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BON-BON
  Quand un bon vin meuble mon estomac,
  Je suis plus savant que Balzac,
  Plus sage que Pibrac;
  Mon bras seul, faisant l'attaque
  De la nation cosaque,
  La mettrait au sac;
  De Charon je passerais le lac
  En dormant dans son bac;
  J'irais au fier Esque,
  Sans que mon coeur fit tic ni tac,
  Présenter du tabac.
Vaudeville français.
Que Pierre Bon-Bon ait été un restaurateur de capacités peu communes, personne de ceux qui, pendant le règne de …. fréquentaient le petit café dans le cul-de-sac Le Fèbvre à Rouen, ne voudrait, j'imagine, le contester. Que Pierre Bon-Bon ait été, à un égal degré, versé dans la philosophie de cette époque, c'est, je le présume, quelque chose encore de plus difficile à nier. Ses pâtés de foie étaient sans aucun doute immaculés; mais quelle plume pourrait rendre justice à ses Essais sur la nature—à ses Pensées sur l'âme—à ses Observations sur l'esprit? Si ses fricandeaux étaient inestimables, quel littérateur du jour n'aurait pas payé une Idée de Bon-Bon le double de ce qu'il aurait donné de tout l'étalage de toutes les Idées de tout le reste des savants? Bon-Bon avait fouillé des bibliothèques que nul autre n'avait fouillées,—il avait lu plus de livres qu'on ne pourrait s'en faire une idée,—il avait compris plus de choses qu'aucun autre n'eût jamais conçu la possibilité d'en comprendre: et quoique au temps où il florissait, il ne manquât pas d'auteurs à Rouen pour affirmer «que ses écrits ne l'emportaient ni en pureté sur l'Académie, ni en profondeur sur le Lycée»—quoique, (remarquez bien ceci) ses doctrines ne fussent généralement pas comprises du tout, il ne s'ensuivait nullement qu'elles fussent difficiles à comprendre. Ce n'est que leur évidence absolue, je crois, qui détermina plusieurs personnes à les considérer comme abstruses. C'est à Bon-Bon—n'allons pas plus loin—c'est à Bon-Bon que Kant lui-même doit la plus grande partie de sa métaphysique. Bon-Bon il est vrai, n'était ni un Platonicien, ni, à strictement parler, un Aristotélicien—et il n'était pas homme, comme le moderne Leibnitz, à perdre les heures précieuses qui pouvaient être employées à l'invention d'une fricassée, et par une facile transition, à l'analyse d'une sensation, en tentatives frivoles pour réconcilier l'éternelle dissension de l'eau et de l'huile dans les discussions morales. Pas du tout. Bon-Bon était ionique—Bon-Bon était également italique. Il raisonnait à priori, il raisonnait aussi à posteriori. Ses idées étaient innées—ou autre chose. Il avait foi en George de Trébizonde—il avait foi aussi en Bessarion. Bon-Bon était avant tout un Bon-Boniste.
J'ai parlé des capacités de notre philosophe, en tant que restaurateur. Je ne voudrais cependant pas qu'un de mes amis allât s'imaginer, qu'en remplissant de ce côté ses devoirs héréditaires, notre héros n'estimait pas à leur valeur leur dignité et leur importance. Bien loin de là. Il serait impossible de dire de laquelle de ces deux professions il était le plus fier. Dans son opinion, les facultés de l'intellect avaient une liaison très étroite avec les capacités de l'estomac. Je ne suis pas éloigné de croire qu'il était assez à ce sujet de l'avis des Chinois, qui soutiennent que l'âme a son siège dans l'abdomen. En tout cas, pensait-il, les Grecs avaient raison d'employer le même mot pour l'esprit et le diaphragme[59]. En lui attribuant cette opinion, je ne veux pas insinuer qu'il avait un penchant à la gloutonnerie, ni autre charge sérieuse au préjudice du métaphysicien. Si Pierre Bon-Bon avait ses faibles—et quel est le grand homme qui n'en ait pas mille?—si Pierre Bon-Bon, dis-je, avait ses faibles, c'étaient des faibles de fort peu d'importance—des défauts, qui, dans d'autres tempéraments, auraient plutôt pu passer pour des vertus. Parmi ces faibles, il en est un tout particulier, que je n'aurais même pas mentionné dans son histoire, s'il n'y avait pas joué un rôle prédominant, et ne faisait pour ainsi dire une saillie du plus haut relief sur le fond uni de son caractère général:—Bon-Bon ne pouvait laisser échapper une occasion de faire un marché.
Non pas qu'il fût avaricieux, non! Pour sa satisfaction de philosophe il n'était nullement nécessaire que le marché tournât à son propre avantage. Pourvu qu'il pût réaliser un marché,—un marché de quelque espèce que ce fut, en n'importe quels termes, ou dans n'importe quelles circonstances—un triomphant sourire s'étalait plusieurs jours de suite sur sa face qu'il illuminait, et un clin d'oeil significatif annonçait clairement qu'il avait conscience de sa sagacité.
En toute époque il n'eût pas été très étonnant qu'un trait d'humeur aussi particulier que celui dont je viens de parler eût provoqué l'attention et la remarque. A l'époque de notre récit, il aurait été on ne peut plus étonnant qu'il n'eût pas donné lieu à de nombreuses observations. On raconta bientôt que, dans toutes les occasions de ce genre, le sourire de Bon-Bon était habituellement fort différent du franc rire avec lequel il accueillait ses propres facéties ou saluait un ami. On sema des insinuations propres à intriguer la curiosité, on colporta des histoires de marchés scabreux conclus à la hâte, et dont il s'était repenti à loisir; on parla, avec faits à l'appui, de facultés inexplicables, de vagues aspirations, d'inclinations surnaturelles inspirées par l'auteur de tout mal dans l'intérêt de ses propres desseins.
Notre philosophe avait encore d'autres faibles, mais qui ne valent guère la peine d'être sérieusement examinés. Par exemple il y a peu d'hommes doués d'une profondeur extraordinaire à qui ait manqué une certaine inclination pour la bouteille. Cette inclination est-elle une cause excitante, ou plutôt une preuve irréfragable de la profondeur en question? c'est chose délicate à décider. Bon-Bon, autant que je puis le savoir, ne pensait pas que ce sujet fût suceptible d'une investigation minutieuse—ni moi non plus. Cependant, dans son indulgence pour un penchant aussi essentiellement classique, il ne faut pas supposer que le restaurateur perdît de vue les distractions intuitives qui devaient caractériser, à la fois et dans le même temps, ses essais et ses omelettes. Grâce à ces distinctions, le vin de Bourgogne avait son heure attitrée, et les Côtes du Rhône leur moment propice. Pour lui le Sauterne était au Médoc ce que Catulle était à Homère. Il jouait avec un syllogisme en sablant du Saint-Peray, mais il démêlait un dilemme sur du Clos Vougeot et renversait une théorie dans un torrent de Chambertin. Tout eût été bien si ce même sentiment de convenance l'eût suivi dans le frivole penchant dont j'ai parlé; mais ce n'était pas du tout le cas. A dire vrai, ce trait d'humeur chez le philosophique Bon-Bon finit par revêtir un caractère d'étrange intensité et de mysticisme, et prit une teinte prononcée de la Diablerie de ses chères études germaniques.
Entrer dans le petit café du cul-de-sac Le Fèbvre, c'était, à l'époque de notre conte, entrer dans le Sanctuaire d'un homme de génie. Bon-Bon était un homme de génie. Il n'y avait pas à Rouen un sous-cuisinier qui n'ait pu vous dire que Bon-Bon était un homme de génie. Son énorme terre-neuve était au courant du fait, et à l'approche de son maître il trahissait le sentiment de son infériorité par une componction de maintien, un abaissement des oreilles, une dépression de la mâchoire inférieure, qui n'étaient pas tout à fait indignes d'un chien. Il est vrai, toutefois, qu'on pouvait attribuer en grande partie ce respect habituel à l'extérieur personnel du métaphysicien. Un extérieur distingué, je dois l'avouer, fera toujours impression, même sur une bête; et je reconnaîtrai volontiers que l'homme extérieur dans le restaurateur était bien fait pour impressionner l'imagination du quadrupède. Il y a autour du petit grand homme—si je puis me permettre une expression aussi équivoque—comme une atmosphère de majesté singulière, que le pur volume physique seul sera toujours insuffisant à produire. Toutefois, si Bon-Bon n'avait que trois pieds de haut, et si sa tête était démesurément petite, il était impossible de voir la rotondité de son ventre sans éprouver un sentiment de grandeur qui touchait presque au sublime. Dans sa dimension chiens et hommes voyaient le type de sa science—et dans son immensité une habitation faite pour son âme immortelle.
Je pourrais, si je voulais, m'étendre ici sur l'habillement et les autres détails extérieurs de notre métaphysicien. Je pourrais insinuer que la chevelure de notre héros était coupée court, soigneusement lissée sur le front, et surmontée d'un bonnet conique de flanelle blanche ornée de glands,—que son juste au corps à petits pois n'était pas à la mode de ceux que portaient alors les restaurateurs du commun,—que les manches étaient un peu plus pleines que ne le permettait le costume régnant,—que les parements retroussés n'étaient pas, selon l'usage en vigueur à cette époque barbare, d'une étoffe de la même qualité et de la même couleur que l'habit, mais revêtus d'une façon plus fantastique d'un velours de Gênes bigarré—que ses pantoufles de pourpre étincelante étaient curieusement ouvragées, et auraient pu sortir des manufactures du Japon, n'eussent été l'exquise pointe des bouts, et les teintes brillantes des bordures et des broderies,—que son haut de chausses était fait de cette étoffe de satin jaune que l'on appelle aimable,—que son manteau bleu de ciel, en forme de peignoir, et tout garni de riches dessins cramoisis, flottait cavalièrement sur ses épaules comme une brume du matin—et que l'ensemble de son accoutrement avait inspiré à Benevenuta, l'Improvisatrice de Florence, ces remarquables paroles: «Il est difficile de dire si Pierre Bon-Bon n'est pas un oiseau du Paradis, ou s'il n'est pas plutôt un vrai Paradis de perfection.» Je pourrais, dis-je, si je voulais, m'étendre sur tous ces points; mais je m'en abstiens; il faut laisser les détails purement personnels aux faiseurs de romans historiques; ils sont au dessous de la dignité morale de l'historien sérieux.
J'ai dit qu' «entrer dans le Café du cul-de-sac Le Fèbvre c'était entrer dans le sanctuaire d'un homme de génie;»—mais il n'y avait qu'un homme de génie qui pût justement apprécier les mérites du sanctuaire. Une enseigne, formée d'un vaste in-folio, se balançait au dessus de l'entrée. D'un côté du volume était peinte une bouteille et sur l'autre un pâté. Sur le dos on lisait en gros caractères: Oeuvres de Bon-Bon. Ainsi était délicatement symbolisée la double occupation du propriétaire.
Une fois le pied sur le seuil, tout l'intérieur de la maison s'offrait à la vue. Une chambre longue, basse de plafond, et de construction antique, composait à elle seule tout le café. Dans un coin de l'appartement était le lit du métaphysicien. Un déploiement de rideaux, et un baldaquin à la Grecque lui donnaient un air à la fois classique et confortable. Dans le coin diagonalement opposé, apparaissaient, faisant très bon ménage, la batterie de cuisine et la bibliothèque. Un plat de polémiques s'étalait pacifiquement sur le dressoir. Ici gisait une cuisinière pleine des derniers traités d'Ethique, là une chaudière de Mélanges in-12. Des volumes de morale germanique fraternisaient avec le gril—on apercevait une fourchette à rôtie à côté d'un Eusèbe—Platon s'étendait à son aise dans la poêle à frire—et des manuscrits contemporains s'alignaient sur la broche.
Sous les autres rapports, le Café Bon-Bon différait peu des restaurants ordinaires de cette époque. Une grande cheminée s'ouvrait en face de la porte. A droite de la cheminée, un buffet ouvert déployait un formidable bataillon de bouteilles étiquetées.
C'est là qu'un soir vers minuit, durant l'hiver rigoureux de … Pierre Bon-Bon, après avoir écouté quelque temps les commentaires de ses voisins sur sa singulière manie, et les avoir mis tous à la porte, poussa le verrou en jurant, et s'enfonça d'assez belliqueuse humeur dans les douceurs d'un confortable fauteuil de cuir, et d'un feu de fagots flambants.
C'était une de ces terribles nuits, comme on n'en voit guère qu'une ou deux dans un siècle. Il neigeait furieusement, et la maison branlait jusque dans ses fondements sous les coups redoublés de la tempête; le vent s'engouffrant à travers les lézardes du mur, et se précipitant avec violence dans la cheminée, secouait d'une façon terrible les rideaux du lit du philosophe, et dérangeait l'économie de ses terrines de pâté et de ses papiers. L'énorme in-folio qui se balançait au dehors, exposé à la furie de l'ouragan, craquait lugubrement, et une plainte déchirante sortait de sa solide armature de chêne.
Le métaphysicien, ai-je dit, n'était pas d'humeur bien placide, quand il poussa son fauteuil à sa place ordinaire près du foyer. Bien des circonstances irritantes étaient venues dans la journée troubler la sérénité de ses méditations. En essayant des Oeufs à la Princesse, il avait malencontreusement obtenu une Omelette à la Reine; il s'était vu frustré de la découverte d'un principe d'Ethique en renversant un ragoût; enfin, le pire de tout, il avait été contrecarré dans la transaction d'un de ces admirables marchés qu'il avait toujours éprouvé tant de plaisir à mener à bonne fin. Mais à l'irritation d'esprit causée par ces inexplicables accidents, se mêlait à un certain degré cette anxiété nerveuse que produit si facilement la furie d'une nuit de tempête. Il siffla tout près de lui l'énorme chien noir dont j'ai parlé plus haut, et s'asseyant avec impatience dans son fauteuil, il ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil circonspect et inquiet dans les profondeurs de l'appartement où la lueur rougeâtre de la flamme ne pouvait parvenir que fort incomplètement à dissiper l'inexorable nuit. Après avoir achevé cet examen, dont le but exact lui échappait peut-être à lui-même, il attira près de son siège une petite table, couverte de livres et de papiers, et s'absorba bientôt dans la retouche d'un volumineux manuscrit qu'il devait faire imprimer le lendemain.
Il travaillait ainsi depuis quelques minutes, quand il entendit tout à coup une voix pleurnichante murmurer dans l'appartement: «Je ne suis pas pressé, monsieur Bon-Bon.»
«Diable!» éjacula notre héros, sursautant et se levant sur ses pieds, en renversant la table, regardant, les yeux écarquillés d'étonnement, autour de lui.
«Très vrai!» répliqua la voix avec calme.
«Très vrai! Qu'est-ce qui est très vrai?—Comment êtes-vous arrivé ici?» vociféra le métaphysicien, pendant que son regard tombait sur quelque chose, étendu tout de son long sur le lit.
«Je disais,» continua l'intrus, sans faire attention aux questions, «je disais que je ne suis pas du tout pressé—que l'affaire pour laquelle j'ai pris la liberté de venir vous trouver n'est pas d'une importance urgente,—bref, que je puis fort bien attendre que vous ayez fini votre Exposition.»
«Mon Exposition!—Allons, bon! Comment savez-vous?… Comment êtes-vous parvenu à savoir que j'écrivais une Exposition? Bon Dieu!» «Chut!» répondit le mystérieux personnage, d'une voix basse et aiguë. Et se levant brusquement du lit, il ne fit qu'un pas vers notre héros, pendant que la lampe de fer qui pendait du plafond se balançait convulsivement comme pour reculer à son approche.
La stupéfaction du philosophe ne l'empêcha pas d'examiner attentivement le costume et l'extérieur de l'étranger. Les lignes de sa personne, excessivement mince, mais bien au dessus de la taille ordinaire, se dessinaient dans le plus grand détail, grâce à un costume noir usé qui collait à la peau, mais qui, d'ailleurs, pour la coupe, rappelait assez bien la mode d'il y avait cent ans. Evidemment ces habits avaient été faits pour une personne beaucoup plus petite que celle qui les portait alors. Les chevilles et les poignets passaient de plusieurs pouces. A ses souliers était attachée une paire de boucles très brillantes qui démentaient l'extrême pauvreté que semblait indiquer le reste de l'accoutrement. Il avait la tête pelée, entièrement chauve, excepté à la partie postérieure d'où pendait une queue d'une longueur considérable. Une paire de lunettes vertes à verres de côté protégeait ses yeux de l'influence de la lumière, et empêchait en même temps notre héros de se rendre compte de leur couleur où de leur conformation. Sur toute sa personne, il n'y avait pas apparence de chemise; une cravate blanche, de nuance sale, était attachée avec une extrême précision autour de son cou, et les bouts, qui pendaient avec une régularité formaliste de chaque côté, suggéraient (je le dis sans intention) l'idée d'un ecclésiastique. Il est vrai que beaucoup d'autres points, tant dans son extérieur que dans ses manières, pouvaient assez bien justifier une telle hypothèse. Il portait sur son oreille gauche, à la mode d'un clerc moderne, un instrument qui ressemblait au stylus des anciens. D'une poche du corsage de son habit sortait bien en vue un petit volume noir, garni de fermoirs en acier. Ce livre, accidentellement ou non, était tourné à l'extérieur de manière à laisser voir les mots «Rituel-Catholique» écrits en lettres blanches sur le dos. L'ensemble de sa physionomie était singulièrement sombre, et d'une pâleur cadavérique. Le front était élevé, et profondément sillonné des rides de la contemplation. Les coins de la bouche tirés et tombants exprimaient l'humilité la plus résignée. Il avait aussi, en s'avançant vers héros, une manière de joindre les mains,—un soupir d'une telle profondeur et un regard d'une sainteté si absolue, qu'on ne pouvait se défendre d'être prévenu en sa faveur. Aussi toute trace de colère se dissipa sur le visage du métaphysicien qui, après avoir achevé à sa satisfaction l'examen de la personne de son visiteur, lui serra cordialement la main, et lui présenta un siège.
Cependant on se tromperait radicalement, en attribuant ce changement instantané dans les sentiments du philosophe à quelqu'une des causes qui sembleraient le plus naturellement l'avoir influencé. Sans doute, Pierre Bon-Bon, d'après ce que j'ai pu comprendre de ses dispositions d'esprit, était de tous les hommes le moins enclin à se laisser imposer par les apparences, quelque spécieuses qu'elles fussent. Il était impossible qu'un observateur aussi attentif des hommes et des choses ne découvrît pas, sur le moment, le caractère réel du personnage, qui venait de surprendre ainsi son hospitalité…. Pour ne rien dire de plus, il y avait dans la conformation des pieds de son hôte quelque chose d'assez remarquable—il portait légèrement sur sa tête un chapeau démesurément haut,—à la partie postérieure de ses culottes semblait trembloter quelque appendice,—et les vibrations de la queue de son habit étaient un fait palpable. Qu'on juge quels sentiments de satisfaction dut éprouver notre héros, en se trouvant ainsi, tout d'un coup, en relation avec un personnage, pour lequel il avait de tout temps observé le plus inqualifiable respect. Mais il y avait chez lui trop d'esprit diplomatique, pour qu'il lui échappât de trahir le moindre soupçon sur la situation réelle. Il n'entrait pas dans son rôle de paraître avoir la moindre conscience du haut honneur dont il jouissait d'une façon si inattendue; il s'agissait, en engageant son hôte dans une conversation, d'en tirer sur l'Ethique quelques idées importantes, qui pourraient entrer dans sa publication projetée, et éclairer l'humanité, en l'immortalisant lui-même—idées, devrais-je ajouter, que le grand âge de son visiteur, et sa profonde science bien connue en morale le rendaient mieux que personne capable de lui donner.
Entraîné par ces vues profondes, notre héros fit asseoir son hôte, et profita de l'occasion pour jeter quelques fagots sur le feu; puis il plaça sur la table remise sur ses pieds quelques bouteilles de Mousseux. Après s'être acquitté vivement de ces opérations, il poussa son fauteuil vis-à-vis de son compagnon, et attendit qu'il voulut bien entamer la conversation. Mais les plans les plus habilement mûris sont souvent entravés au début même de leur exécution—et le restaurateur se trouva à quia dès les premiers mots que prononça son visiteur.
«Je vois que vous me connaissez, Bon-Bon» dit-il; «ha! ha! ha!—hé! hé! hé!—hi! hi! hi!—ho! ho! ho!—hu! hu! hu!»—et le diable, dépouillant tout à coup la sainteté de sa tenue, ouvrit dans toute son étendue un rictus allant d'une oreille à l'autre, de manière à déployer une rangée de dents ébréchées, semblables à des crocs; et renversant sa tête en arrière, il s'abandonna à un long, bruyant, sardonique et infernal ricanement, pendant que le chien noir, se tapissant sur ses hanches, faisait vigoureusement chorus et que la chatte mouchetée, filant par la tangente, faisait le gros dos, et miaulait désespérément dans le coin le plus éloigné de l'appartement.
Notre philosophe se conduisit plus décemment: il était trop homme du monde pour rire, comme le chien, ou pour trahir, comme la chatte, sa terreur par des cris. Il faut avouer qu'il éprouva un léger étonnement, en voyant les lettres blanches qui formaient les mots Rituel Catholique sur le livre de la poche de son hôte changer instantanément de couleur et de sens, et en quelques secondes, à la place du premier titre, les mots Registre des condamnés flamboyer en caractères rouges. Cette circonstance renversante, lorsque Bon-Bon voulut répondre à la remarque de son visiteur, lui donna un air embarrassé, qui autrement sans doute aurait passé inaperçu.
«Oui, monsieur,» dit le philosophe, «oui, monsieur, pour parler franchement … je crois, sur ma parole, que vous êtes … le di … di….—C'est-à-dire, je crois … il me semble … j'ai quelque idée … quelque très faible idée … de l'honneur remarquable….»
«Oh!—Ah!—Oui!—Très bien!» interrompit Sa Majesté; «n'en dites pas davantage.—Je comprends.» Et là-dessus, ôtant ses lunettes vertes, il en essuya soigneusement les verres avec la manche de son habit, et les mit dans sa poche.
Si l'incident du livre avait intrigué Bon-Bon, son étonnement s'accrut singulièrement au spectacle qui se présenta alors à sa vue. En levant les yeux avec un vif sentiment de curiosité, pour se rendre compte de la couleur de ceux de son hôte, il s'aperçut qu'ils n'étaient ni noirs, comme il avait cru—ni gris, comme on aurait pu l'imaginer—ni couleur noisette, ni bleus—ni même jaunes ou rouges—ni pourpres ni bleus—ni verts,—ni d'aucune autre couleur des cieux, de la terre, ou de la mer. Bref, Pierre Bon-Bon s'aperçut clairement, non seulement que Sa Majesté n'avait pas d'yeux du tout, mais il ne put découvrir aucun indice qu'il en ait jamais eu auparavant,—car à la place où naturellement il aurait dû y avoir des yeux, il y avait, je suis forcé de le dire, un simple morceau uni de chair morte.
Notre métaphysicien n'était pas homme à négliger de s'enquérir des sources d'un si étrange phénomène; la réplique de Sa Majesté fut à la fois prompte, digne et fort satisfaisante.
«Des yeux! mon cher monsieur Bon-Bon—des yeux! avez-vous dit.—Oh!—Ah! Je conçois! Eh, les ridicules imprimés qui circulent sur mon compte, vous ont sans doute donné une fausse idée de ma figure. Des yeux! vrai!—Des yeux, Pierre Bon-Bon, font très bien dans leur véritable place—la tête, direz-vous? Oui, la tête d'un ver. Pour vous ces instruments d'optique sont quelque chose d'indispensable—cependant je veux vous convaincre que ma vue est plus pénétrante que la vôtre. Voilà une chatte que j'aperçois dans le coin—une jolie chatte—regardez-la,—observez-la bien. Eh bien, Bon-Bon, voyez-vous les pensées—oui, dis-je, les pensées—les idées—les réflexions, qui s'engendrent dans son péricrâne? Y êtes-vous? Non, vous ne les voyez pas! Eh bien, elle pense que nous admirons la longueur de sa queue, et la profondeur de son esprit. Elle en est à cette conclusion que je suis le plus distingué des ecclésiastiques, et que vous êtes le plus superficiel des métaphysiciens. Vous voyez donc que je ne suis pas tout à fait aveugle; mais pour une personne de ma profession les yeux dont vous parlez ne seraient qu'un appendice embarrassant exposé à chaque instant à être crevé par une broche ou une fourche. Pour vous, je l'accordé, ces brimborions optiques sont indispensables. Tâchez, Bon-Bon, d'en bien user—moi, ma vue, c'est l'âme.»
Là dessus, l'étranger se servit du vin, et versant une pleine rasade à
Bon-Bon, l'engagea à boire sans scrupule, comme s'il était chez lui.
«Un excellent livre que le vôtre, Pierre,» reprit Sa Majesté, en tapant familièrement sur l'épaule de notre ami, quand celui-ci eut déposé son verre après avoir exécuté à la lettre l'injonction de son hôte, «un excellent livre que le vôtre, sur mon honneur! C'est un ouvrage selon mon coeur. Cependant, je crois qu'on pourrait trouver à redire à l'arrangement des matières, et beaucoup de vos opinions me rappellent Aristote. Ce philosophe était une de mes plus intimes connaissances. Je l'aimais autant pour sa terrible mauvaise humeur que pour l'heureux tic qu'il avait de commettre des bévues. Il n'y a dans tout ce qu'il a écrit qu'une seule vérité solide, et encore la lui ai-je soufflée par pure compassion pour son absurdité. Je suppose, Pierre Bon-Bon, que vous savez parfaitement à quelle divine vérité morale je fais allusion?»
«Je ne saurais dire….»
«Bah!—Eh bien, c'est moi qui ai dit à Aristote, qu'en éternuant, les hommes éliminaient le superflu de leurs idées par la proboscide.»
«Ce qui est….—(Un hoquet) indubitablement le cas!» dit le métaphysicien, en se versant une autre rasade de Mousseux, et en offrant sa tabatière aux doigts de son visiteur.
«Il y a eu Platon aussi,» continua Sa Majesté, en déclinant modestement la tabatière et le compliment qu'elle impliquait—«il y a eu Platon aussi, pour qui un certain temps j'ai ressenti toute l'affection d'un ami. Vous avez connu Platon, Bon-Bon?—Ah! non, je vous demande mille pardons.—Un jour il me rencontra à Athènes dans le Parthénon, et me dit qu'il était fort en peine de trouver une idée. Je l'engageai à émettre celle-ci: «o nous estin aulos.» Il me dit qu'il le ferait, et rentra chez lui, pendant que je me dirigeais du côté des pyramides. Mais ma conscience me gourmanda d'avoir articulé une vérité, même pour venir en aide à un ami, et retournant en toute hâte à Athènes, je me trouvai derrière la chaire du philosophe au moment même où il écrivait le mot «aulos.» Donnant au [lambda] une chiquenaude du bout du doigt, je le retournai sens dessus dessous. C'est ainsi qu'on lit aujourd'hui ce passage: «o nous estin augos, et c'est là, vous le savez, la doctrine fondamentale de sa métaphysique[60].»
«Avez-vous été à Rome? demanda le restaurateur, en achevant sa seconde bouteille de Mousseux, et tirant du buffet une plus ample provision de Chambertin.»
«Une fois seulement, monsieur Bon-Bon, rien qu'une fois. C'était l'époque», dit le diable,—comme s'il récitait quelque passage d'un livre,—«c'était l'époque où régna une anarchie de cinq ans, pendant laquelle la république, privée de tous ses mandataires, n'eut d'autre magistrature que celle des tribuns du peuple, qui n'étaient légalement revêtus d'aucune prérogative du pouvoir exécutif—c'est uniquement à cette époque, monsieur Bon-Bon, que j'ai été à Rome, et, comme je n'ai aucune accointance mondaine, je ne connais rien de sa philosophie.[61]»
«Que pensez-vous de… (Un hoquet) que pensez-vous d'Epicure?»
«Ce que je pense de celui-là!» dit le diable, étonné, vous n'allez pas, je pense, trouver quelque chose à redire dans Epicure! Ce que je pense d'Epicure! Est-ce de moi que vous voulez parler, monsieur?—C'est moi qui suis Epicure! Je suis le philosophe qui a écrit, du premier au dernier, les trois cents traités dont parle Diogène Laërce.
«C'est un mensonge!» s'écria le métaphysicien; car le vin lui était un peu monté à la tête.
«Très bien!—Très bien, monsieur!
—Fort bien, en vérité, monsieur!» dit Sa Majesté, évidemment peu flattée.
«C'est un mensonge!» répéta le restaurateur, d'un ton dogmatique; «c'est un …. (Un hoquet) mensonge!» ¦
«Bien, bien, vous avez votre idée!» dit le diable pacifiquement; et Bon-Bon, après avoir ainsi battu le diable sur ce sujet, crut qu'il était de son devoir d'achever une seconde bouteille de Chambertin.
«Comme je vous le disais,» reprit le visiteur, «comme je vous l'observais tout à l'heure, il y a quelques opinions outrées dans votre livre, monsieur Bon-Bon. Par exemple, qu'entendez-vous avec tout ce radotage sur l'âme? Dites-moi, je vous prie, monsieur, qu'est-ce que l'âme?»
«L'….(Un hoquet)—l'âme,» répondit le métaphysicien, en se reportant à son manuscrit, «c'est indubitablement…»
«Non, monsieur!»
«Sans aucun doute…»
«Non, monsieur!»
«Incontestablement….»
«Non, monsieur!»
«Evidemment….»
«Non, monsieur!»
«Sans contredit….»
«Non, monsieur!»
«(Un hoquet)»
«Non, monsieur!»
«Il est hors de doute que c'est un…..»
«Non, monsieur, l'âme n'est pas cela du tout.» (Ici, le philosophe, lançant des regards foudroyants, se hâta d'en finir avec sa troisième bouteille de Chambertin.)
«Alors, (Un hoquet) dites-moi, monsieur, ce que c'est.»
«Ce n'est ni ceci ni cela, monsieur Bon-Bon,» répondit Sa Majesté, rêveuse. «J'ai goûté…. je veux dire, j'ai connu de fort mauvaises âmes, et quelques-unes aussi—assez bonnes.» Ici, il fit claquer ses lèvres, et ayant inconsciemment laissé tomber sa main sur le volume de sa poche, il fut saisi d'un violent accès d'éternuement.
Il continua:
«Il y a eu l'âme de Cratinus—passable; celle d'Aristophane,—un fumet tout à fait particulier; celle de Platon—exquise—non pas votre Platon, mais Platon, le poète comique; votre Platon aurait retourné l'estomac de Cerbère. Pouah!—Voyons, encore! Il y a eu Noevius Andronicus, Plaute et Térence. Puis il y a eu Lucilius, Nason, et Quintus Flaccus,—ce cher Quintus! comme je l'appelais, quand il me chantait un seculare pour m'amuser pendant que je le faisais rôtir, uniquement pour farcer, au bout d'une fourchette. Mais ces Romains manquent de saveur. Un Grec bien gras en vaut une douzaine, et puis cela se conserve, ce qu'on ne peut pas dire d'un Quirite.—Si nous tâtions de votre Sauterne.»
Bon-Bon s'était résigné à mettre en pratique le nil admirari; il se mit en devoir d'apporter les bouteilles en question. Toutefois il lui semblait entendre dans la chambre un bruit étrange, comme celui d'une queue qui remue. Quelque indécent que ce fût de la part de Sa Majesté, notre philosophe cependant ne fit semblant de rien;—il se contenta de donner un coup de pied à son chien, en le priant de rester tranquille. Le visiteur continua:
«J'ai trouvé à Horace beaucoup du goût d'Aristote;—vous savez que je suis amoureux fou de variété. Je n'aurais pas distingué Térence de Ménandre. Nason, à mon grand étonnement, n'était qu'un Nicandre déguisé. Virgile avait un fort accent de Théocrite. Martial me rappela Archiloque—et Tite-Live était un Polybe tout craché.»
Bon-Bon répliqua par un hoquet et Sa Majesté poursuivit:
«Mais, si j'ai un penchant, monsieur Bon-Bon,—si j'ai un penchant, c'est pour un philosophe. Cependant, laissez-moi vous le dire, monsieur, le premier dia….—pardon, je veux dire le premier monsieur venu, n'est pas apte à bien choisir son philosophe. Les longs ne sont pas bons; et les meilleurs, s'ils ne sont pas soigneusement écalés, risquent bien de sentir un peu le rance, à cause de la bile.
«Ecalés?»
«Je veux dire: tirés de leur carcasse.
«Que pensez-vous d'un—(Un hoquet)—médecin?»
«Ne m'en parlez pas!—Horreur! Horreur!» (Ici Sa Majesté eut un violent haut-le-coeur.) Je n'en ai jamais tâté que d'un—ce scélérat d'Hippocrate! Il sentait l'assa foetida.—Pouah! Pouah! Pouah!—J'attrapai un abominable rhume en lui faisant prendre un bain dans le Styx—et malgré tout il me donna le choléra morbus.»
«Oh! le… (Hoquet) le misérable!» éjacula Bon-Bon, «l'a… (Hoquet) l'avorton de boîte à pilules!» et le philosophe versa une larme.
«Après tout,» continua le visiteur, «après tout, si un dia… si un homme comme il faut veut vivre, il doit avoir plus d'une corde à son arc. Chez nous une face grasse est un signe évident de diplomatie.»
«Comment cela?»
«. Vous savez, nous sommes quelquefois extrêmement à court de provisions. Vous ne devez pas ignorer que, dans un climat aussi chaud que le nôtre, il est souvent impossible de conserver une âme vivante plus de deux ou trois heures; et quand on est mort, à moins d'être immédiatement mariné, (et une âme marinée n'est plus bonne) on sent—vous, comprenez, hein! Il y a toujours à craindre la putréfaction, quand les âmes nous viennent par la voie ordinaire.»
«Bon… (Deux hoquets)—bon Dieu! comment vous en tirez-vous?»
Ici la lampe de fer commença à s'agiter avec un redoublement de violence, et le diable sursauta sur son siège. Cependant, après un léger soupir, il reprit contenance et se contenta de dire à notre héros à voix basse: «Je voulais vous dire, Pierre Bon-Bon, qu'il ne faut plus jurer.»
Le philosophe avala une autre rasade, pour montrer qu'il comprenait parfaitement et qu'il acquiesçait. Le visiteur continua:
«Hé bien, nous avons plusieurs manières de nous en tirer. La plupart d'entre nous crèvent de faim; quelques-uns s'accommodent de la marinade; pour ma part, j'achète mes âmes vivente corpore; je trouve que, dans cette condition, elles se conservent assez bien.»
«Mais le corps!… (Un hoquet) le corps!»
«Le corps, le corps! qu'advient-il du corps?… Ah! je conçois. Mais, monsieur, le corps n'a rien à voir dans la transaction. J'ai fait dans le temps d'innombrables acquisitions de cette espèce, et le corps n'en a jamais éprouvé le moindre inconvénient. Ainsi il y a eu Caïn et Nemrod, Néron et Caligula, Denys et Pisistrate, puis… un millier d'autres; tous ces gens-là, dans la dernière partie de leur vie, n'ont jamais su ce que c'est que d'avoir une âme; et cependant, monsieur, ils ont fait l'ornement de la société. N'y a-t-il pas à l'heure qu'il est un A…[62] que vous connaissez aussi bien que moi? N'est-il pas en possession de toutes ses facultés, intellectuelles et corporelles? Qui donc écrit une meilleure épigramme? Qui raisonne avec plus d'esprit? Qui donc….? Mais attendez. J'ai son contrat dans ma poche.»
Et ce disant, il produisit un portefeuille de cuir rouge, et en tira un certain nombre de papiers. Sur quelques-uns de ces papiers Bon-Bon saisit au passage les syllabes Machi… Maça….Robesp….[63] et les mots Caligula, George, Elizabeth. Sa Majesté prit dans le nombre une bande étroite de parchemin, où elle lut à haute voix les mots suivants:
«En considération de certains dons intellectuels qu'il est inutile de spécifier, et en outre du versement d'un millier de louis d'or, moi soussigné, âgé d'un an et d'un mois, abandonne au porteur du présent engagement tous mes droits, titres et propriété sur l'ombre que l'on appelle mon âme.»
Signé: A…..
(Ici Sa Majesté prononça un nom que je ne me crois pas autorisé à indiquer d'une manière moins équivoque.)
«Un habile homme, celui-là» reprit l'hôte; «mais comme vous, monsieur
Bon-Bon, il s'est mépris au sujet de l'âme. L'âme une ombre, vraiment!
L'âme une ombre! Ha! Ha! Ha!—Hé! Hé! Hé!—Hu! Hu! Hu! Vous
imaginez-vous une ombre fricassée?»
«M'imaginer… (Un hoquet) une ombre fricassée!» s'écria notre héros, dont les facultés commençaient à s'illuminer de toute la profondeur du discours de Sa Majesté.
«M'imaginer une (Hoquet) ombre fricassée! Je veux être damné (Un hoquet) Humph! si j'étais un pareil—humph—nigaud! Mon âme à moi, Monsieur….—humph!
«Votre âme à vous, Monsieur Bon-Bon.»
«Oui, monsieur…..humph! mon âme est…»
«Quoi, monsieur?
«N'est pas une ombre, certes!»
«Voulez-vous dire par là….?»
«Oui, monsieur, mon âme est… humph! oui, monsieur.»
«Auriez-vous l'intention d'affirmer…?»
«Mon âme est…. humph!… particulièrement propre à…. humph!…. à être….»
«Quoi, monsieur?»
«Cuite à l'étuvée.»
«Ha!»
«Soufflée.»
«Eh!»
«Fricassée.»
«Ah, bah!»
«En ragoût ou en fricandeau—et tenez, mon excellent compère, je veux bien vous la céder…. Humph!… un marché!» Ici le philosophe tapa sur le dos de sa Majesté.
«Pouvais-je m'attendre à cela?» dit celui-ci tranquillement, en se levant de son siège. Le métaphysicien écarquilla les yeux.
«Je suis fourni pour le moment,» dit Sa Majesté.
«Humph!—Hein?» dit le philosophe.
«Je n'ai pas de fonds disponibles.»
«Quoi?»
«D'ailleurs, il serait malséant de ma part….»
«Monsieur! «
«De profiter de….»
«Humph!»
«De la dégoûtante et indécente situation où vous vous trouvez.»
Ici le visiteur s'inclina et disparut—il serait difficile de dire précisément de quelle façon. Mais dans l'effort habilement concerté que fit Bon-Bon pour lancer une bouteille à la tête du vilain, la mince chaîne qui pendait au plafond fut brisée, et le métaphysicien renversé tout de son long par la chute de la lampe.
LA CRYPTOGRAPHIE
Il nous est difficile d'imaginer un temps où n'ait pas existé, sinon la nécessité, au moins un désir de transmettre des informations d'individu à individu, de manière à déjouer l'intelligence du public; aussi pouvons-nous hardiment supposer que l'écriture chiffrée remonte à une très haute antiquité. C'est pourquoi, De la Guilletière nous semble dans l'erreur, quand il soutient, dans son livre: «Lacédémone ancienne et moderne», que les Spartiates furent les inventeurs de la Cryptographie. Il parle des scytales, comme si elles étaient l'origine de cet art; il n'aurait dû les citer que comme un des plus anciens exemples dont l'histoire fasse mention.
Les scytales étaient deux cylindres en bois, exactement semblables sous tous rapports. Le général d'une armée partant, pour une expédition, recevait des Ephores un de ces cylindres, et l'autre restait entre leurs mains. S'ils avaient quelque communication à se faire, une lanière étroite de parchemin était enroulée autour de la scytale, de manière à ce que les bords de cette lanière fussent exactement accolés l'un à l'autre. Alors on écrivait sur le parchemin dans le sens de la longueur du cylindre, après quoi on déroulait la bande, et on l'expédiait. Si par hasard, le message était intercepté, la lettre restait inintelligible pour ceux qui l'avaient saisie. Si elle arrivait intacte à sa destination, le destinataire n'avait qu'à en envelopper le second cylindre pour déchiffrer l'écriture. Si ce mode si simple de cryptographie est parvenu jusqu'à nous, nous le devons probablement plutôt aux usages historiques qu'on en faisait qu'à toute autre cause. De semblables moyens de communication secrète ont dû être contemporains de l'invention des caractères d'écriture.
Il faut remarquer, en passant, que dans aucun des traités de Cryptographie venus à notre connaissance, nous n'avons rencontré, au sujet du chiffre de la scytale, aucune autre méthode de solution que celles qui peuvent également s'appliquer à tous les chiffres en général. On nous parle, il est vrai, de cas où les parchemins interceptés ont été réellement déchiffrés; mais on a soin de nous dire que ce fut toujours accidentellement. Voici cependant une solution d'une certitude absolue. Une fois en possession de la bande de parchemin, on n'a qu'à faire faire un cône relativement d'une grande longueur—soit de six pieds de long—et dont la circonférence à la base soit au moins égale à la longueur de la bande. On enroulera ensuite cette bande sur le cône près de la base, bord contre bord, comme nous l'avons décrit plus haut; puis, en ayant soin de maintenir toujours les bords contre les bords, et le parchemin bien serré sur le cône, on le laissera glisser vers le sommet. Il est impossible, qu'en suivant ce procédé, quelques-uns des mots, ou quelques-unes des syllabes et des lettres, qui doivent se rejoindre, ne se rencontrent pas au point du cône où son diamètre égale celui de la scytale sur laquelle le chiffre a été écrit. Et comme, en faisant parcourir à la bande toute la longueur du cône, on traverse tous les diamètres possibles, on ne peut manquer de réussir. Une fois que par ce moyen on a établi d'une façon certaine la circonférence de la scytale, on en fait faire une sur cette mesure, et l'on y applique le parchemin.
Il y a peu de personnes disposées à croire que ce n'est pas chose si facile que d'inventer une méthode d'écriture secrète qui puisse défier l'examen. On peut cependant affirmer carrément que l'ingéniosité humaine est incapable d'inventer un chiffre qu'elle ne puisse résoudre. Toutefois ces chiffres sont plus ou moins facilement résolus, et sur ce point il existe entre diverses intelligences des différences remarquables. Souvent, dans le cas de deux individus reconnus comme égaux pour tout ce qui touche aux efforts ordinaires de l'intelligence, il se rencontrera que l'un ne pourra démêler le chiffre le plus simple, tandis que l'autre ne trouvera presque aucune difficulté à venir à bout du plus compliqué. On peut observer que des recherches de ce genre exigent généralement une intense application des facultés analytiques; c'est pour cela qu'il serait très utile d'introduire les exercices de solutions cryptographiques dans les Académies, comme moyens de former et de développer les plus importantes facultés de l'esprit.
Supposons deux individus, entièrement novices en cryptographie, désireux d'entretenir par lettres une correspondance inintelligible à tout autre qu'à eux-mêmes, il est très probable qu'ils songeront du premier coup à un alphabet particulier, dont ils auront chacun la clef. La première combinaison qui se présentera à eux sera celle-ci, par exemple: prendre a pour z, b pour y, c pour x, d pour n, etc. etc.; c'est-à-dire, renverser l'ordre des lettres de l'alphabet. A une seconde réflexion, cet arrangement paraissant trop naturel, ils en adopteront un plus compliqué. Ils pourront, par exemple, écrire les 13 premières lettres de l'alphabet sous les 13 dernières, de cette façon:
nopqrstuvwxyz abcdefghijklm;
et, ainsi placés, a serait pris pour n et n pour a, o pour b et b pour o, etc., etc. Mais cette combinaison ayant un air de régularité trop facile à pénétrer, ils pourraient se construire une clef tout à fait au hasard, par exemple:
prendre a pour p b x c u d o, etc.
Tant qu'une solution de leur chiffre ne viendra pas les convaincre de leur erreur, nos correspondants supposés s'en tiendront à ce dernier arrangement, comme offrant toute sécurité. Sinon, ils imagineront peut-être un système de signes arbitraires remplaçant les caractères usuels. Par exemple:
( pourrait signifier a . b , c ; d ) e, etc.
Une lettre composée de pareils signes aurait incontestablement une apparence fort rébarbative. Si toutefois ce système ne leur donnait pas pleine satisfaction, ils pourraient imaginer un alphabet toujours changeant, et le réaliser de cette manière:
Prenons deux morceaux de carton circulaires, différant de diamètre entre eux d'un demi-pouce environ. Plaçons le centre du plus petit carton sur le centre du plus grand, en les empêchant pour un instant de glisser; le temps de tirer des rayons du centre commun à la circonférence du petit cercle, et de les étendre à celle du plus grand. Tirons vingt-six rayons, formant sur chaque carton vingt-six compartiments. Dans chacun de ces compartiments sur le cercle inférieur écrivons une des lettres de l'alphabet, qui se trouvera ainsi employé tout entier; écrivons-les au hasard, cela vaudra mieux. Faisons la même chose sur le cercle supérieur. Maintenant faisons tourner une épingle à travers le centre commun, et laissons le cercle supérieur tourner avec l'épingle, pendant que le cercle inférieur est tenu immobile. Arrêtons la révolution du cercle supérieur, et écrivons notre lettre en prenant pour a la lettre du plus petit cercle qui correspond à l'a du plus grand, pour b, la lettre du plus petit cercle qui correspond au b du plus grand, et ainsi de suite. Pour qu'une lettre ainsi écrite puisse être lue par la personne à qui elle est destinée, une seule chose est nécessaire, c'est qu'elle ait en sa possession des cercles identiques à ceux que nous venons de décrire, et qu'elle connaisse deux des lettres (une du cercle inférieur et une du cercle supérieur) qui se trouvaient juxtaposées, au moment où son correspondant a écrit son chiffre. Pour cela, elle n'a qu'à regarder les deux lettres initiales du document qui lui serviront de clef. Ainsi, en voyant les deux lettres a m au commencement, elle en conclura qu'en faisant tourner ses cercles de manière à faire coïncider ces deux lettres, elle obtiendra l'alphabet employé.
A première vue, ces différents modes de cryptographie ont une apparence de mystère indéchiffable. Il paraît presque impossible de démêler le résultat de combinaisons si compliquées. Pour certaines personnes en effet ce serait une extrême difficulté, tandis que pour d'autres qui sont habiles à déchiffrer, de pareilles énigmes sont ce qu'il y a de plus simple. Le lecteur devra se mettre dans la tête que tout l'art de ces solutions repose sur les principes généraux qui président à la fonction du langage lui-même, et que par conséquent il est entièrement indépendant des lois particulières qui régissent un chiffre quelconque, ou la construction de sa clef. La difficulté de déchiffrer une énigme cryptographique n'est pas toujours en rapport avec la peine qu'elle a coûtée, ou l'ingéniosité qu'a exigée sa construction. La clef, en définitive, ne sert qu'à ceux qui sont au fait du chiffre; la tierce personne qui déchiffre n'en a aucune idée. Elle force la serrure. Dans les différentes méthodes de cryptographie que j'ai exposées, on observera qu'il y a une complication graduellement croissante. Mais cette complication n'est qu'une ombre: elle n'existe pas en réalité. Elle n'appartient qu'à la composition du chiffre, et ne porte en aucune façon sur sa solution. Le dernier système n'est pas du tout plus difficile à déchiffrer que le premier, quelle que puisse être la difficulté de l'un ou de l'autre.
En discutant un sujet analogue dans un des journaux hebdomadaires de cette ville, il y a dix-huit mois environ, l'auteur de cet article a eu l'occasion de parler de l'application d'une méthode rigoureuse dans toutes les formes de la pensée,—des avantages de cette méthode—de la possibilité d'en étendre l'usage à ce que l'on considère comme les opérations de la pure imagination—et par suite de la solution de l'écriture chiffrée. Il s'est aventuré jusqu'à déclarer qu'il se faisait fort de résoudre tout chiffre, analogue à ceux dont je viens de parler, qui serait envoyé à l'adresse du journal. Ce défi excita, de la façon la plus inattendue, le plus vif intérêt parmi les nombreux lecteurs de cette feuille. Des lettres arrivèrent de toutes parts à l'éditeur; et beaucoup de ceux qui les avaient écrites étaient si convaincus de l'impénétrabilité de leurs énigmes qu'ils ne craignirent pas de l'engager dans des paris à ce sujet. Mais en même temps, ils ne furent pas toujours scrupuleux sur l'article des conditions. Dans beaucoup de cas les cryptographies sortaient complètement des limites fixées. Elles employaient des langues étrangères. Les mots et les phrases se confondaient sans intervalles. On employait plusieurs alphabets dans un même chiffre. Un de ces messieurs, d'une conscience assez peu timorée, dans un chiffre composé de barres et de crochets, étrangers à la plus fantastique typographie, alla jusqu'à mêler ensemble au moins sept alphabets différents, sans intervalles entre les lettres, ou même entre les lignes. Beaucoup de ces cryptographies étaient datées de Philadelphie, et plusieurs lettres qui insistaient sur le pari furent écrites par des citoyens de cette ville. Sur une centaine de chiffres, peut-être reçus en tout, il n'y en eut qu'un que nous ne parvînmes pas immédiatement à résoudre. Nous avons démontré que ce chiffre était une imposture—c'est-à-dire un jargon composé au hasard et n'ayant aucun sens. Quant à l'épître des sept alphabets, nous eûmes le plaisir d'ahurir son auteur par une prompte et satisfaisante traduction.
Le journal en question fut, pendant plusieurs mois, grandement occupé par ces solutions hiéroglyphiques et cabalistisques de chiffres qui nous venaient des quatre coins de l'horizon. Cependant à l'exception de ceux qui écrivaient ces chiffres, nous ne croyons pas qu'on eût pu, parmi les lecteurs du journal, en trouver beaucoup qui y vissent autre chose qu'une hâblerie fieffée. Nous voulons dire que personne ne croyait réellement à l'authenticité des réponses. Les uns prétendaient que ces mystérieux logogriphes n'étaient là que pour donner au journal un air drôle, en vue d'attirer l'attention. Selon d'autres, il était plus probable que non seulement nous résolvions les chiffres, mais encore que nous composions nous-même les énigmes pour les résoudre. Comme les choses en étaient là, quand on jugea à propos d'en finir avec cette diablerie, l'auteur de cet article profita de l'occasion pour affirmer la sincérité du journal en question,—pour repousser les accusations de mystification dont il fut assailli,—et pour déclarer en son propre nom que les chiffres avaient tous été écrits de bonne foi, et résolus de même.
Voici un mode de correspondance secrète très ordinaire et assez simple. Une carte est percée à des intervalles irréguliers de trous oblongs, de la longueur des mots ordinaires de trois syllabes du type vulgaire. Une seconde carte est préparée identiquement semblable. Chaque correspondant a sa carte. Pour écrire une lettre, on place la carte percée qui sert de clef sur le papier, et les mots qui doivent former le vrai sens s'écrivent dans les espaces libres laissés par la carte.
Puis on enlève la carte, et l'on remplit les blancs de manière à obtenir un sens tout à fait différent du véritable. Le destinataire, une fois le chiffre reçu, n'a qu'à y appliquer sa propre carte, qui cache les mots superflus, et ne laisse paraître que ceux qui ont du sens. La principale objection à ce genre de cryptographie, c'est la difficulté de remplir les blancs de manière à ne pas donner à la pensée un tour peu naturel. De plus, les différences d'écriture qui existent entre les mots écrits dans les espaces laissés par la carte, et ceux que l'on écrit une fois la carte enlevée, ne peuvent manquer d'être découvertes par un observateur attentif.
On se sert quelquefois d'un paquet de cartes de cette façon: Les correspondants s'entendent, tout d'abord, sur un certain arrangement du paquet. Par exemple: on convient de faire suivre les couleurs dans un ordre naturel, les piques au dessus, les coeurs ensuite, puis les carreaux et les trèfles. Cet arrangement fait, on écrit sur la première carte la première lettre de son épître, sur la suivante, la seconde, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on ait épuisé les cinquante-deux cartes. On mêle ensuite le paquet d'après un plan concerté à l'avance. Par exemple: on prend les cartes du talon et on les place dessus, puis une du dessus que l'on met au talon, et ainsi de suite, un nombre de fois déterminé. Cela fait, on écrit de nouveau cinquante-deux lettres, et l'on suit la même marche jusqu'à ce que la lettre soit écrite. Le correspondant, ce paquet reçu, n'a qu'à placer les cartes dans l'ordre convenu, et lire lettre par lettre les cinquante-deux premiers caractères. Puis il mêle les cartes de la manière susdite, pour déchiffrer la seconde série et ainsi de suite jusqu'à la fin. Ce que l'on peut objecter contre ce genre de cryptographie, c'est le caractère même de la missive. Un paquet de cartes ne peut manquer d'éveiller le soupçon, et c'est une question de savoir s'il ne vaudrait pas mieux empêcher les chiffres d'être considérés comme tels que de perdre son temps à essayer de les rendre indéchiffrables, une fois interceptés.
L'expérience démontre que les cryptographies les plus habilement construites, une fois suspectées, finissent toujours par être déchiffrées.
On pourrait imaginer un mode de communication secrète d'une sûreté peu commune; le voici: les correspondants se munissent chacun de la même édition d'un livre—l'édition la plus rare est la meilleure—comme aussi le livre le plus rare. Dans la cryptographie, on emploie les nombres, et ces nombres renvoient à l'endroit qu'occupent les lettres dans le volume. Par exemple—on reçoit un chiffre qui commence ainsi: 121-6-8. On n'a alors qu'à se reporter à la page 121, sixième lettre à gauche de la page à la huitième ligne à partir du haut de la page. Cette lettre est la lettre initiale de l'épître—et ainsi de suite. Cette méthode est très sûre; cependant il est encore possible de déchiffrer une cryptographie écrite d'après ce plan—et d'autre part une grande objection qu'elle encourt, c'est le temps considérable qu'exige sa solution, même avec le volume-clef.
Il ne faudrait pas supposer que la cryptographie sérieuse, comme moyen de faire parvenir d'importantes informations, a cessé d'être en usage de nos jours. Elle est communément pratiquée en diplomatie; et il y a encore aujourd'hui des individus, dont le métier est celui de déchiffrer les cryptographies sous l'oeil des divers gouvernements. Nous avons dit plus haut que la solution du problème cryptographique met singulièrement en jeu l'activité mentale, au moins dans les cas de chiffres d'un ordre plus élevé. Les bons cryptographes sont rares, sans doute; aussi leurs services, quoique rarement réclamés, sont nécessairement bien payés.
Nous trouvons un exemple de l'emploi moderne de l'écriture chiffrée dans un ouvrage publié dernièrement par MM. Lea et Blanchard de Philadelphie:—«Esquisses des hommes remarquables de France actuellement vivants.» Dans une notice sur Berryer, il est dit qu'une lettre adressée par la Duchesse de Berri aux Légitimistes de Paris pour les informer de son arrivée, était accompagnée d'une longue note chiffrée, dont on avait oublié d'envoyer là clef. «L'esprit pénétrant de Berryer,» dit le biographe, «l'eut bientôt découverte. C'était cette phrase substituée aux 24 lettres de l'alphabet:—«Le gouvernement provisoire.»
Cette assertion que «Berryer eut bientôt découvert la phrase-clef,» prouve tout simplement que l'auteur de ces notices est de la dernière innocence en fait de science cryptographique. M. Berryer sans aucun doute arriva à découvrir la clef; mais ce ne fut que pour satisfaire sa curiosité, une fois l'énigme résolue. Il ne se servit en aucune façon de la clef pour la déchiffrer. Il força la serrure.
Dans le compte-rendu du livre en question (publié dans le numéro d'avril de ce Magazine [64]) nous faisions ainsi allusion à ce sujet.
«Les mots «Le gouvernement provisoire» sont des mots français, et la note chiffrée s'adressait à des Français. On pourrait supposer la difficulté beaucoup plus grande, si la clef avait été en langue étrangère; cependant le premier venu qui voudra s'en donner la peine n'a qu'à nous adresser une note, construite dans le même système, et prendre une clef française, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque (ou en quelque dialecte que ce soit de ces langues) et nous nous engageons à résoudre l'énigme.»
Ce défi ne provoqua qu'une seule réponse, incluse dans la lettre suivante. Tout ce que nous reprochons à cette lettre, c'est que celui qui l'a écrite ait négligé de nous donner son nom en entier. Nous le prions de vouloir bien le faire au plus tôt, afin de nous laver auprès du public du soupçon qui s'attacha à la cryptographie du journal dont j'ai parlé plus haut—que nous nous donnions à nous-même des énigmes à déchiffrer. Le timbre de la lettre porte Stonington, Conn.
S…., Ct, 21 Juin, 1841.
A l'éditeur du Graham's Magazine.
Monsieur,—Dans votre numéro d'avril, où vous rendez compte de la traduction par M. Walsh des «Esquisses des hommes remarquables de France actuellement vivants», vous invitez vos lecteurs à vous adresser une note chiffrée, «dont la phrase-clef serait empruntée aux langues française, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque», et vous vous engagez à la résoudre. Vos remarques ayant appelé mon attention sur ce genre de cryptographie, j'ai composé pour mon propre amusement les exercices suivants. Dans le premier la phrase-clef est en anglais—dans le second, en latin. Comme je n'ai pas vu (par le numéro de Mai) que quelqu'un de vos correspondants ait répondu à votre offre, je prends la liberté de vous envoyer ces chiffres, sur lesquels, si vous jugez qu'ils en vaillent la peine, vous pourrez exercer votre sagacité.
Respectueusement à vous,
S.D.L.
Nº 1.
Cauhiif aud ftd sdftirf ithot tacd wdde rdchtdr tiu fuaefshffheo fdoudf hetiusafhie tuis ied herh-chriai fi aeiftdu wn sdaef it iuhfheo hiidohwid fi aen deodsf ths tiu itis hf iaf iuhoheaiin rdff hedr; aer ftd auf it ftif fdoudfin oissiehoafheo hefdiihodeod taf wdd eodeduaiin fdusdr ouasfiouastn. Saen fsdohdf it fdoudf iuhfheo idud weiie fi ftd aeohdeff; fisdfhsdf a fiacdf tdar iaf fiacdr aer ftd ouiie iubffde isie ihft fisd herdihwid oiiiiuheo tiihr, atfdu ithot ftd tahu wdheo sdushffdr fi ouii aoahe, hetiu-safhie oiiir wd fuaefshffdr ihft ihffid raeodu ftaf rhfoicdun iiir defid iefhi ftd aswiiafiun dshffid fatdin udaotdrhff rdffheafhie. Ounsfiouastn tiidcou siud suisduin dswuaodf ftifd sirdf it iuhfheo ithot aud uderdudr idohwid iein wn sdaef it fisd desia-cafium wdn ithot sawdf weiie ftd udai fhoehthoa-fhie it ftd ohstduf dssiindr fi hff siffdffiu.
N° 2.
Ofoiioiiaso ortsii sov eodisdioe afduiostifoi ft iftvi sitrioistoiv oiniafetsorit ifeov rsri afotiiiiv ri-diiot irio rivvio eovit atrotfetsoria aioriti iitri tf oitovin tri aerifei ioreitit sov usttoi oioittstifo dfti afdooitior trso ifeov tri dfit otftfeov softriedi ft oistoiv oriofiforiti suiteii viireiiitifoi it tri iarfoi-siti iiti trir uet otiiiotiv uitfti rid io tri eoviieeiiiv rfasiieostr ft rii dftrit tfoeei.
La solution du premier de ces chiffres nous a donné assez de peine. Le second nous a causé une difficulté extrême, et ce n'est qu'en mettant en jeu toutes nos facultés que nous avons pu en venir à bout. Le premier se lit ainsi[65]:
«Various are the methods which have been devised for transmitting secret information from one individual to another by means of writing, illegible to any except him for whom it was originally destined; and the art of thus secretly communicating intelligence has been generally termed cryptography. Many species of secret writing were known to the ancients. Sometimes a slave's head was shaved and the crown written upon with some indelible colouring fluid; after which the hair being permitted to grow again, information could be transmitted with little danger that discovery would ensue until the ambulatory epistle safely reached its destination. Cryptography, however pure, properly embraces those modes of writing which are rendered legible only by means of some explanatory key which makes known the real signification of the ciphers employed to its possessor.»
La phrase-clef de cette cryptographie est:
—«A word to the wise is sufficient[66].»
La seconde se traduit ainsi[67]:
«Nonsensical phrases and unmeaning combinations of words, as the learned lexicographer would have confessed himself, when hidden under cryptographic ciphers, serve to perplex the curious enquirer, and baffle penetration more completely than would the most profound apophtegms of learned philosophers. Abstruse disquisitions of the scoliasts were they but presented before him in the undisguised vocabulary of his mother tongue….»
Le sens de la dernière phrase, on le voit, est suspendu. Nous nous sommes attaché à une stricte épellation. Par mégarde, la lettre d a été mise à la place de l dans le mot perplex.
La phrase-clef est celle-ci: «Suaviter in modo, fortiter in re.»
Dans la cryptographie ordinaire, comme on le verra par la plupart de celles dont j'ai donné des exemples, l'alphabet artificiel dont conviennent les correspondants s'emploie lettre pour lettre, à la place de l'alphabet usuel. Par exemple—deux personnes veulent entretenir une correspondance secrète. Elles conviennent avant de se séparer que le signe
) signifiera a ( » b — » c * » d . » e , » f ; » g : » h ? » i ou j ! » k & » l o » m ' » n + » o [I] » p [P] » q -> » r ] » s [ » t £ » u ou v [S] » w ¿ » x ¡ » y <- » z
Il s'agit de communiquer cette note:
«We must see you immediately upon a matter of great importance.
Plots have been discovered, and the conspirators are in our hands.
Hasten[68]!»
On écrirait ces mots:
[chiffre]
Voilà qui a certainement une apparence fort compliquée, et paraîtrait un chiffre fort difficile à quiconque ne serait pas versé, en cryptographie. Mais on remarquera que a, par exemple, n'est jamais représenté par un autre signe que ), b par un autre signe que ( et ainsi de suite. Ainsi, par la découverte, accidentelle ou non, d'une seule des lettres, la personne interceptant la missive aurait déjà un grand avantage, et pourrait appliquer cette connaissance à tous les cas où le signe en question est employé dans le chiffre.
D'autre part, les cryptographies, qui nous ont été envoyées par notre correspondant de Stonington, identiques en construction avec le chiffre résolu par Berryer, n'offrent pas ce même avantage.
Examinons par exemple la seconde de ces énigmes. Sa phrase-clef est: «Suaviter in modo, fortiter in re.»
Plaçons maintenant l'alphabet sous cette phrase, lettre sous lettre; nous aurons:
suaviterinmodofortiterinre
abcdefghijklmnopqrstuvwxyz
où l'on voit que: a est pris pour c d » » » m e » » » g, u et z f » » » o i » » » e, i, s et w m » » » k n » » » j et x o » » » l, n et p r » » » h, q, v et y s » » » a t » » » f, r et t u » » » b v » » » d
De cette façon n représente deux lettres et e, o et t en représentent chacune trois, tandis que i et r n'en représentent pas moins de quatre. Treize caractères seulement jouent le rôle de tout l'alphabet. Il en résulte que le chiffre a l'air d'être un pur mélange des lettres e, o, t, r et i, cette dernière lettre prédominant surtout, grâce à l'accident qui lui fait représenter les lettres qui par elles-mêmes prédominent extraordinairement dans la plupart des langues— à savoir e et i.
Supposons une lettre de ce genre interceptée et la phrase-clef inconnue, on peut imaginer que l'individu qui essaiera de la déchiffrer arrivera, en le devinant, ou par tout autre moyen, à se convaincre qu'un certain caractère (i par exemple) représente la lettre e. En parcourant la cryptographie pour se confirmer dans cette idée, il n'y rencontrera rien qui n'en soit au contraire la négation. Il verra ce caractère placé de telle sorte qu'il ne peut représenter un e. Par exemple, il sera fort embarrassé par les quatre i formant un mot entier, sans l'intervention d'aucune autre lettre, cas auquel, naturellement, ils ne peuvent tous être des e. On remarquera que le mot wise peut ainsi être formé. Nous le remarquons, nous, qui sommes en possession de la clef; mais à coup sûr on peut se demander comment, sans la clef, sans connaître une seule lettre du chiffre, il serait possible à celui qui a intercepté la lettre de tirer quelque chose d'un mot tel que iiii.
Mais voici qui est plus fort. On pourrait facilement construire une phrase-clef, où un seul caractère représenterait six, huit ou dix lettres. Imaginons-nous le mot iiiiiiiiii se présentant dans une cryptographie à quelqu'un qui n'a pas la clef, ou si cette supposition est par trop scabreuse, supposons en présence de ce mot la personne même à qui le chiffre est adressé, et en possession de la clef. Que fera-t-elle d'un pareil mot? Dans tous les manuels d'Algèbre on trouve la formule précise pour déterminer le nombre d'arrangements selon lesquels un certain nombre de lettres m et n peuvent être placées. Mais assurément aucun de mes lecteurs ne peut ignorer quelles innombrables combinaisons on peut faire avec ces dix i. Et cependant, à moins d'un heureux accident, le correspondant qui recevra ce chiffre devra parcourir toutes les combinaisons avant d'arriver au vrai mot, et encore quand il les aura toutes écrites, sera-t-il singulièrement embarrassé pour choisir le vrai mot dans le grand nombre de ceux qui se présenteront dans le cours de son opération.
Pour obvier à cette extrême difficulté en faveur de ceux qui sont en possession de la clef, tout en la laissant entière pour ceux à qui le chiffre n'est pas destiné, il est nécessaire que les correspondants conviennent d'un certain ordre, selon lequel on devra lire les caractères qui représentent plus d'une lettre; et celui qui écrit la cryptographie devra avoir cet ordre présent à l'esprit. On peut convenir, par exemple, que la première fois que l'i se présentera dans le chiffre, il représentera le caractère qui se trouve sous le premier i dans la phrase-clef, et la seconde fois, le second caractère correspondant au second i de la clef, etc., etc. Ainsi il faudra considérer quelle place chaque caractère du chiffre occupe par rapport au caractère lui-même pour déterminer sa signification exacte.
Nous disons qu'un tel ordre convenu à l'avance est nécessaire pour que le chiffre n'offre pas de trop grandes difficultés même à ceux qui en possèdent la clef. Mais on n'a qu'à regarder la cryptographie de notre correspondant de Stonington pour s'apercevoir qu'il n'y a observé aucun ordre, et que plusieurs caractères y représentent, dans la plus absolue confusion, plusieurs autres. Si donc, au sujet du gant que nous avons jeté au publié en avril, il se sentait quelque velléité de nous accuser de fanfaronnade, il faudra cependant bien qu'il admette que nous avons fait honneur et au delà à notre prétention. Si ce que nous avons dit alors n'était pas dit suaviter in modo, ce que nous faisons aujourd'hui est au moins fait fortiter in re.
Dans ces rapides observations nous n'avons nullement essayé d'épuiser le sujet de la cryptographie; un pareil sujet demanderait un in-folio. Nous n'avons voulu que mentionner quelques-uns des systèmes de chiffres les plus ordinaires. Il y a deux mille ans, Aeneas Tacticus énumérait vingt méthodes distinctes, et l'ingéniosité moderne a fait faire à cette science beaucoup de progrès. Ce que nous nous sommes proposé surtout, c'est de suggérer des idées, et peut-être n'avons-nous réussi qu'à fatiguer le lecteur. Pour ceux qui désireraient de plus amples informations à ce sujet, nous leur dirons qu'il existe des traités sur la matière par Trithemius, Cap. Porta, Vignère, et le P. Nicéron. Les ouvrages des deux derniers peuvent se trouver, je crois, dans la bibliothèque de Harvard University. Si toutefois on s'attendait à rencontrer dans ces Essais des règles pour la solution du chiffre, on pourrait se trouver fort désappointé. En dehors de quelques aperçus touchant la structure générale du langage, et de quelques essais minutieux d'application pratique de ces aperçus, le lecteur n'y trouvera rien à retenir qu'il ne puisse trouver dans son propre entendement.
DU PRINCIPE POÉTIQUE[69]
En parlant du Principe poétique, je n'ai pas la prétention d'être ou complet ou profond. En discutant à l'aventure de ce qui constitue l'essence de ce qu'on appelle Poésie, le principal but que je me propose est d'appeler l'attention sur quelques-uns des petits poèmes anglais ou américains qui sont le plus de mon goût, ou qui ont laissé sur mon imagination l'empreinte la plus marquée. Par petits poèmes j'entends, naturellement, des poèmes de peu d'étendue. Et ici qu'on me permette, en commençant, de dire quelques mots d'un principe assez particulier, qui, à tort ou à raison, a toujours exercé une certaine influence sur les jugements critiques que j'ai portés sur la poésie. Je soutiens qu'il n'existe pas de long poème; que cette phrase «un long poème» est tout simplement une contradiction dans les termes.
Il est à peine besoin d'observer qu'un poème ne mérite ce nom qu'autant qu'il émeut l'âme en l'élevant. La valeur d'un poème est en raison directe de sa puissance d'émouvoir et d'élever. Mais toutes les émotions, en vertu d'une nécessité psychique, sont transitoires. La dose d'émotion nécessaire à un poème pour justifier ce titre ne saurait se soutenir dans une composition d'une longue étendue. Au bout d'une demi-heure au plus, elle baisse, tombe;—une révulsion s'opère—et dès lors le poème, de fait, cesse d'être un poème.
Ils ne sont pas rares, sans doute, ceux qui ont trouvé quelque difficulté à concilier cet axiome critique, «que le Paradis Perdu est à admirer religieusement d'un bout à l'autre» avec l'impossibilité absolue où nous sommes de conserver, durant la lecture entière, le degré d'enthousiasme que cet axiome suppose. En réalité, ce grand ouvrage ne peut être réputé poétique, que si, perdant de vue cette condition vitale exigée de toute oeuvre d'art, l'Unité, nous le considérons simplement comme une série de petits poèmes détachés. Si, pour sauver cette Unité,—la totalité d'effet ou d'impression qu'il produit—nous le lisons (comme il le faudrait alors) tout d'un trait, le seul résultat de cette lecture, c'est de nous faire passer alternativement de l'enthousiasme à l'abattement. A certain passage, où nous sentons une véritable poésie, succèdent, inévitablement, des platitudes qu'aucun préjugé critique ne saurait nous forcer d'admirer; mais si, après avoir parcouru l'ouvrage en son entier, nous le relisons, laissant de côté le premier livre pour commencer par le second, nous serons tout surpris de trouver maintenant admirable ce qu'auparavant nous condamnions—et condamnable ce qu'auparavant nous ne pouvions trop admirer. D'où il suit, que l'effet final, total et absolu du poème épique, le meilleur même qui soit sous le soleil, est nul—c'est là un fait incontestable.
Si nous passons à l'Iliade, à défaut de preuves positives, nous avons au moins d'excellentes raisons de croire que, dans l'intention de son auteur, elle ne fut qu'une série de pièces lyriques; si l'on veut y voir une intention épique, tout ce que je puis dire alors, c'est que l'oeuvre repose sur un sentiment imparfait de l'art. L'épopée moderne est une imitation de ce prétendu modèle épique ancien, mais une imitation maladroite et aveugle. Mais le temps de ces méprises artistiques est passé. Si, à certaine époque, un long poème a pu être réellement populaire—ce dont je doute—il est certain du moins qu'il ne peut plus l'être désormais.
Que l'étendue d'une oeuvre poétique soit, toutes choses égales d'ailleurs, la mesure de son mérite, c'est là sans doute une proposition assez absurde—quoique nous en soyons redevables à nos Revues trimestrielles. Assurément, il ne peut y avoir dans la pure étendue, abstractivement considérée dans le pur volume d'un livre, rien qui ait pu exciter une admiration si prolongée de la part de ces taciturnes pamphlets! Une montagne, sans doute, par le seul sentiment de grandeur physique qu'elle éveille, peut nous inspirer l'émotion du sublime; mais quel est l'homme qui soit impressionné de cette façon par la grandeur matérielle de la Colombiade même? Les Revues du moins ne nous ont pas encore appris le moyen de l'être. Il est vrai qu'elles ne nous disent pas crûment que nous devons estimer Lamartine au pied carré, ou Pollock à la livre;—et cependant quelle autre conclusion tirer de leurs continuelles rodomontades sur «l'effort soutenu du génie»? Si par «un effort soutenu» un petit monsieur a accouché d'un épique, nous sommes tout disposés à lui tenir franchement compte de l'effort—si toutefois cela en vaut la peine; mais qu'il nous soit permis de ne pas juger de l'oeuvre sur l'effort. Il faut espérer que le sens commun, à l'avenir, aimera mieux juger une oeuvre d'art par l'impression et l'effet produits, que par le temps qu'elle met à produire cet effet ou la somme d'«effort soutenu» qu'il a fallu pour réaliser cette impression. La vérité est que la persévérance est une chose, et le génie une autre, et toutes les Quarterlies de la Chrétienté ne parviendront pas à les confondre. En attendant, on ne peut se refuser à reconnaître l'évidence de ma proposition et celle des considérations qui l'appuient. En tous cas, si elles passent généralement pour des erreurs condamnables, il n'y a pas là de quoi compromettre gravement leur vérité.
D'autre part, il est clair qu'un poème peut pécher par excès de brièveté. Une brièveté excessive dégénère en épigramme. Un poème trop court peut produire çà et là un vif et brillant effet; mais non un effet profond et durable. Il faut à un sceau un temps de pression suffisant pour s'imprimer sur la cire. Béranger a écrit quantité de choses piquantes et émouvantes, mais en général ce sont choses trop légères pour s'imprimer profondément dans l'attention publique, et ainsi, les créations de son imagination, comme autant de plumes aériennes, n'ont apparu que pour être emportées par le vent.
Un remarquable exemple de ce que peut produire une brièveté exagérée pour compromettre un poème et l'empêcher de devenir populaire, c'est l'exquise petite Sérénade que voici:
  Je m'éveille de rêver de toi
      Dans le premier doux sommeil de la nuit,
  Lorsque les vents respirent tout bas,
      Et que rayonnent les brillantes étoiles.
  Je m'éveille de rêver de toi,
      Et un esprit dans mes pieds
  M'a conduit—qui sait comment?
      Vers la fenêtre de ta chambre, douce amie!
  Les brises vagabondes se pâment
      Sur ce sombre, ce silencieux courant;
  Les odeurs du champac s'évanouissent
      Comme de douces pensées dans un rêve;
  La complainte du rossignol
      Meurt sur son coeur,
  Comme je dois mourir sur le tien,
      O bien-aimée que tu es!
  Oh! soulève-moi du gazon!
      Je meurs, je m'évanouis, je succombe!
  Laisse ton amour en baisers pleuvoir
      Sur mes lèvres et mes paupières pâles!
      Ma joue est froide et blanche, hélas!
      Mon coeur bat fort et vite;
  Oh! presse-le encore une fois tout contre le tien,
      Où il doit se briser enfin.
Ces vers ne sont peut-être familiers qu'à peu de lecteurs; et cependant ce n'est pas moins qu'un poète comme Shelley qui les a écrits[70]. Tout le monde appréciera cette chaleur d'une imagination en même temps si délicate et si éthérée; mais personne ne la sentira aussi pleinement que celui qui vient de sortir des doux rêves de la bien-aimée pour se baigner dans l'air parfumé d'une nuit d'été australe.
Un des poèmes les plus achevés de Willis[71], le meilleur assurément à mon avis qu'il ait jamais écrit, a dû sans doute à ce même excès de brièveté de ne pas occuper la place qui lui est due tant aux yeux des critiques que devant l'opinion populaire.
  Les ombres s'étendaient le long de Broadway,
      Proche était l'heure du crépuscule,
  Et lentement une belle dame
      S'y promenait dans son orgueil.
  Elle se promenait seule; mais invisibles,
      Des esprits marchaient à son côté.
  Sous ses pieds la Paix charmait la terre,
      Et l'Honneur enchantait l'air;
  Tous ceux qui passaient la regardaient avec complaisance,
      Et l'appelaient bonne autant que belle,
  Car tout ce que Dieu lui avait donné
      Elle le conservait avec un soin jaloux.
  Elle gardait avec soin ses rares beautés
      Des amoureux chauds et sincères—
  Son coeur pour tout était froid, excepté pour l'or,
     Et les riches ne venaient pas lui faire la cour;—
  Mais quel honneur pour des charmes à vendre,
     Si les prêtres se chargent du marché!
  Maintenant elle marchait, vierge encore plus belle.
     Vierge éthérée, pâle comme un lis:
  Et elle avait maintenant une compagnie invisible
      Capable de désespérer l'âme—
  Entre le besoin et le mépris elle marchait délaissée,
      Et rien ne pouvait la sauver.
  Aucun pardon maintenant ne peut rasséréner son front
      De la paix de ce monde, pour prier;
  Car pendant que la prière égarée de l'amour s'est dissipée dans l'air,
      Son coeur de femme s'est donné libre carrière!
  Mais le péché pardonné par Christ dans le ciel
      Sera toujours maudit par l'homme!
Nous avons quelque peine à reconnaître dans cette composition le Willis qui a écrit tant de «vers de société.» Non seulement elle est richement idéale; mais les vers en sont pleins d'énergie, et respirent une chaleur, une sincérité de sentiment évidente, que nous chercherions en vain dans tous les autres ouvrages de l'auteur.
Pendant que la manie épique—l'idée que pour avoir du mérite en poésie, la prolixité est indispensable—disparaissait peu à peu depuis quelques années de l'esprit du public, en vertu même de son absurdité, nous voyions lui succéder une autre hérésie d'une fausseté trop palpable pour être longtemps tolérée; mais qui, pendant la courte période qu'elle a déjà duré, a plus fait à elle seule pour la corruption de notre littérature poétique que tous ses autres ennemis à la fois. Je veux dire l'hérésie du Didactique. Il est reçu, implicitement et explicitement, directement et indirectement, que la dernière fin de toute Poésie est la Vérité. Tout poème, dit-on, doit inculquer une morale, et c'est par cette morale qu'il faut apprécier le mérite poétique d'un ouvrage. Nous autres Américains surtout, nous avons patronné cette heureuse idée, et c'est particulièrement à nous, Bostoniens, qu'elle doit son entier développement. Nous nous sommes mis dans la tête, qu'écrire un poème uniquement pour l'amour de la poésie, et reconnaître que tel a été notre dessein en l'écrivant, c'est avouer que le vrai sentiment de la dignité et de la force de la poésie nous fait radicalement défaut—tandis qu'en réalité, nous n'aurions qu'à rentrer un instant en nous-mêmes, pour découvrir immédiatement qu'il n'existe et ne peut exister sous le soleil d'oeuvre plus absolument estimable, plus suprêmement noble, qu'un vrai poème, un poème per se, un poème, qui n'est que poème et rien de plus, un poème écrit pour le pur amour de la poésie.
Avec tout le respect que j'ai pour la Vérité, respect aussi grand que celui qui ait jamais pu faire battre une poitrine humaine, je voudrais cependant limiter, en une certaine mesure, ses moyens d'inculcation. Je voudrais les limiter pour les renforcer, au lieu de les affaiblir en les multipliant. Les exigences de la Vérité sont sévères. Elle n'a aucune sympathie pour les fleurs de l'imagination. Tout ce qu'il y a de plus indispensable dans le Chant est précisément ce dont elle a le moins affaire. C'est la réduire à l'état de pompeux paradoxe que de l'enguirlander de perles et de fleurs. Une vérité, pour acquérir toute sa force, a plutôt besoin de la sévérité que des efflorescences du langage. Ce qu'elle veut, c'est que nous soyons simples, précis, élégants; elle demande de la froideur, du calme, de l'impassibilité. En un mot, nous devons être à son égard, autant qu'il est possible, dans l'état d'esprit le plus directement opposé à l'état poétique. Bien aveugle serait celui qui ne saisirait pas les différences radicales qui creusent un abîme entre les moyens d'action de la vérité et ceux de la poésie.
Il faudrait être irrémédiablement enragé de théorie, pour persister, en dépit de ces différences, à essayer de réconcilier l'irréconciliable antipathie de la Poésie et de la Vérité.
Si nous divisons le monde de l'esprit en ses trois parties les plus visiblement distinctes, nous avons l'Intellect pur, le Goût et le Sens moral. Je mets le Goût au milieu, parce que c'est précisément la place qu'il occupe dans l'esprit. Il se relie intimement aux deux extrêmes, et n'est séparé du Sens moral que par une si faible différence qu'Aristote n'a pas hésité à mettre quelques-unes de ses opérations au nombre des vertus mêmes. Cependant, l'office de chacune de ces facultés se distingue par des caractères suffisamment tranchés. De même que l'Intellect recherche le Vrai, le Goût nous révèle le Beau, et le Sens moral ne s'occupe que du Devoir. Pendant que la Conscience nous enseigne l'obligation du Devoir, et que la Raison nous en montre l'utilité, le Goût se contente d'en déployer les charmes, déclarant la guerre au Vice uniquement sur le terrain de sa difformité, de ses disproportions, de sa haine pour la convenance, la proportion, l'harmonie, en un mot pour la Beauté.
Un immortel instinct, ayant des racines profondes dans l'esprit de l'homme, c'est donc le sentiment du Beau. C'est ce sentiment qui est la source du plaisir qu'il trouve dans les formes infinies, les sons, les odeurs, les sensations.
Et de même que le lis se reproduit dans l'eau du lac, ou les yeux d'Amaryllis dans son miroir, ainsi nous trouvons dans la simple reproduction orale ou écrite de ces formes, de ces sons, de ces couleurs, de ces odeurs une double source de plaisir. Mais cette simple reproduction n'est pas la poésie. Celui qui se contente de chanter, même avec le plus chaud enthousiasme, ou de reproduire avec la plus vivante fidélité de description les formes, les sons, les odeurs, les couleurs et les sentiments qui lui sont communs avec le reste de l'humanité, celui-là, dis-je, n'aura encore aucun droit à ce divin nom de poète. Il lui reste encore quelque chose à atteindre. Nous sommes dévorés d'une soif inextinguible, et il ne nous a pas montré les sources cristallines seules capables de la calmer. Cette soif fait partie de l'Immortalité de l'homme. Elle est à la fois une conséquence et un signe de son existence sans terme. Elle est le désir de la phalène pour l'étoile. Elle n'est pas seulement l'appréciation des Beautés qui sont sous nos yeux, mais un effort passionné pour atteindre la Beauté d'en haut. Inspirés par une prescience extatique des gloires d'au delà du tombeau, nous nous travaillons, en essayant au moyen de mille combinaisons, au milieu des choses et des pensées du Temps, d'atteindre une portion de cette Beauté dont les vrais éléments n'appartiennent peut-être qu'à l'éternité. Alors, quand la Poésie, ou la Musique, la plus enivrante des formes poétiques, nous a fait fondre en larmes, nous pleurons, non, comme le suppose l'Abbé Gravina, par excès de plaisir, mais par suite d'un chagrin positif, impétueux, impatient, que nous ressentons de notre impuissance à saisir actuellement, pleinement sur cette terre, une fois et pour toujours, ces joies divines et enchanteresses, dont nous n'atteignons, à travers le poème, ou à travers la musique, que de courtes et vagues lueurs.
C'est cet effort suprême pour saisir la Beauté surnaturelle—effort venant d'âmes normalement constituées—qui a donné au monde tout ce qu'il a jamais été capable à la fois de comprendre et de sentir en fait de poésie.
Naturellement, le Sentiment poétique peut revêtir différents modes de développement—la Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Danse—la Musique surtout—et dans un sens tout spécial, et fort large, l'art des Jardins. Notre sujet doit se borner à envisager la manifestation du sentiment poétique par le langage. Et ici qu'on me permette de dire quelques mots du rythme. Je me contenterai d'affirmer que la Musique, dans ses différents modes de mesure, de rythme et de rime, a en poésie une telle importance que ce serait folie de vouloir se passer de son secours,—sans m'arrêter à rechercher ce qui en fait l'essence absolue. C'est peut-être en Musique que l'âme atteint de plus près la grande fin à laquelle elle aspire si violemment, quand elle est inspirée par le Sentiment poétique—la création de la Beauté surnaturelle. Il se peut que cette fin sublime soit en réalité de temps en temps atteinte ici-bas. Il nous est arrivé souvent de sentir, tout frémissant de volupté, qu'une harpe terrestre venait de faire vibrer des notes non inconnues des anges. Aussi est-il indubitable que c'est dans l'union de la Poésie et de la Musique, dans son sens populaire, que nous trouverons le plus large champ pour le développement des facultés poétiques. Les anciens Bardes et Minnesingers avaient des avantages dont nous ne jouissons plus—et Thomas Moore, chantant ses propres poésies, achevait ainsi fort légitimement de leur donner leur véritable caractère de poèmes.
Pour récapituler, je définirais donc en peu de mots la poésie du langage: une Création rythmique de la Beauté. Son seul arbitre est le Goût. Le Goût n'a avec l'Intellect ou la Conscience que des relations collatérales. Il ne peut qu'accidentellement avoir quelque chose de commun soit avec le Devoir soit avec la Vérité.
Quelques mots d'explication, cependant. Ce plaisir, qui est à la fois le plus pur, le plus élevé et le plus intense des plaisirs, vient, je le soutiens, de la contemplation du Beau. Ce n'est que dans la comtemplation de la Beauté qu'il nous est possible d'atteindre cette élévation enivrante, cette émotion de l'âme, que nous reconnaissons comme le sentiment poétique, et qui se distingue si facilement de la Vérité, qui est la satisfaction de la Raison, et de la Passion, qui est l'émotion du coeur. C'est donc la Beauté—en comprenant dans ce mot le sublime—qui est l'objet du poème, en vertu de cette simple règle de l'Art, que les effets doivent jaillir aussi directement que possible de leurs causes:—personne du moins n'a osé nier que l'élévation particulière dont nous parlons soit un but plus facilement atteint dans un poème. Il ne s'ensuit nullement, toutefois, que les excitations de la Passion, ou les préceptes du Devoir ou même les leçons de la Vérité ne puissent trouver place dans un poème et avec avantage; tout cela peut, accidentellement, servir de différentes façons le dessein général de l'ouvrage;—mais le véritable artiste trouvera toujours le moyen de les subordonner à cette Beauté qui est l'atmosphère et l'essence réelle du Poème.
Je ne saurais mieux commencer la série des quelques poèmes sur lesquels je veux appeler l'attention, qu'en citant le Poème de l'Epave de M. Longfellow[72].
  Le jour est parti, et les ténèbres
      Tombent des ailes de la Nuit,
  Comme une plume tombe emportée
      De l'aile d'un Aigle dans son vol[73].
  J'aperçois tes lumières du village
      Luire à travers la pluie et la brume,
  Et un sentiment de tristesse m'envahit,
      Auquel mon âme ne peut résister;
  Un sentiment de tristesse et d'angoisse
      Qui n'a rien de la douleur,
  Et qui ne ressemble au chagrin
      Que comme le brouillard ressemble à la pluie.
  Viens, lis-moi quelque poème,
      Quelque simple lai, dicté par le coeur.
  Qui calmera cette émotion sans repos,
      Et bannira les pensées du jour.
  Non pas des grands maîtres anciens,
     Ni des bardes-sublimes
  Dont l'écho des pas lointains retentit
     A travers les corridors du temps.
  Car, de même que les accords d'une musique martiale,
      Leurs puissantes pensées suggèrent
  Les labeurs et les fatigues sans fin de la vie;
      Et ce soir j'aspire au repos.
  Lis-moi dans quelque humble poète,
      Dont les chants ont jailli de son coeur,
  Comme les averses jaillissent des nuages de l'été,
      Ou les larmes des paupières;
  Qui à travers de longs jours de labeur
      Et des nuits sans repos,
  N'a cessé d'entendre en son âme la musique
      De merveilleuses mélodies.
  De tels chants ont le pouvoir d'apaiser
      La pulsation sans repos du souci,
  Et descendent comme la bénédiction
      Qui suit la prière.
  Puis lis, dans le volume favori,
       Le poème de ton choix,
       Et prête à la rime du poète
  La beauté de ta voix.
      Et la nuit se remplira de musique,
  Et les soucis qui infestent le jour
      Replieront leurs tentes comme les Arabes,
  Et s'enfuiront aussi silencieux.
Sans beaucoup de frais d'imagination, ces vers ont été admirés à bon droit pour leur délicatesse d'expression. Quelques-unes des images ont beaucoup d'effet. Il ne se peut rien de meilleur que:
     …. ces bardes sublimes,
  Dont l'écho des pas lointains retentit
     A travers les corridors du Temps.
L'idée du dernier quatrain est aussi très saisissante. Toutefois, le poème dans son ensemble, est surtout admirable par la gracieuse insouciance de son mètre, si bien en rapport avec le caractère des sentiments, et surtout avec le laisser-aller du ton général. Il a été longtemps de mode de regarder ce laisser-aller, ce naturel dans le style littéraire, comme un naturel purement apparent—et en réalité comme un point difficile à atteindre. Mais il n'en est point ainsi:—un ton naturel n'est difficile qu'à celui qui s'appliquerait à l'éviter toujours, à être toujours en dehors de la nature.
Un auteur n'a qu'à écrire avec l'entendement ou avec l'instinct, pour que le ton dans la composition soit toujours celui qui plaira à la masse des lecteurs—et naturellement, il doit continuellement varier avec le sujet. L'écrivain qui, d'après la mode de la North American Review, serait toujours, en toute occasion, uniquement serein, sera nécessairement, en beaucoup de cas, simplement niais, ou stupide; et il n'a pas plus de droit à être considéré comme un auteur facile ou naturel qu'un exquis Cockney, ou la Beauté qui dort dans des chefs-d'oeuvre de cire.
Parmi les petits poèmes de Bryant[74], aucun ne m'a plus fortement impressionné que celui qui est intitulé Juin. Je n'en cite qu'une partie:
  Là, à travers les longues, longues heures d'été,
      La lumière d'or s'épandrait,
  Et des jeunes herbes drues et des groupes de fleurs
      Se dresseraient dans leur beauté;
  Le loriot construirait son nid et dirait
  Sa chanson d'amour, tout près de mon tombeau;
      Le nonchalant papillon
  S'arrêterait là, et là on entendrait
      La bonne ménagère abeille, et l'oiseau-mouche,
  Et les cris joyeux à midi,
      Qui viennent du village,
  Ou les chansons des jeunes filles, sous la lune,
      Mêlées d'un éclat de rire de fée!
  Et dans la lumière du soir,
      Les amoureux fiancés se promenant en vue
  De mon humble monument!
  Si mes voeux étaient comblés, la scène gracieuse qui m'entoure
  Ne connaîtrait pas de plus triste vue ni de plus triste bruit.
  Je sais, je sais que je ne verrais pas
      Les glorieuses merveilles de la saison;
  Son éclat ne rayonnerait pas pour moi,
      Ni sa fantastique musique ne s'épandrait;
  Mais si autour du lieu de mon sommeil
  Les amis que j'aime venaient pleurer,
      Ils n'auraient point hâte de s'en aller:
  De douces brises, et la chanson, et la lumière, et la fleur
      Les retiendraient près de ma tombe.
  Tout cela à leurs coeurs attendris porterait
      La pensée de ce qui a été,
  Et leur parlerait de celui qui ne peut partager
      La joie de la scène qui l'entoure;
  De celui pour qui toute la part de la pompe qui remplit
      Le circuit des collines embellies par l'été,
      Est:—que son tombeau est vert;
  Et ils désireraient profondément, pour la joie de leurs coeurs,
      Entendre encore une fois sa voix vivante.
Le courant rythmique ici est, pour ainsi dire, voluptueux; on ne saurait lire rien de plus mélodieux. Ce poème m'a toujours causé une remarquable impression. L'intense mélancolie qui perce, malgré tout, à la surface des gracieuses pensées du poète sur son tombeau, nous fait tressaillir jusqu'au fond de l'âme—et dans ce tressaillement se retrouve la plus véritable élévation poétique. L'impression qu'il nous laisse est celle d'une voluptueuse tristesse. Si, dans les autres compositions qui vont suivre, on rencontre plus ou moins apparent un ton analogue à celui-là, il est bon de se rappeler que cette teinte accusée de tristesse est inséparable (comment ou pourquoi? je ne le sais) de toutes les manifestations de la vraie Beauté. Mais c'est comme dit le poète:
  Un sentiment de tristesse et d'angoisse
      Qui n'a rien de la douleur,
  Et qui ne ressemble au chagrin,
      Que comme le brouillard ressemble à la pluie.
Cette teinte apparaît clairement même dans un poème cependant si plein de fantaisie et de brio, le Toast d'Edward Coote Pinkney[75].
  Je remplis cette coupe à celle qui est faite
      De beauté seule—
  Une femme, de son gracieux sexe
      L'évident parangon;
  A qui les plus purs éléments
      Et les douces étoiles ont donné
  Une forme si belle que, semblable à l'air,
      Elle est moins de la terre que du ciel.
  Chacun de ses accents est une musique qui lui est propre,
      Semblables à ceux des oiseaux du matin,
  Et quelque chose de plus que la mélodie
      Habite toujours en ses paroles;
  Elles sont la marque de son coeur,
      Et de ses lèvres elles coulent
  Comme on peut voir les abeilles chargées
      Sortir de la rose.
  Les affections sont comme des pensées pour elle,
      La mesure de ses heures;
  Ses sentiments ont la fragrance,
      La fraîcheur des jeunes fleurs;
  Et d'aimables passions, souvent changeantes,
      La remplissent si bien, qu'elle semble
  Tour à tour leur propre image—
      L'idole des années écoulées!
  De sa brillante face un seul regard tracera
      Un portrait sur la cervelle,
  Et de sa voix dans les coeurs qui font écho
      Un long retentissement doit demeurer;
  Mais le souvenir, tel que celui qui me reste d'elle,
      Me la rend si chère,
  Qu'à l'approche de la mort mon dernier soupir
      Ne sera pas pour la vie, mais pour elle.
  J'ai rempli cette coupe à celle qui est faite
      De beauté seule,
  Une femme de son gracieux sexe
      L'évident parangon—
  A elle! Et s'il y avait sur terre
      Un peu plus de pareils êtres,
  Cette vie ne serait plus que poésie,
      Et la lassitude un mot!
Ce fut le malheur de Mr Pinkney d'être né trop loin dans le sud. S'il avait été un Nouvel Englander, il est probable qu'il eût été mis au premier rang des lyriques américains par cette magnanime cabale qui a si longtemps tenu dans ses mains les destinées de la littérature américaine, en dirigeant ce qu'on appelle la North American Review. Le poème que nous venons de citer est d'une beauté toute spéciale; quant à l'élévation poétique qui s'y trouve, elle se rattache surtout à notre sympathie pour l'enthousiasme du poète. Nous lui pardonnons ses hyperboles en considération de la chaleur évidente avec laquelle elles sont exprimées.
Je n'avais nullement le dessein de m'étendre sur les mérites des morceaux que je devais vous lire. Ils parlent assez éloquemment pour eux-mêmes. Dans ses Avertissements du Parnasse, Boccalini nous raconte que Zoïle faisant un jour devant Apollon une critique amère d'un admirable livre, le Dieu l'interrogea sur les beautés de l'ouvrage. Zoïle répondit qu'il ne s'occupait que des défauts. Sur quoi, Apollon, lui mettant en main un sac de blé non vanné, le condamna pour sa punition à en enlever toute la paille.
Cette fable s'adresse admirablement aux critiques—mais je ne suis pas bien sûr que le Dieu fût dans son droit. Il me semble qu'il se méprenait grossièrement sur les vraies limites des devoirs de la critique. L'excellence, dans un poème surtout, participe du caractère de l'axiome, et n'a besoin que d'être présentée pour être évidente par elle-même. Ce n'est plus de l'excellence, si elle a besoin d'être démontrée telle;—et par conséquent faire trop particulièrement ressortir les mérites d'une oeuvre d'Art, c'est admettre que ce ne sont pas des mérites.
Parmi les Mélodies de Thomas Moore, il y en a une dont le remarquable caractère poétique semble avoir fort singulièrement échappé à l'attention. Je fais allusion aux vers qui commencent ainsi: «Viens, repose sur cette poitrine», et dont l'intense énergie d'expression n'est surpassée par aucun endroit de Byron. Il y a deux de ces vers, où le sentiment semble condenser dans toute sa puissance la divine passion de l'Amour—sentiment qui peut-être a trouvé son écho dans plus de coeurs et des coeurs plus passionnés qu'aucun autre de ceux qu'ait jamais exprimés la parole humaine.
  Viens, repose sur cette poitrine, ma pauvre biche blessée,
  Quoique le troupeau t'ait délaissée, tu as encore, ici ta demeure;
  Ici encore tu trouveras le sourire, qu'aucun nuage ne peut obscurcir
  Un coeur et une main à toi jusqu'à la fin.
  Oh! pourquoi l'amour a-t-il été fait, s'il ne reste pas le même
  Dans la joie et le tourment, dans la gloire et la honte?
  Je ne sais pas, je ne demande pas, si ton coeur est coupable;
  Je ne sais qu'une chose, c'est que je t'aime, quelle que tu sois.
  Tu m'as appelé ton Ange dans les moments de bonheur,
  Je veux rester ton Ange, au milieu des horreurs de cette heure,
  A travers la fournaise, inébranlable, suivre tes pas,
  Te servir de bouclier, te sauver—ou mourir avec toi!
Depuis quelque temps c'est la mode de refuser à Moore l'Imagination en lui laissant la Fantaisie—distinction qui a sa source dans Coleridge—qui mieux que personne cependant a compris le génie de Moore. Le fait est que chez Moore la Fantaisie prédomine tellement sur toutes ses autres facultés, et surpasse à un si haut degré celle des autres poètes, qu'on a pu être naturellement amené à ne voir en lui que de la Fantaisie. Mais c'est une grave erreur, et c'est faire le plus grand tort au mérite d'un vrai poète. Je ne connais pas dans toute la littérature anglaise un poème plus profondément,—plus magiquement imaginatif, dans le meilleur sens du mot, que les vers qui commencent ainsi: «Je voudrais être près de ce lac sombre»—qui sont de la main de Thomas Moore.
Je regrette de ne pouvoir me les rappeler.
L'un des plus nobles—et puisqu'il s'agit de Fantaisie, l'un des plus singulièrement fantaisistes de nos poètes modernes, c'est Thomas Hood[76]. La Belle Inès à toujours eu pour moi un charme inexprimable:
  Oh! n'avez-vous pas vu la belle Inès?
      Elle est partie dans l'Ouest,
  Pour éblouir quand le soleil est couché,
      Et voler au monde son repos.
  Elle a emporté avec elle la lumière de nos jours,
      Les sourires qui nous étaient si chers,
  Avec les rougeurs du matin sur sa joue
      Et les perles sur son sein.
  Oh, reviens, belle Inès,
      Avant la tombée de la nuit,
  De peur que la lune ne rayonne seule,
      Et que les étoiles ne brillent sans rivale;
  Heureux sera l'amoureux
      Qui se promènera sous leur rayon,
  Et exhalera l'amour sur ta joue,
      Je n'ose pas même l'écrire!
  Que n'étais-je, belle Inès,
      Ce galant cavalier,
  Qui chevauchait si gaîment à ton côté,
      Et te murmurait à l'oreille de si près!
  N'y avait-il donc point là-bas de gentilles dames
      Ou de vrais amoureux ici,
  Qu'il dût traverser les mers pour obtenir
      La plus aimée des bien-aimées!
  Je t'ai vue, charmante Inès,
      Descendre le long du rivage
  Avec un cortège de nobles gentilshommes.
      Et des bannières ondoyant en tête
  D'aimables jeunes hommes et de joyeuses vierges;
      Ils portaient des plumes de neige;
  C'eût été un beau rêve—
      Si ce n'avait été qu'un rêve!
  Hélas! hélas! la belle Inès,
      Elle est partie avec le chant,
  Avec la musique suivant ses pas,
      Et les clameurs de la foule;
  Mais quelques-uns étaient tristes, et ne sentaient pas de joie,
      Mais seulement la torture d'une musique.
  Qui chantait: Adieu, Adieu
      A celle que vous avez aimée si longtemps.
  Adieu, adieu, belle Inès,
      Ce vaisseau jamais ne porta
  Si belle dame sur son pont,
      Ni ne dansa jamais si léger—
  Hélas! pour le plaisir de la mer
      Et le chagrin du rivage!
  Le sourire qui a ravi le coeur d'un amoureux
      En a brisé bien d'autres!
La Maison hantée, du même auteur, est un des poèmes les plus véritablement poèmes, les plus exceptionnels, les plus profondément artistiques, tant pour le sujet que pour l'exécution. Il est puissamment idéal—imaginatif. Je regrette que sa longueur m'empêche de le citer ici. Qu'on me permette de donner à sa place le poème si universellement goûté: le Pont des Soupirs.
  Une plus infortunée,
  Fatiguée de respirer,
  Follement desespérée,
  Est allée au devant de la mort!
  Prenez-la tendrement,
  Soulevez-la avec soin:—
  Son enveloppe est si frêle,
  Elle est jeune, et si belle!
  Voyez ses vêtements
  Qui collent à son corps comme des bandelettes;
  Pendant que l'eau continuellement
  Dégoutte de sa robe;
  Prenez-la bien vite
  Amoureusement, et sans dégoût.
  Ne la touchez pas avec mépris;
  Pensez à elle tristement,
  Doucement, humainement;
  Ne songez pas à ses taches.
  Tout ce qui reste d'elle
  Est maintenant fémininement pur.
  Ne scrutez pas profondément
  Sa révolte
  Téméraire et coupable;
  Tout déshonneur est passé,
  La mort ne lui a laissé
  Que la beauté.
  Silence pour ses chutes,
  Elle est de la famille d'Eve—
  Essuyez ses pauvres lèvres
  Qui suintent si visqueuses.
  Relevez ses tresses
  Echappées au peigne,
  Ses belles tresses châtaines,
  Pendant qu'on se demande, dans l'étonnement:
  Où était sa demeure?
  Qui était son père?
  Qui était sa mère?
  Avait-elle une soeur?
  Avait-elle un frère?
  Ou avait-elle quelqu'un de plus cher
  Encore, et qui lui tenait de plus près
  Encore que tous les autres?
  Hélas! O rareté
  De la chrétienne charité.
  Sous le soleil!
  Oh! Quelle pitié!
  Dans toute une cité populeuse
  Elle n'avait point de foyer!
  Sentiments de soeur, de frère,
  De père, de mère
  Avaient changé pour elle;
  L'amour, par une cruelle clarté,
  Etait tombé de son faîte;
  La providence de Dieu même
  Semblait se détourner.
  En face des lampes qui tremblotent
  Si loin sur la rivière,
  Avec ces mille lumières,
  Qui luisent aux fenêtres des maisons
  De la mansarde au sous-sol,
  Elle se tenait debout, dans l'effarement,
  Sans abri pour la nuit.
  Le vent glacial de mars
  La faisait trembler et frissonner,
  Mais non l'arche sombre,
  Ou la rivière qui coule noire.
  Affolée de l'histoire de la vie,
  Heureuse d'affronter le mystère de la mort,
  Impatiente d'être emportée,—
  N'importe où, n'importe où,
  Loin du monde!
  Elle se plongea hardiment,—
  Sans s'inquiéter si, froidement,
  L'âpre rivière coule—
  De sa berge.
  Représente-toi cette rivière—penses-y,
  Homme dissolu!
  Baigne-t-y, bois de ses eaux,
  Si tu l'oses!
  Prenez-la tendrement;
  Soulevez-la avec soin;
  Son enveloppe est si frêle,
  Elle est jeune et si belle!
  Avant que ses membres glacés,
  Ne soient trop rigidement raidis,
  Décemment—tendrement
  Aplanissez-les et arrangez-les;
  Et ses yeux, fermez-les;
  Ces yeux tout grands ouverts sans voir!
  Epouvantablement ouverts et regardant
  A travers l'impureté fangeuse,
  Comme avec le dernier regard
  Audacieux du désespoir
  Fixé sur l'avenir.
  Elle est morte sombrement,
  Poussée par l'outrage,
  La froide inhumanité,
  La brûlante folie,
  Dans son repos.
  Croisez ses mains humblement,
  Comme si elle priait en silence,
  Sur sa poitrine!
  Avouant sa faiblesse,
  Sa coupable conduite,
  Et abandonnant, avec douceur,
  Ses péchés à son Sauveur!
Ce poème n'est pas moins remarquable par sa vigueur que par son pathétique. La versification, tout en poussant la fantaisie jusqu'au fantastique, n'en est pas moins admirablement adaptée à la furieuse démence qui est la thèse du poème.
Parmi les petits poèmes de lord Byron il en est un qui n'a jamais reçu de la critique les hommages qu'il mérite incontestablement[77].
  Quoique le jour de ma destinée fût arrivé,
      Et que l'étoile de mon destin fût sur son déclin,
  Ton tendre coeur a refusé de découvrir
      Les fautes que tant d'autres ont su trouver;
  Quoique ton âme fût familiarisée avec mon chagrin,
      Elle n'a pas craint de le partager avec moi,
  Et l'amour que mon esprit s'était fait en peinture,
      Je ne l'ai jamais trouvé qu'en toi.
  Quand la nature sourit autour de moi,
      Le seul sourire qui réponde au mien,
  Je ne crois pas qu'il soit trompeur,
      Parce qu'il me rappelle le tien;
  Et quand les vents sont en guerre avec l'océan,
  Comme les coeurs auxquels je croyais le sont avec moi,
  Si les vagues qu'ils soulèvent excitent une émotion,
      C'est parce qu'elles me portent loin de toi.
  Quoique le roc de mon espérance soit fracassé,
      Et que ses débris soient engloutis dans la vague,
  Quoique je sente que mon âme est livrée
      A la douleur—elle ne sera pas son esclave.
  Mille angoisses peuvent me poursuivre;
      Elles peuvent m'écraser, mais non me mépriser—
  Elles peuvent me torturer, mais non me soumettre—
      C'est à toi que je pense—non à elles.
  Quoique humaine, tu ne m'as pas trompé;
      Quoique femme, tu ne m'as point délaissé;
  Quoique aimée, tu as craint de m'affliger;
      Quoique calomniée, jamais tu ne t'es laissée ébranler;
  Quoique ayant ma confiance, tu ne m'as jamais renié;
      Si tu t'es séparée de moi, ce n'était pas pour fuir;
  Si tu veillas sur moi, ce n'était pas pour me diffamer;
      Si tu restas muette, ce n'était pas pour donner au monde
         le droit de me condamner.
  Cependant je ne blâme pas le monde, ni ne le méprise,
      Pas plus que la guerre déclarée par tous à un seul.
  Si mon âme n'était pas faite pour l'apprécier,
      Ce fut une folie de ne pas le fuir plus tôt:
  Et si cette erreur m'a coûté cher,
      Et plus que je n'aurais jamais pu le prévoir,
  J'ai trouvé que malgré tout ce qu'elle m'a fait perdre,
      Elle n'a jamais pu me priver de toi.
  Du naufrage du passé, disparu pour moi,
      Je puis au moins retirer une grande leçon,
  Il m'a appris que ce que je chérissais le plus
      Méritait d'être chéri de moi par dessus tout;
  Dans le désert jaillit une source,
      Dans l'immense steppe il y a encore un arbre,
  Et un oiseau qui chante dans la solitude
      Et parle à mon âme de toi.
Quoique le rythme de ces vers soit un des plus difficiles, on pourrait à peine trouver quelque chose à redire à la versification. Jamais plus noble thème n'a tenté la plume d'un poète. C'est l'idée, éminemment propre à élever l'âme, qu'aucun homme ne peut s'attribuer le droit de se plaindre de la destinée dans le malheur, dès qu'il lui reste l'amour inébranlable d'une femme[78].
Quoique je considère en toute sincérité Alfred Tennyson comme le plus noble poète qui ait jamais vécu, je me suis à peine laissé le temps de vous en citer un court spécimen. Je l'appelle, et le regarde comme le plus noble des poètes, non parce que les impressions qu'il produit sont toujours les plus profondes—non parce que l'émotion poétique qu'il excite est toujours la plus intense,—mais parce qu'il est toujours le plus éthéré—en d'autres termes, le plus élevé et le plus pur. Il n'y a pas de poète qui soit si peu de la terre, si peu terrestre. Ce que je vais vous lire est emprunté à son dernier long poème: La princesse.
  Des larmes, d'indolentes larmes, (je ne sais ce qu'elles veulent dire,)
  Des larmes du fond de quelque divin désespoir
  Jaillissent dans le coeur, et montent aux yeux,
  En regardant les heureux champs d'automne,
  Et en pensant aux jours qui ne sont plus.
  Frais comme le premier rayon éclairant la voile,
  Qui ramène nos amis de l'autre hémisphère,
  Tristes comme le dernier rayon rougissant celle
  Qui sombre avec tout ce que nous aimons sous l'horizon;
  Aussi tristes, aussi frais sont les jours qui ne sont plus.
  Ah! tristes et étranges comme dans les sombres aurores d'été
  Le premier cri des oiseaux éveillés à demi,
  Pour des oreilles mourantes, quand sous des yeux mourants
  La croisée lentement en s'illuminant se dessine;
  Aussi tristes, aussi étranges, sont les jours qui ne sont plus,
  Aussi chers que des baisers remémorés après la mort,
  Aussi doux que ceux qu'imagine une pensée sans espoir
  Sur des lèvres réservées à d'autres; profonds comme l'amour,
  Profonds comme le premier amour, enténébrés de tous les regrets,
  O mort dans la vie! tels sont les jours qui ne sont plus.
En essayant ainsi de vous exposer, quoique d'une façon bien rapide et bien imparfaite, ma conception du principe poétique, je ne me suis proposé que de vous suggérer cette réflexion: c'est que, si ce principe est strictement et simplement l'aspiration de l'âme humaine vers la beauté surnaturelle, sa manifestation doit toujours se trouver dans une émotion qui élève l'âme, tout à fait indépendante de la passion qui enivre le coeur, et de la vérité qui satisfait la raison. Pour ce qui regarde la passion, hélas! elle tend plutôt à dégrader qu'à élever l'âme. L'Amour, au contraire,—l'Amour,—le vrai, le divin Éros—la Vénus Uranienne si différente de la Vénus Dionéenne—est sans contredit le plus pur et le plus vrai de tous les thèmes poétiques. Quant à la Vérité, si par l'acquisition d'une vérité particulière nous arrivons à percevoir de l'harmonie où nous n'en voyions pas auparavant, nous éprouvons alors en même temps le véritable effet poétique; mais cet effet ne doit s'attribuer qu'à l'harmonie seule, et nullement à la vérité qui n'a servi qu'à faire éclater cette harmonie.
Nous pouvons cependant nous faire plus directement une idée distincte de ce qu'est la véritable poésie, en considérant quelques-uns des simples éléments qui produisent dans le poète lui-même le véritable effet poétique. Il reconnaît l'ambroisie qui nourrit son âme dans les orbes brillants qui étincellent dans le Ciel, dans les volutes de la fleur, dans les bouquets formés par d'humbles arbustes, dans l'ondoiement des champs de blé, dans l'obliquement des grands arbres vers le levant, dans les bleus lointains des montagnes, dans le groupement des nuages, dans le tintement des ruisseaux qui se dérobent à demi, le miroitement des rivières d'argent, dans le repos des lacs isolés, dans les profondeurs des sources solitaires où se mirent les étoiles. Il la reconnaît dans les chants des oiseaux, dans la harpe d'Eole, dans le soupir du vent nocturne, dans la voix lugubre de la forêt, dans la vague qui se plaint au rivage, dans la fraîche haleine des bois, dans le parfum de la violette, dans la voluptueuse senteur de l'hyacinthe, dans l'odeur suggestive qui lui vient le soir d'îles éloignées non découvertes, sur des océans sombres, illimités, inexplorés. Il la reconnaît dans toutes les nobles pensées, dans toutes les aspirations qui ne sont pas de la terre, dans toutes les saintes impulsions, dans toutes les actions chevaleresques, généreuses, et supposant le sacrifice de soi-même. Il la sent dans la beauté de la femme, dans la grâce de sa démarche, dans l'éclat de ses yeux, dans la mélodie de sa voix, dans son doux sourire, dans son soupir, dans l'harmonie du frémissement de sa robe. Il la sent profondément dans ses attraits enveloppants, dans ses brûlants enthousiasmes, dans ses gracieuses charités, dans ses douces et pieuses patiences; mais par dessus tout, oui, par dessus tout, il l'adore à genoux, dans la fidélité, dans la pureté, dans la force, dans la suprême et divine majesté de son amour.
Permettez-moi d'achever, en vous lisant encore un petit poème, un poème d'un caractère bien différent de ceux que je vous ai cités. Il est de Motherwell[79], et est intitulé le Chant du Cavalier.
Avec nos idées modernes et tout à fait rationnelles sur l'absurdité et l'impiété de la guerre, nous ne sommes pas précisément dans l'état d'esprit le mieux fait pour sympathiser avec les sentiments de ce poème et par conséquent pour en apprécier la réelle excellence. Pour y arriver, il faut nous identifier nous-mêmes en imagination avec l'âme du vieux cavalier.
  Un coursier! Un coursier! d'une vitesse sans égale!
      Une épée d'un métal acéré!
  Pour de nobles coeurs tout le reste est peu de chose—
      Sur terre tout le reste n'est rien.
  Les hennissements du fier cheval de guerre,
      Le roulement du tambour,
  L'éclat perçant de la trompette,
      Sont des bruits qui viennent du ciel;
  Et puis! le tonnerre des chevaliers serrés qui se précipitent
      En même temps que grandit leur cri de guerre,
  Peut faire descendre du ciel un ange étincelant,
      Et réveiller un démon de l'enfer.
  Montez donc! montez donc, nobles braves, montez tous,
      Hâtez-vous de revêtir vos cimiers;
  Courriers de la mort, Gloire et Honneur, appelez-nous
      Au champ de guerre une fois encore.
  D'aigres larmes ne rempliront pas nos yeux,
      Quand la poignée de notre épée sera dans notre main;
  Nous partirons le coeur entier, sans un soupir
      Pour la plus belle du pays.
  Laissons l'amoureux jouer du chalumeau, et le poltron
      Se lamenter et pleurnicher;
  Notre affaire à nous, c'est de combattre en hommes,
      Et de mourir en héros!
QUELQUES SECRETS
DE LA PRISON DU MAGAZINE
L'absence d'une Loi internationale des droits d'auteur, en mettant presque les auteurs dans l'impossibilité d'obtenir de leurs éditeurs et libraires la rémunération de leurs labeurs littéraires, a eu pour effet de forcer un grand nombre de nos meilleurs écrivains de se mettre au service des Revues et des Magazines; ceux-ci, avec une persévérance qui leur donne quelque crédit, semblent faire un certain cas de l'excellent vieux dicton, que même dans l'ingrat champ des Lettres, tout travail mérite son salaire. En vertu de quel revêche instinct de l'honnête et du convenable, ces journaux ont-ils eu le courage de persister dans leurs habitudes payantes, au nez même de l'opposition des Foster et des Léonard Scott, qui pour huit dollars vous fournissent à l'année quatre périodiques anglais, c'est là un point qu'il nous est bien difficile de résoudre, et dont nous ne voyons pas de plus raisonnable explication que dans la persistance de l'esprit de patrie. Que des Magazines puissent vivre dans ces conditions, et non seulement vivre, mais prospérer, et non seulement prospérer, mais encore arriver à débourser de l'argent pour payer des articles originaux, ce sont là des faits qui ne peuvent s'expliquer que par la supposition fantastique, mais précieuse, qu'il reste encore quelque part dans les cendres une étincelle qui n'est pas tout à fait éteinte du feu de l'amour pour les lettres et les hommes de lettres qui animait autrefois l'esprit américain.
Il serait indécent (c'est peut-être là leur idée) de laisser nos pauvres diables d'auteurs mourir de faim, pendant que nous nous engraissons, littérairement parlant, des excellentes choses que, sans rougir, nous prenons dans la poche de toute l'Europe; il ne serait pas tout à fait comme il faut de laisser se commettre une pareille atrocité; voilà pourquoi nous avons des Magazines, et un certain public qui s'abonne à ces Magazines (par pure pitié); voilà pourquoi nous avons des éditeurs de Magazines cumulant quelquefois le double titre d'éditeurs et de propriétaires—des éditeurs, dis-je, qui, moyennant certaines conditions de bonne conduite, de poufs à l'occasion, et d'une décente servilité, se font un point de conscience d'encourager le pauvre diable d'auteur avec un dollar ou deux, plus ou moins, selon qu'il se comporte décemment, et s'abstient de la vilaine habitude de relever le nez.
Nous espérons, cependant, n'être pas assez prévenu où assez vindicatif pour insinuer que ce qui, de leur part (des éditeurs de Magazines) semble si peu libéral, soit en réalité une illibéralité qui doive être mise à leur charge. De fait, il saute aux yeux que ce que nous avons dit est précisément l'inverse d'une pareille accusation. Ces éditeurs paient quelque chose—les autres ne paient rien du tout. Il y a là évidemment une certaine différence,—quoiqu'un mathématicien pût prétendre que la différence est infinitésimale. Mais enfin ces éditeurs et propriétaires de Magazines paient (il n'y a pas à dire), et pour votre pauvre diable d'auteur les plus minimes faveurs méritent la reconnaissance. Non, le manque de libéralité est du côté du public infatué de ses démagogues, du côté du public qui souffre que ses délégués, les oints de son choix (ou peut-être les maudits[80]) insultent à son sens commun, (à lui public), en faisant dans nos Chambres nationales des discours où ils prouvent qu'il est beau et commode de voler l'Europe littéraire sur les grands chemins, et qu'il n'y a pas de plus grossière absurdité que de prétendre qu'un homme a quelque droit et quelque titre à sa propre cervelle ou à la matière sans consistance qu'il en file, comme une maudite chenille qu'il est. Si ces matières aussi fragiles que le fil de la vierge ont besoin de protection, c'est que nous avons les mains pleines et de vers à soie et de morus multicaulis[81].
Mais si nous ne pouvons pas, dans ces circonstances, reprocher aux éditeurs de Magazines un manque absolu de libéralité (puisqu'ils paient), il y a un point particulier, au sujet duquel nous avons d'excellentes raisons de les accuser. Pourquoi (puisqu'ils doivent payer) ne paient-ils pas de bonne grâce et tout de suite? Si nous étions en ce moment de mauvaise humeur, nous pourrions raconter une histoire qui ferait dresser les cheveux sur la tête de Shylock.
Un jeune auteur, aux prises avec le désespoir lui-même sous la forme du spectre de la pauvreté, n'ayant dans sa misère aucun soulagement—n'ayant à attendre aucune sympathie de la part du vulgaire, qui ne comprend pas ses besoins, et prétendrait ne pas les comprendre, quand même il les concevrait parfaitement—ce jeune auteur est poliment prié de composer un article, pour lequel il sera «gentiment payé.» Dans le ravissement, il néglige peut-être pendant tout un mois le seul emploi qui le fait vivre, et après avoir crevé de faim pendant ce mois, (lui et sa famille) il arrive enfin au bout du mois de supplice et de son article, et l'expédie (en ne laissant point ignorer son pressant besoin) à l'éditeur bouffi, et au propriétaire au nez puissant qui a condescendu à l'honorer (lui le pauvre diable) de son patronage. Un mois (de crevaison encore) et pas de réponse. Un second mois, rien encore. Deux autres mois—toujours rien. Une seconde lettre, insinuant modestement que peut-être l'article n'est pas arrivé à destination—toujours point de réponse. Six mois écoulés, l'auteur se présente en personne au bureau de l'éditeur et propriétaire. «Revenez une autre fois.» Le pauvre diable s'en va, et ne manque pas de revenir. «Revenez encore»—il s'entend dire ce: revenez encore, pendant trois ou quatre mois. La patience à bout, il redemande l'article.—Non, il ne peut pas l'avoir (il était vraiment trop bon, pour qu'on pût le faire passer si légèrement)—«il est sous presse,» et «des articles de ce caractère ne se paient (c'est notre règle) que six mois après la publication. Revenez six mois après l'affaire faite, et votre argent sera tout prêt—car nous avons des hommes d'affaire expéditifs—nous-mêmes.» Là dessus le pauvre diable s'en va satisfait, et se dit qu'en somme «l'éditeur et propriétaire est un galant homme, et qu'il n'a rien de mieux à faire, (lui, le pauvre diable), que d'attendre. L'on pourrait supposer qu'en effet il eût attendu … si la mort l'avait voulu. Il meurt de faim, et par la bonne fortune de sa mort, le gras éditeur et propriétaire s'engraisse encore de la valeur de vingt-cinq dollars, si habilement sauvés, pour être généreusement dépensés en canards-cendrés et en champagne.
Nous espérons que le lecteur, en parcourant cet article, se gardera de deux choses: la première, de croire que nous l'écrivons sous l'inspiration de notre propre expérience, car nous n'ajoutons foi qu'au récit des souffrances actuelles,—la seconde, de faire quelque application personnelle de nos remarques à quelque éditeur actuellement vivant, puisqu'il est parfaitement reconnu qu'ils sont tous aussi remarquables par leur générosité et leur urbanité, que par leur façon de comprendre et d'apprécier le génie.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
LE DUC DE L'OMELETTE
LE MILLE ET DEUXIÈME CONTE DE SCHÉHERAZADE
MELLONTA TAUTA
COMMENT S'ÉCRIT UN ARTICLE A LA BLACKWOOD
LA FILOUTERIE CONSIDÉRÉE COMME SCIENCE EXACTE
L'HOMME D'AFFAIRES
L'ENSEVELISSEMENT PRÉMATURÉ
BON-BON
LA CRYPTOGRAPHIE
DU PRINCIPE POÉTIQUE
QUELQUES SECRETS DE LA PRISON DU MAGAZINE
NOTES
[1] L'acteur Montfleury. L'auteur du Parnasse réformé le fait ainsi parler dans l'Enfer: «L'homme donc qui voudrait savoir ce dont je suis mort, qu'il ne demande pas si ce fut de fièvre ou de podagre ou d'autre chose, mais qu'il entende que ce fut de l'Andromaque.» (J. Guéret, 1668.) Montfleury jouait le rôle d'Oreste dans la tragédie d'Andromaque lorsqu'il tomba malade et mourut en quelques jours.
[2] Les mots écrits en italiques se trouvent en français dans le texte de Poe.
[3] Les coralites.
[4] «Une des plus remarquables curiosités du Texas est en effet une forêt pétrifiée, près de la source de la rivière Pasigno. Elle se compose de quelques centaines d'arbres, parfaitement droits, tous changés en pierre. Quelques-uns, qui commencent à pousser, ne sont qu'en partie pétrifiés. C'est là un fait frappant pour les naturalistes, et qui doit les amener à modifier leur théorie de la pétrification.» Kennedy.
L'existence de ce fait, d'abord contestée, a été depuis confirmée par la découverte d'une forêt complètement pétrifiée près de la source de la rivière Chayenne ou Chienne qui sort des Montagnes Noires de la chaîne des Rocs.
Il y a peu de spectacles, sur la surface du globe, plus remarquables, soit au point de vue de la science géologique, soit au point de vue du pittoresque, que celui de la forêt pétrifiée près du Caire. Le voyageur, après avoir passé devant les tombes des califes et franchi les portes de la ville, se dirige vers le sud, presque en angle droit avec la route qui traverse le désert pour aller à Suez, et, après avoir fait quelque dix milles dans une vallée basse et stérile, couverte de sable, de gravier, et de coquilles marines, aussi fraîches que si la marée venait de se retirer la veille, traverse une longue ligne de collines de sable, qui courent pendant quelque temps dans une direction parallèle à son chemin. La scène qui se présente alors à ses yeux offre un caractère inconcevable d'étrangeté et de désolation. C'est une masse de tronçons d'arbres, tous pétrifiés, qui sonnent comme du fer fondu sous le talon de son cheval, et qui semblent s'étendre à des milles et des milles autour de lui sous la forme d'une forêt abattue et morte. Le bois a une teinte brun foncé, mais conserve parfaitement sa forme; ces tronçons ont de un à quinze pieds de long, et de un demi-pied à trois pieds d'épaisseur; ils paraissent si rapprochés les uns des autres, qu'un âne égyptien peut à peine passer à travers; et ils sont si naturels, qu'en Ecosse ou en Irlande, on pourrait prendre cet endroit pour quelque énorme fondrière desséchée, où les arbres exhumés et gisants pourrissent au soleil. Les racines et les branches de beaucoup de ces arbres sont intactes, et dans quelques-uns on peut facilement reconnaître les vermoulures sous l'écorce. Les plus délicates veines de l'aubier, les plus fins détails du coeur du bois y sont dans leur entière perfection, et défient les plus fortes lentilles. La masse est si complètement silicifiée, qu'elle peut rayer le verre et recevoir le poli le plus achevé.—Asiatic Magazine.
[5] La caverne Mammoth du Kentucky.
[6] En Islande, 1783.
[7] «Pendant l'éruption de l'Hécla en 1766, des nuages de cendres produisirent une telle obscurité, qu'à Glaumba, à plus de cinquante lieues de la montagne, on ne pouvait trouver son chemin qu'à tâtons. Lors de l'éruption du Vésuve en 1794, à Caserta, à quatre lieues de distance, il fallut recourir à la lumière des torches. Le 1er mai 1812, un nuage de cendres et de sable, venant d'un volcan de l'île Saint- Vincent, couvrit toute l'étendue des Barbades, en répandant une telle obscurité qu'en plein midi et en plein air, on ne pouvait distinguer les arbres ou autres objets rapprochés, pas même un mouchoir blanc placé à la distance de six pouces de l'oeil.»—Murray, p. 215, Phil. édit.
[8] En 1790, dans le Caraccas, pendant un tremblement de terre, une certaine étendue de terrain granitique s'engouffra, et laissa à sa place un lac de 800 mètres de diamètre, et de 90 à 100 pieds de profondeur. Ce terrain était une partie de la forêt d'Aripao, et les arbres restèrent verts sous l'eau pendant plusieurs mois—Murray, p. 221.
[9] Le plus dur acier manufacturé peut, sous l'action d'un chalumeau, se réduire à une poudre impalpable, capable de flotter dans l'air atmosphérique.
[10] La région du Niger. Voir le Colonial Magazine de Simmond.
[11] Le Formicaleo. On peut appliquer le terme de monstre aux petits êtres anormaux aussi bien qu'aux grands, les épithètes telles que celle de vaste étant purement comparatives. La caverne du Formicaleo est vaste en comparaison de celle de la fourmi rouge ordinaire. Un grain de sable est aussi un roc.
[12] L'Epidendron, flos aeris, de la famille des Orchidées, n'a que l'extrémité de ses racines attachée à un arbre ou à un autre objet d'où il ne tire aucune nourriture; il ne vit que d'air.
[13] Les Parasites, telles que la prodigieuse Rafflesia Arnaldii.
[14] Schouw parle d'une espèce de plantes qui croissent sur les animaux vivants—les Plantae Epizoae. A cette classe appartiennent quelques Fuci et quelques Algues.
M. J.B. Williams de Salem, Mass. a présenté à l'Institut national un insecte de la Nouvelle Zélande, qu'il décrit ainsi: «Le Hotte, une chenille ou ver bien caractérisé, se trouve à la racine de l'arbre Rata, avec une plante qui lui pousse sur la tête. Ce très singulier et très extraordinaire insecte traverse les arbres Rata et Perriri: il y entre par le sommet, s'y creuse un chemin en rongeant, et perce le tronc de l'arbre jusqu'à ce qu'il atteigne la racine; il sort alors de la racine et meurt, ou reste endormi, et la plante pousse sur sa tête; son corps reste intact et est d'une substance plus dure que pendant sa vie. Les indigènes tirent de cet insecte une couleur pour le tatouage.»
[15] Dans les mines et les cavernes naturelles on trouve une espèce de fungus cryptogame, qui projette une intense phosphorescence.
[16] L'orchis, la scabieuse, et la valisnérie.
[17] «La corolle de cette fleur (l'aristolochia clematitis), qui est tubulaire, mais qui se termine en haut en membre ligulé, se gonfle à sa base en forme globulaire. La partie tubulaire est revêtue intérieurement de poils raides, pointant en bas. La partie globulaire contient le pistil, uniquement composé d'un germen et d'un stigma, et les étamines qui l'entourent. Mais les étamines, étant plus courtes que le germen même, ne peuvent décharger le pollen de manière à le jeter sur le stigma, la fleur restant toujours droite jusqu'après l'imprégnation. Et ainsi, sans quelque secours spécial et étranger, le pollen doit nécessairement tomber dans le fond de la fleur. Or, le secours donné dans ce cas par la nature est celui du Tiputa Pennicornis, un petit insecte, qui, entrant dans le tube de la corolle en quête de miel, descend jusqu'au fond, et y farfouille jusqu'à ce qu'il soit tout couvert de pollen. Mais comme il n'a pas la force de remonter à cause de la position des poils qui convergent vers le fond comme les fils d'une souricière, dans l'impatience qu'il éprouve de se voir prisonnier, il va et vient en tous sens, essayant tous les coins, jusqu'à ce qu'enfin, traversant plusieurs fois le stigma, il le couvre d'une quantité de pollen suffisante pour l'en imprégner; après quoi la fleur commence bientôt à s'incliner, et les poils à se retirer contre les parois du tube, laissant ainsi un passage à la retraite de l'insecte.» Rev. P. Keith: Système de botanique physiologique.
[18] Les abeilles,—depuis qu'il y a des abeilles—ont construit leurs cellules dans les mêmes proportions, avec le même nombre de côtés et la même inclinaison de ces côtés. Or il a été démontré (et ce problème implique les plus profonds principes des mathématiques) que les proportions, le nombre de ces côtés, les angles qu'ils forment sont ceux-là mêmes qui sont précisément les plus propres à leur donner le plus de place compatible avec la plus grande solidité de construction.
Pendant la dernière partie du dernier siècle, les mathématiciens soulevèrent la question «de déterminer la meilleure forme à donner aux ailes d'un moulin à vent en tenant compte de leur distance variable des points de l'axe tournant et aussi des centres de révolution.» C'est là un problème excessivement compliqué; en d'autres termes, il s'agissait de trouver la meilleure disposition possible par rapport à une infinité de distances différentes et à une infinité de points pris sur l'arbre de couche. Il y eut mille tentatives insignifiantes de la part des plus illustres mathématiciens pour répondre à la question; et lorsque enfin la vraie solution fut découverte, on s'avisa que les ailes de l'oiseau avaient résolu le problème avec une absolue précision du jour où le premier oiseau avait traversé les airs.
[19] J'ai observé entre Frankfort et le territoire d'Indiana un vol de pigeons d'un mille au moins de largeur; il mit quatre heures à passer; ce qui, à raison d'un mille par minute, donne une longueur de 240 milles; et, en supposant trois pigeons par mètre carré, donne 2,230,272,000 pigeons.—Voyage au Canada et aux Etats-Unis par le lieutenant F. Hall.
[20] «La terre est portée par une vache bleue, ayant quatre cents cornes.» Le Coran de Sale.
[21] Les Entozoa ou vers intestinaux ont été souvent observés dans les muscles et la substance cérébrale de l'homme.—Voir la Physiologie de Wyatt, p. 143.
[22] Sur le grand railway de l'Ouest, entre Londres et Exeter, on atteint une vitesse de 71 milles à l'heure. Un train pesant 90 tonnes fit le trajet de Paddington à Didcot (53 milles) en 51 minutes.
[23] L'Eccolabéion.
[24] L'Automate joueur d'échecs de Maelzel.—Poë a décrit en détail cet automate dans un Essai traduit par Baudelaire.
[25] La machine à calculer de Babbage.
[26] Chabert, et depuis lui une centaine d'autres.
[27] L'électrotype.
[28] Wollaston fit avec du platine pour le champ d'un télescope un fil ayant un quatre-vingt-dix millième de pouce d'épaisseur. On ne pouvait le voir qu'à l'aide du microscope.
[29] Newton a démontré que la rétine, sous l'influence du rayon violet du spectre solaire, vibrait 900,000,000 de fois en une seconde.
[30] La pile voltaïque.
[31] Le télégraphe électrique transmet instantanément la pensée au moins à quelque distance que ce soit sur la terre.
[32] L'appareil du télégraphe électrique imprimeur.
[33] Expérience vulgaire en physique. Si de deux points lumineux on fait entrer deux rayons rouges dans une chambre noire de manière à les faire tomber sur une surface blanche, dans le cas où ils diffèrent en longueur d'un cent millionième de pouce, leur intensité est doublée. Il en est de même, si cette différence en longueur est un nombre entier multiple de cette fraction. Un multiple de 2-1/4, de 3-2/3, etc … donne une intensité égale à un seul rayon; mais un multiple de 2-1/2, 3-1/2, etc … donne une obscurité complète. Pour les rayons violets on observe les mêmes effets, quand la différence de leur longueur est d'un cent soixante-sept millionième de pouce; avec tous les autres rayons les résultats sont les mêmes—la différence s'accroissant dans une proportion uniforme du violet au rouge.
Des expériences analogues par rapport au son produisent des résultats analogues.
[34] Mettez un creuset de platine sur une lampe à esprit, et maintenez-le au rouge; versez-y un peu d'acide sulfurique; cet acide, bien qu'étant le plus volatile des corps à une température ordinaire, sera complètement fixé dans un creuset chauffé, et pas une goutte ne s'évaporera—étant environné de sa propre ionosphère, il ne touche pas, de fait, les parois du creuset. Introduisez alors quelques gouttes d'eau, et immédiatement l'acide venant en contact avec les parois brûlantes du creuset, s'échappe en vapeur acide sulfureuse, et avec une telle rapidité que le calorique de l'eau s'évapore avec lui, et laisse au fond du vase une couche de glace, que l'on peut retirer en saisissant le moment précis avant qu'elle ne se fonde.
[35] Le Daguerréotype.
[36] Quoique la lumière traverse 167,000 milles en une seconde, la distance des soixante et un Cygni (la seule étoile dont la distance soit certainement constatée) est si inconcevable que ses rayons mettraient plus de dix ans pour atteindre la terre. Quant aux étoiles plus éloignées, vingt ou même mille ans seraient une estimation modeste. Ainsi, à supposer qu'elles aient été anéanties depuis vingt ou mille ans, nous pourrions encore les apercevoir aujourd'hui, au moyen de la lumière émise de leur surface il y a vingt ou mille ans. Il n'est donc pas impossible, ni même improbable que beaucoup de celles que nous voyons aujourd'hui soient en réalité éteintes.
Herschel l'ancien soutient que la lumière des plus faibles nébuleuses aperçues à l'aide de son grand télescope doit avoir mis trois millions d'années pour atteindre la terre. Quelques-unes, visibles dans l'instrument de Lord Rosse doivent avoir au moins demandé vingt millions d'années.
[37] Aristote.
[38] Euclide.
[39] Kant.
[40] Hogg, poète anglais, à la place de Bacon. Jeu de mots: Bacon en anglais signifiant lard, et hog, cochon.
[41] Le fameux John Stuart Mill, auteur d'un traité de Logique expérimentale. Le mot Mill en anglais veut dire Moulin, d'où le jeu de mot à l'adresse de Bentham, dont Mill était le disciple.
[42] Poe a cité et développé ces considérations philosophiques dans son Eureka.
[43] Populace.
[44] Héros.
[45] Héliogabale.
[46] Madler. Poe a exposé et réfuté plus au long le système de cet astronome dans son Eureka.
[47] Le texte anglais explique ce jeu de mots intraduisible en français: Cornwallis y devient: some wealthy dealer in corn, un riche négociant en blé.
[48] Cuistre prétentieux.
[49] Tabitha Navet.
[50] Vieux canard.
[51] Tintamarre démagogique.
[52] Critique de la Raison pure.—Eléments métaphysiques des sciences naturelles.
[53]
  Le fuyard peut combattre encore,
  Ce que ne peut celui qui est tué.
[54] Romancier américain, que Poe juge ainsi dans ses Marginalia: «Son art est grand et d'un haut caractère, mais massif et sans détails. Il commence toujours bien, mais il ne sait pas du tout achever; il est excessivement volage et irrégulier, mais plein d'action et d'énergie.»
[55] «Comme un chien ne se laissera pas détourner d'un lambeau de cuir graissé».
[56] Nous ne l'avons pas trouvé.
[57] Dans le sens de l'ancien mot mouleer, qui moud son blé au moulin banal. (La Curne de Sante-Palaye.)
[58] Chats tigrés.
[59] phrenes
[60] Le mot attribué à Platon signifie «l'âme est immatérielle.» Le Diable, en changeant aulos en augos, prétend avoir enlevé à la définition de Platon tout sens intelligible.
[61] «Cicéron, Lucrèce, Sénèque écrivaient sur la philosophie, mais c'était la philosophie grecque.»—Condorcet.
[62] Arouet de Voltaire.
[63] Machiavel, Mazarin, Robespierre.
[64] Graham's Magazine, 1841.
[65] «On a imaginé bien des méthodes différentes pour transmettre d'individu à individu des informations secrètes au moyen d'une écriture illisible pour tout autre que le destinataire; et on a généralement appelé cet art de correspondance secrète la cryptographie. Les anciens ont connu plusieurs genres d'écriture secrète. Quelquefois on rasait la tête d'un esclave, et l'on écrivait sur le crâne avec quelque fluide coloré indélébile; après quoi on laissait pousser la chevelure, et ainsi l'on pouvait transmettre une information sans aucun danger de la voir découverte avant que la dépêche ambulante arrivât à sa destination. La Cryptographie proprement dite embrasse tous les modes d'écriture rendus lisibles au moyen d'une clef explicative qui fait connaître le sens réel du chiffre employé.»
[66] «Un mot suffit au sage.»
[67] «Des phrases sans suite et des combinaisons de mots sans signification, comme le reconnaîtrait lui-même le savant lexicographe, cachées sous un chiffre cryptographique, sont plus propres à embarrasser le chercheur curieux, et défient plus complètement la pénétration que ne le feraient les plus profonds apophthegmes des plus savants philosophes. Si les recherches abstruses des scoliastes ne lui étaient présentées que dans le vocabulaire non déguisé de sa langue maternelle….»
[68] «Nous avons besoin de nous voir immédiatement pour choses de grande importance. Les plans sont découverts, et les conspirateurs entre nos mains. Venez en toute hâte.»
[69] Cet essai, comme l'indique sa forme, n'est autre chose qu'une des lectures ou conférences que Poe fit en 1844 et 1845 sur la poésie et sur les poètes en Amérique.
[70] Cette version est empruntée à la traduction que nous avons publiée des Poésies complètes de Shelley,(3 v. in-18, Albert Savine, éditeur.) Nous saisissons avec empressement cette occasion d'ajouter le remarquable jugement de Poe sur Shelley aux nombreuses appréciations de la Critique Anglaise que nous avons citées dans notre livre: Shelley: sa vie et ses oeuvres (1 v. in-18) qui commente et complète notre traduction.
«Si jamais homme a noyé ses pensées dans l'expression, ce fut Shelley. Si jamais poète a chanté (comme les oiseaux chantent)—par une impulsion naturelle,—avec ardeur, avec un entier abandon—pour lui seul—et pour la pure joie de son propre chant—ce poète est l'auteur de la Plante Sensitive. D'art, en dehors de celui qui est l'instinct infaillible du Génie—il n'en a pas, ou il l'a complètement dédaigné. En réalité il dédaignait la Règle qui est l'émanation de la Loi, parce qu'il trouvait sa loi dans sa propre âme. Ses chants ne sont que des notes frustes—ébauches sténographiques de poèmes—ébauches qui suffisaient amplement à sa propre intelligence, et qu'il ne voulut pas se donner la peine de développer dans leur plénitude pour celle de ses semblables. Il est difficile de trouver dans ses ouvrages une conception vraiment achevée. C'est pour cette raison qu'il est le plus fatigant des poètes. Mais s'il fatigue, c'est plutôt pour avoir fait trop peu que trop; ce qui chez lui semble le développement diffus d'une idée n'est que la concentration concise d'un grand nombre; et c'est cette concision qui le rend obscur.
»Pour un tel homme, imiter était hors de question, et ne répondait à aucun but—car il ne s'adressait qu'à son propre esprit, qui n'eût pas compris une langue étrangère—c'est pourquoi il est profondément original. Son étrangeté provient de la perception intuitive de cette vérité que Lord Bacon a seul exprimée en termes précis, quand il a dit «Il n'y a pas de beauté exquise qui n'offre quelque étrangeté dans ses proportions.» Mais que Shelley soit obscur, original, ou étrange, il est toujours sincère. Il ne connaît pas l'affectation.»
[71] N.P. Willis, essayste, conteur et poète américain. Poe lui a consacré un long article dans ses Essais Critiques sur la littérature américaine. Il reproche surtout à ses compositions «une teinte marquée de mondanité et d'affectation.»
[72] Poe est revenu à plusieurs reprises sur ce morceau dans ses Notes marginales. L'éloge qu'il fait ici du poète américain Longfellow ne l'empêche pas de le juger en maint endroit avec une singulière sévérité. «H.W. Longfellow,» dit-il dans un curieux essai intitulé Autographie où il rapproche le caractère et le génie des écrivains de leur écriture, «a droit à la première place parmi les poètes de l'Amérique—du moins à la première place parmi ceux qui se sont mis en évidence comme poètes. Ses qualités sont toutes de l'ordre le plus élevé, tandis que ses fautes sont surtout celles de l'affectation et de l'imitation—une imitation qui touche quelquefois au larcin.»
[73] Poe critique ainsi cette strophe dans ses Marginalia:
«Une seule plume qui tombe ne peint que bien imparfaitement la toute-puissance envahissante des ténèbres; mais une objection plus spéciale se peut tirer de la comparaison d'une plume avec la chute d'une autre. La nuit est personnifiée par un oiseau, et les ténèbres, qui sont la plume de cet oiseau, tombent de ses ailes, comment? comme une autre plume tombe d'un autre oiseau. Oui, c'est bien cela. La comparaison se compose de deux termes identiques—c'est-à-dire, qu'elle est nulle. Elle n'a pas plus de force qu'une proposition identique en logique.»
[74] William Cullen Bryant, l'un des poètes américains les plus admirés de Poe. «M. Bryant,» dit-il dans son essai critique sur ce poète, «excelle dans les petits poèmes moraux. En fait de versification, il n'est surpassé par personne en Amérique, sinon, peut-être, par M. Sprague…. M. Bryant a du génie et un génie d'un caractère bien tranché; s'il a été négligé par les écoles modernes, c'est qu'il a manqué des caractères uniquement extérieurs qui sont devenus le symbole de ces écoles.»
[75] Poète américain, professeur à l'Université de Maryland, mort à l'âge de vingt-six ans, 1828. En 1825, il publia à Baltimore le volume de poésies d'où celle que cite Poe est tirée. Ce volume fut accueilli en Amérique par les éloges les plus enthousiastes.
[76] Poe a consacré à l'auteur si populaire de la Chanson de la chemise un assez long article critique où il développe ce qu'il en dit ici. A côté de la Belle Inès et de la Maison hantée, il met a peu près au même niveau: L'Ode à la Mélancolie, le Rêve d'Eugène Aram, le Pont des Soupirs et une pièce qui lui semble peut-être caractériser le plus profondément le génie de ce singulier poète fantaisiste: Miss Kilmanseg et sa Précieuse jambe. «C'est l'histoire, dit-il, d'une très riche héritière excessivement gâtée par ses parents; elle tombe un jour de cheval, et se blesse si gravement la jambe, que l'amputation devient inévitable. Pour remplacer sa vraie jambe, elle veut à toute force une jambe d'or massif, ayant exactement les proportions de la jambe originale. L'admiration que cette jambe excite lui en fait oublier les inconvénients.
Cette jambe excite la cupidité d'un chevalier d'industrie qui décide sa propriétaire à l'épouser, dissipe sa fortune, et finalement lui vole sa jambe d'or, lui casse la tête avec, et décampe. Cette histoire est merveilleusement bien racontée et abonde en morceaux brillants, et surtout riches en ce que nous avons appelé la Fantaisie.»
[77] Ce poème est adressé à Augusta Leigh, la soeur de Byron.
[78] Nous extrayons des Marginalia de Poe un passage qui complètera l'idée qu'il ne fait qu'indiquer ici, et où la poétique amoureuse de Byron jeune est admirablement caractérisée:
«Les anges,» dit madame Dudevant, une femme qui sème une foule d'admirables sentiments à travers un chaos des plus déhontées et des plus attaquables fictions, «les anges ne sont pas plus purs que le coeur d'un jeune homme qui aime en vérité.» Cette hyperbole n'est pas très loin de la vérité. Ce serait la vérité même, si elle s'appliquait à l'amour fervent d'un jeune homme qui serait en même temps un poète. L'amour juvénile d'un poète est sans contredit un des sentiments humains qui réalise de plus près nos rêves de chastes voluptés célestes.
»Dans toutes les allusions de l'auteur de Childe-Harold à sa passion pour Mary Chaworth, circule un souffle de tendresse et de pureté presque spirituelle, qui contraste violemment avec la grossièreté terrestre qui pénètre et défigure ses poèmes d'amour ordinaires. Le Rêve, où se trouvent retracés ou au moins figurés les incidents de sa séparation d'avec elle au moment de son départ pour ses voyages, n'a jamais été surpassé (jamais du moins par lui-même) en ferveur, en délicatesse, en sincérité, mêlées à quelque chose d'éthéré qui l'élève et l'ennoblit. C'est ce qui permet de douter qu'il ait jamais rien écrit d'aussi moins universellement populaire. Nous avons quelque raison de croire que son attachement pour cette Mary (nom qui semble avoir eu pour lui un enchantement particulier) fut sérieux et durable. Il y a de ce fait cent preuves évidentes disséminées dans ses poèmes et ses lettres, ainsi que dans les mémoires de ses amis et de ses contemporains. Mais le sérieux et la durée de cet amour ne vont pas du tout à l'encontre de cette opinion que cette passion (si on peut lui donner proprement ce nom) offrit un caractère éminemment romantique, vague et imaginatif. Née du moment, de ce besoin d'aimer que ressent la jeunesse, elle fut entretenue et nourrie par les eaux, les collines, les fleurs et les étoiles. Elle n'a aucun rapport direct avec la personne, le caractère ou le retour d'affection de Mary Chaworth. Toute jeune fille, pour peu qu'elle ne fût pas dénuée d'attraction, eût été aimée de lui dans les mêmes circonstances de vie commune et de libres relations, que nous réprésentent les gravures. Ils se voyaient sans obstacle et sans réserve. Ils jouaient ensemble comme de vrais enfants qu'ils étaient. Ils lisaient ensemble les mêmes livres, chantaient les mêmes chansons, erraient ensemble la main dans la main à travers leurs propriétés contiguës. Il en résulta un amour non seulement naturel et probable, mais aussi inévitable que la destinée même.
»Dans de telles circonstances, Mary Chaworth (qui nous est représentée comme douée d'une beauté peu commune et de quelques talents) ne pouvait manquer d'inspirer une passion de ce genre, et était tout ce qu'il fallait pour incarner l'idéal qui hantait l'imagination du poète. Il est peut-être préférable, au point de vue du pur roman de leur amour, que leurs relations aient été brisées de bonne heure, et ne se soient point renouées dans la suite. Toute la chaleur, toute la passion d'âme, la partie réelle et essentielle de roman qui marquèrent leur liaison enfantine, tout cela doit être mis entièrement sur le compte du poète. Si elle ressentit quelque chose d'analogue, ce ne fut sur elle que l'effet nécessaire et actuel du magnétisme exercé par la présence du poète. Si elle y correspondit en quelque chose, ce ne fut qu'une correspondance fatale que lui arracha le sortilège de ses paroles de feu. Loin d'elle, le barde emporta avec lui toutes les imaginations qui étaient le fondement de sa flamme—dont l'absence même ne fit qu'accroître la vigueur; tandis que son amour de la femme, moins idéal et en même temps moins réellement substantiel, ne tarda pas à s'évanouir entièrement, par la simple disparition de l'élément qui lui avait donné l'être. Il ne fut pour elle en somme, qu'un jeune homme qui, sans être laid ni méprisable, était sans fortune, légèrement excentrique et surtout boiteux. Elle fut pour lui l'Egérie de ses rêves—la Vénus Aphrodite sortant, dans sa pleine et surnaturelle beauté, de l'étincelante écume au-dessus de l'océan orageux de ses pensées.»
[79] William Motherwell (1797-1835) critique et poète écossais; il publia en 1822 la collection de ses poésies sous ce titre: «Poems, narrative and Lyrical.» On a publié en 1851 des Poèmes posthumes. Il est aussi remarquable dans ses poèmes élégiaques et tendres que dans ses chants de guerre.
[80] Jeu de mots intraduisible en français, entre anointed, oint, sacré, et arointed, mot fabriqué de aroint, exclamation de dégoût: arrière! qui ne se trouve que dans Shakespeare.
[81] Mûrier.