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De l'origine des espèces

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Nous comprendrons mieux l'application de la loi de la sélection naturelle en prenant pour exemple un pays soumis à quelques légers changements physiques, un changement climatérique, par exemple. Le nombre proportionnel de ses habitants change presque immédiatement aussi, et il est probable que quelques espèces s'éteignent. Nous pouvons conclure de ce que nous avons vu relativement aux rapports complexes et intimes qui relient les uns aux autres les habitants de chaque pays, que tout changement dans la proportion numérique des individus d'une espèce affecte sérieusement toutes les autres espèces, sans parler de l'influence exercée par les modifications du climat. Si ce pays est ouvert, de nouvelles formes y pénètrent certainement, et cette immigration tend encore à troubler les rapports mutuels de ses anciens habitants. Qu'on se rappelle, à ce sujet, quelle a toujours été l'influence de l'introduction d'un seul arbre ou d'un seul mammifère dans un pays. Mais s'il s'agit d'une île, ou d'un pays entouré en partie de barrières infranchissables, dans lequel, par conséquent, de nouvelles formes mieux adaptées aux modifications du climat ne peuvent pas facilement pénétrer, il se trouve alors, dans l'économie de la nature, quelque place qui serait mieux remplie si quelques-uns des habitants originels se modifiaient de façon ou d'autre, puisque, si le pays était ouvert, ces places seraient prises par les immigrants. Dans ce cas de légères modifications, favorables à quelque degré que ce soit aux individus d'une espèce, en les adaptant mieux à de nouvelles conditions ambiantes, tendraient à se perpétuer, et la sélection naturelle aurait ainsi des matériaux disponibles pour commencer son oeuvre de perfectionnement.

Nous avons de bonnes raisons de croire, comme nous l'avons démontré dans le premier chapitre, que les changements des conditions d'existence tendent à augmenter la faculté à la variabilité. Dans les cas que nous venons de citer, les conditions d'existence ayant changé, le terrain est donc favorable à la sélection naturelle, car il offre plus de chances pour la production de variations avantageuses, sans lesquelles la sélection naturelle ne peut rien. Il ne faut jamais oublier que, dans le terme variation, je comprends les simples différences individuelles. L'homme peut amener de grands changements chez ses animaux domestiques et chez ses plantes cultivées, en accumulant les différences individuelles dans une direction donnée; la sélection naturelle peut obtenir les mêmes résultats, mais beaucoup plus facilement, parce que son action peut s'étendre sur un laps de temps beaucoup plus considérable. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'il faille de grands changements physiques tels que des changements climatériques, ou qu'un pays soit particulièrement isolé et à l'abri de l'immigration, pour que des places libres se produisent et que la sélection naturelle les fasse occuper en améliorant quelques-uns des organismes variables. En effet, comme tous les habitants de chaque pays luttent à armes à peu près égales, il peut suffire d'une modification très légère dans la conformation ou dans les habitudes d'une espèce pour lui donner l'avantage sur toutes les autres. D'autres modifications de la même nature pourront encore accroître cet avantage, aussi longtemps que l'espèce se trouvera dans les mêmes conditions d'existence et jouira des mêmes moyens pour se nourrir et pour se défendre. On ne pourrait citer aucun pays dont les habitants indigènes soient actuellement si parfaitement adaptés les uns aux autres, si absolument en rapport avec les conditions physiques qui les entourent, pour ne laisser place à aucun perfectionnement; car, dans tous les pays, les espèces natives ont été si complètement vaincues par des espèces acclimatées, qu'elles ont laissé quelques-unes de ces étrangères prendre définitivement possession du sol. Or, les espèces étrangères ayant ainsi, dans chaque pays, vaincu quelques espèces indigènes, on peut en conclure que ces dernières auraient pu se modifier avec avantage, de façon à mieux résister aux envahisseurs.

Puisque l'homme peut obtenir et a certainement obtenu de grands résultats par ses moyens méthodiques et inconscients de sélection, où s'arrête l'action de la sélection naturelle? L'homme ne peut agir que sur les caractères extérieurs et visibles. La nature, si l'on veut bien me permettre de personnifier sous ce nom la conservation naturelle ou la persistance du plus apte, ne s'occupe aucunement des apparences, à moins que l'apparence n'ait quelque utilité pour les êtres vivants. La nature peut agir sur tous les organes intérieurs, sur la moindre différence d'organisation, sur le mécanisme vital tout entier. L'homme n'a qu'un but: choisir en vue de son propre avantage; la nature, au contraire, choisit pour l'avantage de l'être lui-même. Elle donne plein exercice aux caractères qu'elle choisit, ce qu'implique le fait seul de leur sélection. L'homme réunit dans un même pays les espèces provenant de bien des climats différents; il exerce rarement d'une façon spéciale et convenable les caractères qu'il a choisis; il donne la même nourriture aux pigeons à bec long et aux pigeons à bec court; il n'exerce pas de façon différente le quadrupède à longues pattes et à courtes pattes; il expose aux mêmes influences climatériques les moutons à longue laine et ceux à laine courte. Il ne permet pas aux mâles les plus vigoureux de lutter pour la possession des femelles. Il ne détruit pas rigoureusement tous les individus inférieurs; il protège, au contraire, chacun d'eux, autant qu'il est en son pouvoir, pendant toutes les saisons. Souvent il commence la sélection en choisissant quelques formes à demi monstrueuses, ou, tout au moins, en s'attachant à quelque modification assez apparente pour attirer son attention ou pour lui être immédiatement utile. À l'état de nature, au contraire la plus petite différence de conformation ou de constitution peut suffire à faire pencher la balance dans la lutte pour l'existence et se perpétuer ainsi. Les désirs et les efforts de l'homme sont si changeants! sa vie est si courte! Aussi, combien doivent être imparfaits les résultats qu'il obtient, quand on les compare à ceux que peut accumuler la nature pendant de longues périodes géologiques! Pouvons-nous donc nous étonner que les caractères des productions de la nature soient beaucoup plus franchement accusés que ceux des races domestiques de l'homme? Quoi d'étonnant à ce que ces productions naturelles soient infiniment mieux adaptées aux conditions les plus complexes de l'existence, et qu'elles portent en tout le cachet d'une oeuvre bien plus complète?

On peut dire, par métaphore, que la sélection naturelle recherche, à chaque instant et dans le monde entier, les variations les plus légères; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont utiles; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dès que l'occasion s'en présente, pour améliorer tous les êtres organisés relativement à leurs conditions d'existence organiques et inorganiques. Ces lentes et progressives transformations nous échappent jusqu'à ce que, dans le cours des âges, la main du temps les ait marquées de son empreinte, et alors nous nous rendons si peu compte des longues périodes géologiques écoulées, que nous nous contentons de dire que les formes vivantes sont aujourd'hui différentes de ce qu'elles étaient autrefois.

Pour que des modifications importantes se produisent dans une espèce, il faut qu'une variété une fois formée présente de nouveau, après de longs siècles peut-être, des différences individuelles participant à la nature utile de celles qui se sont présentées d'abord; il faut, en outre, que ces différences se conservent et se renouvellent encore. Des différences individuelles de la même nature se reproduisent constamment; il est donc à peu près certain que les choses se passent ainsi. Mais, en somme, nous ne pouvons affirmer ce fait qu'en nous assurant si cette hypothèse concorde avec les phénomènes généraux de la nature et les explique. D'autre part, la croyance générale que la somme des variations possibles est une quantité strictement limitée, est aussi une simple assertion hypothétique.

Bien que la sélection naturelle ne puisse agir qu'en vue de l'avantage de chaque être vivant, il n'en est pas moins vrai que des caractères et des conformations, que nous sommes disposés à considérer comme ayant une importance très secondaire, peuvent être l'objet de son action. Quand nous voyons les insectes qui se nourrissent de feuilles revêtir presque toujours une teinte verte, ceux qui se nourrissent d'écorce une teinte grisâtre, le ptarmigan des Alpes devenir blanc en hiver et le coq de bruyère porter des plumes couleur de bruyère, ne devons-nous pas croire que les couleurs que revêtent certains oiseaux et certains insectes leur sont utiles pour les garantir du danger? Le coq de bruyère se multiplierait innombrablement s'il n'était pas détruit à quelqu'une des phases de son existence, et on sait que les oiseaux de proie lui font une chasse active; les faucons, doués d'une vue perçante, aperçoivent leur proie de si loin, que, dans certaines parties du continent, on n'élève pas de pigeons blancs parce qu'ils sont exposés à trop de dangers. La sélection naturelle pourrait donc remplir son rôle en donnant à chaque espèce de coq de bruyère une couleur appropriée au pays qu'il habite, en conservant et en perpétuant cette couleur dès qu'elle est acquise. Il ne faudrait pas penser non plus que la destruction accidentelle d'un animal ayant une couleur particulière ne puisse produire que peu d'effets sur une race. Nous devons nous rappeler, en effet, combien il est essentiel dans un troupeau de moutons blancs de détruire les agneaux qui ont la moindre tache noire. Nous avons vu que la couleur des cochons qui, en Virginie, se nourrissent de certaines racines, est pour eux une cause de vie ou de mort. Chez les plantes, les botanistes considèrent le duvet du fruit et la couleur de la chair comme des caractères très insignifiants; cependant, un excellent horticulteur, Downing, nous apprend qu'aux États-Unis les fruits à peau lisse souffrent beaucoup plus que ceux recouverts de duvet des attaques d'un insecte, le curculio; que les prunes pourprées sont beaucoup plus sujettes à certaines maladies que les prunes jaunes; et qu'une autre maladie attaque plus facilement les pêches à chair jaune que les pêches à chair d'une autre couleur. Si ces légères différences, malgré le secours de l'art, décident du sort des variétés cultivées, ces mêmes différences doivent évidemment, à l'état de nature, suffire à décider qui l'emportera d'un arbre produisant des fruits à la peau lisse ou à la peau velue, à la chair pourpre ou à la chair jaune; car, dans cet état, les arbres ont à lutter avec d'autres arbres et avec une foule d'ennemis.

Quand nous étudions les nombreux petits points de différence qui existent entre les espèces et qui, dans notre ignorance, nous paraissent insignifiants, nous ne devons pas oublier que le climat, l'alimentation, etc., ont, sans aucun doute, produit quelques effets directs. Il ne faut pas oublier non plus qu'en vertu des lois de la corrélation, quand une partie varie et que la sélection naturelle accumule les variations, il se produit souvent d'autres modifications de la nature la plus inattendue.

Nous avons vu que certaines variations qui, à l'état domestique, apparaissent à une période déterminée de la vie, tendent à réapparaître chez les descendants à la même période. On pourrait citer comme exemples la forme, la taille et la saveur des grains de beaucoup de variétés de nos légumes et de nos plantes agricoles; les variations du ver à soie à l'état de chenille et de cocon; le oeufs de nos volailles et la couleur du duvet de leurs petits; les cornes de nos moutons et de nos bestiaux à l'âge adulte. Or, à l'état de nature, la sélection naturelle peut agir sur certains êtres organisés et les modifier à quelque âge que ce soit par l'accumulation de variations profitables à cet âge et par leur transmission héréditaire à l'âge correspondant. S'il est avantageux à une plante que ses graines soient plus facilement disséminées par le vent, il est aussi aisé à la sélection naturelle de produire ce perfectionnement, qu'il est facile au planteur, par la sélection méthodique, d'augmenter et d'améliorer le duvet contenu dans les gousses de ses cotonniers.

La sélection naturelle peut modifier la larve d'un insecte de façon à l'adapter à des circonstances complètement différentes de celles où devra vivre l'insecte adulte. Ces modifications pourront même affecter, en vertu de la corrélation, la conformation de l'adulte. Mais, inversement, des modifications dans la conformation de l'adulte peuvent affecter la conformation de la larve. Dans tous les cas, la sélection naturelle ne produit pas de modifications nuisibles à l'insecte, car alors l'espèce s'éteindrait.

La sélection naturelle peut modifier la conformation du jeune relativement aux parents et celle des parents relativement aux jeunes. Chez les animaux vivant en société, elle transforme la conformation de chaque individu de telle sorte qu'il puisse se rendre utile à la communauté, à condition toutefois que la communauté profite du changement. Mais ce que la sélection naturelle ne saurait faire, c'est de modifier la structure d'une espèce sans lui procurer aucun avantage propre et seulement au bénéfice d'une, autre espèce. Or, quoique les ouvrages sur l'histoire naturelle rapportent parfois de semblables faits, je n'en ai pas trouvé un seul qui puisse soutenir l'examen. La sélection naturelle peut modifier profondément une conformation qui ne serait très utile qu'une fois pendant la vie d'un animal, si elle est importante pour lui. Telles sont, par exemple, les grandes mâchoires que possèdent certains insectes et qu'ils emploient exclusivement pour ouvrir leurs cocons, ou l'extrémité cornée du bec des jeunes oiseaux qui les aide à briser l'oeuf pour en sortir. On affirme que, chez les meilleures espèces de pigeons culbutants à bec court, il périt dans l'oeuf plus de petits qu'il n'en peut sortir; aussi les amateurs surveillent-ils le moment de l'éclosion pour secourir les petits s'il en est besoin. Or, si la nature voulait produire un pigeon à bec très court pour l'avantage de cet oiseau, la modification serait très lente et la sélection la plus rigoureuse se ferait dans l'oeuf, et ceux-là seuls survivraient qui auraient le bec assez fort, car tous ceux à bec faible périraient inévitablement; ou bien encore, la sélection naturelle agirait pour produire des coquilles plus minces, se cassant plus facilement, car l'épaisseur de la coquille est sujette à la variabilité comme toutes les autres structures.

Il est peut-être bon de faire remarquer ici qu'il doit y avoir, pour tous les êtres, de grandes destructions accidentelles qui n'ont que peu ou pas d'influence sur l'action de la sélection naturelle. Par exemple, beaucoup d'oeufs ou de graines sont détruits chaque année; or, la sélection naturelle ne peut les modifier qu'autant qu'ils varient de façon à échapper aux attaques de leurs ennemis. Cependant, beaucoup de ces oeufs ou de ces gaines auraient pu, s'ils n'avaient pas été détruits, produire des individus mieux adaptés aux conditions ambiantes qu'aucun de ceux qui ont survécu. En outre, un grand nombre d'animaux ou de plantes adultes, qu'ils soient ou non les mieux adaptés aux conditions ambiantes, doivent annuellement périr, en raison de causes accidentelles, qui ne seraient en aucune façon mitigées par des changements de conformation ou de constitution avantageux à l'espèce sous tous les autres rapports. Mais, quelque considérable que soit cette destruction des adultes, peu importe, pourvu que le nombre des individus qui survivent dans une région quelconque reste assez considérable — peu importe encore que la destruction des oeufs ou des graines soit si grande, que la centième ou même la millième partie se développe seule, — il n'en est pas moins vrai que les individus les plus aptes, parmi ceux qui survivent, en supposant qu'il se produise chez eux des variations dans une direction avantageuse, tendent à se multiplier en plus grand nombre que les individus moins aptes. La sélection naturelle ne pourrait, sans doute, exercer son action dans certaines directions avantageuses, si le nombre des individus se trouvait considérablement diminué par les causes que nous venons d'indiquer, et ce cas a dû se produire souvent; mais ce n'est pas là une objection valable contre son efficacité à d'autres époques et dans d'autres circonstances. Nous sommes loin, en effet, de pouvoir supposer que beaucoup d'espèces soient soumises à des modifications et à des améliorations à la même époque et dans le même pays.

SÉLECTION SEXUELLE.

À l'état domestique, certaines particularités apparaissent souvent chez l'un des sexes et deviennent héréditaires chez ce sexe; il en est de même à l'état de nature. Il est donc possible que la sélection naturelle modifie les deux sexes relativement aux habitudes différentes de l'existence, comme cela arrive quelquefois, ou qu'un seul sexe se modifie relativement à l'autre sexe, ce qui arrive très souvent. Ceci me conduit à dire quelques mots de ce que j'ai appelé la sélection sexuelle. Cette forme de sélection ne dépend pas de la lutte pour l'existence avec d'autres êtres organisés, ou avec les conditions ambiantes, mais de la lutte entre les individus d'un sexe, ordinairement les mâles, pour s'assurer la possession de l'autre sexe. Cette lutte ne se termine pas par la mort du vaincu, mais par le défaut ou par la petite quantité de descendants. La sélection sexuelle est donc moins rigoureuse que la sélection naturelle. Ordinairement, les mâles les plus vigoureux, c'est-à-dire ceux qui sont le plus aptes à occuper leur place dans la nature, laissent un plus grand nombre de descendants. Mais, dans bien des cas, la victoire ne dépend pas tant de la vigueur générale de l'individu que de la possession d'armes spéciales qui ne se trouvent que chez le mâle. Un cerf dépourvu de bois, ou un coq dépourvu d'éperons, aurait bien peu de chances de laisser de nombreux descendants. La sélection sexuelle, en permettant toujours aux vainqueurs de se reproduire, peut donner sans doute à ceux-ci un courage indomptable, des éperons plus longs, une aile plus forte pour briser la patte du concurrent, à peu près de la même manière que le brutal éleveur de coqs de combat peut améliorer la race par le choix rigoureux de ses plus beaux adultes. Je ne saurais dire jusqu'où descend cette loi de la guerre dans l'échelle de la nature. On dit que les alligators mâles se battent, mugissent, tournent en cercle, comme le font les Indiens dans leurs danses guerrières, pour s'emparer des femelles; on a vu des saumons mâles se battre pendant des journées entières; les cerfs volants mâles portent quelquefois la trace des blessures que leur ont faites les larges mandibules d'autres mâles; M. Fabre, cet observateur inimitable, a vu fréquemment certains insectes hyménoptères mâles se battre pour la possession d'une femelle qui semble rester spectatrice indifférente du combat et qui, ensuite, part avec le vainqueur. La guerre est peut-être plus terrible encore entre les mâles des animaux polygames, car ces derniers semblent pourvus d'armes spéciales. Les animaux carnivores mâles semblent déjà bien armés, et cependant la sélection naturelle peut encore leur donner de nouveaux moyens de défense, tels que la crinière au lion et la mâchoire à crochet au saumon mâle, car le bouclier peut être aussi important que la lance au point de vue de la victoire.

Chez les oiseaux, cette lutte revêt souvent un caractère plus pacifique. Tous ceux qui ont étudié ce sujet ont constaté une ardente rivalité chez les mâles de beaucoup d'espèces pour attirer les femelles par leurs chants. Les merles de roche de la Guyane, les oiseaux de paradis, et beaucoup d'autres encore, s'assemblent en troupes; les mâles se présentent successivement; ils étalent avec le plus grand soin, avec le plus d'effet possible, leur magnifique plumage; ils prennent les poses les plus extraordinaires devant les femelles, simples spectatrices, qui finissent par choisir le compagnon le plus agréable. Ceux qui ont étudié avec soin les oiseaux en captivité savent que, eux aussi, sont très susceptibles de préférences et d'antipathies individuelles: ainsi, sir R. Heron a remarqué que toutes les femelles de sa volière aimaient particulièrement un certain paon panaché. Il n'est impossible d'entrer ici dans tous les détails qui seraient nécessaires; mais, si l'homme réussit à donner en peu de temps l'élégance du port et la beauté du plumage à nos coqs Bantam, d'après le type idéal que nous concevons pour cette espèce, je ne vois pas pourquoi les oiseaux femelles ne pourraient pas obtenir un résultat semblable en choisissant, pendant des milliers de générations, les mâles qui leur paraissent les plus beaux, ou ceux dont la voix est la plus mélodieuse. On peut expliquer, en partie, par l'action de la sélection sexuelle quelques lois bien connues relatives au plumage des oiseaux mâles et femelles comparé au plumage des petits, par des variations se présentant à différents âges et transmises soit aux mâles seuls, soit aux deux sexes, à l'âge correspondant; mais l'espace nous manque pour développer ce sujet.

Je crois donc que, toutes les fois que les mâles et les femelles d'un animal quel qu'il soit ont les mêmes habitudes générales d'existence, mais qu'ils diffèrent au point de vue de la conformation, de la couleur ou de l'ornementation, ces différences sont principalement dues à la sélection sexuelle; c'est-à-dire que certains mâles ont eu, pendant une suite non interrompue de générations, quelques légers avantages sur d'autres mâles, provenant soit de leurs armes, soit de leurs moyens de défense, soit de leur beauté ou de leurs attraits, avantages qu'ils ont transmis exclusivement à leur postérité mâle. Je ne voudrais pas cependant attribuer à cette cause toutes les différences sexuelles; nous voyons, en effet, chez nos animaux domestiques, se produire chez les mâles des particularités qui ne semblent pas avoir été augmentées par la sélection de l'homme. La touffe de poils sur le jabot du dindon sauvage ne saurait lui être d'aucun avantage, il est douteux même qu'elle puisse lui servir d'ornement aux yeux de la femelle; si même cette touffe de poils avait apparu à l'état domestique, on l'aurait considérée comme une monstruosité.

EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE OU DE LA PERSISTANCE DU PLUS APTE.

Afin de bien faire comprendre de quelle manière agit, selon moi, la sélection naturelle, je demande la permission de donner un ou deux exemples imaginaires. Supposons un loup qui se nourrisse de différents animaux, s'emparant des uns par la ruse, des autres par la force, d'autres, enfin, par l'agilité. Supposons encore que sa proie la plus rapide, le daim par exemple, ait augmenté en nombre à la suite de quelques changements survenus dans le pays, ou que les autres animaux dont il se nourrit ordinairement aient diminué pendant la saison de l'année où le loup est le plus pressé par la faim. Dans ces circonstances, les loups les plus agiles et les plus rapides ont plus de chance de survivre que les autres; ils persistent donc, pourvu toutefois qu'ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s'en rendre maîtres, à cette époque de l'année ou à toute autre, lorsqu'ils sont forcés de s'emparer d'autres animaux pour se nourrir. Je ne vois pas plus de raison de douter de ce résultat que de la possibilité pour l'homme d'augmenter la vitesse de ses lévriers par une sélection soigneuse et méthodique, ou par cette espèce de sélection inconsciente qui provient de ce que chaque personne s'efforce de posséder les meilleurs chiens, sans avoir la moindre pensée de modifier la race. Je puis ajouter que, selon M. Pierce, deux variétés de loups habitent les montagnes de Catskill, aux États-Unis: l'une de ces variétés, qui affecte un peu la forme du lévrier, se nourrit principalement de daims; l'autre, plus épaisse, aux jambes plus courtes, attaque plus fréquemment les troupeaux.

Il faut observer que, dans l'exemple cité ci-dessus, je parle des loups les plus rapides pris individuellement, et non pas d'une variation fortement accusée qui s'est perpétuée. Dans les éditions précédentes de cet ouvrage, on pouvait croire que je présentais cette dernière alternative comme s'étant souvent produite. Je comprenais l'immense importance des différences individuelles, et cela m'avait conduit à discuter en détail les résultats de la sélection inconsciente par l'homme, sélection qui dépend de la conservation de tous les individus plus ou moins supérieurs et de la destruction des individus inférieurs. Je comprenais aussi que, à l'état de nature, la conservation dune déviation accidentelle de structure, telle qu'une monstruosité, doit être un événement très rare, et que, si cette déviation se conserve d'abord, elle doit tendre bientôt à disparaître, à la suite de croisements avec des individus ordinaires. Toutefois, après avoir lu un excellent article de la North British Review (1867), j'ai mieux compris encore combien il est rare que des variations isolées, qu'elles soient légères ou fortement accusées, puissent se perpétuer. L'auteur de cet article prend pour exemple un couple d'animaux produisant pendant leur vie deux cents petits, sur lesquels, en raison de différentes causes de destruction, deux seulement, en moyenne, survivent pour propager leur espèce. On peut dire, tout d'abord, que c'est là une évaluation très minime pour la plupart des animaux élevés dans l'échelle, mais qu'il n'y a rien d'exagéré pour les organismes inférieurs. L'écrivain démontre ensuite que, s'il naît un seul individu qui varie de façon à lui donner deux chances de plus de vie qu'à tous les autres individus, il aurait encore cependant bien peu de chance de persister. En supposant qu'il se reproduise et que la moitié de ses petits héritant de la variation favorable, les jeunes, s'il faut en croire l'auteur, n'auraient qu'une légère chance de plus pour survivre et pour se reproduire, et cette chance diminuerait à chaque génération successive. On ne peut, je crois, mettre en doute la justesse de ces remarques. Supposons, en effet, qu'un oiseau quelconque puisse se procurer sa nourriture plus facilement, s'il a le bec recourbé; supposons encore qu'un oiseau de cette espèce naisse avec le bec fortement recourbé, et que, par conséquent, il vive facilement; il n'en est pas moins vrai qu'il y aurait peu de chances que ce seul individu perpétuât son espèce à l'exclusion de la forme ordinaire. Mais, s'il en faut juger d'après ce qui se passe chez les animaux à l'état de domesticité, on ne peut pas douter non plus que, si l'on choisit, pendant plusieurs générations, un grand nombre d'individus ayant le bec plus ou moins recourbé, et si l'on détruit un plus grand nombre encore d'individus ayant le bec le plus droit possible, les premiers ne se multiplient facilement.

Toutefois, il ne faut pas oublier que certaines variations fortement accusées, que personne ne songerait à classer comme de simples différences individuelles, se représentent souvent parce que des conditions analogues agissent sur des organismes analogues; nos productions domestiques nous offrent de nombreux exemples de ce fait. Dans ce cas, si l'individu qui a varié ne transmet pas de point en point à ses petits ses caractères nouvellement acquis, il ne leur transmet pas moins, aussi longtemps que les conditions restent les mêmes, une forte tendance à varier de la même manière. On ne peut guère douter non plus que la tendance à varier dans une même direction n'ait été quelquefois si puissante, que tous les individus de la même espèce se sont modifiés de la même façon, sans l'aide d'aucune espèce de sélection, on pourrait, dans tous les cas, citer bien des exemples d'un tiers, d'un cinquième ou même d'un dixième des individus qui ont été affectés de cette façon. Ainsi, Graba estime que, aux îles Feroë, un cinquième environ des Guillemots se compose d'une variété si bien accusée, qu'on l'a classée autrefois comme une espèce distincte, sous le nom d'Uria lacrymans. Quand il en est ainsi, si la variation est avantageuse à l'animal, la forme modifiée doit supplanter bientôt la forme originelle, en vertu de la survivance du plus apte.

J'aurai à revenir sur les effets des croisements au point de vue de l'élimination des variations de toute sorte; toutefois, je peux faire remarquer ici que la plupart des animaux et des plantes aiment à conserver le même habitat et ne s'en éloignent pas sans raison; on pourrait citer comme exemple les oiseaux voyageurs eux- mêmes, qui, presque toujours, reviennent habiter la même localité. En conséquence, toute variété de formation nouvelle serait ordinairement locale dans le principe, ce qui semble, d'ailleurs, être la règle générale pour les variétés à l'état de nature; de telle façon que les individus modifiés de manière analogue doivent bientôt former un petit groupe et tendre à se reproduire facilement. Si la nouvelle variété réussit dans la lutte pour l'existence, elle se propage lentement autour d'un point central; elle lutte constamment avec les individus qui n'ont subi aucun changement, en augmentant toujours le cercle de son action, et finit par les vaincre.

Il n'est peut-être pas inutile de citer un autre exemple un peu plus compliqué de l'action de la sélection naturelle. Certaines plantes sécrètent une liqueur sucrée, apparemment dans le but d'éliminer de leur sève quelques substances nuisibles. Cette sécrétion s'effectue, parfois, à l'aide de glandes placées à la base des stipules chez quelques légumineuses, et sur le revers des feuilles du laurier commun. Les insectes recherchent avec avidité cette liqueur, bien qu'elle se trouve toujours en petite quantité; mais leur visite ne constitue aucun avantage pour la plante. Or, supposons qu'un certain nombre de plantes d'une espèce quelconque sécrètent cette liqueur ou ce nectar à l'intérieur de leurs fleurs. Les insectes en quête de ce nectar se couvrent de pollen et le transportent alors d'une fleur à une autre. Les fleurs de deux individus distincts de la même espèce se trouvent croisées par ce fait; or, le croisement, comme il serait facile de le démontrer, engendre des plants vigoureux, qui ont la plus grande chance de vivre et de se perpétuer. Les plantes qui produiraient les fleurs aux glandes les plus larges, et qui, par conséquent, sécréteraient le plus de liqueur, seraient plus souvent visitées par les insectes et se croiseraient plus souvent aussi; en conséquence, elles finiraient, dans le cours du temps, par l'emporter sur toutes les autres et par former une variété locale. Les fleurs dont les étamines et les pistils seraient placés, par rapport à la grosseur et aux habitudes des insectes qui les visitent, de manière à favoriser, de quelque façon que ce soit, le transport du pollen, seraient pareillement avantagées. Nous aurions pu choisir pour exemple des insectes qui visitent les fleurs en quête du pollen au lieu de la sécrétion sucrée; le pollen ayant pour seul objet la fécondation, il semble, au premier abord, que sa destruction soit une véritable perte pour la plante. Cependant, si les insectes qui se nourrissent de pollen transportaient de fleur en fleur un peu de cette substance, accidentellement d'abord, habituellement ensuite, et que des croisements fussent le résultat de ces transports, ce serait encore un gain pour la plante que les neuf dixièmes de son pollen fussent détruits. Il en résulterait que les individus qui posséderaient les anthères les plus grosses et la plus grande quantité de pollen, auraient plus de chances de perpétuer leur espèce.

Lorsqu'une plante, par suite de développements successifs, est de plus en plus recherchée par les insectes, ceux-ci, agissant inconsciemment, portent régulièrement le pollen de fleur en fleur; plusieurs exemples frappants me permettraient de prouver que ce fait se présente tous les jours. Je n'en citerai qu'un seul, parce qu'il me servira en même temps à démontrer comment peut s'effectuer par degrés la séparation des sexes chez les plantes. Certains Houx ne portent que des fleurs mâles, pourvues d'un pistil rudimentaire et de quatre étamines produisant une petite quantité de pollen; d'autres ne portent que des fleurs femelles, qui ont un pistil bien développé et quatre étamines avec des anthères non développées, dans lesquelles on ne saurait découvrir un seul grain de pollen. Ayant observé un arbre femelle à la distance de 60 mètres d'un arbre mâle, je plaçai sous le microscope les stigmates de vingt fleurs recueillies sur diverses branches; sur tous, sans exception, je constatai la présence de quelques grains de pollen, et sur quelques-uns une profusion. Le pollen n'avait pas pu être transporté par le vent, qui depuis plusieurs jours soufflait dans une direction contraire. Le temps était froid, tempétueux, et par conséquent peu favorable aux visites des abeilles; cependant toutes les fleurs que j'ai examinées avaient été fécondées par des abeilles qui avaient volé d'arbre en arbre, en quête de nectar. Reprenons notre démonstration: dès que la plante est devenue assez attrayante pour les insectes pour que le pollen soit régulièrement transporté de fleur en fleur, une autre série de faits commence à se produire. Aucun naturaliste ne met en doute les avantages de ce qu'on a appelé la division physiologique du travail. On peut en conclure qu'il serait avantageux pour les plantes de produire seulement des étamines sur une fleur ou sur un arbuste tout entier, et seulement des pistils sur une autre fleur ou sur un autre arbuste. Chez les plantes cultivées et placées, par conséquent, dans de nouvelles conditions d'existence, tantôt les organes mâles et tantôt les organes femelles deviennent plus ou moins impuissants. Or, si nous supposons que ceci puisse se produire, à quelque degré que ce soit, à l'état de nature, le pollen étant déjà régulièrement transporté de fleur en fleur et la complète séparation des sexes étant avantageuse au point de vue de la division du travail, les individus chez lesquels cette tendance augmente de plus en plus sont de plus en plus favorisés et choisis, jusqu'à ce qu'enfin la complète séparation des sexes s'effectue. Il nous faudrait trop de place pour démontrer comment, par le dimorphisme ou par d'autres moyens, certainement aujourd'hui en action, s'effectue actuellement la séparation des sexes chez les plantes de diverses espèces. Mais je puis ajouter que, selon Asa Gray, quelques espèces de Houx, dans l'Amérique septentrionale, se trouvent exactement dans une position intermédiaire, ou, pour employer son expression, sont plus ou moins dioïquement polygames.

Examinons maintenant les insectes qui se nourrissent de nectar. Nous pouvons supposer que la plante, dont nous avons vu les sécrétions augmenter lentement par suite d'une sélection continue, est une plante commune, et que certains insectes comptent en grande partie sur son nectar pour leur alimentation. Je pourrais prouver, par de nombreux exemples, combien les abeilles sont économes de leur temps; je rappellerai seulement les incisions qu'elles ont coutume de faire à la base de certaines fleurs pour en atteindre le nectar, alors qu'avec un peu plus de peine elles pourraient y entrer par le sommet de la corolle. Si l'on se rappelle ces faits, on peut facilement croire que, dans certaines circonstances, des différences individuelles dans la courbure ou dans la longueur de la trompe, etc., bien que trop insignifiantes pour que nous puissions les apprécier, peuvent être profitables aux abeilles ou à tout autre insecte, de telle façon que certains individus seraient à même de se procurer plus facilement leur nourriture que certains autres; les sociétés auxquelles ils appartiendraient se développeraient par conséquent plus vire, et produiraient plus d'essaims héritant des mêmes particularités. Les tubes des corolles du trèfle rouge commun et du trèfle incarnat (Trifolium pratense et T. incarnatum) ne paraissent pas au premier abord, différer de longueur; cependant, l'abeille domestique atteint aisément le nectar du trèfle incarnat, mais non pas celui du trèfle commun rouge, qui n'est visité que par les bourdons; de telle sorte que des champs entiers de trèfle rouge offrent en vain à l'abeille une abondante récolte de précieux nectar. Il est certain que l'abeille aime beaucoup ce nectar; j'ai souvent vu moi-même, mais seulement en automne, beaucoup d'abeilles sucer les fleurs par des trous que les bourdons avaient pratiqués à la base du tube. La différence de la longueur des corolles dans les deux espèces de trèfle doit être insignifiante; cependant, elle suffit pour décider les abeilles à visiter une fleur plutôt que l'autre. On a affirmé, en outre, que les abeilles visitent les fleurs du trèfle rouge de la seconde récolte qui sont un peu plus petites. Je ne sais pas si cette assertion est fondée; je ne sais pas non plus si une autre assertion, récemment publiée, est plus fondée, c'est-à-dire que l'abeille de Ligurie, que l'on considère ordinairement comme une simple variété de l'abeille domestique commune, et qui se croise souvent avec elle, peut atteindre et sucer le nectar du trèfle rouge. Quoi qu'il en soit, il serait très avantageux pour l'abeille domestique, dans un pays où abonde cette espèce de trèfle, d'avoir une trompe un peu plus longue ou différemment construite. D'autre part, comme la fécondité de cette espèce de trèfle dépend absolument de la visite des bourdons, il serait très avantageux pour la plante, si les bourdons devenaient rares dans un pays, d'avoir une corolle plus courte ou plus profondément divisée, pour que l'abeille puisse en sucer les fleurs. On peut comprendre ainsi comment il se fait qu'une fleur et un insecte puissent lentement, soit simultanément, soit l'un après l'autre, se modifier et s'adapter mutuellement de la manière la plus parfaite, par la conservation continue de tous les individus présentant de légères déviations de structure avantageuses pour l'un et pour l'autre.

Je sais bien que cette doctrine de la sélection naturelle, basée sur des exemples analogues à ceux que je viens de citer, peut soulever les objections qu'on avait d'abord opposées aux magnifiques hypothèses de sir Charles Lyell, lorsqu'il a voulu expliquer les transformations géologiques par l'action des causes actuelles. Toutefois, il est rare qu'on cherche aujourd'hui à traiter d'insignifiantes les causes que nous voyons encore en action sous nos yeux, quand on les emploie à expliquer l'excavation des plus profondes vallées ou la formation de longues lignes de dunes intérieures. La sélection naturelle n'agit que par la conservation et l'accumulation de petites modifications héréditaires, dont chacune est profitable à l'individu conservé: or, de même que la géologie moderne, quand il s'agit d'expliquer l'excavation d'une profonde vallée, renonce à invoquer l'hypothèse d'une seule grande vague diluvienne, de même aussi la sélection naturelle tend à faire disparaître la croyance à la création continue de nouveaux êtres organisés, ou à de grandes et soudaines modifications de leur structure.

DU CROISEMENT DES INDIVIDUS.

Je dois me permettre ici une courte digression. Quand il s'agit d'animaux et de plantes ayant des sexes séparés, il est évident que la participation de deux individus est toujours nécessaire pour chaque fécondation (à l'exception, toutefois, des cas si curieux et si peu connus de parthénogénèse); mais l'existence de cette loi est loin d'être aussi évidente chez les hermaphrodites. Il y a néanmoins quelque raison de croire que, chez tous les hermaphrodites, deux individus coopèrent, soit accidentellement, soit habituellement, à la reproduction de leur espèce. Cette idée fut suggérée, il y a déjà longtemps, mais de façon assez douteuse, par Sprengel, par Knight et par Kölreuter. Nous verrons tout à l'heure l'importance de cette suggestion; mais je serai obligé de traiter ici ce sujet avec une extrême brièveté, bien que j'aie à ma disposition les matériaux nécessaires pour une discussion approfondie. Tous les vertébrés, tous les insectes et quelques autres groupes considérables d'animaux s'accouplent pour chaque fécondation. Les recherches modernes ont beaucoup diminué le nombre des hermaphrodites supposés, et, parmi les vrais hermaphrodites, il en est beaucoup qui s'accouplent, c'est-à-dire que deux individus s'unissent régulièrement pour la reproduction de l'espèce; or, c'est là le seul point qui nous intéresse. Toutefois, il y a beaucoup d'hermaphrodites qui, certainement, ne s'accouplent habituellement pas, et la grande majorité des plantes se trouve dans ce cas. Quelle raison peut-il donc y avoir pour supposer que, même alors, deux individus concourent à l'acte reproducteur? Comme il m'est impossible d'entrer ici dans les détails, je dois me contenter de quelques considérations générales.

En premier lieu, j'ai recueilli un nombre considérable de faits. J'ai fait moi-même un grand nombre d'expériences prouvant, d'accord avec l'opinion presque universelle des éleveurs, que, chez les animaux et chez les plantes, un croisement entre des variétés différentes ou entre des individus de la même variété, mais d'une autre lignée, rend la postérité qui en naît plus vigoureuse et plus féconde; et que, d'autre part, les reproductions entre proches parents diminuent cette vigueur et cette fécondité. Ces faits si nombreux suffissent à prouver qu'il est une loi générale de la nature tendant à ce qu'aucun être organisé ne se féconde lui-même pendant un nombre illimité de générations, et qu'un croisement avec un autre individu est indispensable de temps à autre, bien que peut-être à de longs intervalles.

Cette hypothèse nous permet, je crois, d'expliquer plusieurs grandes séries de faits tels que le suivant, inexplicable de toute autre façon. Tous les horticulteurs qui se sont occupés de croisements, savent combien l'exposition à l'humidité rend difficile la fécondation d'une fleur; et, cependant, quelle multitude de fleurs ont leurs anthères et leurs stigmates pleinement exposés aux intempéries de l'air! Étant admis qu'un croisement accidentel est indispensable, bien que les anthères et le pistil de la plante soient si rapprochés que la fécondation de l'un par l'autre soit presque inévitable, cette libre exposition, quelque désavantageuse qu'elle soit, peut avoir pour but de permettre librement l'entrée du pollen provenant d'un autre individu. D'autre part, beaucoup de fleurs, comme celles de la grande famille des Papilionacées ou Légumineuses, ont les organes sexuels complètement renfermés; mais ces fleurs offrent presque invariablement de belles et curieuses adaptations en rapport avec les visites des insectes. Les visites des abeilles sont si nécessaires à beaucoup de fleurs de la famille des Papilionacées, que la fécondité de ces dernières diminue beaucoup si l'on empêche ces visites. Or, il est à peine possible que les insectes volent de fleur en fleur sans porter le pollen de l'une à l'autre, au grand avantage de la plante. Les insectes agissent, dans ce cas, comme le pinceau dont nous nous servons, et qu'il suffit, pour assurer la fécondation, de promener sur les anthères d'une fleur et sur les stigmates d'une autre fleur. Mais il ne faudrait pas supposer que les abeilles produisent ainsi une multitude d'hybrides entre des espèces distinctes; car, si l'on place sur le même stigmate du pollen propre à la plante et celui d'une autre espèce, le premier annule complètement, ainsi que l'a démontré Gaertner, l'influence du pollen étranger.

Quand les étamines d'une fleur s'élancent soudain vers le pistil, ou se meuvent lentement vers lui l'une après l'autre, il semble que ce soit uniquement pour mieux assurer la fécondation d'une fleur par elle-même; sans doute, cette adaptation est utile dans ce but. Mais l'intervention des insectes est souvent nécessaire pour déterminer les étamines à se mouvoir, comme Kölreuter l'a démontré pour l'épine-vinette. Dans ce genre, où tout semble disposé pour assurer la fécondation de la fleur par elle-même, on sait que, si l'on plante l'une près de l'autre des formes ou des variétés très voisines, il est presque impossible d'élever des plants de race pure, tant elles se croisent naturellement. Dans de nombreux autres cas, comme je pourrais le démontrer par les recherches de Sprengel et d'autres naturalistes aussi bien que par mes propres observations, bien loin que rien contribue à favoriser la fécondation d'une plante par elle-même, on remarque des adaptations spéciales qui empêchent absolument le stigmate de recevoir le pollen de ses propres étamines. Chez le Lobelia fulgens, par exemple, il y a tout un système, aussi admirable que complet, au moyen duquel les anthères de chaque fleur laissent échapper leurs nombreux granules de pollen avant que le stigmate de la même fleur soit prêt à les recevoir. Or, comme, dans mon jardin tout au moins, les insectes ne visitent jamais cette fleur, il en résulte qu'elle ne produit jamais de graines, bien que j'aie pu en obtenir une grande quantité en plaçant moi-même le pollen d'une fleur sur le stigmate d'une autre fleur. Une autre espèce de Lobélia visitée par les abeilles produit, dans mon jardin, des graines abondantes. Dans beaucoup d'autres cas, bien que nul obstacle mécanique spécial n'empêche le stigmate de recevoir le pollen de la même fleur, cependant, comme Sprengel et plus récemment Hildebrand et d'autres l'ont démontré, et comme je puis le confirmer moi-même, les anthères éclatent avant que le stigmate soit prêt à être fécondé, ou bien, au contraire, c'est le stigmate qui arrive à maturité avant le pollen, de telle sorte que ces prétendues plantes dichogames ont en réalité des sexes séparés et doivent se croiser habituellement. Il en est de même, des plantes réciproquement dimorphes et trimorphes auxquelles nous avons déjà fait allusion. Combien ces faits sont extraordinaires! combien il est étrange que le pollen et le stigmate de la même fleur, bien que placés l'un près de l'autre dans le but d'assurer la fécondation de la fleur par elle-même, soient, dans tant de cas, réciproquement inutiles l'un à l'autre! Comme il est facile d'expliquer ces faits, qui deviennent alors si simples, dans l'hypothèse qu'un croisement accidentel avec un individu distinct est avantageux ou indispensable!

Si on laisse produire des graines à plusieurs variétés de choux, de radis, d'oignons et de quelques autres plantes placées les unes auprès des autres, j'ai observé que la grande majorité des jeunes plants provenant de ces grains sont des métis. Ainsi, j'ai élevé deux cent trente-trois jeunes plants de choux provenant de différentes variétés poussant les unes auprès des autres, et, sur ces deux cent trente-trois plants, soixante-dix-huit seulement étaient de race pure, et encore quelques-uns de ces derniers étaient-ils légèrement altérés. Cependant, le pistil de chaque fleur, chez le chou, est non seulement entouré par six étamines, mais encore par celles des nombreuses autres fleurs qui se trouvent sur le même plant; en outre, le pollen de chaque fleur arrive facilement au stigmate, sans qu'il soit besoin de l'intervention des insectes; j'ai observé, en effet, que des plantes protégées avec soin contre les visites des insectes produisent un nombre complet de siliques. Comment se fait-il donc qu'un si grand nombre des jeunes plants soient des métis? Cela doit provenir de ce que le pollen d'une variété distincte est doué d'un pouvoir fécondant plus actif que le pollen de la fleur elle-même, et que cela fait partie de la loi générale en vertu de laquelle le croisement d'individus distincts de la même espèce est avantageux à la plante. Quand, au contraire, des espèces distinctes se croisent, l'effet est inverse, parce que le propre pollen d'une plante l'emporte presque toujours en pouvoir fécondant sur un pollen étranger; nous reviendrons, d'ailleurs, sur ce sujet dans un chapitre subséquent.

On pourrait faire cette objection que, sur un grand arbre, couvert d'innombrables fleurs, il est presque impossible que le pollen soit transporté d'arbre en arbre, et qu'à peine pourrait-il l'être de fleur en fleur sur le même arbre; or, on ne peut considérer que dans un sens très limité les fleurs du même arbre comme des individus distincts. Je crois que cette objection a une certaine valeur, mais la nature y a suffisamment pourvu en donnant aux arbres une forte tendance à produire des fleurs à sexes séparés. Or, quand les sexes sont séparés, bien que le même arbre puisse produire des fleurs mâles et des fleurs femelles, il faut que le pollen soit régulièrement transporté d'une fleur à une autre, et ce transport offre une chance de plus pour que le pollen passe accidentellement d'un arbre à un autre. J'ai constaté que, dans nos contrées, les arbres appartenant à tous les ordres ont les sexes plus souvent séparés que toutes les autres plantes. À ma demande, le docteur Hooker a bien voulu dresser la liste des arbres de la Nouvelle-Zélande, et le docteur Asa Gray celle des arbres des États-Unis; les résultats ont été tels que je les avais prévus. D'autre part, le docteur Hooker m'a informé que cette règle ne s'applique pas à l'Australie; mais, si la plupart des arbres australiens sont dichogames, le même effet se produit que s'ils portaient des fleurs à sexes séparés. Je n'ai fait ces quelques remarques sur les arbres que pour appeler l'attention sur ce sujet.

Examinons brièvement ce qui se passe chez les animaux. Plusieurs espèces terrestres sont hermaphrodites, telles, par exemple, que les mollusques terrestres et les vers de terre; tous néanmoins s'accouplent. Jusqu'à présent, je n'ai pas encore rencontré un seul animal terrestre qui puisse se féconder lui-même. Ce fait remarquable, qui contraste si vivement avec ce qui se passe chez les plantes terrestres, s'explique facilement par l'hypothèse de la nécessité d'un croisement accidentel; car, en raison de la nature de l'élément fécondant, il n'y a pas, chez l'animal terrestre, de moyens analogues à l'action des insectes et du vent sur les plantes, qui puissent amener un croisement accidentel sans la coopération de deux individus. Chez les animaux aquatiques, il y a, au contraire, beaucoup d'hermaphrodites qui se fécondent eux- mêmes, mais ici les courants offrent un moyen facile de croisements accidentels. Après de nombreuses recherches, faites conjointement avec une des plus hautes et des plus compétentes autorités, le professeur Huxley, il m'a été impossible de découvrir, chez les animaux aquatiques, pas plus d'ailleurs que chez les plantes, un seul hermaphrodite chez lequel les organes reproducteurs fussent si parfaitement internes, que tout accès fût absolument fermé à l'influence accidentelle d'un autre individu, de manière à rendre tout croisement impossible. Les Cirripèdes m'ont longtemps semblé faire exception à cette règle; mais, grâce à un heureux hasard, j'ai pu prouver que deux individus, tous deux hermaphrodites et capables de se féconder eux-mêmes, se croisent cependant quelquefois.

La plupart des naturalistes ont dû être frappés, comme d'une étrange anomalie, du fait que, chez les animaux et chez les plantes, parmi les espèces d'une même famille et aussi d'un même genre, les unes sont hermaphrodites et les autres unisexuelles, bien qu'elles soient très semblables par tous les autres points de leur organisation. Cependant, s'il se trouve que tous les hermaphrodites se croisent de temps en temps, la différence qui existe entre eux et les espèces unisexuelles est fort insignifiante, au moins sous le rapport des fonctions.

Ces différentes considérations et un grand nombre de faits spéciaux que j'ai recueillis, mais que le défaut d'espace m'empêche de citer ici, semblent prouver que le croisement accidentel entre des individus distincts, chez les animaux et chez les plantes, constitue une loi sinon universelle, au moins très générale dans la nature.

CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCTION DE NOUVELLES FORMES PAR LA SÉLECTION NATURELLE.

C'est là un sujet extrêmement compliqué. Une grande variabilité, et, sous ce terme, on comprend toujours les différences individuelles, est évidemment favorable à l'action de la sélection naturelle. La multiplicité des individus, en offrant plus de chances de variations avantageuses dans un temps donné, compense une variabilité moindre chez chaque individu pris personnellement, et c'est là, je crois, un élément important de succès. Bien que la nature accorde de longues périodes au travail de la sélection naturelle, il ne faudrait pas croire, cependant, que ce délai soit indéfini. En effet, tous les êtres organisés luttent pour s'emparer des places vacantes dans l'économie de la nature; par conséquent, si une espèce, quelle qu'elle soit, ne se modifie pas et ne se perfectionne pas aussi vite que ses concurrents, elle doit être exterminée. En outre, la sélection naturelle ne peut agir que si quelques-uns des descendants héritent de variations avantageuses. La tendance au retour vers le type des aïeux peut souvent entraver ou empêcher l'action de la sélection naturelle; mais, d'un autre côté, comme cette tendance n'a pas empêché l'homme de créer, par la sélection, de nombreuses races domestiques, pourquoi prévaudrait-elle contre l'oeuvre de la sélection naturelle?

Quand il s'agit d'une sélection méthodique, l'éleveur choisit, certains sujets pour atteindre un but déterminé; s'il permet à tous les individus de se croiser librement, il est certain qu'il échouera. Mais, quand beaucoup d'éleveurs, sans avoir l'intention de modifier une race, ont un type commun de perfection, et que tous essayent de se procurer et de faire reproduire les individus les plus parfaits, cette sélection inconsciente amène lentement mais sûrement, de grands progrès, en admettant même qu'on ne sépare pas les individus plus particulièrement beaux. Il en est de même à l'état de nature; car, dans une région restreinte, dont l'économie générale présente quelques lacunes, tous les individus variant dans une certaine direction déterminée, bien qu'à des degrés différents, tendent à persister. Si, au contraire, la région est considérable, les divers districts présentent certainement des conditions différentes d'existence; or, si une même espèce est soumise à des modifications dans ces divers districts, les variétés nouvellement formées se croisent sur les confins de chacun d'eux. Nous verrons, toutefois, dans le sixième chapitre de cet ouvrage, que les variétés intermédiaires, habitant des districts intermédiaires, sont ordinairement éliminées, dans un laps de temps plus ou moins considérable, par une des variétés voisines. Le croisement affecte principalement les animaux qui s'accouplent pour chaque fécondation, qui vagabondent beaucoup, et qui ne se multiplient pas dans une proportion rapide. Aussi, chez les animaux de cette nature, les oiseaux par exemple, les variétés doivent ordinairement être confinées dans des régions séparées les unes des autres; or, c'est là ce qui arrive presque toujours. Chez les organismes hermaphrodites qui ne se croisent qu'accidentellement, de même que chez les animaux qui s'accouplent pour chaque fécondation, mais qui vagabondent peu, et qui se multiplient rapidement, une nouvelle variété perfectionnée peut se former vite en un endroit quelconque, petit s'y maintenir et se répandre ensuite de telle sorte que les individus de la nouvelle variété se croisent principalement ensemble. C'est en vertu de ce principe que les horticulteurs préfèrent toujours conserver des graines recueillies sur des massifs considérables de plantes, car ils évitent ainsi les chances de croisement.

Il ne faudrait pas croire non plus que les croisements faciles pussent entraver l'action de la sélection naturelle chez les animaux qui se reproduisent lentement et s'accouplent pour chaque fécondation. Je pourrais citer des faits nombreux prouvant que, dans un même pays, deux variétés d'une même espèce d'animaux peuvent longtemps rester distinctes, soit qu'elles fréquentent ordinairement des régions différentes, soit que la saison de l'accouplement ne soit pas la même pour chacune d'elles, soit enfin que les individus de chaque variété préfèrent s'accoupler les uns avec les autres.

Le croisement joue un rôle considérable dans la nature; grâce à lui les types restent purs et uniformes dans la même espèce ou dans la même variété. Son action est évidemment plus efficace chez les animaux qui s'accouplent pour chaque fécondation; mais nous venons de voir que tous les animaux et toutes les plantes se croisent de temps en temps. Lorsque les croisements n'ont lieu qu'à de longs intervalles, les individus qui en proviennent, comparés à ceux résultant de la fécondation de la plante ou de l'animal par lui-même, sont beaucoup plus vigoureux, beaucoup plus féconds, et ont, par suite, plus de chances de survivre et de propager leur espèce. Si rares donc que soient certains croisements, leur influence doit, après une longue période, exercer un effet puissant sur les progrès de l'espèce. Quant aux êtres organisés placés très bas sur l'échelle, qui ne se propagent pas sexuellement, qui ne s'accouplent pas, et chez lesquels les croisements sont impossibles, l'uniformité des caractères ne peut se conserver chez eux, s'ils restent placés dans les mêmes conditions d'existence, qu'en vertu du principe de l'hérédité et grâce à la sélection naturelle, dont l'action amène la destruction des individus qui s'écartent du type ordinaire. Si les conditions d'existence viennent à changer, si la forme subit des modifications, la sélection naturelle, en conservant des variations avantageuses analogues, peut seule donner aux rejetons modifiés l'uniformité des caractères.

L'isolement joue aussi un rôle important dans la modification des espèces par la sélection naturelle. Dans une région fermée, isolée et peu étendue, les conditions organiques et inorganiques de l'existence sont presque toujours uniformes, de telle sorte que la sélection naturelle tend à modifier de la même manière tous les individus variables de la même espèce. En outre, le croisement avec les habitants des districts voisins se trouve empêché. Moritz Wagner a dernièrement publié, à ce sujet, un mémoire très intéressant; il a démontré que l'isolement, en empêchant les croisements entre les variétés nouvellement formées, a probablement un effet plus considérable que je ne le supposais moi-même. Mais, pour des raisons que j'ai déjà indiquées, je ne puis, en aucune façon, adopter l'opinion de ce naturaliste, quand il soutient que la migration et l'isolement sont les éléments nécessaires à la formation de nouvelles espèces. L'isolement joue aussi un rôle très important après un changement physique des conditions d'existence, tel, par exemple, que modifications de climat, soulèvement du sol, etc., car il empêche l'immigration d'organismes mieux adaptés à ces nouvelles conditions d'existence; il se trouve ainsi, dans l'économie naturelle de la région, de nouvelles places vacantes, qui seront remplies au moyen des modifications des anciens habitants. Enfin, l'isolement assure à une variété nouvelle tout le temps qui lui est nécessaire pour se perfectionner lentement, et c'est là parfois un point important. Cependant, si la région isolée est très petite, soit parce qu'elle est entourée de barrières, soit parce que les conditions physiques y sont toutes particulières, le nombre total de ses habitants sera aussi très peu considérable, ce qui retarde l'action de la sélection naturelle, au point de vue de la sélection de nouvelles espèces, car les chances de l'apparition de variation avantageuses se trouvent diminuées.

La seule durée du temps ne peut rien par elle-même, ni pour ni contre la sélection naturelle. J'énonce cette règle parce qu'on a soutenu à tort que j'accordais à l'élément du temps un rôle prépondérant dans la transformation des espèces, comme si toutes les formes de la vie devaient nécessairement subir des modifications en vertu de quelques lois innées. La durée du temps est seulement importante — et sous ce rapport on ne saurait exagérer cette importance — en ce qu'elle présente plus de chance pour l'apparition de variations avantageuses et en ce qu'elle leur permet, après qu'elles ont fait l'objet de la sélection, de s'accumuler et de se fixer. La durée du temps contribue aussi à augmenter l'action directe des conditions physiques de la vie dans leur rapport avec la constitution de chaque organisme.

Si nous interrogeons la nature pour lui demander la preuve des règles que nous venons de formuler, et que nous considérions une petite région isolée, quelle qu'elle soit, une île océanique, par exemple, bien que le nombre des espèces qui l'habitent soit peu considérable, — comme nous le verrons dans notre chapitre sur la distribution géographique, — cependant la plus grande partie de ces espèces sont endémiques, c'est-à-dire qu'elles ont été produites en cet endroit, et nulle part ailleurs dans le monde. Il semblerait donc, à première vue, qu'une île océanique soit très favorable à la production de nouvelles espèces. Mais nous sommes très exposés à nous tromper, car, pour déterminer si une petite région isolée a été plus favorable qu'une grande région ouverte comme un continent, ou réciproquement, à la production de nouvelles formes organiques, il faudrait pouvoir établir une comparaison entre des temps égaux, ce qu'il nous est impossible de faire.

L'isolement contribue puissamment, sans contredit, à la production de nouvelles espèces; toutefois, je suis disposé à croire qu'une vaste contrée ouverte est plus favorable encore, quand il s'agit de la production des espèces capables de se perpétuer pendant de longues périodes et d'acquérir une grande extension. Une grande contrée ouverte offre non seulement plus de chances pour que des variations avantageuses fassent leur apparition en raison du grand nombre des individus de la même espèce qui l'habitent, mais aussi en raison de ce que les conditions d'existence sont beaucoup plus complexes à cause de la multiplicité des espèces déjà existantes. Or, si quelqu'une de ces nombreuses espèces se modifie et se perfectionne, d'autres doivent se perfectionner aussi dans la même proportion, sinon elles disparaîtraient fatalement. En outre, chaque forme nouvelle, dès qu'elle s'est beaucoup perfectionnée, peut se répandre dans une région ouverte et continue, et se trouve ainsi en concurrence avec beaucoup d'autres formes. Les grandes régions, bien qu'aujourd'hui continues, ont dû souvent, grâce à d'anciennes oscillations de niveau, exister antérieurement à un état fractionné, de telle sorte que les bons effets de l'isolement ont pu se produire aussi dans une certaine mesure. En résumé, je conclus que, bien que les petites régions isolées soient, sous quelques rapports, très favorables à la production de nouvelles espèces, les grandes régions doivent cependant favoriser des modifications plus rapides, et qu'en outre, ce qui est plus important, les nouvelles formes produites dans de grandes régions, ayant déjà remporté la victoire sur de nombreux concurrents, sont celles qui prennent l'extension la plus rapide et qui engendrent un plus grand nombre de variétés et d'espèces nouvelles Ce sont donc celles qui jouent le rôle le plus important dans l'histoire constamment changeante du monde organisé.

Ce principe nous aide, peut-être, à comprendre quelques faits sur lesquels nous aurons à revenir dans notre chapitre sur la distribution géographique; par exemple, le fait que les productions du petit continent australien disparaissent actuellement devant celles du grand continent européo-asiatique. C'est pourquoi aussi les productions continentales se sont acclimatées partout et en si grand nombre dans les îles. Dans une petite île, la lutte pour l'existence a dû être moins ardente, et, par conséquent, les modifications et les extinctions moins importantes. Ceci nous explique pourquoi la flore de Madère, ainsi que le fait remarquer Oswald Heer, ressemble, dans une certaine mesure, à la flore éteinte de l'époque tertiaire en Europe. La totalité de la superficie de tous les bassins d'eau douce ne forme qu'une petite étendue en comparaison de celle des terres et des mers. En conséquence, la concurrence, chez les productions d'eau douce, a dû être moins vive que partout ailleurs; les nouvelles formes ont dû se produire plus lentement, les anciennes formes s'éteindre plus lentement aussi. Or, c'est dans l'eau douce que nous trouvons sept genres de poissons ganoïdes, restes d'un ordre autrefois prépondérant; c'est également dans l'eau douce que nous trouvons quelques-unes des formes les plus anormales que l'on connaisse dans le monde, l'Ornithorhynque et le Lépidosirène, par exemple, qui, comme certains animaux fossiles, constituent jusqu'à un certain point une transition entre des ordres aujourd'hui profondément séparés dans l'échelle de la nature. On pourrait appeler ces formes anormales de véritables fossiles vivants; si elles se sont conservées jusqu'à notre époque, c'est qu'elles ont habité une région isolée, et qu'elles ont été exposées à une concurrence moins variée et, par conséquent, moins vive.

S'il me fallait résumer en quelques mots les conditions avantageuses ou non à la production de nouvelles espèces par la sélection naturelle, autant toutefois qu'un problème aussi complexe le permet, je serais disposé à conclure que, pour les productions terrestres, un grand continent, qui a subi de nombreuses oscillations de niveau, a dû être le plus favorable à la production de nombreux êtres organisés nouveaux, capables de se perpétuer pendant longtemps et de prendre une grande extension. Tant que la région a existé; sous forme de continent, les habitants ont dû être nombreux en espèces et en individus, et, par conséquent, soumis à une ardente concurrence. Quand, à la suite d'affaissements, ce continent s'est subdivisé en nombreuses grandes îles séparées, chacune de ces îles a dû encore contenir beaucoup d'individus de la même espèce, de telle sorte que les croisements ont dû cesser entre les variétés bientôt devenues propres à chaque île. Après des changements physiques de quelque nature que ce soit, toute immigration a dû cesser, de façon que les anciens habitants modifiés ont dû occuper toutes les places nouvelles dans l'économie naturelle de chaque île; enfin, le laps de temps écoulé a permis aux variétés, habitant chaque île, de se modifier complètement et de se perfectionner. Quand, à la suite de soulèvements, les îles se sont de nouveau transformées en un continent, une lutte fort vive a dû recommencer; les variétés les plus favorisées ou les plus perfectionnées ont pu alors s'étendre; les formes moins perfectionnées ont été exterminées, et le continent renouvelé a changé d'aspect au point de vue du nombre relatif de ses différents habitants. Là, enfin, s'ouvre un nouveau champ pour la sélection naturelle, qui tend à perfectionner encore plus les habitants et à produire de nouvelles espèces.

J'admets complètement que la sélection naturelle agit d'ordinaire avec une extrême lenteur. Elle ne peut même agir que lorsqu'il y a, dans l'économie naturelle d'une région, des places vacantes, qui seraient mieux remplies si quelques-uns des habitants subissaient certaines modifications. Ces lacunes ne se produisent le plus souvent qu'à la suite de changements physiques, qui presque toujours s'accomplissent très lentement, et à condition que quelques obstacles s'opposent à l'immigration de formes mieux adaptées. Toutefois, à mesure que quelques-uns des anciens habitants se modifient, les rapports mutuels de presque tous les autres doivent changer. Cela seul suffit à créer des lacunes que peuvent remplir des formes mieux adaptées; mais c'est là une opération qui s'accomplit très lentement. Bien que tous les individus de la même espèce diffèrent quelque peu les uns des autres, il faut souvent beaucoup de temps avant qu'il se produise des variations avantageuses dans les différentes parties de l'organisation; en outre, le libre croisement retarde souvent beaucoup les résultats qu'on pourrait obtenir. On ne manquera pas de m'objecter que ces diverses causes sont plus que suffisantes pour neutraliser l'influence de la sélection naturelle. Je ne le crois pas. J'admets, toutefois, que la sélection naturelle n'agit que très lentement et seulement à de longs intervalles, et seulement aussi sur quelques habitants d'une même région. Je crois, en outre, que ces résultats lents et intermittents concordent bien avec ce que nous apprend la géologie sur le développement progressif des habitants du monde.

Quelque lente pourtant que soit la marche de la sélection naturelle, si l'homme, avec ses moyens limités, peut réaliser tant de progrès en appliquant la sélection artificielle, je ne puis concevoir aucune limite à la somme des changements, de même qu'à la beauté et à la complexité des adaptations de tous les êtres organisés dans leurs rapports les uns avec les autres et avec les conditions physiques d'existence que peut, dans le cours successif des âges, réaliser le pouvoir sélectif de la nature.

LA SÉLECTION NATURELLE AMÈNE CERTAINES EXTINCTIONS.

Nous traiterons plus complètement ce sujet dans le chapitre relatif à la géologie. Il faut toutefois en dire ici quelques mots, parce qu'il se relie de très près à la sélection naturelle. La sélection naturelle agit uniquement au moyen de la conservation des variations utiles à certains égards, variations qui persistent en raison de cette utilité même. Grâce à la progression géométrique de la multiplication de tous les êtres organisés, chaque région contient déjà autant d'habitants qu'elle en peut nourrir; il en résulte que, à mesure que les formes favorisées augmentent en nombre, les formes moins favorisées diminuent et deviennent très rares. La géologie nous enseigne que la rareté est le précurseur de l'extinction. Il est facile de comprendre qu'une forme quelconque, n'ayant plus que quelques représentants, a de grandes chances pour disparaître complètement, soit en raison de changements considérables dans la nature des saisons, soit à cause de l'augmentation temporaire du nombre de ses ennemis. Nous pouvons, d'ailleurs, aller plus loin encore; en effet, nous pouvons affirmer que les formes les plus anciennes doivent disparaître à mesure que des formes nouvelles se produisent, à moins que nous n'admettions que le nombre des formes spécifiques augmente indéfiniment. Or, la géologie nous démontre clairement que le nombre des formes spécifiques n'a pas indéfiniment augmenté, et nous essayerons de démontrer tout à l'heure comment il se fait que le nombre des espèces n'est pas devenu infini sur le globe.

Nous avons vu que les espèces qui comprennent le plus grand nombre d'individus ont le plus de chance de produire, dans un temps donné, des variations favorables. Les faits cités dans le second chapitre nous en fournissent la preuve, car ils démontrent que ce sont les espèces communes, étendues ou dominantes, comme nous les avons appelées, qui présentent le plus grand nombre de variétés. Il en résulte que les espèces rares se modifient ou se perfectionnent moins vite dans un temps donné; en conséquence, elles sont vaincues, dans la lutte pour l'existence, par les descendants modifiés ou perfectionnés des espèces plus communes.

Je crois que ces différentes considérations nous conduisent à une conclusion inévitable: à mesure que de nouvelles espèces se forment dans le cours des temps, grâce à l'action de la sélection naturelle, d'autres espèces deviennent de plus en plus rares et finissent par s'éteindre. Celles qui souffrent le plus, sont naturellement celles qui se trouvent plus immédiatement en concurrence avec les espèces qui se modifient et qui se perfectionnent. Or, nous avons vu, dans le chapitre traitant de la lutte pour l'existence, que ce sont les formes les plus voisines - - les variétés de la même espèce et les espèces du même genre ou de genres voisins — qui, en raison de leur structure, de leur constitution et de leurs habitudes analogues, luttent ordinairement le plus vigoureusement les unes avec les autres; en conséquence, chaque variété ou chaque espèce nouvelle, pendant qu'elle se forme, doit lutter ordinairement avec plus d'énergie avec ses parents les plus proches et tendre à les détruire. Nous pouvons remarquer, d'ailleurs, une même marche d'extermination chez nos productions domestiques, en raison de la sélection opérée par l'homme. On pourrait citer bien des exemples curieux pour prouver avec quelle rapidité de nouvelles races de bestiaux, de moutons et d'autres animaux, ou de nouvelles variétés de fleurs, prennent la place de races plus anciennes et moins perfectionnées. L'histoire nous apprend que, dans le Yorkshire, les anciens bestiaux noirs ont été remplacés par les bestiaux à longues cornes, et que ces derniers ont disparu devant les bestiaux à courtes cornes (je cite les expressions mêmes d'un écrivain agricole), comme s'ils avaient été emportés par la peste.

DIVERGENCE DES CARACTÈRES.

Le principe que je désigne par ce terme a une haute importance, et permet, je crois, d'expliquer plusieurs faits importants. En premier lieu, les variétés, alors même qu'elles sont fortement prononcées, et bien qu'elles aient, sous quelques rapports, les caractères d'espèces — ce qui est prouvé par les difficultés que l'on éprouve, dans bien des cas, pour les classer — diffèrent cependant beaucoup moins les unes des autres que ne le font les espèces vraies et distinctes. Néanmoins, je crois que les variétés sont des espèces en voie de formation, ou sont, comme je les ai appelées, des espèces naissantes. Comment donc se fait-il qu'une légère différence entre les variétés s'amplifie au point de devenir la grande différence que nous remarquons entre les espèces? La plupart des innombrables espèces qui existent dans la nature, et qui présentent des différences bien tranchées, nous prouvent que le fait est ordinaire; or, les variétés, souche supposées d'espèces futures bien définies, présentent des différences légères et à peine indiquées. Le hasard, pourrions- nous dire, pourrait faire qu'une variété différât, sous quelques rapports, de ses ascendants; les descendants de cette variété pourraient, à leur tour, différer de leurs ascendants sous les mêmes rapports, mais de façon plus marquée; cela, toutefois, ne suffirait pas à expliquer les grandes différences qui existent habituellement entre les espèces du même genre.

Comme je le fais toujours, j'ai cherché chez nos productions domestiques l'explication de ce fait. Or, nous remarquons chez elles quelque chose d'analogue. On admettra, sans doute, que la production de races aussi différentes que le sont les bestiaux à courtes cornes et les bestiaux de Hereford, le cheval de course et le cheval de trait, les différentes races de pigeons, etc., n'aurait jamais pu s'effectuer par la seule accumulation, due au hasard, de variations analogues pendant de nombreuses générations successives. En pratique, un amateur remarque, par exemple, un pigeon ayant un bec un peu plus court qu'il n'est usuel; un autre amateur remarque un pigeon ayant un bec long; en vertu de cet axiome que les amateurs n'admettent pas un type moyen, mais préfèrent les extrêmes, ils commencent tous deux (et c'est ce qui est arrivé pour les sous-races du pigeon Culbutant) à choisir et à faire reproduire des oiseaux ayant un bec de plus en plus long ou un bec de plus en plus court. Nous pouvons supposer encore que, à une antique période de l'histoire, les habitants d'une nation ou d'un district aient eu besoin de chevaux rapides, tandis que ceux d'un autre district avaient besoin de chevaux plus lourds et plus forts. Les premières différences ont dû certainement être très légères, mais, dans la suite des temps, en conséquence de la sélection continue de chevaux rapides dans un cas et de chevaux vigoureux dans l'autre, les différences ont dû s'accentuer, et on en est arrivé à la formation de deux sous-races. Enfin, après des siècles, ces deux sous-races se sont converties en deux races distinctes et fixes. À mesure que les différences s'accentuaient, les animaux inférieurs ayant des caractères intermédiaires, c'est- à-dire ceux qui n'étaient ni très rapides ni très forts, n'ont jamais dû être employés à la reproduction, et ont dû tendre ainsi à disparaître. Nous voyons donc ici, dans les productions de l'homme, l'action de ce qu'on peut appeler «le principe de la divergence»; en vertu de ce principe, des différences, à peine appréciables d'abord, augmentent continuellement, et les races tendent à s'écarter chaque jour davantage les unes des autres et de la souche commune.

Mais comment, dira-t-on, un principe analogue peut-il s'appliquer dans la nature? Je crois qu'il peut s'appliquer et qu'il s'applique de la façon la plus efficace (mais je dois avouer qu'il m'a fallu longtemps pour comprendre comment), en raison de cette simple circonstance que, plus les descendants d'une espèce quelconque deviennent différents sous le rapport de la structure, de la constitution et des habitudes, plus ils sont à même de s'emparer de places nombreuses et très différentes dans l'économie de la nature, et par conséquent d'augmenter en nombre.

Nous pouvons clairement discerner ce fait chez les animaux ayant des habitudes simples. Prenons, par exemple, un quadrupède carnivore et admettons que le nombre de ces animaux a atteint, il y a longtemps, le maximum de ce que peut nourrir un pays quel qu'il soit. Si la tendance naturelle de ce quadrupède à se multiplier continue à agir, et que les conditions actuelles du pays qu'il habite ne subissent aucune modification, il ne peut réussir à s'accroître en nombre qu'à condition que ses descendants variables s'emparent de places à présent occupées par d'autres animaux: les uns, par exemple, en devenant capables de se nourrir de nouvelles espèces de proies mortes ou vivantes; les autres, en habitant de nouvelles stations, en grimpant aux arbres, en devenant aquatiques; d'autres enfin, peut-être, en devenant moins carnivores. Plus les descendants de notre animal carnivore se modifient sous le rapport des habitudes et de la structure, plus ils peuvent occuper de places dans la nature. Ce qui s'applique à un animal s'applique à tous les autres et dans tous les temps, à une condition toutefois, c'est qu'il soit susceptible de variations, car autrement la sélection naturelle ne peut rien. Il en est de même pour les plantes. On a prouvé par l'expérience que, si on sème dans un carré de terrain une seule espèce de graminées, et dans un carré semblable plusieurs genres distincts de graminées, il lève dans ce second carré plus de plants, et on récolte un poids plus considérable d'herbages secs que dans le premier. Cette même loi s'applique aussi quand on sème, dans des espaces semblables, soit une seule variété de froment, soit plusieurs variétés mélangées. En conséquence, si une espèce quelconque de graminées varie et que l'on choisisse continuellement les variétés qui diffèrent l'une de l'autre de la même manière, bien qu'à un degré peu considérable, comme le font d'ailleurs les espèces distinctes et les genres de graminées, un plus grand nombre de plantes individuelles de cette espèce, y compris ses descendants modifiés, parviendraient à vivre sur un même terrain. Or, nous savons que chaque espèce et chaque variété de graminées répandent annuellement sur le sol des graines innombrables, et que chacune d'elles, pourrait-on dire, fait tous ses efforts pour augmenter en nombre. En conséquence, dans le cours de plusieurs milliers de générations, les variétés les plus distinctes d'une espèce quelconque de graminées auraient la meilleure chance de réussir, d'augmenter en nombre et de supplanter ainsi les variétés moins distinctes; or, les variétés, quand elles sont devenues très distinctes les unes des autres, prennent le rang d'espèces.

Bien des circonstances naturelles nous démontrent la vérité du principe, qu'une grande diversité de structure peut maintenir la plus grande somme de vie. Nous remarquons toujours une grande diversité chez les habitants d'une région très petite, surtout si cette région est librement ouverte à l'immigration, où, par conséquent, la lutte entre individus doit être très vive. J'ai observé, par exemple, qu'un gazon, ayant une superficie de 3 pieds sur 4, placé, depuis bien des années, absolument dans les mêmes conditions, contenait 20 espèces de plantes appartenant à 18 genres et à 8 ordres, ce qui prouve combien ces plantes différaient les unes des autres. Il en est de même pour les plantes et pour les insectes qui habitent des petits îlots uniformes, ou bien des petits étangs d'eau douce. Les fermiers ont trouvé qu'ils obtiennent de meilleures récoltes en établissant une rotation de plantes appartenant aux ordres les plus différents; or, la nature suit ce qu'on pourrait appeler une «rotation simultanée». La plupart des animaux et des plantes qui vivent tout auprès d'un petit terrain, quel qu'il soit, pourraient vivre sur ce terrain, en supposant toutefois que sa nature n'offrît aucune particularité extraordinaire; on pourrait même dire qu'ils font tous leurs efforts pour s'y porter, mais on voit que, quand la lutte devient très vive, les avantages résultant de la diversité de structure ainsi que des différences d'habitude et de constitution qui en sont la conséquence, font que les habitants qui se coudoient ainsi de plus près appartiennent en règle générale à ce que nous appelons des genres et des ordres différents.

L'acclimatation des plantes dans les pays étrangers, amenée par l'intermédiaire de l'homme, fournit une nouvelle preuve du même principe. On devrait s'attendre à ce que toutes les plantes qui réussissent à s'acclimater dans un pays quelconque fussent ordinairement très voisines des plantes indigènes; ne pense-t-on pas ordinairement, en effet, que ces dernières ont été spécialement créées pour le pays qu'elles habitent et adaptées à ses conditions? On pourrait s'attendre aussi, peut-être, à ce que les plantes acclimatées appartinssent à quelques groupes plus spécialement adaptés à certaines stations de leur nouvelle patrie. Or, le cas est tout diffèrent, et Alphonse de Candolle a fait remarquer avec raison, dans son grand et admirable ouvrage, que les flores, par suite de l'acclimatation, s'augmentent beaucoup plus en nouveaux genres qu'en nouvelles espèces, proportionnellement au nombre des genres et des espèces indigènes. Pour en donner un seul exemple, dans la dernière édition du Manuel de la flore de la partie septentrionale des États-Unis par le docteur Asa Gray, l'auteur indique 260 plantes acclimatées, qui appartiennent à 162 genres. Ceci suffit à prouver que ces plantes acclimatées ont une nature très diverse. Elles diffèrent, en outre, dans une grande mesure, des plantes indigènes; car sur ces 162 genres acclimatés, il n'y en a pas moins de 100 qui ne sont pas indigènes aux États-Unis; une addition proportionnelle considérable a donc ainsi été faite aux genres qui habitent aujourd'hui ce pays.

Si nous considérons la nature des plantes ou des animaux qui, dans un pays quelconque, ont lutté avec avantage avec les habitants indigènes et se sont ainsi acclimatés, nous pouvons nous faire quelque idée de la façon dont les habitants indigènes devraient se modifier pour l'emporter sur leurs compatriotes. Nous pouvons, tout au moins, en conclure que la diversité de structure, arrivée au point de constituer de nouvelles différences génériques, leur serait d'un grand profit.

Les avantages de la diversité de structure chez les habitants d'une même région sont analogues, en un mot, à ceux que présente la division physiologique du travail dans les organes d'un même individu, sujet si admirablement élucidé par Milne-Edwards. Aucun physiologiste ne met en doute qu'un estomac fait pour digérer des matières végétales seules, ou des matières animales seules, tire de ces substances la plus grande somme de nourriture. De même, dans l'économie générale d'un pays quelconque, plus les animaux et les plantes offrent de diversités tranchées les appropriant à différents modes d'existence, plus le nombre des individus capables d'habiter ce pays est considérable. Un groupe d'animaux dont l'organisme présente peu de différences peut difficilement lutter avec un groupe dont les différences sont plus accusées. On pourrait douter, par exemple, que les marsupiaux australiens, divisés en groupes différant très peu les uns des autres, et qui représentent faiblement, comme M. Waterhouse et quelques autres l'ont fait remarquer, nos carnivores, nos ruminants et nos rongeurs, puissent lutter avec succès contre ces ordres si bien développés. Chez les mammifères australiens nous pouvons donc observer la diversification des espèces à un état incomplet de développement.

EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE, PAR SUITE DE LA DIVERGENCE DES CARACTÈRES ET DE L'EXTINCTION, SUR LES DESCENDANTS D'UN ANCÊTRE COMMUN.

Après la discussion qui précède, quelque résumée qu'elle soit, nous pouvons conclure que les descendants modifiés d'une espèce quelconque réussissent d'autant mieux que leur structure est plus diversifiée et qu'ils peuvent ainsi s'emparer de places occupées par d'autres êtres. Examinons maintenant comment ces avantages résultant de la divergence des caractères tendent à agir, quand ils se combinent avec la sélection naturelle et l'extinction.

Le diagramme ci-contre peut nous aider à comprendre ce sujet assez compliqué. Supposons que les lettres A à L représentent les espèces d'un genre riche dans le pays qu'il habite; supposons, en outre, que ces espèces se ressemblent, à des degrés inégaux, comme cela arrive ordinairement dans la nature; c'est ce qu'indiquent, dans le diagramme, les distances inégales qui séparent les lettres. J'ai dit un genre riche, parce que, comme nous l'avons vu dans le second chapitre, plus d'espèces varient en moyenne dans un genre riche que dans un genre pauvre, et que les espèces variables des genres riches présentent un plus grand nombre de variétés. Nous avons vu aussi que les espèces les plus communes et les plus répandues varient plus que les espèces rares dont l'habitat est restreint. Supposons que A représente une espèce variable commune très répandue, appartenant à un genre riche dans son propre pays. Les lignes ponctuées divergentes, de longueur inégale, partant de A, peuvent représenter ses descendants variables. On suppose que les variations sont très légères et de la nature la plus diverse; qu'elles ne paraissent pas toutes simultanément, mais souvent après de longs intervalles de temps, et qu'elles ne persistent pas non plus pendant des périodes égales. Les variations avantageuses seules persistent, ou, en d'autres termes, font l'objet de la sélection naturelle. C'est là que se manifeste l'importance du principe des avantages résultant de la divergence des caractères; car ce principe détermine ordinairement les variations les plus divergentes et les plus différentes (représentées par les lignes ponctuées extérieures), que la sélection naturelle fixe et accumule. Quand une ligne ponctuée atteint une des lignes horizontales et que le point de contact est indiqué par une lettre minuscule, accompagnée d'un chiffre, on suppose qu'il s'est accumulé une quantité suffisante de variations pour former une variété bien tranchée, c'est-à-dire telle qu'on croirait devoir l'indiquer dans un ouvrage sur la zoologie systématique.

Les intervalles entre les lignes horizontales du diagramme peuvent représenter chacun mille générations ou plus. Supposons qu'après mille générations l'espèce A ait produit deux variétés bien tranchées, c'est-à-dire a1 et m1. Ces deux variétés se trouvent généralement encore placées dans des conditions analogues à celles qui ont déterminé des variations chez leurs ancêtres, d'autant que la variabilité est en elle-même héréditaire; en conséquence, elles tendent aussi à varier, et ordinairement de la même manière que leurs ancêtres. En outre, ces deux variétés, n'étant que des formes légèrement modifiées, tendent à hériter des avantages qui ont rendu leur prototype A plus nombreux que la plupart des autres habitants du même pays; elles participent aussi aux avantages plus généraux qui ont rendu le genre auquel appartiennent leurs ancêtres un genre riche dans son propre pays. Or, toutes ces circonstances sont favorables à la production de nouvelles variétés.

Si donc ces deux variétés sont variables, leurs variations les plus divergentes persisteront ordinairement pendant les mille générations suivantes. Après cet intervalle, on peut supposer que la variété a1 a produit la variété a2, laquelle, grâce au principe de la divergence, diffère plus de A que ne le faisait la variété a1. On peut supposer aussi que la variété m1 a produit, au bout du même laps de temps, deux variétés: m2 et s2, différant, l'une de l'autre, et différant plus encore de leur souche commune A. Nous pourrions continuer à suivre ces variétés pas à pas pendant une période quelconque. Quelques variétés, après chaque série de mille générations, auront produit une seule variété, mais toujours plus modifiée; d'autres auront produit deux ou trois variétés; d'autres, enfin, n'en auront pas produit. Ainsi, les variétés, ou les descendants modifiés de la souche commune A, augmentent ordinairement en nombre en revêtant des caractères de plus en plus divergents. Le diagramme représente cette série jusqu'à la dix-millième génération, et, sous une forme condensée et simplifiée, jusqu'à la quatorze-millième.

Je ne prétends pas dire, bien entendu, que cette série soit aussi régulière qu'elle l'est dans le diagramme, bien qu'elle ait été représentée de façon assez irrégulière; je ne prétends pas dire non plus que ces progrès soient incessants; il est beaucoup plus probable, au contraire, que chaque forme persiste sans changement pendant de longues périodes, puis qu'elle est de nouveau soumise à des modifications. Je ne prétends pas dire non plus que les variétés les plus divergentes persistent toujours; une forme moyenne peut persister pendant longtemps et peut, ou non, produire plus d'un descendant modifié. La sélection naturelle, en effet, agit toujours en raison des places vacantes, ou de celles qui ne sont pas parfaitement occupées par d'autres êtres, et cela implique des rapports infiniment complexes. Mais, en règle générale, plus les descendants d'une espèce quelconque se modifient sous le rapport de la conformation, plus ils ont de chances de s'emparer de places et plus leur descendance modifiée tend à augmenter. Dans notre diagramme, la ligne de descendance est interrompue à des intervalles réguliers par des lettres minuscules chiffrées; indiquant les formes successives qui sont devenues suffisamment distinctes pour qu'on les reconnaisse comme variétés; il va sans dire que ces points sont imaginaires et qu'on aurait pu les placer n'importe où, en laissant des intervalles assez longs pour permettre l'accumulation d'une somme considérable de variations divergentes.

Comme tous les descendants modifiés d'une espèce commune et très répandue, appartenant à un genre riche tendent à participer aux avantages qui ont donné à leur ancêtre la prépondérance dans la lutte pour l'existence, ils se multiplient ordinairement en nombre, en même temps que leurs caractères deviennent plus divergents: ce fait est représenté dans le diagramme par les différentes branches divergentes partant de A. Les descendants modifiés des branches les plus récentes et les plus perfectionnées tendent à prendre la place des branches plus anciennes et moins perfectionnées, et par conséquent à les éliminer; les branches inférieures du diagramme, qui ne parviennent pas jusqu'aux lignes horizontales supérieures, indiquent ce fait. Dans quelques cas, sans doute, les modifications portent sur une seule ligne de descendance, et le nombre des descendants modifiés ne s'accroît pas, bien que la somme des modifications divergentes ait pu augmenter. Ce cas serait représenté dans le diagramme si toutes les lignes partant de A étaient enlevées, à l'exception de celles allant de a1 à a10. Le cheval de course anglais et le limier anglais ont évidemment divergé lentement de leur souche primitive de la façon que nous venons d'indiquer, sans qu'aucun d'eux ait produit des branches ou des races nouvelles.

Supposons que, après dix mille générations, l'espèce A ait produit trois formes: a10, f10 et m10, qui, ayant divergé en caractères pendant les générations successives, en sont arrivées à différer largement, mais peut-être inégalement les unes des autres et de leur souche commune. Si nous supposons que la somme des changements entre chaque ligne horizontale du diagramme soit excessivement minime, ces trois formes ne seront encore que des variétés bien tranchées; mais nous n'avons qu'à supposer un plus grand nombre de générations, ou une modification un peu plus considérable à chaque degré, pour convertir ces trois formes en espèces douteuses; ou même en espèces bien définies. Le diagramme indique donc les degrés au moyen desquels les petites différences, séparant les variétés, s'accumulent au point de former les grandes différences séparant les espèces. En continuant la même marche un plus grand nombre de générations, ce qu'indique le diagramme sous une forme condensée et simplifiée, nous obtenons huit espèces; a14 à m14, descendant toutes de A. C'est ainsi, je crois, que les espèces se multiplient et que les genres se forment.

Il est probable que, dans un genre riche, plus d'une espèce doit varier. J'ai supposé, dans le diagramme, qu'une seconde espèce, l'a produit, par une marche analogue, après dix mille générations, soit deux variétés bien tranchées, w10 et z10, soit deux espèces, selon la somme de changements que représentent les lignes horizontales. Après quatorze mille générations, on suppose que six nouvelles espèces, n14 à z14, ont été produites. Dans un genre quelconque; les espèces qui diffèrent déjà beaucoup les unes des autres tendent ordinairement à produire le plus grand nombre de descendants modifiés, car ce sont elles qui ont le plus de chances de s'emparer de places nouvelles et très différentes dans l'économie de la nature, nature. Aussi ai-je choisi dans le diagramme l'espèce extrême A et une autre espèce presque extrême I, comme celles qui ont beaucoup varié, et qui ont produit de nouvelles variétés et de nouvelles espèces. Les autres neuf espèces de notre genre primitif, indiquées par des lettres majuscules, peuvent continuer, pendant des périodes plus ou moins longues, à transmettre à leurs descendants leurs caractères non modifiés; ceci est indiqué dans le diagramme par les lignes ponctuées qui se prolongent plus ou moins loin.

Mais, pendant la marche des modifications, représentées dans le diagramme, un autre de nos principes, celui de l'extinction, a dû jouer un rôle important. Comme, dans chaque pays bien pourvu d'habitants, la sélection naturelle agit nécessairement en donnant à une forme, qui fait l'objet de son action, quelques avantages sur d'autres formes dans la lutte pour l'existence, il se produit une tendance constante chez les descendants perfectionnés d'une espèce quelconque à supplanter et à exterminer, à chaque génération, leurs prédécesseurs et leur souche primitive. Il faut se rappeler, en effet, que la lutte la plus vive se produit ordinairement entre les formes qui sont les plus voisines les unes des autres, sous le rapport des habitudes, de la constitution et de la structure. En conséquence, toutes les formes intermédiaires entre la forme la plus ancienne et la forme la plus nouvelle, c'est-à-dire entre les formes plus ou moins perfectionnées de la même espèce, aussi bien que l'espèce souche elle-même, tendent ordinairement à s'éteindre. Il en est probablement de même pour beaucoup de lignes collatérales tout entières, vaincues par des formes plus récentes et plus perfectionnées. Si, cependant, le descendant modifié d'une espèce pénètre dans quelque région distincte, ou s'adapte rapidement à quelque région tout à fait nouvelle, il ne se trouve pas en concurrence avec le type primitif et tous deux peuvent continuer à exister.

Si donc on suppose que notre diagramme représente une somme considérable de modifications, l'espèce A et toutes les premières variétés qu'elle a produites, auront été éliminées et remplacées par huit nouvelles espèces, a14 à m14; et l'espèce I par six nouvelles espèces, n14 à z14.

Mais nous pouvons aller plus loin encore. Nous avons supposé que les espèces primitives du genre dont nous nous occupons se ressemblent les unes aux autres à des degrés inégaux; c'est là ce qui se présente souvent dans la nature. L'espèce A est donc plus voisine des espèces B, C, D que des autres espèces, et l'espèce I est plus voisine des espèces G, H, K, L que des premières. Nous avons supposé aussi que ces deux espèces, A et I, sont très communes et très répandues, de telle sorte qu'elles devaient, dans le principe, posséder quelques avantages sur la plupart des autres espèces appartenant au même genre. Les espèces représentatives, au nombre de quatorze à la quatorzième génération, ont probablement hérité de quelques-uns de ces avantages; elles se sont, en outre, modifiées, perfectionnées de diverses manières, à chaque génération successive, de façon à se mieux adapter aux nombreuses places vacantes dans l'économie naturelle du pays qu'elles habitent. Il est donc très probable qu'elles ont exterminé, pour les remplacer, non seulement les représentants non modifiés des souches mères A et I, mais aussi quelques-unes des espèces primitives les plus voisines de ces souches. En conséquence, il doit rester à la quatorzième génération très peu de descendants des espèces primitives. Nous pouvons supposer qu'une espèce seulement, l'espèce F, sur les deux espèces E et F, les moins voisines des deux espèces primitives A, I, a pu avoir des descendants jusqu'à cette dernière génération.

Ainsi que l'indique notre diagramme, les onze espèces primitives sont désormais représentées par quinze espèces. En raison de la tendance divergente de la sélection naturelle, la somme de différence des caractères entre les espèces a14 et z14 doit être beaucoup plus considérable que la différence qui existait entre les individus les plus distincts des onze espèces primitives. Les nouvelles espèces, en outre, sont alliées les unes aux autres d'une manière toute différente. Sur les huit descendants de A, ceux indiqués par les lettres a14, g14 et p14 sont très voisins, parce que ce sont des branches récentes de a10; b14 et f14, ayant divergé à une période beaucoup plus ancienne de a5, sont, dans une certaine mesure, distincts de ces trois premières espèces; et enfin o14, c14 et m14 sont très-voisins les uns des autres; mais, comme elles ont divergé de A au commencement même de cette série de modifications, ces espèces doivent être assez différentes des cinq autres, pour constituer sans doute un sous-genre ou un genre distinct.

Les six descendants de I forment deux sous-genres ou deux genres distincts. Mais, comme, l'espèce primitive I différait beaucoup de A, car elle se trouvait presque à l'autre extrémité du genre primitif, les six espèces descendant de I, grâce à l'hérédité seule, doivent différer considérablement des huit espèces descendant de A; en outre, nous avons supposé que les deux groupes ont continué à diverger dans des directions différentes. Les espèces intermédiaires, et c'est là une considération fort importante, qui reliaient les espèces originelles A et I, se sont toutes éteintes, à l'exception de F, qui seul a laissé des descendants. En conséquence, les six nouvelles espèces descendant, de I, et les huit espèces descendant de A devront être classées comme des genres très distincts, ou même comme des sous-familles distinctes.

C'est ainsi, je crois, que deux ou plusieurs genres descendent, par suite de modifications, de deux ou de plusieurs espèces d'un même genre. Ces deux ou plusieurs espèces souches descendent aussi, à leur tour, de quelque espèce d'un genre antérieur. Cela est indiqué, dans notre diagramme, par les lignes ponctuées placées au-dessous des lettres majuscules, lignes convergeant en groupe vers un seul point. Ce point représente une espèce, l'ancêtre supposé de nos sous-genres et de nos genres. Il est utile de s'arrêter un instant pour considérer le caractère de la nouvelle espèce F14, laquelle, avons-nous supposé, n'a plus beaucoup divergé, mais a conservé la forme de F, soit avec quelques légères modifications, soit sans aucun changement. Les affinités de cette espèce vis-à-vis des quatorze autres espèces nouvelles doivent être nécessairement très curieuses. Descendue d'une forme située à peu près à égale distance entre les espèces souches A et I, que nous supposons éteintes et inconnues, elle doit présenter, dans une certaine mesure, un caractère intermédiaire entre celui des deux groupes descendus de cette même espèce. Mais, comme le caractère de ces deux groupes s'est continuellement écarté du type souche, la nouvelle espèce F14 ne constitue pas un intermédiaire immédiat entre eux; elle constitue plutôt un intermédiaire entre les types des deux groupes. Or, chaque naturaliste peut se rappeler, sans doute, des cas analogues.

Nous avons supposé, jusqu'à présent, que chaque ligne horizontale du diagramme représente mille générations; mais chacune d'elles pourrait représenter un million de générations, ou même davantage; chacune pourrait même représenter une des couches successives de la croûte terrestre, dans laquelle on trouve des fossiles. Nous aurons à revenir sur ce point, dans notre chapitre sur la géologie, et nous verrons alors, je crois, que le diagramme jette quelque lumière sur les affinités des êtres éteints. Ces êtres, bien qu'appartenant ordinairement aux mêmes ordres, aux mêmes familles ou aux mêmes genres que ceux qui existent aujourd'hui, présentent souvent cependant, dans une certaine mesure, des caractères intermédiaires entre les groupes actuels; nous pouvons le comprendre d'autant mieux que les espèces existantes vivaient à différentes époques reculées, alors que les lignes de descendance avaient moins divergé.

Je ne vois aucune raison qui oblige à limiter à la formation des genres seuls la série de modifications que nous venons d'indiquer. Si nous supposons que, dans le diagramme, la somme des changements représentée par chaque groupe successif de lignes ponctuées divergentes est très grande, les formes a14 à p14, b14 et f14, o14 à m14 formeront trois genres bien distincts. Nous aurons aussi deux genres très distincts descendant de I et différant très considérablement des descendants de A. Ces deux groupes de genres formeront ainsi deux familles ou deux ordres distincts, selon le somme des modifications divergentes que l'on suppose représentée par le diagramme. Or, les deux nouvelles familles, ou les deux ordres nouveaux, descendent de deux espèces appartenant à un même genre primitif, et on peut supposer que ces espèces descendent de formes encore plus anciennes et plus inconnues.

Nous avons vu que, dans chaque pays, ce sont les espèces appartenant aux genres les plus riches qui présentent le plus souvent des variétés ou des espèces naissantes. On aurait pu s'y attendre; en effet, la sélection naturelle agissant seulement sur les individus ou les formes qui, grâce à certaines qualités, l'emportent sur d'autres dans la lutte pour l'existence, elle exerce principalement son action sur ceux qui possèdent déjà certains avantages; or, l'étendue d'un groupe quelconque prouve que les espèces qui le composent ont hérité de quelques qualités possédées par un ancêtre commun. Aussi, la lutte pour la production de descendants nouveaux et modifiés s'établit principalement entre les groupes les plus riches qui essayent tous de se multiplier. Un groupe riche l'emporte lentement sur un autre groupe considérable, le réduit en nombre et diminue ainsi ses chances de variation et de perfectionnement. Dans un même groupe considérable, les sous-groupes les plus récents et les plus perfectionnés, augmentant sans cesse, s'emparant à à chaque instant de nouvelles places dans l'économie de la nature, tendent constamment aussi à supplanter et à détruire les sous-groupes les plus anciens et les moins perfectionnés Enfin, les groupes et les sous-groupes peu nombreux et vaincus finissent par disparaître.

Si nous portons les yeux sur l'avenir, nous pouvons prédire que les groupes d'êtres organisés qui sont aujourd'hui riches et dominants, qui ne sont pas encore entamés, c'est-à-dire qui n'ont pas souffert encore la moindre extinction, doivent continuer à augmenter en nombre pendant de longues périodes. Mais quels groupes finiront par prévaloir? C'est là ce que personne ne peut prévoir, car nous savons que beaucoup de groupes, autrefois très développés, sont aujourd'hui éteints. Si l'on s'occupe d'un avenir encore plus éloigné, on peut prédire que, grâce à l'augmentation continue et régulière des plus grands groupes, une foule de petits groupes doivent disparaître complètement sans laisser de descendants modifiés, et qu'en conséquence, bien peu d'espèces vivant à une époque quelconque doivent avoir des descendants après un laps de temps considérable. J'aurai à revenir sur ce point dans le chapitre sur la classification; mais je puis ajouter que, selon notre théorie, fort peu d'espèces très anciennes doivent avoir des représentants à l'époque actuelle; or, comme tous les descendants de la même espèce forment une classe, il est facile de comprendre comment il se fait qu'il y ait si peu de classes dans chaque division principale du royaume animal et du royaume végétal. Bien que peu des espèces les plus anciennes aient laissé des descendants modifiés, cependant, à d'anciennes périodes géologiques, la terre a pu être presque aussi peuplée qu'elle l'est aujourd'hui d'espèces appartenant à beaucoup de genres, de familles, d'ordres et de classes.

DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION.

La sélection naturelle agit exclusivement au moyen de la conservation et de l'accumulation des variations qui sont utiles à chaque individu dans les conditions organiques et inorganiques où il peut se trouver placé à toutes les périodes de la vie. Chaque être, et c'est là le but final du progrès, tend à se perfectionner de plus en plus relativement à ces conditions. Ce perfectionnement conduit inévitablement au progrès graduel de l'organisation du plus grand nombre des êtres vivants dans le monde entier. Mais nous abordons ici un sujet fort compliqué, car les naturalistes n'ont pas encore défini, d'une façon satisfaisante pour tous, ce que l'on doit entendre par «un progrès de l'organisation». Pour les vertébrés, il s'agit clairement d'un progrès intellectuel et d'une conformation se rapprochant de celle de l'homme. On pourrait penser que la somme des changements qui se produisent dans les différentes parties et dans les différents organes, au moyen de développements successifs depuis l'embryon jusqu'à la maturité, suffit comme terme de comparaison; mais il y a des cas, certains crustacés parasites par exemple, chez lesquels plusieurs parties de la conformation deviennent moins parfaites, de telle sorte que l'animal adulte n'est certainement pas supérieur à la larve. Le criterium de von Baer semble le plus généralement applicable et le meilleur, c'est-à-dire l'étendue de la différenciation des parties du même être et la spécialisation de ces parties pour différentes fonctions, ce à quoi j'ajouterai: à l'étal adulte; ou, comme le dirait Milne-Edwards, le perfectionnement de la division du travail physiologique. Mais nous comprendrons bien vite quelle obscurité règne sur ce sujet, si nous étudions, par exemple, les poissons. En effet, certains naturalistes regardent comme les plus élevés dans l'échelle ceux qui, comme le requin, se rapprochent le plus des amphibies, tandis que d'autres naturalistes considèrent comme les plus élevés les poissons osseux ou téléostéens, parce qu'ils sont plus réellement pisciformes et diffèrent le plus des autres classes des vertébrés. L'obscurité du sujet nous frappe plus encore si nous étudions les plantes, pour lesquelles, bien entendu, le criterium de l'intelligence n'existe pas; en effet, quelques botanistes rangent parmi les plantes les plus élevées celles qui présentent sur chaque fleur, à l'état complet de développement, tous les organes, tels que: sépales, pétales, étamines et pistils, tandis que d'autres botanistes, avec plus de raison probablement, accordent le premier rang aux plantes dont les divers organes sont très modifiés et en nombre réduit.

Si nous adoptons, comme criterium d'une haute organisation, la somme de différenciations et de spécialisations des divers organes chez chaque individu adulte, ce qui comprend le perfectionnement intellectuel du cerveau, la sélection naturelle conduit clairement à ce but. Tous les physiologistes, en effet, admettent que la spécialisation des organes est un avantage pour l'individu, en ce sens que, dans cet état, les organes accomplissent mieux leurs fonctions; en conséquence, l'accumulation des variations tendant à la spécialisation, cette accumulation entre dans le ressort de la sélection naturelle. D'un autre côté, si l'on se rappelle que tous les êtres organisés tendent à se multiplier rapidement et à s'emparer de toutes les places inoccupées, ou moins bien occupées dans l'économie de la nature, il est facile de comprendre qu'il est très possible que la sélection naturelle prépare graduellement un individu pour une situation dans laquelle plusieurs organes lui seraient superflus ou inutiles; dans ce cas, il y aurait une rétrogradation réelle dans l'échelle de l'organisation. Nous discuterons avec plus de profit, dans le chapitre sur la succession géologique, la question de savoir si, en règle générale, l'organisation a fait des progrès certains depuis les périodes géologiques les plus reculées jusqu'à nos jours.

Mais pourra-t-on dire, si tous les êtres organisés tendent ainsi à s'élever dans l'échelle, comment se fait-il qu'une foule de formes inférieures existent encore dans le monde? Comment se fait-il qu'il y ait, dans chaque grande classe, des formes beaucoup plus développées que certaines autres? Pourquoi les formes les plus perfectionnées n'ont-elles pas partout supplanté et exterminé les formes inférieures? Lamarck, qui croyait à une tendance innée et fatale de tous les êtres organisés vers la perfection, semble avoir si bien pressenti cette difficulté qu'il a été conduit à supposer que des formes simples et nouvelles sont constamment produites par la génération spontanée. La science n'a pas encore prouvé le bien fondé de cette doctrine, quoi qu'elle puisse, d'ailleurs, nous révéler dans l'avenir. D'après notre théorie, l'existence persistante des organismes inférieurs n'offre aucune difficulté; en effet, la sélection naturelle, ou la persistance du plus apte, ne comporte pas nécessairement un développement progressif, elle s'empare seulement des variations qui se présentent et qui sont utiles à chaque individu dans les rapports complexes de son existence. Et, pourrait-on dire, quel avantage y aurait-il, autant que nous pouvons en juger, pour un animalcule infusoire, pour un ver intestinal, ou même pour un ver de terre, à acquérir une organisation supérieure? Si cet avantage n'existe pas, la sélection naturelle n'améliore que fort peu ces formes, et elle les laisse, pendant des périodes infinies, dans leurs conditions inférieures actuelles. Or, la géologie nous enseigne que quelques formes très inférieures, comme les infusoires et les rhizopodes, ont conservé leur état actuel depuis une période immense. Mais il serait bien téméraire de supposer que la plupart des nombreuses formes inférieures existant aujourd'hui n'ont fait aucun progrès depuis l'apparition de la vie sur la terre; en effet, tous les naturalistes qui ont disséqué quelques-uns de ces êtres, qu'on est d'accord pour placer au plus bas de l'échelle, doivent avoir été frappés de leur organisation si étonnante et si belle.

Les mêmes remarques peuvent s'appliquer aussi, si nous examinons les mêmes degrés d'organisation, dans chacun des grands groupes; par exemple, la coexistence des mammifères et des poissons chez les vertébrés, celle de l'homme et de l'ornithorhynque chez les mammifères, celle du requin et du branchiostome (Amphioxus) chez les poissons. Ce dernier poisson, par l'extrême simplicité de sa conformation, se rapproche beaucoup des invertébrés. Mais les mammifères et les poissons n'entrent guère en lutte les uns avec les autres; les progrès de la classe entière des mammifères, ou de certains individus de cette classe, en admettant même que ces progrès les conduisent à la perfection, ne les amèneraient pas à prendre la place des poissons. Les physiologistes croient que, pour acquérir toute l'activité dont il est susceptible, le cerveau doit être baigné de sang chaud, ce qui exige une respiration aérienne. Les mammifères à sang chaud se trouvent donc placés dans une position fort désavantageuse quand ils habitent l'eau; en effet, ils sont obligés de remonter continuellement à la surface pour respirer. Chez les poissons, les membres de la famille du requin ne tendent pas à supplanter le branchiostome, car ce dernier, d'après Fritz Muller, a pour seul compagnon et pour seul concurrent, sur les côtes sablonneuses et stériles du Brésil méridional, un annélide anormal. Les trois ordres inférieurs de mammifères, c'est-à-dire les marsupiaux, les édentés et les rongeurs, habitent, dans l'Amérique méridionale, la même région que de nombreuses espèces de singes, et, probablement, ils s'inquiètent fort peu les uns des autres. Bien que l'organisation ait pu, en somme, progresser, et qu'elle progresse encore dans le monde entier, il y aura cependant toujours bien des degrés de perfection; en effet, le perfectionnement de certaines classes entières, ou de certains individus de chaque classe, ne conduit pas nécessairement à l'extinction des groupes avec lesquels ils ne se trouvent pas en concurrence active. Dans quelques cas, comme nous le verrons bientôt, les organismes inférieurs paraissent avoir persisté jusqu'à l'époque actuelle, parce qu'ils habitent des régions restreintes et fermées, où ils ont été soumis à une concurrence moins active, et où leur petit nombre a retardé la production de variations favorables.

Enfin, je crois que beaucoup d'organismes inférieurs existent encore dans le monde en raison de causes diverses. Dans quelques cas, des variations, ou des différences individuelles d'une nature avantageuse, ne se sont jamais présentées, et, par conséquent, la sélection naturelle n'a pu ni agir ni les accumuler. Dans aucun cas probablement il ne s'est pas écoulé assez de temps pour permettre tout le développement possible. Dans quelques cas il doit y avoir eu ce que nous devons désigner sous le nom de rétrogradation d'organisation. Mais la cause principale réside dans ce fait que, étant données de très simples conditions d'existence, une haute organisation serait inutile, peut-être même désavantageuse, en ce qu'étant d'une nature plus délicate, elle se dérangerait plus facilement, et serait aussi plus facilement détruite.

On s'est demandé comment lors de la première apparition de la vie, alors que tous les êtres organisés, pouvons-nous croire, présentaient la conformation la plus simple, les premiers degrés du progrès ou de la différenciation des parties ont pu se produire. M. Herbert Spencer répondrait probablement que, dès qu'un organisme unicellulaire simple est devenu, par la croissance ou par la division, un composé de plusieurs cellules, ou qu'il s'est fixé à quelques surfaces d'appui, la loi qu'il a établie est entrée en action, et il exprime ainsi cette loi: «Les unités homologues de toute force se différencient à mesure que leurs rapports avec les forces incidentes sont différents.» Mais, comme nous ne connaissons aucun fait qui puisse nous servir de point de comparaison, toute spéculation sur ce sujet serait presque inutile. C'est toutefois une erreur de supposer qu'il n'y a pas eu lutte pour l'existence, et, par conséquent, pas de sélection naturelle, jusqu'à ce que beaucoup de formes se soient produites; il peut se produire des variations avantageuses dans une seule espèce, habitant une station isolée, et toute la masse des individus peut aussi, en conséquence, se modifier, et deux formes distinctes se produire. Mais, comme je l'ai fait remarquer à la fin de l'introduction, personne ne doit s'étonner de ce qu'il reste encore tant de points inexpliqués sur l'origine des espèces, si l'on réfléchit à la profonde ignorance dans laquelle nous sommes sur les rapports mutuels des habitants du monde à notre époque, et bien plus encore pendant les périodes écoulées.

CONVERGENCE DES CARACTÈRES.

M. H.-C. Watson pense que j'ai attribué trop d'importance à la divergence des caractères (dont il paraît, d'ailleurs, admettre l'importance) et que ce qu'on peut appeler leur convergence a dû également jouer un rôle. Si deux espèces, appartenant à deux genres distincts, quoique voisins, ont toutes deux produit un grand nombre de formes nouvelles et divergentes, il est concevable que ces formes puissent assez se rapprocher les unes des autres pour qu'on doive placer toutes les classes dans le même genre; en conséquence, les descendants de deux genres distincts convergeraient en un seul. Mais, dans la plupart des cas, il serait bien téméraire d'attribuer à la convergence une analogie étroite et générale de conformation chez les descendants modifiés de formes très distinctes. Les forces moléculaires déterminent seules la forme d'un cristal; il n'est donc pas surprenant que des substances différentes puissent parfois revêtir la même forme. Mais nous devons nous souvenir que, chez les êtres organisés, la forme de chacun d'eux dépend d'une infinité de rapports complexes, à savoir: les variations qui se sont manifestées, dues à des causes trop inexplicables pour qu'on puisse les analyser, — la nature des variations qui ont persisté ou qui ont fait l'objet de la sélection naturelle, lesquelles dépendent des conditions physiques ambiantes, et, dans une plus grande mesure encore, des organismes environnants avec lesquels chaque individu est entré en concurrence, — et, enfin, l'hérédité (élément fluctuant en soi) d'innombrables ancêtres dont les formes ont été déterminées par des rapports également complexes. Il serait incroyable que les descendants de deux organismes qui, dans l'origine, différaient d'une façon prononcée, aient jamais convergé ensuite d'assez près pour que leur organisation totale s'approche de l'identité. Si cela était, nous retrouverions la même forme, indépendamment de toute connexion génésique, dans des formations géologiques très séparées; or, l'étude des faits observés s'oppose à une semblable conséquence.

M. Watson objecte aussi que l'action continue de la sélection naturelle, accompagnée de la divergence des caractères, tendrait à la production d'un nombre infini de formes spécifiques. Il semble probable, en ce qui concerne tout au moins les conditions physiques, qu'un nombre suffisant d'espèces s'adapterait bientôt à toutes les différences de chaleur, d'humidité, etc., quelque considérables que soient ces différences; mais j'admets complètement que les rapports réciproques des êtres organisés sont plus importants. Or, à mesure que le nombre des espèces s'accroît dans un pays quelconque, les conditions organiques de la vie doivent devenir de plus en plus complexes. En conséquence, il ne semble y avoir, à première vue, aucune limite à la quantité des différences avantageuses de structure et, par conséquent aussi, au nombre des espèces qui pourraient être produites. Nous ne savons même pas si les régions les plus riches possèdent leur maximum de formes spécifiques: au cap de Bonne-Espérance et en Australie, où vivent déjà un nombre si étonnant d'espèces, beaucoup de plantes européennes se sont acclimatées. Mais la géologie nous démontre que, depuis une époque fort ancienne de la période tertiaire, le nombre des espèces de coquillages et, depuis le milieu de cette même période, le nombre des espèces de mammifères n'ont pas beaucoup augmenté, en admettant même qu'ils aient augmenté un peu. Quel est donc le frein qui s'oppose à une augmentation indéfinie du nombre des espèces? La quantité des individus (je n'entends pas dire le nombre des formes spécifiques) pouvant vivre dans une région doit avoir une limite, car cette quantité dépend en grande mesure des conditions extérieures; par conséquent, si beaucoup d'espèces habitent une même région, chacune de ces espèces, presque toutes certainement, ne doivent être représentées que par un petit nombre d'individus; en outre, ces espèces sont sujettes à disparaître en raison de changements accidentels survenus dans la nature des saisons, ou dans le nombre de leurs ennemis. Dans de semblables cas, l'extermination est rapide, alors qu'au contraire la production de nouvelles espèces est toujours fort lente. Supposons, comme cas extrême, qu'il y ait en Angleterre autant d'espèces que d'individus: le premier hiver rigoureux, ou un été très sec, causerait l'extermination de milliers d'espèces. Les espèces rares, et chaque espèce deviendrait rare si le nombre des espèces d'un pays s'accroissait indéfiniment, présentent, nous avons expliqué en vertu de quel principe, peu de variations avantageuses dans un temps donné; en conséquence, la production de nouvelles formes spécifiques serait considérablement retardée. Quand une espèce devient rare, les croisements consanguins contribuent à hâter son extinction; quelques auteurs ont pensé qu'il fallait, en grande partie, attribuer à ce fait la disparition de l'aurochs en Lithuanie, du cerf en Corse et de l'ours en Norvège, etc. Enfin, et je suis disposé à croire que c'est là l'élément le plus important, une espèce dominante, ayant déjà vaincu plusieurs concurrents dans son propre habitat, tend à s'étendre et à en supplanter beaucoup d'autres. Alphonse de Candolle a démontré que les espèces qui se répandent beaucoup tendeur ordinairement à se répandre de plus en plus; en conséquence, ces espèces tendent à supplanter et à exterminer plusieurs espèces dans plusieurs régions et à arrêter ainsi l'augmentation désordonnée des formes spécifiques sur le globe. Le docteur Hooker a démontré récemment qu'à l'extrémité sud-est de l'Australie, qui paraît avoir été envahie par de nombreux individus venant de différentes parties du globe, les différentes espèces australiennes indigènes ont considérablement diminué en nombre. Je ne prétends pas déterminer quel poids il convient d'attacher à ces diverses considérations; mais ces différentes causes réunies doivent limiter dans chaque pays la tendance à un accroissement indéfini du nombre des formes spécifiques.

RÉSUMÉ DU CHAPITRE.

Si, au milieu des conditions changeantes de l'existence, les êtres organisés présentent des différences individuelles dans presque toutes les parties de leur structure, et ce point n'est pas contestable; s'il se produit, entre les espèces, en raison de la progression géométrique de l'augmentation des individus, une lutte sérieuse pour l'existence à un certain âge, à une certaine saison, ou pendant une période quelconque de leur vie, et ce point n'est certainement pas contestable; alors, en tenant compte de l'infinie complexité des rapports mutuels de tous les êtres organisés et de leurs rapports avec les conditions de leur existence, ce qui cause une diversité infinie et avantageuse des structures, des constitutions et des habitudes, il serait très extraordinaire qu'il ne se soit jamais produit des variations utiles à la prospérité de chaque individu, de la même façon qu'il s'est produit tant de variations utiles à l'homme. Mais, si des variations utiles à un être organisé quelconque se présentent quelquefois, assurément les individus qui en sont l'objet ont la meilleure chance de l'emporter dans la lutte pour l'existence; puis, en vertu du principe si puissant de l'hérédité, ces individus tendent à laisser des descendants ayant le même caractère qu'eux. J'ai donné le nom de sélection naturelle à ce principe de conservation ou de persistance du plus apte. Ce principe conduit au perfectionnement de chaque créature, relativement aux conditions organiques et inorganiques de son existence; et, en conséquence, dans la plupart des cas, à ce que l'on peut regarder comme un progrès de l'organisation. Néanmoins, les formes simples et inférieures persistent longtemps lorsqu'elles sont bien adaptées aux conditions peu complexes de leur existence.

En vertu du principe de l'hérédité des caractères aux âges correspondants, la sélection naturelle peut agir sur l'oeuf, sur la graine ou sur le jeune individu, et les modifier aussi facilement qu'elle peut modifier l'adulte. Chez un grand nombre d'animaux, la sélection sexuelle vient en aide à la sélection ordinaire, en assurant aux mâles les plus vigoureux et les mieux adaptés le plus grand nombre de descendants. La sélection sexuelle développe aussi chez les mâles des caractères qui leur sont utiles dans leurs rivalités ou dans leurs luttes avec d'autres mâles, caractères qui peuvent se transmettre à un sexe seul ou aux deux sexes, suivant la forme d'hérédité prédominante chez l'espèce.

La sélection naturelle a-t-elle réellement joué ce rôle? a-t-elle réellement adapté les formes diverses de la vie à leurs conditions et à leurs stations différentes? C'est en pesant les faits exposés dans les chapitres suivants que nous pourrons en juger. Mais nous avons déjà vu comment la sélection naturelle détermine l'extinction; or, l'histoire et la géologie nous démontrent clairement quel rôle l'extinction a joué dans l'histoire zoologique du monde. La sélection naturelle conduit aussi à la divergence des caractères; car, plus les êtres organisés diffèrent les uns les autres sous le rapport de la structure, des habitudes et de la constitution, plus la même région peut en nourrir un grand nombre; nous en avons eu la preuve en étudiant les habitants d'une petite région et les productions acclimatées. Par conséquent, pendant la modification des descendants d'une espèce quelconque, pendant la lutte incessante de toutes les espèces pour s'accroître en nombre, plus ces descendants deviennent différents, plus ils ont de chances de réussir dans la lutte pour l'existence. Aussi, les petites différences qui distinguent les variétés d'une même espèce tendent régulièrement à s'accroître jusqu'à ce qu'elles deviennent égales aux grandes différences qui existent entre les espèces d'un même genre, ou même entre des genres distincts.

Nous avons vu que ce sont les espèces communes très répandues et ayant un habitat considérable, et qui, en outre, appartiennent aux genres les plus riches de chaque classe, qui varient le plus, et que ces espèces tendent à transmettre à leurs descendants modifiés cette supériorité qui leur assure aujourd'hui la domination dans leur propre pays. La sélection naturelle, comme nous venons de le faire remarquer, conduit à la divergence des caractères et à l'extinction complète des formes intermédiaires et moins perfectionnées. En partant de ces principes, en peut expliquer la nature des affinités et les distinctions ordinairement bien définies qui existent entre les innombrables êtres organisés de chaque classe à la surface du globe. Un fait véritablement étonnant et que nous méconnaissons trop, parce que nous sommes peut-être trop familiarisés avec lui, c'est que tous les animaux et toutes les plantes, tant dans le temps que dans l'espace, se trouvent réunis par groupes subordonnés à d'autres groupes d'une même manière que nous remarquons partout, c'est-à-dire que les variétés d'une même espèce les plus voisines les unes des autres, et que les espèces d'un même genre moins étroitement et plus inégalement alliées, forment des sections et des sous-genres; que les espèces de genres distincts encore beaucoup moins proches et, enfin, que les genres plus ou moins semblables forment des sous- familles, des familles, des ordres, des sous-classes et des classes. Les divers groupes subordonnés d'une classe quelconque ne peuvent pas être rangés sur une seule ligne, mais semblent se grouper autour de certains points, ceux-là autour d'autres, et ainsi de suite en cercles presque infinis. Si les espèces avaient été créées indépendamment les unes des autres, on n'aurait pu expliquer cette sorte de classification; elle s'explique facilement, au contraire, par l'hérédité et par l'action complexe de la sélection naturelle, produisant l'extinction et la divergence des caractères, ainsi que le démontre notre diagramme.

On a quelquefois représenté sous la figure d'un grand arbre les affinités de tous les êtres de la même classe, et je crois que cette image est très juste sous bien des rapports. Les rameaux et les bourgeons représentent les espèces existantes; les branches produites pendant les années précédentes représentent la longue succession des espèces éteintes. À chaque période de croissance, tous les rameaux essayent de pousser des branches de toutes parts, de dépasser et de tuer les rameaux et les branches environnantes, de la même façon que les espèces et les groupes d'espèces ont, dans tous les temps, vaincu d'autres espèces dans la grande lutte pour l'existence. Les bifurcations du tronc, divisées en grosses branches, et celles-ci en branches moins grosses et plus nombreuses, n'étaient autrefois, alors que l'arbre était jeune, que des petits rameaux bourgeonnants; or, cette relation entre les anciens bourgeons et les nouveaux au moyen des branches ramifiées représente bien la classification de toutes les espèces éteintes et vivantes en groupes subordonnés à d'autres groupes. Sur les nombreux rameaux qui prospéraient alors que l'arbre n'était qu'un arbrisseau, deux ou trois seulement, transformés aujourd'hui en grosses branches, ont survécu et portent les ramifications subséquentes; de même; sur les nombreuses espèces qui vivaient pendant les périodes géologiques écoulées depuis si longtemps, bien peu ont laissé des descendants vivants et modifiés. Dès la première croissance de l'arbre, plus d'une branche a dû périr et tomber; or, ces branches tombées de grosseur différente peuvent représenter les ordres, les familles et les genres tout entiers, qui n'ont plus de représentants vivants, et que nous ne connaissons qu'à l'état fossile. De même que nous voyons çà et là sur l'arbre une branche mince, égarée, qui a surgi de quelque bifurcation inférieure, et qui, par suite d'heureuses circonstances, est encore vivante, et atteint le sommet de l'arbre, de même nous rencontrons accidentellement quelque animal, comme l'ornithorhynque ou le lépidosirène, qui, par ses affinités, rattache, sous quelques rapports, deux grands embranchements de l'organisation, et qui doit probablement à une situation isolée d'avoir échappé à une concurrence fatale. De même que les bourgeons produisent de nouveaux bourgeons, et que ceux-ci, s'ils sont vigoureux, forment des branches qui éliminent de tous côtés les branches plus faibles, de même je crois que la génération en a agi de la même façon pour le grand arbre de la vie, dont les branches mortes et brisées sont enfouies dans les couches de l'écorce terrestre, pendant que ses magnifiques ramifications, toujours vivantes, et sans cesse renouvelées, en couvrant la surface.

CHAPITRE V. DES LOIS DE LA VARIATION.

Effets du changement des conditions. — Usage et non-usage des parties combinées avec la sélection naturelle; organes du vol et de la vue. — Acclimatation. — Variations corrélatives. — Compensation et économie de croissance. — Fausses corrélations. - - Les organismes inférieurs multiples et rudimentaires sont variables. — Les parties développées de façon extraordinaire sont très variables; les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères génériques; les caractères sexuels secondaires sont très variables. — Les espèces du même genre varient d'une manière analogue. — Retour à des caractères depuis longtemps perdus. — Résumé.

J'ai, jusqu'à présent, parlé des variations — si communes et si diverses chez les êtres organisés réduits à l'état de domesticité, et, à un degré moindre, chez ceux qui se trouvent à l'état sauvage — comme si elles étaient dues au hasard. C'est là, sans contredit, une expression bien incorrecte; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu'elle sert à démontrer notre ignorance absolue sur les causes de chaque variation particulière. Quelques savants croient qu'une des fonctions du système reproducteur consiste autant à produire des différences individuelles, ou des petites déviations de structure, qu'à rendre les descendants semblables à leurs parents. Mais le fait que les variations et les monstruosités se présentent beaucoup plus souvent à l'état domestique qu'à l'état de nature, le fait que les espèces ayant un habitat très étendu sont plus variables que celles ayant un habitat restreint, nous autorisent à conclure que la variabilité doit avoir ordinairement quelque rapport avec les conditions d'existence auxquelles chaque espèce a été soumise pendant plusieurs générations successives. J'ai essayé de démontrer, dans le premier chapitre, que les changements des conditions agissent de deux façons: directement, sur l'organisation entière, ou sur certaines parties seulement de l'organisme; indirectement, au moyen du système reproducteur. En tout cas, il y a deux facteurs: la nature de l'organisme, qui est de beaucoup le plus important des deux, et la nature des conditions ambiantes. L'action directe du changement des conditions conduit à des résultats définis ou indéfinis. Dans ce dernier cas, l'organisme semble devenir plastique, et nous nous trouvons en présence d'une grande variabilité flottante. Dans le premier cas, la nature de l'organisme est telle qu'elle cède facilement, quand on la soumet à de certaines conditions et tous, ou presque tous les individus, se modifient de la même manière.

Il est très difficile de déterminer jusqu'à quel point le changement des conditions, tel, par exemple, que le changement de climat, d'alimentation, etc., agit d'une façon définie. Il y a raison de croire que, dans le cours du temps, les effets de ces changements sont plus considérables qu'on ne peut l'établir par la preuve directe. Toutefois, nous pouvons conclure, sans craindre de nous tromper, qu'on ne peut attribuer uniquement à une cause agissante semblable les adaptations de structure, si nombreuses et si complexes, que nous observons dans la nature entre les différents êtres organisés. Dans les cas suivants, les conditions ambiantes semblent avoir produit un léger effet défini: E. Forbes affirme que les coquillages, à l'extrémité méridionale de leur habitat, revêtent, quand ils vivent dans des eaux peu profondes, des couleurs beaucoup plus brillantes que les coquillages de la même espèce, qui vivent plus au nord et à une plus grande profondeur; mais cette loi ne s'applique certainement pas toujours. M. Gould a observé que les oiseaux de la même espèce sont plus brillamment colorés, quand ils vivent dans un pays où le ciel est toujours pur, que lorsqu'ils habitent près des côtes ou sur des îles; Wollaston assure que la résidence près des bords de la mer affecte la couleur des insectes. Moquin-Tandon donne une liste de plantes dont les feuilles deviennent charnues, lorsqu'elles croissent près des bords de la mer, bien que cela ne se produise pas dans toute autre situation. Ces organismes, légèrement variables, sont intéressants, en ce sens qu'ils présentent des caractères analogues à ceux que possèdent les espèces exposées à des conditions semblables.

Quand une variation constitue un avantage si petit qu'il soit pour un être quelconque, on ne saurait dire quelle part il convient d'attribuer à l'action accumulatrice de la sélection naturelle, et quelle part il convient d'attribuer à l'action définie des conditions d'existence. Ainsi, tous les fourreurs savent fort bien que les animaux de la même espèce ont une fourrure d'autant plus épaisse et d'autant plus belle, qu'ils habitent un pays plus septentrional; mais qui peut dire si cette différence provient de ce que les individus les plus chaudement vêtus ont été favorisés et ont persisté pendant de nombreuses générations, ou si elle est une conséquence de la rigueur du climat? Il paraît, en effet, que le climat exerce une certaine action directe sur la fourrure de nos quadrupèdes domestiques.

On pourrait citer, chez une même espèce, des exemples de variations analogues, bien que cette espèce soit exposée à des conditions ambiantes aussi différentes que possible; d'autre part, on pourrait citer des variations différentes produites dans des conditions ambiantes qui paraissent identiques. Enfin, tous les naturalistes pourraient citer des cas innombrables d'espèces restant absolument les mêmes, c'est-à-dire qui ne varient en aucune façon, bien qu'elles vivent sous les climats les plus divers. Ces considérations me font pencher à attribuer moins de poids à l'action directe des conditions ambiantes qu'à une tendance à la variabilité, due à des causes que nous ignorons absolument.

On peut dire que dans un certain sens non seulement les conditions d'existence déterminent, directement ou indirectement, les variations, mais qu'elles influencent aussi la sélection naturelle; les conditions déterminent, en effet, la persistance de telle ou telle variété. Mais quand l'homme se charge de la sélection, il est facile de comprendre que les deux éléments du changement sont distincts; la variabilité se produit d'une façon quelconque, mais c'est la volonté de l'homme qui accumule les variations dans certaines directions; or, cette intervention répond à la persistance du plus apte à l'état de nature.

EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATURELLE SUR L'ACCROISSEMENT DE L'USAGE ET DU NON-USAGE DES PARTIES.

Les faits cités dans le premier chapitre ne permettent, je crois, aucun doute sur ce point: que l'usage, chez nos animaux domestiques renforce et développe certaines parties, tandis que le non-usage les diminue; et, en outre, que ces modifications sont héréditaires. À l'état de nature, nous n'avons aucun terme de comparaison qui nous permette de juger des effets d'un usage ou d'un non-usage constant, car nous ne connaissons pas les formes type; mais, beaucoup d'animaux possèdent des organes dont on ne peut expliquer la présence que par les effets du non-usage. Y a-t- il, comme le professeur Owen l'a fait remarquer, une anomalie plus grande dans la nature qu'un oiseau qui ne peut pas voler; cependant, il y en a plusieurs dans cet état. Le canard à ailes courtes de l'Amérique méridionale doit se contenter de battre avec ses ailes la surface de l'eau, et elles sont, chez lui, à peu près dans la même condition que celles du canard domestique d'Aylesbury; en outre, s'il faut en croire M. Cunningham, ces canards peuvent voler quand ils sont tout jeunes, tandis qu'ils en sont incapables à l'âge adulte. Les grands oiseaux qui se nourrissent sur le sol, ne s'envolent guère que pour échapper au danger; il est donc probable que le défaut d'ailes, chez plusieurs oiseaux qui habitent actuellement ou qui, dernièrement encore, habitaient des îles océaniques, où ne se trouve aucune bête de proie, provient du non-usage des ailes. L'autruche, il est vrai, habite les continents et est exposée à bien des dangers auxquels elle ne peut pas se soustraire par le vol, mais elle peut, aussi bien qu'un grand nombre de quadrupèdes, se défendre contre ses ennemis à coups de pied. Nous sommes autorisés à croire que l'ancêtre du genre autruche avait des habitudes ressemblant à celles de l'outarde, et que, à mesure que la grosseur et le poids du corps de cet oiseau augmentèrent pendant de longues générations successives, l'autruche se servit toujours davantage de ses jambes et moins de ses ailes, jusqu'à ce qu'enfin il lui devînt impossible de voler.

Kirby a fait remarquer, et j'ai observé le même fait, que les tarses ou partie postérieure des pattes de beaucoup de scarabées mâles qui se nourrissent d'excréments, sont souvent brisés; il a examiné dix-sept spécimens dans sa propre collection et aucun d'eux n'avait plus la moindre trace des tarses. Chez l'Onites apelles les tarses disparaissent si souvent, qu'on a décrit cet insecte comme n'en ayant pas. Chez quelques autres genres, les tarses existent mais à l'état rudimentaire. Chez l'Ateuchus, ou scarabée sacré des Égyptiens, ils font absolument défaut. On ne saurait encore affirmer positivement que les mutilations accidentelles soient héréditaires; toutefois, les cas remarquables observés par M. Brown-Séquard, relatifs à la transmission par hérédité des effets de certaines opérations chez le cochon d'Inde, doivent nous empêcher de nier absolument cette tendance. En conséquence, il est peut-être plus sage de considérer l'absence totale des tarses antérieurs chez l'Ateuchus, et leur état rudimentaire chez quelques autres genres, non pas comme des cas de mutilations héréditaires, mais comme les effets d'un non-usage longtemps continué; en effet, comme beaucoup de scarabées qui se nourrissent d'excréments ont perdu leurs tarses, cette disparition doit arriver à un âge peu avancé de leur existence, et, par conséquent, les tarses ne doivent pas avoir beaucoup d'importance pour ces insectes, ou ils ne doivent pas s'en servir beaucoup.

Dans quelques cas, on pourrait facilement attribuer au défaut d'usage certaines modifications de structure qui sont surtout dues à la sélection naturelle. M. Wollaston a découvert le fait remarquable que, sur cinq cent cinquante espèces de scarabées (on en connaît un plus grand nombre aujourd'hui) qui habitent l'île de Madère, deux cents sont si pauvrement pourvues d'ailes, qu'elles ne peuvent voler; il a découvert, en outre, que, sur vingt-neuf genres indigènes, toutes les espèces appartenant à vingt-trois de ces genres se trouvent dans cet état! Plusieurs faits, à savoir que les scarabées, dans beaucoup de parties du monde, sont portés fréquemment en mer par le vent et qu'ils y périssent; que les scarabées de Madère, ainsi que l'a observé M. Wollaston, restent cachés jusqu'à ce que le vent tombe et que le soleil brille; que la proportion des scarabées sans ailes est beaucoup plus considérable dans les déserts exposés aux variations atmosphériques, qu'à Madère même; que — et c'est là le fait le plus extraordinaire sur lequel M. Wollaston a insisté avec beaucoup de raison — certains groupes considérables de scarabées, qui ont absolument besoin d'ailes, autre part si nombreux, font ici presque entièrement défaut; ces différentes considérations, dis-je, me portent à croire que le défaut d'ailes chez tant de scarabées à Madère est principalement dû à l'action de la sélection naturelle, combinée probablement avec le non-usage de ces organes. Pendant plusieurs générations successives, tous les scarabées qui se livraient le moins au vol, soit parce que leurs ailes étaient un peu moins développées, soit en raison de leurs habitudes indolentes, doivent avoir eu la meilleure chance de persister, parce qu'ils n'étaient pas exposés à être emportés à la mer; d'autre part, les individus qui s'élevaient facilement dans l'air, étaient plus exposés à être emportés au large et, par conséquent, à être détruits.

Les insectes de Madère qui ne se nourrissent pas sur le sol, mais qui, comme certains coléoptères et certains lépidoptères, se nourrissent sur les fleurs, et qui doivent, par conséquent, se servir de leurs ailes pour trouver leurs aliments, ont, comme l'a observé M. Wollaston, les ailes très développées, au lieu d'être diminuées. Ce fait est parfaitement compatible avec l'action de la sélection naturelle. En effet, à l'arrivée d'un nouvel insecte dans l'île, la tendance au développement ou à la réduction de ses ailes, dépend de ce fait qu'un plus grand nombre d'individus échappent à la mort, en luttant contre le vent ou en discontinuant de voler. C'est, en somme, ce qui se passe pour des matelots qui ont fait naufrage auprès d'une côte; il est important pour les bons nageurs de pouvoir nager aussi longtemps que possible, mais il vaut mieux pour les mauvais nageurs ne pas savoir nager du tout, et s'attacher au bâtiment naufragé.

Les taupes et quelques autres rongeurs fouisseurs ont les yeux rudimentaires, quelquefois même complètement recouverts d'une pellicule et de poils. Cet état des yeux est probablement dû à une diminution graduelle, provenant du non-usage, augmenté sans doute par la sélection naturelle. Dans l'Amérique méridionale, un rongeur appelé Tucu-Tuco ou Ctenomys a des habitudes encore plus souterraines que la taupe; on m'a assuré que ces animaux sont fréquemment aveugles. J'en ai conservé un vivant et celui-là certainement était aveugle; je l'ai disséqué après sa mort et j'ai trouvé alors que son aveuglement provenait d'une inflammation de la membrane clignotante. L'inflammation des yeux est nécessairement nuisible à un animal; or, comme les yeux ne sont pas nécessaires aux animaux qui ont des habitudes souterraines, une diminution de cet organe, suivie de l'adhérence des paupières et de leur protection par des poils, pourrait dans ce cas devenir avantageuse; s'il en est ainsi, la sélection naturelle vient achever l'oeuvre commencée par le non-usage de l'organe.

On sait que plusieurs animaux appartenant aux classes les plus diverses, qui habitent les grottes souterraines de la Carniole et celles du Kentucky, sont aveugles. Chez quelques crabes, le pédoncule portant l'oeil est conservé, bien que l'appareil de la vision ait disparu, c'est-à-dire que le support du télescope existe, mais que le télescope lui-même et ses verres font défaut. Comme il est difficile de supposer que l'oeil, bien qu'inutile, puisse être nuisible à des animaux vivant dans l'obscurité, on peut attribuer l'absence de cet organe au non-usage. Chez l'un de ces animaux aveugles, le rat de caverne (Neotoma), dont deux spécimens ont été capturés par le professeur Silliman à environ un demi-mille de l'ouverture de la grotte, et par conséquent pas dans les parties les plus profondes, les yeux étaient grands et brillants. Le professeur Silliman m'apprend que ces animaux ont fini par acquérir une vague aptitude à percevoir les objets, après avoir été soumis pendant un mois à une lumière graduée.

Il est difficile d'imaginer des conditions ambiantes plus semblables que celles de vastes cavernes, creusées dans de profondes couches calcaires, dans des pays ayant à peu près le même climat. Aussi, dans l'hypothèse que les animaux aveugles ont été créés séparément pour les cavernes d'Europe et d'Amérique, on doit s'attendre à trouver une grande analogie dans leur organisation et leurs affinités. Or, la comparaison des deux faunes nous prouve qu'il n'en est pas ainsi. Schiödte fait remarquer, relativement aux insectes seuls: «Nous ne pouvons donc considérer l'ensemble du phénomène que comme un fait purement local, et l'analogie qui existe entre quelques faunes qui habitent la caverne du Mammouth (Kentucky) et celles qui habitent les cavernes de la Carniole, que comme l'expression de l'analogie qui s'observe généralement entre la faune de l'Europe et celle de l'Amérique du Nord.» Dans l'hypothèse où je me place, nous devons supposer que les animaux américains, doués dans la plupart des cas de la faculté ordinaire de la vue, ont quitté le monde extérieur, pour s'enfoncer lentement et par générations successives dans les profondeurs des cavernes du Kentucky, ou, comme l'ont fait d'autres animaux, dans les cavernes de l'Europe. Nous possédons quelques preuves de la gradation de cette habitude; Schiödte ajoute en effet; «Nous pouvons donc regarder les faunes souterraines comme de petites ramifications qui, détachées des faunes géographiques limitées du voisinage, ont pénétré sous terre et qui, à mesure qu'elles se plongeaient davantage dans l'obscurité, se sont accommodées à leurs nouvelles conditions d'existence. Des animaux peu différents des formes ordinaires ménagent la transition; puis, viennent ceux conformés pour vivre dans un demi-jour; enfin, ceux destinés à l'obscurité complète et dont la structure est toute particulière,» Je dois ajouter que ces remarques de Schiödte s'appliquent, non à une même espèce, mais à plusieurs espèces distinctes. Quand, après d'innombrables générations, l'animal atteint les plus grandes profondeurs, le non-usage de l'organe a plus ou moins complètement atrophié l'oeil, et la sélection naturelle lui a, souvent aussi, donné une sorte de compensation pour sa cécité en déterminant un allongement des antennes. Malgré ces modifications, nous devons encore trouver certaines affinités entre les habitants des cavernes de l'Amérique et les autres habitants de ce continent, aussi bien qu'entre les habitants des cavernes de l'Europe et ceux du continent européen. Or, le professeur Dana m'apprend qu'il en est ainsi pour quelques- uns des animaux qui habitent les grottes souterraines de l'Amérique; quelques-uns des insectes qui habitent les cavernes de l'Europe sont très voisins de ceux qui habitent la région adjacente. Dans l'hypothèse ordinaire d'une création indépendante, il serait difficile d'expliquer de façon rationnelle les affinités qui existent entre les animaux aveugles des grottes et les autres habitants du continent. Nous devons, d'ailleurs, nous attendre à trouver, chez les habitants des grottes souterraines de l'ancien et du nouveau monde, l'analogie bien connue que nous remarquons dans la plupart de leurs autres productions. Comme on trouve en abondance, sur des rochers ombragés, loin des grottes, une espèce aveugle de Bathyscia, la perte de la vue chez l'espèce de ce genre qui habite les grottes souterraines, n'a probablement aucun rapport avec l'obscurité de son habitat; il semble tout naturel, en effet, qu'un insecte déjà privé de la vue s'adapte facilement à vivre dans les grottes obscures. Un autre genre aveugle (Anophthalmus) offre, comme l'a fait remarquer M. Murray, cette particularité remarquable, qu'on ne le trouve que dans les cavernes; en outre, ceux qui habitent les différentes cavernes de l'Europe et de l'Amérique appartiennent à des espèces distinctes; mais il est possible que les ancêtres de ces différentes espèces, alors qu'ils étaient doués de la vue, aient pu habiter les deux continents, puis s'éteindre, à l'exception de ceux qui habitent les endroits retirés qu'ils occupent actuellement. Loin d'être surpris que quelques-uns des habitants des cavernes, comme l'Amblyopsis, poisson aveugle signalé par Agassiz, et le Protée, également

aveugle, présentent de grandes anomalies dans leurs rapports avec les reptiles européens, je suis plutôt étonné que nous ne retrouvions pas dans les cavernes un plus grand nombre de représentants d'animaux éteints, en raison du peu de concurrence à laquelle les habitants de ces sombres demeures ont été exposés.

ACCLIMATATION.

Les habitudes sont héréditaires chez les plantes; ainsi, par exemple, l'époque de la floraison, les heures consacrées au sommeil, la quantité de pluie nécessaire pour assurer la germination des graines, etc., et ceci me conduit à dire quelques mots sur l'acclimatation. Comme rien n'est plus ordinaire que de trouver des espèces d'un même genre dans des pays chauds et dans des pays froids, il faut que l'acclimatation ait, dans la longue série des générations, joué un rôle considérable, s'il est vrai que toutes les espèces du même genre descendent d'une même souche. Chaque espèce, cela est évident, est adaptée au climat du pays quelle habite; les espèces habitant une région arctique, ou même une région tempérée, ne peuvent supporter le climat des tropiques, et vice versa. En outre, beaucoup de plantes grasses ne peuvent supporter les climats humides. Mais on a souvent exagéré le degré d'adaptation des espèces aux climats sous lesquels elles vivent. C'est ce que nous pouvons conclure du fait que, la plupart du temps, il nous est impossible de prédire si une plante importée pourra supporter notre climat, et de cet autre fait, qu'un grand nombre de plantes et d'animaux, provenant des pays les plus divers, vivent chez nous en excellente santé. Nous avons raison de croire que les espèces à l'état de nature sont restreintes à un habitat peu étendu, bien plus par suite de la lutte qu'elles ont à soutenir avec d'autres êtres organisés, que par suite de leur adaptation à un climat particulier. Que cette adaptation, dans la plupart des cas, soit ou non très rigoureuse, nous n'en avons pas moins la preuve que quelques plantes peuvent, dans une certaine mesure, s'habituer naturellement à des températures différentes, c'est-à-dire s'acclimater. Le docteur Hooker a recueilli des graines de pins et de rhododendrons sur des individus de la même espèce, croissant à des hauteurs différentes sur l'Himalaya; or, ces graines, semées et cultivées en Angleterre, possèdent des aptitudes constitutionnelles différentes relativement à la résistance au froid. M. Thwaites m'apprend qu'il a observé des faits semblables à Ceylan; M. H.-C. Watson a fait des observations analogues sur des espèces européennes de plantes rapportées des Açores en Angleterre; je pourrais citer beaucoup d'autres exemples. À l'égard des animaux, on peut citer plusieurs faits authentiques prouvant que, depuis les temps historiques, certaines espèces ont émigré en grand nombre de latitudes chaudes vers de plus froides, et réciproquement. Toutefois, nous ne pouvons affirmer d'une façon positive que ces animaux étaient strictement adaptés au climat de leur pays natal, bien que, dans la plupart des cas, nous admettions que cela soit; nous ne savons pas non plus s'ils se sont subséquemment si bien acclimatés dans leur nouvelle patrie, qu'ils s'y sont mieux adaptés qu'ils ne l'étaient dans le principe.

On pourrait sans doute acclimater facilement, dans des pays tout différents, beaucoup d'animaux vivant aujourd'hui à l'état sauvage; ce qui semble le prouver, c'est que nos animaux domestiques ont été originairement choisis par les sauvages, parce qu'ils leur étaient utiles et parce qu'ils se reproduisaient facilement en domesticité, et non pas parce qu'on s'est aperçu plus tard qu'on pouvait les transporter dans les pays les plus différents. Cette faculté extraordinaire de nos animaux domestiques à supporter les climats les plus divers, et, ce qui est une preuve encore plus convaincante, à rester parfaitement féconds partout où on les transporte, est sans doute un argument en faveur de la proposition que nous venons d'émettre. Il ne faudrait cependant pas pousser cet argument trop loin; en effet, nos animaux domestiques descendent probablement de plusieurs souches sauvages; le sang, par exemple, d'un loup des régions tropicales et d'un loup des régions arctiques peut se trouver mélangé chez nos races de chiens domestiques. On ne peut considérer le rat et la souris comme des animaux domestiques; ils n'en ont pas moins été transportés par l'homme dans beaucoup de parties du monde, et ils ont aujourd'hui un habitat beaucoup plus considérable que celui des autres rongeurs; ils supportent, en effet, le climat froid des îles Féroë, dans l'hémisphère boréal, et des îles Falkland, dans l'hémisphère austral, et le climat brûlant de bien des îles de la zone torride. On peut donc considérer l'adaptation à un climat spécial comme une qualité qui peut aisément se greffer sur cette large flexibilité de constitution qui paraît inhérente à la plupart des animaux. Dans cette hypothèse, la capacité qu'offre l'homme lui-même, ainsi que ses animaux domestiques, de pouvoir supporter les climats les plus différents; le fait que l'éléphant et le rhinocéros ont autrefois vécu sous un climat glacial, tandis que les espèces existant actuellement habitent toutes les régions de la zone torride, ne sauraient être considérés comme des anomalies, mais bien comme des exemples d'une flexibilité ordinaire de constitution qui se manifeste dans certaines circonstances particulières.

Quelle est la part qu'il faut attribuer aux habitudes seules? quelle est celle qu'il faut attribuer à la sélection naturelle de variétés ayant des constitutions innées différentes? quelle est celle enfin qu'il faut attribuer à ces deux causes combinées dans l'acclimatation d'une espèce sous un climat spécial? C'est là une question très obscure. L'habitude ou la coutume a sans doute quelque influence, s'il faut en croire l'analogie; les ouvrages sur l'agriculture et même les anciennes encyclopédies chinoises donnent à chaque instant le conseil de transporter les animaux d'une région dans une autre. En outre, comme il n'est pas probable que l'homme soit parvenu à choisir tant de races et de sous-races, dont la constitution convient si parfaitement aux pays qu'elles habitent, je crois qu'il faut attribuer à l'habitude les résultats obtenus. D'un autre côté, la sélection naturelle doit tendre inévitablement à conserver les individus doués d'une constitution bien adaptée aux pays qu'ils habitent. On constate, dans les traités sur plusieurs espèces de plantes cultivées, que certaines variétés supportent mieux tel climat que tel autre. On en trouve la preuve dans les ouvrages sur la pomologie publiés aux États- Unis; on y recommande, en effet, d'employer certaines variétés dans les États du Nord, et certaines autres dans les États du Sud. Or, comme la plupart de ces variétés ont une origine récente, on ne peut attribuer à l'habitude leurs différences constitutionnelles. On a même cité, pour prouver que, dans certains cas, l'acclimatation est impossible, l'artichaut de Jérusalem, qui ne se propage jamais en Angleterre par semis et dont, par conséquent, on n'a pas pu obtenir de nouvelles variétés; on fait remarquer que cette plante est restée aussi délicate qu'elle l'était. On a souvent cité aussi, et avec beaucoup plus de raison, le haricot comme exemple; mais on ne peut pas dire, dans ce cas, que l'expérience ait réellement été faite, il faudrait pour cela que, pendant une vingtaine de générations, quelqu'un prît la peine de semer des haricots d'assez bonne heure pour qu'une grande partie fût détruite par le froid; puis, qu'on recueillît la graine des quelques survivants, en ayant soin d'empêcher les croisements accidentels; puis, enfin, qu'on recommençât chaque année cet essai en s'entourant des mêmes précautions. Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, qu'il n'apparaisse jamais de différences dans la constitution des haricots, car plusieurs variétés sont beaucoup plus rustiques que d'autres; c'est là un fait dont j'ai pu observer moi-même des exemples frappants.

En résumé, nous pouvons conclure que l'habitude ou bien que l'usage et le non-usage des parties ont, dans quelques cas, joué un rôle considérable dans les modifications de la constitution et de l'organisme; nous pouvons conclure aussi que ces causes se sont souvent combinées avec la sélection naturelle de variations innées, et que les résultats sont souvent aussi dominés par cette dernière cause.

VARIATIONS CORRÉLATIVES.

J'entends par cette expression que les différentes parties de l'organisation sont, dans le cours de leur croissance et de leur développement, si intimement reliées les unes aux autres, que d'autres parties se modifient quand de légères variations se produisent dans une partie quelconque et s'y accumulent en vertu de l'action de la sélection naturelle. C'est là un sujet fort important, que l'on connaît très imparfaitement et dans la discussion duquel on peut facilement confondre des ordres de faits tout différents. Nous verrons bientôt, en effet, que l'hérédité simple prend quelquefois une fausse apparence de corrélation. On pourrait citer, comme un des exemples les plus évidents de vraie corrélation, les variations de structure qui, se produisant chez le jeune ou chez la larve, tendent à affecter la structure de l'animal adulte. Les différentes parties homologues du corps, qui, au commencement de la période embryonnaire, ont une structure identique, et qui sont, par conséquent, exposées à des conditions semblables, sont éminemment sujettes à varier de la même manière. C'est ainsi, par exemple, que le côté droit et le côté gauche du corps varient de la même façon; que les membres antérieurs, que même la mâchoire et les membres varient simultanément; on sait que quelques anatomistes admettent l'homologie de la mâchoire inférieure avec les membres. Ces tendances, je n'en doute pas, peuvent être plus ou moins complètement dominées par la sélection naturelle. Ainsi, il a existé autrefois une race de cerfs qui ne portaient d'andouillers que d'un seul côté; or, si cette particularité avait été très avantageuse à cette race, il est probable que la sélection naturelle l'aurait rendue permanente.

Les parties homologues, comme l'ont fait remarquer certains auteurs, tendent à se souder, ainsi qu'on le voit souvent dans les monstruosités végétales; rien n'est plus commun, en effet, chez les plantes normalement confrontées, que l'union des parties homologues, la soudure, par exemple des pétales de la corolle en un seul tube. Les parties dures semblent affecter la forme des parties molles adjacentes; quelques auteurs pensent que la diversité des formes qu'affecte le bassin chez les oiseaux, détermine la diversité remarquable que l'on observe dans la forme de leurs reins. D'autres croient aussi que, chez l'espèce humaine, la forme du bassin de la mère exerce par la pression une influence sur la forme de la tête de l'enfant. Chez les serpents, selon Schlegel, la forme du corps et le mode de déglutition déterminent la position et la forme de plusieurs des viscères les plus importants.

La nature de ces rapports reste fréquemment obscure. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire insiste fortement sur ce point, que certaines déformations coexistent fréquemment, tandis que d'autres ne s'observent que rarement sans que nous puissions en indiquer la raison. Quoi de plus singulier que le rapport qui existe, chez les chats, entre la couleur blanche, les yeux bleus et la surdité; ou, chez les mêmes animaux, entre le sexe femelle et la coloration tricolore; chez les pigeons, entre l'emplumage des pattes et les pellicules qui relient les doigts externes; entre l'abondance du duvet, chez les pigeonneaux qui sortent de l'oeuf, et la coloration de leur plumage futur; ou, enfin, le rapport qui existe chez le chien turc nu, entre les poils et les dents, bien que, dans ce cas, l'homologie joue sans doute un rôle? Je crois même que ci dernier cas de corrélation ne peut pas être accidentel; si nous considérons, en effet, les deux ordres de mammifères dont l'enveloppe dermique présente le plus d'anomalie, les cétacés (baleines) et les édentés (tatous, fourmiliers, etc.), nous voyons qu'ils présentent aussi la dentition la plus anormale; mais, comme l'a fait remarquer M. Mivart, il y a tant d'exceptions à cette règle, qu'elle a en somme peu de valeur.

Je ne connais pas d'exemple plus propre à démontrer l'importance des lois de la corrélation et de la variation, indépendamment de l'utilité et, par conséquent, de toute sélection naturelle, que la différence qui existe entre les fleurs internes et externes de quelques composées et de quelques ombellifères. Chacun a remarqué la différence qui existe entre les fleurettes périphériques et les fleurettes centrales de la marguerite, par exemple; or, l'atrophie partielle ou complète des organes reproducteurs accompagne souvent cette différence. En outre, les graines de quelques-unes de ces plantes diffèrent aussi sous le rapport de la forme et de la ciselure. On a quelquefois attribué ces différences à la pression des involucres sur les fleurettes, ou à leurs pressions réciproques, et la forme des graines contenues dans les fleurettes périphériques de quelques composées semble confirmer cette opinion; mais, chez les ombellifères, comme me l'apprend le docteur Hooker, ce ne sont certes pas les espèces ayant les capitulées les plus denses dont les fleurs périphériques et centrales offrent le plus fréquemment des différences. On pourrait penser que le développement des pétales périphériques, en enlevant la nourriture aux organes reproducteurs, détermine leur atrophie; mais ce ne peut être, en tout cas, la cause unique; car, chez quelques composées, les graines des fleurettes internes et externes diffèrent sans qu'il y ait aucune différence dans les corolles. Il se peut que ces différences soient en rapport avec un flux de nourriture différent pour les deux catégories de fleurettes; nous savons, tout au moins, que, chez les fleurs irrégulières, celles qui sont le plus rapprochées de l'axe se montrent les plus sujettes à la pélorie, c'est-à-dire à devenir symétriques de façon anormale. J'ajouterai comme exemple de ce fait et comme cas de corrélation remarquable que, chez beaucoup de pélargoniums, les deux pétales supérieurs de la fleur centrale de la touffe perdent souvent leurs taches de couleur plus foncée; cette disposition est accompagnée de l'atrophie complète du nectaire adhérent, et la fleur centrale devient ainsi pélorique ou régulière. Lorsqu'un des deux pétales supérieurs est seul décoloré, le nectaire n'est pas tout à fait atrophié, il est seulement très raccourci.

Quant au développement de la corolle, il est très probable, comme le dit Sprengel, que les fleurettes périphériques servent à attirer les insectes, dont le concours est très utile ou même nécessaire à la fécondation de la plante; s'il en est ainsi, la sélection naturelle a pu entrer en jeu. Mais il paraît impossible, en ce qui concerne les graines, que leurs différences de formes, qui ne sont pas toujours en corrélation avec certaines différences de la corolle, puissent leur être avantageuses; cependant, chez les Ombellifères, ces différences semblent si importantes — les graines étant quelquefois orthospermes dans les fleurs extérieures et coelospermes dans les fleurs centrales — que de Candolle l'aîné a basé sur ces caractères les principales divisions de l'ordre. Ainsi, des modifications de structure, ayant une haute importance aux yeux des classificateurs, peuvent être dues entièrement aux lois de la variation et de la corrélation, sans avoir, autant du moins que nous pouvons en juger, aucune utilité pour l'espèce.

Nous pouvons quelquefois attribuer à tort à la variation corrélative des conformations communes à des groupes entiers d'espèces, qui ne sont, en fait, que le résultat de l'hérédité. Un ancêtre éloigné, en effet, a pu acquérir, en vertu de la sélection naturelle, quelques modifications de conformation, puis, après des milliers de générations, quelques autres modifications indépendantes. Ces deux modifications, transmises ensuite à tout un groupe de descendants ayant des habitudes diverses, pourraient donc être naturellement regardées comme étant en corrélation nécessaire. Quelques autres corrélations semblent évidemment dues au seul mode d'action de la sélection naturelle. Alphonse de Candolle a remarqué, en effet, qu'on n'observe jamais de graines ailées dans les fruits qui ne s'ouvrent pas. J'explique ce fait par l'impossibilité où se trouve la sélection naturelle de donner graduellement des ailes aux graines, si les capsules ne sont pas les premières à s'ouvrir; en effet, c'est dans ce cas seulement que les graines, conformées de façon à être plus facilement emportées par le vent, l'emporteraient sur celles moins bien adaptées pour une grande dispersion.

COMPENSATION ET ÉCONOMIE DE CROISSANCE.

Geoffroy Saint-Hilaire l'aîné et Goethe ont formulé, à peu près à la même époque, la loi de la compensation de croissance; pour me servir des expressions de Goethe: «afin de pouvoir dépenser d'un côté, la nature est obligée d'économiser de l'autre.» Cette règle s'applique, je crois, clans une certaine mesure, à nos animaux domestiques; si la nutrition se porte en excès vers une partie ou vers un organe, il est rare qu'elle se porte, en même temps, en excès tout au moins, vers un autre organe; ainsi, il est difficile de faire produire beaucoup de lait à une vache et de l'engraisser en même temps. Les mêmes variétés de choux ne produisent pas en abondance un feuillage nutritif et des graines oléagineuses. Quand les graines que contiennent nos fruits tendent à s'atrophier, le fruit lui-même gagne beaucoup en grosseur et en qualité. Chez nos volailles, la présence d'une touffe de plumes sur la tête correspond à un amoindrissement de la crête, et le développement de la barbe à une diminution des caroncules. Il est difficile de soutenir que cette loi s'applique universellement chez les espèces à l'état de nature; elle est admise cependant par beaucoup de bons observateurs, surtout par les botanistes. Toutefois, je ne donnerai ici aucun exemple, car je ne vois guère comment on pourrait distinguer, d'un côté, entre les effets d'une partie qui se développerait largement sous l'influence de la sélection naturelle et d'une autre partie adjacente qui diminuerait, en vertu de la même cause, ou par suite du non-usage; et, d'un autre côté, entre les effets produits par le défaut de nutrition d'une partie, grâce à l'excès de croissance d'une autre partie adjacente.

Je suis aussi disposé à croire que quelques-uns des cas de compensation qui ont été cités, ainsi que quelques autres faits, peuvent se confondre dans un principe plus général, à savoir: que la sélection naturelle s'efforce constamment d'économiser toutes les parties de l'organisme. Si une conformation utile devient moins utile dans de nouvelles conditions d'existence, la diminution de cette conformation s'ensuivra certainement, car il est avantageux pour l'individu de ne pas gaspiller de la nourriture au profit d'une conformation inutile. C'est ainsi seulement que je puis expliquer un fait qui m'a beaucoup frappé chez les cirripèdes, et dont on pourrait citer bien des exemples analogues: quand un cirripède parasite vit à l'intérieur d'un autre cirripède, et est par ce fait abrité et protégé, il perd plus ou moins complètement sa carapace. C'est le cas chez l'Ibla mâle, et d'une manière encore plus remarquable chez le Proteolepas. Chez tous les autres cirripèdes, la carapace est formée par un développement prodigieux des trois segments antérieurs de la tête, pourvus de muscles et de nerfs volumineux; tandis que, chez le Proteolepas parasite et abrité, toute la partie antérieure de la tête est réduite à un simple rudiment, placé à la base d'antennes préhensiles; or, l'économie d'une conformation complexe et développée, devenue superflue, constitue un grand avantage pour chaque individu de l'espèce; car, dans la lutte pour l'existence, à laquelle tout animal est exposé, chaque Proteolepas a une meilleure chance de vivre, puisqu'il gaspille moins d'aliments.

C'est ainsi, je crois, que la sélection naturelle tend, à la longue, à diminuer toutes les parties de l'organisation, dès qu'elles deviennent superflues en raison d'un changement d'habitudes; mais elle ne tend en aucune façon à développer proportionnellement les autres parties. Inversement, la sélection naturelle peut parfaitement réussir à développer considérablement un organe, sans entraîner, comme compensation indispensable, la réduction de quelques parties adjacentes.

LES CONFORMATIONS MULTIPLES, RUDIMENTAIRES ET D'ORGANISATION INFÉRIEURE SONT VARIABLES.

Il semble de règle chez les variétés et chez les espèces, comme l'a fait remarquer Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, que, toutes les fois qu'une partie ou qu'un organe se trouve souvent répété dans la conformation d'un individu (par exemple les vertèbres chez les serpents et les étamines chez les fleurs polyandriques), le nombre en est variable, tandis qu'il est constant lorsque le nombre de ces mêmes parties est plus restreint. Le même auteur, ainsi que quelques botanistes, ont, en outre, reconnu que les parties multiples sont extrêmement sujettes à varier. En tant que, pour me servir de l'expression du professeur Owen, cette répétition végétative est un signe d'organisation inférieure, la remarque qui précède concorde avec l'opinion générale des naturalistes, à savoir: que les êtres placés aux degrés inférieurs de l'échelle de l'organisation sont plus variables que ceux qui en occupent le sommet.

Je pense que, par infériorité dans l'échelle, on doit entendre ici que les différentes parties de l'organisation n'ont qu'un faible degré de spécialisation pour des fonctions particulières; or, aussi longtemps que la même partie a des fonctions diverses à accomplir, on s'explique peut-être pourquoi elle doit rester variable, c'est-à-dire pourquoi la sélection naturelle n'a pas conservé ou rejeté toutes les légères déviations de conformation avec autant de rigueur que lorsqu'une partie ne sert plus qu'à un usage spécial. On pourrait comparer ces organes à un couteau destiné à toutes sortes d'usages, et qui peut, en conséquence, avoir une forme quelconque, tandis qu'un outil destiné à un usage déterminé doit prendre une forme particulière. La sélection naturelle, il ne faut jamais l'oublier, ne peut agir qu'en se servant de l'individu, et pour son avantage.

On admet généralement que les parties rudimentaires sont sujettes à une grande variabilité. Nous aurons à revenir sur ce point; je me contenterai d'ajouter ici que leur variabilité semble résulter de leur inutilité et de ce que la sélection naturelle ne peut, en conséquence, empêcher des déviations de conformation de se produire.

UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DÉVELOPPÉE CHEZ UNE ESPÈCE QUELCONQUE COMPARATIVEMENT À L'ÉTAT DE LA MÊME PARTIE CHEZ LES ESPÈCES VOISINES, TEND À VARIER BEAUCOUP.

M. Waterhouse a fait à ce sujet, il y a quelques années, une remarque qui m'a beaucoup frappé. Le professeur Owen semble en être arrivé aussi à des conclusions presque analogues. Je ne saurais essayer de convaincre qui que ce soit de la vérité de la proposition ci-dessus formulée sans l'appuyer de l'exposé d'une longue série de faits que j'ai recueillis sur ce point, mais qui ne peuvent trouver place dans cet ouvrage.

Je dois me borner à constater que, dans ma conviction, c'est là une règle très générale. Je sais qu'il y a là plusieurs causes d'erreur, mais j'espère en avoir tenu suffisamment compte. Il est bien entendu que cette règle ne s'applique en aucune façon aux parties, si extraordinairement développées qu'elles soient, qui ne présentent pas un développement inusité chez une espèce ou chez quelques espèces, comparativement à la même partie chez beaucoup d'espèces très voisines. Ainsi, bien que, dans la classe des mammifères, l'aile de la chauve-souris soit une conformation très anormale, la règle ne saurait s'appliquer ici, parce que le groupe entier des chauves-souris possède des ailes; elle s'appliquerait seulement si une espèce quelconque possédait des ailes ayant un développement remarquable, comparativement aux ailes des autres espèces du même genre. Mais cette règle s'applique de façon presque absolue aux caractères sexuels secondaires, lorsqu'ils se manifestent d'une manière inusitée. Le terme caractère sexuel secondaire, employé par Hunter, s'applique aux caractères qui, particuliers à un sexe, ne se rattachent pas directement à l'acte de la reproduction, La règle s'applique aux mâles et aux femelles, mais plus rarement à celles-ci, parce qu'il est rare qu'elles possèdent des caractères sexuels secondaires remarquables. Les caractères de ce genre, qu'ils soient ou non développés d'une manière extraordinaire, sont très variables, et c'est en raison de ce fait que la règle précitée s'applique si complètement à eux; je crois qu'il ne peut guère y avoir de doute sur ce point. Mais les cirripèdes hermaphrodites nous fournissent la preuve que notre règle ne s'applique pas seulement aux caractères sexuels secondaires; en étudiant cet ordre, je me suis particulièrement attaché à la remarque de M. Waterhouse, et je suis convaincu que la règle s'applique presque toujours. Dans un futur ouvrage, je donnerai la liste des cas les plus remarquables que j'ai recueillis; je me bornerai à citer ici un seul exemple qui justifie la règle dans son application la plus étendue. Les valves operculaires des cirripèdes sessiles (balanes) sont, dans toute l'étendue du terme, des conformations très importantes et qui diffèrent extrêmement peu, même chez les genres distincts. Cependant, chez les différentes espèces de l'un de ces genres, le genre Pyrgoma, ces valves présentent une diversification remarquable, les valves homologues ayant quelquefois une forme entièrement dissemblable. L'étendue des variations chez les individus d'une même espèce est telle, que l'on peut affirmer, sans exagération, que les variétés de la même espèce diffèrent plus les unes des autres par les caractères tirés de ces organes importants que ne le font d'autres espèces appartenant à des genres distincts.

J'ai particulièrement examiné les oiseaux sous ce rapport, parce que, chez ces animaux, les individus d'une même espèce, habitant un même pays, varient extrêmement peu; or, la règle semble certainement applicable à cette classe. Je n'ai pas pu déterminer qu'elle s'applique aux plantes, mais je dois ajouter que cela m'aurait fait concevoir des doutes sérieux sur sa réalité, si l'énorme variabilité des végétaux ne rendait excessivement difficile la comparaison de leur degré relatif de variabilité.

Lorsqu'une partie, ou un organe, se développe chez une espèce d'une façon remarquable ou à un degré extraordinaire, on est fondé à croire que cette partie ou cet organe a une haute importance pour l'espèce; toutefois, la partie est dans ce cas très sujette à varier. Pourquoi en est-il ainsi? Je ne peux trouver aucune explication dans l'hypothèse que chaque espèce a fait l'objet d'un acte créateur spécial et que tous ses organes, dans le principe, étaient ce qu'ils sont aujourd'hui. Mais, si nous nous plaçons dans l'hypothèse que les groupes d'espèces descendent d'autres espèces à la suite de modifications opérées par la sélection naturelle, on peut, je crois, résoudre en partie cette question. Que l'on me permette d'abord quelques remarques préliminaires. Si, chez nos animaux domestiques, on néglige l'animal entier, ou un point quelconque de leur conformation, et qu'on n'applique aucune sélection, la partie négligée (la crête, par exemple, chez la poule Dorking) ou la race entière, cesse d'avoir un caractère uniforme; on pourra dire alors que la race dégénère. Or, le cas est presque identique pour les organes rudimentaires, pour ceux qui n'ont été que peu spécialisés en vue d'un but particulier et peut-être pour les groupes polymorphes; dans ces cas, en effet, la sélection naturelle n'a pas exercé ou n'a pas pu exercer soit action, et l'organisme est resté ainsi dans un état flottant. Mais, ce qui nous importe le plus ici, c'est que les parties qui, chez nos animaux domestiques, subissent actuellement les changements les plus rapides en raison d'une sélection continue, sont aussi celles qui sont très sujettes à varier. Que l'on considère les individus d'une même race de pigeons et l'on verra quelles prodigieuses différences existent chez les becs des culbutants, chez les becs et les caroncules des messagers, dans le port et la queue des paons, etc., points sur lesquels les éleveurs anglais portent aujourd'hui une attention particulière. Il y a même des sous-races, comme celle des culbutants courte-face, chez lesquelles il est très difficile d'obtenir des oiseaux presque parfaits, car beaucoup s'écartent de façon considérable du type admis. On peut réellement dire qu'il y a une lutte constante, d'un côté entre la tendance au retour à un état moins parfait, aussi bien qu'une tendance innée à de nouvelles variations, et d'autre part, avec l'influence d'une sélection continue pour que la race reste pure. À la longue, la sélection l'emporte, et nous ne mettons jamais en ligne de compte la pensée que nous pourrions échouer assez misérablement pour obtenir un oiseau aussi commun que le culbutant commun, d'un bon couple de culbutants courte-face purs. Mais, aussi longtemps que la sélection agit énergiquement, il faut s'attendre à de nombreuses variations dans les parties qui sont sujettes à son action.

Examinons maintenant ce qui se passe à l'état de nature. Quand une partie s'est développée d'une façon extraordinaire chez une espèce quelconque, comparativement à ce qu'est la même partie chez les autres espèces du même genre, nous pouvons conclure que cette partie a subi d'énormes modifications depuis l'époque où les différentes espèces se sont détachées de l'ancêtre commun de ce genre. Il est rare que cette époque soit excessivement reculée, car il est fort rare que les espèces persistent pendant plus d'une période géologique. De grandes modifications impliquent une variabilité extraordinaire et longtemps continuée, dont les effets ont été accumulés constamment par la sélection naturelle pour l'avantage de l'espèce. Mais, comme la variabilité de la partie ou de l'organe développé d'une façon extraordinaire a été très grande et très continue pendant un laps de temps qui n'est pas excessivement long, nous pouvons nous attendre, en règle générale, à trouver encore aujourd'hui plus de variabilité dans cette partie que dans les autres parties de l'organisation, qui sont restées presque constantes depuis une époque bien plus reculée. Or, je suis convaincu que c'est là la vérité. Je ne vois aucune raison de douter que la lutte entre la sélection naturelle d'une part, avec la tendance au retour et la variabilité d'autre part, ne cesse dans le cours des temps, et que les organes développés de la façon la plus anormale ne deviennent constants. Aussi, d'après notre théorie, quand un organe, quelque anormal qu'il soit, se transmet à peu près dans le même état à beaucoup de descendants modifiés, l'aile de la chauve-souris, par exemple, cet organe a dû exister pendant une très longue période à peu près dans le même état, et il a fini par n'être pas plus variable que toute autre conformation. C'est seulement dans les cas où la modification est comparativement récente et extrêmement considérable, que nous devons nous attendre à trouver encore, à un haut degré de développement, la variabilité générative, comme on pourrait l'appeler. Dans ce cas, en effet, il est rare que la variabilité ait déjà été fixée par la sélection continue des individus variant au degré et dans le sens voulu, et par l'exclusion continue des individus qui tendent à faire retour vers un état plus ancien et moins modifié.

LES CARACTÈRES SPÉCIFIQUES SONT PLUS VARIABLES QUE LES CARACTÈRES GÉNÉRIQUES.

On peut appliquer au sujet qui va nous occuper le principe que nous venons de discuter. Il est notoire que les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères génériques. Je cite un seul exemple pour faire bien comprendre ma pensée: si un grand genre de plantes renferme plusieurs espèces, les unes portant des fleurs bleues, les autres des fleurs rouges, la coloration n'est qu'un caractère spécifique, et personne ne sera surpris de ce qu'une espèce bleue devienne rouge et réciproquement; si, au contraire, toutes les espèces portent des fleurs bleues, la coloration devient un caractère générique, et la variabilité de cette coloration constitue un fait beaucoup plus extraordinaire.

J'ai choisi cet exemple parce que l'explication qu'en donneraient la plupart des naturalistes ne pourrait pas s'appliquer ici; ils soutiendraient, en effet, que les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères génériques, parce que les premiers impliquent des parties ayant une importance physiologique moindre que ceux que l'on considère ordinairement quand il s'agit de classer un genre. Je crois que cette explication est vraie en partie, mais seulement de façon indirecte; j'aurai, d'ailleurs, à revenir sur ce point en traitant de la classification. Il serait presque superflu de citer des exemples pour prouver que les caractères spécifiques ordinaires sont plus variables que les caractères génériques; mais, quand il s'agit de caractères importants, j'ai souvent remarqué, dans les ouvrages sur l'histoire naturelle, que, lorsqu'un auteur s'étonne que quelque organe important, ordinairement très constant, dans un groupe considérable d'espèces diffère beaucoup chez des espèces très voisines, il est souvent variable chez les individus de la même espèce. Ce fait prouve qu'un caractère qui a ordinairement une valeur générique devient souvent variable lorsqu'il perd de sa valeur et descend au rang de caractère spécifique, bien que son importance physiologique puisse rester la même. Quelque chose d'analogue s'applique aux monstruosités; Isidore Geoffroy Saint- Hilaire, tout au moins, ne met pas en doute que, plus un organe diffère normalement chez les différentes espèces du même groupe, plus il est sujet à des anomalies chez les individus.

Dans l'hypothèse ordinaire d'une création indépendante pour chaque espèce, comment pourrait-il se faire que la partie de l'organisme qui diffère de la même partie chez d'autres espèces du même genre, créées indépendamment elles aussi, soit plus variable que les parties qui se ressemblent beaucoup chez les différentes espèces de ce genre? Quant à moi, je ne crois pas qu'il soit possible d'expliquer ce fait. Au contraire, dans l'hypothèse que les espèces ne sont que des variétés fortement prononcées et persistantes, on peut s'attendre la plupart du temps à ce que les parties de leur organisation qui ont varié depuis une époque comparativement récente et qui par suite sont devenues différentes, continuent encore à varier. Pour poser la question en d'autres termes: on appelle caractères génériques les points par lesquels toutes les espèces d'un genre se ressemblent et ceux par lesquels elles diffèrent des genres voisins; on peut attribuer ces caractères à un ancêtre commun qui les a transmis par hérédité à ses descendants, car il a dû arriver bien rarement que la sélection naturelle ait modifié, exactement de la même façon, plusieurs espèces distinctes adaptées à des habitudes plus ou moins différentes; or, comme ces prétendus caractères génériques ont été transmis par hérédité avant l'époque où les différentes espèces se sont détachées de leur ancêtre commun et que postérieurement ces caractères n'ont pas varié, ou que, s'ils diffèrent, ils ne le font qu'à un degré extrêmement minime, il n'est pas probable qu'ils varient actuellement. D'autre part, on appelle caractères spécifiques les points par lesquels les espèces diffèrent des autres espaces du même genre; or, comme ces caractères spécifiques ont varié et se sont différenciés depuis l'époque où les espèces se sont écartées de l'ancêtre commun, il est probable qu'ils sont encore variables dans une certaine mesure; tout au moins, ils sont plus variables que les parties de l'organisation qui sont restées constantes depuis une très longue période.

LES CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES SONT VARIABLES.

Je pense que tous les naturalistes admettront, sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans aucun détail, que les caractères sexuels secondaires sont très variables. On admettra aussi que les espèces d'un même groupe diffèrent plus les unes des autres sous le rapport des caractères sexuels secondaires que dans les autres parties de leur organisation: que l'on compare, par exemple, les différences qui existent entre les gallinacés mâles, chez lesquels les caractères sexuels secondaires sont très développés, avec les différences qui existent entre les femelles. La cause première de la variabilité de ces caractères n'est pas évidente; mais nous comprenons parfaitement pourquoi ils ne sont pas aussi persistants et aussi uniformes que les autres caractères; ils sont, en effet, accumulés par la sélection sexuelle, dont l'action est moins rigoureuse que celle de la sélection naturelle; la première, en effet, n'entraîne pas la mort, elle se contente de donner moins de descendants aux mâles moins favorisés. Quelle que puisse être la cause de la variabilité des caractères sexuels secondaires, la sélection sexuelle a un champ d'action très étendu, ces caractères étant très variables; elle a pu ainsi déterminer, chez les espèces d'un même groupe, des différences plus grandes sous ce rapport que sous tous les autres.

Il est un fait assez remarquable, c'est que les différences secondaires entre les deux sexes de la même espèce portent précisément sur les points mêmes de l'organisation par lesquels les espèces d'un même genre diffèrent les unes des autres. Je vais citer à l'appui de cette assertion les deux premiers exemples qui se trouvent sur ma liste; or, comme les différences, dans ces cas, sont de nature très extraordinaire, il est difficile de croire que les rapports qu'ils présentent soient accidentels. Un même nombre d'articulations des tarses est un caractère commun à des groupes très considérables de coléoptères; or, comme l'a fait remarquer Westwood, le nombre de ces articulations varie beaucoup chez les engidés, et ce nombre diffère aussi chez les deux sexes de la même espèce. De même, chez les hyménoptères fouisseurs, le mode de nervation des ailes est un caractère de haute importance, parce qu'il est commun à des groupes considérables; mais la nervation, dans certains genres, varie chez les diverses espèces et aussi chez les deux sexes d'une même espèce. Sir J. Lubbock a récemment fait remarquer que plusieurs petits crustacés offrent d'excellents exemples de cette loi. «Ainsi, chez le Pontellus, ce sont les antennes antérieures et la cinquième paire de pattes qui constituent les principaux caractères sexuels; ce sont aussi ces organes qui fournissent les principales différences spécifiques.» Ce rapport a pour moi une signification très claire; je considère que toutes les espèces d'un même genre descendent aussi certainement d'un ancêtre commun, que les deux sexes d'une même espèce descendent du même ancêtre. En conséquence, si une partie quelconque de l'organisme de l'ancêtre commun, ou de ses premiers descendants, est devenue variable, il est très probable que la sélection naturelle et la sélection sexuelle se sont emparées des variations de cette partie pour adapter les différentes espèces à occuper diverses places dans l'économie de la nature, pour approprier l'un à l'autre les deux sexes de la même espèce, et enfin pour préparer les mâles à lutter avec d'autres mâles pour la possession des femelles.

J'en arrive donc à conclure à la connexité intime de tous les principes suivants, à savoir: la variabilité; plus grande des caractères spécifiques, c'est-à-dire ceux qui distinguent les espèces les unes des autres, comparativement à celle des caractères génériques, c'est-à-dire les caractères possédés en commun par toutes les espèces d'un genre; — l'excessive variabilité que présente souvent un point quelconque lorsqu'il est développé chez une espèce d'une façon extraordinaire, comparativement à ce qu'il est chez les espèces congénères; et le peu de variabilité d'un point, quelque développé qu'il puisse être, s'il est commun à un groupe tout entier d'espèces; — la grande variabilité des caractères sexuels secondaires et les différences considérables qu'ils présentent chez des espèces très voisines; — les caractères sexuels secondaires se manifestant généralement sur ces points mêmes de l'organisme où portent les différences spécifiques ordinaires. Tous ces principes dérivent principalement de ce que les espèces d'un même groupe descendent d'un ancêtre commun qui leur a transmis par hérédité beaucoup de caractères communs; — de ce que les parties qui ont récemment varié de façon considérable ont plus de tendance à continuer de le faire que les parties fixes qui n'ont pas varié depuis longtemps; — de ce que la sélection naturelle a, selon le laps de temps écoulé; maîtrisé plus ou moins complètement la tendance au retour et à de nouvelles variations; — de ce que la sélection sexuelle est moins rigoureuse que la sélection naturelle; — enfin, de ce que la sélection naturelle et la sélection sexuelle ont accumulé les variations dans les mêmes parties et les ont adaptées ainsi à diverses fins, soit sexuelles, soit ordinaires.

LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES VARIATIONS ANALOGUES, DE TELLE SORTE QU'UNE VARIÉTÉ D'UNE ESPÈCE REVÊT SOUVENT UN CARACTÈRE PROPRE À UNE ESPÈCE VOISINE, OU FAIT RETOUR À QUELQUES-UNS DES CARACTÈRES D'UN ANCÊTRE ÉLOIGNÉ.

On comprendra facilement ces propositions en examinant nos races domestiques. Les races les plus distinctes de pigeons, dans des pays très éloignés les uns des autres, présentent des sous- variétés caractérisées par des plumes renversées sur la tête et par des pattes emplumées; caractères que ne possédait pas le biset primitif; c'est là un exemple de variations analogues chez deux ou plusieurs races distinctes. La présence fréquente, chez le grosse- gorge, de quatorze et même de seize plumes caudales peut être considérée comme une variation représentant la conformation normale d'une autre race, le pigeon paon. Tout le monde admettra, je pense, que ces variations analogues proviennent de ce qu'un ancêtre commun a transmis par hérédité aux différentes races de pigeons une même constitution et une tendance à la variation, lorsqu'elles sont exposées à des influences inconnues semblables. Le règne végétal nous fournit un cas de variations analogues dans les tiges renflées, ou, comme on les désigne habituellement, dans les racines du navet de Suède et du rutabaga, deux plantes que quelques botanistes regardent comme des variétés descendant d'un ancêtre commun et produites par la culture; s'il n'en était pas ainsi, il y aurait là un cas de variation analogue entre deux prétendues espèces distinctes, auxquelles on pourrait en ajouter une troisième, le navet ordinaire. Dans l'hypothèse de la création indépendante des espèces, nous aurions à attribuer cette similitude de développement des tiges chez les trois plantes, non pas à sa vraie cause, c'est-à-dire à la communauté de descendance et à la tendance à varier dans une même direction qui en est la conséquence, mais à trois actes de création distincts, portant sur des formes extrêmement voisines. Naudin a observé plusieurs cas semblables de variations analogues dans la grande famille des cucurbitacées, et divers savants chez les céréales. M. Walsh a discuté dernièrement avec beaucoup de talent divers cas semblables qui se présentent chez les insectes à l'état de nature, et il les a groupés sous sa loi d'égale variabilité.

Toutefois, nous rencontrons un autre cas chez les pigeons, c'est- à-dire l'apparition accidentelle, chez toutes les races, d'une coloration bleu-ardoise, des deux bandes noires sur les ailes, des reins blancs, avec une barre à l'extrémité de la queue, dont les plumes extérieures sont, près de leur base, extérieurement bordées de blanc. Comme ces différentes marques constituent un caractère de l'ancêtre commun, le biset, on ne saurait, je crois, contester que ce soit là un cas de retour et non pas une variation nouvelle et analogue qui apparaît chez plusieurs races. Nous pouvons, je pense, admettre cette conclusion en toute sécurité; car, comme nous l'avons vu, ces marques colorées sont très sujettes à apparaître chez les petits résultant du croisement de deux races distinctes ayant une coloration différente; or, dans ce cas, il n'y a rien dans les conditions extérieures de l'existence, sauf l'influence du croisement sur les lois de l'hérédité, qui puisse causer la réapparition de la couleur bleu-ardoise accompagnée des diverses autres marques.

Sans doute, il est très surprenant que des caractères réapparaissent après avoir disparu pendant un grand nombre de générations, des centaines peut-être. Mais, chez une race croisée une seule fois avec une autre race, la descendance présente accidentellement, pendant plusieurs générations — quelques auteurs disent pendant une douzaine ou même pendant une vingtaine — une tendance à faire retour aux caractères de la race étrangère. Après douze générations, la proportion du sang, pour employer une expression vulgaire, de l'un des ancêtres n'est que de 1 sur 2048; et pourtant, comme nous le voyons, on croit généralement que cette proportion infiniment petite de sang étranger suffit à déterminer une tendance au retour. Chez une race qui n'a pas été croisée, mais chez laquelle les deux ancêtres souche ont perdu quelques caractères que possédait leur ancêtre commun, la tendance à faire retour vers ce caractère perdu pourrait, d'après tout ce que nous pouvons savoir, se transmettre de façon plus ou moins énergique pendant un nombre illimité de générations. Quand un caractère perdu reparaît chez une race après un grand nombre de générations, l'hypothèse la plus probable est, non pas que l'individu affecté se met soudain à ressembler à un ancêtre dont il est séparé par plusieurs centaines de générations, mais que le caractère en question se trouvait à l'état latent chez les individus de chaque génération successive et qu'enfin ce caractère s'est développé sous l'influence de conditions favorables, dont nous ignorons la nature. Chez les pigeons barbes, par exemple, qui produisent très rarement des oiseaux bleus, il est probable qu'il y a chez les individus de chaque génération une tendance latente à la reproduction du plumage bleu. La transmission de cette tendance, pendant un grand nombre de générations, n'est pas plus difficile à comprendre que la transmission analogue d'organes rudimentaires complètement inutiles. La simple tendance à produire un rudiment est même quelquefois héréditaire.

Comme nous supposons que toutes les espèces d'un même genre descendent d'un ancêtre commun, nous pourrions nous attendre à ce qu'elles varient accidentellement de façon analogue; de telle sorte que les variétés de deux ou plusieurs espèces se ressembleraient, ou qu'une variété ressemblerait par certains caractères à une autre espèce distincte — celle-ci n'étant, d'après notre théorie, qu'une variété permanente bien accusée. Les caractères exclusivement dus à une variation analogue auraient probablement peu d'importance, car la conservation de tous les caractères importants est déterminée par la sélection naturelle, qui les approprie aux habitudes différentes de l'espèce. On pourrait s'attendre, en outre, à ce que les espèces du même genre présentassent accidentellement des caractères depuis longtemps perdus. Toutefois, comme nous ne connaissons pas l'ancêtre commun d'un groupe naturel quelconque, nous ne pourrons distinguer entre les caractères dus à un retour et ceux qui proviennent de variations analogues. Si, par exemple, nous ignorions que le Biset, souche de nos pigeons domestiques, n'avait ni plumes aux pattes, ni plumes renversées sur la tête, il nous serait impossible de dire s'il faut attribuer ces caractères à un fait de retour ou seulement à des variations analogues; mais nous aurions pu conclure que la coloration bleue est un cas de retour, à cause du nombre des marques qui sont en rapport avec cette nuance, marques qui, selon toute probabilité, ne reparaîtraient pas toutes ensemble au cas d'une simple variation; nous aurions été, d'ailleurs, d'autant plus fondés à en arriver à cette conclusion, que la coloration bleue et les différentes marques reparaissent très souvent quand on croise des races ayant une coloration différente. En conséquence, bien que, chez les races qui vivent à l'état de nature, nous ne puissions que rarement déterminer quels sont les cas de retour à un caractère antérieur, et quels sont ceux qui constituent une variation nouvelle, mais analogue, nous devrions toutefois, d'après notre théorie, trouver quelquefois chez les descendants d'une espèce en voie de modification des caractères qui existent déjà chez d'autres membres du même groupe. Or, c'est certainement ce qui arrive.

La difficulté que l'on éprouve à distinguer les espèces variables provient, en grande partie, de ce que les variétés imitent, pour ainsi dire, d'autres espèces du même genre. On pourrait aussi dresser un catalogue considérable de formes intermédiaires entre deux autres formes qu'on ne peut encore regarder que comme des espèces douteuses; or, ceci prouve que les espèces, en variant, ont revêtu quelques caractères appartenant à d'autres espèces, à moins toutefois que l'on n'admette une création indépendante pour chacune de ces formes très voisines. Toutefois, nous trouvons la meilleure preuve de variations analogues dans les parties ou les organes qui ont un caractère constant, mais qui, cependant, varient accidentellement de façon à ressembler, dans une certaine mesure, à la même partie ou au même organe chez une espèce voisine. J'ai dressé une longue liste de ces cas, mais malheureusement je me trouve dans l'impossibilité de pouvoir la donner ici. Je dois donc me contenter d'affirmer que ces cas se présentent certainement et qu'ils sont très remarquables.

Je citerai toutefois un exemple curieux et compliqué, non pas en ce qu'il affecte un caractère important, mais parce qu'il se présente chez plusieurs espèces du même genre, dont les unes sont réduites à l'état domestique et dont les autres vivent à l'état sauvage. C'est presque certainement là un cas de retour. L'âne porte quelquefois sur les jambes des raies transversales très distinctes, semblables à celles qui se trouvent sur les jambes du zèbre; on a affirmé que ces raies sont beaucoup plus apparentes chez l'ânon, et les renseignements que je me suis procurés à cet égard confirment le fait. La raie de l'épaule est quelquefois double et varie beaucoup sous le rapport de la couleur et du dessin. On a décrit un âne blanc, mais non pas albinos, qui n'avait aucune raie, ni sur l'épaule ni sur le dos; — ces deux raies d'ailleurs sont quelquefois très faiblement indiquées ou font absolument défaut chez les ânes de couleur foncée. On a vu, dit-on, le koulan de Pallas avec une double raie sur l'épaule. M. Blyth a observé une hémione ayant sur l'épaule une raie distincte, bien que cet animal n'en porte ordinairement pas. Le colonel Poole m'a informé, en outre, que les jeunes de cette espèce ont ordinairement les jambes rayées et une bande faiblement indiquée sur l'épaule. Le quagga, dont le corps est, comme celui du zèbre, si complètement rayé, n'a cependant pas de raies aux jambes; toutefois, le docteur Gray a dessiné un de ces animaux dont les jarrets portaient des zébrures très distinctes.

En ce qui concerne le cheval recueilli en Angleterre des exemples de la raie dorsale, chez des chevaux appartenant aux races les plus distinctes et ayant des robes de toutes les couleurs. Les barres transversales sur les jambes ne sont pas rares chez les chevaux isabelle et chez ceux poil de souris; je les ai observées en outre chez un alezan; on aperçoit quelquefois une légère raie sur l'épaule des chevaux isabelle et j'en ai remarqué une faible trace chez un cheval bai. Mon fils a étudié avec soin et a dessiné un cheval de trait belge, de couleur isabelle, ayant les jambes rayées et une double raie sur chaque épaule; j'ai moi-même eu l'occasion de voir un poney isabelle du Devonshire, et on m'a décrit avec soin un petit poney ayant la même robe, originaire du pays de Galles, qui, tous deux, portaient trois raies parallèles sur chaque épaule.

Dans la région nord-ouest de l'Inde, la race des chevaux Kattywar est si généralement rayée, que, selon le colonel Poole, qui a étudié cette race pour le gouvernement indien, on ne considère pas comme de race pure un cheval dépourvu de raies. La raie dorsale existe toujours, les jambes sont ordinairement rayées, et la raie de l'épaule, très commune, est quelquefois double et même triple. Les raies, souvent très apparentes chez le poulain, disparaissent quelquefois complètement chez les vieux chevaux. Le colonel Poole a eu l'occasion de voir des chevaux Kattywar gris et bais rayés au moment de la mise bas. Des renseignements qui m'ont été fournis par M. W.-W. Edwards, m'autorisent à croire que, chez le cheval de course anglais, la raie dorsale est beaucoup plus commune chez le poulain que chez l'animal adulte. J'ai moi-même élevé récemment un poulain provenant d'une jument baie (elle-même produit d'un cheval turcoman et d'une jument flamande) par un cheval de course anglais, ayant une robe baie; ce poulain, à l'âge d'une semaine, présentait sur son train postérieur et sur son front de nombreuses zébrures foncées très étroites et de légères raies sur les jambes; toutes ces raies disparurent bientôt complètement. Sans entrer ici dans de plus amples détails, je puis constater que j'ai entre les mains beaucoup de documents établissant de façon positive l'existence de raies sur les jambes et sur les épaules de chevaux appartenant aux races les plus diverses et provenant de tous les pays, depuis l'Angleterre jusqu'à la Chine, et depuis la Norvège, au nord, jusqu'à l'archipel Malais, au sud. Dans toutes les parties du monde, les raies se présentent le plus souvent chez les chevaux isabelle et poil de souris; je comprends, sous le terme isabelle, une grande variété de nuances s'étendant entre le brun noirâtre, d'une part, et la teinte café au lait, de l'autre.

Je sais que le colonel Hamilton Smith, qui a écrit sur ce sujet, croit que les différentes races de chevaux descendent de plusieurs espèces primitives, dont l'une ayant la robe isabelle était rayée, et il attribue à d'anciens croisements avec cette souche tous les cas que nous venons de décrire. Mais on peut rejeter cette manière de voir, car il est fort improbable que le gros cheval de trait belge, que les poneys du pays de Galles, le double poney de la Norvège, la race grêle de Kattywar, etc., habitant les parties du globe les plus éloignées, aient tous été croisés avec une même souche primitive supposée.

Examinons maintenant les effets des croisements entre les différentes espèces du genre cheval. Rollin affirme que le mulet ordinaire, produit de l'âne et du cheval, est particulièrement sujet à avoir les jambes rayées; selon M. Gosse, neuf mulets sur dix se trouvent dans ce cas, dans certaines parties des États- Unis. J'ai vu une fois un mulet dont les jambes étaient rayées au point qu'on aurait pu le prendre pour un hybride du zèbre; M. W.- C. Martin, dans son excellent Traité sur le cheval, a représenté un mulet semblable. J'ai vu quatre dessins coloriés représentant des hybrides entre l'âne et le zèbre; or, les jambes sont beaucoup plus rayées que le reste du corps; l'un d'eux, en outre, porte une double raie sur l'épaule. Chez le fameux hybride obtenu par lord Morton, du croisement d'une jument alezane avec un quagga, l'hybride, et même les poulains purs que la même jument donna subséquemment avec un cheval arabe noir, avaient sur les jambes des raies encore plus prononcées qu'elles ne le sont chez le quagga pur. Enfin, et c'est là un des cas les plus remarquables, le docteur Gray a représenté un hybride (il m'apprend que depuis il a eu l'occasion d'en voir un second exemple) provenant du croisement d'un âne et d'une hémione; bien que l'âne n'ait qu'accidentellement des raies sur les jambes et qu'elles fassent défaut, ainsi que la raie sur l'épaule, chez l'hémione, cet hybride avait, outre des raies sur les quatre jambes, trois courtes raies sur l'épaule, semblables à celles du poney isabelle du Devonshire et du poney isabelle du pays de Galles que nous avons décrits; il avait, en outre, quelques marques zébrées sur les côtés de la face. J'étais si convaincu, relativement, à ce dernier fait, que pas une de ces raies ne peut provenir de ce qu'on appelle ordinairement le hasard, que le fait seul de l'apparition de ces zébrures de la face, chez l'hybride de l'âne et de l'hémione, m'engagea à demander au colonel Poole si de pareils caractères n'existaient pas chez la race de Kattywar, si éminemment sujette à présenter des raies, question à laquelle, comme nous l'avons vu, il m'a répondu affirmativement.

Or, quelle conclusion devons-nous tirer de ces divers faits? Nous voyons plusieurs espèces distinctes du genre cheval qui, par de simples variations, présentent des raies sur les jambes, comme le zèbre, ou sur les épaules, comme l'âne. Cette tendance augmente chez le cheval dès que paraît la robe isabelle, nuance qui se rapproche de la coloration générale des autres espèces du genre. Aucun changement de forme, aucun autre caractère nouveau n'accompagne l'apparition des raies. Cette même tendance à devenir rayé se manifeste plus fortement chez les hybrides provenant de l'union des espèces les plus distinctes. Or, revenons à l'exemple des différentes races de pigeons: elles descendent toutes d'un pigeon (en y comprenant deux ou trois sous-espèces ou races géographiques) ayant une couleur bleuâtre et portant, en outre, certaines raies et certaines marques; quand une race quelconque de pigeons revêt, par une simple variation, la nuance bleuâtre, ces raies et ces autres marques reparaissent invariablement, mais sans qu'il se produise aucun autre changement de forme ou de caractère. Quand on croise les races les plus anciennes et les plus constantes, affectant différentes couleurs, on remarque une forte tendance à la réapparition, chez l'hybride, de la teinte bleuâtre, des raies et des marques. J'ai dit que l'hypothèse la plus probable pour expliquer la réapparition de caractères très anciens est qu'il y a chez les jeunes de chaque génération successive une tendance à revêtir un caractère depuis longtemps perdu, et que cette tendance l'emporte quelquefois en raison de causes inconnues. Or, nous venons de voir que, chez plusieurs espèces du genre cheval, les raies sont plus prononcées ou reparaissent plus ordinairement chez le jeune que chez l'adulte. Que l'on appelle espèces ces races de pigeons, dont plusieurs sont constantes depuis des siècles, et l'on obtient un cas exactement parallèle à celui des espèces du genre cheval! Quant à moi, remontant par la pensée à quelques millions de générations en arrière, j'entrevois un animal rayé comme le zèbre, mais peut-être d'une construction très différente sous d'autres rapports, ancêtre commun de notre cheval domestique (que ce dernier descende ou non de plusieurs souches sauvages), de l'âne, de l'hémione, du quagga et du zèbre.

Quiconque admet que chaque espèce du genre cheval a fait l'objet d'une création indépendante est disposé à admettre, je présume, que chaque espèce a été créée avec une tendance à la variation, tant à l'état sauvage qu'à l'état domestique, de façon à pouvoir revêtir accidentellement les raies caractéristiques des autres espèces du genre; il doit admettre aussi que chaque espèce a été créée avec une autre tendance très prononcée, à savoir que, croisée avec des espèces habitant les points du globe les plus éloignés, elle produit des hybrides ressemblant par leurs raies, non à leurs parents, mais à d'autres espèces du genre. Admettre semblable hypothèse c'est vouloir substituer à une cause réelle une cause imaginaire, ou tout au moins inconnue; c'est vouloir, en un mot, faire de l'oeuvre divine une dérision et une déception. Quant à moi, j'aimerais tout autant admettre, avec les cosmogonistes ignorants d'il y a quelques siècles, que les coquilles fossiles n'ont jamais vécu, mais qu'elles ont été créées en pierre pour imiter celles qui vivent sur le rivage de la mer.

RÉSUMÉ.

Notre ignorance en ce qui concerne les lois de la variation est bien profonde. Nous ne pouvons pas, une fois sur cent, prétendre indiquer les causes d'une variation quelconque. Cependant, toutes les fois que nous pouvons réunir les termes d'une comparaison, nous remarquons que les mêmes lois semblent avoir agi pour produire les petites différences qui existent entre les variétés d'une même espèce, et les grandes différences qui existent entre les espèces d'un même genre. Le changement des conditions ne produit généralement qu'une variabilité flottante, mais quelquefois aussi des effets directs et définis; or, ces effets peuvent à la longue devenir très prononcés, bien que nous ne puissions rien affirmer, n'ayant pas de preuves suffisantes à cet égard. L'habitude, en produisant des particularités constitutionnelles, l'usage en fortifiant les organes, et le défaut d'usage en les affaiblissant ou en les diminuant, semblent, dans beaucoup de cas, avoir exercé une action considérable. Les parties homologues tendent à varier d'une même manière et à se souder. Les modifications des parties dures et externes affectent quelquefois les parties molles et internes. Une partie fortement développée tend peut-être à attirer à elle la nutrition des parties adjacentes, et toute partie de la conformation est économisée, qui peut l'être sans inconvénient. Les modifications de la conformation, pendant le premier âge, peuvent affecter des parties qui se développent plus tard; il se produit, sans aucun doute, beaucoup de cas de variations corrélatives dont nous ne pouvons comprendre la nature. Les parties multiples sont variables, au point de vue du nombre et de la conformation, ce qui provient peut-être de ce que ces parties n'ayant pas été rigoureusement spécialisées pour remplir des fonctions particulières, leurs modifications échappent à l'action rigoureuse de la sélection naturelle. C'est probablement aussi à cette même circonstance qu'il faut attribuer la variabilité plus grande des êtres placés au rang inférieur de l'échelle organique que des formes plus élevées, dont l'organisation entière est plus spécialisée. La sélection naturelle n'a pas d'action sur les organes rudimentaires, ces organes étant inutiles, et, par conséquent, variables. Les caractères spécifiques, c'est-à-dire ceux qui ont commencé à différer depuis que les diverses espèces du même genre se sont détachées d'un ancêtre commun sont plus variables que les caractères génériques, c'est-à-dire ceux qui, transmis par hérédité depuis longtemps, n'ont pas varié pendant le même laps de temps. Nous avons signalé, à ce sujet, des parties ou des organes spéciaux qui sont encore variables parce qu'ils ont varié récemment et se sont ainsi différenciés; mais nous avons vu aussi, dans le second chapitre, que le même principe s'applique à l'individu tout entier; en effet, dans les localités où on rencontre beaucoup d'espèces d'un genre quelconque — c'est-à-dire là où il y a eu précédemment beaucoup de variations et de différenciations et là où une création active de nouvelles formes spécifiques a eu lieu — on trouve aujourd'hui en moyenne, dans ces mêmes localités et chez ces mêmes espèces, le plus grand nombre de variétés. Les caractères sexuels secondaires sont extrêmement variables; ces caractères, en outre, diffèrent beaucoup dans les espèces d'un même groupe. La variabilité des mêmes points de l'organisation a généralement eu pour résultat de déterminer des différences sexuelles secondaires chez les deux sexes d'une même espèce et des différences spécifiques chez les différentes espèces d'un même genre. Toute partie ou tout organe qui, comparé à ce qu'il est chez une espèce voisine, présente un développement anormal dans ses dimensions ou dans sa forme, doit avoir subi une somme considérable de modifications depuis la formation du genre, ce qui nous explique pourquoi il est souvent beaucoup plus variable que les autres points de l'organisation. La variation est, en effet, un procédé lent et prolongé, et la sélection naturelle, dans des cas semblables, n'a pas encore eu le temps de maîtriser la tendance à la variabilité ultérieure, ou au retour vers un état moins modifié. Mais lorsqu'une espèce, possédant un organe extraordinairement développé, est devenue la souche d'un grand nombre de descendants modifiés — ce qui, dans notre hypothèse, suppose une très longue période — la sélection naturelle a pu donner à l'organe, quelque extraordinairement développé qu'il puisse être, un caractère fixe. Les espèces qui ont reçu par hérédité de leurs parents communs une constitution presque analogue et qui ont été soumises à des influences semblables, tendent naturellement à présenter des variations analogues ou à faire accidentellement retour à quelques-uns des caractères de leurs premiers ancêtres. Or, bien que le retour et les variations analogues puissent ne pas amener la production de nouvelles modifications importantes, ces modifications n'en contribuent pas moins à la diversité, à la magnificence et à l'harmonie de la nature.

Quelle que puisse être la cause déterminante des différences légères qui se produisent entre le descendant et l'ascendant, cause qui doit exister dans chaque cas, nous avons raison de croire que l'accumulation constante des différences avantageuses a déterminé toutes les modifications les plus importantes d'organisation relativement aux habitudes de chaque espèce.

CHAPITRE VI. DIFFICULTÉS SOULEVÉES CONTRE L'HYPOTHÈSE DE LA DESCENDANCE AVEC MODIFICATIONS.

Difficultés que présente la théorie de la descendance avec modifications. — Manque ou rareté des variétés de transition. — Transitions dans les habitudes de la vie. — Habitudes différentes chez une même espèce. — Espèces ayant des habitudes entièrement différentes de celles de ses espèces voisines. — Organes de perfection extrême. — Mode de transition. — Cas difficiles. — Natura non facit saltum. — Organes peu importants. — Les organes ne sont pas absolument parfaits dans tous les cas. — La loi de l'unité de type et des conditions d'existence est comprise dans la théorie de la sélection naturelle.

Une foule d'objections se sont sans doute présentées à l'esprit du lecteur avant qu'il en soit arrivé à cette partie de mon ouvrage. Les unes sont si graves, qu'aujourd'hui encore je ne peux y réfléchir sans me sentir quelque peu ébranlé; mais, autant que j'en peux juger, la plupart ne sont qu'apparentes, et quant aux difficultés réelles, elles ne sont pas, je crois, fatales à l'hypothèse que je soutiens.

On peut grouper ces difficultés et ces objections ainsi qu'il suit:

1° Si les espèces dérivent d'autres espèces par des degrés insensibles, pourquoi ne rencontrons-nous pas d'innombrables formes de transition? Pourquoi tout n'est-il pas dans la nature à l'état de confusion? Pourquoi les espèces sont-elles si bien définies?

2° Est-il possible qu'un animal ayant, par exemple, la conformation et les habitudes de la chauve-souris ait pu se former à la suite de modifications subies par quelque autre animal ayant des habitudes et une conformation toutes différentes? Pouvons-nous croire que la sélection naturelle puisse produire, d'une part, des organes insignifiants tels que la queue de la girafe, qui sert de chasse-mouches et, d'autre part, un organe aussi important que l'oeil?

3° Les instincts peuvent-ils s'acquérir et se modifier par l'action de la sélection naturelle? Comment expliquer l'instinct qui pousse l'abeille à construire des cellules et qui lui a fait devancer ainsi les découvertes des plus grands mathématiciens?

4° Comment expliquer que les espèces croisées les unes avec les autres restent stériles ou produisent des descendants stériles, alors que les variétés croisées les unes avec les autres restent fécondes?

Nous discuterons ici les deux premiers points; nous consacrerons le chapitre suivant à quelques objections diverses; l'instinct et l'hybridité feront l'objet de chapitres spéciaux.

DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉS DE TRANSITION.

La sélection naturelle n'agit que par la conservation des modifications avantageuses; chaque forme nouvelle, survenant dans une localité suffisamment peuplée, tend, par conséquent, à prendre la place de la forme primitive moins perfectionnée, ou d'autres formes moins favorisées avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi, l'extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert. En conséquence, si nous admettons que chaque espèce descend de quelque forme inconnue, celle-ci, ainsi que toutes les variétés de transition, ont été exterminées par le fait seul de la formation et du perfectionnement d'une nouvelle forme.

Mais pourquoi ne trouvons-nous pas fréquemment dans la croûte terrestre les restes de ces innombrables formes de transition qui, d'après cette hypothèse, ont dû exister? La discussion de cette question trouvera mieux sa place dans le chapitre relatif à l'imperfection des documents géologiques; je me bornerai à dire ici que les documents fournis par la géologie sont infiniment moins complets qu'on ne le croit ordinairement. La croûte terrestre constitue, sans doute, un vaste musée; mais les collections naturelles provenant de ce musée sont très imparfaites et n'ont été réunies d'ailleurs qu'à de longs intervalles.

Quoi qu'il en soit, on objectera sans doute que nous devons certainement rencontrer aujourd'hui beaucoup de formes de transition quand plusieurs espèces très voisines habitent une même région.

Prenons un exemple très simple: en traversant un continent du nord au sud, on rencontre ordinairement, à des intervalles successifs, des espèces très voisines, ou espèces représentatives, qui occupent évidemment à peu près la même place dans l'économie naturelle du pays. Ces espèces représentatives se trouvent souvent en contact et se confondent même l'une avec l'autre; puis, à mesure que l'une devient de plus en plus rare, l'autre augmente peu à peu et finit par se substituer à la première. Mais, si nous comparons ces espèces là où elles se confondent, elles sont généralement aussi absolument distinctes les unes des autres, par tous les détails de leur conformation, que peuvent l'être les individus pris dans le centre même de la région qui constitue leur habitat ordinaire. Ces espèces voisines, dans mon hypothèse, descendent d'une souche commune; pendant le cours de ses modifications, chacune d'elles a dû s'adapter aux conditions d'existence de la région qu'elle habite, a dû supplanter et exterminer la forme parente originelle, ainsi que toutes les variétés qui ont formé les transitions entre son état actuel et ses différents états antérieurs. On ne doit donc pas s'attendre à trouver actuellement, dans chaque localité, de nombreuses variétés de transition, bien qu'elles doivent y avoir existé et qu'elles puissent y être enfouies à l'état fossile. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas actuellement, dans les régions intermédiaires, présentant des conditions d'existence intermédiaires, des variétés reliant intimement les unes aux autres les formes extrêmes? Il y a là une difficulté qui m'a longtemps embarrassé; mais on peut, je crois, l'expliquer dans une grande mesure.

En premier lieu il faut bien se garder de conclure qu'une région a été continue pendant de longes périodes, parce qu'elle l'est aujourd'hui. La géologie semble nous démontrer que, même pendant les dernières parties de la période tertiaire, la plupart des continents étaient morcelés en îles dans lesquelles des espèces distinctes ont pu se former séparément, sans que des variétés intermédiaires aient pu exister dans des zones intermédiaires. Par suite de modifications dans la forme des terres et de changements climatériques, les aires marines actuellement continues doivent avoir souvent existé, jusqu'à une époque récente, dans un état beaucoup moins uniforme et beaucoup moins continu qu'à présent. Mais je n'insiste pas sur ce moyen d'éluder la difficulté: je crois, en effet, que beaucoup d'espèces parfaitement définies se sont formées dans des régions strictement continues; mais je crois, d'autre part, que l'état autrefois morcelé de surfaces qui n'en font plus qu'une aujourd'hui a joué un rôle important dans la formation de nouvelles espèces, surtout chez les animaux errants qui se croisent facilement.

Si nous observons la distribution actuelle des espèces sur un vaste territoire, nous remarquons qu'elles sont, en général, très nombreuses dans une grande région, puis qu'elles deviennent tout à coup de plus en plus rares sur les limites de cette région et qu'elles finissent par disparaître. Le territoire neutre, entre deux espèces représentatives, est donc généralement très étroit, comparativement à celui qui est propre à chacune d'elles Nous observons le même fait en faisant l'ascension d'une montagne; Alphonse de Candolle a fait remarquer avec quelle rapidité disparaît quelquefois une espèce alpine commune. Les sondages effectués à la drague dans les profondeurs de la mer ont fourni des résultats analogues à E. Forbes. Ces faits doivent causer quelque surprise à ceux qui considèrent le climat et les conditions physiques de l'existence comme les éléments essentiels de la distribution des êtres organisés; car le climat, l'altitude ou la profondeur varient de façon graduelle et insensible. Mais, si nous songeons que chaque espèce, même dans son centre spécial, augmenterait immensément en nombre sans la concurrence que lui opposent les autres espèces; si nous songeons que presque toutes servent de proie aux autres ou en font la leur; si nous songeons, enfin, que chaque être organisé a, directement ou indirectement, les rapports les plus intimes et les plus importants avec les autres êtres organisés, il est facile de comprendre que l'extension géographique d'une espèce, habitant un pays quelconque, est loin de dépendre exclusivement des changements insensibles des conditions physiques, mais que cette extension dépend essentiellement de la présence d'autres espèces avec lesquelles elle se trouve en concurrence et qui, par conséquent, lui servent de proie, ou à qui elle sert de proie. Or, comme ces espèces sont elles-mêmes définies et qu'elles ne se confondent pas par des gradations insensibles, l'extension d'une espèce quelconque dépendant, dans tous les cas, de l'extension des autres, elle tend à être elle-même nettement circonscrite. En outre, sur les limites de son habitat, là où elle existe en moins grand nombre, une espèce est extrêmement sujette à disparaître par suite des fluctuations dans le nombre de ses ennemis ou des êtres qui lui servent de proie, ou bien encore de changements dans la nature du climat; la distribution géographique de l'espèce tend donc à se définir encore plus nettement.

Les espèces voisines, ou espèces représentatives, quand elles habitent une région continue, sont ordinairement distribuées de telle façon que chacune d'elles occupe un territoire considérable et qu'il y a entre elles un territoire neutre, comparativement étroit, dans lequel elles deviennent tout à coup de plus en plus rares; les variétés ne différant pas essentiellement des espèces, la même règle s'applique probablement aux variétés. Or, dans le cas d'une espèce variable habitant une région très étendue, nous aurons à adapter deux variétés à deux grandes régions et une troisième variété à une zone intermédiaire étroite qui les sépare. La variété intermédiaire, habitant une région restreinte, est, par conséquent, beaucoup moins nombreuse; or, autant que je puis en juger, c'est ce qui se passe chez les variétés à l'état de nature. J'ai pu observer des exemples frappants de cette règle chez les variétés intermédiaires qui existent entre les variétés bien tranchées du genre Balanus. Il résulte aussi des renseignements que m'ont transmis M. Watson, le docteur Asa Gray et

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