De la littérature des nègres, ou Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature
CHAPITRE III.
Qualités morales des Nègres.
Amour du travail, courage, bravoure, tendresse
paternelle et filiale, générosité, etc.
Les préliminaires, qu'on vient de lire, ne sont point étrangers à mon ouvrage, seulement ils sont une surabondance de preuves; car j'aurois pu aborder brusquement la question, et par une multitude de faits revendiquer l'aptitude des Nègres aux vertus et aux talens: les faits répondent à tout.
On accuse les Nègres d'être paresseux. Bosman, pour le prouver, dit «qu'ils sont dans l'usage de demander, non pas, comment vous portez-vous? mais comment avez-vous reposé151?» Ils ont pour maxime, qu'il vaut mieux être couché qu'assis, assis que debout, debout que marcher; et depuis que nous les rendons si malheureux, ils ajoutent le proverbe indien: Qu'être mort est encore préférable à tout cela. Cette accusation d'indolence, qui a quelque chose de vrai, est souvent exagérée: elle est exagérée dans la bouche de ces hommes habitués à manier un fouet sanglant pour conduire les esclaves à des travaux forcés: elle est vraie en ce sens, que des hommes ne peuvent pas avoir une grande propension au travail, soit lorsqu'il n'ont aucune propriété, pas même celle de leur personne, et que les fruits de leurs sueurs alimentent le luxe ou l'avarice d'un maître impitoyable, soit lorsque dans des contrées favorisées par la nature, ses productions spontanées, ou un travail facile fournissent abondamment à des besoins qui n'ont rien de factice. Mais Noirs ou Blancs, tous sont laborieux, quand ils sont stimulés par l'esprit de propriété, par l'utilité ou le plaisir. Tels sont les Nègres du Sénégal, qui travaillent avec ardeur, dit Pelletan, parce qu'ils sont sans inquiétude sur leurs possessions et leurs, jouissances. Depuis la suppression de la traite, ajoute-t-il, les Maures ne font plus de courses sur les Nègres, les villages se reconstruisent et se repeuplent152.
Tels les laborieux habitans d'Axim, sur la côte-d'or, que tous les voyageurs se plaisent à décrire153. Les Nègres du pays de Boulam, que Beaver cite comme endurcis au travail154; ceux du pays de Jagra, renommés par une activité, qui enrichit leur contrée155; ceux de Cabomonte et de Fida ou Juida, cultivateurs infatigables, au dire de Bosman qui, certes, n'est pas trop prévenu en leur faveur: avares de leur sol, à peine laissent-ils de petits sentiers pour communiquer entre les diverses propriétés; ils récoltent aujourd'hui, le lendemain ils ensemencent la même terre sans la laisser reposer156.
Les Nègres, trop sensibles à l'attrait du plaisir auquel ils résistent rarement, savent, néanmoins, supporter la douleur avec un courage héroïque, et que peut-être il faut attribuer en partie à leur athlétique constitution. L'histoire retentit des traits de leur intrépidité, au milieu des plus horribles supplices; la cruauté des Blancs a multiplié les expériences à cet égard. Le regret de la vie pourroit-il exister, lorsque l'existence elle-même n'est qu'une calamité perpétuelle? On a vu des esclaves, après plusieurs jours de tortures non interrompues, aux prises avec la mort, converser froidement entre eux, et même rire aux éclats157.
Un Nègre, condamné au feu à la Martinique, et très-passionné pour le tabac, demande une cigare allumée, qu'on lui place dans la bouche: il fumoit encore, dit Labat, lorsque déjà ses membres étoient attaqués par le feu.
En 1750, les Nègres de la Jamaïque s'insurgent, ayant Tucky à leur tête; leurs vainqueurs allument les bûchers, et tous les condamnés vont gaiement au supplice. L'un d'eux avoit vu de sang froid ses jambes réduites en cendres; une de ses mains se dégage, parce que le brasier avoit consumé les liens qui l'attachoient; de cette main il saisit un tison, et le lance au visage de l'exécuteur158.
Au dix-septième siècle, et lorsque la Jamaïque étoit encore soumise aux Espagnols, une partie des esclaves avoient reconquis leur indépendance, sous la conduite de Jean de Bolas. Leur nombre s'accrut, et ils devinrent formidables, quand ils eurent élu pour chef Cudjoe, dont le portrait est inséré dans l'ouvrage de Dalas. Cudjoe, également valeureux, habile et entreprenait, établit, en 1730, une confédération entre toutes les peuplades de Marrons, fit trembler les Anglais, et les réduisit à faire un traité, par lequel reconnoissant la liberté de ces Noirs, ils leur cèdent à perpétuité une portion du territoire de la Jamaïque159.
L'historien portugais Barros dit, quelque part, que même aux soldats suisses, il préféreroit des Nègres. Pour rehausser l'éloge de ceux-ci, il alloit prendre dans l'Helvétie le point de comparaison qui étoit à ses yeux le plus honorable. Parmi les traits de bravoure qu'a receuillis le P. Labat, un des plus signalés arriva lors du siège de Carthagène: toutes les troupes de ligne avoient été repoussées à l'attaque du fort de la Bocachique; les Nègres, amenés de Saint-Domingue, l'assaillirent avec une impétuosité qui força les assiégés à se rendre160.
En 1703, les Noirs prirent les armes pour la défense de la Guadeloupe, et firent plus que le reste des troupes françaises. Dans le même temps ils défendirent la Martinique, contre les Anglais161. On se rappelle la conduite honorable des Nègres et des sang-mêlés, au siège de Savannah, à la prise de Pensacola. Pendant notre révolution, incorporés aux troupes françaises, ils en ont partagé les dangers et la gloire.
Il étoit Nègre ce prince africain Oronoko, vendu à Surinam. Madame Behn avoit été témoin de ses infortunes; elle avoit vu la loyauté et le courage des Nègres en contraste avec la bassesse et la perfidie de leurs oppresseurs. Revenue en Angleterre, elle composa son Oronoka. Il est à regretter que sur un canevas historique, elle ait brodé un roman. Le simple récit des malheurs de ce nouveau Spartacus, et de ses compagnons, eût suffi pour attendrir les lecteurs.
Il étoit Nègre ce Henri Diaz, préconisé dans toutes les histoires du Brésil, auquel Brandano (qui à la vérité n'étoit pas colon) accorde tant d'esprit et de sagacité. D'esclave, Henri Diaz devint colonel d'un régiment de fantassins de sa couleur. Ce régiment, composé de Noirs, existe encore dans l'Amérique portugaise, sous le nom de Henri Diaz. Les Hollandais, alors possesseurs du Brésil, en vexoient les habitans. A cette occasion La Clede se répand en réflexions sur l'impolitique des conquérans qui, au lieu de faire aimer leur domination, aggravent le joug, fomentent des haines, et amènent tôt ou tard des réactions funestes à ceux-ci, et utiles à la liberté des peuples. En 1637, Henri Diaz se joignit aux Portugais, pour chasser les Hollandais. Ceux-ci, assiégés dans la ville D'arecise, ayant fait une sortie, furent repoussés avec grande perte, par le général nègre; il prit d'assaut un fort qu'ils avoient élevé à quelque distance de cette ville. A l'habileté dans la tactique, aux ruses de guerre par lesquelles il déconcertait souvent les généraux hollandais, il joignoit le courage le plus audacieux. Dans une bataille où la supériorité du nombre faillit l'accabler, s'apercevant que quelques-uns de ses soldats commençoient à foiblir, il s'élance au milieu d'eux en criant; Sont-ce là les vaillans compagnons de Henri Diaz? Son discours et son exemple leur infuse, dit un historien, une nouvelle vigueur, et l'ennemi qui déjà se croyoit vainqueur, est chargé avec une impétuosité qui l'oblige à se replier précipitamment dans la ville. Henri Diaz force Arecise à capituler, Fernanbouc à se rendre, et détruit entièrement l'armée batave. Au milieu de ses exploits, en 1645, une balle lui perce la main gauche; afin de s'épargner les longueurs d'un pansement, il la fait couper, en disant que chaque doigt de la droite lui vaudra une main pour combattre. Il est à regretter que l'histoire ne nous dise pas où, quand et comment mourut ce général. Menezes exalte son expérience consommée, et s'extasie sur ces Africains tout à coup transformés en guerriers intrépides162.
Note 162: (retour)V. Nova Lusitania, isioria de guerras Brasilicas, por Francisco de Briio Freyre, in-fol., Lisbon 1675, 1. VIII, p. 610; et l. IX, n° 762. Istoria delle guerre di Portogallo, etc., di Alessandro Brandano, in-4°, Venezia 1689, p. 181, 329, 364, 39.3, etc.
Istoria delle guerre del regno del Brasile, etc., dal P. F. G. Jioseppe, di santa Theresa Carmelitano, in-fol., Roma 1698, Iª parte, p. 133 et 183; IIª parte, p. 103 et suiv.
Historiarum Lusitanarum libri, etc., autore Fernando de Menezes, comité Ericeyra, 2 vol. in-4°, Ulyssippone 1734, p. 606, 635, 675, etc. La Clede, histoire du Portugal, etc., Passim.
Il étoit homme de couleur cet infortuné Ogé, digne d'un meilleur sort, qui se sacrifia pour assurer à ses frères mulâtres et nègres libres, tous les avantages qu'on pouvoit se promettre du décret du 15 mai, rendu par l'assemblée constituante, décret qui, sans rien brusquer, eût graduellement amené dans les colonies un ordre de choses conforme à la justice. Indigné de la perversité des colons, qui non-seulement empêchoient la publication de cette loi, mais qui avoient même surpris au gouvernement la défense d'embarquer des Nègres ou sang-mêlés, il prend la résolution de retourner aux Antilles. L'auteur de cet ouvrage, si souvent accusé de l'avoir engagé à partir, lui représente en vain qu'il faut temporiser, et ne pas compromettre par une démarche précipitée, le succès d'une cause si légitime; malgré ses avis, Ogé trouve moyen, en 1791, de repayer par l'Angleterre et le continent américain, à Saint-Domingue: il demande l'exécution des décrets; on repousse ses réclamations dictées par la raison, et sanctionnées par l'autorité nationale: les partis s'aigrissent, on en vient aux mains; Ogé est livré perfidement par le gouvernement espagnol. Son procès s'instruit en secret, comme dans les tribunaux de l'inquisition, il demande un défenseur, on le lui refuse: treize de ses compagnons sont condamnés aux galères, plus de vingt au gibet; Ogé avec Chavanne à la roue. On poussa l'acharnement jusqu'à mettre de la distinction entre le lieu du supplice des Mulâtres et celui des Blancs. Dans un rapport où ces faits sont discutés avec impartialité, après avoir justifié Ogé, Garran conclut par ces mots: «On ne pourra refuser des larmes à sa cendre, en abandonnant ses bourreaux au jugement de l'histoire163».
Il étoit homme de couleur ce Saint-George qu'on appeloit le Voltaire de l'équitation, de l'escrime, de la musique instrumentale. Reconnu pour le premier entre les amateurs, on le plaçoit dans le second ou le troisième rang parmi les compositeurs; quelques concertos de sa façon sont encore estimés. Quoiqu'il fût le héros de la gymnastique, etc. etc. il est difficile de croire avec ses admirateurs, qu'il tiroit à balle franche sur une balle lancée en l'air, et l'atteignoit.
Selon le voyageur Arndt, ce nouvel Alcibiade étoit le plus beau, le plus fort, le plus aimable de ses contemporains; d'ailleurs généreux, bon citoyen, bon ami164. Tout ce qu'on appelle gens du bon ton, c'est-à-dire, gens frivoles, le regardoient comme un homme accompli; c'étoit l'idole des sociétés d'agrémens. Lorsqu'il tira avec la chevalière d'Eon, ce fut presque une affaire d'État, parce qu'alors l'État étoit nul pour le public. Quand Saint-George, cité comme la plus forte épée connue, devoit faire des armes on de la musique, la gazette l'annonçoit aux oisifs de la capitale. Son archet, son fleuret faisoient accourir tout Paris. Ainsi autrefois on affluoit à Séville quand la confrérie des Nègres, qui n'a pas été détruite, mais qui n'existe plus faute de sujets, formoit, à certains jours de fêtes, de brillantes cavalcades où ils faisoient des évolutions et des tours d'adresse165.
Je ne crois pas, comme Malherbe, qu'on bon joueur de quilles vaille autant qu'un bon poëte; mais tous les talens aimables valent-ils un talent utile? Quel dommage qu'on n'ait pas dirigé les heureuses dispositions de Saint-George vers un but qui lui eû mérité l'estime et la reconnoissance de ses concitoyens! Hâtons-nous cependant de rappeler, qu'enrôlé sous les drapeaux de la république, il servit dans les armées françaises.
Il étoit Mulâtre cet Alexandre Dumas, qui avec quatre cavaliers attaqua, près de Lille, un poste de cinquante Autrichiens, en tua six, et fit seize prisonniers. Longtemps il commanda une légion à cheval, composée de Noirs et de sang-mêlés, qui étoient la terreur des ennemis... A l'armée des Alpes, il monta au pas de charge le Saint-Bernard, hérissé de redoutes, s'empara des canons qu'il dirigea sur le champ contre l'ennemi. D'autres déjà ont raconté les exploits qui l'ont signalé en Europe et en Afrique, car il fut de l'expédition d'Égypte. A son retour, il eut le malheur de tomber entre les mains du gouvernement napolitain, qui, pendant deux ans, le retint dans les fers avec Dolomien. Alexandre Dumas, général de division, nommé par l'Empereur, l'Horatius-Coclès du Tyrol, est mort en 1807.
Il est Nègre ce Jean Kina de Saint-Domingue, partisan d'une mauvaise cause, lorsqu'il a combattu contre la liberté des hommes de sa couleur; mais qui, renommé peur sa bravoure, reçut à Londres un accueil si distingué. Le gouvernement britannique vouloit lui confier le commandement d'une compagnie de sang-mêlés, destinés à protéger les quartiers éloignés de la colonie de Surinam. En 1800 il repasse aux Antilles: un dédain humiliant lui rappelle qu'il est affranchi, son coeur s'indigne; il excite une insurrection pour protéger ses frères contre les colons qui faisaient avorter les Négresses à force de travail, et vouloient vendre les Nègres libres; bientôt il est pris, renvoyé à Londres, et renfermé à Newgate166.
Il étoit Nègre ce Mentor, né à la Martinique en 1771. Fait prisonnier en se battant contre les Anglais, à la vue des côtes d'Ouessant, il s'empare du bâtiment qui le conduisoit en Angleterre, et l'amène à Brest.
A la plus heureuse physionomie réunissant l'aménité du caractère et un esprit fin que la culture avoit perfectionné, on l'a vu occuper le siége législatif à côté de l'estimable Tomany. Tel étoit Mentor, dont la conduite postérieure a peut-être profané ces brillantes qualités; il a été tué à Saint-Domingue.
Il avoit porté les chaînes de l'esclavage ce Toussaint-Louverture, étant hattier sur l'habitation Breda, au géreur de laquelle il envoya des secours pécuniaires. Tant de preuves ont mis en évidence sa bravoure et celle de Rigaud, général mulâtre, son compétiteur, que personne ne la conteste. Sous ce rapport, Toussaint est comparable au Cacique Henri, dont on peut lire la vie dans Charlevoix. J'ai en communication d'un manuscrit intitulé: Réflexions sur l'état actuel de la colonie de Saint-Domingue, par Vincent, ingénieur. Voici le portrait qu'il trace du général nègre;
«Toussaint, à la tête de son armée, se trouve l'homme le plus actif et le plus infatigable dont on puisse se faire une idée. L'on peut rigoureusement dire qu'il est partout où un jugement sain et le danger lui font croire que sa présence est nécessaire. Le soin particulier de toujours tromper sur sa marche les hommes mêmes dont il a besoin, et auxquels on croit qu'il accorde une confiance qui n'est cependant à personne, fait qu'il est également attendu tous les jours dans les chefs-lieux de la colonie. Sa grande sobriété, la faculté donnée à lui seul de ne jamais se reposer, l'avantage qu'il a de reprendre le travail du cabinet après de pénibles voyages, de répondre à cent lettres par jour, et de lasser habituellement cinq secrétaires en font un homme tellement supérieur à tout ce qui l'entoure, que le respect, la soumission pour lui vont jusqu'au fanatisme dans le très-grand nombre de têtes. L'on peut même assurer, qu'aucun individu aujourd'hui n'a pris sur une masse d'hommes ignorans le pouvoir qu'a pris le général Toussaint sur ses frères».
L'ingénieur Vincent ajoute que Toussaint est doué d'une mémoire prodigieuse; qu'il est bon père, bon époux; que ses qualités civiques sont aussi sûres que sa vie politique est astucieuse et coupable.
Toussaint rétablit le culte à Saint-Domingue, et son zèle lui avoit mérité l'épithète de capucin, de la part de gens à qui on pouvoit en donner une autre. Avec moi, il entretint une correspondance dont le but étoit d'obtenir, douze ecclésiastiques vertueux. Plusieurs partirent sous la direction de l'estimable évêque Mauviel, sacré pour Saint-Domingue, qui se dévouoit généreusement à cette mission pénible. Toussaint, égaré par les suggestions de quelques moines dissidens, lui suscita des tracasseries, quoiqu'il eût précédemment félicité la colonie, de son arrivée, par une proclamation solennelle. Que Toussaint ait été cruel, hypocrite et traître, ainsi que les Nègres et Mulâtres associés à ses opérations, je ne prétends pas le nier; mais les Blancs....... Ne jugeons pas une cause sur l'audition d'une seule partie. Un jour peut-être les Nègres écriront, imprimeront à leur tour, ou l'impartialité guidera la plume de quelque Blanc. Les faits, récens sont, dit-on, le domaine de l'adulation et de la satire. Tandis que des gens le peignent, sans restriction, sous des couleurs odieuses, par un autre excès Whitchurch, dans son poëme d'Hispaniola, en fait un héros167. Quoique Toussaint soit mort, la postérité qui rectifie, casse ou confirme les jugemens des contemporains, n'est peut-être pas encore arrivée pour lui.
Terminons ce chapitre par un trait extrêmement curieux que fournit le courage d'un Nègre.
Le pape Pie II, voulant punir Cantelino, duc de Sora, envoya contre lui une armée sous les ordres du général Napoléon, de la famille des Ursins, qui déjà s'étoit distingué par ses exploits en commandant les troupes vénitiennes. Napoléon s'empare de la ville de Sora, mais il éprouve une résistance opiniâtre de la citadelle, défendue par sa position sur un rocher très-élevé, dans une île du Garillan. Après plusieurs jours de siége, une tour s'écroule sous le ravage des bombes. Alors un Nègre, qui, après avoir été domestique du général, étoit devenu soldat, dit à ses camarades: La citadelle est à nous, suivez-moi. Il jette avec force sa lance sur les ruines de la tour, se déshabille, franchit les eaux à la nage, reprend son arme et monte à l'assaut. Son exemple est imité d'une foule de soldats dont deux périssent entraînés par le courant; tous gravissent à sa suite. Les assiégés accablés de douleur, le sont plus encore de honte d'être vaincus par une troupe de soldats, tous nus et dirigés par un Nègre. Ce fait très-vrai paroîtra invraisemblable à la postérité, dit l'historien Gobellin168 qui mérite, ainsi que le P. Tuzii169, le reproche d'avoir tu le nom de ce valeureux Africain, auquel on dut la conquête de la citadelle.
CHAPITRE IV.
Continuation du même sujet.
La loyauté est la compagne inséparable de la véritable bravoure; les faits qui suivent mettront en parallèle à cet égard les Blancs et les Noirs. Le lecteur équitable tiendra la balance.
Les Nègres marrons de Jaomel ont, durant près d'un siècle, épouvanté Saint-Domingue. Le plus impérieux des gouverneurs, Bellecombe, fut obligé, en 1785, de capituler avec eux; ils n'étoient cependant que cent vingt-cinq hommes de la partie française, et cinq de la partie espagnole; c'est le planteur Page qui nous le répète170. A-t-on jamais ouï dire qu'ils ayent violé la capitulation, ces hommes contre lesquels on ordonnoit des battues comme on en fait contre les Loups?
En 1718, lorsqu'on étoit en pleine paix avec les Caraïbes noirs de Saint-Vincent, qui sont connus pour être braves jusqu'à la témérité, et plus actifs, plus industrieux que les Caraïbes rouges, on dirigea contre ceux de la Martinique une expédition injuste, et qui échoua: au lieu de s'irriter, l'année suivante ils eurent l'indulgence d'acquiescer à la paix; ces traits, dit Chanvalon, ne se lisent pas dans l'histoire des nations civilisées171.
En 1726, les Marrons de Surinam, que la férocité des colons avoit portés au désespoir, conquirent leur liberté, et forcèrent leurs oppresseurs à traiter avec eux de peuple à peuple; ils observèrent religieusement les conventions. Les colons méritent-ils le même éloge? Après de nouvelles querelles, ceux-ci voulant négocier la paix, demandent une conférence aux Nègres, qui l'accordent, et stipulent pour préliminaire, qu'on leur enverra, parmi beaucoup d'objets utiles, de bonnes armes à feu et des munitions. Deux commissaires hollandais partent avec leur escorte, et se rendent au camp des Nègres: le capitaine Boston, qui les commandoit, s'aperçoit que les commissaires n'apportent que des bagatelles, des ciseaux, des peignes, de petits miroirs, mais point d'armes à feu, ni de poudre; d'une voix de tonnerre il leur dit: Les Européens pensent-ils que les Nègres n'ont besoin que de peignes et de miroirs? un seul de ces meubles nous suffit à tous; au lieu qu'un seul baril de poudre offert par les Hollandais, eût prouvé la confiance qu'on avoit en nous.
Les Nègres cependant, loin de céder au sentiment d'une légitime indignation contre un gouvernement qui manquoit à ses engagemens, lui accordent une année pour délibérer et choisir la paix ou la guerre. Ils fêtent de leur mieux les commissaires, leur prodiguent une bienveillance hospitalière, et les renvoient en leur rappelant, que les colons de Surinam étoient eux-mêmes les artisans de leurs désastres par l'inhumanité avec laquelle ils traitoient leurs esclaves172. Stedman, à qui nous devons ces détails, ajoute que les champs de cette république de Noirs sont couverts d'ignames, de maïs, de plantaniers et de manioc.
Tous les auteurs qui, sans préjugé, parlent des Nègres, rendent justice à leur naturel heureux et à leurs vertus. Il est même des partisans de l'esclavage à qui la force de la vérité arrache des aveux en leur faveur. Tels sont, 1°. l'historien de la Jamaïque, Long, qui admire chez plusieurs un excellent caractère, un coeur aimant et reconnoissant; chez tous la tendresse paternelle et filiale portée au suprême degré173.
2°. Duvallon, qui par le récit des malheurs de la pauvre et décrépite Irrouba, est sûr d'attendrir son lecteur et de faire exécrer le colon féroce dont elle avoit été la mère nourricière174.
Note 174: (retour)V. Vue de la colonie espagnole, etc., en 1802, par Duvallon, in-8°, Paris 1803, p. 268 et suiv. «Allons voir la centenaire, dit quelqu'un de la compagnie, et l'on s'avança jusqu'à la porte d'une petite hutte où je vis paroitre, l'instant d'après, une vieille Négresse du Sénégal, décrépite au point qu'elle étoit pliée en double, et obligée de s'appuyer sur les bordages de sa cabane, pour recevoir la compagnie assemblée à sa porte, et en outre presque sourde, mais ayant encore l'oeil assez bon. Elle étoit dans le plus extrême dénuement, ainsi que le témoignoit assez tout ce qui l'entouroit, ayant à peine quelques haillons pour la couvrir, et quelques tisons pour la rechauffer, dans une saison dont la rigueur est si sensible pour la vieillesse, et pour la caste noire surtout. Nous la trouvâmes occupée à faire cuire un peu de riz à l'eau pour son souper, car elle ne recevoit de ses maîtres aucune subsistance réglée, ainsi que son grand âge et ses anciens services le requéroient. Elle étoit, au surplus, abandonnée à elle-même, et dans cet état de liberté que la nature, épuisée en elle, avoit obligé ses maîtres à lui laisser, et dont en conséquence elle lui étoit plus redevable qu'à eux. Or il faut apprendre au lecteur, qu'indépendamment de ses longs services, cette femme, presque centenaire, avoit anciennement nourri de son lait deux enfans blancs, parvenus à une parfaite croissance, et morts avant elle, les propres frères d'un de ses maîtres qui se trouvoit avec nous. La vieille l'aperçut, et l'appelant par son nom, en le tutoyant (suivant l'usage des Nègres de Guinée), avec un air de bonhomie et de simplesse vraiment attendrissant: Eh bien! quand feras-tu, lui dit-elle, réparer la couverture de ma cabane? il y pleut comme dehors. Le maître leva les yeux et les dirigea sur le toit, qui étoit à la portée de la main. J'y songerai, dit-il.—Tu y songeras! tu me dis toujours cela, et rien ne se fait.—N'as-tu pas tes enfans? (deux Nègres de l'atelier, ses petits-fils), qui pourroient bien arranger la cabane.—Et toi, n'es-tu pas leur maître, et n'es-tu pas mon fils toi-même? Tiens, ajouta-t-elle, en le prenant par le bras et l'introduisant dans sa cabane, entre et vois-en par toi-même les ouvertures; aye donc pitié, mon fils, de la vieille Irrouba, et fais au moins réparer le dessus de son lit; c'est tout ce qu'elle te demande, et le bon Dieu te le rendra. Et quel étoit ce lit? Hélas! trois ais grossièrement joints sur deux traverses, et sur lesquels étoit étendue une couche de cette espèce de plante parasite du pays, nommée barbe-espagnole. Le toit de la cabane est entr'ouvert, la bise et la pluie fouettent sur ta misérable couche, et ton maître voit tout cela, et il y est insensible! Pauvre Irrouba!
Robert.
Les mêmes vertus éclatent dans ce que racontent des Nègres, Hilliard-d'Auberteuil, Falconbridge, Grandville-Sharp, Benezer, Ramsay, Horneman, Pinkard, Robin, etc., et surtout Clarkson, qui, ainsi que Wilberforce, s'est immortalisé par ses ouvrages et son zèle dans la défense des Africains. George Robert, navigateur anglais, pillé par un corsaire son compatriote, se réfugie à l'île Saint-Jean, l'une de l'archipel du Cap-Vert; il est secouru par les Nègres. Un pamphlétaire anonyme qui n'ose nier le fait, tâche d'en atténuer le mérite, en disant que l'état de George Robert auroit touché un tigre175. Durand préconise la modestie, la chasteté des épouses négresses, et la bonne éducation des Mulâtres à Gorée176. Wadstrom, qui se loue beaucoup de leur accueil, leur croit une sensibilité affectueuse et douce, supérieure à celle des Blancs. Le capitaine Wilson, qui a vécu chez eux, vante leur constance en amitié; ils pleuroient à son départ.
Des Nègres de Saint-Domingue, par attachement avoient suivi à la Louisiane, leurs maîtres, qui les ont vendus. Ce fait, et le suivant, que j'emprunte de Robin, sont des matériaux pour comparer, au moral, les Noirs et les Blancs.
Un esclave avoit fui; le maître promet douze piastres à qui le ramenera. Il est ramené par un autre Nègre qui refuse la récompense, et demande seulement la grâce du déserteur. Le maître l'accorde, et garde les douze piastres. L'auteur du voyage pense que le maître avoit l'ame d'un esclave, et le Nègre l'ame d'un maître177.
Pour la bonté naturelle des Nègres, après tant d'autres témoins incontestables, on peut encore citer le respectable Niebuhr, qui, dans le Musée allemand178, s'exprime ainsi:
«Le caractère des Nègres, surtout quand on les traite raisonnablement, est fidélité envers leurs maîtres et bienfaiteurs. Les négocians mahométans à Kahira, Dsjidda, Surate et ailleurs, achètent volontiers des enfans noirs, auxquels ils font apprendre l'écriture et l'arithmétique: leur commerce est presque exclusivement dirigé par ces esclaves, qu'ils envoient pour établir leurs comptoirs dans les pays étrangers.
Je demandois à l'un de ces négocians, comment il pouvoit livrer des cargaisons entières à un esclave? Il me répondit: Mon Nègre m'est fidèle; mais je n'oserois confier mon négoce à des commis blancs, ils s'éclipseroient bientôt avec ma fortune». Blumenbach, qui m'envoie ce passage, ajoute: Ainsi, on pourroit appliquer à nos protégés les pauvres Nègres, ces mots de Saint Bernard: Felix nigredo, quæ mentis candore imbuta est179.
Le docteur Newton raconte qu'un jour il accusoit un Nègre de fourberie et d'injustice; celui-ci lui répond avec fierté: Me prenez-vous pour un Blanc180? Il ajoute que sur les bords de la rivière Gabaon, les Nègres sont la meilleure espèce d'hommes qu'il ait connus181. Ledyard rend le même témoignage aux Foulahs, dont le gouvernement est absolument paternel182.
Dans une histoire de Loango, on lit que si les Nègres, habitans des côtes, et fréquentant les Européens, sont enclins à la fourberie, au libertinage, ceux de l'intérieur sont humains, obligeans, hospitaliers183. Cet éloge est répété par Golberry. Il se récrie contre la présomption avec laquelle les Européens méprisent et calomnient ces nations, que nous appelons si légèrement sauvages, chez lesquelles on trouve des hommes vertueux, vrais modèles de tendresse filiale, conjugale et paternelle, qui connoissent tout ce que la vertu a d'énergique et de délicat; chez qui les impressions sentimentales sont très-profondes, parce qu'ils sont plus que nous voisins de la nature, et qui savent sacrifier l'intérêt personnel à l'amitié. Golberry en fournit diverses preuves184.
L'auteur anonyme des West indian eclogues185 dut la vie à un Nègre qui, pour la lui sauver, perdit la sienne. Pourquoi le poëte qui, dans une note, rapporte cette circonstance, n'y a-t-il pas consigné le nom de son libérateur?
Adanson, qui visita le Sénégal en 1754, et qui en parle comme d'un élysée, en trouva les Nègres très-sociables, et d'un excellent caractère. Leur aimable simplicité, dans ce pays enchanteur, me rappeloit, dit-il, l'idée des premiers hommes; il me sembloit voir le monde à sa naissance186. En général, ils ont conservé l'estimable bonhomie des moeurs domestiques; ils se distinguent par beaucoup de tendresse envers leurs parens, beaucoup de respect pour la vieillesse, vertu patriarchale et presqu'inconnue parmi nous187. Ceux qui sont mahométans contractent une certaine alliance avec ceux qui ont été circoncis à la même époque, et se regardent comme frères. Ceux qui sont chrétiens conservent toute leur vie une vénération particulière pour leurs parrains et marraines.
Ces mots rappellent une institution sublime que la philosophie envioit dernièrement au christianisme; cette espèce d'adoption religieuse répand sur les enfans des relations d'amour et de bienfaisance qui, dans le cas éventuel et malheureusement trop fréquent, où, en bas âge, ils perdroient les auteurs de leurs jours, prépare aux orphelins des conseils et un asile.
Robin parle d'un esclave à la Martinique, qui ayant gagné de quoi se racheter, préféra de racheter sa mère188. L'outrage le plus sanglant qu'on puisse faire à un Nègre, c'est de maudire son père ou sa mère189, ou d'en parler avec mépris. Frappez-moi, disoit un esclave à son maître, mais ne maudissez pas ma mère190. C'est de Mungo-Park que j'emprunte ce fait et le suivant. Une Négresse ayant perdu son fils, son unique consolation etoit de penser que cet enfant n'avoit jamais dit un mensonge191. Casaux raconte qu'un Nègre voyant un Blanc maltraiter son père, enleva vite l'enfant de ce brutal, de peur, dit-il, qu'il n'apprenne à imiter sa conduite.
La vénération des Noirs pour leurs aïeux les suit par delà les bornes de la vie; ils vont s'attendrir sur la cendre de ceux qui ne sont plus. Un voyageur nous a conservé l'anecdote d'un Africain qui recommandoit à un Français de respecter les sépultures. Qu'eût pensé le premier s'il avoit pu croire qu'un jour elles seroient profanées dans toute la France, chez une nation qui se dit civilisée?
Les Noirs, au rapport de Stedman, sont si bienveillans les uns envers les autres, qu'il est inutile de leur dire: Aimez votre prochain comme vous-mêmes192. Les esclaves du même pays surtout, ont un penchant marqué à s'entr'aider. Hélas! presque toujours les malheureux n'ont rien à espérer que de ceux auxquels ils sont associés par l'infortune.
Plusieurs Marrons avoient été condamnés à être pendus; on offre la grâce à l'un d'eux, à condition qu'il sera l'exécuteur. Il refuse; il aime mieux mourir. Le maître nomme un de ses esclaves pour le remplacer... Attendez que je me prépare... Il va dans la case, prend une hache, se coupe le poing; revient au maître, et lui dit: Exige maintenant que je sois le bourreau de mes camarades193.
Dickson nous a conservé le fait suivant. Un Nègre avoit tué un Blanc; un autre homme accusé du crime alloit être mis à mort. «Le meurtrier va se déclarer à la justice, »parce qu'il ne pourroit supporter le »remords d'avoir causé à deux individus la »perte de la vie». L'innocent est relâché, et le Nègre est envoyé au gibet, où il resta vivant six à sept jours.
Le même Dickson a vérifié que sur cent vingt mille, tant Nègres que sang-mêlés, à la Barbade, dans le cours de trente ans, on n'a ouï parler que de trois meurtres de la part des Nègres, quoiqu'ils fussent souvent provoqués par la cruauté des planteurs194.
Je doute qu'on puisse trouver beaucoup de résultats pareils, en compulsant les greffes des tribnnaux criminels de l'Europe.
La reconnoissauce des Noirs, ajoute Stedman, les porte à s'exposer à la mort pour sauver leurs bienfaiteurs195. Cowry raconte qu'un esclave portugais ayant fui dans les bois, apprend que son maître est traduit en jugement pour cause d'assassinat; le Nègre se constitue prisonnier en place du maître, donne des preuves fausses, mais judiciaires, de son prétendu crime, et subit la mort à la place du coupable196.
Le Journal de littérature, par Grosier, a recueilli des détails attendrissans sur un Nègre de du Colombier, propriétaire dans les colonies, résidant près de Nantes. L'esclave étoit devenu libre; mais le maître étoit devenu pauvre. Le Nègre vendit tout ce qu'il avoit pour le nourrir. Quand cette ressource fut épuisée, il cultiva un jardin dont il vendoit les produits pour continuer cette bonne oeuvre. Le maître tombe malade; le Nègre, malade lui-même, déclare qu'il ne s'occupera de sa santé que quand le maître sera guéri; mais ce bon Africain succombe de fatigues, et après vingt ans de services gratuits meurt, en 1776, en léguant à du Colombier le peu qui lui restoit197.
On connoît trop peu l'anecdote de Louis Desrouleaux, Nègre, pâtissier à Nantes, puis au Cap, où il avoit été esclave d'un nommé Pinsum, de Bayonne, capitaine négrier. Ce capitaine, revenu en France avec de grandes richesses, s'y ruine; il repasse à Saint-Domingue: ceux qui se disoient ses amis lorsqu'il étoit opulent, daignent à peine le reconnoître. Louis Desrouleaux, qui avoit acquis de la fortune, les supplée tous; il apprend le malheur de son ancien maître, s'empresse de le chercher, le loge, le, nourrit, et cependant lui propose d'aller vivre en France, où son amour propre ne sera pas mortifié par l'aspect des ingrats qu'il a faits. Mais je n'ai rien pour vivre en France,... 15,000 francs annuels vous suffiront-ils?... Le colon pleure de joie; le Nègre lui passe le contrat, et la pension a été payée jusqu'à la mort de Louis Desrouleaux, arrivée en 1774.
S'il étoit permis d'intercaler ici un fait étranger à mon sujet, je citerois la conduite des Indiens envers l'évêque Jacquemin, qui a été vingt-deux ans missionnaire à la Guyane. Ces Indiens, qui l'aimoient tendrement, le voyant dénué de tout lorsqu'on cessa de payer les pasteurs, vont le trouver et lui disent: Père, tu es âgé, reste avec nous, nous chasserons pour toi, nous pêcherons pour toi.
Et comment ces hommes de la nature seroient-ils ingrats envers leurs bienfaiteurs, lorsqu'ils sont bienfaisans même envers leurs oppresseurs? Dans la traversée on a vu des Noirs enchaînés, partager leur triste et chétive nourriture avec les matelots198.
Une maladie contagieuse avoit fait périr le capitaine, le contre-maître et la plupart des matelots d'un vaisseau négrier; ce qui restoit étant insuffisant pour la manoeuvre, les Nègres s'y emploient; par leur secours le vaisseau arrive à sa destination, ensuite ils se laissent vendre199.
Les philantropes d'Angleterre aiment à citer ce bon et religieux Joseph Rachel, Nègre libre aux Barbades, qui s'étant enrichi par le négoce, consacra toute sa fortune à faire du bien. Les malheureux, quelle que fût leur couleur, avoient des droits sur son coeur; il distribuoit aux indigens, prêtoit à ceux qui pouvoient rendre, visitoit les prisonniers, leur donnoit des conseils, tâchoit de ramener les coupables à la vertu. Il est mort en 1758, à Bridgetown, pleuré des Noirs et des Blancs200.
Les Français doivent bénir la mémoire de Jasmin Thoumazeau; né en Afrique en 1714, il fut vendu à Saint-Domingue en 1736. Ayant obtenu la liberté, il épousa une Négresse de la Côte-d'Or, et fonda au Cap, en 1756, un hospice pour les pauvres Nègres et sang-mêlés. Pendant plus de quarante ans, avec son épouse, il s'est voué à leur soulagement, et leur a consacré tous ses soins et sa fortune. La seule peine qu'ils éprouvassent au milieu des malheureux auxquels leur charité prodiguoit des secoure, étoit l'inquiétude qu'après eux l'hospice ne fût abandonné. En 1789, le cercle des Philadelphes du Cap, et la société d'agriculture de Paris, décernèrent des médailles à Jasmin201, qui est mort vers la fin du siècle.
Moreau-Saint-Méry, et une foule d'autres écrivains, nous disent que les Négresses et les Mulâtresses sont recommandables par leur tendresse maternelle, par leur charité compatissante envers les pauvres202. On en trouvera des preuves dans une anecdote qui n'a pas encore acquis toute la publicité dont elle est digne. Le voyageur Mungo-Park alloit périr de besoin au milieu de l'Afrique; une Négresse le recueille, le conduit chez elle, lui donne l'hospitalité, et assemble les femmes de sa famille qui passèrent une partie de la nuit à filer du colon, en improvisant des chansons pour distraire l'homme blanc, dont l'apparition dans ces contrées étoit une nouveauté: il fut l'objet d'une de ces chansons qui rappelle cette pensée d'Hervey, dans ses Méditations: Je crois entendre les vents plaider la cause du malheureux203. Voici cette pièce: «Les vents mugissoient, »et la pluie tomboit; le pauvre »homme blanc, accablé de fatigue, vient »s'asseoir sous notre arbre; il n'a pas de mère »pour lui apporter de lait, ni de femme pour »moudre son grain»; et les autres femmes chantoient en coeur: «Plaignons, plaignons »le pauvre homme blanc; il n'a pas de mère »pour lui apporter son lait, ni de femme »pour moudre son grain204».
Tels sont les hommes calomniés par Descroizilles, qui, en 1803, imprimoit que les affections sociales et les institutions religieuses, n'ont aucune prise sur leur caractère205.
Aux traits de vertu pratiqués par des Nègres, aux témoignages honorables que leur rendent les auteurs, j'aurois pu en ajouter une multitude d'autres qu'on trouvera dans les dépositions officielles à la barre du Parlement d'Angleterre206. Ce qu'on vient de lire suffit pour venger l'humanité et la vérité Outragées.
Gardons-nous cependant d'une exagération insensée qui chez les Noirs voudroit ne trouver que des qualités estimables; mais nous autres Blancs, avons-nous doit d'être leurs dénonciateurs? Persuadé qu'il faut très-rarement compter sur la vertu et la loyauté des hommes, quelle que soit leur couleur, j'ai voulu prouver que les uns ne sont pas originairement pires que les autres.
Une erreur presque générale, c'est d'appeler vertueux des individus qui n'ont, si je puis m'exprimer ainsi, qu'une moralité négative. La forme de leur caractère est indéterminée; incapables de penser et d'agir par eux-mêmes, n'ayant ni le courage de la vertu, ni l'audace du crime, également susceptibles d'impressions louables et coupables, ils n'ont que des idées et des inclinations d'emprunt; on nomme en eux bonté, douceur ce qui n'est réellement qu'apathie, foiblesse et lâcheté. Ce sont eux qui ont donné lieu à ce proverbe: Il est des gens si bons qu'ils ne valent rien.
Dans le tableau des faits honorables qu'on vient de présenter, on retrouve, au contraire, cette énergie (vis, virtus), qui fait des sacrifices pour pratiquer le bien, obliger les hommes, et agir conformément aux principes de la morale. Cette raison-pratique, qui est le fruit d'une intelligence cultivée, se manifeste encore sous d'autres rapports, quoique chez la plupart des Nègres la civilisation et les arts soient dans l'enfance.
Mais avant d'aborder cet article, je crois faire plaisir au lecteur en intercalant ici la, notice biographique d'un Nègre, mort il y a douze ans, en Allemagne, où ses vertus délicates et ses brillantes qualités lui ont acquis de la réputation.
CHAPITRE V.
Notice biographique du Nègre Angelo
Solimann.
Quoiqu'Angelo Solimann n'ait rien publié207, il mérite une des premières places entre les Nègres qui se sont distingués par un haut degré de culture, par des connoissances étendues, et plus encore par la moralité et l'excellence du caractère.
Note 207: (retour) J'acquitte un devoir en révélant au public les noms des personnes à qui je dois la biographie de cet estimable Africain, dont le docteur Gall m'avoit parlé le premier. Sur la demande de mes concitoyens d'Hautefort, attaché ici aux relations extérieures, et Dodun, premier secrétaire de la légation française en Autriche, on s'empressa de satisfaire ma curiosité. Deux dames respectables de Vienne y mirent le plus grand zèle, Mad. de Stief et Mad. de Picler. On rassembla soigneusement les détails fournis par les amis de défunt Angelo. D'après ces matériaux, a été faite cette notice intéressante qu'on va lire. Dans la traduction française, elle perd pour l'élégance du style; car Mad. de Picler, qui l'a rédigée en allemand, possède le talent rare d'écrire également bien en prose et en vers. J'éprouve du plaisir en exprimant à ces personnes obligeantes ma juste reconnoissance.
Il étoit le fils d'un prince africain. Le pays soumis à la domination de celui-ci, s'appeloit Gangusilang; la famille, Magni-Famori. Outre le petit Mmadi-Maké (c'étoit le nom d'Angelo dans sa patrie), ses parens avoient un autre enfant plus jeune, une fille. Il se rappeloit avec quel respect on traitoit son père, entouré d'un grand nombre de serviteurs; il avoit, comme tous les enfans des princes de ce pays-là, des caractères empreints sur les deux cuisses, et long-temps il s'est bercé de l'espérance qu'on le chercheroit, et qu'on le reconnoîtroit par ces caractères. Les souvenirs de son enfance, de ses premiers exercices au tir de l'arc, dans lequel il surpassoit ses camarades; le souvenir des moeurs simples, et du beau ciel de sa patrie, se retraçoient souvent à son esprit avec un plaisir mêlé de douleur, même dans sa vieillesse; il ne pouvoit chanter, sans être profondément attendri, les chansons de sa patrie, que son heureuse mémoire avoit très-bien conservées.
Il paroît, d'après les réminiscences d'Angelo, que sa peuplade avoit déjà quelque civilisation. Son père possédoit beaucoup d'éléphans, et même quelques chevaux, qui sont rares dans ces contrées: la monnoie étoit inconnue, mais le commerce d'échange se faisoit régulièrement, et à l'enchère. On adoroit les astres; la circoncision étoit usitée; deux familles des Blancs demeuroient dans le pays.
Des auteurs qui ont publié leurs voyages, parlent de guerres perpétuelles entre des peuplades de l'Afrique, dont le but est, tantôt la vengeance, le brigandage, tantôt la plus honteuse espèce d'avarice, parce que le vainqueur mène les prisonniers au marché d'esclaves le plus voisin, pour les vendre aux Blancs. Une guerre de ce genre, contre la peuplade de Mmadi-Maké, éclata inopinément, à tel point, que son père ne soupçonnoit pas le danger. L'enfant, âgé de sept ans, étant un jour debout, à côté de sa mère qui allaitoit sa soeur, tout à coup on entend un épouvantable cliquetis d'armes, et des hurlemens de blessés; le grand-père de Mmadi-Maké, se jette dans la cabane, saisi d'effroi, en criant: Voilà les ennemis. Fatuma se lève effarouchée, le père cherche à la hâte ses armes, et le petit garçon, épouvanté, s'enfuit avec la vîtesse d'une flèche. La mère l'appelle à grand cris: Où vas-tu Mmadi-Maké? L'enfant répond: Là où Dieu veut. Dans un âge avancé, il réfléchissoit souvent sur le sens important de ces paroles. Étant hors de la cabane, il tourne ses regards en arrière, et voit sa mère, et plusieurs des gens de son père, tomber sous les coups des ennemis. Il se tapit avec un autre garçon sous un arbre; saisi d'effroi, il couvre ses yeux de ses mains. Le combat se prolonge; les ennemis, qui se croyoient déjà victorieux, se saisissent de lui, et l'élèvent en l'air en signe de joie. A cet aspect, les compatriotes de Mmadi-Maké raniment leurs forces, et se rallient pour sauver le fils de leur roi; le combat recommence, et pendant sa durée, l'enfant est toujours levé en l'air. Enfin, les ennemis restent vainqueurs, et décidément il est leur proie. Son maître l'échange contre un beau cheval, qu'un autre Nègre lui donne, et l'on mène l'enfant vers la place d'embarquement. Il y trouve beaucoup de ses compatriotes, tous comme lui prisonniers, tous condamnés à l'esclavage; ils le reconnoissent avec douleur, mais ils ne peuvent rien pour lui; on leur défend même de lui parler.
Les prisonniers, conduits sur de petits bâtimens, ayant atteint le rivage de la mer, Mmadi-Maké voyoit avec étonnement de grandes maisons flottantes, dont l'une le reçut avec son troisième maître; il présume que c'étoit un navire espagnol. Après avoir essuyé une tempête, ils débarquent sur une côte, et le maître promet à l'enfant de le conduire à sa mère. Celui-ci enchanté vit promptement évanouir son espérance, en trouvant, au lieu de sa mère, l'épouse de son maître, qui le reçut d'ailleurs très-bien, lui fit des caresses, et le traita avec beaucoup de bonté: le mari lui donna le nom d'André, lui ordonna de conduire les chameaux aux pâturages, et de les garder.
On ne peut dire de quelle nation étoit cet homme-là, ni combien de temps resta chez lui Angelo, qui est mort depuis douze ans; cette notice a été rédigée dernièrement d'après le récit de ses amis. Seulement on sait qu'après un assez long séjour, le maître lui annonça son dessein de le transporter dans une contrée, où il seroit mieux. Mmadi-Maké en fut très-content; la maîtresse se sépara de lui avec regret; on s'embarque, on arrive à Messine; il est conduit dans la maison d'une dame opulente qui, à ce qu'il paroît, s'attendoit à le recevoir; elle le traite avec beaucoup de bonté, lui donne un instituteur pour lui enseigner la langue du pays, qu'il apprend avec facilité: sa bonhomie lui concilie l'affection des nombreux domestiques, parmi lesquels il distingue une Négresse, nommée Angelina, à cause de sa douceur, et de ses bons procédés envers lui. Il tombe dangereusement malade; la marquise, sa maîtresse, a pour lui tous les soins d'une mère, au point quelle veille près de lui une partie des nuits. Les médecins les plus habiles sont appelés; son lit est entouré d'une foule de personnes qui attendent ses ordres. La marquise souhaitoit depuis longtemps qu'il fût baptisé: après des refus réitérés, un jour, dans sa convalescence, il demande lui-même le baptême; la maîtresse, extrêmement contente, ordonne les préparatifs les plus magnifiques. Dans un salon, on élève un dais richement brodé au-dessus d'un lit de parade; toute la famille, tous les amis de la maison sont présens; on interpelle Mmadi-Maké, couché dans ce lit, sur le nom qu'il désire avoir: par reconnoissance et par amitié envers la Négresse Angelina, il veut être nommé Angelo: on accueille sa prière, et pour lui tenir lieu de nom de famille, on y joint celui de Solimann. Il célébroit annuellement le jour de son entrée dans le christianisme, le 11 septembre, avec des sentimens pieux, comme l'anniversaire de sa naissance.
Sa bonté, sa complaisance, son esprit juste, le rendoient cher à tout le monde. Le prince Lobkowitz, alors en Sicile en qualité de générai impérial, fréquentoit la maison où demeuroit cet enfant; il conçut pour lui une telle affection, qu'il fit les instances les plus vives pour qu'on le lui donnât. Cette demande fut combattue par la tendresse de la marquise envers Angelo; elle céda enfin, à des considérations d'intérêt et de prudence qui lui conseilloient de faire ce présent au général. Que de larmes elle versa, en se séparant du petit Nègre qui entroit avec répugnance au service d'un nouveau maître!
Les fonctions du prince étoient incompatibles avec une longue résidence dans cette contrée; il aimoit Angelo, mais son genre de vie, et peut-être l'esprit de ce temps-là, furent cause qu'il prit très-peu de soin de son éducation. Angelo devenoit sauvage et colère; il passoit ses jours dans le désoeuvrement, dans les jeux d'enfans. Un vieux maître d'hôtel du prince, connoissant son bon coeur et ses excellentes dispositions, malgré son étourderie, lui donna un instituteur, sous lequel Angelo apprit, dans l'espace de dix-sept jours, à écrire l'allemand: la tendre affection de l'enfant, ses progrès rapides dans toutes les branches d'instruction, récompensèrent le bon vieillard de ses soins.
Ainsi grandit Angelo dans la maison du prince. Il étoit de tous ses voyages, partageant avec lui les périls de la guerre; il combattoit à côté de son maître, qu'un jour il emporta blessé, sur ses épaules, hors du champ de bataille. Angelo se distingua dans ces occasions, non-seulement comme serviteur et ami fidèle, mais aussi comme guerrier intrépide, comme officier expérimenté, surtout dans la tactique, quoiqu'il n'ait jamais eu de grade militaire. Le maréchal Lascy, qui l'estimoit beaucoup, fit, en présence d'une foule d'officiers, l'éloge le plus honorable de sa bravoure, lui fit présent d'un superbe sabre turc, et lui offrit le commandement d'une compagnie, qu'il refusa.
Son maître mourut. Par son testament il avoit légué Angelo au prince Wenceslas de Lichtenstein qui, depuis long-temps désiroit l'avoir. Celui ci demande à Angelo, s'il est content de cette disposition, et s'il veut venir chez lui. Angelo donne sa parole, et fait des préparatifs pour le changement nécessaire à sa manière de vivre. Dans l'intervalle, l'empereur François Ier le fait appeler, et lui fait la même offre, sous des conditions très-flatteuses. Mais la parole d'Angelo étoit sacrée; il reste chez le prince de Lichtenstein. Ici, comme chez le général Lobkowitz, il étoit le génie tutélaire des malheureux, il transmettoit au prince les prières de ceux qui cherchoient à obtenir quelque chose; ses poches étoient toujours pleines de mémoires, de placets; ne pouvant et ne voulant jamais demander pour lui, il remplissoit avec autant de zèle que de succès ce devoir en faveur des autres.
Angelo suivit son maître dans ses voyages, et à Francfort, lors du couronnement de l'empereur Joseph, comme roi des Romains. Un jour, à l'instigation de son prince, il tenta la fortune dans une banque de pharaon, et gagna vingt mille florins; il offrit la revanche à son adversaire, qui perdit encore vingt-quatre mille florins; en lui offrant de nouveau la revanche, Angelo sut arranger le jeu si finement, que le perdant regagna cette dernière somme. Cet acte de délicatesse de la part d'Angelo, lui concilia l'admiration, et lui attira des félicitations sans nombre. Les faveurs passagères de la fortune ne l'éblouirent pas; au contraire, se défiant de ses caprices, jamais il n'exposa plus de somme considérable. Il s'amusoit aux échecs, et avoit la réputation d'être, en ce genre, un des plus forts joueurs.
A l'âge de... il épousa une veuve, madame de Cristiani, née Kellermann, Belge d'origine. Le prince ignoroit ce mariage; peut être Angelo avoit-il des raisons pour le cacher: un événement postérieur a justifié son silence. L'empereur Joseph II, qui s'intéressoit vivement à tout ce qui concernoit Angelo, qui le distinguoit publiquement, même en prenant son bras dans les promenades, découvrit un jour, sans en prévoir les suites, le secret d'Angelo au prince de Liechtenstein. Celui-ci le fait appeler, le questionne; Angelo avoue son mariage. Le prince lui annonce qu'il le bannit de sa maison, et raye son nom de son testament; il lui avoit destiné des diamans d'une valeur assez considérable, dont Angelo étoit paré quand il suivoit son maître les jours de gala.
Angelo, qui avoit demandé si souvent pour d'autres, ne dit pas un mot pour lui-même; il quitta le palais pour habiter dans un faubourg éloigné, une petite maison achetée depuis long-temps, et appropriée pour son épouse. Il vivoit avec elle dans cette retraite, jouissant du bonheur domestique. L'éducation la plus soignée de sa fille unique, madame la baronne d'Heüchtersleben qui n'existe plus, la culture de son jardin, la société de quelques hommes éclairés et vertueux, tels étoient ses occupations et ses délassemens.
Environ deux ans après la mort du prince Wenceslas de Lichtenstein, son neveu et héritier, le prince François, aperçoit Angelo dans la rue; il fait arrêter son carrosse, l'y fait entrer, lui dit que très-convaincu de son innocence, il est résolu de réparer l'iniquité de son oncle. Il assigne en conséquence à Angelo un traitement réversible après sa mort, comme pension annuelle, à madame Solimann. La seule chose que le prince demandoit d'Angelo, c'étoit d'inspecter l'éducation de son fils, Louis de Lichtenstein.
Angelo remplissoit ponctuellement les devoirs de cette nouvelle vocation, et se rendoit journellement chez le prince, pour veiller sur l'élève recommandé à ses soins. Le prince voyant que la longueur du chemin devoit être pénible pour Angelo, surtout quand le temps étoit mauvais, lui offrit une habitation. Voilà donc Angelo établi, pour la seconde fois, dans le palais Lichtenstein; mais il y mena sa famille; il y vivoit en retraite comme auparavant dans la société de quelques amis, dans celle des savans, et livré aux belles-lettres qu'il cultivoit avec zèle. Son étude favorite étoit l'histoire; son excellente mémoire l'aidoit beaucoup; il étoit en état de citer les noms, les dates, l'année de naissance de toutes les personnes illustres, et des principaux événemens.
Son épouse, qui languissoit depuis longtemps, se soutint encore quelques années, par les tendres soins d'un époux qui lui prodigua tous les secours de l'art; mais enfin elle succomba. Dès-lors Angelo fit des réformes dans son ménage; il n'invitoit plus d'amis à sa table; il ne buvoit que de l'eau pour en donner l'exemple à sa fille, dont l'éducation alors achevée étoit entièrement son ouvrage. Peut-être aussi vouloit-il, par une économie sévère, assurer la fortune de cette fille unique.
Angelo fit encore plusieurs voyages dans un âge avancé, tantôt pour ses propres affaires, tantôt pour celles des autres, estimé et aimé partout: on se rappeloit ses actes de complaisance, et les bienfaits qu'il avoit répandus, à des époques déjà très-éloignées. Les circonstances l'ayant conduit à Milan, feu l'archiduc Ferdinand, qui en étoit gouverneur, le combla d'amitiés.
Il a joui, jusque vers la fin de sa carrière, d'une santé robuste; son extérieur présentoit à peine quelques symptômes de vieillesse, ce qui occasionnoit des bévues et des disputes amicales; car souvent des personnes qui ne l'avoient pas vu depuis vingt ou trente ans, le prenoient pour son propre fils, et le traitoient d'après cette erreur.
Attaqué d'un coup d'apoplexie dans la rue, à l'âge de soixante et quinze ans, on s'empressa de lui donner des secours qui furent inefficaces. Il mourut le 21 novembre 1796, regretté de tous ses amis, qui ne peuvent penser à lui sans attendrissement, et sans verser des larmes. L'estime de tous les hommes de bien l'a suivi dans le tombeau.
Angelo étoit d'une stature moyenne, svelte et bien proportionnée; la régularité de ses traits, et la noblesse de sa figure, formoient par leur beauté un contraste avec les idées défavorables qu'on a communément de la physionomie des Nègres; une souplesse extraordinaire dans tous les exercices du corps, donnoit à son maintien, à ses mouvemens de la grâce et de la légéreté: à toute la délicatesse de la vertu unissant un jugement sain, relevé par des connoissances étendues et solides, il possédoit six langues, l'italien, le français, l'allemand, le latin, le bohémien, l'anglais, et parloit surtout avec pureté les trois premières.
Comme tous ses compatriotes, il étoit né avec un caractère impétueux; sa sérénité inaltérable et sa douceur, étoient conséquemment d'autant plus respectables, qu'elles étoient le fruit de combats difficiles, et de beaucoup de victoires remportées sur lui-même. Il ne lui échappoit jamais, même quand on l'avoit irrité, aucune expression inconvenante. Angelo étoit pieux sans être superstitieux; il observoit exactement tous les préceptes de la religion, et ne croyoit pas qu'il fût au-dessous de lui, de donner en cela l'exemple à sa famille. Sa parole, et ce qu'il avoit résolu après de mûres réflexions, étoient immuables, et rien ne pouvoit le détourner de son dessein. Il conserva toujours le costume de son pays; c'étoit une espèce d'habit fort simple, à la turque, et presque toujours d'une blancheur éblouissante, qui relevoit avec avantage la couleur noire et brillante de sa peau. Son portrait, gravé à Ausbourg, se trouve dans la galerie de Lichtenstein.
CHAPITRE VI.
Talens des Nègres pour les arts et métiers.
Sociétés politiques organisées par les
Nègres.
Bosman, Brue, Barbot, Holben, James-Lyn, Kiernau, Dalrymple, Towne, Wadstrom, Falconbridge, Wilson, Clarkson, Durand, Stedman, Mungo-Park, Ledyard, Lucas, Houghton, Horneman208, qui tous connoissent les Noirs, qui, presque tous, ont vécu en Afrique, rendent témoignage à leurs talens industriels; et Moreau Saint-Méry les croit capables de réussir dans les arts mécaniques et libéraux209. Compulsez les auteurs qu'on vient de citer, ouvrez l'Histoire générale des Voyages par Prévôt, l'Histoire universelle par des Anglais, les dépositions faites à la barre du parlement; tous parlent delà dextérité avec laquelle les Nègres tannent et teignent les cuirs, préparent l'indigo et le savon, font des cordages, de beaux tissus, de belles poteries, quoiqu'ils ne connoissent pas l'usage du tour; des armes blanches et des instrumens aratoires d'une bonne qualité, de très-beaux ouvrages en or, en argent, en acier; ils excellent surtout dans le filigrane210. Un des traits le plus frappans, est l'adresse avec laquelle des Nègres parviennent à construire une ancre de vaisseau211. A Juida, ils font d'un seul morceau d'ivoire de très-belles cannes qui ont près de deux mètres de longueur212.
Dickson, qui a connu parmi eux des orfèvres et des horloger habiles, parle avec admiration d'une serrure en bois, exécutée par un Nègre213.
Dans une savante Dissertation sur les briques flottantes des anciens, par Fabbroni, je trouve ce passage: «Comment concevoir la manière dont les anciens habitans de l'Irlande et des Orcades, pouvoient construire des tours de terre, et les cuire sur place? C'est cependant ce que quelques Nègres de la côte d'Afrique pratiquent encore214.»
Golberry, qui s'étend plus que les autres voyageurs sur l'industrie africaine, reconnoît que les étoffes fabriquées par eux, sont d'une finesse et d'une beauté rares. Les plus adroits, sont les Mandingoles et les Bamboukains. Leurs jarres, leurs nattes sont d'un goût exquis; avec les mêmes outils ils exécutent les ouvrages en fer les plus grossiers, et les ouvrages en or les plus élégans; ils amincissent les cuirs au point de les rendre souples comme du papier; le seul instrument qu'ils emploient, est un couteau fort simple, qui leur suffit pour des travaux délicats215.
Les mêmes observations s'appliquent aux Nègres de Malacca et d'autres parties des Indes. On envoie des esclaves noirs et blancs à Manille. Sandoval, qui les a fréquentés, assure que tous sont doués d'une grande aptitude, surtout pour la musique; leurs femmes excellent dans les ouvrages à l'aiguille216. Lescalier, en voyageant dans le continent asiatique, a trouvé que les Nègres à cheveux longs sont très-instruits, parce qu'ils ont des écoles. Comme les autres Indiens, ils fabriquent les mousselines recherchées que ce pays envoie en Europe. La France, disoit un autre voyageur, est pleine des étoffes faites par les esclaves noirs217.
En lisant Winterbottam, Ledyard, Lucas Houghton, Mungo-Park et Horneman, on voit, que les habitans de l'Afrique intérieure, plus moraux, plus avancés dans la civilisation que ceux des côtes, les surpassent encore à travailler la laine, le cuir, le bois et les métaux, à tisser, teindre et coudre. Outre les travaux des champs, qui les occupent beaucoup, ils ont des manufactures et fondent le minerai. Les habitans du pays de Houssa qui, selon Horneman, sont le peuple le plus intelligent de l'Afrique, donnent aux instrumens tranchans une trempe plus fine que les Européens; leurs limes sont supérieures à celles de France et d'Angleterre218.
Ces détails font déjà pressentir ce qu'on doit penser quand, pour ravaler les Noirs, Jefferson nous dit que jamais on ne vit chez eux une nation civilisée. Un problème non résolu, jusqu'à présent, mais non pas insoluble, c'est la manière de concilier le développement de toutes les facultés intellectuelles, de tous les talens, sans laisser germer cette corruption que les arts d'agrémens traînent, je ne dis pas inévitablement, mais constamment à leur suite.
Quoi qu'il en soit, en nous bornant à l'acception que présente l'idée de sociabilité, c'est-à-dire, d'aptitude à vivre avec les hommes en rapport de services mutuels; l'idée d'un état policé qui a une forme constituée de gouvernement et de religion, un pacte conservateur des personnes, des propriétés, et qui place sous la sauvegarde des loix, ou des usages ayant force de loi, l'exercice des travaux agricoles, industriels et commerciaux; qui pourroit disputer à plusieurs peuples noirs la qualité de civilisés? Seroit-ce à ceux dont parle Léon l'Africain qui, dans les montagnes, ont quelque chose de sauvage, mais qui, dans les plaines, ont bâti des villes où ils cultivent les sciences et les arts? Une relation insérée dans la collection de Prevôt, les dépeint comme plus avancés que beaucoup de nations européennes219.
Bosman, qui trouva le pays d'Agonna très-bien gouverné par une femme220, s'enthousiasme à l'aspect de celui de Juida, du nombre des villes, de leurs moeurs, de leur industrie. Plus d'un siècle après, son récit a été confirmé par Pruneau-de-Pomme-Gouje, qui exalte l'intrépidité et l'habilité des Judaïques221. Les détails de la vie présentent chez eux une complication d'étiquettes et de civilités plus étendues qu'à la Chine; la supériorité de rang y a bien, comme partout, ses prétentions orgueilleuses, mais les personnes d'égale condition qui se rencontrent, s'agenouillent et se bénissent222. Sans approuver ce cérémonial minutieux, il faut cependant y reconnoître les traits d'une nation qui a franchi la barbarie.
Deniau, consul français, qui a résidé treize ans à Juida, m'assuroit que le gouvernement de cette contrée peut rivaliser, en astuces diplomatiques, avec ceux d'Europe, qui ont perfectionné cet art funeste. Que de preuves en offre la conduite de cette fameuse Gingha ou Zingha, reine d'Angola, morte en 1663, à quatre-vingt-deux ans, à qui un esprit éminent, et une intrépidité féroce assurent une place dans l'histoire. Comme la plupart des grands criminels de son rang, elle voulut, dans sa vieillesse, expier ses forfaits par des remords qui ne rendoient pas la vie aux malheureux qu'elle avoit fait périr.
En partant des idées reçues parmi nous, communément on croit qu'un peuple n'est pas civilisé, s'il n'a des historiens et des annales. Nous ne prétendons pas mettre les Nègres au niveau de ceux qui, héritiers des découvertes de tous les âges, y ajoutent les leurs; mais peut-on inférer de là que les Nègres sont incapables d'entrer en partage du dépôt des connaissances humaines? Si, par la raison qu'on ne possède pas, on étoit inhabile à posséder, les descendans des anciens Germains, Helvétiens, Bataves et Gaulois, seroient encore barbares; car il fut un temps où ils n'avoient pas même l'équipement des Quipas du Mexique, ni des Hurons runiques de la Scandinavie. Qu'avoient-ils donc? Des traditions vagues et défigurées par le cours des siècles, comme en ont toutes les peuplades nègres; et, néanmoins, ils avoient, comme tous les Celtes dont ils faisoient partie, une existence et des confédérations politiques, un gouvernement régulier, des assemblées nationales, et surtout leur liberté.
Nous conviendrons, avec l'historien de la Jamaïque, que l'état de la législation dans chaque pays, peut indiquer (seulement à quelques égards) le degré de civilisation; car, en appliquant cette mesure à l'Angleterre sa patrie, on pourroit lui demander si la loi non abrogée, qui autorise un mari à vendre sa femme, est un symptôme de civilisation perfectionnée? La même question peut être faite sur les lois néroniennes, qui réduisent les catholiques d'Irlande au rang des Ilotes. Malgré les tâches qui déparent la constitution britannique, on ne peut lui ôter l'avantage d'être une de celles qui savent le mieux allier la sécurité de l'État avec la liberté individuelle; sous des formes moins compliquées, la même chose existe chez plusieurs de ces nations noires, à qui Long refuse la faculté de combiner des idées223. Sur la plupart des côtes d'Afrique, il y a une foule de royaumes qu'on pourroit appeler microscopiques, où le chef n'a que l'autorité d'un père de famille224. Dans Gambie, le Boudou et d'autres petits États, le gouvernement est monarchique, mais l'exercice du pouvoir y est tempéré par les chefs des tribus, sans l'avis desquels il ne peut faire la guerre ni la paix225.
Les laborieux Daccas qui occupent la pointe fertile du Cap-Verd, sont organisés en république; quoique séparés par des sables arides du roi de Damel, ils sont souvent en guerre avec lui. Quand le roi de Damel se brouilla avec le gouvernement du Sénégal, dont il ne recevoit plus de coutumes, et qu'il traita avec les Anglais, récemment établis à Gorée, il leur proposa de l'aider à réduire ce peuple. Pour les stimuler, il alléguoit que les Daccas n'étoient pas comme les autres Nègres soumis à un chef, mais libres comme l'étoient les Français. Ce trait de diplomatie africaine m'a été communiqué par Broussonnet.
Voilà donc des peuples qui ont saisi les idées compliquées de constitution, de gouvernement, de traités et d'alliances; s'ils n'ont pas approfondi davantage ces notions politiques, c'est qu'il falloit naître.
Dans l'empire de Bornou, la monarchie, dit le voyageur Lucas, est élective, ainsi que le gouvernement, de Kachmi. Quand le chef est mort, on confie à trois anciens ou notables, le droit de choisir son successeur parmi les enfans du décédé, sans égard à la primogéniture. L'élu est conduit par les trois anciens devant le cadavre du défunt, dont on prononce l'éloge ou la condamnation, suivant qu'il l'a mérité, et l'on annonce au successeur qu'il sera heureux ou malheureux, selon le bien ou le mal qu'il fera au peuple. Des usages semblables existent chez les peuples voisins226.
Ici se place naturellement l'anecdote suivante. Le commandant d'un fort portugais, qui attendoit l'envoyé d'un roi africain, ordonne les préparatifs les plus somptueux, pour lui en imposer par le prestige de l'opulence. L'envoyé arrive; il est introduit dans un salon magnifiquement décoré; le commandant est assis sous un dais, on n'offre pas même un siège à l'ambassadeur nègre; il fait un signe, à l'instant deux esclaves de sa suite se placent à genoux, et les mains à terre sur le parquet; il s'assied sur leur dos. Ton roi, lui dit le commandant, est-il aussi puissant que celui du Portugal? Mon roi, répond le Nègre, a cent serviteurs qui valent le roi de Portugal, mille comme toi, un comme moi.... et il part227.
Note 227: (retour) Anecdote racontée par Bernardin-Saint-Pierre. L'auteur des Anecdotes africaines rapporte la même chose Zingha; il ajoute que quand elle se leva, l'esclave étant restée dans la même posture, on le lui fit observer; elle répondit: La soeur d'un roi ne s'assied jamais deux fois sur le même siège; il reste à la maison dans laquelle elle l'a occupé.
Sans doute la civilisation est presque nulle dans plusieurs de ces États nègres, où l'on ne parle du roitelet qu'à travers une sarbacane; où quand il a dîné, un héraut annonce qu'alors les autres potentats du monde peuvent dîner à leur tour. Ce n'est qu'on barbare, ce roi de Kakongo qui, réunissant tous let pouvoirs, juge toutes les causes, avale une coupe de vin de palmier à chaque sentence qu'il prononce, sans quoi elle seroit illégale, et termine quelquefois cinquante procès dans une séance228. Mais ils furent aussi barbares les ancêtres des Blancs civilisés; comparez la Russie du quinzième siècle, et celle du dix-neuvième.
On vient d'établie que dans les régions africaines, il est des États où l'art social a fait des progrès. De nouvelles preuves vont élever cette vérité jusqu'à l'évidence.
Les Foulahs, dont le royaume est d'environ soixante myriamètres de longueur, sur trente-neuf de largeur, ont des villes assez populeuses. Temboo, la capitale, a sept mille habitans; l'Islamisme, en y répandant ses erreurs, y a introduit des livres, la plupart concernant la religion et la jurisprudence. Temboo, Laby, et presque toutes les villes des Foulahs, et de l'empire de Bornou, ont des écoles229. les Nègres, au rapport de Mungo-Park, aiment l'instruction; ils ont des avocats pour défendre les esclaves traduits devant des tribunaux230, car la domesticité est inconnue chez eux, mais l'esclavage y est très-doux. Ce voyageur trouva de la magnificence au sein de l'Afrique, à Ségo, ville de trente mille ames, quoiqu'inférieure en tout à Jenne, à Tombuctoo et à Houssa.
Aux nations africaines, dont on vient de parler, doivent être joints les Boushouanas, visité par Barrow, qui vante l'excellence de leur caractère, la douceur de leurs moeurs, et le bonheur dont ils jouissent. Ils ont aussi franchi les bornes qui séparent le sauvage de l'homme civilisé, et leur perfectionnement moral est tel, que des missionnaires chrétiens pourroient exercer utilement leur zèle dans ce pays. Likakou, leur capitale, ville de dix à quinze mille ames, est située à cent vingt-cinq myriamètres du Cap, le gouvernement est patriarchal, le chef a droit de désigner son successeur; mais en tout il agit d'après les voeux du peuple, que lui transmet son conseil composé de vieillards; car chez les Boushouanas la vieillesse et l'autorité sont encore comme chez les anciens peuples, des expressions synonymes231. Il est affligeant que des contre-temps, dont Barrow donne le détail, l'ayent empêché d'aller chez les Barrolous, qu'on lui a peints comme plus avancés dans la civilisation, qui n'ont aucune idée de l'esclavage, et chez lesquels on trouve de grandes villes, où divers arts sont florissans232. J'oubliois de dire, d'après Golberry, qu'en Afrique on ne voit pas un seul mendiant, excepté les aveugles, qui vont réciter des passages du Coran, ou chanter des couplets233.
Des colons reprochent aux Nègres marrons, si improprement appelés rebelles, soit de Surinam, soit de la montagne bleue à la Jamaïque, de n'avoir pas organisé un État qui, en restreignant la liberté individuelle, assureroit la liberté sociale. Tout ce qu'on vient de lire est une réponse anticipée à cette objection. Se pourroit il que les arts de la paix fussent cultivés par une troupe fugitive, toujours cachée dans les forêts et les marais, toujours occupée à se nourrir et à se défendre contre ses oppresseurs, qui sont les véritables révoltés?... oui, révoltés contre tous les sentimens de la justice et de la nature.
On objectera peut-être encore que les Nègres de Haïti n'ont pu, jusqu'à présent, asseoir parmi eux une forme stable de gouvernement, et qu'ils se déchirent de leurs propres mains. Mais dans le cours orageux de notre révolution, sacrée dans ses principes, calomniée par ceux dont les efforts sont parvenus à la dénaturer dans sa marche et ses résultats, n'a t-on pas vu tous les genres de cruauté? N'avoit-on pas, suivant l'expression d'un député, mis la nation en coupe réglée, et allumé un volcan qui a dévoré plusieurs générations? La main de l'étranger a souvent agité parmi nous les tisons de la discorde; c'est un fait qui n'est pas problématique. En 1807, un écrivain anglais maudissoit encore la perversité rafinée, par laquelle les gouvernemens européens ont, dit-il, vicié et infernalisé l'esprit de cette révolution française, dont le but étoit louable, mais qu'ils ont envisagée comme Satan envisageoit le paradis234. Qui peut douter que des mains étrangères n'en ayent fait autant à Saint-Domingue? Six mille Nègres et Mulâtres se joignirent autrefois aux Caraïbes, concentrés dans les îles de Saint-Vincent et la Dominique. Ces Caraïbes noirs, sont robustes et fiers de leur indépendance235; toutes les données acquises sur leur compte par des hommes qui les ont fréquentés, portent à croire que leur état social se perfectionneroit rapidement, s'ils ne redoutoient avec raison la rapacité de l'Europe, et s'ils pouvoient goûter en paix les fruits de leurs champs qu'ils auroient cultivés sans trouble. Depuis un siècle, ils luttent sans relâche contre les élémens et les tyrans.
La province de Fernanbouc, dans l'Amérique méridionale, a vu un corps politique formé par des Nègres, que Malte-Brun appelle encore rebelles, révoltés, dans un Mémoire curieux sur le Brésil, d'après Barloeus et Rochapitta, l'un Hollandais, l'autre Portugais, et qui est inséré dans sa Traduction de Barrow236.
Entre les années 1620 et 1630, des Nègres fugitifs, unis à quelques Brasiliens, avoient formé deux États libres, le grand et le petit Palmarès, ainsi nommés de la quantité de palmiers qu'ils avoient plantés. Le grand Palmarès fut presqu'entièrement détruit par les Hollandais en 1644. L'historien portugais, qui paroît avoir ignoré, dit Malte-Brun, l'ancienne origine de ces peuplades, prend leur restauration en 1650, pour leur commencement réel.
A la fin de la guerre avec les Hollandais, les esclaves du voisinage de Fernanbouc, accoutumés aux souffrances et aux combats, résolurent de former un établissement qui assurât leur liberté. Quarante, d'entr'eux, en devinrent les fondateurs, et bientôt leur troupe se grossit par une multitude d'autres Nègres et Mulâtres. Mais n'ayant pas de femmes, ils exécutèrent, sur une vaste étendue de pays, un enlèvement pareil à celui des Sabines. Devenus formidables à tout le voisinage, les Palmaresiens adoptèrent une forme de culte qui étoit, si on peut le dire, une parodie du christianisme; ils créèrent une constitution, des loix, des tribunaux, choisirent un chef nommé Zombi, c'est-à-dire, puissant, dont la dignité étoit à vie, mais élective; ils fortifièrent leurs villages placés sur des éminences, et spécialement leur capitale, dont la population étoit de vingt mille ames; ils élevoient des animaux domestiques et beaucoup de volailles. Barloeus décrit leurs jardins, leur culture de cannes à sucre, de patates, de manioc, de millet, dont la récolte étoit signalée par des fêtes et des chants joyeux. Près de cinquante ans s'étoient écoulés sans qu'ils fussent attaqués; mais en 1696, les Portugais combinèrent une expédition pour surprendre les Palmaresiens. Ceux-ci, ayant leur Zombi ou chef à leur tête, firent des prodiges de valeur; enfin, subjugués par des forces supérieures, les uns se donnèrent la mort pour ne pas survivre à la perte de leur liberté; les autres, livrés à la rage des vainqueurs, furent vendus et dispersés: ainsi s'éteignit une république qui pouvoit révolutionner le nouveau Monde, et qui étoit digne d'un meilleur sort.
A la fin du dix-septième siècle, l'iniquité détruisit la colonie de Palmarès. A la fin du dix-huitième, la justice et la bienveillance ont créé celle de Sierra-Leone, dont on va parler.
Dès l'an 1751, Franklin avoit établi en principe, que le travail d'un homme libre coûte moins cher, et produit plus que celui d'un esclave. Smith et Dupont de Nemours, développèrent cette idée par des calculs détaillés, l'un dans ses Recherches sur la richesse des nations; l'autre, dans le sixième volume des Ephémérides du citoyen, publié en 1771. Il y consigna, le premier, le projet de remplacer la traite, et de porter la civilisation au sein de l'Afrique, en formant sur les côtes des établissemens de Nègres libres, pour y cultiver les denrées coloniales.
Cette idée saisie par Fothergil, a été reproduite par Demanet, Golberry, Postleth-Wright qui, dans les deux éditions de son Dictionnaire de commerce, s'est montré successivement l'antagoniste et l'apologiste des Nègres; Pruneau-de-Pomme-Gouje qui, ayant eu le malheur de faire la traite, en demande pardon à Dieu et au genre humain; Pelletan, qui regarde cette colonisation comme le moyen assuré de changer la face de ces contrées désolées; Wadstrom qui a publié le résultat de son voyage en Afrique avec Sparrman.
Mais déjà le docteur Isert avoit tenté de l'exécuter à Aquapin, sur les rives de la Volta; et dans ses lettres, il fait un tableau touchant des moeurs de ses colons nègres. Il a eu des successeurs dans la direction de cet établissement, dont j'ignore la situation actuelle.
En 1792, les Anglais voulurent former une colonie libre à Bulam. Cette tentative échoua comme celle de Cayenne avoit échoué en 1763, et par les mêmes causes, plan vicieux, mauvaise exécution, imprévoyance. Beaver, qui a publié en très-grand détail la relation de l'établissement commencé à Bulam, prouve la possibilité de la réussite, il en indique les moyens237. Par là même, son livre seroit une réponse à Barré-Saint-Venant, qui révoque en doute cette possibilité, si déjà celui-ci n'étoit réfuté par l'existence de la colonie formée à Sierra-Leone.
Demanet ni Postleth-Waight n'avoient pas désigné le lieu qu'ils croyoient propre à réaliser ce projet. Le docteur Smeathman choisit, entre les huitième et neuvième degrés de latitude nord, Sierra-Leone, dont le sol est fertile et le climat tempéré. L'on obtint de deux petits rois voisins un territoire assez considérable. Grandville-Sharp se concerta avec le comité de Londres pour le soulagement des pauvres Noirs, alors présidé par le célèbre Jonas Hanway; ainsi les principaux coopérateurs sont, 1°. Smeathman, qui après un séjour de quatre ans en Afrique, revenu en Europe pour prendre les mesures relatives à son plan de colonies libres, mourut en 1786; il n'a point écrit, mais sa conduite fut un modèle de vertus-pratiques, et on lui doit cette maxime, qui vaut bien un gros livre: «Si chacun étoit persuadé qu'on trouve son bonheur en travaillant à celui des autres, bientôt le genre humain seroit heureux».
2°. Thorneton, qui avoit projeté de transporter d'Amérique en Afrique des Nègres émancipés.
3°. Afzelius, botaniste, et Nordenskiold, minéralogiste, l'un et l'autre Suédois; le dernier est mort en Afrique, l'autre est actuellement en Europe.
4°. Grandville-Sharp, qui, en 1788, envoya à ses frais un bâtiment de cent quatre-vingt tonneaux au secours de Sierra-Leone; précédemment il avoit publié son plan de constitution et de législation pour les colonies238. A ces noms respectables, il faut joindre Willeberforce, Clarckson; et d'autres hommes qui ont concouru à cette entreprise, par leur argent, leurs écrits, leurs conseils; ce sont les mêmes dont le zèle éclairé et l'imperturbable persévérance ont enfin obtenu le bill qui abolit la traite.
La législature y ajoutera sans doute des mesures d'exécution dont la nécessité est démontrée par Willeberforce, dans sa lettre à ses commettans de l'Yorkshire239. Cette abolition rappelera à jamais le trait le plus honorable de sa vie publique. Il seroit digne de lui de tourner actuellement ses regards vers cette île martyrisée depuis des siècles; vers cette Irlande où quatre millions d'individus sont frappés de l'exhérédation politique, calomniés et persécutés comme catholiques, par le gouvernement d'une nation qui a tant vanté la liberté et la tolérance. Si, malgré les orages politiques qui dans les deux Mondes élèvent des barrières entre les peuples, cet ouvrage arrive sous les yeux des honorables défenseurs de l'espèce humaine dans d'autres contrées, plusieurs d'entre eux se rappelleront avec intérêt que j'eus avec eux des liaisons dont le souvenir m'est cher. Thomas Clarkson et Joël Barlow y liront, que par de là les mers ils ont un ami aussi invariable dans ses affections que dans ses principes; mais revenons à Sierra-Leone.
Un des articles constitutifs de cet établissement en exclut les Européens, dont en général on redoute l'influence corruptrice, et n'y admet que les agens de la compagnie. La première embarcation, en 1786, étoit composée de quelques Blancs nécessaires à la direction de l'établissement, et de quatre cents Nègres. Cette tentative eut très-peu de succès, jusqu'à ce qu'elle fit place à une autre fondée sur de meilleurs principes, et qui fut incorporée par un acte du Parlement, en 1791. L'année suivante on y transporta onze cent trente-un Noirs de la nouvelle Écosse, qui, dans la guerre d'Amérique, avoient combattu pour l'Angleterre. Plusieurs d'entre eux étoient de Sierra-Leone; ils revirent avec attendrissement la terre natale d'où ils avoient été arrachés dans leur enfance; et comme les peuplades voisines venoient quelquefois visiter la colonie naissante, une mère très-âgée reconnut son fils, et se précipita dans ses bras en fondant en larmes; bientôt des indigènes de cette côte se réunirent à ceux qu'on avoit ramenés de la nouvelle Écosse. Quelques-uns de ceux-ci sont bons canonniers; mais ce qui vaut mieux, tous montrent de l'activité, de l'intelligence pour les occupations agronomiques et industrielles. Le chef-lieu Free-Town ou Ville-Libre, avoit déjà, il y a dix ans, neuf rues et quatre cents maisons, ayant chacune un jardin. Non loin de là s'élève Grandville-Town, du nom de l'estimable philantrope Grand ville-Sharp.
Dès l'an 1794, on comptoit dans leurs écoles environ trois cents élèves, dont quarante natifs, doués presque tous d'une conception facile; on leur enseigne l'art de lire, d'écrire, de compter; de plus aux filles les ouvrages de leur sexe, aux garçons la géographie et un peu de géométrie.
La plupart des Nègres venus d'Amérique étant méthodistes ou baptistes, ils ont des meeting-houses ou lieux d'assemblées, pour leur culte, et cinq ou six prédicateurs noirs, dont la surveillance a contribué puissamment au maintien du bon ordre. Les Nègres remplissent avec fermeté, douceur et justice les fonctions civiles, entre autres celles du jury, car on l'a établi dans cette colonie: ils se montrent même très-chatouilleux sur leurs droits. Le gouverneur ayant infligé de sa propre autorité quelques punitions, les condamnés déclarèrent qu'ils vouloient être jugés par leurs pairs, après le verdict. En général, ils sont pieux, sobres, chastes, bons époux, bons pères, donnent des preuves multipliées de sentimens honnêtes; et malgré les événemens désastreux de la guerre240, et des élémens qui ont ravagé cette colonie, on y goûte presque tous les avantages de l'état social. Ces faits sont extraits des rapports que publie annuellement la compagnie de Sierra-Leone241, et dont la collection m'a été remise par le célèbre Willeberforce. En octobre de l'an 1800, la colonie s'accrut par un envoi de Marrons de la Jamaïque, qu'on y déporta contre la foi du traité qu'ils avoient conclu avec le général Walpole, et malgré ses réclamations242.
Note 240: (retour) En 1794, une escadrille française, occupée à détruire les établissemens anglais sur la côte occidentale d'Afrique, détruisit, en partie, la colonie de Sierra-Leone. Ce fait a été un titre d'inculpations graves. En 1796, j'ai lu à l'Institut un mémoire où, après avoir compulsé les registres du commandant de l'escadrille, j'ai prouvé que son attaque dirigée contre Sierra-Leone, étoit le fruit d'une erreur. Il croyoit que c'étoit une entreprise purement mercantile, et non un établissement philanthropique. Ce mémoire a été publié dans la Décade philosophique, n° 67, et ensuite imprimé séparément. La colonie de Sierra-Leone, ruinée une seconde fois pendant la guerre, a lutté contre ses malheurs, et s'est rétablie.
Il paroît que toutes choses égales d'ailleurs, les pays où l'on doit trouver le moins d'énergie et d'industrie, sont ceux où la chaleur excessive porte à l'indolence, où les besoins physiques, très-restreints par cette température, trouvent facilement à se satisfaire par l'abondance des denrées consommables. Il semble encore que, d'après ces causes, la servitude doit s'attacher aux climats brûlans, et que la liberté, soit politique, soit civile, doit rencontrer plus d'obstacles entre les tropiques que dans les latitudes plus élevées. Mais qui pourroit ne pas rire de la gravité avec laquelle Barré-Saint-Venant (que d'ailleurs j'estime) assure que les Nègres, incapables de faire un seul pas vers la civilisation, seront «dans vingt mille siècles ce qu'ils étoient il y a vingt mille siècles; la honte, dit-il, et le malheur de l'espèce humaine243». Tant de faits accumulés réfutent surabondamment ce planteur si instruit de ce qu'étoient les Nègres avant leur existence, et qui nous révèle prophétiquement ce qu'ils seront dans vingt mille siècles. Il y a long-temps que les indigènes d'Afrique et d'Amérique se seroient élevés à la civilisation la plus développée, si l'on eût employé à cette bonne oeuvre la centième partie d'efforts, d'argent et de temps qu'on a consumés à tourmenter, à égorger plusieurs millions de ces malheureux, dont le sang crie vengeance contre l'Europe.
CHAPITRE VII.
Littérature des Nègres.
Willeberforce, de concert avec les membres de la société qui s'occupe de l'éducation des Africains, a fondé pour eux une espèce de collège à Clapham, distant de Londres d'environ deux myriamètres. Les premiers qu'on y a placés sont vingt-un enfans envoyés par le gouverneur de Sierra-Leone. J'ai visité cet établissement en 1802, pour m'assurer, par moi-même, du progrès des élèves, et j'ai vu qu'entre eux et les Européens il n'existoit de différence que celle de la couleur. La même observation a été faite, 1°. à Paris, au collège de la Marche, où Coesnon, ancien professeur de l'Université, avoit réuni un nombre d'enfans nègres. Plusieurs membres de l'Institut national qui ont, comme moi, examiné et suivi les élèves dans les détails habituels de la vie, dans les cours particuliers, dans les exercices publics, confirmeront mon témoignage. 2°. Elle a été faite à l'école des Nègres de Philadelphie, par un homme calomnié avec acharnement, puis assassiné judiciairement, Brissot244, citoyen d'une probité rigide, qui est mort pauvre comme il avoit vécu. 3°. Elle a été faite à Boston, par le consul français Giraud, sur une école de quatre cents Noirs qui sont élevés séparément. La loi autorise leur mélange avec les petits Blancs; mais ceux-ci les tourmentoient par suite d'une prévention héréditaire qui n'est point encore totalement effacée, et qui, à partir des principes de la droite raison, n'est flétrissante que pour les Blancs, flétrissante surtout pour les loges de francs-maçons de cette ville; elles fraternisent entre elles, mais elles n'ont jamais visité la loge africaine. Une seule fois, elle a été placée sur la même ligne, lorsqu'au service funèbre pour Washington, elle fit partie du cortège.
Dans la foule des auteurs qui reconnoissent chez les Nègres les facultés intellectuelles, aussi susceptibles de développement que chez les Blancs, j'avois oublié de citer Ramsay245, Hawker246, Beckford247; il prétendoit ce bon Wadstrom qu'à cet égard les Noirs ont la supériorité248; et l'ancien consul américain Skipwith est du même avis.
Clenard comptoit à Lisbonne plus de Maures et de Nègres que de Blancs, et ces Noirs, disoit-il, sont pires que des brutes249. Les choses ont bien changé; le savant secrétaire de l'académie de Portugal, Correa de Serra, cite plusieurs Nègres instruits, avocats, prédicateurs et professeurs qui, à Lisbonne, à Riojaneiro, et dans les autres possessions portugaises, se sont signalés par leurs talens. En 1717, le Nègre don Juan Latino enseignoit à Séville la langue latine; il vécut cent dix-sept ans250. La brutalité de ces Africains dont parle Clenard, n'étoit que le résultat de l'oppression et de la misère: lui-même reconnoît ailleurs leur aptitude. «J'enseigne, dit-il, la littérature à mes esclaves nègres; j'en ferai un jour des affranchis, et j'aurai mon Diphilus comme Crassus, mon Tyron comme Ciceron; ils écrivent déjà fort bien, et commencent à entendre le latin; le plus habile me fait la lecture à table251».
Lobo, Durand, Demanet, qui ont résidé long-temps, le premier en Abyssinie, les autres en Guinée, trouvent aux Nègres un esprit vif et pénétrant, un jugement sain, du goût, de la délicatesse252. Divers écrivains ont recueilli des reparties brillantes, des réponses vraiment philosophiques de Noirs. Telle est la suivante, rapportée par Bryan-Edwards, d'un esclave endormi que son maître réveilloit, en disant: N'entends-tu pas maître qui appelle? le pauvre Nègre ouvre les yeux et les referme aussitôt, en disant: Sommeil n'a pas de maître.
Quant à leur intelligence pour les affaires, elle est bien connue dans le Levant. Tel étoit Farhan, vendu au prince de l'Yemen, qui le fit gouverneur de Loheia; ses talens, sa prudence, ses vertus domestiques ont été célébrés par Niebuhr, qui l'a connu. Michaud le père m'a dit avoir vu dans divers ports du golfe Persique, des Nègres à la tête de grandes maisons de commerce, recevant des envois, expédiant des bâtimens sur toutes les côtes de l'Inde. Il avoit acheté à Philadelphie, et amené en France un jeune Nègre de l'intérieur de l'Afrique, enlevé à un âge où déjà sa mémoire avoit recueilli quelques notions géographiques sur le pays qui l'avoit vu naître. Le naturaliste l'élevoit soigneusement, et se proposoit, après son éducation finie, de le renvoyer dans son pays natal, comme voyageur, pour explorer des contrées peu connues; mais Michaud étant allé mourir sur les côtes de Madagascar, son Nègre, qui l'avoit suivi, a été vendu impitoyablement. J'ignore si l'on a fait droit aux réclamations de Michaud fils contre ce trait d'inhumanité.
Quelquefois, chez les Turcs, les Nègres arrivent aux postes les plus éminens; les écrivains s'accordent à citer le Kislar-Aga, ou chef des eunuques noirs de la Porte, en 1730, comme un homme d'une sagesse profonde et d'une expérience consommée253.
Adanson, étonné de voir les Nègres du Sénégal lui nommer un grand nombre d'étoiles, et raisonner pertinemment sur les astres, assure qu'avec de bons instrumens ils deviendroient bons astronomes254.
Sur divers points de la côte il y a des Nègres sachant deux ou trois langues, et faisant les fonctions d'interprètes255. En général ils ont la conception rapide, et jouissent d'une mémoire surprenante. Villaut, Barbot, et d'autres voyageurs en font la remarque256. Stedman a connu un Nègre qui savoit le Coran par cour; on raconte la même chose de Job-ben-Saiomon, fils du roi mahométan de Bunda, sur la Gambie. Salomon, pris en 1730, fut conduit en Amérique, et vendu dans le Maryland. Une suite d'aventures extraordinaires, qu'on peut lire dans le More-lak, le conduisirent en Angleterre, où son air de dignité, la douceur de son caractère, et ses talens lui firent des amis, entre autres le chevalier Hans-Sloane, pour lequel il traduisit divers manuscrits arabes. Après avoir été accueilli avec distinction à la cour de Saint-James, la compagnie d'Afrique, qui s'y intéressoit, le fit reconduire à Bunda en 1734. Un oncle de Salomon lui dit en l'embrassant: Depuis soixante ans tu es le premier que j'aye vu revenir des îles américaines. Salomon écrivit à ses amis d'Europe et du nouveau Monde, des lettres qui furent traduites et lues avec intérêt. Son père étant mort, il lui succéda, et se fit aimer dans ses États257.
Le fils du roi de Nimbana, venu en Angleterre pour faire ses études, avoit embrassé avec un succès éclatant divers genres de sciences, et appris l'hébreu pour lire la Bible en original. Ce jeune homme, qui donnoit de grandes espérances, mourut peu de temps après son retour en Afrique.
Ramsay, qui a passé vingt ans au milieu des Nègres, leur attribue l'art mimique à tel point qu'ils pourraient rivaliser, dit-il, avec nos Roscius modernes.
Labat assure qu'ils sont naturellement éloquens. Poivre fut souvent étonné par le talent des Madecasses, en ce genre, et Rochon a cru devoir insérer dans son voyage de Madagascar, le discours d'un de leurs chefs, qu'on peut lire avec plaisir, même après celui de Logan258.
Stedman, qui les croit capables de grands progrès, et qui leur accorde spécialement le génie poétique et musical, énumère leurs instrumens à corde et à bouche au nombre de dix-huit259; et cependant on ne voit pas dans sa liste leur fameux balafou260, formé d'une vingtaine de tuyaux de bois dur qui vont en diminuant, et qui résonne comme un petit orgue.
Grainger décrit une sorte de guitare inventée par les Nègres, sur laquelle ils jouent des airs qui respirent une mélancolie douce et sentimentale261; c'est la musique des coeurs affligés. La passion des Nègres pour le chant ne prouve pas qu'ils soient heureux; c'est l'observation de Benjamin Rush, qui indique les maladies résultantes de leur état de détresse et de malheur262.
Le docteur Gall m'assurait qu'aux Nègres manquent les deux organes de la musique et des mathématiques. Quand sur le premier article, je lui objectois qu'un des caractères les plus saillans des Nègres est leur goût invincible pour la musique, en convenant du fait, il m'opposoit leur incapacité de perfectionner ce bel art. Mais l'énergie de ce penchant n'est-elle pas un signe incontestable de talent? Il est d'expérience que les hommes réussissent dans les études vers lesquelles une propension décidée, une volonté forte les entraînent. Qui peut présager à quel point les Nègres excelleront dans cette partie, quand les connoissances de l'Europe entreront dans leur domaine? peut-être auront-ils des Gluck et des Piccini. Déjà Gossec n'a pas dédaigné de transporter, dans une pièce de circonstance, le Camp de Grand-Pré, un air des Nègres de Saint-Domingue.
La France eut jadis ses Trouvères et ses Troubadours, comme l'Allemagne ses Min-Singer, et l'Écosse ses Minstrells. Les Nègres ont les leurs, nommés Griots, qui vont aussi chez les rois faire ce qu'on fait dans toutes les cours, louer et mentir avec esprit. Leurs femmes, les Griotes, font à peu près le métier des Almées en Égypte, des Bayadères dans l'Inde263. C'est un trait de conformité de plus avec les femmes voyageuses des Troubadours. Mais ces Trouvères, ces Min-Singer, ces Minstrells furent les devanciers de Malherbe, Corneille, Racine, Shakespeare, Pope, Gesner, Klopstok, etc. Dans tout pays le génie est l'étincelle recélée dans le sein du caillou; dès qu'elle est frappée par l'acier, elle s'empresse de jaillir.
Au seizième siècle, Louise Labbé, de Lyon, surnommée la belle Cordière, par allusion à l'état de son mari.
Au dix-septième siècle, Billaut, surnommé maître Adam, menuisier à Nevers.
Hubert Pott, simple journalier en Hollande; Beronicius, ramoneur de cheminées dans le même pays, avoient présenté le phénomène du talent poétique uni à des professions qui repoussent communément l'idée d'un esprit cultivé; le goût le plus sévère les maintient au Parnasse, quoiqu'il ne leur assigne pas les premières places. Le voyageur Pratt proclame Hubert Pott le père de la poésie élégiaque en Hollande264; et dans l'édition donnée à Middelbourg des Oeuvres de Beronicius, l'estampe placée au frontispice représente Apollon couronnant de lauriers le poëte ramoneur265.
De nos jours, un domestique de Glats, en Silésie, s'est fait remarquer par ses romans266. Bloomfield, valet de charrue, a publié des poésies imprimées plusieurs fois, et dont une partie a été traduite dans notre langue267. Greensted, servante à Maidstone, et une simple laitière de Bristol, Anne Yearsley, se sont placées au rang des poëtes. Les malheurs des Nègres ont été l'objet des chants de cette dernière, dont les oeuvres ont eu quatre éditions. De même on a vu quelques-uns de ces Africains, que l'iniquité voue au mépris, franchir tous les obstacles que cette situation leur opposoit, et cultiver leur raison. Plusieurs sont entrés comme écrivains dans la carrière littéraire.
Lorsqu'en 1787, Toderini publia trois volumes sur la littérature des Turcs268, beaucoup de personnes qui doutoient s'ils en avoient une, furent étonnées d'apprendre que Constantinople possède treize bibliothèques publiques. La surprise sera-t-elle moindre à l'annonce d'ouvrages composés par des Nègres et des Mulâtres? Parmi ceux-ci, je pourrois nommer Castaing, qui a montré du talent poétique, ses pièces ornent divers recueils; Barbaud-Royer, Boisrond, l'auteur du Précis des Gémissemens des Sang-mêlés269, Milscent, qui dans un de ses écrits a pris le nom de Michel Mina, tous Mulâtres des Antilles; et Julien Raymond, également Mulâtre, associé de la classe des sciences morales et politiques de l'Institut, pour la section de législation. Sans avoir la prétention de justifier en tout la conduite de Raymond, on peut louer l'énergie avec laquelle il a défendu les hommes de couleur et Nègres libres. Il a publié une foule d'opuscules, dont la collection importante pour l'histoire de Saint-Domingue, peut servir d'antidote aux impostures débitées par des colons270.
J'aurois pu nommer la Négresse Belinda, née dans une contrée charmante de l'Afrique; elle y fut volée à douze ans, et vendue en Amérique. Quoique pendant quarante ans j'aye servi, dit-elle, chez un colonel, mes travaux ne m'ont obtenu aucun soulagement; âgée de soixante-dix ans, je n'ai pas encore joui des bienfaits de la création. Avec ma fille, je traîne le reste de mes jours dans l'esclavage et la misère; pour elle et pour moi, je demande enfin la liberté. Telle est la substance du mémoire qu'elle adressa, en 1782, à la législature de Massachusetts. Les auteurs de l'American Museum271 ont recueilli cette pièce écrite sans art, mais dictée par l'éloquence de la douleur, et par là même plus propre à émouvoir les coeurs.
J'aurois pu nommer encore César, Nègre de la Caroline du nord, auteur de diverses pièces de poésies imprimées, et qui sont devenues des chants populaires, comme celles du valet de charrue Bloomfield.
Les écrivains nègres sont en plus grand nombre que les Mulâtres, et ils ont en général montré plus de zèle pour venger leur compatriotes africains; on en verra des preuves dans les articles d'Amo, Othello, Sancho, Vassa, Cugoano, Phillis-Wheatley. Mes recherches m'ont mis à portée de faire connoître d'autres Nègres, dont quelques-uns n'ont pas écrit, mais à qui la supériorité de leurs talens et l'étendue de leurs connoissances ont acquis de la renommée; dans le nombre on trouvera seulement un ou deux Mulâtres. Marcel, directeur de l'Imprimerie impériale, qui a donné au Caire une édition de Loqman272, croit que ce fabuliste esclave étoit Abyssin ou Éthiopien; conséquemment, dit-il, un de ces Noirs à grosses lèvres et à cheveux crépus, tirés de l'intérieur de l'Afrique; que, vendu à des hébreux, il gardoit des troupeaux en Palestine. L'éditeur présume que Ésope, Aisopos, qui n'est guère qu'une altération du mot Aithiops, Éthiopien, pourroit être le même que Loqman273; cette conjecture est trop vague. Parmi ces fables qu'on lui attribue, la dix-septième et la vingt-troisième concernent des Nègres; mais l'auteur l'étoit-il? C'est un Problème.
En partant de la même hypothèse, on pourroit joindre à Loqman tous les Éthiopiens distingués dont l'histoire a conservé les noms, et surtout cet abbé Grégoire qui, venu en Europe vers le milieu du dix-septième siècle, visita l'Italie, l'Allemagne, fut très-accueilli à la cour de Gotha, et périt dans un naufrage, en voulant retourner dans sa patrie. Il a été trop vanté peut-être par Fabricius, la Croze et Ludolphe274; ce dernier acquittoit la dette de la reconnoissance envers un homme qui lui avoit été très-utile pour apprendre la langue et l'histoire d'Éthiopie. Dans son Commentaire sur cette histoire, Ludolphe a inséré le portrait de l'abbé Grégoire, gravé par Heiss en 1691, c'est vraiment la figure d'un Nègre275. Tel étoit aussi le peintre Higiemond, sur lequel on va lire une notice.
Sonnerat assure que les peintres indiens n'entendent pas la perspective ni le clair obscur, quoiqu'ils donnent un fini parfait à leurs ouvrages. Cependant Higiemond ou Higiemondo, nommé communement le Nègre, étoit reconnu pour un habile artiste qui, dans ses compositions, mettoit moins d'art que de naturel. C'est le jugement qu'en porte Joachim de Sandrart, dans son Academia nobilissimoe artis pictoriae276. Il l'appelle très-célèbre (clarissimus), et se félicite d'avoir de lui quelques bons tableaux, mais il n'indique pas l'époque à laquelle il a vécu. L'épithète nigrum, dans le texte latin de Sandrart, seroit insuffisante pour prouver que Higiemond étoit Nègre, une foule de Blancs en Europe se nomment Le Noir. Les doutes s'évanouissent en voyant la figure de Higiemond, gravée, en 1693, par Kilian, et insérée dans les deux ouvrages de Sandrart; le premier, celui qu'on vient de citer277; le second, son traité allemand, sous le titre italien, d'Academia Tedesca delle architectura, scultura, pittura278.
Le savant de Murr révoque en doute l'existence de Higiemond. Ce nom, dit-il, est étranger aux langues d'Afrique, comme à celles de la Chine, et ce dernier pays n'a pas de Nègres. Parmi les peintres chinois les plus fameux, le P. du Halde cite Tong-Pech-Ho et Kjoh-She-Tchoh, sans parler de Higiemond. Ce nom paroît emprunté d'un passage de Pline le naturaliste: Apparet multo vetustiora, picturæ principia esse, eosque qui monochromata finxerint (quorum aetas non traditur) aliquanto ante fuisse Higiemonem, Diniam, Charmodam, etc.279» Divers manuscrits portent Hygienontem, et Sandrart lui-même compte un Hygiaenon parmi les premiers peintres de portrait. De Murr en conclut que Sandrart, alors en Hollande, a été trompé par quelque brocanteur qui, en lui vendant des peintures chinoises, aura jugé à propos d'attribuer les meilleures à un nommé Higiemond280.
Je rends grâces au savant de Nuremberg, pour ses observations; mais ce qu'il allègue est-il autre chose qu'une conjecture? Dans le peu que l'on connoît des idiomes nègres, je ne vois rien, absolument rien qui repousse la dénomination de Higiemond. Un marchand de tableaux aura donné sans raison la qualité de chinois à un homme qui ne l'étoit pas, et dont le nom presque identique à celui d'un peintre ancien, forme une coïncidence comme tant d'autres. Cette explication est aussi plausible que la supposition d'un brocanteur assez familiarisé avec les auteurs anciens, pour emprunter de Pline le nom d'Higiemond, tandis qu'il pouvoit tout aussi facilement en forger un autre.
Le talent n'est exclusivement attaché à aucun pays, à aucune variété d'hommes. On a vu ici, en 1805, le premier peintre de la cour de Bade, qui est un Calmouk, nommé Fedor, et j'ai sous les yeux une pièce de vers anglais, dont l'objet est de célébrer le talent d'un peintre nègre des États-Unis281. C'est ici l'occasion peut-être de rappeler qu'à Rome la peinture étoit un art interdit aux esclaves. Voilà pourquoi, dit Pline l'ancien, on n'en connoît point qui se soient distingués dans ce genre, ni dans la toreutique282.