fut an dîner dont la grâce était absente. Car vous ne pouvez présumer que le monsieur russe vous ait remplacé.—Pour moi, du moins.

Tout à vous. Mille amitiés.

Mardi, 8 Septembre 1857.

Chère Madame,

Je vous écris de chez Rouvière qui ne peut m'offrir que deux stalles de balcon pour la première représentation du Roi Lear (vendredi). Je suis vraiment bien honteux, car j'eusse vivement désiré vous envoyer une loge. Ces stalles seront évidemment bonnes, et, si M. Mosselmann voulait bien accepter une de mes stalles, vous iriez demander l'hospitalité à Théophile, qui assurément recevra une loge de la direction du Cirque.

Ayez la bonté de me répondre un petit mot.

Je vous baise très humblement vos royales mains.

10 Septembre 1857.

Il se trouve, chère Madame, que cette représentation est avancée d'un jour.

Je n'entends pas grand'chose aux billets. Cependant ceux-ci ne me paraissent pas mauvais. Si vous jugez à propos de vous en servir, je, m'arrangerai pour aller là-bas de mon côté; si vous jugez bon que j'aille chercher Mosselmann chez vous, j'irai, à l'heure que vous voudrez bien m'indiquer.

Ayez l'obligeance de me répondre par le commissionnaire, car je ne rentrerai chez moi que tard.

Tout à vous.

Dimanche, 13 Septembre 1857.

Chère Madame,

Je serai obligé, ce soir, de me priver du plaisir de dîner chez vous. Je suis accablé d'affaires empiétant même sur le dimanche soir. De plus, quelques mésaventures, que je n'ai pas méritées, m'ont mis assez de noir dans l'esprit pour faire de moi un piteux convive,—plus piteux que d'ordinaire,—n'étant jamais bien gai.

Cependant, je saurai aller vous souhaiter un petit bonsoir, ainsi qu'à nos excellents amis.—Je vous supplie de ne pas mal interpréter mes très humbles excuses.

Présentez mes amitiés à tout le monde.

Vendredi, 25 Septembre 1857.

Très chère amie,

J'ai commis hier une énorme sottise. Sachant que vous aimiez les vieilleries et les bibelots, j'avais avisé depuis longtemps un encrier qui pouvait vous plaire. Mais je n'osais pas vous l'envoyer. Un de mes amis a montré l'intention de s'en emparer, et cela m'a décidé. Mais jugez de mon désappointement quand j'ai trouvé un objet usé, écorné, éraillé, qui avait l'air si joli, derrière la vitre.

Quant à la grosse sottise, la voici: je n'ai laissé au marchand ni ma carte, ni un mot pour vous, de façon que l'objet a dû tomber chez vous, comme un mystère: c'est moi, le coupable. Ne soupçonnez donc personne. Je n'ai réfléchi à ma sottise que ce soir.

Croyez aux affectueux sentiments de votre bien dévoué ami et serviteur.

17 Novembre 1857.

Très chère amie,

Je me proposais de vous demander, aujourd'hui, la permission de vous faire une de ces bonnes visites où vous jouez, sans le savoir, le rôle divin du médecin. Mais je viens de recevoir un Monsieur galonné, muni d'une lettre du Ministre qui veut me voir aujourd'hui. Cela me dérange et m'ennuie.

J'ignore absolument quand je pourrai jouir de votre dimanche, car j'ai commencé ce tour de force dont je ne suis capable que si rarement.

Je vous envoie les livres que je désirais vous faire lire. L'Ensorcelée est d'une nature beaucoup plus élevée que La Vieille Maîtresse. Mais j'ai le malheur m'entendre de si peu avec vous que je crains que vous ne partagiez pas mon enthousiasme,—enthousiasme ancien, il est vrai, et que je vérifierai de nouveau, quand vous aurez fini.

Mes amitiés à M. Mosselmann.

Votre bien dévoué.

Dimanche, 3 Janvier 1858.

Que je vous demande pardon de ne pas aller ce soir à cette bonne réunion! Outre que je suis peu gai, j'ai fait, toute la journée, des préparatifs de départ,et j'en suis fatigué. Je vais passer par Alençon, et puis j'irai peut-être inspecter mon futur domicile, au bord de la mer.

Faites bien toutes mes amitiés à Théophile et à Mosselmann, et dites à Flaubert qu'il va recevoir de mes nouvelles.

Votre bien dévoué.

Lundi, 11 Janvier 1858.

Hélas! votre lettre m'arrive ou plutôt m'est remise, comme je rentre, à 3 h.

Mais, pour dire toute la vérité, je l'aurais eue dès hier, que je ne crois pas que j'eusse réussi. Je ne connais là-bas que Rouvière, que je ne vois plus depuis longtemps, et je sais que le sieur B*** est affreusement avare avec ses comédiens.

Ne m'en veuillez pas trop, vous en prie.

Bouvière n'a évidemment pas reçu plus d'une ou deux stalles.

Mardi, 12 Janvier 1858.

Chère amie,

Si, c'est bien moi que Mosselmann a vu, il m'a vu dans un piteux état, cherchant partout une voiture. J'étais, parvenu à détruire les étouffements, avec tes capsules d'éther, et les coliques, avec l'opium, quand une nouvelle infirmité est tombée sur moi. Je ne peux marcher qu'avec beaucoup de peine; quant à descendre un escalier tout seul, c'est une grande histoire. Pour comble de malheur, je suis plein de courses et d'affaires. Je n'ai pas besoin de vous dire que le ridicule de la douleur me fait plus de mal que la douleur.

J'irai vous voir dans peu de jours,—mais quand toutefois je ne boiterai plus, et quand je me sentirai très gai; vous connaissez mes principes.

Il m'est arrivé, relativement à vous, un petit chagrin que je veux vous avouer, parce qu'il est irréparable.—J'avais, vers la fin du mois, avisé deux éventails ou plutôt deux modèles d'éventail empire fort bien peints,—dont l'un, le tableau de Thésée et Hippolyte, de Guérin;—je me proposais de vous les offrir, connaissant votre passion pour les choses de cette époque. Mais je me figure à tort que personne n'a les mêmes idées que moi et que les choses doivent m'attendre interminablement dans les boutiques. À mon retour, ils avaient disparu.

Je vous remercie de tout mon cœur des excellents conseils littéraires que vous m'adressez. Ils sont excellents (abstractivement et généralement), surtout parce qu'ils viennent d'un excellent cœur; mais je vous assure que, dans le cas présent, ils ont tort. Avant de faire mon installation définitive, il faut bien que je me débarrasse de tout ce que je ne pourrai pas faire là-bas.

Amitiés à Mosselmann.

All yours.

Dimanche, 2 Mai 1858.

Voilà, ma chère amie, le petit livre dont je vous avais parlé et qui vous amusera, j'en suis sûr.

Que vous avez été méchante de ne pas même me laisser le temps de vous remercier de toute la joie que j'ai trouvée dimanche et hier auprès de vous!

Votre extraordinaire Madame Nieri a commis en me quittant un enfantillage digne d'une étrangère. Avant que j'eusse eu le temps de donner mon adresse au cocher, elle s'était avisée de le payer, et, comme je me fâchais, elle a dit: Il est trop tard, c'est fait!—et puis, avec une vitesse aussi extraordinaire qu'elle, elle s'est élancée, elle et ses jupes, dans le grand escalier de l'hôtel.

Tout à vous.—Je vous embrasse comme un très ancien camarade que j'aimerai toujours. (Le mot camarade est un mensonge; il est trop vulgaire, et il n'est pas assez tendre.)


III

À JEANNE DUVAL

Honfleur, 17 Décembre 1859.

Ma chère fille,

Il ne faut pas m'en vouloir si j'ai brusquement quitté Paris sans avoir été te chercher, pour te divertir un peu. Tu sais combien j'étais exténué par l'inquiétude. De plus, ma mère, qui savait que sur ma terrible échéance de 5,000 fr. il y avait 2,000 fr. payables à Honfleur, me tourmentait beaucoup. D'ailleurs, elle s'ennuie. Tout s'est arrangé heureusement, mais figure-toi que la veille il manquait 1.600 fr. De Calonne s'est conduit très généreusement et nous a tirés d'affaire. Je te jure que je vais revenir dans quelques jours; il faut que je m'entende avec Malassis, et d'ailleurs j'ai laissé tous mes cartons à l'Hôtel. Désormais, je ne veux plus faire à Paris de ces énormes séjours qui me coûtent tant d'argent. Il vaut mieux pour moi venir souvent et ne rester que quelques jours. En attendant, comme je puis rester une semaine absent, et que je ne veux pas que dans ton état tu restes privée d'argent, même un jour, adresse-toi à M. Ancelle. Je sais que je suis un peu en avance sur l'année prochaine, mais tu sais que malgré ses hésitations il est assez généreux. Cette petite somme te suffira pour m'attendre, et les environs du Jour de l'An m'apporteront de l'argent. Mets donc ce billet dans une nouvelle enveloppe, et, puisque tu n'as pas le courage d'écrire de la main gauche, fais écrire l'adresse par ta domestique.

J'ai trouvé un logement transformé. Et ma mère, qui ne peut pas rester une minute en repos, a arrangé et embelli (elle a cru embellir) mon logement.

Je vais donc revenir, et si, comme je le crois, je suis doué de quelque argent, je tâcherai de t'amuser.

Avec ces chemins glissants, ne sors pas sans être accompagnée.

Ne perds pas mes vers et mes articles.


IV

À CHARLES ASSELINEAU

Jeudi, 13 Mars 1856.

Mon cher ami.

Puisque les rêves vous amusent, en voilà un qui, j'en suis sûr, ne vous déplaira pas. Il est 5 h. du matin, il est donc tout chaud. Remarquez que ce n'est qu'un des mille échantillons des rêves dont je suis assiégé, et je n'ai pas besoin de vous dire que leur singularité complète, leur caractère général qui est d'être absolument étrangers à mes occupations ou à mes aventures passionnelles, me poussent toujours à croire qu'ils sont un langage hiéroglyphique, dont je n'ai pas la clef.

Il était (dans mon rêve) 2 ou 3 h. du matin, et je me promenais seul dans les rues. Je rencontre Castille, qui avait, je crois, plusieurs courses à faire, et je lui dis que je l'accompagnerai et que je profiterai de la voiture pour faire une course personnelle. Nous prenons donc une voiture. Je considérais comme un devoir d'offrir à la maîtresse d'une grande maison de prostitution un livre de moi qui venait de paraître. En regardant mon livre, que je tenais à la main, il se trouva que c'était un livre obscène, ce qui m'expliqua la nécessité d'offrir cet ouvrage à cette femme. De plus, dans mon esprit, cette nécessité était au fond un prétexte, une occasion de b***, en passant, une des filles de la maison; ce qui implique que, sans la nécessité d'offrir le livre, je n'aurais pas osé aller dans une pareille maison.

Je ne dis rien de tout cela à Castille, je fais arrêter la voiture à la porte de cette maison, et je laisse Castille dans la voiture, me promettant de ne pas le faire attendre longtemps.

Aussitôt après avoir sonné et être entré, je m'aperçois que ma *** pend par la fente de mon pantalon déboutonné, et je juge qu'il est indécent de me présenter ainsi (même dans un pareil endroit). De plus, me sentant les pieds très mouillés, je m'aperçois que j'ai les pieds nus, et que je les ai posés dans un mare humide, au bas de l'escalier. Bah! me dis-je, je les laverai avant de b*** et avant de sortir de la maison. Je monte.—À partir de ce moment, il n'est plus question du livre.

Je me trouve dans de vastes galeries, communiquant ensemble,—mal éclairées,—d'un caractère triste et fané,—comme les vieux cafés, les anciens cabinets de lecture, ou les vilaines maisons de jeu. Les filles, éparpillées à travers ces vastes galeries, causent avec des hommes, parmi lesquels je vois des collégiens.—Je me sens très triste et très intimidé; je crains qu'on ne voie mes pieds. Je les regarde, je m'aperçois qu'il y en a un qui porte un soulier.—Quelque temps après, je m'aperçois qu'ils sont chaussés tous deux.—Ce qui me frappe, c'est que les murs de ces vastes galeries sont ornés de dessins de toutes sortes, dans des cadres. Tous ne sont pas obscènes. Il y a même des dessins d'architecture et des figures égyptiennes. Comme je me sens de plus en plus intimidé, et que je n'ose pas aborder une fille, je m'amuse à examiner minutieusement tous les dessins.

Dans une partie reculée d'une de ces galeries, je trouve une série très singulière.—Dans une foule de petits cadres, je vois des dessins, des miniatures, des épreuves photographiques. Cela représente des oiseaux coloriés, avec des plumages très brillants, dont l'œil est vivant. Quelquefois, il n'y a que des moitiés d'oiseaux.—Cela représente quelquefois des images d'êtres bizarres, monstrueux, presque amorphes, comme des aérolithes.—Dans un coin de chaque dessin, il y a une note: La fille une telle, âgée de ***, a donné le jour à ce fœtus, en telle année. Et d'autres notes de ce genre.

La réflexion me vient que ce genre de dessin est bien peu fait pour donner des idées d'amour.

Une autre réflexion est celle-ci: Il n'y a vraiment dans le monde qu'un seul journal, et c'est Le Siècle, qui puisse être assez bête pour ouvrir une maison de prostitution, et pour y mettre en même temps une espèce de musée médical. En effet, me dis-je soudainement, c'est Le Siècle qui a fait les fonds de cette spéculation de b***, et le musée médical s'explique par sa manière de progrès, de science, de diffusion des lumières.—Alors, je réfléchis que la bêtise et la sottise modernes ont leur utilité mystérieuse, et que, souvent, ce qui a été fait pour le mal, par une mécanique spirituelle, tourne pour le bien. J'admire en moi-même la justesse de mon esprit philosophique.

Mais, parmi tous ces êtres, il y en a un qui a vécu. C'est un monstre né dans la maison, et qui se tient éternellement sur un piédestal. Quoique vivant, il fait donc partie du musée. Il n'est pas laid. Sa figure est même jolie, très basanée, d'une couleur orientale. Il y a en lui beaucoup de rose et de vert. Il se tient accroupi, mais dans une position bizarre et contournée. Il y a de plus quelque chose de noirâtre qui tourne plusieurs fois autour de lui, et autour de ses membres, comme un gros serpent. Je lui demande ce que c'est; il me dit que c'est un appendice monstrueux qui lui part de la tête, quelque chose d'élastique comme du caoutchouc, et si long, si long, que, s'il le roulait sur sa tête comme une queue de cheveux, cela serait beaucoup trop lourd, et absolument impossible à porter;—que, dès lors, il est obligé de le rouler autour de ses membres, ce qui, d'ailleurs, fait un plus bel effet. Je cause longuement avec le monstre. Il me fait part de ses ennuis et de ses chagrins. Voilà plusieurs années qu'il est obligé de se tenir dans cette salle, sur ce piédestal, pour la curiosité du public. Mais son principal ennui, c'est à l'heure du souper. Étant un être vivant, il est obligé de souper avec les filles de l'établissement,—de marcher en chancelant, avec son appendice de caoutchouc, jusqu'à la salle du souper,—où il lui faut le garder roulé autour de lui, ou le placer comme un paquet de cordes sur une chaise, car, s'il le laissait trainer par terre, cela lui renverserait la tête en arrière.

De plus, il est obligé, lui, petit et ramassé, de manger à côté d'une fille grande et bien faite.—Il me donne du reste toutes ces explications sans amertume.—Je n'ose pas le toucher,—mais je m'intéresse à lui.

En ce moment,—(ceci n'est plus du rêve),—ma femme fait du bruit avec un meuble dans la chambre, ce qui me réveille.—Je me réveille fatigué, brisé, moulu par le dos, les jambes, et les hanches.—Je présume que je dormais dans la position contournée du monstre.

J'ignore si tout cela vous paraîtra aussi drôle qu'à moi. Le bon Minot serait fort empêché, je présume, d'y trouver une adaptation morale.

Tout à vous.


TABLE DES MATIÈRES

BAUDELAIRE PAR ÉDOUARD MANET, 1895
FAC-SIMILE D'UNE PAGE DU CARNET DE BAUDELAIRE
LA VIE AMOUREUSE DE BAUDELAIRE
JEANNE DUVAL PAR BAUDELAIRE
FAC-SIMILE D'UNE PAGE DU CARNET DE BAUDELAIRE
DE L'AMOUR
FAC-SIMILE D'UNE PAGE DU CARNET DE BAUDELAIRE
LETTRES DE BAUDELAIRE

(Baudelaire par Manet et Jeanne Duval par Baudelaire.
Source: Charles Baudelaire, A Study by Arthur Symons.
Also available at Project Gutenberg.—Transcribers' note.)

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