De la cruauté religieuse
The Project Gutenberg eBook of De la cruauté religieuse
Title: De la cruauté religieuse
Author: baron d' Paul Henri Thiry Holbach
Release date: November 10, 2012 [eBook #41336]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
        Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
        produced from scanned images of public domain material
        from the Google Print project.)
DE LA
CRUAUTE
RELIGIEUSE.
PARIS,
CHEZ LES MARCHANDS DE NOUVEAUTÉS.
1826.
TABLE.
| Introduction | vij | 
| Section première. Les hommes donnent toujours aux dieux qu'ils adorent les passions qu'ils ont eux-mêmes | 1 | 
| Sect. II. Que les hommes devraient bien prendre garde aux idées qu'ils se font de la divinité | 21 | 
| Sect. III. Des Cruautés religieuses que les hommes exercent sur eux-mêmes | 31 | 
| Sect. IV. Cruauté des Sacrifices sanglans. Des Sacrifices humains | 40 | 
| Sect. V. Des Traitements cruels que les hommes se font éprouver les uns aux autres, à cause de la différence de leurs opinions religieuses et de la diversité de leur culte | 58 | 
| Sect. VI. En quoi consistent quelques-unes des querelles religieuses qui ont divisé les chrétiens, et combien les matières en dispute ont été inintelligibles pour les disputans | 65 | 
| Sect. VII. De plusieurs saints très orthodoxes et pères de l'église qui ont été de violens persécuteurs | 91 | 
| Sect. VIII. De la puissance du clergé, et de la tyrannie de l'évêque de Rome | 104 | 
| Sect. IX. De l'inquisition et de ses cruautés | 126 | 
| Sect. X. De l'exécution de ceux que l'inquisition a condamnés | 147 | 
| Sect. XI. Des persécutions excitées par les prêtres protestans | 154 | 
| Sect. XII. Recherches sur les causes de la cruauté et de l'esprit persécuteur que l'on remarque sur-tout dans les prêtres de l'église romaine | 173 | 
| Supplément à la Cruauté Religieuse | 187 | 
| Section première. Des opinions erronées et des cérémonies superstitieuses que l'on trouve dans les pères de l'église | 189 | 
| Sect. II. Exemples des opinions bizarres des pères de l'église | 203 | 
| Sect. III. Des interprétations absurdes que les plus anciens pères de l'église ont données de l'Écriture | 219 | 
| Sect. IV. Questions odieuses, ridicules et indécentes qui ont été agitées.—De la théologie scholastique | 230 | 
| Réflexions sur les persécutions religieuses et sur les moyens de les prévenir. | |
| Section première. De l'absurdité et de l'injustice de la persécution | 239 | 
| Sect. II. Des sources de l'insolence et du pouvoir des prêtres de l'église romaine | 248 | 
| Sect. III. De la Crédulité. Les gens d'esprit sont souvent dupes des préjugés du vulgaire | 256 | 
| Sect. IV. Des moyens employés par le clergé pour exciter les princes à la persécution | 271 | 
| Sect. V. Des Remèdes que l'on peut opposer à la persécution | 275 | 
FIN DE LA TABLE.
INTRODUCTION.
Je vais examiner dans cet essai les différentes espèces de cruautés religieuses. Je comprends également sous ce nom, soit les opinions religieuses qui procèdent de la cruauté ou qui la font naître, soit les actes de barbarie qu'impose la religion même, ou ceux dont ses zélateurs se font un devoir pour son service et par amour pour elle.
La croyance en Dieu étant le fondement de toute religion, c'est en général l'idée qu'on se fait de l'être suprême qui imprime un caractère au culte qu'on lui rend: si les hommes se figurent un Dieu tyrannique, capricieux ou méchant leur religion respirera l'esclavage, l'inconséquence, la cruauté. Mais s'ils regardent sincèrement la divinité comme un être infiniment sage et bon, l'on a droit d'en conclure que leur religion sera pleine de raison et de bienveillance, et déterminera à suivre une conduite honnête. Les adorateurs d'un seul Dieu disent, sans doute, que cet être est doué d'une sagesse et d'une bonté infinies; mais s'ils lui attribuent des actions de cruauté, s'ils s'imaginent qu'on peut lui plaire par des pratiques vaines et puériles, ou par des actions barbares; s'ils pensent que Dieu lui-même ait ordonné de telles choses, alors l'idée qu'ils ont réellement de la divinité sera directement opposée à ce qu'ils en disent, et ce sera cette idée qui constituera l'essence de leur religion.
Bien des gens sans s'en douter croient à un Dieu cruel, et en conséquence ils sont cruels en fait de religion. Ils en imposent là-dessus à eux-mêmes et aux autres. Mais qu'ils s'interrogent eux-mêmes de bonne foi et qu'ils se demandent comment ils s'imaginent au fond de leur cœur que l'Être-Suprême traitera dans l'autre monde la plus grande partie des hommes qu'il a créés et nommément les infidèles quoiqu'inévitablement tels: qu'ils se demandent comment eux-mêmes, s'ils en avaient le pouvoir, traiteraient en ce monde les gens qui ne s'accordent pas avec eux sur le culte, ou sur les dogmes de la religion: ces questions mûrement examinées et répondues avec candeur feront voir l'opinion des hommes touchant la divinité, et leur religion dans un jour très différent de celui sous lequel on les avait d'abord envisagées.
Quoique la plupart des hommes conviennent qu'il n'y a point d'opinions plus importantes par les conséquences que celles qui ont Dieu et la religion pour objet, cependant il n'y en a point qu'on prenne plus communément sur parole. On apprend le symbole et le cathéchisme par routine ainsi que des vaudevilles et des chansons; l'on ne raisonne pas plus sur les uns que sur les autres.
Un grand nombre d'articles de foi sont embrassés avec chaleur, soutenus obstinément, courageusement défendus, non parce qu'on les trouve raisonnables, mais parce qu'on s'est accoutumé de bonne heure à les respecter, ou parce qu'ils s'accordent soit avec le tempérament, soit avec les intérêts qu'on peut avoir. Nous sommes disposés à penser que les opinions dont on nous a pénétrés dans notre enfance et que l'habitude a fait en quelque façon croître avec nous, sont des résultats de nos propres raisonnemens quoique nous ne les ayons jamais examinées. Il y en a quelques-unes qui sont si évidemment vraies qu'il importe peu de savoir si elles ont été découvertes par nous-mêmes ou simplement acquises; mais pour celles qui peuvent comporter le moindre doute, il est très essentiel pour nous de ne les admettre qu'après le plus mûr examen; cela seul peut nous donner le droit de les regarder comme véritablement à nous.
Après ce petit nombre d'observations préliminaires, nous allons partager notre sujet dans les trois chefs suivans. Nous examinerons:
Premièrement les opinions que la plus grande partie du genre humain a reçues et reçoit encore sur la cruauté des dieux qu'il adore.
Secondement les dévotions barbares dont la pratique est ordinaire.
Troisièmement les traitemens inhumains que les hommes se font réciproquement éprouver à cause de la différence de leurs cultes et de leurs opinions en matière de religion.
SECTION PREMIÈRE.
Les hommes donnent toujours aux dieux qu'ils adorent les passions qu'ils ont eux-mêmes.
Nous ne savons rien de clair ni de satisfaisant sur la création de l'homme1. Nous ignorons donc l'opinion première qu'il eut de son créateur et quel fut au commencement l'objet de son adoration.
[1] Les relations de tout les auteurs payens, concernant l'origine de l'homme, sont indubitablement des fables; et le récit qu'en fait le livre de la Génèse, attribué à Moïse, est regardé par plusieurs savans comme une pure allégorie; en effet, il ressemble plus à une allégorie qu'à une histoire; au moins est-il très sûr que ce récit est étranglé, obscur et peu satisfaisant.
Si nos premiers pères ont admis l'existence d'un être éternel, invisible, tout puissant, d'une bonté infinie, créateur de l'univers, il est vraisemblable que presque toute la postérité perdit bientôt et cette connaissance et tout sentiment raisonnable sur la divinité2. Selon les anciens témoignages que nous ayons de l'histoire, les hommes, dès les premiers âges du monde, ont adoré les plus étranges dieux: rien de plus ridicule que leurs différentes opinions sur cette multitude de divinités; elles sont si absurdes que, si nous n'en avions pas des preuves incontestables, il nous serait impossible de croire que l'homme, doué d'abord de quelque intelligence, eût pu se dépraver à ce point et tomber dans cet abîme de déraison; ces notions furent également absurdes et changeantes, et cela devait nécessairement arriver; en effet si la vérité est de sa nature circonscrite et toujours la même, l'erreur n'a pas plus de forme fixe que de limites.
[2] Suivant ce qu'on nous enseigne et l'opinion communément reçue, tous les hommes descendent d'un seul homme et de sa femme; mais cette opinion paraît insoutenable par plusieurs raisons, et surtout par l'impossibilité de faire sortir des mêmes parent les hommes blancs et noirs. Mais qu'il y ait eu d'abord un ou plusieurs couples d'hommes créés, cela ne fait rien à la question dont il s'agit.
Mais les hommes en s'écartant de la vérité par différentes routes se sont généralement réunis en un point sur le compte de leurs dieux; ils leur ont attribué les dispositions et les passions qu'ils éprouvaient eux-mêmes, et souvent leur ressemblance corporelle. Car qu'y a-t-il eu de plus commun dans la plupart des nations et des religions que de représenter les dieux sous la figure humaine?3
[3] Les Lacédémoniens, le peuple le plus belliqueux de la terre, représentaient toujours leurs dieux et même leurs déesses en habit de guerre. Pierre Kolbe, dans sa relation du cap de Bonne-Espérance, nous dit que quelques-uns des Hottentots, les hommes les plus malpropres qui existent, qui se barbouillent le corps avec de la suie incorporée dans de la graisse et ne se vétissent que de peaux de bêtes, soutiennent que Dieu ressemble, par sa couleur, sa figure et son habillement, aux plus beaux d'entr'eux.
Parmi les chrétiens même, et surtout parmi les moines d'Égypte, il y eut autrefois une secte qui professait l'antropomorphisme; elle fondait ce sentiment sur ce qu'il est dit que l'homme fut créé à l'image de Dieu. L'opinion de ces moines fut portée jusqu'à un tel dégré de fureur, qu'ils auraient assassiné Théophile, leur Évêque, qui avait écrit et prêché contre elle, s'il n'avait eu l'adresse de les calmer en leur disant: lorsque je vous vois je crois voir la face de Dieu4. Tertullien et Épiphane, ces deux grands antagonistes des hérésies, ont été accusés de cette erreur. En effet qu'y a-t-il de plus commun parmi ceux qu'on appelle chrétiens que de voir le tout-puissant, l'incompréhensible, l'invisible créateur de l'univers représenté sous la figure d'un faible mortel5?
[4] Voyez Sozomène de la traduction française de Cousin, ch. 11, page 472.
[5] Les tableaux de Dieu le père sous la figure d'un vieillard, sont très communs dans les pays catholiques romains. L'auteur de cet essai a vu à Lyon un Dieu le père coiffé d'un chapeau à la mode, à trois côtés, apparemment pour représenter la Trinité.
Il est évident que la plupart des hommes se prennent eux-mêmes pour modèles dans les idées qu'ils se font des dieux et même d'un seul dieu; ils agrandissent seulement leurs propres dimensions; un dieu n'est pour eux qu'un homme colossal, ou, si l'on veut, l'homme est un Dieu pigmée. Il est vraisemblable que si d'autres animaux, soit reptiles, soit insectes, étaient capables d'imaginer des dieux, ils leur donneraient aussi leur propre ressemblance; ce seraient des dieux éléphans ou fourmis, des dieux brebis ou lions.
Cette propension générale que les hommes ont de donner à leurs divinités les dispositions et les passions qui les dominent eux-mêmes, nous rend très-bien raison de la cruauté qu'ils ont toujours attribuée à leurs dieux. Elle est en même temps une preuve très forte de la cruauté naturelle du cœur humain.
Les hommes sentent, par leur propre expérience et par celle des autres, combien le pouvoir est étroitement lié avec la tyrannie et la cruauté. Ils ont là-dessus des exemples tirés de la conduite des maîtres avec leurs serviteurs, des maris avec leurs femmes, des pères avec leurs enfants, des précepteurs avec leurs pupilles, des monarques absolus avec leurs esclaves, et comme ils ont attribué à leurs dieux un pouvoir illimité, ils ne mettent aucunes bornes à leur tyrannie et à leur cruauté6.
[6] Dans l'antiquité et dans les contrées payennes, la plupart des serviteurs étaient esclaves et traités avec une extrême barbarie. Le docteur Jortin, dans son excellent Discours sur la religion chrétienne, observe que le christianisme a proscrit un grand nombre d'usages atroces et surtout relativement au traitement des serviteurs. On aurait vraiment une grande obligation au christianisme s'il eût aboli toutes les barbaries dont le docteur nous parle et spécialement de celle-là. En Europe, où les serviteurs ne sont pas esclaves, où ils servent de plein gré, et sont sous la protection des lois, il n'est pas au pouvoir des maîtres de les traiter aussi cruellement qu'ils le voudraient; cependant il faut avouer que dans nos colonies en Amérique, beaucoup de chrétiens traitent leurs esclaves avec une barbarie inconnue aux payens mêmes. Le digne et savant auteur que je viens de citer, donne dans une note un exemple de la manière dont Sénèque, qui était un payen, plaide la cause des serviteurs. Son plaidoyer est si raisonnable et si humain que je ne puis que le transcrire ici. «Ils sont esclaves, mais ils sont aussi des hommes. Ils sont esclaves, mais vos commensaux. Ils sont esclaves, mais ce sont des amis malheureux. Ils sont esclaves, mais ils sont vos confrères, si vous pensez que la fortune pouvait vous traiter tout comme eux, etc.» Sénèque, épit. 47, au commencement.
Nous devons cependant convenir qu'il y a bien peu de serviteurs assez fidèles, assez attachés, assez soigneux pour être justement regardés comme des amis malheureux. Il n'en est pas moins certain que leurs maîtres doivent toujours se souvenir qu'ils sont de la même espèce qu'eux, et par conséquent les traiter avec indulgence et humanité.
Il est évident, par des exemples sans nombre, que la plus grande partie du genre humain, dans tous les temps, dans toutes les nations, dans toutes les religions, a regardé cette cruauté comme un attribut de ses dieux. Les payens ont généralement supposé que les leurs les châtiaient par les plus grandes calamités, comme la famine ou la peste; et cela communément pour l'omission de quelque cérémonie vaine et ridicule, ou pour avoir méprisé quelque conte absurde de leurs devins ou de leurs prêtres. S'ils croyaient leurs dieux capables de s'irriter pour des sujets aussi frivoles, ils pensaient aussi pouvoir les apaiser par des expiations du même genre. On n'employait souvent pour cela que quelques chansons, quelques danses ou quelques jeux en leur honneur7. Les Romains sur-tout, lorsqu'ils étaient affligés de quelque contagion, pour expier leurs péchés et apaiser les dieux, nommaient un dictateur, dont les fonctions se bornaient à attacher un clou au temple de Jupiter; il abdiquait sa magistrature après cette belle cérémonie.
[7] Le lecteur verra sans doute que dans ces sortes d'expiations, aussi bien que dans beaucoup d'autres pratiques religieuses, les payens ont été imités de bien près par un grand nombre de chrétiens.
Que des payens qui déifiaient souvent leurs semblables et particulièrement leurs princes les plus odieux, attribuassent encore la cruauté à des dieux fauteurs de leurs vices aussi bien que de leurs vertus, il ne faut pas s'en étonner. Mais que les adorateurs d'un Dieu infiniment bon lui fassent la même injure, cela est aussi absurde qu'étonnant.
Cependant il est notoire que les juifs, les chrétiens et les mahométans, qui tous prétendent croire un pareil Dieu, le représentent comme plus cruel encore que les dieux payens. L'opinion enseignée par les juifs, adoptée et propagée par les sages chrétiens, est qu'un Dieu miséricordieux et bienfaisant, rempli de patience, riche en bonté, plein d'une compassion tendre, prêt à pardonner l'iniquité, les transgressions, les péchés, ne laisse pas de vouloir châtier cruellement les coupables, venge les iniquités des pères sur les enfans, et sur les enfant des enfans, jusqu'à la troisième et quatrième génération8.
[8] Les chrétiens ont encore porté cette opinion beaucoup plus loin que la troisième et quatrième génération. Ils ont étendu la vengeance divine depuis le premier homme jusqu'au dernier: pour le péché d'Adam toute la postérité se trouve punie.
L'ancien testament nous fournit beaucoup d'autres exemples de la croyance où étaient les juifs que Dieu punissait l'innocent pour les crimes du coupable. Un exemple inique, mais remarquable en ce genre peut suffire. On lit dans le livre des chroniques, chap. 21, que le roi David ordonna le dénombrement du peuple d'Israël. Il est vraisemblable que ce fut par un motif de vanité; néanmoins ce n'était pas un crime d'une profonde noirceur ni comparable pour l'atrocité à beaucoup d'autres qu'avait commis cet homme selon le cœur de Dieu. Cependant Dieu en fut tellement irrité qu'il frappa Israël de la peste, et fit périr soixante-dix mille hommes. Si le dénombrement était un crime, c'était celui de David et non celui du peuple: lui-même le sentit si bien que voici quelle fut sa prière à Dieu: N'est-ce pas moi qui ai ordonné le dénombrement? C'est donc moi qui ai péché, mais pour ce troupeau qu'a-t-il fait? Il est évident que le peuple ne pouvait pas plus empêcher son dénombrement que le peut un troupeau de moutons et qu'il n'était pas plus coupable. Cependant après que Dieu eût détruit par ce motif jusqu'à soixante-dix mille hommes, il se repentit du mal qu'il avait fait et dit à l'Ange exterminateur: c'est assez, que ta main s'arrête à présent. Telle est l'opinion de la cruauté avec laquelle les payens et les juifs s'imaginaient que leurs dieux les punissaient en ce monde; cependant les plus fortes punitions temporelles ne sont que des afflictions légères en comparaison des tourmens éternels réservés aux pécheurs dans l'autre monde par le Dieu de bonté, si l'on en croit ceux qui admettent le dogme de la vie future: en effet, selon le plus grand nombre des chrétiens, un malheur éternel doit être le partage non-seulement des scélérats atroces et opiniâtres, mais aussi des pécheurs qui, toutes circonstances pesées, n'ont pu s'empêcher de tomber dans quelques fautes, suites nécessaires de leur fragilité. Les mêmes peines sont décernées pour l'omission, même absolument involontaire, de certaines cérémonies qui ne peuvent assurément purifier ni le cœur ni la conscience. C'est le cas des enfans qui meurent sans baptême.
Tous les infidèles et les incrédules sont encore également menacés de la damnation éternelle; ainsi la croyance du vrai Dieu ayant été pendant un grand nombre de siècles exclusivement accordée à un peuple obscur, méprisable, méchant (comme le dépeignent ses propres historiens et ses prophètes) vu que ce peuple habitait une petite contrée qui n'avait que peu de commerce avec ses voisins, il s'ensuit que faute d'avoir la connaissance du vrai Dieu tout le reste du genre humain a dû être éternellement malheureux. Nous sommes obligés de croire que les Aristides, les Phocion, les Timoléon, les Epaminondas, les Socrates, les Platon, en un mot que les hommes les plus excellens du paganisme ont été enveloppés dans cette cruelle sentence. Depuis la venue du Christ nous devons damner et tous ceux qui n'ont point cru en lui quoiqu'ils n'en aient jamais entendu parler, et ceux aussi qui le reconnaissant pour Dieu n'ont pas admis le même genre de culte ou de doctrine enseigné par quelque secte particulière; c'est ce qu'osent soutenir les catholiques romains, et c'est au moins ce que présume un grand nombre de protestans: voilà, si vous en croyez les mahométans, la façon dont Dieu traitera tous les hommes qui n'auront point reconnu leur prophète, et qui n'auront point regardé l'Alcoran et sa doctrine comme émanés du ciel.
«Vraiment, dit ce livre prétendu céleste, nous jetterons dans le feu de l'enfer ceux qui méconnaîtront les signes de notre foi. A mesure qu'ils seront bien grillés, nous leur donnerons des peaux nouvelles en échange, afin qu'ils puissent goûter des tourmens plus aigus: car Dieu est puissant et sage». Et ailleurs: «Ceux qui ne croiront pas seront enveloppés de vêtemens de feu. Une eau bouillante tombera sur leurs têtes; leurs entrailles et leur peau seront déchirées et ils seront continuellement battus avec des masses de fer. Toutes les fois qu'ils s'efforceront de sortir de l'enfer pour se soustraire à la rigueur des tourmens, ils y seront entraînés et leurs bourreaux leur diront: savourez le tourment du feu». En un mot plusieurs chrétiens ont cru et enseigné que Dieu a condamné la plus grande partie du genre humain, des millions de millions de ses propres créatures à souffrir dans un lieu où toutes les facultés de l'âme et du corps seront tourmentées continuellement et sans relâche. «C'est là, ô pécheur! que tu vivras dans une éternelle prison de ténèbres extérieures, ou il n'y aura d'ordre que la confusion et l'horreur; où l'on n'entendra que la voix des hurlemens et des blasphèmes, d'autre bruit que le grincement des dents; on l'on n'aura d'autre société que celle du diable et de ses anges qui, tourmentés eux-mêmes, n'auront d'autre soulagement que de te faire éprouver leur fureur, St.-Mathieu, chap. 13, vs. 42, et chap. 25, vers. 36, etc. C'est là que la punition sera sans pitié, la misère sans grâce, la douleur uns consolation, la méchanceté sans mesure, le tourment sans repos. Apocalypse, chap. 14, vers. 10, 11. La colère de Dieu pénétrera l'âme et le corps comme la flamme se saisit d'un bloc de souffre ou de poix. Daniel, ch. 7, v. 10. Dans cette flamme tu seras toujours brûlé, sans jamais consumer, toujours mourant sans jamais mourir, toujours rugissant dans les angoisses de la mort sans jamais en être délivré ni sans pouvoir espérer la fin de tes peines: de sorte qu'après les avoir endurées autant de milliers d'années qu'il y a de brins d'herbes sur la terre, de sable dans la mer, de cheveux sur la tête de tous les enfans d'Adam nés ou à naître, tu ne seras pas plus près de la fin de tes tourmens que tu n'étais le jour où tu y fus précipité. Loin de finir, ils ne feront à chaque instant que commencer, car ce serait quelque soulagement que d'envisager une fin possible à ton malheur, après tant de milliers d'années; mais chaque fois que ton esprit se rappellera ce mot, jamais, et il se le rappellera à tous les instans, ton cœur sera déchiré par la rage, et par un affreux désespoir; cette idée horrible aiguisera encore tes douleurs insupportables qui excédaient déjà tout pouvoir d'exprimer ou d'imaginer. Ce sera un nouvel enfer au milieu de l'enfer même»9. Avec quelle surprise ne doit-on pas lire un récit si choquant, si terrible, et qui, par les idées qu'il donne de la manière dont Dieu traitera ses créatures, semble s'être proposé de le transformer en un Démon!
[9] C'est ainsi que s'exprime un de nos docteurs dans une sérieuse et pathétique description du ciel et de l'enfer crayonnée par le St.-Esprit selon les meilleurs interprètes, etc., qui se trouve dans le livre intitulé: Tous les devoirs du chrétien, imprimé à Londres aux dépens de l'hôpital de Christ, 1723, p. 12, 13. L'on observera que tous les renvois à l'écriture sont de mon auteur, lequel par conséquent en demeure le garant.
Je ne peux pas quitter le sujet de Dieu, condamnant ainsi les hommes à des tourmens éternels et inouïs, sans proposer une question à ceux qui sont assez malheureux pour admettre une doctrine aussi blasphématoire et aussi diabolique. Je la propose sur-tout à ceux qui, sans la croire, sont assez lâches ou assez pervers pour l'enseigner et la répandre.
Je leur demanderai donc quelle peut être la fin légitime et avantageuse de toute punition? N'est-ce pas en premier lieu de corriger les coupables? ce qui certainement est très fort à désirer: en second lieu, n'est-ce pas de détourner les hommes de commettre les crimes pour lesquels ils en voyent d'autres punis? Enfin n'est-ce pas d'éloigner ou de retrancher de la société des membres qui sont à craindre pour elle? Telles sont les notions invariables que les hommes doivent se former du but que les châtimens doivent se proposer; or des châtimens éternels ne remplissent aucune de ces vues légitimes; le coupable ne peut pas être corrigé; il le serait même inutilement, car, corrigé on non, il sera toujours tourmenté. Son exemple ne peut pas en détourner d'autres du crime; sa conduite ainsi que son destin sont irrévocablement déterminés. Enfin l'on ne peut pas imaginer que parmi les damnés quelqu'un puisse être dangereux pour la société.
Est-il possible que les hommes puissent tomber dans une contradiction aussi manifeste que de représenter Dieu comme un Être d'une bonté infinie, ou même de l'équité la plus ordinaire, et croire en même tems ou enseigner qu'il punit ainsi ses créatures? ne devraient-ils pas plutôt le représenter comme un démon barbare, comme un Être infiniment injuste et cruel? Il crée l'homme par un acte de sa volonté pure, afin de condamner ensuite l'ouvrage de ses mains à une éternelle misère! Quelle est la cause de cette rigueur? Il est puni pour des choses qui n'ont aucunement dépendu de lui! Est-il un seul homme assez féroce pour vouloir de sang froid, pour quelque raison que ce fût, condamner à des tourmens éternels ses propres enfans, ou même un ennemi déclaré? En est-il un assez impitoyable pour ne pas épargner à quelque être que ce fût des tourmens sans mesure? L'homme de bien ne voudrait-il pas au contraire répandre le bonheur aussi loin qu'il pourrait s'étendre? Tout son désir ne serait-il pas de procurer la félicité à tous les êtres créés? Quoique ces notions indignes et absurdes sur la divinité soient originairement émanées d'une disposition barbare que bien des gens portent en eux-mêmes et qui est inspirée à d'autres par différens moyens, on leur enseigne ces opinions et elles s'impriment plus ou moins profondément dans leur âme selon que, par tempérament, ils sont plus ou moins disposés à la cruauté. Mais on devrait faire attention que loin de servir la religion en inculquant la doctrine des peines éternelles, l'on fournit des armes à l'athéisme qui anéantit toute religion, et d'un autre côté l'on jette dans le désespoir un grand nombre d'âmes honnêtes, simples et timorées, sans contenir les méchans intrépides et endurcis, dont des craintes éloignées ne peuvent, comme l'expérience le prouve, réprimer les excès.
SECTION II.
Que les hommes devraient bien prendre garde aux idées qu'ils se font de la divinité.
Je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement nier que les hommes en général ne forment leur religion et ne réglent leur conduite sur les idées qu'ils ont de la divinité: il est donc très important pour eux d'examiner avec soin ces idées et de se former une juste opinion des dieux qu'ils adorent. Le pieux auteur de tous les devoirs de l'homme a intitulé un de ses chapitres: Des maux occasionnés par les erreurs sur la divinité. En effet c'est la source des plus grands maux. Si l'on croit que Dieu soit partial, injuste, colère, vindicatif, tyrannique et cruel, il faut bien, pour ressembler à son Dieu, ce qui est une ambition naturelle et raisonnable, s'efforcer de réunir ces mêmes qualités: il est bien vrai que, pour être méchans, les hommes n'ont pas besoin d'être excités par cet exemple, mais il ne l'est pas moins que de telles opinions sont un aiguillon de plus à la méchanceté naturelle.
Prétendre que Dieu ait pu faire choix de quelques personnes ou même d'un peuple, de même que les hommes choisissent leurs favoris, c'est attribuer à la divinité une partialité et une folie indignes de ses perfections. Si par hasard ces prétendus favoris se trouvaient les plus méchans et les plus vils des hommes, si l'on prétendait qu'en leur faveur Dieu a exterminé d'autres nations, ce ne serait pas seulement lui attribuer de la partialité et de la folie, mais encore ce serait l'accuser d'injustice et de cruauté, ce serait blasphêmer. Quelle idée doit-on se former de la divinité lorsqu'on voit un roi injuste, ingrat, adultère, barbare, tyran et meurtrier10 appelé l'homme selon le cœur de Dieu?
[10] Ce que l'on dit ici est amplement prouvé par tout ce que l'écriture rapporte de David. Sans s'arrêter au double crime d'adultère et de meurtres commis en la personne d'Urie et de Betsabée si énergiquement représenté par Nathan dans la parabole de l'agneau, on y trouve encore bien d'autres témoignages de barbarie. Quand il eut pris la ville de Rabbah, «il en fit sortir les habitans, il fit scier les uns, il mit les autres sous des herses de fer, en fit hacher d'autres, ou les fit jeter dans des fours à briques. Il traita ainsi toutes les villes des enfans d'Ammon.» Les Rabbins, loin de chercher à exténuer la cruauté attribuée à David, ne font aucune difficulté d'assurer que l'exécution des Ammonites fut accomplie avec la dernière barbarie: cependant après cet aveu ils s'efforcent de justifier David de cette rigueur qui, selon eux, était nécessaire pour frapper de terreur les nations voisines, afin qu'aucune ne méprisât à l'avenir les Israëlites, mais respectât plutôt le peuple que le Seigneur avait choisi. Voyez Mém. de littérature, par de la Roche, vol. 2, art. 82, éd. in-8o.
Il est vrai que si en beaucoup d'endroits d'un certain livre on substituait le mot prêtres au mot Dieu, cela servirait merveilleusement à éclaircir un grand nombre de passages obscurs et à leur donner un sens intelligible11. Un monarque ou tout autre homme, quelque méchant et pervers qu'il soit, s'il favorise les prêtres et se montre très soumis à remplir leurs pratiques et leurs cérémonies, peut être justement appelé un homme selon le cœur des prêtres, et regardé par eux comme un saint et comme vraiment religieux; mais l'appeller un homme selon le cœur de Dieu, ou un homme religieux dans le vrai sens du mot, c'est donner des idées très-désavantageuses et de Dieu et de la religion. Rien ne peut être plus contraire à la vérité, plus outrageant à la gloire de Dieu, plus préjudiciable à la vraie religion et à la vertu, et par conséquent à la paix, au bon ordre et au bonheur du monde, que de croire ou d'enseigner que Dieu commande aux hommes des actions contraires aux régles naturelles, fondamentales, infaillibles de la raison et de la morale, qu'il a écrites dans le cœur de chacun de nous, et que tous reconnaissent quoique peu les pratiquent. Un excellent abrégé de ces règles, que chacun devrait avoir continuellement sous les yeux, dans la spéculation et dans la pratique, «c'est de ne faire à autrui que ce que nous voudrions qu'il nous fît». Si les hommes pouvaient se tromper eux-mêmes et les autres jusqu'au point de croire que Dieu puisse quelquefois dispenser de ces régles et recommander des choses qui leur seraient contraires, ce serait certainement ouvrir les portes aux crimes les plus atroces.
[11] On pourrait rapporter plusieurs exemples de ce genre: mais celui que nous allons donner suffira. David et tout le peuple d'Israël en grand concours accompagnaient l'Arche en chantant et jouant des instrumens; l'on avait placé cette Arche sur un chariot neuf: les bœufs qui la tiraient ayant bronché, l'Arche fut ébranlée, et Oza y porta la main pour la soutenir et l'empêcher de tomber; cette action paraît du moins innocente et peut-être méritoire: cependant on lit dans le chap. 2 du livre de Samuel que la colère du Seigneur s'alluma contre Oza, que Dieu le frappa pour son erreur et que l'attouchement de l'arche le fit mourir. Les critiques et les commentateurs sont priés de considérer si on ne pourrait pas lire ainsi ce passage: «La colère des prêtres s'alluma contre Oza, etc.» Ce qui suit prouve encore la nécessité d'entendre ainsi ce passage, car il est dit que David se fâcha de ce que le Seigneur avait tué Oza. Assurément David était trop dévot pour se fâcher de rien que le Seigneur eût pu faire. Mais il avait droit de se fâcher de cet acte s'il partait de la main des prêtres.
Cela n'est-il pas en effet arrivé? Des nations entières n'ont-elles pas prétendu et cru, sans doute, que Dieu leur avait ordonné d'entreprendre les guerres les plus injustes, de tourmenter, d'assassiner, jusqu'à leurs propres enfans, de détruire des nations? Des barbaries de toute espèce n'ont-elles pas été commises au saint nom du Seigneur?
Il n'est sans doute ni un livre, ni un homme, ni même un ange descendu du ciel qui méritent aucune créance s'ils enseignent que Dieu soit cruel ou commande aux hommes de l'être. Tant que les hommes croiront que tous les actes d'injustice, de violence, de barbarie offensent la divinité et sont contraires à sa loi, on pourra se flatter qu'ils seront détournés de les commettre; mais à quoi ne doit-on pas s'attendre lorsqu'ils seront dans l'opinion contraire? Que n'a-t-on pas à craindre sur-tout des souverains et des nations qui ne peuvent être contenus par les loix humaines? C'est une excuse bien faible et bien fausse que de dire que nous ne connaissons point la profondeur des décrets de la divinité; il n'est pas moins téméraire d'assurer que l'on puisse démontrer que Dieu commande de pareilles actions.
La première de ces raisons ne prouve rien. Dieu dans ses décrets ne peut point avoir résolu des crimes: il répugne à toute idée raisonnable de la divinité qu'elle puisse ordonner des actions méchantes et criminelles, et par conséquent la preuve de fait ne doit jamais être admise. Il est impossible d'admettre comme révélation divine ce qui renverse la certitude de tous les principes qui doivent être supposés précédemment à toute révélation, car c'est détruire les seuls moyens par lesquels nous puissions juger de la vérité d'une révélation divine.
Comment supposer que l'Être infiniment sage, juste et bon pût se plaire à établir les loix les plus nécessaires pour ses créatures, telles que sont celles de la morale, et leur ordonne ensuite d'enfreindre ces mêmes loix en appuyant ses ordres par des miracles? Supposons une nation méchante et dépravée (si jamais il y en a eu d'autres) pouvons-nous imaginer que Dieu soit assez destitué de moyens de la punir pour être obligé de charger à cet effet une autre nation de devenir encore plus méchante et plus cruelle que la première? Pouvons nous croire qu'il ordonne de n'épargner ni les bœufs, ni les ânes ni les troupeaux qui n'ont point péché, et de massacrer indistinctement les hommes, les femmes, les vieillards et les enfans à la mammelle? La vérité est que, quand des enthousiastes, des fanatiques ou des hypocrites qui font hautement profession d'être dévots, ont commis ou sont prêts à commettre quelque action détestable, lorsqu'ils ont intérêt de la faire commettre à d'autres, ils se couvrent du nom de la divinité et prétendent qu'elle est ordonnée ou inspirée par elle; par ce moyen ils ajoutent à la barbarie l'impiété et le blasphème.
Les règles naturelles, les limites de la vérité sont la morale et le bon sens; ce sont là les loix de Dieu qui ne sont point écrites sur des tables de pierre, mais qui sont profondément gravées dans les cœurs des hommes. Mais si ces loix sont une fois écartées ou enfreintes, alors l'erreur, l'enthousiasme et le fanatisme, semblables à un torrent, renversent la vérité et entraînent avec elle tout ce qu'il y a de plus sacré et de plus utile au genre humain. Quelles opinions extravagantes et monstrueuses ne peuvent pas être débitées comme des révélations divines! quelles actions, quelque atroces qu'elles soient, ne seront pas sanctifiées sous le nom de devoirs religieux, et quand on les fera passer pour des commandemens de Dieu! C'est assurément le comble de la fourberie et de l'impudence dans quelques hommes d'oser dire que Dieu leur ordonne de violer les lois sacrées de la nature et de la société en commettant des actions atroces et barbares; c'est le dernier terme de la folie et du délire fanatique que de devenir fauteur d'une imposture aussi caractérisée. Prétendre que Dieu a fait des miracles pour autoriser des ordres qui détruisent ses lois éternelles et inviolables, c'est employer la fraude la plus indigne pour soutenir la fausseté la plus manifeste.
SECTION III.
Des cruautés religieuses que les hommes exercent sur eux-mêmes.
Après avoir, en peu de mots, exposé les opinions fatales que la plupart des hommes se font communément, soit des divinités, soit du Dieu qu'ils adorent, nous allons passer au second point, et nous examinerons les usages barbares et les rites cruels qu'ils ont souvent pratiqués dans leurs cultes divers.
Les pratiques de ces cultes doivent naturellement se conformer aux idées que les hommes se font de leurs divinités; d'ailleurs l'expérience le prouve. En effet les peuples s'étant généralement persuadés que leurs dieux, ou leur Dieu unique, étaient des Êtres cruels, leur culte s'est presque toujours senti de ces notions dangereuses.
Ces pieuses cruautés ont été exercées par les hommes, tantôt sur eux-mêmes, tantôt sur des animaux, tantôt sur les êtres de leur propre espèce.
Tout le monde connaît les étonnantes barbaries que les idolâtres et les payens, tant anciens que modernes, ont exercées sur eux-mêmes; le lecteur, pour peu qu'il soit instruit, ne peut manquer de s'en rappeler des exemples frappans, mais comme dans un autre ouvrage je me suis étendu sur ce sujet, je ne rapporterai ici que quelques traits, afin de passer à ceux que l'on rencontre parmi les chrétiens.
Il est vrai que les cruautés pratiquées par ces derniers ne paraissent pas au premier coup d'œil si révoltantes que celles des payens; on ne voit pas les chrétiens se précipiter, comme les Japonnais, tout vivans dans des abîmes; on ne voit pas des généraux chrétiens se dévouer à une mort certaine en se jetant au milieu d'une armée ennemie; on ne voit point parmi nous des hommes se briser contre des rochers, ou comme les Indiens se faire écraser sous les roues d'un chariot qui porte les dieux; cependant en regardant la chose de près nous trouverons les pratiques des chrétiens à plusieurs égards plus pernicieuses que celles des payens mêmes et dérivées comme les leurs des notions atroces qu'ils se font de la divinité qu'ils honorent: en effet, si ces chrétiens ne s'imaginaient pas que leur Dieu est très cruel, ils ne supposeraient pas qu'il peut approuver et encore moins commander les tourmens rigoureux qu'ils s'infligent à eux-mêmes.
Indépendamment des austérités pratiquées par un grand nombre de chrétiens qui se sont fait un mérite de vivre dans des déserts, parmi des rochers inaccessibles, dans des cavernes, de se refuser les besoins de la vie, de se laisser mourir de faim, etc, combien ne voyons-nous pas de gens des deux sexes s'enfermer pour la vie dans des monastères! Il est vrai que quelques-uns y vivent dans l'aisance; mais d'autres semblent s'être condamnés à une prison perpétuelle, et se trouvent entièrement privés des douceurs de la société. Ces pauvres reclus se soumettent à des austérités pénibles, à une mal-propreté brutale12; ils ne portent point de linge, ils gardent leurs habillemens jusqu'à devenir des objets dégoûtans les uns pour les autres; ils s'imposent des châtimens sévères, ils se donnent fréquemment la discipline; on les voit dans de certains pays se flageller publiquement dans les rues; en un mot, ils s'obligent par des sermens et des vœux à ne jamais travailler à leur bonheur.
[12] S. Athanase nous apprend, dans la vie de S. Antoine, l'un des premiers fondateurs du monachisme, que ce saint homme portait sur sa chair un cilice, ou une chemise de crin, par dessus laquelle il avait un habit de peau, qu'il porta toute sa vie. Il ajoute que jamais il ne se lavait les pieds, à moins qu'en voyageant il ne vînt par hasard à les mouiller. Quelle religion que celle qui fait un mérite de pareilles indignités! quelles idées doivent avoir de Dieu des hommes qui s'imaginent qu'il faut être malpropre pour lui plaire!
La vie monastique et le célibat forcé sont certainement très préjudiciables à ceux qui les embrassent; ces institutions sont propres à causer des maladies dangereuses et à nuire également à l'esprit et au corps: elles sont très nuisibles à la société, pour qui elles rendent un grand nombre de ses membres totalement inutiles, en mettant des obstacles à la population. Bien plus, c'est un outrage à l'espèce humaine et à la nature13; et, ce qui est encore plus terrible, ces usages insensés sont souvent cause que des mères sont forcées de détruire leurs enfans, et que les moines se livrent à des crimes contre nature.
[13] On compte qu'en France les prêtres, les moines et les religieuses montent à 500 mille, tandis que le nombre des habitans monte à 24 millions. En y comptant 6 millions d'adultères, on trouvera que parmi ceux-ci un sixième est voué au célibat. Il y a tout lieu de croire qu'en Italie, en Espagne et en Portugal le nombre de ceux à qui le mariage est interdit, est encore proportionnellement plus grand qu'en France.
Nous terminerons ces réflexions en rapportant quelques exemples frappans des cruautés exercées contre eux-mêmes par des chrétiens épris de l'idée de se rendre agréables à un Dieu dont la bonté est infinie.
Cressy, dans son histoire de l'église, nous dit que S. Egwin se chargea d'une chaîne de fer et fit dans cet équipage un pélerinage à Rome.
Acepsemas qui, selon Théodoret, fut un homme au-dessus de tous les éloges, se tint pendant soixante ans dans une cellule sans voir personne et sans parler à qui que ce soit.
Le même Théodoret rapporte qu'un moine, appelé Baradatus, imagina pour son habitation une espèce de cage, formée d'un treillage si peu serré qu'il pût demeurer exposé aux injures de l'air, et si basse qu'il ne pouvait pas s'y tenir debout, de manière qu'il était obligé de rester toujours courbé. Un autre moine, nommé Thalalcus, qui était d'une taille fort grande, s'enferma dans une autre cage si étroite et si basse qu'il était forcé d'avoir continuellement la tête entre ses genoux; il avait été dix ans dans cette posture lorsque Théodoret le vit.
Le même auteur nous dit que Saint Siméon Stylite, très-grand personnage, qui faisait des miracles sans nombre, qui guérissait les malades, qui procurait des enfans aux femmes stériles, et qui avait converti des milliers de payens au christianisme, s'était accoutumé à s'abstenir totalement de nourriture pendant quarante jours consécutifs, à l'exemple d'Élie et de Jésus-Christ. Au tems où Théodoret écrivait, il y avait déjà vingt-huit ans qu'il observait ce jeune rigoureux chaque année; durant les premiers jours il se tenait debout, et lorsque faute de nourriture il ne pouvait plus se soutenir sur ses jambes il s'asseyait, et à la fin il était forcé de se coucher, étant réduit à un épuisement total: il se tenait sans cesse au haut d'une colonne, dont la circonférence était à peine de trois pieds, et après avoir passé bien des années dans cette posture semblable à une statue sur son piédestal, il finit par monter sur une colonne de trente-six coudées, sur laquelle il vécut durant trente ans.
Joignez à tous ces exemples ceux que le même Théodoret rapporte des solitaires et des moines d'Egypte et des pays voisins: les uns se nourrissaient de charognes, afin de n'éprouver aucun plaisir en mangeant; d'autres s'accoutumaient à passer toute la nuit en prières; d'autres marchaient pieds nuds sur des épines, pour se rappeller les tourmens que Jésus-Christ avait soufferts de la part des cloux qui lui avaient percé les pieds et les mains; d'autres enfin passaient des nuits entières les bras étendus pour imiter la posture de Jésus-Christ.
Enfin de nos jours encore l'on rencontre dans les pays catholiques romains un grand nombre de couvens des deux sexes qui renferment de pieux frénétiques, ingénieux à se tourmenter eux-mêmes, et qui font à la divinité l'outrage de penser qu'ils lui plaisent et qu'ils entrent dans ses vues en s'infligeant à eux-mêmes des jeûnes, des macérations, des supplices rigoureux; ce qui ne prouve rien, sinon que ces dévots extravagans se sont fait des idées atroces de la divinité qu'ils adorent, et que d'un autre côté ils supposent remplie de bonté14.
[14] Les moines appellés Chartreux, ne mangent jamais de viande et sont condamnés à un silence perpétuel. Les moines de l'abbaye de la Trappe sont renommés en France par leurs extravagantes austérités, qui vont au point, dit-on, qu'ils peuvent rarement les soutenir pendant deux ou trois ans. Les Capucins sont habillés d'une étoffe grossière et se distinguent par leur malpropreté. Mais les pauvres religieuses surtout, condamnées à une captivité perpétuelle, paraissent être de très malheureuses créatures quand la ferveur de l'imagination cesse de les soutenir.
SECTION IV.
Cruauté des sacrifices sanglans. Des sacrifices humains.
Nous venons de parler des cruautés que la piété religieuse a déterminé les hommes à exercer contre eux-mêmes; examinons maintenant celles qu'ils ont exercées sur d'autres créatures et sur les êtres de leur propre espèce.
Les sacrifices sanglans ont fait de fort bonne heure et pendant très long-tems partie du culte divin chez presque tous les peuples du monde; ils nous fournissent une preuve indubitable de la cruauté des hommes; en effet c'est visiblement à cette disposition fâcheuse que ces sacrifices expiatoires ont dû leur origine. Il est vrai qu'en voyant l'antiquité et l'universalité de cet usage répandu chez presque toutes les nations, quelques personnes se sont imaginé que c'était une preuve que ces sacrifices étaient d'institution divine; cependant ceux qui sont de cette opinion devraient se souvenir que l'idolâtrie a été encore plus universellement reçue que ces sacrifices, qu'elle n'est pas moins ancienne qu'eux, et qu'aucun chrétien n'en conclura que l'idolâtrie ait pu être d'institution divine. Le fait est que les hommes étant cruels et superstitieux, et que leurs prêtres étant toujours prêts à tirer parti des vices, des faiblesses, des passions du genre humain, pour les faire tourner au profit du sacerdoce, il ne faut point chercher ailleurs que dans ces vices et dans la superstition, qui s'est montrée sous des formes très diverses dans les différens pays, les causes auxquelles l'on peut attribuer l'universalité de ces sacrifices. Comme les hommes sont communément vindicatifs, cruels, altérés de sang, ils ont imaginé que leurs dieux étaient dans les mêmes dispositions. Il est difficile de décider si c'est l'extravagance ou la cruauté qui l'ont emporté dans l'institution de ces pratiques absurdes et barbares: en effet quoi de plus insensé que d'imaginer qu'en égorgeant un tendre agneau on pouvait expier les crimes d'un homme méchant! N'est-ce pas une cruauté révoltante que de répandre ainsi du sang sans aucune nécessité?
On demandera, peut-être, quel mal ou quelle cruauté il pouvait y avoir à tuer des animaux dans des sacrifices, puisqu'on en tue journellement dans tout l'univers pour la nourriture des hommes? Je réponds que si la chair des animaux est absolument nécessaire à la subsistance de l'homme, il est autorisé à le tuer faute de pouvoir s'en passer; mais cela ne peut point justifier l'usage de les tuer pour des pratiques superstitieuses, qui bien loin d'être nécessaires sont infiniment dangereuses: or il est évident que l'usage de tuer des animaux était une pratique superstitieuse; l'écriture sainte des chrétiens et la raison s'accordent à le prouver; tout ce qui est regardé comme un devoir religieux sans pouvoir opérer l'effet qu'on se propose, doit être traité de pratique superstitieuse, il est impassible, dit St.-Paul, que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés. La raison est en cela conforme à ce que dit l'apôtre.
Il est à remarquer que, quoique la religion des juifs fît tant de cas des sacrifices sanglans, néanmoins plusieurs de leurs prophètes se sont, ainsi que St.-Paul, déclarés contre cette pratique cruelle et ridicule, et ont reconnu que Dieu ne l'exigeait nullement. Le Psalmiste dit à Dieu: vous n'avez point désiré le sacrifice ni l'offrande, vous n'avez point exigé d'holocaustes. Voyez pseaume 46, vers. 6. Jérémie parlant au nom de Dieu dit aux juifs: je n'ai point parlé avec vos pères, ni ne leur ai point donné de commandemens touchant les holocaustes et les sacrifices au jour où je les ai fait sortir d'Égypte. Voyez Jérémie, chapitre VII, vers. 2215. Isaïe fait dire à Dieu: qu'ai-je besoin de la multitude de vos sacrifices? chapitre 1, vers. 11. Le même prophète avertit les juifs qu'il vaudrait mieux cesser de faire le mal et d'apprendre à faire le bien, de rechercher la droiture, etc. Ibid. vers. 16, 17. Les payens ont senti la même vérité par les seules lumières du bon sens. Cicéron dit que le culte le plus agréable aux dieux est de les servir avec un cœur pur. Cultus autem Deorum est optimus, idemque castissimus, atque sanctissimus, plenissimusque pietatis, ut eos semper pura, integra, incorrupta et mente et voce veneremur. De Natur. Deor. Lib. II. Perse s'est expliqué de la même manière.
Mentis, et incoctum generoso pectus honesto:
Hæc cedo, ut admoveam templis, et farre litabo.
Satyr. II. vers 73.
[15] Il paraît difficile de concilier ces passages des pseaumes et des prophètes avec le lévitique de Moïse, c'est-à-dire Dieu lui-même paraît fort occupé des sacrifices du peuple d'Israël.
Mais continuons d'examiner l'absurdité et la barbarie de ces pratiques religieuses, et les conséquences fatales qui en sont découlées. Il est évident que l'usage de répandre le sang à grands flots dans les sacrifices a dû contribuer à rendre les hommes cruels ou à fortifier en eux la disposition naturelle qu'ils ont à la cruauté; en effet n'était-ce pas les familiariser avec le sang? Quel déluge ne devait-on pas en répandre lorsqu'on immolait à la fois vingt-deux mille bœufs et cent vingt mille brebis! quel affreux carnage qu'un pareil sacrifice16! si de semblables spectacles étaient propres à disposer à la cruauté le peuple qui n'en était que le témoin, quel effet ces sacrifices ne devaient-ils pas produire sur les prêtres, qui faisaient les fonctions de bouchers, et qui jouaient le principal rôle dans cette scène dégoûtante de carnage et d'horreurs!
[16] Voyez liv. I des rois, chap. 8, vers. 63.
Quelque nécessaire qu'il soit d'avoir des hommes dont la profession soit de tuer des animaux pour notre nourriture, l'expérience nous prouve constamment que ce métier est très propre à les rendre bien plus cruels que d'autres17. Notre législation s'en est aperçue, car elle ne veut point que les bouchers soient admis à être juges en matière criminelle. Au reste, il n'est pas douteux que bien des personnes s'en tiendraient au régime Pythagoricien si elles ne pouvaient se procurer de la chair qu'en tuant elles-mêmes des animaux. J'en appelle à tout lecteur sensible; et je lui demande s'il n'a pas éprouvé un sentiment très douloureux quand par hazard ses yeux se sont portés sur un innocent agneau léchant la main de celui qui lui enfonçait le couteau dans la gorge, ou même quand il a vu un bœuf succomber sous des coups de massue, et montrer par ses mouvemens convulsifs qu'il luttait contre la mort? Si des exemples de ce genre sont si propres à affecter une âme sensible, à quel point n'eût-elle pas été touchée à la vue du carnage inutile dont nous avons parlé plus haut, qui n'avait pour objet que des pratiques superstitieuses?
[17] Thomas Morus, dans son Utopie, liv. 2, dit que c'était la fonction des esclaves de tuer les animaux, qu'aucun citoyen ne pouvait le faire, vu que les Utopiens croyaient cette profession propre à étouffer la pitié. Quoique ces Utopiens soient un peuple imaginaire, ce passage sert à faire connaître la façon de penser de l'auteur.
Quelque révoltant que fût l'usage de sacrifier des animaux, il n'est pas à beaucoup près le plus cruel de ceux que les hommes ont pratiqué dans leurs cultes religieux; nous trouvons en effet que c'était une très ancienne coutume chez plusieurs nations, telles que les Cananéens ou Phéniciens, les Carthaginois, les Scythes, les Gaulois et même les Grecs et les Romains plus civilisés, de sacrifier des êtres de leur espèce; et même chez quelques peuples on immolait aux dieux ses propres enfans.
Bochart et quelques autres auteurs assurent que les Cananéens tenaient cette coutume d'Abraham; mais l'évêque Cumberland croit que cet usage était antérieur au déluge, et se pratiquait par les peuples de Canaan long-tems avant qu'Abraham vînt s'établir chez eux. En supposant la raison du côté de l'évêque, qui paraît appuyer très bien son sentiment, pourquoi n'imaginerions-nous pas qu'Abraham fut déterminé à immoler son fils en conséquence de la coutume établie dans le pays où il vivait, plutôt que de penser que ce fût Dieu qui l'engagea à commettre une action, qu'humainement parlant l'on doit regarder comme un crime abominable? En partant de cette supposition ne pourrait-on pas présumer que l'ange qui mit obstacle à cette action n'était autre chose qu'un sentiment de raison et d'humanité qui, s'élevant dans le cœur d'Abraham, l'empêcha de commettre une cruauté familière aux Cananéens stupides et cruels parmi lesquels il vivait? Ne put-il pas, en réfléchissant à ce qu'il allait faire, imaginer qu'il était impossible que Dieu pût ordonner un crime aussi affreux que le meurtre de son fils18? Je n'insisterai point sur cette façon d'expliquer un passage, qui a fort embarrassé les théologiens, quand ils ont voulu concilier cet ordre de la divinité avec les opinions raisonnables que l'on doit s'en former; j'observerai seulement que les Égyptiens furent si opiniâtrement attachés à cet usage d'immoler des victimes humaines, que quand les Phéniciens, de qui ils le tenaient, furent chassés d'Égypte par Tethmosis ou Amois, roi de Thèbes qui défendit cet usage, ce prince fut obligé de céder à la coutume en substituant des hommes de cire à des hommes réels.
[18] Selon la Genèse Abraham était sur le point d'immoler son fils. Peut-être le lecteur ne sera-t-il par fâché de comparer avec la conduite d'Abraham celle d'un roi payen dans une circonstance à-peu-près pareille. Le Dieu tutélaire de Thèbes étant apparu à Sabbacon, l'un des rois pasteurs de l'Égypte, et lui ayant ordonné de mettre à mort tous les prêtres du pays, ce prince jugea que les dieux ne voulaient plus qu'il demeurât sur le trône, puisqu'il lui ordonnaient des actions contraires à leurs volontés ordinaires. En conséquence il se retira en Éthiopie. Voyez Diodore de Sicile, lib. II. Cependant il n'est pas douteux que ce prince n'eût agi d'une façon plus sensée s'il eût regardé l'apparition de son dieu comme une rêverie ou une illusion, comme elle était effectivement, et alors il n'aurait pas abandonné son trône et son pays.
César nous dit que les Gaulois étant très superstitieux, ceux qui se sentaient attaqués de quelque maladie dangereuse, ou qui se voyaient exposés aux dangers de la guerre, offraient des sacrifices humains, ou bien s'immolaient eux-mêmes au pied des autels, croyant que les dieux immortels ne pouvaient être appaisés que lorsqu'on leur sacrifiait la vie d'un homme pour celle d'un autre. Les Druides étaient chargés de ces sacrifices; ils préparaient pour cet effet de grandes figures d'osier dans lesquelles ils renfermaient des hommes vivans; après quoi ils mettaient le feu à ces figures: les malheureuses victimes périssaient ainsi dans les flammes. Il est vrai que les Gaulois croyaient que les voleurs et les malfaiteurs étaient les victimes les plus agréables à leurs dieux, mais à leur défaut ils prenaient des hommes innocens19.
[19] Voyez de Bello Gallico, lib. VI, § 16. Ils avaient toujours pour maxime que la vie d'un homme devait être expié par la vie d'un autre homme; quod pro vita hominis, nisi vita hominis redditur, non posse Deorum immortalium numen placari. IBIDEM.
C'était l'usage à Tyr dans les grandes calamités que les rois immolassent leurs fils pour appaiser la colère des dieux. Les particuliers qui se piquaient de n'être pas moins dévots que leurs souverains, sacrifiaient pareillement leurs enfans quand il leur arrivait quelque grand malheur; lorsqu'ils n'avaient point d'enfans ils achetaient ceux des pauvres, afin de ne pas perdre les avantages d'une œuvre si méritoire.
Voici la méthode pratiquée dans ces sortes de sacrifices; il y avait une statue colossale de bronze représentant Saturne qui est le même Dieu que le Moloch dont il est parlé dans l'écriture. Cette statue était creuse, les enfans destinés aux sacrifices y étaient enfermés après qu'elle avait été rougie au feu; d'où l'on voit que ces victimes infortunées étaient consumées dans des tourmens affreux. Pour étouffer leurs cris, on faisait un grand bruit de tambours et de trompettes; les mères se faisaient un devoir religieux et un point d'honneur d'assister à ces horribles spectacles sans verser des larmes ou sans pousser aucuns soupirs; elles auraient craint que leurs regrets ne rendissent le sacrifice moins agréable aux dieux et moins utile pour elles-mêmes.
Les Carthaginois avaient appris cette coutume des Tyriens leurs ancêtres; quand il régnait chez eux quelque maladie contagieuse, ils sacrifiaient sans pitié un grand nombre d'enfans; sans égard pour des êtres infortunés dont l'âge tendre excite la compassion dans les âmes les plus féroces, ces superstitieux abrutis cherchaient dans leurs crimes des remèdes contre leurs malheurs; ils devenaient barbares pour exciter la pitié des dieux.
Diodore de Sicile nous dit que lorsqu'Agatocle assiégeait Carthage, les habitans de cette ville se voyant réduits à l'extrémité, imputèrent leurs maux à la juste colère de Saturne, parce qu'au lieu d'immoler, suivant l'usage, les enfans des personnes les plus distinguées, on leur avait frauduleusement substitué des enfans d'étrangers et d'esclaves. Pour réparer cette faute, ils sacrifièrent à leur dieu deux cents enfans des familles les plus nobles et les plus qualifiées de Carthage; de plus, trois cents citoyens qui se sentirent coupables de ce crime imaginaire, firent à leur divinité le sacrifice de leur vie.
Les Mexicains semblent avoir surpassé toutes les autres nations dans l'usage infernal de sacrifier des victimes humaines. L'auteur de l'histoire civile et morale des Indes-Occidentales, dit que ces peuples ne sacrifiaient jamais que les prisonniers qu'ils faisaient à la guerre. Montézuma ne voulut point conquérir la province de Tlascala afin qu'elle pût fournir constamment aux sacrifices. Ceux qui aidaient à immoler les victimes étaient regardés comme des hommes sacrés, leurs fonctions étaient considérées, elles étaient héréditaires. Leur chef était un prélat, un évêque, ou un pape à qui seul était réservé le droit de porter le coup fatal.
Les Mexicains avaient de plus un sacrifice particulier d'un esclave, que l'on traitait pendant une année de la façon la plus honorable; il était superbement vêtu, on lui donnait le nom de l'idole du pays, on lui assignait un logement dans le temple, on lui servait les mets les plus exquis qui lui étaient présentés par les principaux d'entre les prêtres; il était gardé par les plus grands seigneurs, afin d'empêcher qu'il n'échappât. Quand il passait dans les rues il était suivi par des grands, le peuple sortait des maisons pour le voir, et les femmes lui présentaient leurs enfans pour recevoir sa bénédiction. A la suite de ces honneurs, ou plutôt de cette farce cruelle, lorsque le tems de la fête était venu, on lui ouvrait l'estomac, dont on arrachait le cœur que l'on offrait tout fumant au soleil et l'on mangeait son corps.
Acosta nous dit que les Mexicains sacrifiaient tous les ans à deux de leurs idoles deux mille cinq cents hommes engraissés avec soin, et que lorsque leurs prêtres les avertissaient de faire honneur à leurs dieux, on leur disait que ces dieux avaient faim; ils envoyaient des armées pour chercher des prisonniers destinés aux sacrifices, dont ils mangeaient la chair ensuite. Le même auteur assure que Montézuma sacrifiait communément vingt mille hommes par an, et que ce nombre allait quelquefois jusqu'à cinquante mille.
Il paraît que les prêtres de ce peuple étaient si sanguinaires et avaient un tel ascendant sur les princes, qu'ils leur persuadaient que leurs dieux étaient en colère et ne s'appaiseraient qu'en cas qu'on leur immolât quatre ou cinq mille hommes en un jour dans des tems marqués; ainsi pour les satisfaire il fallait, à tort ou à raison, faire la guerre aux voisins pour se procurer un nombre suffisant de victimes.
Telles ont été les cruautés que la religion a fait exercer; Les hommes ont commis les plus grands crimes pour expier leurs péchés, pour détourner la colère et se concilier la faveur de leurs dieux; mais sans le penchant qu'ils ont naturellement à la cruauté et les impostures de leurs prêtres, les hommes n'auraient jamais imaginé que la divinité exigeât d'eux d'autre sacrifice que celui de leurs passions déréglées. Un honnête payen a dit avec raison: si tu veux rendre les dieux propices, sois vertueux. Vis Deos propitiare? bonus esto. Je terminerai ce sujet si révoltant des sacrifices humains par les vers que Racine met dans la bouche de Clytemnestre parlant à son époux Agamemnon à l'occasion du sacrifice d'Iphigénie; les horribles cérémonies de ces odieux sacrifices y sont décrites de la manière la plus forte.
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d'un œil curieux
Dans son cœur palpitant consultera les Dieux!
SECTION V.
Des traitemens cruels que les hommes se font éprouver les uns aux autres à cause de la différence de leurs opinions religieuses et de la diversité de leur culte.
Le troisième et le dernier point de vue sous lequel on se propose d'envisager la cruauté religieuse, a pour objet les traitemens inhumains que les hommes se font réciproquement éprouver à cause de leurs différens sentimens en matière de religion, et des diverses formes de leurs cultes. Toutes les religions qui n'avaient pas totalement la superstition pour base, ou qui n'étaient pas de pures inventions politiques, ou qui n'avaient pas pour objet de tromper le plus grand nombre pour l'avantage du plus petit, ont dû se proposer le bien-être du genre humain; elles ont dû surtout avoir pour but de leur apprendre à réprimer quelques passions, d'en régler d'autres, de rendre les hommes paisibles, humains, indulgens, bienfaisans, sensibles à la pitié; pour qu'une religion fût bonne, on aurait droit de s'attendre à lui voir produire ces fruits avantageux; une religion que l'on nous donne comme instituée par la divinité même devrait surtout ne jamais perdre ces grands objets de vue. Cependant dans le fait toutes les religions ont produit des effets tout contraires; elles ont fait éclore des disputes, des jalousies, des animosités, des guerres, des persécutions, des meurtres et des carnages, et celle qui passe pour la meilleure de toutes est précisément celle qui a produit les plus grands désordres; à en juger par ses effets, il semblerait que la religion chrétienne, loin d'apporter la paix sur la terre, n'est venue y apporter que le glaive et la destruction.
«Un de nos théologiens reconnaît qu'il est aussi surprenant qu'affligeant de considérer le peu de bien que le christianisme a produit, quand on le compare avec celui qu'il aurait pu faire depuis son établissement dans le monde»20. Il dit ailleurs... «à force d'abus et de perversité il est arrivé que l'évangile, bien loin de produire les bons effets que l'on pouvait en attendre, a produit des maux sans nombre... au lieu d'éclairer les hommes, de les rendre indulgens et bienfaisans, il n'a servi qu'à faire naître des querelles, des erreurs, des opinions; il a produit des haines invétérées inconnues avant lui; il a causé des tumultes et des désordres que l'autorité civile n'a pu souvent ni réprimer ni calmer».
[20] V. le livre intitulé: a reply, etc., par Ralph Heathcoate, pages 172 et 174.
Nous ferons voir par la suite les causes de ces maux. Depuis le meurtre du juste Abel jusqu'à nous, l'histoire nous montre la façon cruelle dont les hommes se sont traités réciproquement, en vue de la diversité de leurs opinions religieuses et de leurs cultes; elle nous prouve que ces choses ont en tout tems et en tous pays fait naître des persécutions humaines.
M. Chandler a observé, dans l'excellente introduction qu'il a mise à la tête de l'histoire de l'inquisition, par Limborch, que l'on a tout lieu de conclure d'un passage du livre de Judith que les anciens juifs ont été persécutés pour cause de religion. «Ce peuple, dit Achior à Holopherne, est descendu des Chaldéens, et il habitait ci-devant la Mésopotamie, parce qu'il ne voulait pas suivre les dieux de ses pères qui vivaient en Chaldée; car il quitta les voies de ses ancêtres, et adora le Dieu du ciel, le Dieu qu'il connaissait: ainsi il s'est détourné de la face de ces dieux, et il se sauva dans la Mésopotamie, où il séjourna long-tems».
Les juifs furent encore cruellement persécutés par Antiochus Épiphane, qui, quoiqu'il fût un prince très méchant, ne laissait pas, comme il arrive très souvent, d'avoir beaucoup de zèle pour sa religion: ceux d'entre les juifs qui ne voulaient pas renoncer au culte du vrai Dieu pour adorer ses idoles, furent par les ordres de ce tyran cruellement battus, tourmentés, mis en croix; il fit mourir les femmes qui contre ses ordres circoncisaient leurs enfans, il fit attacher ceux-ci au col de leurs parens crucifiés. Les supplices qu'il fit endurer à Éléazar et aux frères Machabées, parce qu'ils refusèrent de renoncer à leur religion et de sacrifier aux dieux des Grecs, sont des exemples affreux de la cruauté religieuse de ce monarque pervers.
Socrate, l'un des hommes les plus sages et les plus vertueux qui aient jamais existé, fut mis à mort par les Athéniens, ses compatriotes, à cause de sa façon de penser sur la religion. Ce que Juvenal nous dit dans sa XVe satire prouve que les Égyptiens étaient souvent en querelle, en venaient même aux coups, se massacraient les uns et les autres à l'occasion de leurs différentes divinités.
Lorsque la religion chrétienne fit son entrée dans le monde, les juifs et les payens lui déclarèrent la guerre et se réunirent pour l'étouffer. Les juifs soumis eux-mêmes à une nation étrangère, quoiqu'ils eussent la volonté de l'extirper, n'en avaient pas le pouvoir; mais les Romains persécutèrent les chrétiens pendant près de trois cents ans; ils usèrent souvent contre eux de cruautés inouies, qui ne furent surpassées que par celles que les chrétiens ont depuis exercées les uns contre les autres.
M. Chandler observe dans l'introduction que nous avons déjà citée que les chrétiens dès le berceau de l'église eurent des dissensions et des querelles, et qu'il s'en éleva même entre les chefs des Apôtres. St.-Paul nous apprend lui-même qu'il avait résisté en face à Céphas ou St.-Pierre. Le même St.-Paul reproche aux Corinthiens leur esprit de parti, vu que chez eux les uns se disaient adhérens de Paul, d'autres d'Apollon, d'autres de Céphas, et d'autres de Jésus-Christ. V. Épitre aux Corinthiens, chap. I, vers. 11, 1221. En conséquence de ces querelles beaucoup de chrétiens en vinrent bientôt à s'injurier, à se diffamer, et à se faire tout le mal dont ils furent capables: dès qu'ils eurent du pouvoir, qu'ils virent un empereur de leur religion à leur tête, dès que de riches évêchés et de grands revenus furent devenus les objets de leur ambition et de leurs contentions, avec quelle inhumanité ne se sont-ils pas traités les uns les autres! On ne voit alors que des emprisonnemens, des exils, des combats, des meurtres, des persécutions; et pour lors ils levèrent le masque et montrèrent à l'univers l'esprit qui les animait.
[21] Il est évident que ces Corinthiens regardaient Paul, Apollo et Cephas comme des chefs de secte; mais ce qui est bien plus étrange, il semblerait que quelques-uns d'entr'eux ont regardé pareillement Jésus comme un chef de secte.
SECTION VI.
En quoi consistent quelques-unes des querelles religieuses qui ont divisé les chrétiens, et combien les matières en dispute ont été inintelligibles pour les disputans.
Avant d'entrer dans l'examen de la manière dont un grand nombre de chrétiens se sont traités les uns les autres à l'occasion de leurs querelles religieuses, il est à propos de jetter un coup-d'œil sur les objets de leurs disputes et de montrer combien peu les questions disputées étaient entendues par ceux qui se croyaient intéressés dans ces démélés; en effet les choses qui n'étaient point regardées comme des points essentiels ne méritaient pas qu'on y mît tant de chaleur; quant à celles que l'on n'entendait pas, il était, sans doute, inutile et ridicule d'en disputer22.
[22] Si les hommes ne disputaient que sur les matières qu'ils entendent, il est certain que les disputes sur la religion se réduiraient à bien peu de choses; si l'on venait à détruire tous les livres qui traitent des matières ou qui renferment les disputes dont les auteurs eux-mêmes n'ont point eu d'idées claires, on détruirait un bien plus grand nombre de livres que ceux qui furent consumés dans la bibliothèque d'Alexandrie, où néanmoins l'on comptait jusqu'à 500,000 volumes.
Une des premières disputes qui s'éleva parmi les chrétiens, fut pour savoir s'il fallait pratiquer la circoncision et quelques autres cérémonies judaïques que l'on voulait incorporer dans la religion chrétienne. Il paraît que ce fut là l'occasion de la querelle qui divisa les apôtres St.-Pierre et St.-Paul, et qui subsista dans l'église encore long-tems après eux.
Dès les premiers tems du christianisme, et même du vivant de plusieurs d'entre les apôtres, il y eut des disputes très vives relativement à la personne du Christ. «Quelques-uns, dit Laurent Échard, niaient sa divinité, le croyant simplement fils de Joseph et de Marie, et le regardant comme un personnage éminent. D'autres enseignaient que comme Jésus n'était qu'un homme, le Christ était descendu sur lui sous la forme d'une colombe, et que ce fut alors que Jésus-Christ fit connaître le père, inconnu jusque-là; et qu'à la fin le Christ, qui était impassible, quitta Jésus et lui laissa souffrir la mort. Enfin il y en avait qui pensaient que son royaume subséquent serait terrestre, qu'il régnerait dans la ville de Jérusalem, où les hommes jouiraient pendant mille ans de toutes sortes de plaisirs charnels.» Voyez Échard's ecclesiastic history, vol. II, page 391.
Nous observerons en passant que cette doctrine des Millenaires, qui prouve que les Saints de ce tems n'étaient occupés que de biens temporels, ainsi que beaucoup d'autres opinions également absurdes, furent avancées et soutenues par St.-Irénée «qui, selon M. Dodwell, vivait dans un tems si proche des apôtres, qu'il pouvait avoir reçu d'eux sa doctrine, et la transmettre d'une façon sûre à la postérité»23. Cet Irénée ne fut pas le seul qui soutint ces opinions, elles furent adoptées par les premiers pères, qui nous les ont transmises comme venant des apôtres et de leurs successeurs immédiats. St.-Irénée prétendait pareillement que les saintes écritures avaient été entièrement détruites durant la captivité de Babylone, mais avaient été restaurées par Esdras, que dieu avait inspiré pour cet effet. Le docteur Middleton assure que ce sentiment fut suivi par tous les principaux pères de l'église des siècles suivans.
[23] Le docteur Middleton dans ses recherches libres (free inquiry), pag. 36, 38 et 39, a recueilli les opinions monstrueuses adoptées et soutenues par les plus anciens pères et surtout par St. Justin et St. Irénée. «Entre autres absurdités, ce dernier soutenait la doctrine des Millenaires, dans le sens le plus grossier, et cela sur l'autorité d'une tradition qu'il tenait de tous les vieillards qui avaient conversé avec St. Jean; ceux-ci avaient ouï dire à cet apôtre ce que notre Sauveur lui-même enseignait sur ce point.» Voici un passage qu'il se rappelait. «Il viendra un temps où il croîtra des vignes qui auront chacune dix mille ceps, chaque cep aura dix mille branches, chaque branche aura dix mille rameaux, et chaque rameau portera dix mille grappes composées de dix mille raisins, et chaque grappe pressée fournira vingt-cinq mesures de vin; et lorsqu'un des saints ira cueillir du raisin sur une grappe, une autre grappe criera: je suis meilleure, prenez-moi, et bénissez le Seigneur. De même un grain de froment fournira dix mille épis, etc., qui fourniront chacun dix mille grains, dont chacun produira dix mille livres de farine la plus pure, et ainsi des autres semences et fruits.» Le docteur Middleton nous apprend que St. Irénée confirme sa doctrine par le témoignage des prophètes Isaïe, Ézéchiel, Daniel, et par l'Apocalypse de St. Jean, et qu'il prétendait que toutes ces choses n'étaient point allégoriques, mais s'accompliraient à la lettre dans la Jérusalem terrestre.
Mais revenons à quelques-unes des opinions qui ont occasionné des querelles et des persécutions atroces parmi les chrétiens. Dès le tems de St.-Polycarpe qui était disciple de St.-Jean, il y eut une dispute très vive renouvelée plusieurs fois depuis, et qui absorba pendant un grand nombre d'années l'attention du monde chrétien: il s'agissait de savoir si pour la célébration de la Pâque l'on se réglerait sur les juifs qui suivaient la pleine lune, ou si l'on se réglerait sur la résurrection de Jésus-Christ, ou si on la célébrerait un dimanche. Par malheur dans le nouveau testament rien ne semble obliger les chrétiens à observer la Pâque; cependant cette question ne laissa pas d'exciter entre eux de furieuses querelles, et fit même répandre beaucoup de sang.
Il y eut encore une autre question très importante qui occasionna des disputes, des meurtres, et qui fit convoquer le troisième concile écuménique; il s'agissait de savoir si la vierge Marie devait être appellée mère de dieu24. Nestorius, patriarche de Constantinople, voulut s'y opposer, disant que Marie était une femme, et concluant de là que Dieu n'avait pu naître d'elle; car, disait-il, je ne puis appeller Dieu un enfant qui dans un certain tems n'a eu que deux ou trois mois. A quoi Nestorius aurait pu ajouter qu'il était impossible que le dieu suprême, le créateur de toutes choses, qui existe par lui-même, pût avoir ni père ni mère. Cependant ce prélat prétendait que c'était blasphémer que de dire que dieu fût né d'une femme, que Dieu eût souffert, que dieu fût mort.
[24] On a donné depuis le titre de grande-mère de Dieu à Ste.-Anne, mère de la vierge. On sait les disputes qui se sont élevées dans l'église au sujet de l'immaculée conception de la vierge. On sait aussi qu'environ vers l'an 400 il fut question de savoir si la vierge Marie ayant conçue sans le secours d'un homme, avait perdu sa virginité. Voyez Bower, hist. des Papes, vol. I. On voit à Naples une inscription en l'honneur de la vierge où elle est appelée Nata, Soror, conjux, eadem genitrixque tonantis. V. Les voyages de Keysler.
Sous le règne de l'empereur Héraclius et de Constance son petit-fils, il s'éleva une violente dispute pour savoir si Jésus-Christ avait eu deux volontés, l'une divine et l'autre humaine. A la sollicitation de Paul, évêque de Constantinople, on persécuta avec fureur pour cet important article; mais Martin, évêque de Rome, assembla un concile composé de cent cinquante évêques, qui décida que quiconque refuserait de reconnaître deux volontés, l'une divine et l'autre humaine, dans le même Jésus-Christ, devait être anathématisé. Est-il rien au monde de plus ridicule que de voir 150 graves prélats assemblés pour une pareille question25?
[25] Cette question nous fournit un exemple frappant du jargon métaphysique des théologiens. Les orthodoxes disaient: deux volontés annoncent deux personnes, par conséquent une seule volonté n'annoncerait qu'une personne; mais dans la Trinité il n'y a qu'une seule volonté, vu que le père n'a pas une volonté différente de celle du fils, ni le fils du Saint-Esprit. Ergo dans la Sainte-Trinité il n'y aurait qu'une seule personne, ce qui serait impie, absurde, blasphématoire. Les orthodoxes ajoutaient que dans la Trinité le père voulait en tant que Dieu (quatenus Deus) et non comme père; sans cela comme il est une personne distinguée de celle du fils, sa volonté serait une volonté distinguée de celle du fils; d'où ils concluaient que la volonté appartenait à la nature et non à la personnalité; et par conséquent que lorsque la nature était la même il ne pouvait y avoir qu'une volonté, quel que fût le nombre des personnes, et qu'au contraire lorsqu'il y avait plus d'une nature il devait y avoir plus d'une volonté. Voyez Bower, hist. des Papes, vol. III, page 109.
Dans le sixième concile écuménique auquel assistèrent deux cent quatre-vingt-neuf évêques, les pères du concile après avoir félicité l'empereur Constantin le fils aîné de Constans, qui venait de faire couper le nez à ses deux frères puînés, afin de les empêcher de prendre part à l'empire, après l'avoir comparé à un autre David suscité par Jésus-Christ, et avoir dit qu'il était selon le cœur de Dieu, pour n'avoir point joui du repos jusqu'à ce qu'il les eût assemblés afin de découvrir la vraie règle de la foi: après, dis-je, avoir ainsi complimenté cet indigne empereur et avoir condamné l'hérésie des Monothélites, c'est-à-dire de ceux qui n'admettaient qu'une seule volonté en Jésus-Christ, ces prélats déclarèrent qu'ils reconnaissaient deux volontés naturelles et deux opérations, qui se trouvaient indivisiblement, inconvertiblement, sans confusion et inséparables dans le même Jésus-Christ, c'est-à-dire qu'ils reconnaissaient en lui l'opération divine et l'opération humaine.
Il eût été très heureux s'il n'y avait eu que des ecclésiastiques qui se fussent mêlés dans ces absurdes querelles, mais malheureusement pour la chrétienté les empereurs s'y intéressèrent très vivement et tandis que les Sarrazins assaillaient l'empire de tous côtés et en arrachaient des provinces les unes après les autres, les empereurs au lieu d'assembler des armées pour les repousser, assemblaient des conciles et faisaient faire des canons, des décrets, des ordonnances au sujet de spéculations métaphysiques qui n'avaient aucun rapport avec la religion chrétienne.
Cette dispute mémorable en fit éclore une autre; il s'agissait de savoir si Jésus-Christ était seulement de deux natures et non pas en deux natures. Cette importante question partagea l'an 504 la ville d'Antioche en deux factions: la populace des deux partis fut enivrée de rage et de folie par ses guides spirituels; on se battit sans avoir aucuns égards ni aux liens de l'amitié ni à ceux de la parenté; cependant les orthodoxes, c'est-à-dire les plus entêtés et les plus forts l'emportèrent, et la rivière d'Oronte fut arrêtée dans son cours par le grand nombre de cadavres des Eutychiens qui furent égorgés sans pitié.
La même année il s'éleva une terrible sédition à Constantinople au sujet d'une addition faite à une hymne appellée le Trisagion. Les expressions primitives dont on se servait dans cette hymne, étaient Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, ayez pitié de nous. Cette hymne était destinée à exprimer la croyance de la Trinité. Tous les troubles furent occasionnés parce qu'on y avait ajouté ces mots qui a été crucifié pour nous. Après plusieurs combats qui se livrèrent non seulement dans les rues, mais même dans les églises, la populace orthodoxe, soutenue par une armée de moines, remporta la victoire sur les Eutychiens, qui avaient pourtant les soldats et la cour de leur côté. Alors les orthodoxes donnèrent des ordres pour massacrer, sans distinction de sexe ou de rang, tous ceux qui avaient assisté l'empereur dans la guerre qu'il avait faite à la très sainte Trinité. En conséquence dans l'espace de trois jours on égorgea dix mille Eutychiens, leurs maisons furent pillées et brûlées, ainsi qu'une grande partie de la capitale.
Dans la querelle au sujet du culte des images, c'est-à-dire lorsqu'il fut question de savoir si les chrétiens devaient être idolâtres ou non, ceux qui soutenaient l'affirmative l'emportèrent, vû que c'est ordinairement ceux qui ont tort qui se battent avec le plus de zèle et de frénésie. Cette dispute se termina donc par l'établissement de l'idolâtrie, qui subsiste encore aujourd'hui dans l'église romaine, au grand scandale de la chrétienté.
On ne finirait point si l'on voulait entrer dans le détail de toutes les contestations qui se sont élevées au sujet de la grace, des œuvres, de la justification, du libre arbitre, etc. L'on a disputé pour savoir si l'on devait recevoir la communion debout ou à genoux; si le pain sacramental devait être levé, ou non levé; si le vin devait être pur ou mêlé avec de l'eau; si le baptême devait être administré aux enfans ou aux adultes; si pour purifier l'âme il fallait plonger le corps dans l'eau ou s'il suffisait de jetter de l'eau sur la face ou sur la tête. L'on se battit pour savoir laquelle de ces deux méthodes était la plus avantageuse au salut; si le surplis et quelques autres habillemens des prêtres étaient décens, nécessaires et pieux, ou s'ils étaient indécens, impies, anti-chrétiens, abominables. En un mot ce serait fatiguer la patience du lecteur que de rapporter une infinité de contestations également intelligibles et intéressantes, qui ont néanmoins occasionné des débats très violens et des persécutions affreuses entre les chrétiens. Je me bornerai donc à parler des querelles qui se sont élevées au sujet du péché originel, sur l'élection et la réprobation, sur la nature de l'eucharistie, enfin sur la Trinité; je tâcherai cependant d'être le plus concis qu'il me sera possible.
L'on a beaucoup disputé pour savoir en quoi consistait le péché originel, s'il fallait entendre à la lettre la manducation du fruit défendu, ou s'il fallait entendre par là le commerce illicite entre les deux sexes. Quoique le genre humain eût été créé mâle et femelle et indubitablement avec ses passions naturelles, cependant on supposa qu'il lui était défendu de jouir. L'on a de plus imaginé des opinions diverses pour rendre compte de la façon dont le péché d'Adam s'est transmis à sa postérité, si ce fut par imputation ou par une sorte de contagion, de corruption, de transfusion, d'infection, etc.
Il y eut de tout tems des disputes interminables, et il y en aura toujours suivant les apparences au sujet de l'élection et de la réprobation; on a allégué un grand nombre de passages pour et contre, et chacun a, comme de raison, prétendu qu'ils étaient clairs et décisifs en sa faveur; mais comme mon dessein n'est point d'entrer dans ces sortes de discussions, je me contenterai d'exposer ici en peu de mots l'état de la question qui a la réprobation pour objet.
Dieu, qui sait et prévoit tout, a créé tous les hommes en conséquence d'un acte de sa volonté; il les a forcés d'exister, quoique suivant l'opinion de ceux qui soutiennent la réprobation, il sût ou prévît très bien, et même eût ordonné que la plus grande partie des hommes serait éternellement malheureuse. Tel est selon eux le décret d'un Dieu infiniment juste, infiniment bon, infiniment miséricordieux. Il est certain que si l'on voulait soumettre cette question au tribunal de la raison, elle ne prêterait guère à la dispute, elle deviendrait plutôt un objet d'horreur.
Le lecteur intelligent pourra probablement pousser où il voudra ses réflexions là-dessus: mais il ne peut les pousser trop loin, s'il se laisse uniquement guider par la vérité.
Dans les disputes sur l'eucharistie, il fut question de savoir si le pain et le vin, administrés à ceux qui les reçoivent dignement et avec foi, les font participer au corps et au sang de Jésus-Christ, ou si les espèces ou élémens sont consubstanciés avec ce corps et ce sang, ou enfin si, suivant la doctrine de l'église romaine qui est la plus nombreuse des sectes chrétiennes, le pain et le vin sont transubstanciés, c'est-à-dire changés dans le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ, dans le corps et le sang de Dieu, du créateur de l'univers26.
[26] Il y a eu de grandes contestations dans l'église romaine pour savoir si le pain et le vin reçus dans le sacrement d'Eucharistie se changeaient par la digestion en excrémens comme les autres alimens; on donna le nom de Stercoranistes à ceux qui soutenaient l'affirmative, mot qui vient de Stercus. Le cardinal Humbert, dans sa réponse à Nicetas Pectoratus, le traite de Stercoraniste pour avoir soutenu que l'Eucharistie rompait le jeûne.
Le dogme de la trinité, étant un des plus abstraits de la religion chrétienne, et par conséquent celui qui est le moins intelligible, a excité les plus grandes et les plus opiniâtres disputes. Il s'éleva deux antagonistes qui se querellèrent sur cette matière; l'un fut Alexandre évêque d'Alexandrie, et l'autre fut un prêtre nommé Arius. L'évêque Alexandre, en parlant de la Trinité, avança que le fils était coéternel et consubstanciel avec le père et son égal en dignité. Arius lui opposa cet argument; si le père a engendré le fils, celui qui est engendré doit avoir eu un commencement de son existence; d'où il suit qu'il y eut un temps où le fils n'existait pas. Arius en concluait que le fils tenait sa substance de choses non existantes. D'un autre côté Arius, au dire de l'évêque Alexandre, prétendait qu'il y avait eu un tems où il n'y avait pas de fils de Dieu, et que celui qui n'existant pas auparavant avait existé par la suite, devait être regardé sur le pied des hommes ordinaires, et par conséquent était d'une nature changeante et susceptible de vices ainsi que de vertus. Selon Arius la doctrine d'Alexandre était que Dieu a toujours été et que son fils a toujours été, que le père et le fils sont coéternels, que le fils coexiste avec Dieu sans être engendré, ayant été engendré de toute éternité, c'est-à-dire, engendré, sans être engendré; que Dieu n'était point avant son fils, pas même en idée ou dans aucun point du tems, étant toujours Dieu et toujours fils. V. Chandler dans son introduction, pag. 22 et 23.
Cette dispute, également intelligible de part et d'autre, également édifiante et instructive, fut l'occasion des violences, des persécutions, des massacres les plus atroces, et fit verser des flots de sang. De notre temps on a vu encore bien des combats au sujet de la Trinité, mais les combattans, quoique très acharnés les uns contre les autres, n'ayant point d'autres armes que leurs langues et leurs plumes, n'ont guère pu se faire d'autre mal que de s'injurier, de se calomnier, de s'outrager réciproquement.
Le lecteur pourra facilement imaginer combien les disputans pouvaient être éclairés sur les matières pour lesquelles ils s'entrégorgeaient les uns les autres. Cependant il est bon de faire voir combien leurs disputes étaient entendues par le peuple qui y prenait un très vif intérêt: il est pourtant à présumer que le vulgaire le plus grossier était pour l'ordinaire autant au fait des questions que ses théologiens les plus profonds.
Après que quelques évêques eurent pieusement condamné Dioscore, évêque d'Alexandrie, ils s'occupèrent du soin d'établir la foi, conformément au symbole de Nicée, aux opinions des pères, à la doctrine de Saint Athanase, de Saint Cyrille, de Saint Basile, de Saint Grégoire, de Saint Léon; en conséquence il fut décidé que «Jésus-Christ était vrai Dieu et vrai homme, consubstanciel au père quant à sa divinité, et consubstanciel à nous quant à son humanité; qu'il fallait reconnaître qu'il était composé de deux natures sans mélange qui ne pouvaient se convertir l'une dans l'autre, et pourtant indivisibles et inséparables; qu'il n'était point permis à personne d'avancer, d'écrire, de penser, d'enseigner aucune doctrine contraire; etc.» Cette décision fut suivie des acclamations du peuple, qui cria «que Dieu bénisse l'empereur, que Dieu bénisse l'impératrice! Nous croyons ce que croit le pape Léon. Nous condamnons et nous damnons ceux qui divisent ou qui confondent les deux natures. Nous croyons comme Cyrille; que le nom de Cyrille soit immortel. C'est ainsi que croient les Orthodoxes; anathême à quiconque ne croit pas de même». Voyez l'introduction de M. Chandler, pag. 47.
Il suffira de rapporter encore un exemple de cette nature que nous fournit le commencement de ce siècle. Une portion du clergé de quelques cantons de la Suisse ayant dressé les articles d'un formulaire appelé le Consensus, il s'éleva de grands débats et des troubles à son sujet. «Il est constant, dit l'auteur que je cite, que la plupart des fauteurs ainsi que des ennemis de ce formulaire ne l'avaient ni vu ni lu, et que, s'ils en eussent pris lecture, ils ne l'auraient point entendu; cependant on en fut si allarmé dans le pays de Vaud que l'effroi n'eût pas été plus grand si l'ennemi eût été sur la frontière. Le peuple croyait que ce Consensus était un homme de la Suisse Allemande qui venait pour déposer les prédicans du pays de Vaud, et pour introduire une nouvelle doctrine. Durant ce trouble on envoya quelques députés de Berne à Lausanne pour rétablir la paix, et ceux-ci ayant pris pour secrétaire un homme fort grand et fort maigre, on prit celui-ci pour le Consensus, et il fut souvent en danger d'être assommé par la populace des villages qui ne faisaient que le huer en disant, voilà le Consensus; c'est ce grand vilain-là qui est le Consensus. Les femmes pleuraient dans les rues, comme si elles eussent perdu tous leurs biens et leur liberté. Dans la ville de Lausanne, la consternation fut aussi grande que si tous les habitans eussent été condamnés à la mort.» Voy. l'état et les délices de la Suisse, tome IV, pag. 355 et suivantes.
Quelque pitoyables ou ridicules que ces disputes doivent paraître à tout lecteur sensé; quelque inintelligibles qu'elles paraissent à d'autres, elles n'ont pas laissé ainsi que bien d'autres querelles tout aussi obscures, de servir de prétextes à des cruautés atroces depuis la fondation du christianisme. Pour peu que l'on soit au fait de l'histoire ecclésiastique, l'on saura que les chefs de la dispute dans ces controverses insensées, et que les principaux acteurs des sanglantes tragédies qui se passèrent dans l'église primitive au sujet des opinions religieuses et de la diversité des formes du culte, ont communément mérité le titre de Saints et de Pères de l'église. Si nous examinons impartialement et sans préjugé la conduite de la plupart de ces grands saints et bien d'autres qui ont passé pour des lumières de l'église, tandis qu'on aurait dû les regarder comme les brandons de la discorde; nous serons forcés de reconnaître qu'ils étaient des hommes très pervers et très méchans à tous égards, et sur-tout des persécuteurs très virulens; leur prétendu zèle pour la religion, loin d'amortir en eux l'orgueil, l'avarice, l'ambition, l'envie, la noirceur et la cruauté, ne faisait qu'enflammer ces passions en eux et les faire éclater sans pudeur et sans retenue. Il y a tout lieu de croire que ces grands hommes, ainsi que la plupart de leurs successeurs, ont plutôt regardé la religion comme un moyen de satisfaire leur vanité et leur cupidité que de se procurer la sainteté.
On nous dira peut-être que beaucoup de ces querelleurs ou de ces saints ont souffert le martyre. Nous en conviendrons; mais il paraît évident qu'ils manquaient de charité et de beaucoup d'autres vertus chrétiennes; dans ce cas à quoi pouvait-il leur servir de laisser brûler leur corps? Le martyre seul ne prouve point qu'ils aient été des gens de bien; il y a tout lieu de croire que l'orgueil et le désir de passer pour des saints ou d'acquérir une haute réputation furent les motifs de leur conduite; ou bien peut-être espéraient-ils que leurs souffrances les aideraient à expier les crimes dont ils se sentaient coupables et leur vaudraient des récompenses. Il peut encore se faire que la chaleur de leur tempéramment eût beaucoup de part à leur conduite; en effet beaucoup d'hommes très méchans sont devenus martyrs, même pour des bagatelles ou dans de mauvaises causes. L'athéisme lui-même eut ses martyrs, et l'on rapporte de Philoxène que les menaces des tourmens les plus rigoureux ne purent jamais l'engager à louer les mauvais vers d'un tyran. M. de la Loubere nous apprend que lorsque le prince Tartare qui régnait à la Chine en 1687, voulut forcer les Chinois à se raser la tête à la façon des Tartares, un grand nombre de ces Chinois aima mieux mourir que de se conformer à cet ordre. Les Bonzes de ce même pays s'enferment dans des chaises à porteurs remplies de cloux dont la pointe est tournée en dedans, et s'infligent beaucoup de tourmens semblables, uniquement pour exciter l'admiration et la charité du vulgaire.
Des philosophes indiens se sont brûlés eux-mêmes pour acquérir de la réputation; les femmes de l'Indostan vont avec la plus grande gaîté se brûler vives sur les corps de leurs maris décédés, le tout parce que c'est une coutume établie dans ces contrées.
Joignez à cela que nous ne devons pas supposer que tous les saints qui furent mis à mort sous les empereurs romains aient été à proprement parler des martyrs du christianisme; on sait très bien que plusieurs d'entre eux ont été punis pour des attentats contre le gouvernement, et que beaucoup d'autres le furent parce qu'ils avaient excité la populace à démolir les temples des païens ou à commettre d'autres désordres très contraires au repos de la société.
SECTION VII.
De plusieurs saints très orthodoxes et pères de l'église qui ont été de violens persécuteurs.
Après avoir rapporté quelques-uns des articles sur lesquels les chrétiens ont eu de violentes disputes; après avoir montré combien ces articles ont été entendus par les disputeurs et par ceux qui se sont crus intéressés dans ces querelles; après avoir fait voir quelle espèce d'hommes étaient les chefs les plus zélés et les plus dévots qui les excitaient, nous allons continuer à mettre sous les yeux du lecteur quelques exemples des persécutions atroces et des cruautés révoltantes, qu'un grand nombre de ceux qui s'appellent des chrétiens ont exercé les uns contre les autres à l'occasion de leurs opinions diverses.
Si l'on voulait entrer dans le détail de ces infamies, on serait obligé de transcrire des volumes immenses de martyrologes, l'histoire ecclésiastique tout entière, les légendes, les vies des pères et des saints, ouvrages remplis d'exemples de cruauté religieuse: on y trouverait des traits qui feraient frémir les lecteurs en qui le fanatisme n'a point totalement éteint les sentimens d'humanité.
On se bornera donc ici à rapporter en peu de mots quelques-uns de ces actes de férocité. En effet, si l'on pouvait admettre l'hyperbole de Saint Jean, l'on pourrait dire que le monde serait trop petit pour contenir les livres où l'on raconterait fidèlement tous les détails des cruautés exercées par ceux qui ont l'impudence de se dire les disciples de Jésus-Christ.
On a déjà fait observer que les querelles et les disputes ont commencé dès les premiers instans du christianisme, et que les apôtres eux-mêmes ne furent point d'accord entr'eux; par la suite les chrétiens, à mesure qu'ils eurent plus de pouvoir et de liberté, firent éclater plus hardiment leur cupidité, leur orgueil, leur ambition, leur férocité, et se permirent des violences qui font rougir la raison.
Jusqu'au tems de Constantin, qui fut le premier empereur chrétien, les chrétiens étant sous le gouvernement des payens furent obligés de s'en tenir à se maudire, s'injurier, se déchirer et même avec raison les uns les autres; mais à peine eurent-ils obtenu la permission de se persécuter d'une façon plus efficace, qu'ils profitèrent de cette fatale liberté pour s'excommunier, se bannir, s'emprisonner, se tourmenter et se mettre réciproquement à mort. Indépendamment des essaims d'hérétiques qui s'élevèrent, qui soutinrent les opinions les plus absurdes, les plus monstrueuses, qui se rendirent coupables des crimes les plus contraires aux mœurs, l'église fut encore divisée en deux partis principaux, distingués par les noms d'Orthodoxes et d'Ariens; ceux-ci furent déclarés hérétiques par les premiers27.
[27] L'on a observé au sujet des hérétiques et des sectaires en général que moins ils différaient entr'eux dans leurs opinions, plus ils avaient d'antipathie les uns pour les autres. C'est apparemment la même raison qui fait que quelques hommes ont une aversion plus marquée pour les singes que pour tous les autres animaux.
Selon que ces deux cabales jouirent alternativement du pouvoir ou eurent les empereurs de leur côté, elles persécutèrent leurs adversaires avec toute la fureur et la rage que le fanatisme peut exciter. Il est sur-tout bon de remarquer que les Orthodoxes furent bien éloignés de donner des exemples de douceur à leurs adversaires; quoiqu'ils se plaignissent très amèrement de la cruauté des Ariens quand ceux-ci prenaient le dessus, et quoique Saint Athanase assurât que la persécution était une invention diabolique, cependant les Orthodoxes ne mettaient aucunes bornes à leurs furies quand ils devenaient les plus forts, et même ce furent eux qui les premiers décernèrent la peine de mort contre ceux qui différaient de leurs opinions religieuses; enfin les hommes les plus distingués des deux partis, furent communément les persécuteurs les plus cruels.
Saint Athanase, qui occupait un rang très distingué dans l'église et qui se fit remarquer par son zèle ardent pour la foi Orthodoxe, ne se distingua pas moins par son esprit turbulent, persécuteur, et par ses actions cruelles. Ce prélat remuant fut déposé plusieurs fois pour ses crimes énormes et ses pratiques séditieuses; son rétablissement fut communément accompagné de tumultes et de massacres, excités par lui-même ou par ses adhérens.
Plusieurs évêques et prêtres, qui s'étaient déclarés pour le parti orthodoxe, accusaient ce grand saint auprès de l'empereur, d'être par sa conduite emportée, l'auteur de tous les troubles de l'église; on lui imputait d'avoir fait fustiger, mettre dans les fers et même assassiner quelques-uns de ses adversaires. Ce saint homme se rendit aussi coupable de calomnie: il fut accusé d'avoir suborné de faux témoins pour détruire ses ennemis, et entr'autres Eusèbe de Nicomédie; en effet il engagea une femme à dire que ce prélat lui avait fait un enfant, fausseté qui fut découverte au concile de Tyr. Ce grand docteur fut encore banni pour avoir vendu le blé que l'empereur Constantin avait donné pour la subsistance des pauvres d'Alexandrie, dont il était évêque. La conduite de cet homme nous prouve qu'il est très possible de montrer beaucoup de zèle, même pour la religion orthodoxe, de disputer avec beaucoup de subtilité sur les points les plus abstraits de la théologie, de se rendre fameux par un symbole, et d'être en même tems un scélérat décidé.
Si Dieu défendit à David de bâtir le temple des juifs, parce qu'il avait versé le sang, à combien plus forte raison un persécuteur aussi sanguinaire que Saint Athanase, était-il peu propre à édifier l'église chrétienne?
Cependant ce Saint abominable ne fut pas à beaucoup près le seul qui exerçât des persécutions sanguinaires. St. Chrysostôme, ainsi nommé à cause de son éloquence extraordinaire, se fit remarquer par son humeur turbulente. St. Cyrille, Dioscore et bien d'autres le secondèrent avec chaleur dans ses excès et dans ses entreprises détestables. Le premier (St. Jean Chrysostôme) fit éprouver de très-grandes violences aux évêques ses confrères; il les déposait d'une façon purement arbitraire, il en substituait d'autres en leur place contre le vœu des peuples; il alla jusqu'à insulter l'impératrice Eudoxie. Il excita un soulèvement contre les Goths dans la ville de Constantinople; l'on fut sur le point de faire mettre le feu au palais impérial et d'assassiner l'empereur; ce tumulte se termina par le massacre de tous les soldats Goths, dont on brûla l'église avec un grand nombre de ceux qui s'y étaient rassemblés pour y chercher un asile; on les y enferma pour les empêcher d'échapper.
Le second de ces saints, c'est-à-dire, St. Cyrille, évêque d'Alexandrie, ne fut ni moins cruel ni moins tyran que le premier: il employa tout son pouvoir pour écraser tous ceux qu'il nommait hérétiques, s'arrogeant une autorité illégitime, et osant même insulter le gouverneur de la ville, placé par l'empereur. Il commit par lui-même et fit commettre par d'autres les violences les plus abominables; ses adhérens et son clergé assassinèrent, de la façon la plus barbare, une femme vertueuse remplie de science et de beauté, appellée Hypatia; ces forcenés l'ayant rencontrée au sortir d'une visite, la saisirent, l'arrachèrent de sa voiture, la traînèrent dans une église, la dépouillèrent toute nue, l'écorchèrent toute vive, la déchirèrent ensuite en pièces, et finirent par réduire son corps en cendres.
Dioscore, successeur de Cyrille, s'empara d'une grande somme d'argent donnée par une femme de qualité aux hôpitaux et aux pauvres d'Égypte, et fit transporter dans ses propres greniers le bled que l'empereur accordait annuellement, pour la subsistance des pauvres chrétiens de Lybie, où il ne venait point de grains, il le garda tandis que ces malheureux mouraient de faim; il attendit une grande disette pour le vendre à un prix exorbitant, sans en donner un grain aux pauvres. Il se conduisit en vrai tyran à l'égard du peuple d'Alexandrie; sans aucun scrupule il se saisissait des biens, il faisait brûler les maisons, il faisait abatre les arbres et détruire les jardins; il tenait à sa solde une troupe de spadassins dont il se servait pour faire assassiner, tantôt publiquement et tantôt en secret, ceux qui avaient le malheur de lui déplaire.
Les Ariens ne le cédèrent point en injustice et en cruauté aux vrais croyans; leurs évêques furent aussi turbulens, aussi cruels, aussi inhumains que les premiers. Un exemple suffira pour en convaincre; l'auteur de la vie de l'empereur Julien, nous dit que George, évêque d'Alexandrie, avait été tiré de la lie du peuple; il fit d'abord le métier de parasyte, ensuite il fut placé dans les fermes de l'empereur, où il s'appropria les sommes qui passèrent par ses mains; à la fin, après beaucoup d'aventures, le parti des Ariens le jugea digne de remplir le second siége de l'église; il ne possédait ni les vertus d'un évêque, ni aucune bonne qualité; il était entreprenant, audacieux, sans pudeur et sans pitié. Quand il fut en place, son faste, sa cruauté et sa rapacité l'auraient fait prendre pour un payen, s'il n'eût pillé les temples, car c'était dans cette dévotion lucrative que tout son christianisme consistait. Les Orthodoxes le détestaient comme un ennemi sanguinaire, et tout le monde comme un voleur, un oppresseur, un scélérat; les gens en place étaient forcés de se rendre les ministres de ses tyrannies de peur d'en devenir les victimes. Ce portrait est confirmé par Ammien-Marcellin, et par les historiens ecclésiastiques Sozomène, Socrate, Théodoret; ce dernier dit, en parlant de George, que c'était un vrai loup, et qu'il dévorait ses brebis avec plus de cruauté qu'un loup, un ours, ou un léopard n'aurait pu faire.
Plusieurs autres Ariens ont imité la conduite de ce prélat. Lorsqu'on déposait des évêques Orthodoxes pour les remplacer par des Ariens, ces changemens étaient pour l'ordinaire accompagnés d'une infinité de massacres. L'empereur Julien n'avait-il donc pas raison de dire, qu'il n'y avait pas de bêtes féroces plus acharnées contre les hommes, que les chrétiens l'étaient les uns contre les autres? Il paraît que l'empereur Jovien était au fait du caractère d'un grand nombre d'entre eux, et du principal objet de leur dévotion, lorsqu'il disait qu'ils n'adoraient point Dieu, mais la pourpre. Ammien-Marcellin, auteur payen, en rapportant les combats sanglans qui se livraient à Rome, quand il s'agissait de l'élection d'un évêque, s'appercevait bien du but que se proposaient les candidats, lorsqu'il dit, livre XXII, chap. V, «qu'il n'était pas surprenant que des hommes qui ne cherchaient que des grandeurs humaines, combatissent avec autant de chaleur et d'animosité, pour obtenir cette dignité, vû que quand ils l'avaient obtenu, ils étaient sûrs de s'enrichir par les offrandes des dames, de pouvoir se montrer avec éclat, de se faire admirer par la magnificence de leurs équipages, de leurs festins somptueux, et par un luxe et une profusion qui surpassaient ceux des princes souverains».
Grotius n'a-t-il donc pas raison de dire que celui qui lit l'histoire ecclésiastique, n'y trouve rien que les vices et les crimes des évêques? En effet comme cette histoire ne présente que les détails des disputes insensées sur des points ridicules, inintelligibles et absurdes entre les chefs de l'église, et des persécutions atroces qu'ils faisaient réciproquement éprouver, on pourrait dire que la satyre la plus sanglante qui ait jamais été faite contre l'église, c'est l'histoire de l'église.
SECTION VIII.
De la puissance du clergé, et de la tyrannie de l'évêque de Rome.
Ce ne fut que lorsque l'empire romain, qui renfermait la plus grande partie du monde, fut presqu'entièrement converti à la religion chrétienne, que l'église qui avait été longtems militante parvint aux honneurs du triomphe; cependant le clergé, et en particulier l'évêque de Rome, n'arrivèrent point encore à ce degré de puissance dont ils ont joui par la suite.
En effet, quoique peu de tems après l'établissement du christianisme dans l'empire, plusieurs empereurs accordassent au clergé un pouvoir très considérable, néanmoins celui-ci fut souvent contenu par la puissance souveraine, qui l'empêcha de faire tout le mal dont il était capable, et de donner un libre cours à son humeur cruelle et intolérante. Cependant peu après l'évêque de Rome parvint à se faire reconnaître évêque universel ou œcuménique; pour lors il se mit non-seulement au-dessus des princes, des rois, des empereurs, mais au-dessus de Dieu lui-même28. Non-seulement il fit la loi aux souverains, mais même il les déposa suivant son caprice, il s'en servit comme de marche-pieds29; il leur imposa des châtimens ignominieux, il les fit périr30, lorsqu'ils refusèrent de plier sous ses volontés tyranniques. Bien plus, autant qu'il dépendit de lui, il se mit au-dessus de Dieu lui-même; il détrôna le tout-puissant en s'arrogeant un pouvoir sur les consciences des hommes, sur lesquelles il n'y a que Dieu seul qui ait des droits.
[28] Hostiensis assure que la dignité sacerdotale est 7644 fois au dessus de la dignité royale, vu que c'est la proportion de grandeur qui se trouve entre le soleil et la lune.
[29] En 1169, le pape Alexandre III mit le pied sur la gorge de Frédéric Barberousse, en citant en même tems ces paroles du pseaume, super aspidem et basilicum ambulabis, etc.
[30] Le pape Grégoire VII obligea l'empereur Henri IV, durant un froid très rigoureux, de rester pendant trois jours exposé aux frimats et aux injures de l'air dans la cour du château du Modénois, revêtu d'un sac et pieds nuds, sans boire ni manger; et en cette posture il fut forcé d'implorer sa miséricorde; ce ne fut qu'à ces conditions que le pape consentit à l'admettre dans le sein de l'église. Clément IV conseilla la mort du jeune Conradin. Clément V fit empoisonner l'empereur Henri VI dans une hostie. En 1249, Innocent VI avait suborné un assassin pour tuer Frédéric. Durant ces débats il n'y eut pas moins de 78 batailles livrées entre les partisans des papes et les empereurs, leurs légitimes souverains.
Ce despotisme insolemment usurpé par le pape ne servit qu'à répandre des terreurs, des calamités, des cruautés religieuses, d'abord dans toute la chrétienté, et ensuite jusqu'aux extrémités de la terre; les Indiens sauvages furent eux-mêmes forcés de boire dans la coupe de la persécution qui leur fut présentée par les chrétiens dévots.
Aussi tôt que quelques-uns des sujets d'un prince chrétien refusaient d'admettre les dogmes absurdes et anti-chrétiens, ou d'adopter les pratiques ridicules et idolâtres, imposées par ce pontife despotique ou par ses ministres insolens, le prince recevait l'ordre de les forcer à la soumission; quand les peuples demeuraient opiniâtres, c'est-à-dire, quand ils persistaient à croire et à agir suivant leurs consciences, ces princes étaient obligés, sous peine d'être excommuniés et privés de leurs états, de se rendre les vils instrumens d'un prêtre, de devenir les infâmes persécuteurs de leurs propres sujets, de venger l'église par des bannissemens, des supplices, des assassinats, des croisades, etc. Ainsi les princes furent réduits à la fâcheuse alternative d'affaiblir leurs états, en bannissant ou détruisant un grand nombre des plus utiles et peut-être des meilleurs de leurs sujets, et même d'agir souvent contre leur propre conscience, ou bien ils coururent le risque d'être châtiés eux-mêmes par un pontife cruel, d'être privés de leurs couronnes, d'être assassinés par quelque sujet dévot et fanatique, d'être détrônés par quelque prince étranger, animé par le pape à sa destruction.
Lorsque des nations ou leurs chefs refusèrent de reconnaître la suprémacie ou la souveraineté de ce serviteur des serviteurs de Dieu, c'est-à-dire, de ce roi des rois; lorsque des princes et des peuples furent assez impies pour refuser de se soumettre aux ordres de ce pontife arrogant, ou de regarder ses décrets comme des oracles divins, ils furent déclarés hérétiques, ils furent livrés à Satan, et leurs états furent adjugés à quelque prince plus soumis au pape, à qui celui-ci permit de s'en emparer par la force des armes.
C'est ainsi que le pape Sixte V en usa à l'égard de la reine Elisabeth et de notre nation; il les déclara hérétiques, il les condamna aux flammes éternelles, il excita et soudoya Philippe II, roi d'Espagne, pour qu'il entreprît la conquête de ce royaume, et si le succès eût répondu aux désirs du très saint père, il eût joui de la souveraineté de notre île en récompense de ses peines.
Parmi les exemples sans nombre que l'on pourrait rapporter de la conduite tyrannique et cruelle des papes à l'égard des souverains qui résistaient à leurs ordres quand ces pontifes voulaient qu'ils tourmentassent et égorgeassent leurs propres sujets, nous choisirons l'exemple de Raymond, comte de Toulouse, et de son fils. Ce prince ayant été pressé par le pape Innocent III de bannir les Albigeois de ses états, où ils étaient en très grand nombre, sur le refus que fit le comte de se priver d'une si grande quantité de sujets, ou même de les tourmenter, le pape le fit excommunier et fit absoudre tous ses sujets du serment de fidélité; de plus il autorisa tout prince catholique de lui faire la guerre, de lui courir sus, et de s'emparer de ses terres. Pour rendre ces dispositions plus efficaces, on leva une armée de croisés, c'est-à-dire, d'une espèce de janissaires de l'église, pour marcher contre Raymond. St Dominique se mit à la tête de ces dévots brigands. Le comte, effrayé de la sentence pontificale et de l'arrivée des croisés, promit de se soumettre et tenta de se réconcilier avec l'église; mais le pape ne voulut y consentir qu'a condition que le comte serait mené à la porte de la cathédrale d'Agde, que là il jurerait d'obéir aux ordres de la sainte église romaine; après quoi le légat du pape lui ayant passé une étole au col le traîna dans l'église, et après l'avoir rudement fustigé lui donna l'absolution; cependant le comte avait été si maltraité et son corps était devenu si enflé, qu'il ne put point sortir par la même porte par où il était entré; il fut obligé de prendre une autre route pour aller subir le même traitement à Castres.
Nonobstant cette réconciliation du comte de Toulouse, l'armée des croisés attaqua par-tout les hérétiques, s'empara de leurs villes, les remplit de carnage et d'horreurs, et brûla le plus grand nombre des prisonniers. En 1209, Béziers s'étant rendu, tous les habitants furent passés au fil de l'épée, et la ville fut réduite en cendres; à la prise de cette place, les croisés sachant qu'il y avait un grand nombre de catholiques parmi les hérétiques, furent incertains de ce qu'ils devaient faire. Mais Arnaud, un saint abbé de l'ordre de Cîteaux, leur dit de tuer tout le monde, vu que Dieu saurait bien démêler les siens. Sur l'ordre de ce moine, les soldats égorgèrent tout le monde sans distinction.
Plusieurs villes du même pays subirent le même sort; il y eut des milliers d'hommes qui furent pendus, brûlés, enterrés tout vivans. Dans une ville des environs de Toulouse on en pendit cinquante, et quatre cents furent consumés par le feu. On jetta dans un puits, que l'on remplit ensuite de pierres, une dame d'une illustre maison, sœur du gouverneur de Lavaur. A Castres de Termes, l'on jetta Raymond de Termes en prison, et l'on brûla dans un grand feu sa femme, sa sœur et sa fille, ainsi que plusieurs autres dames à qui l'on ne put faire embrasser la religion catholique.
Après la mort du comte de Toulouse, son fils eut le courage de résister à la tyrannie du pape, il se remit en possession des états de son père, et les défendit avec beaucoup de valeur; mais le pontife romain ayant fait prendre les armes au roi de France, celui-ci contraignit le comte de se soumettre et de subir une punition aussi rigoureuse que son père. Sur quoi St. Bernard s'écria «que c'était un saint spectacle de voir un aussi grand personnage, qui avait pu si long-tems résister à tant de nations puissantes, conduit dépouillé de ses vêtemens, et pieds nuds à l'autel!»
Quoique ces princes osassent résister au pape et désobéir à ses ordres, ce pontife insolent trouvait dans presque tous les autres souverains catholiques des esclaves et des bourreaux, prêts à servir ses caprices et son odieuse tyrannie. Les rois de France et d'Espagne, n'ont point rougi de se prêter un grand nombre de fois à ses fureurs et se sont distingués par le zèle imbécile avec lequel ils ont, par complaisance pour un prêtre hautain, et pour un clergé ambitieux, banni, persécuté, massacré une multitude de sujets utiles et vertueux.
Notre reine Marie, princesse en qui la superstition avait totalement étouffé les sentimens de compassion et d'humanité si naturels à son sexe, fit égorger avec la dernière barbarie une foule de ses sujets. Ceux qui voudront s'instruire en détail des cruautés exercées sous le règne de cette princesse sanguinaire, les trouveront dans Fox et dans d'autres écrivains, où ils liront des choses qui leur feront horreur. Cette reine nous prouve les effets terribles que la dévotion peut produire, lorsqu'elle se trouve combinée avec un tempéramment cruel.
Les rois de France ne l'ont cédé à personne dans l'obéissance qu'ils ont eue pour les ordres du très saint père. On sait les guerres civiles que l'intolérance des catholiques romains fit éclore dans ce royaume; on se rappelle en frémissant l'horrible massacre que Charles IX fit faire dans sa capitale, de près de cent mille de ses sujets, dont il avait attiré plusieurs à sa cour sous prétexte de se reconcilier avec eux. Ce roi superstitieux n'eut-il pas l'infamie de tremper ses propres mains dans le sang des hérétiques, sur lesquels il tirait des fenêtres de son palais? Le pontife des Romains, renonçant à toute pudeur, ne rendit-il pas des actions de grâces solennelles au Dieu des miséricordes, pour le massacre odieux commis par les ordres du fils aîné de l'église, qui venait d'immoler tant de victimes à la férocité sacerdotale?
Cependant les rois ne trouvent grâce aux yeux de ce pontife hautain, que quand ils se rendent ses esclaves et ses bourreaux. Nous voyons presque dans le même tems Henri III assassiné par un moine; cet assassinat préconisé comme une action louable, l'assassin regardé comme un martyr par le pape. L'histoire de France nous montre pendant environ un demi-siècle ce royaume inondé du sang des protestans, sur lesquels des princes aveugles exerçaient les vengeances du très saint père, et la cruauté religieuse dans toute son atrocité. Jusqu'au règne d'Henri IV, il périt dans les guerres de religion plusieurs millions d'hommes, et enfin ce monarque, justement chéri des Français, succomba lui-même sous les coups d'un fanatique, armé par des jésuites qui prêchèrent de tout tems la cruauté, la persécution et le massacre des rois.
Dans des tems postérieurs Louis XIV se montra le digne fils de l'église: après avoir désolé toute l'Europe par ses conquêtes, ruiné son royaume par ses folles entreprises et ses profusions, bravé le ciel et scandalisé la terre par ses débauches et ses adultères, il crut tout expier en persécutant, en bannissant, en faisant tourmenter des milliers de protestans. On prétend que sa férocité religieuse força huit cent mille âmes de s'expatrier pour échapper aux prisons, aux galères, aux massacres que ce monarque très chrétien destinait aux plus consciencieux de ses sujets. Tels ont été en France les effets de la cruauté envenimée par la religion 31.
[31] Je tiens de personnes très digne de foi que sous le ministère pacifique du cardinal de Fleuri, qui passait pour un homme très doux, la cour de France a fait expédier plus de quatre-vingt mille lettres de cachet, pour emprisonner et tourmenter la secte des Jansénistes.
Il paraît cependant que les rois catholiques d'Espagne l'ont emporté sur tous les autres par l'obéissance servile qu'ils ont eue pour le pape et par la cruauté dans laquelle ils ont surpassé tous les autres princes chrétiens. En effet les Espagnols ont depuis long-tems mérité d'être regardés comme la nation la plus dévote et la plus religieuse de l'Europe, suivant le sens qu'on attache vulgairement a ces mots dans la chrétienté: pour parler plus exactement, cette nation, autrefois généreuse et libre, est devenue la plus abjecte, la plus stupide, la plus ignorante, la plus superstitieuse, et conséquemment la plus cruelle. Les rois d'Espagne ayant depuis long-tems formé le projet d'extirper l'hérésie, c'est-à-dire, les opinions peu conformes à celles de l'église romaine, s'y prirent d'une façon très courte pour y parvenir; ils proposèrent à leurs sujets la religion catholique ou la mort. Cette méthode leur a si bien réussi que les provinces-unies des Pays-Bas se séparèrent entièrement de la monarchie espagnole; toute la puissance de Philippe II fut forcée d'échouer contre les habitans de quelques marais; ce profond politique épuisa ses trésors immenses sans aucun fruit, sinon de maintenir la religion romaine bien pure, c'est-à-dire, bien ignorante et bien absurde, dans ses états dépeuplés, appauvris, dévorés par des prêtres et des moines, dont le crédit est assez grand pour commettre impunément tous les crimes, et même pour soulever les peuples à volonté contre l'autorité souveraine, si elle manquait d'obéissance pour le clergé.
Philippe II trouva dans le duc d'Albe un fidèle ministre de ses fureurs. Ce bourreau sanguinaire fit mourir des milliers d'hommes dans les supplices, sans compter ceux qui périrent dans les combats. Sa réputation était si bien établie, que dès qu'on sut qu'il devait venir gouverner les Pays-Bas, plus de cent mille familles les abandonnèrent pour se soustraire à la cruauté de ce dévot ministre des vengeances du St.-Père. Dans la vue de réprimer des excès commis par les protestans que la violence avait irrités, l'on érigea un tribunal que cet odieux gouverneur nomma le Conseil des troubles. Un Espagnol, nommé Jean de Vargas, en fut déclaré président; celui-ci, secondant merveilleusement les vues du duc d'Albe, donna son opinion dans un latin digne d'un superstitieux ignorant. Hæretici fraxerunt templa, boni nihil fecerunt contra, ergo debent omnes patibulari: les hérétiques ont démoli les églises, les bons ne s'y sont point opposés, il faut les pendre tous.
Dans une autre occasion, un homme ayant été accusé, fut condamné à la mort sans avoir été ni entendu ni examiné. Peu de tems après on découvrit l'innocence de ce malheureux, et les juges montrant du chagrin de ce qui était arrivé, Vargas leur dit qu'ils n'en devaient point être fâchés, parce que l'innocence de cet homme tournerait au profit de son âme32. Un autre membre du même tribunal, nommé Hessels, avait coutume de s'endormir pendant qu'on jugeait les accusés, et lorsqu'il se réveillait, il criait, en se frottant les yeux, au gibet, au gibet!
[32] V. Histoire des Provinces-Unies par Le Clerc, tom. I, pag. 14. En l'an 1562, J. Téroude, avocat protestant, fut décapité à Toulouse, en France, par arrêt du parlement, quoiqu'on ne le trouvât point coupable; et voici ce qu'on lui dit: M. Téroude, la cour ne vous trouve aucunement coupable, cependant bien informé de l'intérieur de votre conscience, et sachant très bien que vous auriez été très charmé que ceux de votre malheureuse et réprouvée religion eussent remporté la victoire, elle vous condamne à avoir la tête tranchée et tous vos biens sans exception confisqués. V. l'Histoire ecclésiastique des églises reformées du royaume de France. Tome III, liv. 10, pag. 33 et 34.
Il paraît que le parlement de Toulouse actuel n'a point dégénéré de l'injustice, du fanatisme et de la férocité de ses prédécesseurs. Ce tribunal, vraiment digne de la ville où l'inquisition fut établie pour la première fois, condamna, comme toute l'Europe le sait, sans aucune preuve juridique, le malheureux Jean Calas, protestant, à être rompu vif, pour avoir été vaguement accusé d'avoir étranglé son fils. Le conseil d'état de France a depuis cassé cet infâme arrêt et réhabilité la mémoire de Calas. Mais ses juges exécrables et voués à l'indignation publique ont eu l'effronterie d'empêcher que l'arrêt du conseil ne sortît son execution. C'est aux soins, aux bienfaits et aux sollicitations de l'illustre Voltaire que la famille de Calas a été redevable de la justice qui lui a été rendue.
Note de l'éditeur.
Telles étaient les procédures judiciaires des substituts du duc d'Albe; quant à lui, il agissait d'une façon plus sommaire, plus arbitraire et plus cruelle. Il envoyait sans forme de procès les accusés au supplice, et suivant son caprice il les faisait ou pendre ou décapiter ou brûler; il en faisait attacher quelques-uns à la queue d'un cheval, les mains liées derrière le dos, pour les faire conduire au lieu de l'exécution; d'autres furent écartelés. En un mot, ce scélérat se vantait d'avoir fait périr dix-huit mille hommes par la main du bourreau. Parmi ceux-ci se trouvent les noms célèbres des comtes d'Egmont et de Hoorn, du baron de Batembourg et de beaucoup de personnes d'une très illustre naissance. Le crime unique des deux premiers était d'avoir paru pencher en faveur de la tolérance quoiqu'ils fussent catholiques eux-mêmes. Ce monstre n'épargnait pas même les femmes: il fit périr sur l'échafaud une dame de qualité, âgée de 84 ans. V. Le Clerc, hist. des Provinces-Unies, pag. 15, 17, 38, etc.
C'est ainsi que le St.-Père fut obéi et servi par les plus zélés et les plus dévots de ses enfans ou de ses bourreaux; telles sont les cruautés pieusement exercées par les chrétiens les uns contre les autres. Cependant les lois les plus sanguinaires, les persécutions les plus atroces pour des opinions, les guerres civiles les plus cruelles, n'ont pu contenter la rage insatiable de quelques zélateurs, qui ne semblent respirer qu'au milieu des flots de sang. Les prêtres furent toujours les conseillers et les instigateurs des scènes les plus horribles que le christianisme a fait jouer sur la terre. Ces hommes divins nous apprennent eux-mêmes que, dans le fameux Massacre d'Irlande, il y eut cent cinquante-quatre mille protestans d'égorgés par les catholiques; on n'épargna ni les femmes, ni les vieillards, ni les enfans; et leur mort fut souvent accompagnée de circonstances si cruelles, que la plume tombe des mains quand on veut les rapporter. V. Rushworth's collection, vol. V. pag. 355.
Quoique le massacre de la St.-Barthélemy, appellé communément le massacre de Paris, n'ait pas coûté, peut-être, la vie à autant de monde que celui d'Irlande, il fut pourtant accompagné de circonstances qui doivent le rendre plus odieux que tous les autres33. Ce massacre ne fut pas dû à un soulèvement subit de la populace, il fut prémédité de sang froid; concerté dans le conseil d'un roi, assisté de sa mère, du duc d'Anjou, qui depuis régna sous le nom d'Henri III, du cardinal de Lorraine, du duc de Guise et du comte de Retz. Charles IX n'avait alors que 22 ans, et son frère, le duc d'Anjou, était plus jeune que lui; cependant l'on voit qu'à cet âge leur âme était déjà mûre à la cruauté religieuse: l'on employa les plus indignes artifices et les plus infâmes trahisons pour attirer à Paris le roi et la reine de Navarre, le prince de Condé, l'amiral de Coligny et les chefs des protestans. En conséquence, on proposa un mariage entre la sœur du roi et le prince de Navarre; on parla d'une prétendue expédition dans les pays espagnols, dans laquelle l'amiral devait commander en chef et avoir sous lui tous les officiers protestans. Cette expédition n'eut pas lieu, mais le mariage fut accompli, et l'on profita de cette solennité pour inonder Paris de sang; celui de la plus haute noblesse coula dans toutes les rues. Péréfixe, dans la vie de Henri-le-Grand, tout évêque qu'il était, parle de cette journée qu'il appelle action exécrable! qui n'avait jamais eu et qui n'aura, s'il plaît à Dieu, jamais de pareille. Mais quoiqu'un prélat catholique condamne cette horrible action, le pape, comme on l'a dit, n'en jugea pas de même; il fit publiquement l'éloge de cet outrage fait à l'humanité en présence des cardinaux de la sainte église romaine. Le roi de France lui ayant fait part de ce grand événement, le très saint père lui en fit ses remercîmens, l'en félicita, l'exhorta de continuer à extirper l'hérésie; ce qui prouve que sa sainteté n'était point encore contente du nombre des victimes que l'on venait d'immoler à sa fureur. Peut-être aussi le pape voulait-il faire entendre par là qu'il était à propos d'établir en France le sacré tribunal de l'inquisition, qui de toutes les inventions imaginées par la cruauté sacerdotale, fut toujours la plus efficace pour tourmenter les consciences des hommes. Nous allons donc parler de ce merveilleux instrument de la cruauté religieuse.