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De la Démocratie en Amérique, tome quatrième

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Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares.

Un peuple qui a vécu pendant des siècles sous le régime des castes et des classes ne parvient à un état social démocratique qu'à travers une longue suite de transformations plus ou moins pénibles, à l'aide de violents efforts, et après de nombreuses vicissitudes, durant lesquelles les biens, les opinions et le pouvoir changent rapidement de place.

Alors même que cette grande révolution est terminée, l'on voit encore subsister pendant longtemps les habitudes révolutionnaires créées par elles, et de profondes agitations lui succèdent.

Comme tout ceci se passe au moment où les conditions s'égalisent, on en conclut qu'il existe un rapport caché et un lien secret entre l'égalité même et les révolutions, de telle sorte que l'une ne saurait exister sans que les autres ne naissent.

Sur ce point, le raisonnement semble d'accord avec l'expérience.

Chez un peuple où les rangs sont à peu près égaux, aucun lien apparent ne réunit les hommes et ne les tient fermes à leur place. Nul d'entre eux n'a le droit permanent, ni le pouvoir de commander, et nul n'a pour condition d'obéir; mais chacun, se trouvant pourvu de quelques lumières et de quelques ressources, peut choisir sa voie, et marcher à part de tous ses semblables.

Les mêmes causes qui rendent les citoyens indépendants les uns des autres, les poussent chaque jour vers de nouveaux et inquiets désirs, et les aiguillonnent sans cesse.

Il semble donc naturel de croire que, dans une société démocratique, les idées, les choses et les hommes doivent éternellement changer de formes et de places et que les siècles démocratiques seront des temps de transformations rapides et incessantes.

Cela est-il en effet? l'égalité des conditions porte-t-elle les hommes d'une manière habituelle et permanente vers les révolutions? contient-elle quelque principe perturbateur qui empêche la société de s'asseoir et dispose les citoyens à renouveler sans cesse leurs lois, leurs doctrines et leurs mœurs? Je ne le crois point. Le sujet est important; je prie le lecteur de me bien suivre.

Presque toutes les révolutions qui ont changé la face des peuples ont été faites pour consacrer ou pour détruire l'inégalité. Écartez les causes secondaires qui ont produit les grandes agitations des hommes, vous en arriverez presque toujours à l'inégalité. Ce sont les pauvres qui ont voulu ravir les biens des riches, ou les riches qui ont essayé d'enchaîner les pauvres. Si donc vous pouvez fonder un état de société où chacun ait quelque chose à garder, et peu à prendre, vous aurez beaucoup fait pour la paix du monde.

Je n'ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se rencontre toujours des citoyens très-pauvres, et des citoyens très-riches; mais les pauvres, au lieu d'y former l'immense majorité de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d'une misère irrémédiable et héréditaire.

Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissants; ils n'ont point de priviléges qui attirent les regards; leur richesse même n'étant plus incorporée à la terre, et représentée par elle, est insaisissable et comme invisible. De même qu'il n'y a plus de races de pauvres, il n'y a plus de races de riches; ceux-ci sortent chaque jour du sein de la foule, et y retournent sans cesse. Ils ne forment donc point une classe à part, qu'on puisse aisément définir et dépouiller; et, tenant d'ailleurs par mille fils secrets à la masse de leurs concitoyens, le peuple ne saurait guère les frapper sans s'atteindre lui-même. Entre ces deux extrémités des sociétés démocratiques, se trouve une multitude innombrable d'hommes presque pareils, qui, sans être précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour désirer l'ordre, et n'en ont pas assez pour exciter l'envie.

Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvements violents; leur immobilité maintient en repos tout ce qui se trouve au-dessus et au-dessous d'eux, et assure le corps social dans son assiette.

Ce n'est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortune présente, ni qu'ils ressentent de l'horreur naturelle pour une révolution dont ils partageraient les dépouilles sans en éprouver les maux; ils désirent au contraire, avec une ardeur sans égale, de s'enrichir; mais l'embarras est de savoir sur qui prendre. Le même état social qui leur suggère sans cesse des désirs, renferme ces désirs dans des limites nécessaires. Il donne aux hommes plus de liberté de changer et moins d'intérêt au changement.

Non-seulement les hommes des démocraties ne désirent pas naturellement les révolutions, mais ils les craignent.

Il n'y a pas de révolution qui ne menace plus ou moins la propriété acquise. La plupart de ceux qui habitent les pays démocratiques sont propriétaires; ils n'ont pas seulement des propriétés, ils vivent dans la condition où les hommes attachent à leur propriété le plus de prix.

Si l'on considère attentivement chacune des classes dont la société se compose, il est facile de voir qu'il n'y en a point chez lesquelles les passions que la propriété fait naître soient plus âpres et plus tenaces que chez les classes moyennes.

Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu'ils possèdent, parce qu'ils souffrent beaucoup plus de ce qui leur manque qu'ils ne jouissent du peu qu'ils ont. Les riches ont beaucoup d'autres passions à satisfaire que celle des richesses, et d'ailleurs le long et pénible usage d'une grande fortune finit quelquefois par les rendre comme insensibles à ses douceurs.

Mais les hommes qui vivent dans une aisance également éloignée de l'opulence et de la misère mettent à leurs biens un prix immense. Comme ils sont encore fort voisins de la pauvreté, ils voient de près ses rigueurs, et ils les redoutent; entre elle et eux il n'y a rien qu'un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes et leurs espérances. À chaque instant ils s'y intéressent davantage par les soucis constants qu'il leur donne, et ils s'y attachent par les efforts journaliers qu'ils font pour l'augmenter. L'idée d'en céder la moindre partie leur est insupportable, et ils considèrent sa perte entière comme le dernier des malheurs. Or, c'est le nombre de ces petits propriétaires ardents et inquiets que l'égalité des conditions accroît sans cesse.

Ainsi, dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne voit pas clairement ce qu'elle pourrait gagner à une révolution, et elle sent à chaque instant, et de mille manières, ce qu'elle pourrait y perdre.

J'ai dit, dans un autre endroit de cet ouvrage, comment l'égalité des conditions poussait naturellement les hommes vers les carrières industrielles et commerçantes, et comment elle accroissait et diversifiait la propriété foncière; j'ai fait voir enfin comment elle inspirait à chaque homme un désir ardent et constant d'augmenter son bien-être. Il n'y a rien de plus contraire aux passions révolutionnaires que toutes ces choses.

Il peut se faire que par son résultat final une révolution serve l'industrie et le commerce; mais son premier effet sera presque toujours de ruiner les industriels et les commerçants, parce qu'elle ne peut manquer de changer tout d'abord l'état général de la consommation, et de renverser momentanément la proportion qui existait entre la reproduction et les besoins.

Je ne sache rien d'ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires que les mœurs commerciales. Le commerce est naturellement ennemi de toutes les passions violentes. Il aime les tempéraments, se plaît dans les compromis, fuit avec grand soin la colère. Il est patient, souple, insinuant, et il n'a recours aux moyens extrêmes que quand la plus absolue nécessité l'y oblige. Le commerce rend les hommes indépendants les uns des autres; il leur donne une haute idée de leur valeur individuelle; il les porte à vouloir faire leurs propres affaires, et leur apprend à y réussir; il les dispose donc à la liberté, mais il les éloigne des révolutions.

Dans une révolution, les possesseurs de biens mobiliers ont plus à craindre que tous les autres; car, d'une part, leur propriété est souvent aisée à saisir, et, de l'autre, elle peut à tout moment disparaître complétement; ce qu'ont moins à redouter les propriétaires fonciers qui, en perdant le revenu de leurs terres, espèrent du moins garder, à travers les vicissitudes, la terre elle-même. Aussi voit-on que les uns sont bien plus effrayés que les autres à l'aspect des mouvements révolutionnaires.

Les peuples sont donc moins disposés aux révolutions à mesure que, chez eux, les biens mobiliers se multiplient et se diversifient, et que le nombre de ceux qui les possèdent, devient plus grand.

Quelle que soit d'ailleurs la profession qu'embrassent les hommes, et le genre de biens dont ils jouissent, un trait leur est commun à tous.

Nul n'est pleinement satisfait de sa fortune présente, et tous s'efforcent chaque jour, par mille moyens divers, de l'augmenter. Considérez chacun d'entre eux à une époque quelconque de sa vie, et vous le verrez préoccupé de quelques plans nouveaux dont l'objet est d'accroître son aisance; ne lui parlez pas des intérêts et des droits du genre humain; cette petite entreprise domestique absorbe pour le moment toutes ses pensées, et lui fait souhaiter de remettre les agitations publiques à un autre temps.

Cela ne les empêche pas seulement de faire des révolutions, mais les détourne de le vouloir. Les violentes passions politiques ont peu de prise sur des hommes qui ont ainsi attaché toute leur âme à la poursuite du bien-être. L'ardeur qu'ils mettent aux petites affaires les calme sur les grandes.

Il s'élève, il est vrai, de temps à autre, dans les sociétés démocratiques, des citoyens entreprenants et ambitieux, dont les immenses désirs ne peuvent se satisfaire en suivant la route commune. Ceux-ci aiment les révolutions et les appellent; mais ils ont grand'peine à les faire naître, si des événements extraordinaires ne viennent à leur aide.

On ne lutte point avec avantage contre l'esprit de son siècle et de son pays; et un homme, quelque puissant qu'on le suppose, fait difficilement partager à ses contemporains des sentiments et des idées que l'ensemble de leurs désirs et de leurs sentiments repousse. Il ne faut donc pas croire que quand une fois l'égalité des conditions, devenue un fait ancien et incontesté, a imprimé aux mœurs son caractère, les hommes se laissent aisément précipiter dans les hasards à la suite d'un chef imprudent ou d'un hardi novateur.

Ce n'est pas qu'ils lui résistent d'une manière ouverte, à l'aide de combinaisons savantes, ou même par un dessein prémédité de résister. Ils ne le combattent point avec énergie, ils lui applaudissent même quelquefois, mais ils ne le suivent point. À sa fougue, ils opposent en secret leur inertie; à ses instincts révolutionnaires, leurs intérêts conservateurs; leurs goûts casaniers à ses passions aventureuses; leur bon sens aux écarts de son génie; à sa poésie, leur prose. Il les soulève un moment avec mille efforts, et bientôt ils lui échappent, et comme entraînés par leur propre poids, ils retombent. Il s'épuise à vouloir animer cette foule indifférente et distraite, et il se voit enfin réduit à l'impuissance, non qu'il soit vaincu, mais parce qu'il est seul.

Je ne prétends point que les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques soient naturellement immobiles; je pense, au contraire, qu'il règne au sein d'une pareille société un mouvement éternel, et que personne n'y connaît le repos; mais je crois que les hommes s'y agitent entre de certaines limites qu'ils ne dépassent guère. Ils varient, altèrent ou renouvellent chaque jour les choses secondaires; ils ont grand soin de ne pas toucher aux principales. Ils aiment le changement; mais ils redoutent les révolutions.

Quoique les Américains modifient ou abrogent sans cesse quelques-unes de leurs lois, ils sont bien loin de faire voir des passions révolutionnaires. Il est facile de découvrir, à la promptitude avec laquelle ils s'arrêtent et se calment lorsque l'agitation publique commence à devenir menaçante et au moment même où les passions semblent le plus excitées, qu'ils redoutent une révolution comme le plus grand des malheurs, et que chacun d'entre eux est résolu intérieurement à faire de grands sacrifices pour l'éviter. Il n'y a pas de pays au monde où le sentiment de la propriété se montre plus actif et plus inquiet qu'aux États-Unis, et où la majorité témoigne moins de penchants pour les doctrines qui menacent d'altérer d'une manière quelconque la constitution des biens.

J'ai souvent remarqué que les théories qui sont révolutionnaires de leur nature, en ce qu'elles ne peuvent se réaliser que par un changement complet et quelquefois subit dans l'état de la propriété et des personnes, sont infiniment moins en faveur aux États-Unis que dans les grandes monarchies de l'Europe. Si quelques hommes les professent, la masse les repousse avec une sorte d'horreur instinctive.

Je ne crains pas de dire que la plupart des maximes qu'on a coutume d'appeler démocratiques en France seraient proscrites par la démocratie des États-Unis. Cela se comprend aisément. En Amérique on a des idées et des passions démocratiques; en Europe nous avons encore des passions et des idées révolutionnaires.

Si l'Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront amenées par la présence des noirs sur le sol des États-Unis; c'est-à-dire que ce ne sera pas l'égalité des conditions, mais au contraire leur inégalité qui les fera naître.

Lorsque les conditions sont égales, chacun s'isole volontiers en soi-même et oublie le public. Si les législateurs des peuples démocratiques ne cherchaient point à corriger cette funeste tendance ou la favorisaient, dans la pensée qu'elle détourne les citoyens des passions politiques et les écarte ainsi des révolutions, il se pourrait qu'ils finissent eux-mêmes par produire le mal qu'ils veulent éviter, et qu'il arrivât un moment où les passions désordonnées de quelques hommes, s'aidant de l'égoïsme inintelligent et de la pusillanimité du plus grand nombre, finissent par contraindre le corps social à subir d'étranges vicissitudes.

Dans les sociétés démocratiques, il n'y a guère que de petites minorités qui désirent les révolutions; mais les minorités peuvent quelquefois les faire.

Je ne dis donc point que les nations démocratiques soient à l'abri des révolutions, je dis seulement que l'état social de ces nations ne les y porte pas, mais plutôt les en éloigne. Les peuples démocratiques, livrés à eux-mêmes, ne s'engagent point aisément dans les grandes aventures; ils ne sont entraînés vers les révolutions qu'à leur insu; ils les subissent quelquefois; mais ils ne les font pas. Et j'ajoute que quand on leur a permis d'acquérir des lumières et de l'expérience, ils ne les laissent pas faire.

Je sais bien qu'en cette matière les institutions publiques elles-mêmes peuvent beaucoup; elles favorisent ou contraignent les instincts qui naissent de l'état social. Je ne soutiens donc pas, je le répète, qu'un peuple soit à l'abri des révolutions par cela seul que, dans son sein, les conditions sont égales; mais je crois que, quelles que soient les institutions d'un pareil peuple, les grandes révolutions y seront toujours infiniment moins violentes et plus rares qu'on ne le suppose; et j'entrevois aisément tel état politique qui, venant à se combiner avec l'égalité, rendrait la société plus stationnaire qu'elle ne l'a jamais été dans notre occident.

Ce que je viens de dire des faits s'applique en partie aux idées.

Deux choses étonnent aux États-Unis; la grande mobilité de la plupart des actions humaines, et la fixité singulière de certains principes. Les hommes remuent sans cesse, l'esprit humain semble presque immobile.

Lorsqu'une opinion s'est une fois étendue sur le sol américain et y a pris racine, on dirait que nul pouvoir sur la terre n'est en état de l'extirper. Aux États-Unis, les doctrines générales en matières de religion, de philosophie, de morale et même de politique, ne varient point, ou du moins elles ne se modifient qu'après un travail caché et souvent insensible; les plus grossiers préjugés eux-mêmes ne s'effacent qu'avec une lenteur inconcevable au milieu de ces frottements mille fois répétés des choses et des hommes.

J'entends dire qu'il est dans la nature et dans les habitudes des démocraties de changer à tout moment de sentiments et de pensée. Cela peut être vrai de petites nations démocratiques, comme celles de l'antiquité qu'on réunissait tout entières sur une place publique et qu'on agitait ensuite au gré d'un orateur. Je n'ai rien vu de semblable dans le sein du grand peuple démocratique qui occupe les rivages opposés de notre Océan. Ce qui m'a frappé aux États-Unis, c'est la peine qu'on éprouve à désabuser la majorité d'une idée qu'elle a conçue et de la détacher d'un homme qu'elle adopte. Les écrits ni les discours ne sauraient guère y réussir; l'expérience seule en vient à bout; quelquefois encore faut-il qu'elle se répète.

Cela étonne au premier abord; un examen plus attentif l'explique.

Je ne crois pas qu'il soit aussi facile qu'on l'imagine de déraciner les préjugés d'un peuple démocratique; de changer ses croyances; de substituer de nouveaux principes religieux, philosophiques, politiques et moraux, à ceux qui s'y sont une fois établis, en un mot, d'y faire de grandes et fréquentes révolutions dans les intelligences. Ce n'est pas que l'esprit humain y soit oisif; il s'agite sans cesse; mais il s'exerce plutôt à varier à l'infini les conséquences des principes connus et à en découvrir de nouvelles, qu'à chercher de nouveaux principes. Il tourne avec agilité sur lui-même plutôt qu'il ne s'élance en avant par un effort rapide et direct; il étend peu à peu sa sphère par de petits mouvements continus et précipités; il ne la déplace point tout à coup.

Des hommes égaux en droits, en éducation, en fortune et, pour tout dire en un mot, de condition pareille, ont nécessairement des besoins, des habitudes et des goûts peu dissemblables. Comme ils aperçoivent les objets sous le même aspect, leur esprit incline naturellement vers des idées analogues, et, quoique chacun d'eux puisse s'écarter de ses contemporains et se faire des croyances à lui, ils finissent par se retrouver tous, sans le savoir et sans le vouloir, dans un certain nombre d'opinions communes.

Plus je considère attentivement les effets de l'égalité sur l'intelligence, et plus je me persuade que l'anarchie intellectuelle dont nous sommes témoins n'est pas, ainsi que plusieurs le supposent, l'état naturel des peuples démocratiques. Je crois qu'il faut plutôt la considérer comme un accident particulier à leur jeunesse, et qu'elle ne se montre qu'à cette époque de passage où les hommes ont déjà brisé les antiques liens qui les attachaient les uns aux autres, et diffèrent encore prodigieusement par l'origine, l'éducation et les mœurs; de telle sorte que, ayant conservé des idées, des instincts et des goûts fort divers, rien ne les empêche plus de les produire. Les principales opinions des hommes deviennent semblables à mesure que les conditions se ressemblent. Tel me paraît être le fait général et permanent; le reste est fortuit et passager.

Je crois qu'il arrivera rarement que, dans le sein d'une société démocratique, un homme vienne à concevoir, d'un seul coup, un système d'idées fort éloignées de celui qu'ont adopté ses contemporains; et, si un pareil novateur se présentait, j'imagine qu'il aurait d'abord grand'peine à se faire écouter, et plus encore à se faire croire.

Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne se laisse pas aisément persuader par un autre. Comme tous se voient de très-près; qu'ils ont appris ensemble les mêmes choses et mènent la même vie, ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l'un d'entre eux pour guide, et à le suivre aveuglément: on ne croit guère sur parole son semblable ou son égal.

Ce n'est pas seulement la confiance dans les lumières de certains individus qui s'affaiblit chez les nations démocratiques, ainsi que je l'ai dit ailleurs, l'idée générale de la supériorité intellectuelle qu'un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas à s'obscurcir.

À mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de l'égalité des intelligences s'insinue peu à peu dans leurs croyances, et il devient plus difficile à un novateur, quel qu'il soit, d'acquérir et d'exercer un grand pouvoir sur l'esprit d'un peuple. Dans de pareilles sociétés, les soudaines révolutions intellectuelles sont donc rares; car, si l'on jette les yeux sur l'histoire du monde, l'on voit que c'est bien moins la force d'un raisonnement que l'autorité d'un nom qui a produit les grandes et rapides mutations des opinions humaines.

Remarquez d'ailleurs que comme les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques ne sont attachés par aucun lien les uns aux autres, il faut convaincre chacun d'eux. Tandis que, dans les sociétés aristocratiques, c'est assez de pouvoir agir sur l'esprit de quelques uns; tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans un siècle d'égalité, et qu'il n'eût point eu pour auditeurs des seigneurs et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de difficulté à changer la face de l'Europe.

Ce n'est pas que les hommes des démocraties soient naturellement fort convaincus de la certitude de leurs opinions, et très-fermes dans leurs croyances; ils ont souvent des doutes que personne, à leurs yeux, ne peut résoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là que l'esprit humain changerait volontiers de place; mais, comme rien ne le pousse puissamment ni ne le dirige, il oscille sur lui-même et ne se meut pas[8].

Lorsqu'on a acquis la confiance d'un peuple démocratique, c'est encore une grande affaire que d'obtenir son attention. Il est très-difficile de se faire écouter des hommes qui vivent dans les démocraties, lorsqu'on ne les entretient point d'eux-mêmes. Ils n'écoutent pas les choses qu'on leur dit, parce qu'ils sont toujours fort préoccupés des choses qu'ils font.

Il se rencontre, en effet, peu d'oisifs chez les nations démocratiques. La vie s'y passe au milieu du mouvement et du bruit, et les hommes y sont si employés à agir, qu'il leur reste peu de temps pour penser. Ce que je veux remarquer surtout, c'est que non seulement ils sont occupés, mais que leurs occupations les passionnent. Ils sont perpétuellement en action, et chacune de leurs actions absorbe leur âme: le feu qu'ils mettent aux affaires les empêche de s'enflammer pour les idées.

Je pense qu'il est fort malaisé d'exciter l'enthousiasme d'un peuple démocratique pour une théorie quelconque qui n'ait pas un rapport visible, direct et immédiat avec la pratique journalière de sa vie. Un pareil peuple n'abandonne donc pas aisément ses anciennes croyances. Car c'est l'enthousiasme qui précipite l'esprit humain hors des routes frayées, et qui fait les grandes révolutions intellectuelles comme les grandes révolutions politiques.

Ainsi, les peuples démocratiques n'ont ni le loisir ni le goût d'aller à la recherche d'opinions nouvelles. Lors même qu'ils viennent à douter de celles qu'ils possèdent, ils les conservent néanmoins, parce qu'il leur faudrait trop de temps et d'examen pour en changer; ils les gardent, non comme certaines, mais comme établies.

Il y a d'autres raisons encore et de plus puissantes qui s'opposent à ce qu'un grand changement s'opère aisément dans les doctrines d'un peuple démocratique. Je l'ai déjà indiqué au commencement de ce livre.

Si, dans le sein d'un peuple semblable, les influences individuelles sont faibles et presque nulles, le pouvoir exercé par la masse sur l'esprit de chaque individu est très-grand. J'en ai donné ailleurs les raisons. Ce que je veux dire en ce moment, c'est qu'on aurait tort de croire que cela dépendît uniquement de la forme du gouvernement, et que la majorité dût y perdre son empire intellectuel avec son pouvoir politique.

Dans les aristocraties, les hommes ont souvent une grandeur et une force qui leur sont propres. Lorsqu'ils se trouvent en contradiction avec le plus grand nombre de leurs semblables, ils se retirent en eux-mêmes, s'y soutiennent et s'y consolent. Il n'en est pas de même parmi les peuples démocratiques. Chez eux, la faveur publique semble aussi nécessaire que l'air que l'on respire, et c'est, pour ainsi dire, ne pas vivre que d'être en désaccord avec la masse. Celle-ci n'a pas besoin d'employer les lois pour plier ceux qui ne pensent pas comme elle. Il lui suffit de les désapprouver. Le sentiment de leur isolement et de leur impuissance les accable aussitôt et les désespère.

Toutes les fois que les conditions sont égales, l'opinion générale pèse d'un poids immense sur l'esprit de chaque individu; elle l'enveloppe, le dirige et l'opprime: cela tient à la constitution même de la société bien plus qu'à ses lois politiques. À mesure que tous les hommes se ressemblent davantage, chacun se sent de plus en plus faible en face de tous. Ne découvrant rien qui l'élève fort au-dessus d'eux et qui l'en distingue, il se défie de lui-même, dès qu'ils le combattent; non seulement il doute de ses forces, mais il en vient à douter de son droit, et il est bien près de reconnaître qu'il a tort, quand le plus grand nombre l'affirme. La majorité n'a pas besoin de le contraindre; elle le convainc.

De quelque manière qu'on organise les pouvoirs d'une société démocratique et qu'on les pondère, il sera donc toujours très-difficile d'y croire ce que rejette la masse, et d'y professer ce qu'elle condamne.

Ceci favorise merveilleusement la stabilité des croyances.

Lorsqu'une opinion a pris pied chez un peuple démocratique et s'est établie dans l'esprit du plus grand nombre, elle subsiste ensuite d'elle-même et se perpétue sans efforts, parce que personne ne l'attaque. Ceux qui l'avaient d'abord repoussée comme fausse, finissent par la recevoir comme générale, et ceux qui continuent à la combattre au fond de leur cœur, n'en font rien voir; ils ont bien soin de ne point s'engager dans une lutte dangereuse et inutile.

Il est vrai que quand la majorité d'un peuple démocratique change d'opinion, elle peut opérer à son gré d'étranges et subites révolutions dans le monde des intelligences; mais il est très-difficile que son opinion change, et presque aussi difficile de constater qu'elle est changée.

Il arrive quelquefois que le temps, les événements, ou l'effort individuel et solitaire des intelligences, finissent par ébranler ou par détruire peu à peu une croyance, sans qu'il en paraisse rien au dehors. On ne la combat point ouvertement. On ne se réunit point pour lui faire la guerre. Ses sectateurs la quittent un à un et sans bruit; mais chaque jour quelques uns l'abandonnent, jusqu'à ce qu'enfin elle n'est plus partagée que par le petit nombre.

En cet état elle règne encore.

Comme ses ennemis continuent à se taire, ou ne se communiquent qu'à la dérobée leurs pensées, ils sont eux-mêmes longtemps sans pouvoir s'assurer qu'une grande révolution s'est accomplie, et dans le doute ils demeurent immobiles. Ils observent et se taisent. La majorité ne croit plus; mais elle a encore l'air de croire, et ce vain fantôme d'une opinion publique suffit pour glacer les novateurs, et les tenir dans le silence et le respect.

Nous vivons à une époque qui a vu les plus rapides changements s'opérer dans l'esprit des hommes. Cependant il se pourrait faire que bientôt les principales opinions humaines soient plus stables qu'elles ne l'ont été dans les siècles précédents de notre histoire; ce temps n'est pas venu, mais peut-être il approche.

À mesure que j'examine de plus près les besoins et les instincts naturels des peuples démocratiques, je me persuade que, si jamais l'égalité s'établit d'une manière générale et permanente dans le monde, les grandes révolutions intellectuelles et politiques deviendront bien plus difficiles et plus rares qu'on ne le suppose.

Parce que les hommes des démocraties paraissent toujours émus, incertains, haletants, prêts à changer de volonté et de place, on se figure qu'ils vont abolir tout à coup leurs lois, adopter de nouvelles croyances et prendre de nouvelles mœurs. On ne songe point que si l'égalité porte les hommes au changement, elle leur suggère des intérêts et des goûts qui ont besoin de la stabilité pour se satisfaire; elle les pousse, et, en même temps, elle les arrête, elle les aiguillonne et les attache à la terre; elle enflamme leurs désirs et limite leurs forces.

C'est ce qui ne se découvre pas d'abord: les passions qui écartent les citoyens les uns des autres dans une démocratie se manifestent d'elles-mêmes. Mais on n'aperçoit pas du premier coup d'œil la force cachée qui les retient et les rassemble.

Oserais-je le dire au milieu des ruines qui m'environnent? Ce que je redoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas les révolutions.

Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement dans le cercle des petits intérêts domestiques, et à s'y agiter sans repos, on peut appréhender qu'ils ne finissent par devenir comme inaccessibles à ces grandes et puissantes émotions publiques qui troublent les peuples, mais qui les développent, et les renouvellent. Quand je vois la propriété devenir si mobile, et l'amour de la propriété si inquiet et si ardent, je ne puis m'empêcher de craindre que les hommes n'arrivent à ce point, de regarder toute théorie nouvelle comme un péril, toute innovation comme un trouble fâcheux; tout progrès social comme un premier pas vers une révolution, et qu'ils refusent entièrement de se mouvoir de peur qu'on les entraîne. Je tremble, je le confesse, qu'ils ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l'intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu'ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée, que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser.

On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et moi j'ai peur qu'elles ne finissent par être trop invariablement fixées dans les mêmes institutions, les mêmes préjugés, les mêmes mœurs, de telle sorte que le genre humain s'arrête et se borne; que l'esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire d'idées nouvelles; que l'homme s'épuise en petits mouvements solitaires et stériles; et que, tout en se remuant sans cesse, l'humanité n'avance plus.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXII.

Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre.

Les mêmes intérêts, les mêmes craintes, les mêmes passions qui écartent les peuples démocratiques des révolutions les éloignent de la guerre: l'esprit militaire et l'esprit révolutionnaire s'affaiblissent en même temps et par les mêmes causes.

Le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, le développement de la richesse mobilière que la guerre dévore si rapidement, cette mansuétude des mœurs, cette mollesse de cœur, cette disposition à la pitié que l'égalité inspire, cette froideur de raison qui rend peu sensible aux poétiques et violentes émotions qui naissent parmi les armes, toutes ces causes s'unissent pour éteindre l'esprit militaire.

Je crois qu'on peut admettre comme règle générale et constante que, chez les peuples civilisés, les passions guerrières deviendront plus rares et moins vives, à mesure que les conditions seront plus égales.

La guerre cependant est un accident auquel tous les peuples sont sujets, les peuples démocratiques aussi bien que les autres. Quel que soit le goût que ces nations aient pour la paix, il faut bien qu'elles se tiennent prêtes à repousser la guerre ou, en d'autres termes, qu'elles aient une armée.

La fortune qui a fait des choses si particulières en faveur des habitants des États-Unis, les a placés au milieu d'un désert où ils n'ont, pour ainsi dire, pas de voisins. Quelques milliers de soldats leur suffisent, mais ceci est américain et point démocratique.

L'égalité des conditions, et les mœurs ainsi que les institutions qui en dérivent, ne soustraient pas un peuple démocratique à l'obligation d'entretenir des armées, et ses armées exercent toujours une très-grande influence sur son sort. Il importe donc singulièrement de rechercher quels sont les instincts naturels de ceux qui les composent.

Chez les peuples aristocratiques, chez ceux surtout où la naissance règle seule le rang, l'inégalité se retrouve dans l'armée comme dans la nation; l'officier est le noble, le soldat est le serf. L'un est nécessairement appelé à commander, l'autre à obéir. Dans les armées aristocratiques, l'ambition du soldat a donc des bornes très-étroites.

Celle des officiers n'est pas non plus illimitée.

Un corps aristocratique ne fait pas seulement partie d'une hiérarchie; il contient toujours une hiérarchie dans son sein; les membres qui la composent sont placés les uns au-dessous des autres, d'une certaine manière qui ne varie point. Celui-ci est appelé naturellement par la naissance à commander un régiment, et celui-là une compagnie; arrivés à ces termes extrêmes de leurs espérances, ils s'arrêtent d'eux-mêmes et se tiennent pour satisfaits de leur sort.

Il y a d'ailleurs une grande cause qui, dans les aristocraties, attiédit le désir de l'avancement chez l'officier.

Chez les peuples aristocratiques, l'officier, indépendamment de son rang dans l'armée, occupe encore un rang élevé dans la société; le premier n'est presque toujours à ses yeux qu'un accessoire du second; le noble, en embrassant la carrière des armes, obéit moins encore à l'ambition qu'à une sorte de devoir que sa naissance lui impose. Il entre dans l'armée afin d'y employer honorablement les années oisives de sa jeunesse, et de pouvoir en rapporter dans ses foyers et parmi ses pareils quelques souvenirs honorables de la vie militaire; mais son principal objet n'est point d'y acquérir des biens, de la considération et du pouvoir; car il possède ces avantages par lui-même, et en jouit sans sortir de chez lui.

Dans les armées démocratiques, tous les soldats peuvent devenir officiers, ce qui généralise le désir de l'avancement, et étend les limites de l'ambition militaire presque à l'infini.

De son côté, l'officier ne voit rien qui l'arrête naturellement et forcément à un grade plutôt qu'à un autre, et chaque grade a un prix immense à ses yeux, parce que son rang dans la société dépend presque toujours de son rang dans l'armée.

Chez les peuples démocratiques, il arrive souvent que l'officier n'a de bien que sa paie, et ne peut attendre de considération que de ses honneurs militaires. Toutes les fois qu'il change de fonctions, il change donc de fortune, et il est en quelque sorte un autre homme. Ce qui était l'accessoire de l'existence dans les armées aristocratiques, est ainsi devenu le principal, le tout, l'existence elle-même.

Sous l'ancienne monarchie française, on ne donnait aux officiers que leur titre de noblesse. De nos jours, on ne leur donne que leur titre militaire. Ce petit changement des formes du langage suffit pour indiquer qu'une grande révolution s'est opérée dans la constitution de la société et dans celle de l'armée.

Au sein des armées démocratiques, le désir d'avancer est presque universel; il est ardent, tenace, continuel; il s'accroît de tous les autres désirs, et ne s'éteint qu'avec la vie. Or il est facile de voir que de toutes les armées du monde, celles où l'avancement doit être le plus lent en temps de paix sont les armées démocratiques. Le nombre des grades étant naturellement limité, le nombre des concurrents presque innombrable, et la loi inflexible de l'égalité pesant sur tous, nul ne saurait faire de progrès rapides, et beaucoup ne peuvent bouger de place. Ainsi le besoin d'avancer y est plus grand, et la facilité d'avancer moindre qu'ailleurs.

Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places et permet enfin de violer ce droit de l'ancienneté, qui est le seul privilége naturel à la démocratie.

Nous arrivons ainsi à cette conséquence singulière que, de toutes les armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les armées démocratiques, et que, parmi les peuples, ceux qui aiment le plus la paix sont les peuples démocratiques; et ce qui achève de rendre la chose extraordinaire, c'est que l'égalité produit à la fois ces effets contraires.

Les citoyens, étant égaux, conçoivent chaque jour le désir et découvrent la possibilité de changer leur condition et d'accroître leur bien-être; cela les dispose à aimer la paix, qui fait prospérer l'industrie et permet à chacun de pousser tranquillement à bout ses petites entreprises; et, d'un autre côté, cette même égalité, en augmentant le prix des honneurs militaires aux yeux de ceux qui suivent la carrière des armes, et en rendant les honneurs accessibles à tous, fait rêver aux soldats les champs de bataille. Des deux parts, l'inquiétude du cœur est la même, le goût des jouissances est aussi insatiable, l'ambition égale; le moyen de la satisfaire est seul différent.

Ces dispositions opposées de la nation et de l'armée font courir aux sociétés démocratiques de grands dangers.

Lorsque l'esprit militaire abandonne un peuple, la carrière militaire cesse aussitôt d'être honorée, et les hommes de guerre tombent au dernier rang des fonctionnaires publics. On les estime peu et on ne les comprend plus. Il arrive alors le contraire de ce qui se voit dans les siècles aristocratiques. Ce ne sont plus les principaux citoyens qui entrent dans l'armée, mais les moindres. On ne se livre à l'ambition militaire que quand nulle autre n'est permise. Ceci forme un cercle vicieux d'où on a de la peine à sortir. L'élite de la nation évite la carrière militaire, parce que cette carrière n'est pas honorée; et elle n'est point honorée, parce que l'élite de la nation n'y entre plus.

Il ne faut donc pas s'étonner si les armées démocratiques se montrent souvent inquiètes, grondantes et mal satisfaites de leur sort, quoique la condition physique y soit d'ordinaire beaucoup plus douce et la discipline moins rigide que dans toutes les autres. Le soldat se sent dans une position inférieure, et son orgueil blessé achève de lui donner le goût de la guerre qui le rend nécessaire, ou l'amour des révolutions durant lesquelles il espère conquérir, les armes à la main, l'influence politique et la considération individuelle qu'on lui conteste.

La composition des armées démocratiques rend ce dernier péril fort à craindre.

Dans la société démocratique, presque tous les citoyens ont des propriétés à conserver; mais les armées démocratiques sont conduites, en général, par des prolétaires. La plupart d'entre eux ont peu à perdre dans les troubles civils. La masse de la nation y craint naturellement beaucoup plus les révolutions que dans les siècles d'aristocratie; mais les chefs de l'armée les redoutent bien moins.

De plus, comme chez les peuples démocratiques, ainsi que je l'ai dit ci-devant, les citoyens les plus riches, les plus instruits, les plus capables n'entrent guère dans la carrière militaire, il arrive que l'armée, dans son ensemble, finit par faire une petite nation à part, où l'intelligence est moins étendue, et les habitudes plus grossières que dans la grande. Or, cette petite nation incivilisée possède les armes, et seule elle sait s'en servir.

Ce qui accroît, en effet, le péril que l'esprit militaire et turbulent de l'armée fait courir aux peuples démocratiques, c'est l'humeur pacifique des citoyens; il n'y a rien de si dangereux qu'une armée au sein d'une nation qui n'est pas guerrière; l'amour excessif de tous les citoyens pour la tranquillité y met chaque jour la constitution à la merci des soldats.

On peut donc dire d'une manière générale que si les peuples démocratiques sont naturellement portés vers la paix par leurs intérêts et leurs instincts, ils sont sans cesse attirés vers la guerre et les révolutions par leurs armées.

Les révolutions militaires, qui ne sont presque jamais à craindre dans les aristocraties, sont toujours à redouter chez les nations démocratiques. Ces périls doivent être rangés parmi les plus redoutables de tous ceux que renferme leur avenir; il faut que l'attention des hommes d'état s'applique sans relâche à y trouver un remède.

Lorsqu'une nation se sent intérieurement travaillée par l'ambition inquiète de son armée, la première pensée qui se présente, c'est de donner à cette ambition incommode la guerre pour objet.

Je ne veux point médire de la guerre; la guerre agrandit presque toujours la pensée d'un peuple et lui élève le cœur. Il y a des cas où seule elle peut arrêter le développement excessif de certains penchants que fait naturellement naître l'égalité, et où il faut la considérer comme nécessaire à certaines maladies invétérées auxquelles les sociétés démocratiques sont sujettes.

La guerre a de grands avantages; mais il ne faut pas se flatter qu'elle diminue le péril qui vient d'être signalé. Elle ne fait que le suspendre, et il revient plus terrible après elle; car l'armée souffre bien plus impatiemment la paix après avoir goûté de la guerre. La guerre ne serait un remède que pour un peuple qui voudrait toujours la gloire.

Je prévois que tous les princes guerriers qui s'élèveront au sein des grandes nations démocratiques trouveront qu'il leur est plus facile de vaincre avec leur armée que de la faire vivre en paix après la victoire. Il y a deux choses qu'un peuple démocratique aura toujours beaucoup de peine à faire: commencer la guerre et la finir.

Si d'ailleurs la guerre a des avantages particuliers pour les peuples démocratiques, d'un autre côté elle leur fait courir de certains périls que n'ont point à en redouter, au même degré, les aristocraties. Je n'en citerai que deux.

Si la guerre satisfait l'armée, elle gêne et souvent désespère cette foule innombrable de citoyens dont les petites passions ont, tous les jours, besoin de la paix pour se satisfaire. Elle risque donc de faire naître sous une autre forme le désordre qu'elle doit prévenir.

Il n'y a pas de longue guerre qui dans un pays démocratique ne mette en grand hasard la liberté. Ce n'est pas qu'il faille craindre précisément d'y voir, après chaque victoire, les généraux vainqueurs s'emparer par la force du souverain pouvoir, à la manière de Sylla et de César. Le péril est d'une autre sorte. La guerre ne livre pas toujours les peuples démocratiques au gouvernement militaire; mais elle ne peut manquer d'accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du gouvernement civil; elle centralise presque forcément dans les mains de celui-ci la direction de tous les hommes et l'usage de toutes les choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la violence, elle y amène doucement par les habitudes.

Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d'une nation démocratique doivent savoir que le plus sûr et le plus court moyen d'y parvenir est la guerre. C'est là le premier axiome de la science.

Un remède semble s'offrir de lui-même, lorsque l'ambition des officiers et des soldats devient à craindre, c'est d'accroître le nombre des places à donner, en augmentant l'armée. Ceci soulage le mal présent, mais engage d'autant plus l'avenir.

Augmenter l'armée peut produire un effet durable dans une société aristocratique, parce que, dans ces sociétés, l'ambition militaire est limitée à une seule espèce d'hommes, et s'arrête, pour chaque homme, à une certaine borne; de telle sorte qu'on peut arriver à contenter à peu près tous ceux qui la ressentent.

Mais chez un peuple démocratique on ne gagne rien à accroître l'armée, parce que le nombre des ambitieux s'y accroît toujours exactement dans le même rapport que l'armée elle-même. Ceux dont vous avez exaucé les vœux en créant de nouveaux emplois sont aussitôt remplacés par une foule nouvelle que vous ne pouvez satisfaire, et les premiers eux-mêmes recommencent bientôt à se plaindre; car la même agitation d'esprit qui règne parmi les citoyens d'une démocratie se fait voir dans l'armée; ce qu'on y veut, ce n'est pas de gagner un certain grade, mais d'avancer toujours. Si les désirs ne sont pas très-vastes, ils renaissent sans cesse. Un peuple démocratique qui augmente son armée ne fait donc qu'adoucir, pour un moment, l'ambition des gens de guerre; mais bientôt elle devient plus redoutable, parce que ceux qui la ressentent sont plus nombreux.

Je pense, pour ma part, qu'un esprit inquiet et turbulent est un mal inhérent à la constitution même des armées démocratiques, et qu'on doit renoncer à le guérir. Il ne faut pas que les législateurs des démocraties se flattent de trouver une organisation militaire qui ait par elle-même la force de calmer et de contenir les gens de guerre; ils s'épuiseraient en vains efforts avant d'y atteindre.

Ce n'est pas dans l'armée qu'on peut rencontrer le remède aux vices de l'armée, mais dans le pays.

Les peuples démocratiques craignent naturellement le trouble et le despotisme. Il s'agit seulement de faire de ces instincts des goûts réfléchis, intelligents, et stables. Lorsque les citoyens ont enfin appris à faire un paisible et utile usage de la liberté et ont senti ses bienfaits; quand ils ont contracté un amour viril de l'ordre, et se sont pliés volontairement à la règle, ces mêmes citoyens, en entrant dans la carrière des armes, y apportent, à leur insu et comme malgré eux, ces habitudes et ces mœurs. L'esprit général de la nation pénétrant dans l'esprit particulier de l'armée, tempère les opinions et les désirs que l'état militaire fait naître; ou, par la force toute puissante de l'opinion publique, il les comprime. Ayez des citoyens éclairés, réglés, fermes et libres, et vous aurez des soldats disciplinés et obéissants.

Toute loi qui, en réprimant l'esprit turbulent de l'armée, tendrait à diminuer, dans le sein de la nation, l'esprit de liberté civile et à y obscurcir l'idée du droit et des droits, irait donc contre son objet. Elle favoriserait l'établissement de la tyrannie militaire, beaucoup plus qu'elle ne lui nuirait.

Après tout, et quoi qu'on fasse, une grande armée, au sein d'un peuple démocratique, sera toujours un grand péril; et le moyen le plus efficace de diminuer ce péril, sera de réduire l'armée: mais c'est un remède dont il n'est pas donné à tous les peuples de pouvoir user.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXIII.

Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus guerrière et la plus révolutionnaire.

Il est de l'essence d'une armée démocratique d'être très-nombreuse, relativement au peuple qui la fournit; j'en dirai plus loin les raisons.

D'une autre part, les hommes qui vivent dans les temps démocratiques ne choisissent guère la carrière militaire.

Les peuples démocratiques sont donc bientôt amenés à renoncer au recrutement volontaire, pour avoir recours à l'enrôlement forcé. La nécessité de leur condition les oblige à prendre ce dernier moyen, et l'on peut aisément prédire que tous l'adopteront.

Le service militaire étant forcé, la charge s'en partage indistinctement et également sur tous les citoyens. Cela ressort encore nécessairement de la condition de ces peuples et de leurs idées. Le gouvernement y peut à peu près ce qu'il veut, pourvu qu'il s'adresse à tout le monde à la fois; c'est l'inégalité du poids et non le poids qui fait d'ordinaire qu'on lui résiste.

Or, le service militaire étant commun à tous les citoyens, il en résulte évidemment que chacun d'eux ne reste qu'un petit nombre d'années sous les drapeaux.

Ainsi, il est dans la nature des choses que le soldat ne soit qu'en passant dans l'armée, tandis que chez la plupart des nations aristocratiques l'état militaire est un métier que le soldat prend, ou qui lui est imposé pour toute la vie.

Ceci a de grandes conséquences. Parmi les soldats qui composent une armée démocratique, quelques-uns s'attachent à la vie militaire, mais le plus grand nombre amenés ainsi malgré eux sous le drapeau, et toujours prêts à retourner dans leurs foyers, ne se considèrent pas comme sérieusement engagés dans la carrière militaire, et ne songent qu'à en sortir.

Ceux-ci ne contractent pas les besoins et ne partagent jamais qu'à moitié les passions que cette carrière fait naître. Ils se plient à leurs devoirs militaires, mais leur âme reste attachée aux intérêts et aux désirs qui la remplissaient dans la vie civile. Ils ne prennent donc pas l'esprit de l'armée; ils apportent plutôt au sein de l'armée l'esprit de la société et l'y conservent. Chez les peuples démocratiques, ce sont les simples soldats qui restent le plus citoyens; c'est sur eux que les habitudes nationales gardent le plus de prise, et l'opinion publique le plus de pouvoir. C'est par les soldats qu'on peut surtout se flatter de faire pénétrer dans une armée démocratique l'amour de la liberté, et le respect des droits qu'on a su inspirer au peuple lui-même. Le contraire arrive chez les nations aristocratiques où les soldats finissent par n'avoir plus rien de commun avec leurs concitoyens, et par vivre au milieu d'eux comme des étrangers, et souvent comme des ennemis.

Dans les armées aristocratiques, l'élément conservateur est l'officier, parce que l'officier seul a gardé des liens étroits avec la société civile, et ne quitte jamais la volonté de venir tôt ou tard y reprendre sa place; dans les armées démocratiques, c'est le soldat, et pour des causes toutes semblables.

Il arrive souvent, au contraire, que dans ces mêmes armées démocratiques, l'officier contracte des goûts et des désirs entièrement à part de ceux de la nation. Cela se comprend.

Chez les peuples démocratiques, l'homme qui devient officier rompt tous les liens qui l'attachaient à la vie civile; il en sort pour toujours, et il n'a aucun intérêt à y rentrer. Sa véritable patrie, c'est l'armée, puisqu'il n'est rien que par le rang qu'il y occupe; il suit donc la fortune de l'armée, grandit ou s'abaisse avec elle, et c'est vers elle seule qu'il dirige désormais ses espérances. L'officier ayant des besoins fort distincts de ceux du pays, il peut se faire qu'il désire ardemment la guerre, ou travaille à une révolution dans le moment même où la nation aspire le plus à la stabilité et à la paix.

Toutefois il y a des causes qui tempèrent en lui l'humeur guerrière et inquiète. Si l'ambition est universelle et continue chez les peuples démocratiques, nous avons vu qu'elle y est rarement grande. L'homme qui, sorti des classes secondaires de la nation, est parvenu à travers les rangs inférieurs de l'armée jusqu'au grade d'officier, a déjà fait un pas immense. Il a pris pied dans une sphère supérieure à celle qu'il occupait au sein de la société civile, et il y a acquis des droits que la plupart des nations démocratiques considéreront toujours comme inaliénables[9]. Il s'arrête volontiers après ce grand effort, et songe à jouir de sa conquête. La crainte de compromettre ce qu'il possède amollit déjà dans son cœur l'envie d'acquérir ce qu'il n'a pas. Après avoir franchi le premier et le plus grand obstacle qui arrêtait ses progrès, il se résigne avec moins d'impatience à la lenteur de sa marche. Cet attiédissement de l'ambition s'accroît à mesure que, s'élevant davantage en grade, il trouve plus à perdre dans les hasards. Si je ne me trompe, la partie la moins guerrière comme la moins révolutionnaire d'une armée démocratique sera toujours la tête.

Ce que je viens de dire de l'officier et du soldat n'est point applicable à une classe nombreuse qui, dans toutes les armées, occupe entre eux la place intermédiaire; je veux parler des sous-officiers.

Cette classe des sous-officiers qui, avant le siècle présent, n'avait point encore paru dans l'histoire, est appelée désormais, je pense, à y jouer un rôle.

De même que l'officier, le sous-officier a rompu dans sa pensée tous les liens qui l'attachaient à la société civile; de même que lui, il a fait de l'état militaire sa carrière, et, plus que lui peut-être, il a dirigé de ce seul côté tous ses désirs; mais il n'a pas encore atteint comme l'officier un point élevé et solide où il lui soit loisible de s'arrêter et de respirer à l'aise, en attendant qu'il puisse monter plus haut.

Par la nature même de ses fonctions qui ne saurait changer, le sous-officier est condamné à mener une existence obscure, étroite, malaisée et précaire. Il ne voit encore de l'état militaire que les périls. Il n'en connaît que les privations et l'obéissance, plus difficiles à supporter que les périls. Il souffre d'autant plus de ses misères présentes, qu'il sait que la constitution de la société et celle de l'armée lui permettent de s'en affranchir; d'un jour à l'autre, en effet, il peut devenir officier. Il commande alors, il a des honneurs, de l'indépendance, des droits, des jouissances; non-seulement cet objet de ses espérances lui paraît immense, mais avant que de le saisir, il n'est jamais sûr de l'atteindre. Son grade n'a rien d'irrévocable; il est livré chaque jour tout entier à l'arbitraire de ses chefs; les besoins de la discipline exigent impérieusement qu'il en soit ainsi. Une faute légère, un caprice, peuvent toujours lui faire perdre, en un moment, le fruit de plusieurs années de travaux et d'efforts. Jusqu'à ce qu'il soit arrivé au grade qu'il convoite, il n'a donc rien fait. Là seulement il semble entrer dans la carrière. Chez un homme ainsi aiguillonné sans cesse par sa jeunesse, ses besoins, ses passions, l'esprit de son temps, ses espérances et ses craintes, il ne peut manquer de s'allumer une ambition désespérée.

Le sous-officier veut donc la guerre, il la veut toujours et à tout prix, et si on lui refuse la guerre, il désire les révolutions qui suspendent l'autorité des règles et au milieu desquelles il espère, à la faveur de la confusion et des passions politiques, chasser son officier et en prendre la place; et il n'est pas impossible qu'il les fasse naître, parce qu'il exerce une grande influence sur les soldats par la communauté d'origine et d'habitudes, bien qu'il en diffère beaucoup par les passions et les désirs.

On aurait tort de croire que ces dispositions diverses de l'officier, du sous-officier et du soldat, tinssent à un temps ou à un pays. Elles se feront voir à toutes les époques et chez toutes les nations démocratiques.

Dans toute armée démocratique, ce sera toujours le sous-officier qui représentera le moins l'esprit pacifique et régulier du pays, et le soldat qui le représentera le mieux. Le soldat apportera dans la carrière militaire la force ou la faiblesse des mœurs nationales; il y fera voir l'image fidèle de la nation. Si elle est ignorante et faible, il se laissera entraîner au désordre par ses chefs, à son insu ou malgré lui. Si elle est éclairée et énergique, il les retiendra lui-même dans l'ordre.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXIV.

Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres armées en entrant en campagne, et plus redoutables quand la guerre se prolonge.

Toute armée qui entre en campagne après une longue paix, risque d'être vaincue; toute armée qui a longtemps fait la guerre a de grandes chances de vaincre: cette vérité est particulièrement applicable aux armées démocratiques.

Dans les aristocraties, l'état militaire, étant une carrière privilégiée, est honoré même en temps de paix. Des hommes qui ont de grands talents, de grandes lumières et une grande ambition l'embrassent; l'armée est, en toutes choses, au niveau de la nation; souvent même elle le dépasse.

Nous avons vu comment, au contraire, chez les peuples démocratiques, l'élite de la nation s'écartait peu à peu de la carrière militaire, pour chercher, par d'autres chemins, la considération, le pouvoir et surtout la richesse. Après une longue paix, et dans les temps démocratiques les paix sont longues, l'armée est toujours inférieure au pays lui-même. C'est en cet état que la trouve la guerre; et jusqu'à ce que la guerre l'ait changée, il y a péril pour le pays et pour l'armée.

J'ai fait voir comment, dans les armées démocratiques et en temps de paix, le droit d'ancienneté était la loi suprême et inflexible de l'avancement. Cela ne découle pas seulement, ainsi que je l'ai dit, de la constitution de ces armées, mais de la constitution même du peuple, et se retrouvera toujours.

De plus, comme chez ces peuples l'officier n'est quelque chose dans le pays que par sa position militaire, et qu'il tire de là toute sa considération et toute son aisance, il ne se retire ou n'est exclu de l'armée qu'aux limites extrêmes de la vie.

Il résulte de ces deux causes que lorsqu'après un long repos un peuple démocratique prend enfin les armes, tous les chefs de son armée se trouvent être des vieillards. Je ne parle pas seulement des généraux, mais des officiers subalternes, dont la plupart sont restés immobiles, ou n'ont pu marcher que pas à pas. Si l'on considère une armée démocratique après une longue paix, on voit avec surprise que tous les soldats sont voisins de l'enfance et tous les chefs sur le déclin; de telle sorte que les premiers manquent d'expérience et les seconds de vigueur.

Cela est une grande cause de revers; car la première condition pour bien conduire la guerre, est d'être jeune; je n'aurais pas osé le dire, si le plus grand capitaine des temps modernes ne l'avait dit.

Ces deux causes n'agissent pas de la même manière sur les armées aristocratiques.

Comme on y avance par droit de naissance bien plus que par droit d'ancienneté, il se rencontre toujours dans tous les grades un certain nombre d'hommes jeunes, et qui apportent à la guerre toute la première énergie du corps et de l'âme.

De plus, comme les hommes qui recherchent les honneurs militaires chez un peuple aristocratique ont une position assurée dans la société civile, ils attendent rarement que les approches de la vieillesse les surprennent dans l'armée. Après avoir consacré à la carrière des armes les plus vigoureuses années de leur jeunesse, ils se retirent d'eux-mêmes et vont user dans leurs foyers les restes de leur âge mûr.

Une longue paix ne remplit pas seulement les armées démocratiques de vieux officiers, elle donne encore à tous les officiers des habitudes de corps et d'esprit qui les rendent peu propres à la guerre. Celui qui a longtemps vécu au milieu de l'atmosphère paisible et tiède des mœurs démocratiques se plie d'abord malaisément aux rudes travaux et aux austères devoirs que la guerre impose. S'il n'y perd pas absolument le goût des armes, il y prend du moins des façons de vivre qui l'empêchent de vaincre.

Chez les peuples aristocratiques, la mollesse de la vie civile exerce moins d'influence sur les mœurs militaires, parce que, chez ces peuples, c'est l'aristocratie qui conduit l'armée. Or, une aristocratie, quelque plongée qu'elle soit dans les délices, a toujours plusieurs autres passions que celles du bien-être, et elle fait volontiers le sacrifice momentané de son bien-être, pour mieux satisfaire ces passions-là.

J'ai montré comment, dans les armées démocratiques, en temps de paix, les lenteurs de l'avancement sont extrêmes. Les officiers supportent d'abord cet état de choses avec impatience; ils s'agitent, s'inquiètent et se désespèrent; mais, à la longue, la plupart d'entre eux se résignent. Ceux qui ont le plus d'ambition et de ressources sortent de l'armée; les autres proportionnant enfin leurs goûts et leurs désirs à la médiocrité de leur sort, finissent par considérer l'état militaire sous un aspect civil. Ce qu'ils en prisent le plus, c'est l'aisance et la stabilité qui l'accompagnent; sur l'assurance de cette petite fortune, ils fondent toute l'image de leur avenir, et ils ne demandent qu'à pouvoir en jouir paisiblement.

Ainsi, non seulement une longue paix remplit de vieux officiers les armées démocratiques, mais elle donne souvent des instincts de vieillards à ceux même qui y sont encore dans la vigueur de l'âge.

J'ai fait voir également comment, chez les nations démocratiques, en temps de paix, la carrière militaire était peu honorée et mal suivie.

Cette défaveur publique est un poids très-lourd qui pèse sur l'esprit de l'armée. Les âmes en sont comme pliées; et, quand enfin la guerre arrive, elles ne sauraient reprendre en un moment leur élasticité et leur vigueur.

Une semblable cause d'affaiblissement moral ne se rencontre point dans les armées aristocratiques. Les officiers ne s'y trouvent jamais abaissés à leurs propres yeux et à ceux de leurs semblables, parce que, indépendamment de leur grandeur militaire, ils sont grands par eux-mêmes.

L'influence de la paix se fit-elle sentir sur les deux armées de la même manière, les résultats seraient encore différents.

Quand les officiers d'une armée aristocratique ont perdu l'esprit guerrier et le désir de s'élever par les armes, il leur reste encore un certain respect pour l'honneur de leur ordre, et une vieille habitude d'être les premiers et de donner l'exemple. Mais lorsque les officiers d'une armée démocratique n'ont plus l'amour de la guerre et l'ambition militaire, il ne reste rien.

Je pense donc qu'un peuple démocratique qui entreprend une guerre après une longue paix, risque beaucoup plus qu'un autre d'être vaincu; mais il ne doit pas se laisser aisément abattre par les revers. Car les chances de son armée s'accroissent par la durée même de la guerre.

Lorsque la guerre, en se prolongeant, a enfin arraché tous les citoyens à leurs travaux paisibles et fait échouer leurs petites entreprises, il arrive que les mêmes passions qui leur faisaient attacher tant de prix à la paix se tournent vers les armes. La guerre, après avoir détruit toutes les industries, devient elle-même la grande et unique industrie, et c'est vers elle seule que se dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieux désirs que l'égalité a fait naître. C'est pourquoi ces mêmes nations démocratiques qu'on a tant de peine à entraîner sur les champs de bataille y font quelquefois des choses prodigieuses, quand on est enfin parvenu à leur mettre les armes à la main.

À mesure que la guerre attire de plus en plus vers l'armée tous les regards, qu'on lui voit créer en peu de temps de grandes réputations et de grandes fortunes, l'élite de la nation prend la carrière des armes; tous les esprits naturellement entreprenants, fiers et guerriers, que produit non plus seulement l'aristocratie, mais le pays entier, sont entraînés de ce côté.

Le nombre des concurrents aux honneurs militaires étant immense, et la guerre poussant rudement chacun à sa place, il finit toujours par se rencontrer de grands généraux. Une longue guerre produit sur une armée démocratique ce qu'une révolution produit sur le peuple lui-même. Elle brise les règles et fait surgir tous les hommes extraordinaires. Les officiers dont l'âme et le corps ont vieilli dans la paix, sont écartés, se retirent ou meurent. À leur place, se presse une foule d'hommes jeunes que la guerre a déjà endurcis, et dont elle a étendu et enflammé les désirs. Ceux-ci veulent grandir à tout prix et grandir sans cesse; après eux, en viennent d'autres qui ont mêmes passions et mêmes désirs; et après ces autres-là, d'autres encore, sans trouver de limites que celles de l'armée. L'égalité permet à tous l'ambition, et la mort se charge de fournir à toutes les ambitions des chances. La mort ouvre sans cesse les rangs, vide les places, ferme la carrière et l'ouvre.

Il y a d'ailleurs entre les mœurs militaires et les mœurs démocratiques un rapport caché que la guerre découvre.

Les hommes des démocraties ont naturellement le désir passionné d'acquérir vite les biens qu'ils convoitent, et d'en jouir aisément. La plupart d'entre eux adorent le hasard, et craignent bien moins la mort que la peine. C'est dans cet esprit qu'ils mènent le commerce et l'industrie; et ce même esprit, transporté par eux sur les champs de bataille, les porte à exposer volontiers leur vie pour s'assurer, en un moment, les prix de la victoire. Il n'y a pas de grandeurs qui satisfassent plus l'imagination d'un peuple démocratique que la grandeur militaire, grandeur brillante et soudaine qu'on obtient sans travail, en ne risquant que sa vie.

Ainsi, tandis que l'intérêt et les goûts écartent de la guerre les citoyens d'une démocratie, les habitudes de leur âme les préparent à la bien faire; ils deviennent aisément de bons soldats, dès qu'on a pu les arracher à leurs affaires et à leur bien-être.

Si la paix est particulièrement nuisible aux armées démocratiques, la guerre leur assure donc des avantages que les autres armées n'ont jamais; et ces avantages, bien que peu sensibles d'abord, ne peuvent manquer, à la longue, de leur donner la victoire.

Un peuple aristocratique qui, luttant contre une nation démocratique, ne réussit pas à la ruiner, dès les premières campagnes, risque toujours beaucoup d'être vaincu par elle.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXV.

De la discipline dans les armées démocratiques.

C'est une opinion fort répandue, surtout parmi les peuples aristocratiques, que la grande égalité sociale qui règne au sein des démocraties y rend à la longue le soldat indépendant de l'officier, et y détruit ainsi le lien de la discipline.

C'est une erreur. Il y a en effet deux espèces de discipline qu'il ne faut pas confondre.

Quand l'officier est le noble et le soldat le serf; l'un le riche, et l'autre le pauvre; que le premier est éclairé et fort, et le second, ignorant et faible, il est facile d'établir entre ces deux hommes le lien le plus étroit d'obéissance. Le soldat est plié à la discipline militaire avant, pour ainsi dire, que d'entrer dans l'armée, ou plutôt la discipline militaire n'est qu'un perfectionnement de la servitude sociale. Dans les armées aristocratiques, le soldat arrive assez aisément à être comme insensible à toutes choses, excepté à l'ordre de ses chefs. Il agit sans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En cet état, ce n'est plus un homme, mais c'est encore un animal très-redoutable dressé à la guerre.

Il faut que les peuples démocratiques désespèrent d'obtenir jamais de leurs soldats cette obéissance aveugle, minutieuse, résignée et toujours égale, que les peuples aristocratiques leur imposent sans peine. L'état de la société n'y prépare point: ils risqueraient de perdre leurs avantages naturels en voulant acquérir artificiellement ceux-là. Chez les peuples démocratiques, la discipline militaire ne doit pas essayer d'anéantir le libre essor des âmes; elle ne peut aspirer qu'à le diriger; l'obéissance qu'elle crée est moins exacte, mais plus impétueuse et plus intelligente. Sa racine est dans la volonté même de celui qui obéit; elle ne s'appuie pas seulement sur son instinct, mais sur sa raison; aussi se resserre-t-elle souvent d'elle-même à proportion que le péril la rend nécessaire. La discipline d'une armée aristocratique se relâche volontiers dans la guerre, parce que cette discipline se fonde sur les habitudes, et que la guerre trouble ces habitudes. La discipline d'une armée démocratique se raffermit au contraire devant l'ennemi, parce que chaque soldat voit alors très-clairement qu'il faut se taire et obéir pour pouvoir vaincre.

Les peuples qui ont fait les choses les plus considérables par la guerre, n'ont point connu d'autre discipline que celle dont je parle. Chez les anciens, on ne recevait dans les armées que des hommes libres et des citoyens, lesquels différaient peu les uns des autres, et étaient accoutumés à se traiter en égaux. Dans ce sens, on peut dire que les armées de l'antiquité étaient démocratiques, bien qu'elles sortissent du sein de l'aristocratie; aussi régnait-il dans ces armées une sorte de confraternité familière entre l'officier et le soldat. On s'en convainc en lisant la vie des grands capitaines de Plutarque. Les soldats y parlent sans cesse et fort librement à leurs généraux, et ceux-ci écoutent volontiers les discours de leurs soldats, et y répondent. C'est par des paroles et des exemples, bien plus que par la contrainte et les châtiments, qu'ils les conduisent. On dirait des compagnons autant que des chefs.

Je ne sais si les soldats grecs et romains ont jamais perfectionné au même point que les Russes les petits détails de la discipline militaire; mais cela n'a pas empêché Alexandre de conquérir l'Asie, et Rome le monde.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXVI.

Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés démocratiques.

Lorsque le principe de l'égalité ne se développe pas seulement chez une nation, mais en même temps chez plusieurs peuples voisins, ainsi que cela se voit de nos jours en Europe, les hommes qui habitent ces pays divers, malgré la disparité des langues, des usages et des lois, se ressemblent toutefois en ce point, qu'ils redoutent également la guerre, et conçoivent pour la paix un même amour[10]. En vain, l'ambition ou la colère arme les princes, une sorte d'apathie et de bienveillance universelle les apaise en dépit d'eux-mêmes, et leur fait tomber l'épée des mains: les guerres deviennent plus rares.

À mesure que l'égalité, se développant à la fois dans plusieurs pays, y pousse simultanément vers l'industrie et le commerce les hommes qui les habitent, non seulement leurs goûts se ressemblent, mais leurs intérêts se mêlent et s'enchevêtrent, de telle sorte qu'aucune nation ne peut infliger aux autres des maux qui ne retombent pas sur elle-même, et que toutes finissent par considérer la guerre comme une calamité, presque aussi grande pour le vainqueur que pour le vaincu.

Ainsi, d'un côté, il est très-difficile, dans les siècles démocratiques, d'entraîner les peuples à se combattre; mais, d'une autre part, il est presque impossible que deux d'entre eux se fassent isolément la guerre. Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs opinions et leurs besoins si semblables qu'aucun ne saurait se tenir en repos, quand les autres s'agitent. Les guerres deviennent donc plus rares; mais, lorsqu'elles naissent, elles ont un champ plus vaste.

Des peuples démocratiques qui s'avoisinent ne deviennent pas seulement semblables sur quelques points, ainsi que je viens de le dire; ils finissent par se ressembler sur presque tous[11].

Or, cette similitude des peuples a, quant à la guerre, des conséquences très-importantes.

Lorsque je me demande pourquoi la confédération helvétique du quinzième siècle faisait trembler les plus grandes et les plus puissantes nations de l'Europe, tandis que, de nos jours, son pouvoir est en rapport exact avec sa population, je trouve que les Suisses sont devenus semblables à tous les hommes qui les environnent, et ceux-ci aux Suisses; de telle sorte que, le nombre seul faisant entre eux la différence, aux plus gros bataillons appartient nécessairement la victoire. L'un des résultats de la révolution démocratique qui s'opère en Europe, est donc de faire prévaloir, sur tous les champs de bataille, la force numérique, et de contraindre toutes les petites nations à s'incorporer aux grandes, ou du moins à entrer dans la politique de ces dernières.

La raison déterminante de la victoire étant le nombre, il en résulte que chaque peuple doit tendre de tous ses efforts à amener le plus d'hommes possible sur le champ de bataille.

Quand on pouvait enrôler sous les drapeaux une espèce de troupes supérieure à toutes les autres, comme l'infanterie suisse ou la chevalerie française du seizième siècle, on n'estimait pas avoir besoin de lever de très-grosses armées; mais il n'en est plus ainsi quand tous les soldats se valent.

La même cause qui fait naître ce nouveau besoin fournit aussi les moyens de le satisfaire. Car, ainsi que je l'ai dit, quand tous les hommes sont semblables, ils sont tous faibles. Le pouvoir social est naturellement beaucoup plus fort chez les peuples démocratiques que partout ailleurs. Ces peuples, en même temps qu'ils sentent le désir d'appeler toute leur population virile sous les armes, ont donc la faculté de l'y réunir: ce qui fait que dans les siècles d'égalité les armées semblent croître à mesure que l'esprit militaire s'éteint.

Dans les mêmes siècles, la manière de faire la guerre change aussi par les mêmes causes.

Machiavel dit dans son livre du Prince «qu'il est bien plus difficile de subjuguer un peuple qui a pour chefs un prince et des barons, qu'une nation qui est conduite par un prince et des esclaves.» Mettons, pour n'offenser personne, des fonctionnaires publics au lieu d'esclaves, et nous aurons une grande vérité, fort applicable à notre sujet.

Il est très-difficile à un grand peuple aristocratique de conquérir ses voisins et d'être conquis par eux. Il ne saurait les conquérir, parce qu'il ne peut jamais réunir toutes ses forces et les tenir longtemps ensemble; et il ne peut être conquis, parce que l'ennemi trouve partout de petits foyers de résistance qui l'arrêtent. Je comparerai la guerre dans un pays aristocratique à la guerre dans un pays des montagnes: les vaincus trouvent à chaque instant l'occasion de se rallier dans de nouvelles positions et d'y tenir ferme.

Le contraire précisément se fait voir chez les nations démocratiques.

Celles-ci amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le champ de bataille, et, quand la nation est riche et nombreuse, elle devient aisément conquérante; mais une fois qu'on l'a vaincue et qu'on pénètre sur son territoire, il lui reste peu de ressources, et, si l'on vient jusqu'à s'emparer de sa capitale, la nation est perdue. Cela s'explique très-bien: chaque citoyen étant individuellement très-isolé et très-faible, nul ne peut ni se défendre soi-même, ni présenter à d'autres un point d'appui. Il n'y a de fort dans un pays démocratique que l'état; la force militaire de l'état étant détruite par la destruction de son armée, et son pouvoir civil paralysé par la prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu'une multitude sans règle et sans force qui ne peut lutter contre la puissance organisée qui l'attaque; je sais qu'on peut rendre le péril moindre en créant des libertés et par conséquent des existences provinciales; mais ce remède sera toujours insuffisant.

Non-seulement la population ne pourra plus alors continuer la guerre, mais il est à craindre qu'elle ne veuille pas le tenter.

D'après le droit des gens adopté par les nations civilisées, les guerres n'ont pas pour but de s'approprier les biens des particuliers, mais seulement de s'emparer du pouvoir politique. On ne détruit la propriété privée que par occasion et pour atteindre le second objet.

Lorsqu'une nation aristocratique est envahie après la défaite de son armée, les nobles, quoiqu'ils soient en même temps les riches, aiment mieux continuer individuellement à se défendre que de se soumettre; car, si le vainqueur restait maître du pays, il leur enlèverait leur pouvoir politique, auquel ils tiennent plus encore qu'à leurs biens: ils préfèrent donc les combats à la conquête, qui est pour eux le plus grand des malheurs, et ils entraînent aisément avec eux le peuple, parce que le peuple a contracté le long usage de les suivre et de leur obéir, et n'a d'ailleurs presque rien à risquer dans la guerre.

Chez une nation où règne l'égalité des conditions, chaque citoyen ne prend, au contraire, qu'une petite part au pouvoir politique, et souvent n'y prend point de part; d'un autre côté, tous sont indépendants et ont des biens à perdre; de telle sorte qu'on y craint bien moins la conquête et bien plus la guerre que chez un peuple aristocratique. Il sera toujours très-difficile de déterminer une population démocratique à prendre les armes quand la guerre sera portée sur son territoire. C'est pourquoi il est si nécessaire de donner à ces peuples des droits et un esprit politique qui suggère à chaque citoyen quelques-uns des intérêts qui font agir les nobles dans les aristocraties.

Il faut bien que les princes et les autres chefs des nations démocratiques se le rappellent: il n'y a que la passion et l'habitude de la liberté qui puissent lutter avec avantage contre l'habitude et la passion du bien-être. Je n'imagine rien de mieux préparé, en cas de revers, pour la conquête, qu'un peuple démocratique qui n'a pas d'institutions libres.

On entrait jadis en campagne avec peu de soldats; on livrait de petits combats et l'on faisait de longs siéges. Maintenant on livre de grandes batailles, et, dès qu'on peut marcher librement devant soi, on court sur la capitale, afin de terminer la guerre d'un seul coup.

Napoléon a inventé, dit-on, ce nouveau système. Il ne dépendait pas d'un homme, quel qu'il fût, d'en créer un semblable. La manière dont Napoléon a fait la guerre lui a été suggérée par l'état de la société de son temps, et elle lui a réussi parce qu'elle était merveilleusement appropriée à cet état, et qu'il la mettait pour la première fois en usage. Napoléon est le premier qui ait parcouru à la tête d'une armée le chemin de toutes les capitales. Mais c'est la ruine de la société féodale qui lui avait ouvert cette route. Il est permis de croire que, si cet homme extraordinaire fût né il y a trois cents ans, il n'eût pas retiré les mêmes fruits de sa méthode, ou plutôt il aurait eu une autre méthode.

Je n'ajouterai plus qu'un mot relatif aux guerres civiles, car je crains de fatiguer la patience du lecteur.

La plupart des choses que j'ai dites à propos des guerres étrangères, s'applique à plus forte raison aux guerres civiles. Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n'ont pas naturellement l'esprit militaire: ils le prennent quelquefois lorsqu'on les a entraînés malgré eux sur les champs de bataille; mais se lever en masse de soi-même et s'exposer volontairement aux misères que la guerre et surtout que la guerre civile entraîne, c'est un parti auquel l'homme des démocraties ne se résout point. Il n'y a que les citoyens les plus aventureux qui consentent à se jeter dans un semblable hasard; la masse de la population demeure immobile.

Alors même qu'elle voudrait agir, elle n'y parviendrait pas aisément; car elle ne trouve pas dans son sein d'influences anciennes et bien établies auxquelles elle veuille se soumettre, point de chefs déjà connus pour rassembler les mécontents, les régler et les conduire; point de pouvoirs politiques placés au-dessous du pouvoir national, et qui viennent appuyer efficacement la résistance qu'on lui oppose.

Dans les contrées démocratiques, la puissance morale de la majorité est immense, et les forces matérielles dont elles disposent hors de proportion avec celles qu'il est d'abord possible de réunir contre elles. Le parti qui est assis sur le siége de la majorité, qui parle en son nom et emploie son pouvoir, triomphe donc, en un moment et sans peine, de toutes les résistances particulières. Il ne leur laisse pas même le temps de naître; il en écrase le germe.

Ceux qui, chez ces peuples, veulent faire une révolution par les armes, n'ont donc d'autres ressources que de s'emparer à l'improviste de la machine toute montée du gouvernement, ce qui peut s'exécuter par un coup de main plutôt que par une guerre; car, du moment où il y a guerre en règle, le parti qui représente l'état est presque toujours sûr de vaincre.

Le seul cas où une guerre civile pourrait naître serait celui où, l'armée se divisant, une portion lèverait l'étendard de la révolte et l'autre resterait fidèle. Une armée forme une petite société fort étroitement liée et très-vivace, qui est en état de se suffire quelque temps à elle-même. La guerre pourrait être sanglante; mais elle ne serait pas longue; car, ou l'armée révoltée attirerait à elle le gouvernement par la seule démonstration de ses forces, ou par sa première victoire, et la guerre serait finie; ou bien la lutte s'engagerait, et la portion de l'armée qui ne s'appuierait pas sur la puissance organisée de l'état, ne tarderait pas à se disperser d'elle-même ou à être détruite.

On peut donc admettre comme vérité générale que dans les siècles d'égalité, les guerres civiles deviendront beaucoup plus rares et plus courtes[12].

QUATRIÈME PARTIE.
DE L'INFLUENCE QU'EXERCENT LES IDÉES ET LES SENTIMENTS DÉMOCRATIQUES SUR LA SOCIÉTÉ POLITIQUE.

Je remplirais mal l'objet de ce livre si, après avoir montré les idées et les sentiments que l'égalité suggère, je ne faisais voir, en terminant, quelle est l'influence générale que ces mêmes sentiments et ces mêmes idées peuvent exercer sur le gouvernement des sociétés humaines.

Pour y réussir, je serai obligé de revenir souvent sur mes pas. Mais j'espère que le lecteur ne refusera pas de me suivre, lorsque des chemins qui lui sont connus le conduiront vers quelque vérité nouvelle.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE I.

L'égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres.

L'égalité qui rend les hommes indépendants les uns des autres, leur fait contracter l'habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actions particulières, que leur volonté. Cette entière indépendance dont ils jouissent continuellement vis à vis de leurs égaux et dans l'usage de la vie privée les dispose à considérer d'un œil mécontent toute autorité, et leur suggère bientôt l'idée et l'amour de la liberté politique. Les hommes qui vivent dans ces temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les institutions libres. Prenez l'un d'eux au hasard; remontez, s'il se peut, à ses instincts primitifs: vous découvrirez que, parmi les différents gouvernements, celui qu'il conçoit d'abord, et qu'il prise le plus c'est le gouvernement dont il a élu le chef et dont il contrôle les actes.

De tous les effets politiques que produit l'égalité des conditions, c'est cet amour de l'indépendance qui frappe le premier les regards et dont les esprits timides s'effraient davantage, et l'on ne peut dire qu'ils aient absolument tort de le faire, car l'anarchie a des traits plus effrayants dans les pays démocratiques qu'ailleurs. Comme les citoyens n'ont aucune action les uns sur les autres, à l'instant où le pouvoir national qui les contient tous à leur place vient à manquer, il semble que le désordre doit être aussitôt à son comble, et que, chaque citoyen s'écartant de son côté, le corps social va tout à coup se trouver réduit en poussière.

Je suis convaincu toutefois que l'anarchie n'est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre.

L'égalité produit, en effet, deux tendances: l'une mène directement les hommes à l'indépendance, et peut les pousser tout à coup jusqu'à l'anarchie; l'autre les conduit, par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude.

Les peuples voient aisément la première et y résistent; ils se laissent entraîner par l'autre sans la voir; il importe donc particulièrement de la montrer.

Pour moi, loin de reprocher à l'égalité l'indocilité qu'elle inspire, c'est de cela principalement que je la loue. Je l'admire en lui voyant déposer au fond de l'esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l'indépendance politique, préparant ainsi le remède au mal qu'elle fait naître. C'est par ce côté que je m'attache à elle.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE II.

Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs.

L'idée de pouvoirs secondaires, placés entre le souverain et les sujets, se présentait naturellement à l'imagination des peuples aristocratiques, parce qu'ils renfermaient dans leur sein des individus ou des familles que la naissance, les lumières, les richesses, tenaient hors de pair, et semblaient destiner à commander. Cette même idée est naturellement absente de l'esprit des hommes dans les siècles d'égalité par des raisons contraires; on ne peut l'y introduire qu'artificiellement, et on ne l'y retient qu'avec peine; tandis qu'ils conçoivent, pour ainsi dire sans y penser, l'idée d'un pouvoir unique et central qui mène tous les citoyens par lui-même.

En politique, d'ailleurs, comme en philosophie et en religion, l'intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systèmes compliqués la repoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent à un seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir.

Après l'idée d'un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontanément à l'esprit des hommes dans les siècles d'égalité est l'idée d'une législation uniforme. Comme chacun d'eux se voit peu différent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui est applicable à un homme ne le serait pas également à tous les autres. Les moindres priviléges répugnent donc à sa raison. Les plus légères dissemblances dans les institutions politiques du même peuple le blessent, et l'uniformité législative lui paraît être la condition première d'un bon gouvernement.

Je trouve, au contraire, que cette même notion d'une règle uniforme, également imposée à tous les membres du corps social, est comme étrangère à l'esprit humain dans les siècles aristocratiques. Il ne la reçoit point ou il la rejette.

Ces penchants opposés de l'intelligence finissent, de part et d'autre, par devenir des instincts si aveugles et des habitudes si invincibles qu'ils dirigent encore les actions, en dépit des faits particuliers. Il se rencontrait quelquefois, malgré l'immense variété du moyen âge, des individus parfaitement semblables: ce qui n'empêchait pas que le législateur n'assignât à chacun d'eux des devoirs divers et des droits différents. Et, au contraire, de nos jours, des gouvernements s'épuisent, afin d'imposer les mêmes usages et les mêmes lois à des populations qui ne se ressemblent point encore.

À mesure que les conditions s'égalisent chez un peuple, les individus paraissent plus petits et la société semble plus grande, ou plutôt chaque citoyen, devenu semblable à tous les autres, se perd dans la foule, et l'on n'aperçoit plus que la vaste et magnifique image du peuple lui-même.

Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très-haute des priviléges de la société, et une idée fort humble des droits de l'individu. Ils admettent aisément que l'intérêt de l'un est tout et que celui de l'autre n'est rien. Ils accordent assez volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumières et de sagesse qu'aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire.

Si l'on veut bien examiner de près nos contemporains, et percer jusqu'à la racine de leurs opinions politiques, on y retrouvera quelques-unes des idées que je viens de reproduire, et l'on s'étonnera peut-être de rencontrer tant d'accord parmi des gens qui se font si souvent la guerre.

Les Américains croient que, dans chaque État, le pouvoir social doit émaner directement du peuple; mais, une fois que ce pouvoir est constitué, ils ne lui imaginent, pour ainsi dire, point de limites; ils reconnaissent volontiers qu'il a le droit de tout faire.

Quant à des priviléges particuliers accordés à des villes, à des familles, ou à des individus, ils en ont perdu jusqu'à l'idée. Leur esprit n'a jamais prévu qu'on pût ne pas appliquer uniformément la même loi à toutes les parties du même État et à tous les hommes qui l'habitent.

Ces mêmes opinions se répandent de plus en plus en Europe; elles s'introduisent dans le sein même des nations qui repoussent le plus violemment le dogme de la souveraineté du peuple. Celles-ci donnent au pouvoir une autre origine que les Américains; mais elles envisagent le pouvoir sous les mêmes traits. Chez toutes, la notion de puissance intermédiaire s'obscurcit et s'efface. L'idée d'un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l'esprit des hommes; l'idée du droit tout puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s'enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables; l'égalité les fait naître, et elles hâtent à leur tour les progrès de l'égalité.

En France, où la révolution dont je parle est plus avancée que chez aucun autre peuple de l'Europe, ces mêmes opinions se sont entièrement emparées de l'intelligence. Qu'on écoute attentivement la voix de nos différents partis, on verra qu'il n'y en a point qui ne les adopte. La plupart estiment que le gouvernement agit mal; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre ne laissent pas de s'accorder sur ce point. L'unité, l'ubiquité, l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L'esprit humain poursuit encore ces images quand il rêve.

Si de pareilles idées se présentent spontanément à l'esprit des particuliers, elles s'offrent plus volontiers encore à l'imagination des princes.

Tandis que le vieil état social de l'Europe s'altère et se dissout, les souverains se font sur leurs facultés et sur leurs devoirs des croyances nouvelles; ils comprennent pour la première fois que la puissance centrale qu'ils représentent peut et doit administrer par elle-même, et sur un plan uniforme, toutes les affaires et tous les hommes. Cette opinion qui, j'ose le dire, n'avait jamais été conçue avant notre temps par les rois de l'Europe, pénètre au plus profond de l'intelligence de ces princes; elle s'y tient ferme au milieu de l'agitation de toutes les autres.

Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu'on ne l'imagine; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise; mais ils s'entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur.

Toutes les idées secondaires, en matière politique, sont mouvantes; celle-là reste fixe, inaltérable, pareille à elle-même. Les publicistes et les hommes d'État l'adoptent; la foule la saisit avidement; les gouvernés et les gouvernants s'accordent à la poursuivre avec la même ardeur: elle vient la première; elle semble innée.

Elle ne sort donc point d'un caprice de l'esprit humain, mais elle est une condition naturelle de l'état actuel des hommes.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE III.

Que les sentiments des peuples démocratiques sont d'accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir.

Si, dans les siècles d'égalité, les hommes perçoivent aisément l'idée d'un grand pouvoir central, on ne saurait douter, d'autre part, que leurs habitudes et leurs sentiments ne les prédisposent à reconnaître un pareil pouvoir et à lui prêter la main. La démonstration de ceci peut être faite en peu de mots, la plupart des raisons ayant été déjà données ailleurs.

Les hommes qui habitent les pays démocratiques n'ayant ni supérieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires, se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément. J'ai eu occasion de le montrer fort au long quand il s'est agi de l'individualisme.

Ce n'est donc jamais qu'avec effort que ces hommes s'arrachent à leurs affaires particulières, pour s'occuper des affaires communes; leur pente naturelle est d'en abandonner le soin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui est l'État.

Non seulement ils n'ont pas naturellement le goût de s'occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu'il ne reste presque plus d'énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique.

Que de pareils penchants ne soient pas invincibles, ce n'est point moi qui le nierai, puisque mon but principal en écrivant ce livre a été de les combattre. Je soutiens seulement que, de nos jours, une force secrète les développe sans cesse dans le cœur humain, et qu'il suffit de ne point les arrêter pour qu'ils le remplissent.

J'ai également eu l'occasion de montrer comment l'amour croissant du bien-être et la nature mobile de la propriété faisaient redouter aux peuples démocratiques le désordre matériel. L'amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante à mesure que toutes les autres s'affaissent et meurent; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l'intérêt et le moyen de les défendre de l'anarchie en se défendant lui-même.

Comme, dans les siècles d'égalité, nul n'est obligé de prêter sa force à son semblable, et nul n'a droit d'attendre de son semblable un grand appui; chacun est tout à la fois indépendant et faible. Ces deux états, qu'il ne faut jamais envisager séparément ni confondre, donnent au citoyen des démocraties des instincts fort contraires. Son indépendance le remplit de confiance et d'orgueil au sein de ses égaux, et sa débilité lui fait sentir, de temps en temps, le besoin d'un secours étranger qu'il ne peut attendre d'aucun d'eux, puisqu'ils sont tous impuissants et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s'élève au milieu de l'abaissement universel. C'est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c'est lui qu'il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse individuelle[13].

Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les peuples démocratiques, où l'on voit les hommes qui supportent si malaisément des supérieurs, souffrir patiemment un maître, et se montrer tout à la fois fiers et serviles.

La haine que les hommes portent au privilége s'augmente à mesure que les priviléges deviennent plus rares et moins grands, de telle sorte qu'on dirait que les passions démocratiques s'enflamment davantage dans le temps même où elles trouvent le moins d'aliments. J'ai déjà donné la raison de ce phénomène. Il n'y a pas de si grande inégalité qui blesse les regards lorsque toutes les conditions sont inégales; tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l'uniformité générale; la vue en devient plus insupportable à mesure que l'uniformité est plus complète. Il est donc naturel que l'amour de l'égalité croisse sans cesse avec l'égalité elle-même; en le satisfaisant on le développe.

Cette haine immortelle et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démocratiques contre les moindres priviléges, favorise singulièrement la concentration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul représentant de l'état. Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n'excite l'envie d'aucun d'eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les prérogatives qu'il lui concède.

L'homme des siècles démocratiques n'obéit qu'avec une extrême répugnance à son voisin qui est son égal; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes; il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir; il le craint et le méprise; il aime à lui faire sentir à chaque instant la commune dépendance où ils sont tous les deux du même maître.

Toute puissance centrale qui suit ses instincts naturels aime l'égalité et la favorise; car l'égalité facilite singulièrement l'action d'une semblable puissance, l'étend et l'assure.

On peut dire également que tout gouvernement central adore l'uniformité; l'uniformité lui évite l'examen d'un infinité de détails dont il devrait s'occuper, s'il fallait faire la règle pour les hommes, au lieu de faire passer indistinctement tous les hommes sous la même règle. Ainsi, le gouvernement aime ce que les citoyens aiment, et il hait naturellement ce qu'ils haïssent. Cette communauté de sentiments qui, chez les nations démocratiques, unit continuellement dans une même pensée chaque individu et le souverain établit entre eux une secrète et permanente sympathie. On pardonne au gouvernement ses fautes en faveur de ses goûts; la confiance publique ne l'abandonne qu'avec peine au milieu de ses excès ou de ses erreurs, et elle revient à lui dès qu'il la rappelle. Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pouvoir central; mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même.

Ainsi, je suis parvenu par deux chemins divers au même but. J'ai montré que l'égalité suggérait aux hommes la pensée d'un gouvernement unique uniforme et fort. Je viens de faire voir qu'elle leur en donne le goût; c'est donc vers un gouvernement de cette espèce que tendent les nations de nos jours. La pente naturelle de leur esprit et de leur cœur les y mène, et il leur suffit de ne point se retenir pour qu'elles y arrivent.

Je pense que dans les siècles démocratiques qui vont s'ouvrir, l'indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l'art. La centralisation sera le gouvernement naturel.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE IV.

De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l'en détournent.

Si tous les peuples démocratiques sont entraînés instinctivement vers la centralisation des pouvoirs, ils y tendent d'une manière inégale. Cela dépend des circonstances particulières qui peuvent développer ou restreindre les effets naturels de l'état social. Ces circonstances sont en très-grand nombre; je ne parlerai que de quelques-unes.

Chez des hommes qui ont longtemps vécu libres avant de devenir égaux, les instincts que la liberté avait donnés combattent jusqu'à un certain point les penchants que suggère l'égalité; et, bien que parmi eux le pouvoir central accroisse ses priviléges, les particuliers n'y perdent jamais entièrement leur indépendance.

Mais quand l'égalité vient à se développer chez un peuple qui n'a jamais connu ou qui ne connaît plus depuis longtemps la liberté, ainsi que cela se voit sur le continent de l'Europe, les anciennes habitudes de la nation arrivant à se combiner subitement et par une sorte d'attraction naturelle avec les habitudes et les doctrines nouvelles que fait naître l'état social, tous les pouvoirs semblent accourir d'eux-mêmes vers le centre; ils s'y accumulent avec une rapidité surprenante, et l'État atteint tout d'un coup les extrêmes limites de sa force, tandis que les particuliers se laissent tomber en un moment jusqu'au dernier degré de la faiblesse.

Les Anglais qui vinrent, il y a trois siècles, fonder dans les déserts du Nouveau-Monde une société démocratique, s'étaient tous habitués dans la mère-patrie à prendre part aux affaires publiques; ils connaissaient le jury; ils avaient la liberté de la parole et celle de la presse, la liberté individuelle, l'idée du droit et l'usage d'y recourir. Ils transportèrent en Amérique ces institutions libres et ces mœurs viriles, et elles les soutinrent contre les envahissements de l'État.

Chez les Américains, c'est donc la liberté qui est ancienne; l'égalité est comparativement nouvelle. Le contraire arrive en Europe, où l'égalité introduite par le pouvoir absolu, et sous l'œil des rois, avait déjà pénétré dans les habitudes des peuples longtemps avant que la liberté ne fût entrée dans leurs idées.

J'ai dit que chez les peuples démocratiques le gouvernement ne se présentait naturellement à l'esprit humain que sous la forme d'un pouvoir unique et central, et que la notion des pouvoirs intermédiaires ne lui était pas familière. Cela est particulièrement applicable aux nations démocratiques qui ont vu le principe de l'égalité triompher à l'aide d'une révolution violente. Les classes qui dirigeaient les affaires locales disparaissant tout à coup dans cette tempête, et la masse confuse qui reste n'ayant encore ni l'organisation ni les habitudes qui lui permettent de prendre en main l'administration de ces mêmes affaires, on n'aperçoit plus que l'état lui-même qui puisse se charger de tous les détails du gouvernement. La centralisation devient un fait en quelque sorte nécessaire.

Il ne faut ni louer ni blâmer Napoléon d'avoir concentré dans ses seules mains presque tous les pouvoirs administratifs; car, après la brusque disparition de la noblesse et de la haute bourgeoisie, ces pouvoirs lui arrivaient d'eux-mêmes; il lui eût été presque aussi difficile de les repousser que de les prendre. Une semblable nécessité ne s'est jamais fait sentir aux Américains, qui, n'ayant point eu de révolution et s'étant, dès l'origine, gouvernés eux-mêmes, n'ont jamais dû charger l'état de leur servir momentanément de tuteur.

Ainsi la centralisation ne se développe pas seulement chez un peuple démocratique suivant le progrès de l'égalité, mais encore suivant la manière dont cette égalité se fonde.

Au commencement d'une grande révolution démocratique, et quand la guerre entre les différentes classes ne fait que de naître, le peuple s'efforce de centraliser l'administration publique dans les mains du gouvernement, afin d'arracher la direction des affaires locales à l'aristocratie. Vers la fin de cette même révolution, au contraire, c'est d'ordinaire l'aristocratie vaincue qui tâche de livrer à l'État la direction de toutes les affaires, parce qu'elle redoute la menue tyrannie du peuple, devenu son égal et souvent son maître.

Ainsi ce n'est pas toujours la même classe de citoyens qui s'applique à accroître les prérogatives du pouvoir; mais, tant que dure la révolution démocratique, il se rencontre toujours dans la nation une classe puissante par le nombre ou par la richesse, que des passions spéciales et des intérêts particuliers portent à centraliser l'administration publique, indépendamment de la haine pour le gouvernement du voisin, qui est un sentiment général et permanent chez les peuples démocratiques. On peut remarquer que, de notre temps, ce sont les classes inférieures d'Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruire l'indépendance locale et à transporter l'administration de tous les points de la circonférence au centre, tandis que les classes supérieures s'efforcent de retenir cette même administration dans ses anciennes limites. J'ose prédire qu'un jour viendra où l'on verra un spectacle tout contraire.

Ce qui précède fait bien comprendre pourquoi le pouvoir social doit toujours être plus fort et l'individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l'égalité par un long et pénible travail social, que dans une société démocratique, où, depuis l'origine, les citoyens ont toujours été égaux. C'est ce que l'exemple des Américains achève de prouver.

Les hommes qui habitent les États-Unis n'ont jamais été séparés par aucun privilége; ils n'ont jamais connu la relation réciproque d'inférieur et de maître, et, comme ils ne se redoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n'ont jamais connu le besoin d'appeler le souverain à diriger le détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière: ils ont pris à l'aristocratie d'Angleterre l'idée des droits individuels et le goût des libertés locales; et ils ont pu conserver l'une et l'autre, parce qu'ils n'ont pas eu à combattre d'aristocratie.

Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indépendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout puissant; les instincts suffisent. Mais il faut aux hommes beaucoup d'intelligence, de science et d'art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secondaires, et pour créer, au milieu de l'indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie, sans détruire l'ordre.

La concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de l'égalité, mais en raison de l'ignorance.

Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernement manque souvent de lumières pour perfectionner le despotisme, comme les citoyens pour s'y dérober. Mais l'effet n'est point égal des deux parts.

Quelque grossier que soit un peuple démocratique, le pouvoir central qui le dirige n'est jamais complétement privé de lumières, parce qu'il attire aisément à lui le peu qui s'en rencontre dans le pays, et que, au besoin, il va en chercher au dehors. Chez une nation qui est ignorante aussi bien que démocratique, il ne peut donc manquer de se manifester bientôt une différence prodigieuse entre la capacité intellectuelle du souverain et celle de chacun de ses sujets. Cela achève de concentrer aisément dans ses mains tous les pouvoirs. La puissance administrative de l'état s'étend sans cesse, parce qu'il n'y a que lui qui soit assez habile pour administrer.

Les nations aristocratiques, quelque peu éclairées qu'on les suppose, ne donnent jamais le même spectacle, parce que les lumières y sont assez également réparties entre le prince et les principaux citoyens.

Le pacha qui règne aujourd'hui sur l'Égypte a trouvé la population de ce pays composée d'hommes très-ignorants et très-égaux, et il s'est approprié, pour la gouverner, la science et l'intelligence de l'Europe. Les lumières particulières du souverain arrivant ainsi à se combiner avec l'ignorance et la faiblesse démocratique des sujets, le dernier terme de la centralisation a été atteint sans peine, et le prince a pu faire du pays sa manufacture, et des habitants ses ouvriers.

Je crois que la centralisation extrême du pouvoir politique finit par énerver la société, et par affaiblir ainsi à la longue le gouvernement lui-même. Mais je ne nie point qu'une force sociale centralisée ne soit en état d'exécuter aisément, dans un temps donné et sur un point déterminé, de grandes entreprises. Cela est surtout vrai dans la guerre où le succès dépend bien plus de la facilité qu'on trouve à porter rapidement toutes ses ressources sur un certain point, que de l'étendue même de ses ressources. C'est donc principalement dans la guerre que les peuples sentent le désir et souvent le besoin d'augmenter les prérogatives du pouvoir central. Tous les génies guerriers aiment la centralisation qui accroît leurs forces, et tous les génies centralisateurs aiment la guerre, qui oblige les nations à resserrer dans les mains de l'état tous les pouvoirs. Ainsi, la tendance démocratique qui porte les hommes à multiplier sans cesse les priviléges de l'état et à restreindre les droits des particuliers est bien plus rapide et plus continue chez les peuples démocratiques, sujets par leur position à de grandes et fréquentes guerres, et dont l'existence peut souvent être mise en péril, que chez tous les autres.

J'ai dit comment la crainte du désordre et l'amour du bien-être portaient insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l'anarchie. J'ai à peine besoin d'ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l'état d'une société démocratique troublé et précaire, augmente cet instinct général et porte, de plus en plus, les particuliers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits.

Un peuple n'est donc jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir central qu'au sortir d'une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des mains de leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la nation de haines furieuses, d'intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tranquillité publique devient alors une passion aveugle, et les citoyens sont sujets à s'éprendre d'un amour très-désordonné pour l'ordre.

Je viens d'examiner plusieurs accidents qui tous concourent à aider la centralisation du pouvoir. Je n'ai pas encore parlé du principal.

La première des causes accidentelles qui, chez les peuples démocratiques, peuvent attirer dans les mains du souverain la direction de toutes les affaires, c'est l'origine de ce souverain lui-même et ses penchants.

Les hommes qui vivent dans les siècles d'égalité aiment naturellement le pouvoir central et étendent volontiers ses priviléges; mais s'il arrive que ce même pouvoir représente fidèlement leurs intérêts et reproduise exactement leurs instincts, la confiance qu'ils lui portent n'a presque point de bornes, et ils croient accorder à eux-mêmes tout ce qu'ils lui donnent.

L'attraction des pouvoirs administratifs vers le centre sera toujours moins aisée et moins rapide avec des rois qui tiennent encore par quelque endroit à l'ancien ordre aristocratique, qu'avec des princes nouveaux, fils de leurs œuvres, que leur naissance, leurs préjugés, leurs instincts, leurs habitudes, semblent lier indissolublement à la cause de l'égalité. Je ne veux point dire que les princes d'origine aristocratique qui vivent dans les siècles de démocratie ne cherchent point à centraliser. Je crois qu'ils s'y emploient aussi diligemment que tous les autres. Pour eux, les seuls avantages de l'égalité sont de ce côté; mais leurs facilités sont moindres, parce que les citoyens, au lieu d'aller naturellement au-devant de leurs désirs, ne s'y prêtent souvent qu'avec peine. Dans les sociétés démocratiques, la centralisation sera toujours d'autant plus grande que le souverain sera moins aristocratique; voilà la règle.

Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugés naturels du souverain se trouvant en parfait accord avec les préjugés naturels des nobles, les vices inhérents aux sociétés aristocratiques se développent librement, et ne trouvent point leur remède. Le contraire arrive quand le rejeton d'une tige féodale est placé à la tête d'un peuple démocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, ses habitudes et ses souvenirs, vers les sentiments que l'inégalité des conditions suggère; et le peuple tend sans cesse, par son état social, vers les mœurs que l'égalité fait naître. Il arrive alors souvent que les citoyens cherchent à contenir le pouvoir central, bien moins comme tyrannique que comme aristocratique; et qu'ils maintiennent fermement leur indépendance non seulement parce qu'ils veulent être libres, mais surtout parce qu'ils prétendent rester égaux.

Une révolution qui renverse une ancienne famille de rois pour placer des hommes nouveaux à la tête d'un peuple démocratique, peut affaiblir momentanément le pouvoir central; mais quelque anarchique qu'elle paraisse d'abord, on ne doit point hésiter à prédire que son résultat final et nécessaire sera d'étendre, et d'assurer les prérogatives de ce même pouvoir.

La première et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à centraliser la puissance publique dans une société démocratique est d'aimer l'égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie: elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE V.

Que parmi les nations européennes de nos jours, le pouvoir souverain s'accroît, quoique les souverains soient moins stables.

Si l'on vient à réfléchir sur ce qui précède, on sera surpris et effrayé de voir comment, en Europe, tout semble concourir à accroître indéfiniment les prérogatives du pouvoir central et à rendre chaque jour l'existence individuelle plus faible, plus subordonnée et plus précaire.

Les nations démocratiques de l'Europe ont toutes les tendances générales et permanentes qui portent les Américains vers la centralisation des pouvoirs, et, de plus, elles sont soumises à une multitude de causes secondaires et accidentelles que les Américains ne connaissent point. On dirait que chaque pas qu'elles font vers l'égalité les rapproche du despotisme.

Il suffit de jeter les yeux autour de nous et sur nous-mêmes, pour s'en convaincre.

Durant les siècles aristocratiques qui ont précédé le nôtre, les souverains de l'Europe avaient été privés ou s'étaient dessaisis de plusieurs des droits inhérents à leur pouvoir. Il n'y a pas encore cent ans que, chez la plupart des nations européennes, il se rencontrait des particuliers ou des corps presque indépendants qui administraient la justice, levaient et entretenaient des soldats, percevaient des impôts, et souvent même faisaient ou expliquaient la loi. L'état a partout repris pour lui seul ces attributs naturels de la puissance souveraine; dans tout ce qui a rapport au gouvernement, il ne souffre plus d'intermédiaire entre lui et les citoyens, et il les dirige par lui-même dans les affaires générales. Je suis bien loin de blâmer cette concentration des pouvoirs; je me borne à la montrer.

À la même époque il existait en Europe un grand nombre de pouvoirs secondaires qui représentaient des intérêts locaux et administraient les affaires locales. La plupart de ces autorités locales ont déjà disparu; toutes tendent rapidement à disparaître ou à tomber dans la plus complète dépendance. D'un bout de l'Europe à l'autre, les priviléges des seigneurs, les libertés des villes, les administrations provinciales, sont détruites ou vont l'être.

L'Europe a éprouvé, depuis un demi-siècle, beaucoup de révolutions et contre révolutions qui l'ont remuée en sens contraires. Mais tous ces mouvements se ressemblent en un point: tous ont ébranlé ou détruit les pouvoirs secondaires. Des priviléges locaux, que la nation française n'avait pas abolis dans les pays conquis par elle, ont achevé de succomber sous les efforts des princes qui l'ont vaincue. Ces princes ont rejeté toutes les nouveautés que la révolution avait créées chez eux, excepté la centralisation: c'est la seule chose qu'ils aient consenti à tenir d'elle.

Ce que je veux remarquer, c'est que tous ces droits divers qui ont été arrachés successivement, de notre temps, à des classes, à des corporations, à des hommes, n'ont point servi à élever sur une base plus démocratique de nouveaux pouvoirs secondaires, mais se sont concentrés de toutes parts dans les mains du souverain. Partout l'état arrive de plus en plus à diriger par lui-même les moindres citoyens et à conduire seul chacun d'eux dans les moindres affaires[14].

Presque tous les établissements charitables de l'ancienne Europe étaient dans les mains de particuliers ou de corporations; ils sont tous tombés plus ou moins sous la dépendance du souverain, et, dans plusieurs pays, ils sont régis par lui. C'est l'état qui a entrepris presque seul de donner du pain à ceux qui ont faim, des secours et un asile aux malades, du travail aux oisifs; il s'est fait le réparateur presque unique de toutes les misères.

L'éducation, aussi bien que la charité, est devenue, chez la plupart des peuples de nos jours, une affaire nationale. L'état reçoit et souvent prend l'enfant des bras de sa mère, pour le confier à ses agents; c'est lui qui se charge d'inspirer à chaque génération des sentiments, et de lui fournir des idées. L'uniformité règne dans les études comme dans tout le reste; la diversité, comme la liberté, en disparaissent chaque jour.

Je ne crains pas non plus d'avancer que chez presque toutes les nations chrétiennes de nos jours, les catholiques aussi bien que les protestantes, la religion est menacée de tomber dans les mains du gouvernement. Ce n'est pas que les souverains se montrent fort jaloux de fixer eux-mêmes le dogme; mais ils s'emparent de plus en plus des volontés de celui qui l'explique; ils ôtent au clergé ses propriétés, lui assignent un salaire, détournent et utilisent à leur seul profit l'influence que le prêtre possède; ils en font un de leurs fonctionnaires et souvent un de leurs serviteurs, et ils pénètrent avec lui jusqu'au plus profond de l'âme de chaque homme[15].

Mais ce n'est encore là qu'un côté du tableau.

Non seulement le pouvoir du souverain s'est étendu, comme nous venons de le voir, dans la sphère entière des anciens pouvoirs; celle-ci ne suffit plus pour le contenir; il la déborde de toutes parts et va se répandre sur le domaine que s'était réservé jusqu'ici l'indépendance individuelle. Une multitude d'actions qui échappaient jadis entièrement au contrôle de la société, y ont été soumises de nos jours, et leur nombre s'accroît sans cesse.

Chez les peuples aristocratiques, le pouvoir social se bornait d'ordinaire à diriger et à surveiller les citoyens dans tout ce qui avait un rapport direct et visible avec l'intérêt national; il les abandonnait volontiers à leur libre arbitre en tout le reste. Chez ces peuples le gouvernement semblait oublier souvent qu'il est un point où les fautes et les misères des individus compromettent le bien-être universel, et qu'empêcher la ruine d'un particulier doit quelquefois être une affaire publique.

Les nations démocratiques de notre temps penchent vers un excès contraire.

Il est évident que la plupart de nos princes ne veulent pas seulement diriger le peuple tout entier; on dirait qu'ils se jugent responsables des actions et de la destinée individuelle de leurs sujets, qu'ils ont entrepris de conduire et d'éclairer chacun d'eux dans les différents actes de sa vie, et, au besoin, de le rendre heureux malgré lui-même.

De leur côté les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le même jour; dans tous leurs besoins ils l'appellent à leur aide, et ils attachent à tous moments sur lui leurs regards comme sur un précepteur ou sur un guide.

J'affirme qu'il n'y a pas de pays en Europe où l'administration publique ne soit devenue non seulement plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée; partout elle pénètre plus avant que jadis dans les affaires privées; elle règle à sa manière plus d'actions, et des actions plus petites, et elle s'établit davantage tous les jours à côté, autour et au-dessus de chaque individu, pour l'assister, le conseiller et le contraindre.

Jadis, le souverain vivait du revenu de ses terres ou du produit des taxes. Il n'en est plus de même aujourd'hui que ses besoins ont crû avec sa puissance. Dans les mêmes circonstances où jadis un prince établissait un nouvel impôt, on a recours aujourd'hui à un emprunt. Peu à peu l'état devient ainsi le débiteur de la plupart des riches, et il centralise dans ses mains les plus grands capitaux.

Il attire les moindres d'une autre manière.

À mesure que les hommes se mêlent et que les conditions s'égalisent, le pauvre a plus de ressources, de lumières et de désirs. Il conçoit l'idée d'améliorer son sort, et il cherche à y parvenir par l'épargne. L'épargne fait donc naître, chaque jour, un nombre infini de petits capitaux, fruits lents et successifs du travail; ils s'accroissent sans cesse. Mais le plus grand nombre resteraient improductifs, s'ils demeuraient épars. Cela a donné naissance à une institution philanthropique qui deviendra bientôt, si je ne me trompe, une de nos plus grandes institutions politiques. Des hommes charitables ont conçu la pensée de recueillir l'épargne du pauvre et d'en utiliser le produit. Dans quelques pays, ces associations bienfaisantes sont restées entièrement distinctes de l'état; mais, dans presque tous, elles tendent visiblement à se confondre avec lui, et il y en a même quelques unes où le gouvernement les a remplacées, et où il a entrepris la tâche immense de centraliser dans un seul lieu, et de faire valoir par ses seules mains l'épargne journalière de plusieurs millions de travailleurs.

Ainsi, l'état attire à lui l'argent des riches par l'emprunt, et par les caisses d'épargne il dispose à son gré des deniers du pauvre. Près de lui et dans ses mains, les richesses du pays accourent sans cesse; elles s'y accumulent d'autant plus que l'égalité des conditions devient plus grande; car, chez une nation démocratique, il n'y a que l'état qui inspire de la confiance aux particuliers, parce qu'il n'y a que lui seul qui leur paraisse avoir quelque force et quelque durée[16].

Ainsi le souverain ne se borne pas à diriger la fortune publique; il s'introduit encore dans les fortunes privées; il est le chef de chaque citoyen et souvent son maître, et, de plus, il se fait son intendant et son caissier.

Non seulement le pouvoir central remplit seul la sphère entière des anciens pouvoirs, l'étend et la dépasse, mais il s'y meut, avec plus d'agilité, de force et d'indépendance qu'il ne faisait jadis.

Tous les gouvernements de l'Europe ont prodigieusement perfectionné, de notre temps, la science administrative; ils font plus de choses, et ils font chaque chose avec plus d'ordre, de rapidité, et moins de frais; ils semblent s'enrichir sans cesse de toutes les lumières qu'ils ont enlevées aux particuliers. Chaque jour, les princes de l'Europe tiennent leurs délégués dans une dépendance plus étroite, et ils inventent des méthodes nouvelles pour les diriger de plus près, et les surveiller avec moins de peine. Ce n'est point assez pour eux de conduire toutes les affaires par leurs agents, ils entreprennent de diriger la conduite de leurs agents dans toutes leurs affaires; de sorte que l'administration publique ne dépend pas seulement du même pouvoir; elle se resserre de plus en plus dans un même lieu, et se concentre dans moins de mains. Le gouvernement centralise son action en même temps qu'il accroît ses prérogatives: double cause de force.

Quand on examine la constitution qu'avait jadis le pouvoir judiciaire, chez la plupart des nations de l'Europe, deux choses frappent: L'indépendance de ce pouvoir, et l'étendue de ses attributions.

Non seulement les cours de justice décidaient presque toutes les querelles entre particuliers; dans un grand nombre de cas, elles servaient d'arbitres entre chaque individu et l'état.

Je ne veux point parler ici des attributions politiques et administratives que les tribunaux avaient usurpées en quelques pays, mais des attributions judiciaires qu'ils possédaient dans tous. Chez tous les peuples d'Europe, il y avait et il y a encore beaucoup de droits individuels, se rattachant la plupart au droit général de propriété, qui étaient placés sous la sauvegarde du juge, et que l'état ne pouvait violer sans la permission de celui-ci.

C'est ce pouvoir semi-politique qui distinguait principalement les tribunaux d'Europe de tous les autres; car tous les peuples ont eu des juges, mais tous n'ont point donné aux juges les mêmes priviléges.

Si l'on examine maintenant ce qui se passe chez les nations démocratiques de l'Europe qu'on appelle libres, aussi bien que chez les autres, on voit que, de toutes parts, à côté de ces tribunaux, il s'en crée d'autres plus dépendants dont l'objet particulier est de décider exceptionnellement les questions litigieuses qui peuvent s'élever entre l'administration publique et les citoyens. On laisse à l'ancien pouvoir judiciaire son indépendance, mais on resserre sa juridiction, et l'on tend, de plus en plus, à n'en faire qu'un arbitre entre des intérêts particuliers.

Le nombre de ces tribunaux spéciaux augmente sans cesse, et leurs attributions croissent. Le gouvernement échappe donc chaque jour davantage à l'obligation de faire sanctionner par un autre pouvoir ses volontés et ses droits. Ne pouvant se passer de juges, il veut, du moins, choisir lui-même ses juges et les tenir toujours dans sa main, c'est-à-dire que, entre lui et les particuliers, il place encore l'image de la justice, plutôt que la justice elle-même.

Ainsi, il ne suffit point à l'état d'attirer à lui toutes les affaires, il arrive encore, de plus en plus, à les décider toutes par lui-même sans contrôle et sans recours[17].

Il y a chez les nations modernes de l'Europe une grande cause qui, indépendamment de toutes celles que je viens d'indiquer, contribue sans cesse à étendre l'action du souverain ou à augmenter ses prérogatives: on n'y a pas assez pris garde. Cette cause est le développement de l'industrie, que les progrès de l'égalité favorisent.

L'industrie agglomère d'ordinaire une multitude d'hommes dans le même lieu; elle établit entre eux des rapports nouveaux et compliqués. Elle les expose à de grandes et subites alternatives d'abondance et de misère, durant lesquelles la tranquillité publique est menacée. Il peut arriver enfin que ses travaux compromettent la santé et même la vie de ceux qui en profitent, ou de ceux qui s'y livrent. Ainsi, la classe industrielle a plus besoin d'être réglementée, surveillée et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle.

Cette vérité est généralement applicable; mais voici ce qui se rapporte plus particulièrement aux nations de l'Europe.

Dans les siècles qui ont précédé ceux où nous vivons, l'aristocratie possédait le sol, et était en état de le défendre. La propriété immobilière fut donc environnée de garanties, et ses possesseurs jouirent d'une grande indépendance. Cela créa des lois et des habitudes qui se sont perpétuées, malgré la division des terres et la ruine des nobles; et, de nos jours, les propriétaires fonciers et les agriculteurs sont encore de tous les citoyens ceux qui échappent le plus aisément au contrôle du pouvoir social.

Dans ces mêmes siècles aristocratiques, où se trouvent toutes les sources de notre histoire, la propriété mobilière avait peu d'importance, et ses possesseurs étaient méprisés et faibles; les industriels formaient une classe exceptionnelle au milieu du monde aristocratique. Comme ils n'avaient point de patronage assuré, ils n'étaient point protégés, et souvent ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes.

Il entra donc dans les habitudes de considérer la propriété industrielle comme un bien d'une nature particulière, qui ne méritait point les mêmes égards, et qui ne devait pas obtenir les mêmes garanties que la propriété en général, et les industriels comme une petite classe à part dans l'ordre social, dont l'indépendance avait peu de valeur, et qu'il convenait d'abandonner à la passion réglementaire des princes. Si l'on ouvre en effet les codes du moyen-âge on est étonné de voir comment, dans ces siècles d'indépendance individuelle, l'industrie était sans cesse réglementée par les rois, jusque dans ses moindres détails; sur ce point, la centralisation est aussi active et aussi détaillée qu'elle saurait l'être.

Depuis ce temps, une grande révolution a eu lieu dans le monde; la propriété industrielle, qui n'était qu'un germe, s'est développée, elle couvre l'Europe; la classe industrielle s'est étendue, elle s'est enrichie des débris de toutes les autres; elle a crû en nombre, en importance, en richesse; elle croît sans cesse; presque tous ceux qui n'en font pas partie s'y rattachent, du moins par quelque endroit; après avoir été la classe exceptionnelle, elle menace de devenir la classe principale, et pour ainsi dire, la classe unique; cependant, les idées et les habitudes politiques que jadis elle avait fait naître, sont demeurées. Ces idées et ces habitudes n'ont point changé, parce qu'elles sont vieilles et ensuite parce qu'elles se trouvent en parfaite harmonie avec les idées nouvelles et les habitudes générales des hommes de nos jours.

La propriété industrielle n'augmente donc point ses droits avec son importance. La classe industrielle ne devient pas moins dépendante en devenant plus nombreuse; mais on dirait, au contraire, qu'elle apporte le despotisme dans son sein, et qu'il s'étend naturellement à mesure qu'elle se développe[18].

En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un plus grand besoin de routes, de canaux, de ports et autres travaux d'une nature semi-publique, qui facilitent l'acquisition des richesses, et en proportion qu'elle est plus démocratique, les particuliers éprouvent plus de difficulté à exécuter de pareils travaux, et l'état plus de facilité à les faire. Je ne crains pas d'affirmer que la tendance manifeste de tous les souverains de notre temps est de se charger seuls de l'exécution de pareilles entreprises; par là, ils resserrent chaque jour les populations dans une plus étroite dépendance.

D'autre part, à mesure que la puissance de l'état s'accroît, et que ses besoins augmentent, il consomme lui-même une quantité toujours plus grande de produits industriels, qu'il fabrique d'ordinaire dans ses arsenaux et ses manufactures. C'est ainsi que, dans chaque royaume, le souverain devient le plus grand des industriels; il attire et retient à son service un nombre prodigieux d'ingénieurs, d'architectes, de mécaniciens, et d'artisans.

Il n'est pas seulement le premier des industriels, il tend de plus en plus à se rendre le chef ou plutôt le maître de tous les autres.

Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus égaux, ils ne peuvent rien faire en industrie sans s'associer; or, la puissance publique veut naturellement placer ces associations sous son contrôle.

Il faut reconnaître que ces sortes d'êtres collectifs qu'on nomme associations, sont plus forts et plus redoutables qu'un simple individu ne saurait l'être, et qu'ils ont moins que ceux-ci la responsabilité de leurs propres actes, d'où il résulte qu'il semble raisonnable de laisser à chacune d'elles une indépendance moins grande de la puissance sociale qu'on ne le ferait pour un particulier.

Les souverains ont d'autant plus de pente à agir ainsi que leurs goûts les y convient. Chez les peuples démocratiques, il n'y a que par l'association que la résistance des citoyens au pouvoir central puisse se produire; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu'avec défaveur les associations qui ne sont pas sous sa main; et ce qui est fort digne de remarque, c'est que chez ces peuples démocratiques, les citoyens envisagent souvent ces mêmes associations, dont ils ont tant besoin, avec un sentiment secret de crainte et de jalousie, qui les empêche de les défendre. La puissance et la durée de ces petites sociétés particulières, au milieu de la faiblesse et de l'instabilité générale, les étonnent et les inquiètent, et ils ne sont pas éloignés de considérer comme de dangereux priviléges le libre emploi que fait chacune d'elles de ses facultés naturelles.

Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d'ailleurs autant de personnes nouvelles, dont le temps n'a pas consacré les droits, et qui entrent dans le monde à une époque où l'idée des droits particuliers est faible, et où le pouvoir social est sans limites; il n'est pas surprenant qu'elles perdent leur liberté en naissant.

Chez tous les peuples de l'Europe, il y a certaines associations qui ne peuvent se former qu'après que l'état a examiné leurs statuts, et autorisé leur existence. Chez plusieurs, on fait des efforts pour étendre à toutes les associations cette règle. On voit aisément où mènerait le succès d'une pareille entreprise.

Si une fois le souverain avait le droit général d'autoriser à certaines conditions les associations de toutes espèces, il ne tarderait pas à réclamer celui de les surveiller et de les diriger, afin qu'elles ne puissent pas s'écarter de la règle qu'il leur aurait imposée. De cette manière, l'état, après avoir mis dans sa dépendance tous ceux qui ont envie de s'associer, y mettrait encore tous ceux qui se sont associés, c'est-à-dire presque tous les hommes qui vivent de nos jours.

Les souverains s'approprient ainsi de plus en plus et mettent à leur usage la plus grande partie de cette force nouvelle que l'industrie crée de notre temps dans le monde. L'industrie nous mène, et ils la mènent.

J'attache tant d'importance à tout ce que je viens de dire que je suis tourmenté de la peur d'avoir nui à ma pensée, en voulant mieux la rendre.

Si donc le lecteur trouve que les exemples cités à l'appui de mes paroles sont insuffisants ou mal choisis; s'il pense que j'aie exagéré en quelque endroit les progrès du pouvoir social, et qu'au contraire j'aie restreint outre mesure la sphère où se meut encore l'indépendance individuelle, je le supplie d'abandonner un moment le livre, et de considérer à son tour par lui-même les objets que j'avais entrepris de lui montrer. Qu'il examine attentivement ce qui se passe chaque jour parmi nous et hors de nous; qu'il interroge ses voisins; qu'il se contemple enfin lui-même; je suis bien trompé s'il n'arrive sans guide, et par d'autres chemins, au point où j'ai voulu le conduire.

Il s'apercevra que, pendant le demi-siècle qui vient de s'écouler, la centralisation a crû partout de mille façons différentes. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont servi à son développement; tous les hommes ont travaillé à l'accroître. Pendant cette même période, durant laquelle ils se sont succédé avec une rapidité prodigieuse à la tête des affaires, leurs idées, leurs intérêts, leurs passions ont varié à l'infini; mais tous ont voulu centraliser en quelques manières. L'instinct de la centralisation a été comme le seul point immobile, au milieu de la mobilité singulière de leur existence et de leurs pensées.

Et lorsque le lecteur, ayant examiné ce détail des affaires humaines, voudra en embrasser dans son ensemble le vaste tableau, il restera étonné.

D'un côté, les plus fermes dynasties sont ébranlées ou détruites; de toutes parts les peuples échappent violemment à l'empire de leurs lois; ils détruisent ou limitent l'autorité de leurs seigneurs ou de leurs princes; toutes les nations qui ne sont point en révolution paraissent du moins inquiètes et frémissantes; un même esprit de révolte les anime. Et de l'autre, dans ce même temps d'anarchie et chez ces mêmes peuples si indociles, le pouvoir social accroît sans cesse ses prérogatives; il devient plus centralisé, plus entreprenant, plus absolu, plus étendu. Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle de l'administration publique; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et ces mêmes hommes qui de temps à autre renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d'un commis.

Ainsi donc deux révolutions semblent s'opérer, de nos jours, en sens contraire; l'une affaiblit continuellement le pouvoir, et l'autre le renforce sans cesse: à aucune autre époque de notre histoire il n'a paru si faible ni si fort.

Mais quand on vient enfin à considérer de plus près l'état du monde, on voit que ces deux révolutions sont intimement liées l'une à l'autre, qu'elles partent de la même source, et qu'après avoir eu un cours divers, elles conduisent enfin les hommes au même lieu.

Je ne craindrai pas encore de répéter une dernière fois ce que j'ai déjà dit ou indiqué dans plusieurs endroits de ce livre: il faut bien prendre garde de confondre le fait même de l'égalité avec la révolution qui achève de l'introduire dans l'état social et dans les lois; c'est là que se trouve la raison de presque tous les phénomènes qui nous étonnent.

Tous les anciens pouvoirs politiques de l'Europe, les plus grands aussi bien que les moindres, ont été fondés dans des siècles d'aristocratie, et ils représentaient ou défendaient plus ou moins le principe de l'inégalité et du privilége. Pour faire prévaloir dans le gouvernement les besoins et les intérêts nouveaux que suggérait l'égalité croissante, il a donc fallu aux hommes de nos jours renverser ou contraindre les anciens pouvoirs. Cela les a conduits à faire des révolutions, et a inspiré à un grand nombre d'entre eux ce goût sauvage du désordre et de l'indépendance que toutes les révolutions, quel que soit leur objet, font toujours naître.

Je ne crois pas qu'il y ait une seule contrée en Europe où le développement de l'égalité n'ait point été précédé ou suivi de quelques changements violents dans l'état de la propriété et des personnes, et presque tous ces changements ont été accompagnés de beaucoup d'anarchie et de licence, parce qu'ils étaient faits par la portion la moins policée de la nation, contre celle qui l'était le plus.

De là sont sorties les deux tendances contraires que j'ai précédemment montrées. Tant que la révolution démocratique était dans sa chaleur, les hommes occupés à détruire les anciens pouvoirs aristocratiques qui combattaient contre elle, se montraient animés d'un grand esprit d'indépendance, et à mesure que la victoire de l'égalité devenait plus complète, ils s'abandonnaient peu à peu aux instincts naturels que cette même égalité fait naître, et ils renforçaient et centralisaient le pouvoir social. Ils avaient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l'égalité s'établissait davantage à l'aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile.

Ces deux états n'ont pas toujours été successifs. Nos pères ont fait voir comment un peuple pouvait organiser une immense tyrannie dans son sein au moment même où il échappait à l'autorité des nobles et bravait la puissance de tous les rois, enseignant à la fois au monde la manière de conquérir son indépendance et de la perdre.

Les hommes de notre temps s'aperçoivent que les anciens pouvoirs s'écroulent de toutes parts; ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barrières qui tombent; cela trouble le jugement des plus habiles; ils ne font attention qu'à la prodigieuse révolution qui s'opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber pour jamais en anarchie. S'ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ils concevraient peut-être d'autres craintes.

Pour moi je ne me fie point, je le confesse, à l'esprit de liberté qui semble animer mes contemporains; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes; mais je ne découvre pas clairement qu'elles soient libérales, et je redoute qu'au sortir de ces agitations qui font vaciller tous les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu'ils ne l'ont été.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VI.

Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre.

J'avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu'un état social démocratique, semblable à celui des Américains, pourrait offrir des facilités singulières à l'établissement du despotisme, et j'avais vu, à mon retour en Europe, combien la plupart de nos princes s'étaient déjà servis des idées, des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître pour étendre le cercle de leur pouvoir.

Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subir quelque oppression pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l'antiquité.

Un examen plus détaillé du sujet, et cinq ans de méditations nouvelles n'ont point diminué mes craintes, mais ils en ont changé l'objet.

On n'a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d'administrer par lui-même, et sans le secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d'un grand empire; il n'y en a point qui ait tenté d'assujettir indistinctement tous ses sujets aux détails d'une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d'eux pour le régenter et le conduire. L'idée d'une pareille entreprise ne s'était jamais présentée à l'esprit humain, et, s'il était arrivé à un homme de la concevoir, l'insuffisance des lumières, l'imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l'inégalité des conditions, l'auraient bientôt arrêté dans l'exécution d'un si vaste dessein.

On voit qu'au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses: quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient administrées à part; elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoique tout le gouvernement de l'empire fût concentré dans les seules mains de l'empereur, et qu'il restât toujours, au besoin, l'arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l'existence individuelle échappaient d'ordinaire à son contrôle.

Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants, et d'employer à les satisfaire la force entière de l'état; il leur est arrivé souvent d'abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie: leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns; mais elle ne s'étendait pas sur un grand nombre; elle s'attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste; elle était violente et restreinte.

Il semble que si le despotisme venait à s'établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d'autres caractères: il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.

Je ne doute pas que, dans des siècles de lumières et d'égalité comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés, que n'a jamais pu le faire aucun de ceux de l'antiquité. Mais cette même égalité qui facilite le despotisme, le tempère; nous avons vu comment, à mesure que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques deviennent plus humaines et plus douces; quand aucun citoyen n'a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d'occasion et de théâtre. Toutes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l'imagination bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain lui-même, et arrête dans de certaines limites l'élan désordonné de ses désirs.

Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de l'état social, je pourrais en ajouter beaucoup d'autres que je prendrais en dehors de mon sujet; mais je veux me tenir dans les bornes que je me suis posées.

Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et même cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands périls; mais ces crises seront rares et passagères.

Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l'étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu'ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu; je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.

Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux; mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là, s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple.

Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies: ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l'un ni l'autre de ces instincts contraires, ils s'efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d'être en tutelle, en songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu'on l'attache, parce qu'il voit que ce n'est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même qui tient le bout de la chaîne.

Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.

Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s'accommodent très-aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c'est au pouvoir national qu'ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître m'importe bien moins que l'obéissance.

Je ne nierai pas cependant qu'une constitution semblable ne soit infiniment préférable à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d'un homme ou d'un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire.

Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l'oppression qu'il fait subir aux individus est quelquefois plus grande; mais elle est toujours moins dégradante, parce que chaque citoyen, alors qu'on le gêne et qu'on le réduit à l'impuissance, peut encore se figurer qu'en obéissant, il ne se soumet qu'à lui-même, et que c'est à l'une de ses volontés qu'il sacrifie toutes les autres.

Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d'elle, les forces et les droits qu'on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l'état, mais profitent à l'état lui-même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrifice qu'ils ont fait au public de leur indépendance.

Créer une représentation nationale dans un pays très-centralisé, c'est donc diminuer le mal que l'extrême centralisation peut produire, mais ce n'est pas le détruire.

Je vois bien que, de cette manière, on conserve l'intervention individuelle dans les plus importantes affaires; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L'on oublie que c'est surtout dans le détail qu'il est dangereux d'asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porté à croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu'on pût jamais être assuré de l'une, sans posséder l'autre.

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours, et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point; mais elle les contrarie sans cesse, et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint ainsi peu à peu leur esprit et énerve leur âme; tandis que l'obéissance, qui n'est due que dans un petit nombre de circonstances très-graves, mais très-rares, ne montre la servitude que de loin en loin, et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir, cet usage si important, mais si court et si rare de leur libre arbitre n'empêchera pas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d'agir par eux-mêmes, et qu'ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l'humanité.

J'ajoute qu'ils deviendront bientôt incapables d'exercer le grand et unique privilége qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu'ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables; s'agit-il du gouvernement de tout l'état, ils confient à ces citoyens d'immenses prérogatives; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres; plus que des rois et moins que des hommes. Après avoir épuisé tous les différents systèmes d'élection, sans en trouver un qui leur convienne, ils s'étonnent et cherchent encore; comme si le mal qu'ils remarquent ne tenait pas à la constitution du pays bien plus qu'à celle du corps électoral.

Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l'habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire; et l'on ne fera point croire qu'un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d'un peuple de serviteurs.

Une constitution qui serait républicaine par la tête et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m'a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l'imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s'étendre aux pieds d'un seul maître.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VII.

Suite des chapitres précédents.

Je crois qu'il est plus facile d'établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu'à la longue il ravirait à chacun d'eux plusieurs des principaux attributs de l'humanité.

Le despotisme me paraît donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques.

J'aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps; mais je me sens enclin à l'adorer dans le temps où nous sommes.

Je suis convaincu, d'autres parts, que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons, essaieront d'appuyer la liberté sur le privilége et l'aristocratie échoueront. Tous ceux qui voudront attirer et retenir l'autorité dans le sein d'une seule classe échoueront. Il n'y a pas, de nos jours, de souverain assez habile et assez fort pour fonder le despotisme en rétablissant des distinctions permanentes entre ses sujets; il n'y a pas non plus de législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s'il ne prend l'égalité pour premier principe et pour symbole. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer l'indépendance et la dignité de leurs semblables, se montrent amis de l'égalité; et le seul moyen digne d'eux de se montrer tels, c'est de l'être: le succès de leur sainte entreprise en dépend.

Ainsi il ne s'agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir la liberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre.

Ces deux premières vérités me semblent simples, claires et fécondes, et elles m'amènent naturellement à considérer quelle espèce de gouvernement libre peut s'établir chez un peuple où les conditions sont égales.

Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que chez elles le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissant qu'ailleurs. La société y est naturellement plus agissante et plus forte, l'individu plus subordonné et plus faible; l'une fait plus, l'autre moins; cela est forcé.

Il ne faut donc pas s'attendre à ce que, dans les contrées démocratiques, le cercle de l'indépendance individuelle soit jamais aussi large que dans les pays d'aristocratie. Mais cela n'est point à souhaiter; car, chez les nations aristocratiques, la société est souvent sacrifiée à l'individu, et la prospérité du plus grand nombre à la grandeur de quelques-uns.

Il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir central qui dirige un peuple démocratique soit actif et puissant. Il ne s'agit point de le rendre faible ou indolent, mais seulement de l'empêcher d'abuser de son agilité et de sa force.

Ce qui contribuait le plus à assurer l'indépendance des particuliers dans les siècles aristocratiques, c'est que le souverain ne s'y chargeait pas seul de gouverner et d'administrer les citoyens; il était obligé de laisser en partie ce soin aux membres de l'aristocratie; de telle sorte que le pouvoir social, étant toujours divisé, ne pesait jamais tout entier et de la même manière sur chaque homme.

Non seulement le souverain ne faisait pas tout par lui-même; mais la plupart des fonctionnaires qui agissaient à sa place, tirant leur pouvoir du fait de leur naissance, et non de lui, n'étaient pas sans cesse dans sa main. Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaque instant, suivant ses caprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Cela garantissait encore l'indépendance des particuliers.

Je comprends bien que de nos jours on ne saurait avoir recours au même moyen; mais je vois des procédés démocratiques qui les remplacent.

Au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirs administratifs, qu'on enlève à des corporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondaires temporairement formés de simples citoyens; de cette manière, la liberté des particuliers sera plus sûre sans que leur égalité soit moindre.

Les Américains, qui ne tiennent pas autant que nous aux mots, ont conservé le nom de comté à la plus grande de leurs circonscriptions administratives; mais ils ont remplacé en partie le comte par une assemblée provinciale.

Je conviendrai sans peine qu'à une époque d'égalité comme la nôtre, il serait injuste et déraisonnable d'instituer des fonctionnaires héréditaires; mais rien n'empêche de leur substituer, dans une certaine mesure, des fonctionnaires électifs. L'élection est un expédient démocratique qui assure l'indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir central, autant et plus que ne saurait le faire l'hérédité chez les peuples aristocratiques.

Les pays aristocratiques sont remplis de particuliers riches et influents, qui savent se suffire à eux-mêmes, et qu'on n'opprime pas aisément ni en secret; et ceux-là maintiennent le pouvoir dans des habitudes générales de modération et de retenue.

Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent point naturellement d'individus semblables; mais on peut y créer artificiellement quelque chose d'analogue.

Je crois fermement qu'on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristocratie; mais je pense que les simples citoyens, en s'associant, peuvent y constituer des êtres très-opulents, très-influents, très-forts, en un mot des personnes aristocratiques.

On obtiendrait de cette manière plusieurs des plus grands avantages politiques de l'aristocratie sans ses injustices ni ses dangers. Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu'on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l'ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes.

Dans les temps d'aristocratie, chaque homme est toujours lié d'une manière très-étroite à plusieurs de ses concitoyens, de telle sorte qu'on ne saurait attaquer celui-là que les autres n'accourent à son aide. Dans les siècles d'égalité, chaque individu est naturellement isolé; il n'a point d'amis héréditaires dont il puisse exiger le concours, point de classe dont les sympathies lui soient assurées; on le met aisément à part, et on le foule impunément aux pieds. De nos jours, un citoyen qu'on opprime n'a donc qu'un moyen de se défendre; c'est de s'adresser à la nation tout entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain; et il n'a qu'un moyen de le faire, c'est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres; elle seule guérit la plupart des maux que l'égalité peut produire. L'égalité isole et affaiblit les hommes; mais la presse place à côté de chacun d'eux une arme très-puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. L'égalité ôte à chaque individu l'appui de ses proches; mais la presse lui permet d'appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L'imprimerie a hâté les progrès de l'égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs.

Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l'indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m'en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlementaires, à la proclamation de la souveraineté du peuple. Toutes ces choses se concilient, jusqu'à un certain point, avec la servitude individuelle; mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, par excellence, l'instrument démocratique de la liberté.

Je dirai quelque chose d'analogue du pouvoir judiciaire.

Il est de l'essence du pouvoir judiciaire de s'occuper d'intérêts particuliers et d'attacher volontiers ses regards sur de petits objets qu'on expose à sa vue; il est encore de l'essence de ce pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu'on opprime, mais d'être sans cesse à la disposition du plus humble d'entre eux. Celui-ci, quelque faible qu'on le suppose, peut toujours forcer le juge d'écouter sa plainte et d'y répondre: cela tient à la constitution même du pouvoir judiciaire.

Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans un temps où l'œil et la main du souverain s'introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se protéger eux-mêmes, sont trop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été, de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l'indépendance individuelle; mais cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques; les droits et les intérêts particuliers y sont toujours en péril, si le pouvoir judiciaire ne grandit et ne s'étend à mesure que les conditions s'égalisent.

L'égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l'œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisément l'utilité des formes; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J'en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n'aspirent d'ordinaire qu'à des jouissances faciles et présentes, ils s'élancent impétueusement vers l'objet de chacun de leurs désirs; les moindres délais les désespèrent. Ce tempérament qu'ils transportent dans la vie politique les indispose contre les formes, qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins.

Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pourtant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l'un et de donner à l'autre le temps de se reconnaître. Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souverain est plus actif et plus puissant et que les particuliers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin des formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très-sérieuse.

Il n'y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contemporains pour les questions de formes; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu'elles n'avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l'humanité s'y rattachent.

Je pense que si les hommes d'état qui vivaient dans les siècles aristocratiques pouvaient quelquefois mépriser impunément les formes et s'élever souvent au-dessus d'elles, ceux qui conduisent les peuples d'aujourd'hui doivent considérer avec respect la moindre d'entre elles et ne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles.

Un autre instinct très-naturel aux peuples démocratiques, et très-dangereux, est celui qui les porte à mépriser les droits individuels et à en tenir peu de compte.

Les hommes s'attachent en général à un droit et lui témoignent du respect en raison de son importance ou du long usage qu'ils en ont fait. Les droits individuels qui se rencontrent chez les peuples démocratiques sont d'ordinaire peu importants, très-récents et fort instables; cela fait qu'on les sacrifie souvent sans peine et qu'on les viole presque toujours sans remords.

Or il arrive que, dans ce même temps et chez ces mêmes nations où les hommes conçoivent un mépris naturel pour les droits des individus, les droits de la société s'étendent naturellement et s'affermissent; c'est-à-dire que les hommes deviennent moins attachés aux droits particuliers, au moment où il serait le plus nécessaire de retenir et de défendre le peu qui en reste.

C'est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la liberté et de la grandeur humaine doivent sans cesse se tenir debout et prêts à empêcher que le pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l'exécution générale de ses desseins. Il n'y a point dans ces temps-là de citoyen si obscur qu'il ne soit très-dangereux de laisser opprimer, ni de droits individuels si peu importants qu'on puisse impunément livrer à l'arbitraire. La raison en est simple: quand on viole le droit particulier d'un individu, dans un temps où l'esprit humain est pénétré de l'importance et de la sainteté des droits de cette espèce, on ne fait de mal qu'à celui qu'on dépouille; mais violer un droit semblable, de nos jours, c'est corrompre profondément les mœurs nationales et mettre en péril la société tout entière; parce que l'idée même de ces sortes de droits tend sans cesse parmi nous à s'altérer et à se perdre.

Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l'état de révolution, et qu'une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser, quels que soient d'ailleurs son caractère, son objet et son théâtre.

Lorsque une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé de chefs, d'opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût du mouvement et par s'habituer à ce que tous les mouvements s'opèrent rapidement à l'aide de la force. Ils conçoivent alors naturellement du mépris pour les formes dont ils voient chaque jour l'impuissance, et ils ne supportent qu'avec impatience l'empire de la règle auquel on s'est soustrait tant de fois sous leurs yeux.

Comme les notions ordinaires de l'équité et de la morale ne suffisent plus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe de l'utilité sociale, on crée le dogme de la nécessité politique, et l'on s'accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler aux pieds les droits individuels, afin d'atteindre plus promptement le but général qu'on se propose.

Ces habitudes et ces idées que j'appellerai révolutionnaires, parce que toutes les révolutions les produisent, se font voir dans le sein des aristocraties aussi bien que chez les peuples démocratiques; mais chez les premières elles sont souvent moins puissantes et toujours moins durables, parce qu'elles y rencontrent des habitudes, des idées, des défauts et des travers qui leur sont contraires. Elles s'effacent donc d'elles-mêmes dès que la révolution est terminée, et la nation en revient à ses anciennes allures politiques. Il n'en est pas toujours ainsi dans les contrées démocratiques où il est toujours à craindre que les instincts révolutionnaires, s'adoucissant et se régularisant sans s'éteindre, ne se transforment graduellement en mœurs gouvernementales et en habitudes administratives.

Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plus dangereuses que les pays démocratiques, parce que, indépendamment des maux accidentels et passagers qu'elles ne sauraient jamais manquer de faire, elles risquent toujours d'en créer de permanents et pour ainsi dire d'éternels.

Je crois qu'il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d'une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doivent jamais faire de révolutions; mais je pense qu'ils ont raison d'hésiter plus que tous les autres avant d'en entreprendre, et qu'il leur vaut mieux souffrir beaucoup d'incommodités de l'état présent que de recourir à un si périlleux remède.

Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ce présent chapitre, mais encore la plupart de celles que ce livre a pour but d'exposer.

Dans les siècles d'aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers très-puissants et une autorité sociale fort débile. L'image même de la société était obscure, et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régissaient les citoyens. Le principal effort des hommes de ces temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoir social, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l'indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l'intérêt particulier à l'intérêt général.

D'autres périls et d'autres soins attendent les hommes de nos jours.

Chez la plupart des nations modernes, le souverain, quels que soient son origine, sa constitution et son nom, est devenu presque tout puissant, et les particuliers tombent, de plus en plus, dans le dernier degré de la faiblesse et de la dépendance.

Tout était différent dans les anciennes sociétés. L'unité et l'uniformité ne s'y rencontraient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physionomie commune. Nos pères étaient toujours prêts à abuser de cette idée que les droits particuliers sont respectables, et nous sommes naturellement portés à exagérer cette autre que l'intérêt d'un individu doit toujours plier devant l'intérêt de plusieurs.

Le monde politique change; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux.

Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles; donner aux particuliers de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits; conserver à l'individu le peu d'indépendance, de force et d'originalité qui lui restent; le relever à côté de la société et le soutenir en face d'elle: tel me paraît être le premier objet du législateur, dans l'âge où nous entrons.

On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu'à faire avec les hommes des choses grandes. Je voudrais qu'ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes; qu'ils attachassent moins de prix à l'œuvre et plus à l'ouvrier, et qu'ils se souvinssent sans cesse qu'une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu'on n'a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous.

Je vois chez nos contemporains deux idées contraires, mais également funestes.

Les uns n'aperçoivent dans l'égalité que les tendances anarchiques qu'elle fait naître. Ils redoutent leur libre arbitre; ils ont peur d'eux-mêmes.

Les autres, en plus petit nombre, mais mieux éclairés, ont une autre vue. À côté de la route qui, partant de l'égalité, conduit à l'anarchie, ils ont enfin découvert le chemin qui semble mener invinciblement les hommes vers la servitude. Ils plient d'avance leur âme à cette servitude nécessaire; et, désespérant de rester libres, ils adorent déjà au fond de leur cœur le maître qui doit bientôt venir.

Les premiers abandonnent la liberté, parce qu'ils l'estiment dangereuse; les seconds parce qu'ils la jugent impossible.

Si j'avais eu cette dernière croyance, je n'aurais pas écrit l'ouvrage qu'on vient de lire; je me serais borné à gémir en secret sur la destinée de mes semblables.

J'ai voulu exposer au grand jour les périls que l'égalité fait courir à l'indépendance humaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bien que les moins prévus de tous ceux que renferme l'avenir. Mais je ne les crois pas insurmontables.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellement le goût de l'indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle: la permanence de l'état même qu'ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pouvoir; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l'exerce, et ils échappent aisément d'entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité même.

Ces instincts se retrouveront toujours, parce qu'ils sortent du fond de l'état social qui ne changera pas. Pendant longtemps, ils empêcheront qu'aucun despotisme ne puisse s'asseoir, et ils fourniront de nouvelles armes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveur de la liberté des hommes.

Ayons donc de l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VIII.

Vue générale du sujet.

Je voudrais, avant de quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoir embrasser d'un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l'influence générale que doit exercer l'égalité sur le sort des hommes; mais la difficulté d'une pareille entreprise m'arrête; en présence d'un si grand objet je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle.

Cette société nouvelle que j'ai cherché à peindre et que je veux juger ne fait que de naître. Le temps n'en a point encore arrêté la forme; la grande révolution qui l'a créée dure encore, et, dans ce qui arrive de nos jours, il est presque impossible de discerner ce qui doit passer avec la révolution elle-même, et ce qui doit rester après elle.

Le monde qui s'élève est encore à moitié engagé sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l'immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d'en disparaître.

Quoique la révolution qui s'opère dans l'état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit encore bien loin d'être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s'est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu'à l'antiquité la plus reculée; je n'aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres.

Cependant, au milieu de ce tableau si vaste, si nouveau, si confus, j'entrevois déjà quelques traits principaux qui se dessinent, et je les indique:

Je vois que les biens et les maux se répartissent assez également dans le monde. Les grandes richesses disparaissent; le nombre des petites fortunes s'accroît; les désirs et les jouissances se multiplient; il n'y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables. L'ambition est un sentiment universel; il y a peu d'ambitions vastes. Chaque individu est isolé et faible; la société est agile, prévoyante et forte; les particuliers font de petites choses, et l'état d'immenses.

Les âmes ne sont pas énergiques; mais les mœurs sont douces et les législations humaines. S'il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très-hautes, très-brillantes et très-pures, les habitudes sont rangées, la violence rare, la cruauté presque inconnue. L'existence des hommes devient plus longue et leur propriété plus sûre. La vie n'est pas très-ornée, mais très-aisée et très-paisible. Il y a peu de plaisirs très-délicats et très-grossiers, peu de politesse dans les manières et peu de brutalité dans les goûts. On ne rencontre guère d'hommes très-savants ni de populations très-ignorantes. Le génie devient plus rare et les lumières plus communes. L'esprit humain se développe par les petits efforts combinés de tous les hommes, et non par l'impulsion puissante de quelques-uns d'entre eux. Il y a moins de perfection, mais plus de fécondité dans les œuvres. Tous les liens de race, de classe, de patrie, se détendent; le grand lien de l'humanité se resserre.

Si, parmi tous ces traits divers je cherche celui qui me paraît le plus général et le plus frappant, j'arrive à voir que ce qui se remarque dans les fortunes se représente sous mille autres formes. Presque tous les extrêmes s'adoucissent et s'émoussent; presque tous les points saillants s'effacent pour faire place à quelque chose de moyen, qui est tout à la fois moins haut et moins bas, moins brillant et moins obscur que ce qui se voyait dans le monde.

Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d'êtres pareils, où rien ne s'élève ni ne s'abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m'attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n'est plus.

Lorsque le monde était rempli d'hommes très-grands et très-petits, très-riches et très-pauvres, très-savants et très-ignorants, je détournais mes regards des seconds pour ne les attacher que sur les premiers, et ceux-ci réjouissaient ma vue; mais je comprends que ce plaisir naissait de ma faiblesse: c'est parce que je ne puis voir en même temps tout ce qui m'environne qu'il m'est permis de choisir ainsi et de mettre à part, parmi tant d'objets, ceux qu'il me plaît de contempler. Il n'en est pas de même de l'être tout puissant et éternel dont l'œil enveloppe nécessairement l'ensemble des choses, et qui voit distinctement, bien qu'à la fois, tout le genre humain et chaque homme.

Il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ce conservateur des hommes, ce n'est point la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de tous; ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux un progrès; ce qui me blesse lui agrée. L'égalité est moins élevée peut-être; mais elle plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté.

Je m'efforce de pénétrer dans ce point de vue de Dieu; et c'est de là que je cherche à considérer et à juger les choses humaines.

Personne, sur la terre, ne peut encore affirmer d'une manière absolue et générale que l'état nouveau des sociétés soit supérieur à l'état ancien; mais il est déjà aisé de voir qu'il est autre.

Il y a de certains vices et de certaines vertus qui étaient attachés à la constitution des nations aristocratiques, et qui sont tellement contraires au génie des peuples nouveaux qu'on ne saurait les introduire dans leur sein. Il y a de bons penchants et de mauvais instincts qui étaient étrangers aux premiers et qui sont naturels aux seconds; des idées qui se présentent d'elles-mêmes à l'imagination des uns, et que l'esprit des autres rejette. Ce sont comme deux humanités distinctes, dont chacune a ses avantages et ses inconvénients particuliers, ses biens et ses maux qui lui sont propres.

Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu'on a puisées dans celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car ces sociétés différant prodigieusement entre elles, sont incomparables.

Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes de notre temps les vertus particulières qui découlaient de l'état social de leurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu'il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les maux qu'il portait avec lui.

Mais ces choses sont encore mal comprises de nos jours.

J'aperçois un grand nombre de mes contemporains qui entreprennent de faire un choix entre les institutions, les opinions, les idées qui naissaient de la constitution aristocratique de l'ancienne société; ils abandonneraient volontiers les unes, mais ils voudraient retenir les autres et les transporter avec eux dans le monde nouveau.

Je pense que ceux-là consument leur temps et leurs forces dans un travail honnête et stérile.

Il ne s'agit plus de retenir les avantages particuliers que l'inégalité des conditions procure aux hommes, mais de s'assurer les biens nouveaux que l'égalité peut leur offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d'atteindre l'espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre.

Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j'avais contemplés à part en marchant, je me sens plein de craintes et plein d'espérances. Je vois de grands périls qu'il est possible de conjurer; de grands maux qu'on peut éviter ou restreindre, et je m'affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour être honnêtes et prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir.

Je n'ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d'eux-mêmes, et qu'ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du sol ou du climat.

Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes: la providence n'a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme un cercle fatal, dont il ne peut sortir; mais dans ses vastes limites, l'homme est puissant et libre; ainsi des peuples.

Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.

FIN DU TOME QUATRIÈME.

NOTES.

NOTE PAGE 81.

Je trouve, dans le journal de mon voyage, le morceau suivant qui achèvera de faire connaître à quelles épreuves sont souvent soumises les femmes d'Amérique qui consentent à accompagner leur mari au désert. Il n'y a rien qui recommande cette peinture au lecteur que sa grande vérité.

..... Nous rencontrons de temps à autre de nouveaux défrichements. Tous ces établissements se ressemblent. Je vais décrire celui où nous nous sommes arrêtés ce soir, il me laissera une image de tous les autres.

La clochette que les pionniers ont soin de suspendre au cou des bestiaux pour les retrouver dans les bois, nous a annoncé de très-loin l'approche du défrichement; bientôt nous avons entendu le bruit de la hache qui abat les arbres de la forêt. À mesure que nous approchons, des traces de destruction, nous annoncent la présence de l'homme civilisé. Des branches coupées couvrent le chemin; des troncs à moitié calcinés par le feu ou mutilés par la coignée se tiennent encore debout sur notre passage. Nous continuons notre marche et nous parvenons dans un bois dont tous les arbres semblent avoir été frappés de mort subite; au milieu de l'été, ils ne présentent plus que l'image de l'hiver; en les examinant de plus près, nous apercevons qu'on a tracé dans leur écorce un cercle profond qui, arrêtant la circulation de la sève, n'a pas tardé à les faire périr; nous apprenons que c'est par là en effet que débute ordinairement le pionnier. Ne pouvant, durant la première année, couper tous les arbres qui garnissent sa nouvelle propriété, il sème du maïs sous leurs branches et, en les frappant de mort, il les empêche de porter ombre à sa récolte. Après ce champ, ébauche incomplète, premier pas de la civilisation dans le désert, nous apercevons tout à coup la cabane du propriétaire; elle est placée au centre d'un terrain plus soigneusement cultivé que le reste, mais où l'homme soutient encore cependant une lutte inégale contre la forêt; là les arbres sont coupés mais non arrachés, leurs troncs garnissent encore et embarrassent le terrain qu'ils ombrageaient autrefois. Autour de ces débris desséchés, du blé, des rejetons de chênes, de plantes de toutes espèces, des herbes de toute nature croissent pêle-mêle et grandissent ensemble sur un sol indocile et à demi sauvage. C'est au milieu de cette végétation vigoureuse et variée que s'élève la maison du pionnier, ou comme on l'appelle dans le pays, la log-house. Ainsi que le champ qui l'entoure, cette demeure rustique annonce une œuvre nouvelle et précipitée; sa longueur ne nous paraît pas excéder trente pieds, sa hauteur quinze; ses murs ainsi que le toit sont formés de troncs d'arbres non écarris, entre lesquels on a placé de la mousse et de la terre pour empêcher le froid et la pluie de pénétrer dans l'intérieur.

La nuit approchant, nous nous déterminons à aller demander un asile au propriétaire de la log-house.

Au bruit de nos pas, des enfants qui se roulaient au milieu des débris de la forêt se lèvent précipitamment et fuient vers la maison comme effrayés à la vue d'un homme, tandis que deux gros chiens à demi sauvages, les oreilles droites et le museau allongé, sortent de leur cabane et viennent en grommelant couvrir la retraite de leurs jeunes maîtres. Le pionnier paraît lui-même à la porte de sa demeure; il jette sur nous un regard rapide et scrutateur, fait signe à ses chiens de rentrer au logis, il leur en donne lui-même l'exemple sans témoigner que notre vue excite sa curiosité ou son inquiétude.

Nous entrons dans la log-house: l'intérieur n'y rappelle point les cabanes des paysans d'Europe; on y trouve plus le superflu et moins le nécessaire.

Il n'y a qu'une seule fenêtre à laquelle pend un rideau de mousseline; sur un foyer de terre battue pétille un grand feu qui éclaire tout le dedans de l'édifice; au-dessus de ce foyer on aperçoit une belle carabine rayée, une peau de daim, des plumes d'aigles; à droite de la cheminée est étendue une carte des États-Unis que le vent soulève et agite en s'introduisant entre les interstices du mur; près d'elle, sur un rayon formé d'une planche mal écarrie, sont placés quelques volumes: j'y remarque la Bible, les six premiers chants de Milton et deux drames de Shakespeare; le long des murs sont placés des malles au lieu d'armoires; au centre se trouve une table grossièrement travaillée, et dont les pieds formés d'un bois encore vert et non dépouillé de son écorce semblent être poussés d'eux-mêmes sur le sol quelle occupe; je vois sur cette table une théière de porcelaine anglaise, des cuillères d'argent, quelques tasses ébréchées et des journaux.

Le maître de cette demeure a les traits anguleux et les membres effilés qui distinguent l'habitant de la Nouvelle-Angleterre; il est évident que cet homme n'est pas né dans la solitude où nous le rencontrons: sa constitution physique suffit pour annoncer que ses premières années se sont passées au sein d'une société intellectuelle, et qu'il appartient à cette race inquiète, raisonnante et aventurière, qui fait froidement ce que l'ardeur seule des passions explique, et qui se soumet pour un temps à la vie sauvage afin de mieux vaincre et de civiliser le désert.

Lorsque le pionnier s'aperçoit que nous franchissons le seuil de sa demeure, il vient à notre rencontre et nous tend la main, suivant l'usage; mais sa physionomie reste rigide; il prend le premier la parole pour nous interroger sur ce qui arrive dans le monde, et quand il a satisfait sa curiosité, il se tait; on le croirait fatigué des importuns et du bruit. Nous l'interrogeons à notre tour, et il nous donne tous les renseignements dont nous avons besoin; il s'occupe ensuite sans empressement, mais avec diligence, de pourvoir à nos besoins. En le voyant ainsi se livrer à ces soins bienveillants, pourquoi sentons-nous malgré nous se glacer notre reconnaissance? c'est que lui-même, en exerçant l'hospitalité, semble se soumettre à une nécessité pénible de son sort: il y voit un devoir que sa position lui impose, non un plaisir.

À l'autre bout du foyer est assise une femme qui berce un jeune enfant sur ses genoux; elle nous fait un signe de tête sans s'interrompre. Comme le pionnier, cette femme est dans la fleur de l'âge, son aspect semble supérieur à sa condition, son costume annonce même encore un goût de parure mal éteint: mais ses membres délicats paraissent amoindris, ses traits sont fatigués, son œil est doux et grave; on voit répandu sur toute sa physionomie une résignation religieuse, une paix profonde des passions, et je ne sais quelle fermeté naturelle et tranquille qui affronte tous les maux de la vie sans les craindre ni les braver.

Ses enfants se pressent autour d'elle, ils sont pleins de santé, de turbulence et d'énergie; ce sont de vrais fils du désert; leur mère jette de temps en temps sur eux des regards pleins de mélancolie et de joie; à voir leur force et sa faiblesse, on dirait qu'elle s'est épuisée en leur donnant la vie, et qu'elle ne regrette pas ce qu'ils lui ont coûté.

La maison habitée par les émigrants n'a point de séparation intérieure ni de grenier. Dans l'unique appartement qu'elle contient, la famille entière vient le soir chercher un asile. Cette demeure forme, à elle seule, comme un petit monde; c'est l'arche de la civilisation perdue au milieu d'un océan de feuillage. Cent pas plus loin, l'éternelle forêt étend autour d'elle son ombre, et la solitude recommence.

NOTE PAGE 83.

Ce n'est point l'égalité des conditions qui rend les hommes immoraux et irreligieux. Mais quand les hommes sont immoraux et irreligieux en même temps qu'égaux, les effets de l'immoralité et de l'irreligion se produisent aisément au dehors, parce que les hommes ont peu d'action les uns sur les autres, et qu'il n'existe pas de classe qui puisse se charger de faire la police de la société. L'égalité des conditions ne crée jamais la corruption des mœurs, mais quelquefois elle la laisse paraître.

NOTE PAGE 125.

Si on met de côté tous ceux qui ne pensent point et ceux qui n'osent dire ce qu'ils pensent, on trouvera encore que l'immense majorité des Américains paraît satisfaite des institutions politiques qui la régissent; et, en fait, je crois qu'elle l'est. Je regarde ces dispositions de l'opinion publique comme un indice, mais non comme une preuve de la bonté absolue des lois américaines. L'orgueil national, la satisfaction donnée par les législations à certaines passions dominantes, des événements fortuits, des vices inaperçus, et plus que tout cela l'intérêt d'une majorité qui ferme la bouche aux opposants, peuvent faire pendant longtemps illusion à tout un peuple aussi bien qu'à un homme.

Voyez l'Angleterre dans tout le cours du dix-huitième siècle. Jamais nation se prodigua-t-elle plus d'encens; aucun peuple fut-il jamais plus parfaitement content de lui-même; tout était bien alors dans sa constitution, tout y était irréprochable, jusqu'à ses plus visibles défauts. Aujourd'hui une multitude d'Anglais semblent n'être occupés qu'à prouver que cette même constitution était défectueuse en mille endroits. Qui avait raison du peuple anglais du dernier siècle ou du peuple anglais de nos jours?

La même chose arriva en France. Il est certain que sous Louis XIV, la grande masse de la nation était passionnée pour la forme du gouvernement qui régissait alors la société. Ceux-ci se trompent grandement qui croient qu'il y eut abaissement dans le caractère français d'alors. Dans ce siècle il pouvait y avoir à certains égards en France servitude, mais l'esprit de la servitude n'y était certainement point. Les écrivains du temps éprouvaient une sorte d'enthousiasme réel en élevant la puissance royale au-dessus de toutes les autres, et il n'y a pas jusqu'à l'obscur paysan qui ne s'enorgueillît dans sa chaumière de la gloire du souverain et qui ne mourût avec joie en criant: Vive le roi! Ces mêmes formes nous sont devenues odieuses. Qui se trompait des Français de Louis XIV ou des Français de nos jours?

Ce n'est donc pas sur les dispositions seules d'un peuple qu'il faut se baser pour juger ses lois, puisque d'un siècle à l'autre elles changent, mais sur des motifs plus élevés et une expérience plus générale.

L'amour que montre un peuple pour ses lois ne prouve qu'une chose, c'est qu'il ne faut pas se hâter de les changer.

NOTE PAGE 131.

Je viens, dans le chapitre auquel cette note se rapporte, de montrer un péril; je veux en indiquer un autre plus rare, mais qui, s'il apparaissait jamais, serait bien plus à craindre.

Si l'amour des jouissances matérielles et le goût du bien-être que l'égalité suggère naturellement aux hommes, s'emparant de l'esprit d'un peuple démocratique, arrivaient à le remplir tout entier, les mœurs nationales deviendraient si antipathiques à l'esprit militaire, que les armées elles-mêmes finiraient peut-être par aimer la paix en dépit de l'intérêt particulier qui les porte à désirer la guerre. Placés au milieu de cette mollesse universelle, les soldats en viendraient à penser que mieux vaut encore s'élever graduellement mais commodément et sans efforts dans la paix, que d'acheter un avancement rapide au prix des fatigues et des misères de la vie des camps. Dans cet esprit, l'armée prendrait ses armes sans ardeur et en userait sans énergie; elle se laisserait mener à l'ennemi plutôt qu'elle n'y marcherait elle-même.

Il ne faut pas croire que cette disposition pacifique de l'armée l'éloignât des révolutions, car les révolutions et surtout les révolutions militaires qui sont d'ordinaire fort rapides, entraînent souvent de grands périls, mais non de longs travaux; elles satisfont l'ambition à moins de frais que la guerre; on n'y risque que la vie, à quoi les hommes des démocraties tiennent moins qu'à leurs aises.

Il n'y a rien de plus dangereux pour la liberté et la tranquillité d'un peuple qu'une armée qui craint la guerre, parce que, ne cherchant plus sa grandeur et son influence sur les champs de bataille, elle veut les trouver ailleurs. Il pourrait donc arriver que les hommes qui composent une armée démocratique perdissent les intérêts du citoyen sans acquérir les vertus du soldat, et que l'armée cessât d'être guerrière sans cesser d'être turbulente.

Je répéterai ici ce que j'ai déjà dit plus haut. Le remède à de pareils dangers n'est point dans l'armée, mais dans le pays. Un peuple démocratique qui conserve des mœurs viriles trouvera toujours au besoin dans ses soldats des mœurs guerrières.

NOTE PAGE 262.

Les hommes mettent la grandeur de l'idée d'unité dans les moyens, Dieu dans la fin; de là vient que cette idée de grandeur nous mène à mille petitesses. Forcer tous les hommes à marcher de la même marche, vers le même objet, voilà une idée humaine. Introduire une variété infinie dans les actes, mais les combiner de manière à ce que tous ces actes conduisent par mille voies diverses vers l'accomplissement d'un grand dessein, voilà une idée divine.

L'idée humaine de l'unité est presque toujours stérile, celle de Dieu immensément féconde. Les hommes croient témoigner de leur grandeur en simplifiant le moyen; c'est l'objet de Dieu qui est simple, ses moyens varient à l'infini.

NOTE PAGE 270.

Un peuple démocratique n'est pas seulement porté par ses goûts à centraliser le pouvoir; les passions de tous ceux qui le conduisent l'y poussent sans cesse.

On peut aisément prévoir que presque tous les citoyens ambitieux et capables que renferme un pays démocratique travailleront sans relâche à étendre les attributions du pouvoir social, parce que tous espèrent le diriger un jour. C'est perdre son temps que de vouloir prouver à ceux-là que l'extrême centralisation peut être nuisible à l'État, puisqu'ils centralisent pour eux-mêmes.

Parmi les hommes publics des démocraties, il n'y a guère que des gens très-désintéressés ou très-médiocres qui veuillent décentraliser le pouvoir. Les uns sont rares et les autres impuissants.

NOTE PAGE 313.

Je me suis souvent demandé ce qu'il arriverait si, au milieu de la mollesse des mœurs démocratiques et par suite de l'esprit inquiet de l'armée, il se fondait jamais, chez quelques-unes des nations de nos jours, un gouvernement militaire.

Je pense que le gouvernement lui-même ne s'éloignerait pas du tableau que j'ai tracé dans le chapitre auquel cette note se rapporte, et qu'il ne reproduirait pas les traits sauvages de l'oligarchie militaire.

Je suis convaincu que, dans ce cas, il se ferait une sorte de fusion entre les habitudes du commis et celles du soldat. L'administration prendrait quelque chose de l'esprit militaire, et le militaire quelques usages de l'administration civile. Le résultat de ceci serait un commandement régulier, clair, net, absolu; le peuple devenu une image de l'armée, et la société tenue comme une caserne.

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