Discours Civiques de Danton
The Project Gutenberg eBook of Discours Civiques de Danton
Title: Discours Civiques de Danton
Author: Georges Jacques Danton
Commentator: Hector Fleischmann
Release date: October 1, 2004 [eBook #6691]
Most recently updated: September 10, 2012
Language: French
Credits: Produced by Sergio Cangiano, Carlo Traverso, Charles Franks, and the Online Distributed Proofreading Team. Images courtesy of the Bibliothèque Nationale de France, http://gallica.bnf.fr
Produced by Sergio Cangiano, Carlo Traverso, Charles Franks,
and the Online Distributed Proofreading Team. Images courtesy of the Bibliothèque Nationale de France, http://gallica.bnf.fr
Discours Civiques
de
Danton
avec une introduction et des notes
par
Hector Fleischmann
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
1792
I. Sur les devoirs de l'homme public (novembre 1791)
II. Sur les mesures révolutionnaires (26 août 1792)
III. Sur la patrie en danger (2 septembre 1792)
IV. Sur le rôle de la Convention (21 septembre 1792)
V. Sur le choix des juges (22 septembre 1792)
VI. Justification civique (25 septembre 1792)
VII. Contre Roland (29 octobre 1792)
VIII. Pour la liberté des opinions religieuses (7 novembre 1792)
1793
IX. Procès de Louis XVI (janvier 1793)
X. Pour Lepeletier et contre Roland (21 janvier 1793)
XI. Sur la réunion de la Belgique à la France (31 janvier 1793)
XII. Sur les secours à envoyer à Dumouriez (8 mars 1793)
XIII. Sur la libération des prisonniers pour dettes (9 mars 1793)
XIV. Sur les devoirs de chacun envers la patrie en danger (10 mars
1793)
XV. Sur l'institution d'un tribunal révolutionnaire (10 mars 1793)
XVI. Sur la démission de Beurnonville (11 mars 1793)
XVII. Sur le gouvernement révolutionnaire (27 mars 1793)
XVIII. Justification de sa conduite en Belgique (30 mars 1793)
XIX. Sur la trahison de Dumouriez et la mission en Belgique (1er avril
1793)
XX. Sur le Comité de Salut public (3 avril 1793)
XXI. Sur le prix du pain (5 avril 1793)
XXII. Sur le droit de pétition du peuple (10 avril 1793)
XXIII. Sur la peine de mort contre ceux qui transigent avec l'ennemi
(13 avril 1793)
XXIV. Sur la tolérance des cultes 19 avril 1793)
XXV. Sur un nouvel impôt et de nouvelles levées (27 avril 1793)
XXVI. Autre discours sur le droit de pétition du peuple (1er mai 1793)
XXVII. Sur l'envoi de nouvelles troupes en Vendée (8 mai 1793)
XXVIII. Sur une nouvelle loi pour protéger la représentation nationale
(24 mai 1793)
XXIX. Pour le peuple de Paris (26 mai 1793)
XXX. Contre la Commission des Douze (27 mai 1793)
XXXI. Autre discours contre la Commission des Douze (3l mai 1793)
XXXII. Sur la chute des Girondins (13 juin 1793)
XXXIII. Contre les assignats royaux (31 Juillet 1793)
XXXIV. Discours pour que le Comité de Salut public soit érigé en
gouvernement provisoire, (ler août 1793)
XXXV. Sur les suspects (l2 août 1793)
XXXVI. Sur l'instruction gratuite et obligatoire (13 août 1793)
XXXVII. Sur les créanciers de la liste civile et les réquisitions
départementales (14 août 1793)
XXXVIII. Sur de nouvelles mesures révolutionnaires (4 septembre 1793)
XXXIX. Sur les secours à accorder aux prêtres sans ressources (22
novembre 1793)
XL. Contre les mascarades antireligieuses et sur la conspiration de
l'étranger (26 novembre 1793)
XLI. Sur l'instruction publique (26 novembre 1793)
XLII. Sur les arrêtés des représentants en mission en matière
financière (1er décembre 1793)
XLIII. Défense aux Jacobins (3 décembre 1793)
XLIV. Sur les mesures à prendre contre les suspects (7 décembre 1793)
XLV. Sur l'instruction publique (12 décembre 1793)
1794
XLVI. Sur l'égalité des citoyens devant les mesures révolutionnaires
(23 Janvier 1794)
XLVII. Pour le Père Duchesne et Ronsin (2 février 1794)
XLVIII. Sur l'abolition de l'esclavage (6 février 1794)
XLIX. Sur les fonctionnaires publics soumis à l'examen du Comité de
Salut public (9 mars 1794)
L. Sur la dignité de la Convention (19 mars 1794)
MÉMOIRE, écrit en mil huit cent quarante-six, par les deux fils de
Danton, le conventionnel, pour détruire les accusations de
vénalité contre leur père
INTRODUCTION
I
Voici le seul orateur populaire de la Révolution.
De tous ceux qui, à la Constituante, à la Législative ou à la Convention, ont occupé la tribune et mérité le laurier de l'éloquence, Danton est le seul dont la parole trouva un écho dans la rue et dans le coeur du peuple. C'est véritablement l'homme de la parole révolutionnaire, de la parole d'insurrection. Que l'éloquence noblement ordonnée d'un Mirabeau et les discours froids et électriques d'un Robespierre, soient davantage prisés que les harangues hagardes et tonnantes de Danton, c'est là un phénomène qui ne saurait rien avoir de surprenant. Si les deux premiers de ces orateurs ont pu léguer à la postérité des discours qui demeurent le testament politique d'une époque, c'est qu'ils furent rédigés pour cette postérité qui les accueille. Pour Danton rien de pareil. S'il atteste quelquefois cette postérité, qui oublie en lui l'orateur pour le meneur, c'est par pur effet oratoire, parce qu'il se souvient, lui aussi, des classiques dont il est nourri, et ce n'est qu'un incident rare. Ce n'est pas à cela qu'il prétend. Il ne sait point "prévoir la gloire de si loin". Il est l'homme de l'heure dangereuse, l'homme de la patrie en danger; l'homme de l'insurrection. "Je suis un homme de Révolution [Note: ÉDOUARD FLEURY. Etudes révolutionnaires: Camille Desmoulins et Roch Mercandier (la presse révolutionnaire), p. 47; Paris, 1852]", lui fait-on dire. Et c'est vrai. Telles, ses harangues n'aspirent point à se survivre. Que sa parole soit utile et écoutée à l'heure où il la prononce, c'est son seul désir et il estime son devoir accompli.
On conçoit ce que cette théorie, admirable en pratique, d'abnégation et de courage civique, peut avoir de défectueux pour la renommée oratoire de l'homme qui en fait sa règle de conduite, sa ligne politique. Nous verrons, plus loin, que ce n'est pas le seul sacrifice fait par Danton à sa patrie.
Ces principes qu'il proclame, qu'il met en oeuvre, sont la meilleure critique de son éloquence. "Ses harangues sont contre toutes les règles de la rhétorique: ses métaphores n'ont presque jamais rien de grec ou de latin (quoiqu'il aimât à parler le latin). Il est moderne, actuel" [Note: F.A. AULARD. Études et leçons sur la Révolution française, tome 1, p. 183; Paris, Félix Alcan, 1893.], dit M. Aulard qui lui a consacré de profondes et judicieuses études. C'est là le résultat de son caractère politique, et c'est ainsi qu'il se trouve chez Danton désormais inséparable de son éloquence. Homme d'action avant tout, il méprise quelque peu les longs discours inutiles. Apathie déconcertante chez lui. En effet, il semble bien, qu'avocat, nourri dans la basoche, coutumier de toutes les chicanes, et surtout de ces effroyables chicanes judiciaires de l'ancien régime, il ait dû prendre l'habitude de les écouter en silence, quitte à foncer ensuite, tète baissée, sur l'adversaire. Mais peut-être est-ce de les avoir trop souvent écoutés, ces beaux discours construits selon les méthodes de la plus rigoureuse rhétorique, qu'il se révèle leur ennemi le jour où la basoche le lâche et fait de l'avocat aux Conseils du Roi l'émeutier formidable rué à l'assaut des vieilles monarchies? Sans doute, mais c'est surtout parce qu'il n'est point l'homme de la chicane et des tergiversations, parce que, mêlé à la tourmente la plus extraordinaire de l'histoire, il comprend, avec le coup d'oeil de l'homme d'État qu'il fut dès le premier jour, le besoin, l'obligation d'agir et d'agir vite. Qui ne compose point avec sa conscience, ne compose point avec les événements. Cela fait qu'au lendemain d'une nuit démente, encore poudreux, de la bagarre, un avocat se trouve ministre de la Justice.
Se sent-il capable d'assumer cette lourde charge? Est-il préparé à la terrible et souveraine fonction? Le sait-il? Il ne discute point avec lui-même et accepte. Il sait qu'il est avocat du peuple, qu'il appartient au peuple. Il accepte parce qu'il faut vaincre, et vaincre sur-le-champ.[Note: "Mon ami Danton est devenu ministre de la Justice par la grâce du canon: cette journée sanglante devait finir, pour nous deux surtout, par être élevés ou hissés ensemble. Il l'a dit à l'Assemblée nationale: Si j'eusse été vaincu, je serais criminel." Lettre de Camille Desmoulins à son père, 15 août 1792. Oeuvres de Camille Desmoulins, recueillies et publiées d'après les textes originaux par M. Jules Claretie, tome II, p. 367-369; Paris, Pasquelle, 1906.]
Cet homme-là n'est point l'homme de la mûre réflexion, et de là ses fautes. Il accepte l'inspiration du moment, pourvu, toutefois, qu'elle s'accorde avec l'idéal politique que, dès les premiers jours, il s'est proposé d'atteindre.
Il n'a point, comme Mirabeau, le génie de la facilité, cette abondance méridionale que parent les plus belles fleurs de l'esprit, de l'intelligence et de la réminiscence. Mirabeau, c'est un phénomène d'assimilation, extraordinaire écho des pensées d'autrui qu'il fond et dénature magnifiquement au creuset de sa mémoire, une manière de Bossuet du plagiat que nul sujet ne trouve pris au dépourvu.
Danton, lui, avoue simplement son ignorance en certaines matières. "Je ne me connais pas grandement en finances", disait-il un jour [Note: Séance de la Convention, du 31 juillet 1793.] et il parle cinq minutes. Mirabeau eût parlé cinq heures. Il n'a point non plus, comme Robespierre, ce don de l'axiome géométrique, cette logique froide qui tombe comme le couperet, établit, ordonne, institue, promulgue et ne discute pas. Quand cela coule des minces lèvres de l'avocat d'Arras, droit et rigide à la tribune, on ne songe pas que durant des nuits il s'est penché sur son papier, livrant bataille au mot rebelle, acharné sur la métaphore, raturant, recommençant, en proie a toutes les affres du style. Or, Danton n'écrit rien [Note: P. AULARD, oevr. cit., tome I, p. 172.]. Paresse, a-t-on dit? Peut-être. Il reconnaît: "Je n'ai point de correspondance." [Note: Séance de la Convention, du 21 août 1793.]. C'est l'aveu implicite de ses improvisations répétées. Qui n'écrit point de lettres ne rédige point de discours. C'est chose laissée à l'Incorruptible et à l'Ami du Peuple. Ce n'est point davantage à Marat qu'on peut le comparer. L'éloquence de celui-ci a quelque chose de forcené et de lamentatoire, une ardeur d'apostolat révolutionnaire et de charité, de vengeur et d'implorant à la fois. Ce sont bien des plaintes où passé, suivant la saisissante expression de M. Vellay, l'ombre désespérée de Cassandre. [Note: La Correspondance de Marat, recueillie et publiée par Charles Vellay, intr. xxii; Paris, Fasquelle, 1896.] Chez Danton, rien de tout cela. Et à qui le comparer sinon qu'à lui?
Dans son style on entend marcher les événements. Ils enflent son éloquence, la font hagarde, furieuse, furibonde; chez lui la parole bat le rappel et bondit armée. Aussi, point de longs discours. Toute colère tombe, tout enthousiasme faiblit. Les grandes harangues ne sont point faites de ces passions extrêmes. Si pourtant on les retrouve dans chacun des discours de Danton, c'est que de jour en jour elles se chargent de ranimer une vigueur peut-être fléchissante, quand, à Arcis-sur-Aube, il oublie l'orage qui secoue son pays pour le foyer qui l'attend, le sourire de son fils, la présence de sa mère, l'amour de sa femme, la beauté molle et onduleuse des vifs paysages champenois qui portent alors à l'idylle et à l'églogue ce grand coeur aimant. Mais que Danton reprenne pied a Paris, qu'il se sente aux semelles ce pavé brûlant du 14 juillet et du 10 août, que l'amour du peuple et de la patrie prenne le pas sur l'amour et le souvenir du pays natal, c'est alors Antée. Il tonne à la tribune, il tonne aux Jacobins, il tonne aux armées, il tonne dans la rue. Et ce sont les lambeaux heurtés et déchirés de ce tonnerre qu'il lègue à la postérité.
Ses discours sont des exemples, des leçons d'honnêteté, de foi, de civisme et surtout de courage. Quand il se sent parler d'abondance, sur des sujets qui lui sont étrangers, il a comme une excuse à faire. "Je suis savant dans le bonheur de mon pays", dit-il. [Note: Séance de la Convention, du 31 juillet 1793.] Cela, c'est pour lui la suprême excuse et le suprême devoir. Son pays, le peuple, deux choses qui priment tout. Entre ces deux pôles son éloquence bondit, sur chacun d'eux sa parole pose le pied et ouvre les ailes. Et quelle parole! Au moment où Paris et la France vivent dans une atmosphère qui sent la poudre, la poussière des camps, il ne faut point être surpris de trouver dans les discours de Danton comme un refrain de Marseillaise en prose. Sa métaphore, au bruit du canon et du tocsin, devient guerrière et marque le pas avec les sections en marche, avec les volontaires levés à l'appel de la patrie en danger. Elle devient audacieuse, extrême, comme le jour où, dans l'enthousiasme de la Convention, d'abord abattue par la trahison de Dumouriez, il déclare à ses accusateurs: "Je me suis retranché dans la citadelle de la raison; j'en sortirai avec le canon de la vérité et je pulvériserai les scélérats qui ont voulu m'accuser." [Note: Séance de la Convention, du 1er avril 1793.] Cela, Robespierre ne l'eût point écrit et dit. C'est chez Danton un mépris de la froide et élégante sobriété, mais faut-il conclure de là que c'était simplement de l'ignorance? Cette absence des formes classiques du discours et de la recherche du langage, c'est à la fièvre des événements, à la violence de la lutte qu'il faut l'attribuer, déclare un de ses plus courageux biographes. [Note: Dr ROBINET. Danton, mém. sur sa vie privée, p. 67; Paris, 1884.] On peut le croire. Mais pour quiconque considère Danton à l'action, cette excuse est inutile. Son oeuvre politique explique son éloquence. Si elle roule ces scories, ces éclats de rudes rocs, c'est qu'il méprise les rhéteurs, c'est, encore une fois, et il faut bien le répéter, parce qu'il a la religion de l'action; et ce culte seul domine chez lui. Il ne va point pour ce jusqu'à la grossièreté, cette grossièreté de jouisseur, de grand mangeur, de matérialiste, qu'on lui attribue si volontiers. "Aucune de ses harangues ne fournit d'indices de cette grossièreté", dit le Dr Robinet. [Note: Ibid., p. 67.] Et quand même cela eût été, quand même elles eussent eu cette violence et cette exagération que demande le peuple à ses orateurs, en quoi diminueraient-elles la mémoire du Conventionnel?" Je porte dans mon caractère une bonne portion de gaieté française", a-t-il répondu. [Note: Séance de la Convention, du 16 mars 1794.] Mais cette gaieté française, c'est celle-là même du pays de Rabelais. Si Pantagruel est grossier, Danton a cette grossièreté-là.
Il sait qu'on ne parle point au peuple comme on parle à des magistrats ou a des législateurs, qu'il faut au peuple le langage rude, simple, franc et net du peuple. Paris n'a-t-il point bâillé à l'admirable morceau de froid lyrisme et de noble éloquence de Robespierre pour la fête de l'Être Suprême? C'est en vain que, sur les gradins du Tribunal révolutionnaire, Vergniaud déroula les plus harmonieuses périodes classiques d'une défense à la grande façon. Mais Danton n'eut à dire que quelques mots, à sa manière, et la salle se dressa tout à coup vers lui, contre la Convention. Il fallut le bâillon d'un décret pour museler le grand dogue qui allait réveiller la conscience populaire.
Là seul fut l'art de Danton. La Révolution venait d'en bas, il descendit vers elle et ne demeura pas, comme Maximilien Robespierre, à la place où elle l'avait trouvé. Par là, il sut mieux être l'écho des désirs, des besoins, le cri vivant de l'héroïsme exaspéré, le tonnerre de la colère portée à son summum. Il fut la Révolution tout entière, avec ses haines françaises, ses fureurs, ses espoirs et ses illusions. Robespierre, au contraire, la domina toujours et, jacobin, resta aristocrate parmi les jacobins. Derrière la guillotine du 10 thermidor s'érige la Minerve antique, porteuse du glaive et des tables d'airain. Derrière la guillotine du 16 germinal se dresse la France blessée, échevelée et libre, la France de 93. Ne cherchons pas plus loin. De là la popularité de Danton; de là l'hostilité haineuse où le peuple roula le cadavre sacrifié par la canaille de thermidor à l'idéal jacobin et français.
II
La Patrie! Point de discours où le mot ne revienne. La Patrie, la France, la République; point de plus haut idéal proposé à ses efforts, à son courage, à son civisme. Il aime son pays, non point avec cette fureur jalouse qui fait du patriotisme un monopole à exploiter, il l'aime avec respect, avec admiration. Il s'incline devant cette terre où fut le berceau de la liberté, il s'agenouille devant cette patrie qui, aux nations asservies, donne l'exemple de la libération. C'est bien ainsi qu'il se révèle comme imbu de l'esprit des encyclopédistes [Note: F. AULARD, oevr. cit., tome I, p. 181.], comme le représentant politique le plus accrédité de l'école de l'Encyclopédie. [Note: ANTONIN DUBOST. Danton et la politique contemporaine, p. 48; Paris, Fasquelle, 1880.] Le peuple qui, le premier, conquit sur la tyrannie la sainte liberté est à ses yeux le premier peuple de l'univers. Il est de ce peuple, lui. De là son orgueil, son amour, sa dévotion. Jamais homme n'aima sa race avec autant de fierté et de fougue; jamais citoyen ne consentit tant de sacrifices à son idéal. En effet, Danton n'avait pas comme un Fouché, un Lebon, un Tallien, à se tailler une existence nouvelle dans le régime nouveau; au contraire. Pourvu d'une charge fructueuse, au sommet de ce Tiers État qui était alors autre chose et plus que notre grande bourgeoisie contemporaine, la Révolution ne pouvait que lui apporter la ruine d'une existence laborieuse mais confortable, aisée, paisible. Elle vint, cette Révolution attendue, espérée, souhaitée, elle vint et cet homme fut à elle. Il aimait son foyer, cela nous le savons, on l'a prouvé, démontré; il quitta ce foyer, et il fut à la chose publique. Nous connaissons les angoisses de sa femme pendant la nuit du 10 août. Cette femme, il l'aimait, il l'aima au point de la faire exhumer, huit jours après sa mort, pour lui donner le baiser suprême de l'adieu; et pourtant, il laissa là sa femme pour se donner à la neuve République. Il quitta tout, sa vieille mère (et il l'adorait, on le sait), son foyer, pour courir dans la Belgique enflammer le courage des volontaires. Dans tout cela il apportait un esprit d'abnégation sans exemple. Il sacrifiait sa mémoire, sa gloire, son nom, son honneur à la Patrie. "Que m'importe d'être appelé buveur de sang, pourvu que la patrie soit sauvée!" Et il la sauvait. Il était féroce, oui, à la tribune, quand il parlait des ennemis de son pays. Il en appelait aux mesures violentes, extrêmes, au nom de son amour pour la France. Il était terrible parce qu'il aimait la Patrie avant l'humanité.
Et pourtant, on l'a dit, cet homme "sous des formes âprement révolutionnaires, cachait des pensées d'ordre social et d'union entre les patriotes". Qui, aujourd'hui, après les savants travaux de feu A. Bougeart [Note: ALFRED BOUGEART. Danton, documents authentiques pour servir à l'histoire de la Révolution française; 1861, in-8°.] et du Dr Robinet, ne saurait souscrire a cette opinion d'Henri Martin? Son idéal, en effet, était l'ordre, la concorde entre les républicains. Jusque dans son dernier discours à la Convention, alors que déjà à l'horizon en déroute montait l'aube radieuse et terrible du 16 germinal, alors encore il faisait appel à la concorde, à la fraternité, à l'ordre. Sorti de la classe qui l'avait vu naître, il ne pouvait être un anarchiste, un destructeur de toute harmonie. Il aimait trop son pays pour n'avoir point l'orgueil de construire sur les ruines de la monarchie la cité nouvelle promise au labeur et à l'effort de la race libérée. Était-il propre à cette tâche? L'ouvrier de la première heure aurait-il moins de mérite que celui de la dernière? "C'était un homme bien extraordinaire, fait pour tout", disait de lui l'empereur exilé, revenu au jacobinisme auquel il avait dû de retrouver une France neuve. [Note: BARON GOURGAUD. Journal inédit de Sainte-Hélène (1815-1818), avec préface et notes de MM. le vicomte de Grouchy et Antoine Guillois.]
La réorganisation, l'organisation faudrait-il dire, fut son grand but.
Qu'on lise ces discours, on y verra cette préoccupation constante:
satisfaire les besoins de la République, les devancer, l'organiser.
Cela, certes, est indéniable.
Ainsi que Carnot organisa la victoire, il médita d'organiser la République. Ce qui est non moins incontestable, c'est que le temps et les moyens lui firent défaut, et que, lassé du trop grand effort donné, son courage fléchit. Le jour où il souhaita le repos fut la veille de sa ruine.
Son programme politique, M. Antonin Dubost l'a exposé avec une sobre netteté dans son bel ouvrage sur la politique dantoniste. "Repousser l'invasion étrangère, écrit-il, briser les dernières résistances rétrogrades et constituer un gouvernement républicain en le fondant sur le concours de toutes les nuances du parti progressif, indépendamment de toutes vues particulières, de tout système quelconque, dans l'unique but de permettre au pays de poursuivre son libre développement intellectuel, moral et pratique entravé depuis si longtemps par la coalition rétrograde; mettre au service de cette oeuvre une énergie terrible, nécessaire pour conquérir notre indépendance nationale et pour rompre les fils de la conspiration royaliste, et une opiniâtreté comme on n'en avait pas encore vu à établir entre tous les républicains un accord étroit sans lequel la fondation de la république était impossible, tel était le programme de Danton à son entrée au pouvoir. Ce programme, il en a poursuivi l'application jusqu'à son dernier jour, à travers des résistances inouïes et avec un esprit de suite, une souplesse, une appropriation des moyens aux circonstances qui étonneront toujours des hommes doués de quelque aptitude politique." [Note: ANTONIN DUBOST, vol. cit., p. 56.]
Ces moyens, on le sait, furent souvent violents, mais ici encore ils étaient, reprenons l'expression de M. Dubost, appropriés aux circonstances. Or, jamais pays ne se trouva en pareille crise, en présence de telles circonstances. Terribles, elles durent être combattues terriblement. À la Terreur prussienne répondit la Terreur française. L'arme se retourna contre ceux qui la brandissaient. C'est là l'explication et la justification—nous ne disons pas excuse,—du système. Cette explication est vieille, nul ne l'ignore, mais c'est la seule qui puisse être donnée, c'est la seule qui ait été combattue.
En effet, enlevez à la Terreur la justification des circonstances, et c'est là un régime de folie et de sauvagerie. Thème facile aux déclarations réactionnaires, on ne s'arrête que là. C'est un argument qui semble péremptoire et sans réplique; le lieu commun qui autorise les pires arguties et fait condamner, pêle-mêle, Danton, Robespierre, Fouquier-Tinville, Carrier, Lebon et Saint-Just. Cette réprobation, Danton, par anticipation, l'assuma. Il consentit à charger sa mémoire de ce qui pouvait sembler violent, excessif et inexorable dans les mesures qu'il proposait.
Le salut de la Patrie primait sa justification devant la postérité.
Or, il n'échappe à quiconque étudie avec son âme, avec sa raison, l'heure de cette crise, que c'est précisément là qu'il importe de chercher la glorification de Danton. Ces mesures contre les suspects, le tribunal révolutionnaire, l'impôt sur les grosses fortunes, la Terreur enfin, ce fut lui qui la proposa. Et la Terreur sauva la France. Si quelque bien-être et quelque liberté sont notre partage aujourd'hui dans le domaine politique et matériel, c'est à la Terreur que nous les devons. La responsabilité était terrible. Danton l'assuma devant l'Histoire, courageusement, franchement, sans arrière-pensée, car, on l'a avoué, l'ombre de la trahison et de la lâcheté effrayait cet homme. [Note: Mémoires de R. Levasseur (de la Sarthe), tome II.] Il se révéla l'incarnation vibrante et vivante de la défense nationale à l'heure la plus tragique de la race française.
Cette défense, la Terreur l'assura à l'intérieur et à l'extérieur. À l'instant même où elle triomphait de toutes résistances, Danton faiblit. Pour la première fois il recula, il se sentit fléchir sous l'énorme poids de cette responsabilité et il douta de lui-même et de la justice de la postérité. Et celui que Garat appelait un grand seigneur de la Sans-culotterie [Note: Louis BLANC, Histoire de là Révolution française, t. VII, p. 97.] eut comme honte de ce qui lui allait assurer une indéfectible gloire. Et c'est l'heure que la réaction guette, dans cette noble et courageuse vie, pour lui impartir sa dédaigneuse indulgence; c'est l'heure où elle est tentée d'absoudre Danton des coups qu'il lui porta, au nom d'une clémence qui ne fut chez lui que de la lassitude.
III
C'est contre cet outrageant éloge de la clémence de Danton qu'il faut défendre sa mémoire. La réaction honore en lui la victime de la pitié et de Robespierre. C'est pour avoir tenté d'arrêter la marche de la Terreur qu'il succomba, répète le thème habituel des apologistes malgré eux.
Il faut bien le dire: pour faire tomber Danton, il ne fallut que Danton lui-même, et, si cette mort fut le crime de Maximilien, elle fut aussi son devoir.
La Gironde abattue, Danton se trouva en présence de deux partis réunis cependant par les mêmes intérêts: les Hébertistes à la Commune, les Montagnards à la Convention. Entre eux point de place pour les modérés, ce modéré fût-il Danton. Il revenait, lui, de sa ferme d'Arcis-sur-Aube, de cette maison paysanne dont le calme et le repos demeuraient son seul regret dans la terrible lutte. Il estimait avoir fait son devoir jusqu'au bout, il estimait peut-être aussi que la Révolution était au terme de son évolution, qu'elle était désormais établie sur des bases indestructibles. On sait quelles illusions c'étaient là en 1794. Pourtant Danton y crut, il y crut pour l'amour du repos, par lassitude.
Il s'arrêta alors qu'il eût fallu continuer la rude marche, il s'arrêta alors que la Patrie demandait un dernier effort. Son influence était puissante encore; vers cette grande tête ravagée et illuminée se tournaient un grand nombre de regards sur les bancs de la Montagne. De cette bouche éloquente, pleine d'éclats éteints, de foudres muettes, pouvait venir le mot d'ordre fatal. La lassitude de Danton pouvait être prise par les Dantonistes comme une réprobation; un mot de fatigue pouvait être interprété comme un ordre de recul. Reculer, c'était condamner la Terreur, la paralyser au moment de son dernier effort. Et c'est ici que le devoir de Maximilien s'imposa: il lui fallut choisir de la Révolution ou de Danton. Il choisit. C'est ce devoir qu'on lui impute comme un crime.
Et pourtant! pourtant, oui, c'était un crime, cet austère, atroce et formidable Devoir! L'homme qu'il fallait frapper au nom du progrès révolutionnaire parce qu'il devenait un danger, cet homme avait réveillé l'énergie guerrière de la France, cet homme avait, pour appeler à la défense du sol, trouvé des mots qui avaient emporté et déchiré le coeur du peuple, il avait été son incarnation, son écho, sa bouche d'airain. Cet homme avait proposé tout ce qui avait sauvé la Patrie et c'était au nom de ces mêmes mesures qu'il importait de le frapper. Et il fut frappé.
Robespierre ne se résigna point à l'atroce tâche avec la joie sauvage, la cruauté froide et la facilité dont on charge sa mémoire. Un de ceux qui se décidèrent à abattre Danton sans discuter, Vadier, ce même Vadier qui disait: "Nous allons vider ce Turbot farci!", Vadier reconnut plus tard qu'il lui avait, au contraire, fallu vaincre l'opposition de Robespierre, le retard que l'Incorruptible apportait à se décider pour l'arrestation de son ancien ami. Non point qu'il n'en avait pas compris la nécessité, nous venons de montrer que pour l'inflexibilité de Robespierre la chose était un devoir, mais parce qu'il lui répugnait d'arracher de son coeur le souvenir de l'amour que Danton avait porté à la patrie. Cet aveu de Vadier fut consigné par Taschereau-Fargues, dans une brochure devenue rare, où, rapportant les détails de l'arrestation, il ajoute: "Pourquoi ne dirai-je point que cela fut un assassinat médité, préparé de longue main, lorsque deux jours après cette séance où présidait le crime, le représentant Vadier, me racontant toutes les circonstances de cet événement, finit par me dire: que Saint-Just, par son entêtement, avait failli occasionner la chute des membres des deux comités, car il voulait, ajouta-t-il, que les accusés fussent présents lorsqu'il aurait lu le rapport à la Convention nationale; et telle était son opiniâtreté que, voyant notre opposition formelle, il jeta de rage son chapeau dans le feu, et nous planta là. Robespierre était aussi de son avis; il craignait qu'en faisant arrêter préalablement ces députés, celle démarche ne fût tôt ou tard répréhensible; mais, comme la peur était un argument irrésistible auprès de lui, je me servis de cette arme pour le combattre: Tu peux courir la chance d'être guillotiné, si tel est ton plaisir; pour moi, je veux éviter ce danger, en les faisant arrêter sur-le-champ, car il ne faut point se faire illusion sur le parti que nous devons prendre; tout se réduit à ces mots: Si nous ne les faisons point guillotiner, nous le serons nous-mêmes." [Note: P.-A. Taschereau.—Fargues à Maximilien Robespierre aux Enfers; Paris, an III, p. 16.—Cité dans les Annales révolutionnaires, n° 1, janvier-mars 1908, p. 101.]
L'hésitation de Robespierre vaincue, Danton était perdu.
L'accusation contre Danton compléta le crime. C'était le compléter, l'aggraver, en effet, que d'élever contre lui le reproche de la vénalité. De source girondine, le grief fut repris par les Montagnards; et il a fallu attendre près d'un siècle pour en laver la mémoire outragée et blasphémée de Danton. Mais le premier pas fait, les autres ne coûtèrent guère et on sait jusqu'où Saint-Just alla. Ici point d'excuse. Cette haute et pure figure se voile tout à coup, s'efface et il ne demeure qu'un faussaire odieux, celui qui donnera, dans le dos de Danton, le coup de couteau dont il ne se relèvera pas. Fouquier-Tinville, dans son dernier mémoire justificatif, a éclairé les dessous de cette terrible machination, il a dit d'où était venu le coup, on a reconnu la main… Hélas! la main qui, à Strasbourg et sur le Rhin, signa les plus brillantes et les plus enflammées des proclamations jacobines!
Au 9 thermidor, quand, immobile, muet, déchu, Saint-Just se tient debout devant la tribune où Robespierre lance son dernier appel à la raison française, dans le tumulte hurlant de la Convention déchaînée, peut-être, devinant l'expiation, Saint-Just se remémora-t-il les suprêmes paroles de Danton au Tribunal révolutionnaire: "Et toi, Saint-Just, tu répondras à la postérité de la diffamation lancée contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ardent défenseur!" [Note: Bulletin du Tribunal révolutionnaire, 4e partie, n° 21.]
Et c'est ce qui fait cette jeune et noble gloire un peu moins grande et un peu moins pure.
IV
L'improvisation, si elle nuisit à la pureté littéraire des discours de Danton, eut encore d'autres désavantages pour lui. Elle nous les laissa incomplets, souvent dénaturés et altérés. Rares sont ceux-là qui nous sont parvenus dans leur ensemble. Alors que des orateurs comme Vergniaud et Robespierre prenaient soin d'écrire leurs discours et d'en corriger les épreuves au Moniteur, Danton dédaignait de s'en préoccuper. Il ne demandait point pour ses paroles la consécration de l'avenir, et il avait à leur égard la manière de mépris et de dédain dont il usait envers ses accusateurs. C'est pourquoi beaucoup de ces discours sont à jamais perdus. Ceux qui demeurent nous sont arrivés par les versions du Moniteur et du Lorgotachygraphe. Elles offrent entre elles des variantes que M. Aulard avait déjà signalées. Entre les deux nous avions à choisir. C'est à celle du Moniteur que nous nous sommes arrêté. Outre son caractère officiel,—dénaturé, nous le savons bien, mais officiel quand même,—elle offre au lecteur, désireux de restituer le discours donné à son ensemble, la facilité de se retrouver plus aisément.
Tel discours publié ici, nous ne le dissimulons pas, prend un caractère singulièrement plus significatif lu dans le compte rendu d'une séance. Mais cette qualité devenait un défaut pour quelques autres qu'elle privait de leur cohésion, de l'enchaînement logique des périodes. C'est pourquoi nous nous sommes décidé à supprimer, à moins d'une nécessité impérieuse, tout ce qui pouvait en contrarier la lecture, telles les interruptions sans importance, tels les applaudissements, ce qui, enfin, n'avait en aucune manière modifié la suite du discours.
Nous avons, au contraire, scrupuleusement respecté tout ce qui avait décidé l'orateur à répondre sur-le-champ aux observations présentées. C'est le cas où nous nous sommes trouvé pour la séance où Danton s'expliqua sur ses relations avec Dumouriez, et quelques autres encore. Un choix, d'autre part, s'imposait parmi tous les discours du conventionnel. Ce n'est pas à l'ensemble de son oeuvre oratoire que nous avons prétendu ici, et d'ailleurs, il serait à coup sûr impossible de le reconstituer rigoureusement.
Ce choix, la matière même des discours nous le facilita singulièrement. Tous les sujets de quelque importance furent discutés et traités par Danton avec assez d'abondance. L'obligation de reproduire les discours où il exposa ses vues politiques, le plus complètement et le plus longuement, s'imposait donc. Ce fut d'ailleurs la méthode dont se servit, en 1886, A. Vermorel, pour réunir quelques discours du conventionnel sous le titre: Oeuvres de Danton, comme il avait recueilli celles de Saint-Just, de Robespierre, de Mirabeau et de Desmoulins. Ce fut la seule tentative faite pour réunir les discours du ministre du 10 août; mais, outre les erreurs de dates assez sérieuses, Vermorel n'avait pris aucun soin de résumer ou de donner la brève physionomie des séances où les discours publiés furent prononcés. Nous avons essayé de combler cette lacune, d'éclairer ainsi certains passages qui pouvaient sembler obscurs. Enfin, nous avons cru utile de joindre à ce volume le mémoire justificatif rédigé par les fils Danton contre les accusations de vénalité portées contre leur père. Cette pièce curieuse publiée par le Dr. Robinet dans son mémoire sur la vie privée du conventionnel méritait d'être reproduite, tant à cause de la haute mémoire qu'elle défend, qu'à cause de la personnalité de ses signataires. C'est une réponse précise, modérée et de noble ton, qui a le mérite de prouver, par des pièces écrites, et authentiques, la probité de celui qui mourut, suivant le mot de M. Aulard, pur de sang, pur d'argent.
Restitués ainsi dans leur ensemble, ces discours de Danton apparaîtront comme de belles leçons de civisme et de pur patriotisme. Jamais amour pour la terre natale ne brûla d'un feu plus égal, plus haut; jamais patriotisme ne s'affirma avec plus de persévérance et plus de foi en le pays; jamais homme ne légua à l'histoire une plus vaste espérance dans les glorieuses destinées de la Révolution.
ANNÉE 1792
I
SUR LES DEVOIRS DE L'HOMME PUBLIC
(Novembre 1791)
Nommé administrateur du département de Paris le 31 janvier 1791, Danton occupa cette fonction pendant presque toute cette année. Il ne s'en démit qu'à la fin de novembre pour prendre le poste de substitut du procureur de la Commune, auquel le Dix Août devait l'arracher pour le faire ministre. La vigueur déployée par lui dans ce poste prépara les voies de la grande journée fatale à la Monarchie, et le discours qu'il prononça, lors de son installation, le fit aisément prévoir. C'est le programme des devoirs de l'homme public qu'il y expose dans cette harangue mûrement réfléchie et qui, si elle n'a pas toute la flamme de ses éclatantes improvisations de 93, se fait cependant remarquer par une audace de pensée assez rare, au début du grand conflit national, dans les rangs des magistrats du peuple. Vermorel, qui la publia d'après le texte donné par Fréron dans "L'Orateur du Peuple", lui donne la date de novembre 1792 (p. 109). C'est en novembre 1791 qu'il convient de la rétablir.
* * * * *
Monsieur le Maire et Messieurs,
Dans une circonstance qui ne fut pas un des moments de sa gloire, un homme dont le nom doit être à jamais célèbre dans l'histoire de la Révolution disait: qu'il savait bien qu'il n'y avait pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne; et moi, vers la même époque à peu près, lorsqu'une sorte de plébiscite m'écarta de l'enceinte de cette assemblée où m'appelait une section de la capitale, je répondais à ceux qui attribuaient à l'affaiblissement de l'énergie des citoyens ce qui n'était que l'effet d'une erreur éphémère, qu'il n'y avait pas loin, pour un homme pur, de l'ostracisme suggéré aux premières fonctions de la chose publique. L'événement justifie aujourd'hui ma pensée; l'opinion, non ce vain bruit qu'une faction de quelques mois ne fait régner qu'autant qu'elle-même, l'opinion indestructible, celle qui se fonde sur des faits qu'on ne peut longtemps obscurcir, cette opinion qui n'accorde point d'amnistie aux traîtres, et dont le tribunal suprême, casse les jugements des sots et les décrets des juges vendus à la tyrannie, cette opinion me rappelle du fond de ma retraite, où j'allais cultiver cette métairie qui, quoique obscure et acquise avec le remboursement notoire d'une charge qui n'existe plus, n'en a pas moins été érigée par mes détracteurs en domaines immenses, payés par je ne sais quels agents de l'Angleterre et de la Prusse.
Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs, puisque tel est le voeu des amis de la liberté et de la constitution; je le dois—d'autant plus que ce n'est pas dans le moment où la patrie est menacée de toutes parts qu'il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers comme celui d'une sentinelle avancée. Je serais entré silencieusement ici dans la carrière qui m'est ouverte, après avoir dédaigné pendant tout le cours de la Révolution de repousser aucune des calomnies sans nombre dont j'ai été assiégé, je ne me permettrais pas de parler un seul instant de moi, j'attendrais ma juste réputation de mes actions et du temps, si les fonctions déléguées auxquelles je vais me livrer ne changeaient pas entièrement ma position. Comme individu, je méprise les traits qu'on me lance, ils ne me paraissent qu'un vain sifflement; devenu homme du peuple, je dois, sinon répondre à tout, parce qu'il est des choses dont il serait absurde de s'occuper, mais au moins lutter corps à corps avec quiconque semblera m'attaquer avec une sorte de bonne foi. Paris, ainsi que la France entière, se compose de trois classes; l'une ennemie de toute liberté, de toute égalité, de toute constitution, et digne de tous les maux dont elle a accablé, dont elle voudrait encore accabler la nation; celle-là je ne veux point lui parler, je ne veux que la combattre à outrance jusqu'à la mort; la seconde est l'élite des amis ardents, des coopérateurs, des plus fermes soutiens de notre Révolution, c'est elle qui a constamment voulu que je sois ici; je ne dois non plus rien dire, elle m'a jugé, je ne la tromperai jamais dans son attente: la troisième, aussi nombreuse que bien intentionnée, veut également la liberté, mais elle en craint les orages; elle ne hait pas ses défenseurs qu'elle secondera toujours dans les moments de périls, mais elle condamne souvent leur énergie, qu'elle croit habituellement ou déplacée ou dangereuse; c'est à cette classe de citoyens que je respecte, lors même qu'elle prête une oreille trop facile aux insinuations perfides de ceux qui cachent sous le masque de la modération l'atrocité de leurs desseins; c'est, dis-je, à ces citoyens que je dois, comme magistrat du peuple, me faire bien connaître par une profession de foi solennelle de mes principes politiques.
La nature m'a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d'être né d'une de ces races privilégiées suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j'ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l'âme et à la fermeté du caractère. Si, dès les premiers jours de notre régénération, j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient ces hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu'on appelait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie.
Si j'ai été toujours irrévocablement attaché à la cause du peuple, si je n'ai pas partagé l'opinion d'une foule de citoyens, bien intentionnés sans doute, sur des hommes dent la vie politique me semblait d'une versatilité bien dangereuse, si j'ai interpellé face à face, et aussi publiquement que loyalement, quelques-uns de ces hommes qui se croyaient les pivots de notre Révolution; si j'ai voulu qu'ils s'expliquassent sur ce que mes relations avec eux m'avait fait découvrir de fallacieux dans leurs projets, c'est que j'ai toujours été convaincu qu'il importait au peuple de lui faire connaître ce qu'il devait craindre de personnages assez habiles pour se tenir perpétuellement en situation de passer, suivant le cours des événements, dans le parti qui offrirait à leur ambition les plus hautes destinées; c'est que j'ai cru encore qu'il était digne de moi de m'expliquer en présence de ces mêmes hommes, de leur dire ma pensée tout entière, lors même que je prévoyais bien qu'ils se dédommageraient de leur silence en me faisant peindre par leurs créatures avec les plus noires couleurs, et en me préparant de nouvelles persécutions.
Si, fort de ma cause, qui était celle de la nation, j'ai préféré les dangers d'une seconde proscription judiciaire, fondée non pas même sur ma participation chimérique a une pétition trop tragiquement célèbre, mais sur je ne sais quel conte misérable de pistolets emportés en ma présence, de la chambre d'un militaire, dans une journée à jamais mémorable, c'est que j'agis constamment d'après les lois éternelles de la justice, c'est que je suis incapable de conserver des relations qui deviennent impures, et d'associer mon nom à ceux qui ne craignent pas d'apostasier la religion du peuple qu'ils avaient d'abord défendu.
Voilà quelle fut ma vie.
Voici, messieurs, ce qu'elle sera désormais.
J'ai été nommé pour concourir au maintien de la Constitution, pour faire exécuter les lois jurées par la nation; eh bien, je tiendrai mes serments, je remplirai mes devoirs, je maintiendrai de tout mon pouvoir la Constitution, rien que la Constitution, puisque ce sera défendre tout à la fois l'égalité, la liberté et le peuple. Celui qui m'a précédé dans les fonctions que je vais remplir a dit qu'en l'appelant au ministère le roi donnait une nouvelle preuve de son attachement à la Constitution; le peuple, en me choisissant, veut aussi fortement, au moins, la Constitution; il a donc bien secondé les intentions du roi? Puissions-nous avoir dit, mon prédécesseur et moi, deux éternelles vérités! Les archives du monde attestent que jamais peuple lié à ses propres lois, à une royauté constitutionnelle, n'a rompu le premier ses serments; les nations ne changent ou ne modifient jamais leurs gouvernements que quand l'excès de l'oppression les y contraint; la royauté constitutionnelle peut durer plus de siècles en France que n'en a duré la royauté despotique.
Ce ne sont pas les philosophes, eux qui ne font que des systèmes, qui ébranlent les empires; les vils flatteurs des rois, ceux qui tyrannisent en leurs noms le peuple, et qui l'affament, travaillent plus sûrement à faire désirer un autre gouvernement que tous les philanthropes qui publient leurs idées sur la liberté absolue. La nation française est devenue plus fière sans cesser d'être plus généreuse. Après avoir brisé ses fers, elle a conservé la royauté sans la craindre, et l'a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un peuple dans lequel de longues oppressions n'ont point détruit le penchant à être confiant, et souvent trop confiant; qu'elle livre elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs sans exception et tous ces valets de conspiration qui se font donner par les rois des acomptes sur des contre-révolutions chimériques, auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler ainsi, des partisans à crédit. Que la royauté se montre sincèrement enfin l'amie de la liberté, sa souveraine, alors elle s'assurera une durée pareille à celle de la nation elle-même, alors on verra que les citoyens qui ne sont accusés d'être au delà de la Constitution que par ceux mêmes qui sont évidemment en deçà, que ces citoyens, quelle que soit leur théorie arbitraire sur la liberté, ne cherchent point a rompre le pacte social; qu'ils ne veulent pas, pour un mieux idéal, renverser un ordre de choses fondé sur l'égalité, la justice et la liberté. Oui, messieurs, je dois le répéter, quelles qu'aient été mes opinions individuelles lors de la révision de la Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est jurée, j'appellerai à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilège pour l'attaquer, fût-ce mon frère, mon ami, fût-ce mon propre fils; tels sont mes sentiments.
La volonté générale du peuple français, manifestée aussi solennellement que son adhésion a la Constitution, sera toujours ma loi suprême. J'ai consacré ma vie tout entière à ce peuple qu'on n'attaquera plus, qu'on ne trahira plus impunément, et qui purgera bientôt la terre de tous les tyrans, s'ils ne renoncent pas à la ligue qu'ils ont formée contre lui. Je périrai, s'il le faut, pour défendre sa cause; lui seul aura mes derniers voeux, lui seul les mérite; ses lumières et son courage l'ont tiré de l'abjection du néant; ses lumières et son courage le rendront éternel.
II
SUR LES MESURES RÉVOLUTIONNAIRES
(28 août 1792)
Dans la séance du 28 août de la Législative, Danton, ministre de la Justice, monta à la tribune pour exposer les mesures révolutionnaires qu'il semblait important de prendre. Merlin (de Thionville) convertit la proposition en motion que la Législative vota et qui, le lendemain, fut mise à exécution. Les barrières furent fermées à 2 heures, et les visites domiciliaires durèrent jusqu'à l'aube.
* * * * *
Le pouvoir exécutif provisoire m'a chargé d'entretenir l'Assemblée nationale des mesures qu'il a prises pour le salut de l'Empire. Je motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre révolutionnaire. L'ennemi menace le royaume, mais l'ennemi n'a pris que Longwy. Si les commissaires de l'Assemblée n'avaient pas contrarié par erreur les opérations du pouvoir exécutif, déjà l'armée remise à Kellermann se serait concertée avec celle de Dumouriez. Vous voyez que nos dangers sont exagérés.
Il faut que l'armée se montré digne de la nation. C'est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme; c'est par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes. Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulée de Lafayette, il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire an peuple qu'il doit se précipiter en masse sur les ennemis.
Telle est notre situation que tout ce qui peut matériellement servir a notre salut doit y concourir. Le pouvoir exécutif va nommer des commissaires pour aller exercer dans les départements l'influence de l'opinion. Il a pensé que vous deviez en nommer aussi pour les accompagner, afin que la réunion des représentants des deux pouvoirs produise un effet plus salutaire et plus prompt.
Nous vous proposons de déclarer que chaque municipalité sera autorisée à prendre l'élite des hommes bien équipés qu'elle possède. On a jusqu'à ce moment fermé les portes de la capitale et on a eu raison; il était important de se saisir des traîtres; mais, y en eût-il 30.000 à arrêter, il faut qu'ils soient arrêtés demain, et que demain Paris communique avec la France entière. Nous demandons que vous nous autorisiez à faire faire des visites domiciliaires.
Il doit y avoir dans Paris 80.000 fusils en état. Eh bien! il faut que ceux qui sont armés volent aux frontières. Comment les peuples qui ont conquis la liberté l'ont-ils conservée? Ils ont volé à l'ennemi, ils ne l'ont point attendu. Que dirait la France, si Paris dans la stupeur attendait l'arrivée des ennemis? Le peuple français a voulu être libre; il le sera. Bientôt des forces nombreuses seront rendues ici. On mettra a la disposition des municipalités tout ce qui sera nécessaire, en prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout appartient à la patrie, quand la patrie est en danger.
III
SUR LA PATRIE EN DANGER
(2 septembre 1792)
Le matin du 2 septembre on apprit à Paris, après les premiers succès de Brunswick et la capitulation de Longwy, l'investissement de Verdun. Une émotion et une fureur extraordinaires s'emparèrent de la capitale, et tandis que Danton tonnait à la tribune, le peuple se vengeait, sur les suspects des prisons, des malheurs de la patrie. "Il me semble, écrit avec raison M. Aulard, que cette véhémente harangue peut être considérée comme un des efforts les plus remarquables de Danton pour empêcher les massacres".[Note: F.-A. AULARD. Études et Leçons sur la Révolution française, t. II, p. 54; Paris, Félix Alcan, 1898.] Elles ne les empêcha point, mais assura, du moins, la gloire à son auteur.
* * * * *
Il est satisfaisant, pour les ministres du peuple libre, d'avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s'émeut, tout s'ébranle, tout brûle de combattre.
Vous savez que Verdun n'est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a promis d'immoler le premier qui proposerait de se rendre.
Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l'intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer, d'une manière solennelle, l'invitation aux citoyens de s'armer et de marcher pour la défense de la patrie. C'est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarez que la capitale a bien mérité de la France entière. C'est en ce moment que l'Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger le mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne, ou de remettre ses armes, sera puni de mort.
Nous demandons qu'il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements. Nous demandons qu'il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour avertir des décrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée [Note: Texte du Moniteur.—Celui du Journal des Débats et de Décrets offre quelques légères variantes.].
IV
SUR LE ROLE DE LA CONVENTION
(21 septembre 1792)
Paris nomma, le 8 septembre, Danton représentant à la Convention nationale. Dès longtemps son choix entre la fonction de ministre et celle de député était fait. "Il n'hésitera pas un moment à quitter le ministère pour être représentant du peuple", écrivait le 26 août Camille Desmoulins à son père. [Note: Oeuvres de Camille Demoulins, recueillies et publiées d'après les textes originaux, par M. Jules Claretie, t. II, p. 369; Paris, Fasquelle.] Le 21 septembre, dans la deuxième séance de la Convention nationale, Danton donna sa démission du ministère. Il indiqua, en outre, dans son discours, le véritable rôle de la Convention et les devoirs qu'elle assumait devant le peuple dont elle était l'émanation. Improvisation brève et nerveuse, inspirée des mêmes sentiments qui dictèrent celle sur les mesures révolutionnaires.
* * * * *
Avant d'exprimer mon opinion sur le premier acte [Note: L'abolition de la royauté.] que doit faire l'Assemblée nationale, qu'il me soit permis de résigner dans son sein les fonctions qui m'avaient été déléguées par l'Assemblée législative. Je les ai reçues au bruit du canon, dont les citoyens de la capitale foudroyèrent le despotisme. Maintenant que la jonction des armées est faite, que la jonction des représentants du peuple est opérée, je ne dois plus reconnaître mes fonctions premières; je ne suis plus qu'un mandataire du peuple, et c'est en cette qualité que je vais parler. On vous a proposé des serments; il faut, en effet, qu'en entrant dans la vaste carrière que vous avez a parcourir, vous appreniez au peuple, par une déclaration solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui présideront à vos travaux.
Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement, nominativement acceptée par la majorité des assemblées primaires. Voilà ce que vous devez déclarer au peuple. Les vains fantômes de dictature, les idées extravagantes de triumvirat, toutes ces absurdités inventées pour effrayer le peuple disparaissent alors, puisque rien ne sera constitutionnel que ce qui aura été accepté par le peuple. Après cette déclaration, vous en devez faire une autre qui n'est pas moins importante pour la liberté et pour la tranquillité publique. Jusqu'ici on a agité le peuple, parce qu'il fallait lui donner l'éveil contre les tyrans. Maintenant il faut que les lois soient aussi terribles contre ceux qui y porteraient atteinte, que le peuple l'a été en foudroyant la tyrannie; il faut qu'elles punissent tous les coupables pour que le peuple n'ait plus rien à désirer. On a paru croire, d'excellents citoyens ont pu présumer que des amis ardents de la liberté pouvaient nuire à l'ordre social en exagérant les principes eh bien, abjurons ici toute exagération; déclarons que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles seront éternellement maintenues. Souvenons-nous ensuite que nous avons tout à revoir, tout à recréer; que la déclaration des droits elle-même n'est pas sans tache, et qu'elle doit passer à la révision d'un peuple vraiment libre.
V
SUR LE CHOIX DES JUGES
(22 septembre 1792)
Après être intervenu dans le conflit entre la population d'Orléans et ses officiers municipaux royalistes, Danton prit part, dans la séance du 22 septembre, à la discussion des réformes à opérer dans le système judiciaire. Ce discours est particulièrement remarquable en ce sens que c'est un des rares où l'avocat ait passé devant le citoyen, sans toutefois l'oublier. La Convention décida que les juges pourraient être choisis parmi toutes les classes des citoyens.
* * * * *
Je ne crois pas que vous deviez dans ce moment changer l'ordre judiciaire; mais je pense seulement que vous devez étendre la faculté des choix. Remarquez que tous les hommes de loi sont d'une aristocratie révoltante; si le peuple est forcé de choisir parmi ces hommes, il ne saura où reposer sa confiance. Je pense que si l'on pouvait, au contraire, établir dans les élections un principe d'exclusion, ce devrait être contre ces hommes de loi qui jusqu'ici se sont arrogé un privilège exclusif, qui a été une des grandes plaies du genre humain. Que le peuple choisisse à son gré les hommes à talents qui mériteront sa confiance. Il ne se plaindra pas quand il aura choisi à son gré. Au lieu qu'il aura sans cesse le droit de s'insurger contre des hommes entachés d'aristocratie que vous l'auriez forcé de choisir.
Élevez-vous à la hauteur des grandes considérations. Le peuple ne veut point de ses ennemis dans les emplois publics; laissez-lui donc la faculté de choisir ses amis. Ceux qui se sont fait un état de juger les hommes étaient comme les prêtres; les uns et les autres ont éternellement trompé le peuple. La justice doit se rendre par les simples lois de la raison. Et moi aussi, je connais les formes; et si l'on défend l'ancien régime judiciaire, je prends l'engagement de combattre en détail, pied à pied, ceux qui se montreront les sectateurs de ce régime [Note: Quelques conventionnels s'étant, en cet endroit, opposés à la proposition de Danton, il continua, développant ses arguments en faveur de la libre élection de tous les citoyens au poste de juge.].
Il s'agit de savoir s'il y a de graves inconvénients à décréter que le peuple pourra choisir indistinctement, parmi tous les citoyens, les hommes qu'il croira les plus capables d'appliquer la justice. Je répondrai froidement et sans flagornerie pour le peuple aux observations de M. Chassey. Il lui est échappé un aveu bien précieux; il vous a dit que, comme membre du tribunal de cassation, il avait vu arriver à ce tribunal une multitude de procès extrêmement entortillés, et tous viciés par des violations de forme. Comment se fait-il qu'il convient que les praticiens sont détestables, même en forme, et que cependant il veut que le peuple ne prenne que des praticiens. Il vous a dit ensuite: plus les lois actuelles sont compliquées, plus il faut que les hommes chargés de les appliquer soient versés dans l'étude de ces lois.
Je dois vous dire, moi, que ces hommes infiniment versés dans l'étude des lois sont extrêmement rares, que ceux qui se sont glissés dans la composition actuelle des tribunaux sont des subalternes; qu'il y a parmi les juges actuels un grand nombre de procureurs et même d'huissiers; eh bien, ces mêmes hommes, loin d'avoir une connaissance approfondie des lois, n'ont qu'un jargon de chicane; et cette science, loin d'être utile, est infiniment funeste. D'ailleurs on m'a mal interprété; je n'ai pas proposé d'exclure les hommes de loi des tribunaux, mais seulement de supprimer l'espèce de privilège exclusif qu'ils se sont arrogé jusqu'à présent. Le peuple élira sans doute tous les citoyens de cette classe, qui unissent le patriotisme aux connaissances, mais, à défaut d'hommes de loi patriotes, ne doit-il pas pouvoir élire d'autres citoyens? Le préopinant, qui a appuyé, en partie les observations de M. Chassey, a reconnu lui-même la nécessité de placer un prud'homme dans la composition des tribunaux, d'y placer un citoyen, un homme de bon sens, reconnu pour tel dans son canton, pour réprimer l'esprit de dubitation qu'ont souvent les hommes barbouillés de la science de la justice.
En un mot, après avoir pesé ces vérités, attachez-vous surtout à celle-ci: le peuple a le droit de vous dire: tel homme est ennemi du nouvel ordre des choses, il a signé une pétition contre les sociétés populaires, il a adressé à l'ancien pouvoir exécutif des pétitions flagorneuses; il a sacrifié nos intérêts à la cour, je ne puis lui accorder ma confiance. Beaucoup de juges, en effet, qui n'étaient pas très experts en mouvements politiques, ne prévoyaient pas la Révolution et la République naissante; ils correspondaient avec le pouvoir exécutif, ils lui envoyaient une foule de pièces qui prouvaient leur incivisme: et, par une fatalité bien singulière ces pièces envoyées à M. Joly, ministre de la tyrannie, ont tombé entre les mains du ministre du peuple. C'est alors que je me suis convaincu plus que jamais de la nécessité d'exclure cette classe d'hommes des tribunaux; en un mot, il n'y a aucun inconvénient grave, puisque le peuple pourra réélire tous les hommes de loi qui sont dignes de sa confiance.
VI
JUSTIFICATION CIVIQUE
(25 septembre 1792)
Le plus vif enthousiasme accueillit, le 25 septembre, ce discours de Danton. Sous les attaques de Lasource, l'accusant de former, avec Marat et Robespierre, un triumvirat aspirant à la dictature, le grand orateur civique se réveilla. On sait que Marat reconnut lui-même qu'il était l'auteur de la proposition d'un triumvirat. Robespierre, Danton, disait-il, en "ont constamment improuvé l'idée ". Il est à remarquer que ce discours de Danton contient, en germe, le décret du 1er avril suivant qui dépouilla les députés suspects de leur inviolabilité [Note: Moniteur du jeudi 4 avril 1793, p. 94.]. C'est toutefois, malgré sa fougueuse violence oratoire, un bel et pathétique appel à la concorde.
* * * * *
C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la République française, que celui qui amène entre nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu'il sera démasqué. On parle de dictature, de triumvirat. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferai, moi, cette imputation dût-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce n'est pas la députation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper; je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi.
Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère, j'ai apporté dans le conseil toute l'activité et tout le zèle d'un citoyen embrasé de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser a cet égard, qu'il se lève et qu'il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont, pour le parti républicain, ce qu'étaient celles de Royou pour le parti aristocratique; c'est Marat. Assez et trop longtemps l'on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside [Note: Pétion avait été, dès la première séance, élu président par 235 voix. (Procès-verbal de la Convention national, tome I.)]. Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m'a été adressée par ce citoyen; il a été témoin d'une altercation qui a eu lieu, entre lui et moi à la mairie. Mais j'attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été enfermé, ont ulcéré son âme… Il est très vrai que d'excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir; mais n'accusons pas pour quelques individus exagérés une députation tout entière. Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris; je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'intérêt public.
Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien! portons-la, cette loi, portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l'égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre les auteurs. La France doit être un tout indivisible. Elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va établir l'unité de représentation et d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous jure, nos ennemis sont morts.
VII
CONTRE ROLAND
(29 octobre 1792)
Danton mis en cause dès le 10 octobre par la Gironde au sujet de la gestion des fonds du ministère, et ce malgré qu'il eût rendu ses comptes le 6, trouva l'occasion, dans la séance du 29 octobre, d'attaquer de front ses calomniateurs. Ce fut le rapport de Roland qui le lui fournit. Tandis qu'il s'opposait énergiquement à l'envoi de cette pièce hypocrite et mensongère aux départements, il défendait Robespierre. Il n'avait pas oublié l'accusation de Lasource et c'est comme la seconde partie de son discours du 25 septembre précédent qu'il prononça le 29 octobre.
* * * * *
J'ai peine à concevoir comment l'Assemblée hésiterait à fixer décidément à un jour prochain la discussion que nécessite le rapport du ministre. Il est temps enfin que nous sachions de qui nous sommes les collègues; il est temps que nos collègues sachent ce qu'ils doivent penser de nous. On ne peut se dissimuler qu'il existe dans l'Assemblée un grand germe de défiance entre ceux qui la composent…. Si j'ai dit une vérité que vous sentez tous, laissez m'en donc tirer les conséquences. Eh bien, ces défiances, il faut qu'elles cessent; et s'il y a un coupable parmi nous, il faut que vous en fassiez justice. Je déclare à la Convention et à la nation entière que je n'aime point l'individu Marat; je dis avec franchise que j'ai fait l'expérience de son tempérament: non seulement il est volcanique et acariâtre, mais insociable. Après un tel aveu qu'il me soit permis de dire que, moi aussi, je suis sans parti et sans faction. Si quelqu'un peut prouver que je tiens à une faction, qu'il me confonde à l'instant…. Si, au contraire, il est vrai que ma pensée soit à moi, que je sois fortement décidé à mourir plutôt que d'être cause d'un déchirement ou d'une tendance à un déchirement dans la République, je demande à énoncer ma pensée tout entière sur notre situation politique actuelle.
Sans doute il est beau que la philanthropie, qu'un sentiment d'humanité fasse gémir le ministre de l'Intérieur et tous les grands citoyens sur les malheurs inséparables d'une grande révolution, sans doute on a le droit de réclamer toute la rigueur de la justice nationale contre ceux qui auraient évidemment servi leurs passions particulières au lieu de servir la Révolution et la liberté. Mais comment se fait-il qu'un ministre qui ne peut pas ignorer les circonstances qui ont amené les événements dont il vous a entretenus oublie les principes et les vérités qu'un autre ministre vous a développés sur ces mêmes événements. [Note: Danton entend désigner Garat qui était précédemment intervenu.] Rappelez-vous ce que le ministre actuel de la Justice vous a dit sur ces malheurs inséparables de la Révolution. Je ne ferai point d'autre réponse au ministre de l'Intérieur. Si chacun de nous, si tout républicain a le droit d'invoquer la justice contre ceux qui n'auraient excité des troubles révolutionnaires que pour assouvir des vengeances particulières, je dis qu'on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens; que jamais révolution complète n'a été opérée sans que cette vaste démolition de l'ordre de choses existant n'ait été funeste à quelqu'un; qu'il ne faut donc pas imputer, ni à la cité de Paris, ni à celles qui auraient pu présenter les mêmes désastres, ce qui est peut-être l'effet de quelques vengeances particulières dont je ne nie pas l'existence; mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les miracles dont s'étonnera la postérité. Je dis donc que le ministre a cédé à un sentiment que je respecte, mais que son amour passionné pour l'ordre et les lois lui a fait voir sous la couleur de l'esprit de faction et de grands complots d'État, ce qui n'est peut-être que la réunion de petites et misérables intrigues dans leur objet comme dans leurs moyens. Pénétrez-vous de cette vérité qu'il ne peut exister de faction dans une république; il y a des passions qui se cachent; il y a des crimes particuliers; mais il n'y a pas de ces complots vastes et particuliers qui puissent porter atteinte à la liberté. Et où sont donc ces hommes qu'on accuse comme des conjurés, comme des prétendants à la dictature ou au triumvirat? Qu'on les nomme? Oui, nous devons réunir nos efforts pour faire cesser l'agitation de quelques ressentiments et de quelques prétentions personnelles, plutôt que de nous effrayer par de vains et chimériques complots dont on serait bien embarrassé d'avoir à prouver l'existence. Je provoque donc une explication franche sur les défiances qui nous divisent, je demande que la discussion sur le Mémoire du ministre soit ajournée à jour fixe, parce que je désire que les faits soient approfondis, et que la Convention prenne des mesures contre ceux qui peuvent être coupables.
J'observe que c'est avec raison qu'on a réclamé contre l'envoi aux départements de lettres qui inculpent indirectement les membres de cette Assemblée, et je déclare que tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens. Que tous ceux qui ne partagent pas mon opinion me la laissent établir avant de la juger. Je n'ai accusé personne et je suis prêt à repousser toutes les accusations. C'est parce que je m'en sens la force et que je suis inattaquable que je demande la discussion pour lundi prochain. Je la demande pour lundi, parce qu'il faut que les membres qui veulent accuser s'assurent de leurs matériaux et puissent rassembler leurs pièces, et pour que ceux qui se trouvent en état de les réfuter puissent préparer leurs développements et repousser à leur tour des imputations calomnieuses. Ainsi, les bons citoyens qui ne cherchent que la lumière, qui veulent connaître les choses et les hommes, sauront bientôt à qui ils doivent leur haine, ou la fraternité qui seule peut donner à la Convention cette marche sublime qui marquera sa carrière.
VIII
POUR LA LIBERTÉ DES OPINIONS RELIGIEUSES
(7 novembre 1792)
Danton dont la politique n'eut jamais rien de dogmatique, dont le civisme s'alliait avec la tolérance, intervint plusieurs fois dans les discussions religieuses à la Convention. Dans le cas présent, en parlant en faveur des prêtres, il parlait aussi en faveur de la liberté des opinions religieuses, et une fois encore son patriotisme, éclairé et prévoyant, lui dictait cette intervention. Avec la suppression brusque du culte il prévoyait des troubles, la guerre civile, les mille maux que créent des citoyens violemment heurtés dans la liberté de leur conscience. En outre, l'encyclopédiste révélait là ses théories les plus chères, en déclarant que "c'est un crime de lèse-nation que d'ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut trouver encore quelques consolations". Il est difficile de ne point rendre hommage à la noblesse de cette pensée.
* * * * *
Je viens ajouter quelques idées à celles qu'a développées le préopinant. Sans doute il est douloureux pour les représentants du peuple de voir que leur caractère est plus indignement, plus insolemment outragé par le peuple lui-même que par ce Lafayette, complice des attentats du despotisme. On ne peut se dissimuler que les partisans du royalisme, les fanatiques et les scélérats qui, malheureusement pour l'espèce humaine, se trouvent dissémines sur tous les points de la République, ne rendent la liberté déplorable. Il y a eu une violation infâme, il faut la réprimer; il faut sévir contré ceux qui, prétextant la souveraineté nationale, attaquent cette souveraineté et se souillent de tous les crimes. Il y a des individus bien coupables, car qui peut excuser celui qui veut agiter la France? N'avez-vous pas déclaré que la Constitution serait présentée à l'acceptation du peuple? Mais il faut se défier d'une idée jetée dans cette Assemblée. On a dit qu'il ne fallait pas que les prêtres fussent salariés par le trésor public. On s'est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères; car je ne connais d'autre bien que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la justice et de la liberté. Mais l'homme maltraité de la fortune cherche des jouissances éventuelles; quand il voit un homme riche se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, tandis que ses besoins à lui sont restreints au plus étroit nécessaire, alors il croit, et cette idée est consolante pour lui, il croit que dans une autre vie ses jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans celle-ci. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon de parler au peuple morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c'est un crime de lèse-nation que d'ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut trouver encore quelques consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la Convention fit une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rien détruire, mais tout perfectionner; que si elle poursuit le fanatisme, c'est parce qu'elle veut la liberté des opinions religieuses. Il est encore un objet qui mérite l'attention et qui exige la prompte décision de l'Assemblée. Le jugement du ci-devant roi est attendu avec impatience; d'une part, le républicain est indigné de ce que ce procès semble interminable; de l'autre, le royaliste s'agite en tous sens, et comme il a encore des moyens de finances et qu'il conserve son orgueil accoutumé, vous verrez au grand scandale et au grand malheur de la France, ces deux partis s'entrechoquer encore. S'il faut des sacrifices d'argent, si les millions mis à la disposition du ministre ne suffisent pas, il faut lui en donner de nouveaux; mais plus vous prendrez de précautions sages, plus aussi doit éclater votre justice contre les agitateurs. Ainsi, d'une part, assurance au peuple qu'il lui sera fourni des blés, accélération du jugement du ci-devant roi, et déploiement des forces nationales contre les scélérats qui voudraient amener la famine au milieu de l'abondance: telles sont les conclusions que je vous propose, et que je crois les seules utiles.
ANNÉE 1793
IX
PROCÈS DE LOUIS XVI
(Janvier 1793)
Après les succès de Dumouriez contre les forces prussiennes, la majorité girondine du Conseil exécutif décida, sur les instances du général, l'envahissement des Pays-Bas! Le 1er décembre 1792, Danton partit, avec Lacroix, rejoindre les armées, sur l'ordre de la Convention. Le 14 janvier il revenait à Paris et, le surlendemain, prenait part aux débats du procès du Roi. Parlant sur la question du jugement, il demanda qu'il fût rendu à la simple Majorité.
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On a prétendu que telle était l'importance de cette question, qu'il ne suffisait pas qu'on la vidât dans la forme ordinaire. Je demande pourquoi, quand c'est par une simple majorité qu'on a prononcé sur le sort de la nation entière, quand on n'a pas même pensé à soulever cette question lorsqu'il s'est agi d'abolir la royauté, on veut prononcer sur le sort d'un individu, d'un conspirateur avec des formes plus sévères et plus solennelles. Nous prononçons comme représentant par provision la souveraineté. Je demande si, quand une loi pénale est portée contre un individu quelconque, vous renvoyez au peuple, ou si vous avez quelques scrupules à lui donner son exécution immédiate? Je demande si vous n'avez pas voté à la majorité absolue seulement la république, la guerre; et je demande si le sang qui coule au milieu des combats ne coule pas définitivement? Les complices de Louis n'ont-ils pas subi immédiatement la peine sans aucun recours au peuple et en vertu de l'arrêt d'un tribunal extraordinaire? Celui qui a été l'âme de ces complots mérite-t-il une exception? Vous êtes envoyés par le peuple pour juger le tyran, non pas comme juges proprement dits, mais comme représentants: vous ne pouvez dénaturer votre caractère; je demande qu'on passe à l'ordre du jour sur la proposition de Lehardy; je me motive et sur les principes et sur ce que vous avez déjà pris deux délibérations à la simple majorité.
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Présent lors de l'appel nominal sur la troisième question; "Quelle peine Louis Capet, ci-devant roi des Français, a-t-il encourue?", il vota la mort, motivant en ces termes son opinion:
* * * * *
Je ne suis point de cette foule d'hommes d'État qui ignorent qu'on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe les rois qu'à la tête, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre de ceux de l'Europe que par la force de nos armes. Je vote pour la mort du tyran.
* * * * *
Son intervention dans la séance du 17 janvier fut marquée d'un incident assez vif. Le président ayant annoncé l'arrivée d'une lettre des défenseurs de Louis XVI et d'une missive du ministre d'Espagne en faveur du monarque, Garan-Coulon prit la parole et dès le premier mot fut interrompu par Danton. Louvet s'écria, de sa place: "Tu n'es pas encore roi, Danton!" A ce grief girondin habituel, les rumeurs éclatèrent, tandis que Louvet continuait: "Quel est donc ce privilège? Je demande que le premier qui interrompra soit rappelé à l'ordre." A cette impertinence de l'auteur de Faublas, Danton riposta: "Je demande que l'insolent qui dit que je ne suis pas roi encore soit rappelé à l'ordre du jour avec censure…" Et s'adressant à Garan-Coulon, il ajouta: "Puisque Garan prétend avoir demandé la parole avant moi, je la lui cède." Garan ayant parlé en faveur de l'audition des défenseurs du Roi, Danton prit la parole pour appuyer cet avis, et s'élever en termes vigoureux et éloquents contre la prétention du ministre d'Espagne: Je consens à ce que les défenseurs de Louis soient entendus après que le décret aura été prononcé, persuadé qu'ils n'ont rien de nouveau à vous apprendre, et qu'ils ne vous apportent point de pièces capables de faire changer votre détermination. Quant à l'Espagne, je l'avouerai, je suis étonné de l'audace d'une puissance qui ne craint pas de prétendre à exercer son influence sur votre délibération. Si tout le monde était de mon avis, on voterait à l'instant, pour cela seul, la guerre à l'Espagne. Quoi! on ne reconnaît pas notre République et l'on veut lui dicter des lois? On ne la reconnaît pas, et l'on veut lui imposer des conditions, participer au jugement que ses représentants vont rendre? Cependant qu'on entende si on le veut cet ambassadeur, mais que le président lui fasse une réponse digne du peuple dont il sera l'organe et qu'il lui dise que les vainqueurs de Jemmapes ne démentiront pas la gloire qu'ils ont acquise, et qu'ils retrouveront, pour exterminer tous les rois de l'Europe conjurés contre nous, les forces qui déjà les ont fait vaincre. Défiez-vous, citoyens, des machinations qu'on ne va cesser d'employer pour vous faire changer de détermination; on ne négligera aucun moyen; tantôt, pour obtenir des délais, on prétextera un motif politique; tantôt une négociation importante ou à entreprendre ou prête à terminer. Rejetez, rejetez, citoyens, toute proposition honteuse; point de transaction avec la tyrannie; soyez dignes du peuple qui vous a donné sa confiance et qui jugerait ses représentants, si ses représentants l'avaient trahi.
Dans la nuit du 17 au 18 janvier, alors que Vergniaud avait déjà prononcé l'arrêt condamnant par 366 voix Louis XVI à la peine de mort, la Convention décida de délibérer sur la question: Y aura-t-il sursis, oui ou non, à l'exécution du décret gui condamne Louis Capet? L'appel nominal commencé, malgré la fatigue de l'Assemblée, à huit heures et demie, se termina vers minuit. On sait que, par 380 voix contre 310, ce sursis fut rejeté. Tallien avait demandé à la Convention de décider sur-le-champ de la question du sursis. Danton était intervenu aux débats dans ces termes:
On vous a parlé d'humanité, mais on en a réclamé les droits d'une manière dérisoire… Il ne faut pas décréter, en sommeillant, les plus chers intérêts de la patrie. Je déclare que ce ne sera ni par la lassitude, ni par la terreur qu'on parviendra à entraîner la Convention nationale à statuer, dans la précipitation d'une délibération irréfléchie, sur une question à laquelle la vie d'un homme et le salut public sont également attachés. Vous avez appris le danger des délibérations soudaines; et certes, pour la question qui nous occupe, vous avez besoin d'être préparés par des méditations profondément suivies. La question qui vous reste à résoudre est une des plus importantes. Un de vos membres, Thomas Payne, a une opinion importante à vous communiquer. Peut-être ne sera-t-il pas sans importance d'apprendre de lui ce qu'en Angleterre… (_Murmures.) Je n'examine point comment on peut flatter le peuple, en adulant en lui un sentiment qui n'est peut-être que celui d'une curiosité atroce. Les véritables amis du peuple sont à mes yeux ceux qui veulent prendre toutes les mesures nécessaires pour que le sang du peuple ne coule pas, que la source de ses larmes soit tarie, que son opinion soit ramenée aux véritables principes de la morale, de la justice et de la raison. Je demande donc la question préalable sur la proposition de Tallien; et que, si cette proposition était mise aux voix, elle ne pût l'être que par l'appel nominal.
X
POUR LEPELETIER ET CONTRE ROLAND
(21 janvier 1793)
Le dimanche 20 janvier, dans le sous-sol du restaurant Teisier, au Palais-Royal, un ancien garde du corps nommé Deparis, tua d'un coup de sabre Michel Lepeletier de Saint-Fargeau. Dans sa séance du 21, la Convention décida d'accorder à ce dernier les honneurs du Panthéon, tandis que, désireux de frapper les contre-révolutionnaires qu'ils présumaient être les instigateurs de l'assassinat, plusieurs députés demandaient des visites domiciliaires pareilles à celles-là mêmes que Danton demanda le 28 août 1892. S'associant à la première proposition, Danton s'éleva contre la seconde. La Convention ordonna néanmoins la mesure, qui fut exécutée dans la nuit qui suivit. On retrouvera dans ce beau et rude discours du conventionnel un nouvel écho de la lutte contre la Gironde. Elle allait bientôt atteindre son paroxysme et proscrire toute clémence. Mais une fois encore l'amour de la patrie passa avant toute querelle politique, et jamais plus belle profession de foi patriotique ne fut mêlée à plus d'abnégation.
* * * * *
Ce qui honore le plus les Français, c'est que dans des moments de vengeance le peuple ait surtout respecté ses représentants. Que deviendrions-nous, si, au milieu des doutes que l'on jette sur une partie de cette assemblée, l'homme qui a péri victime des assassins n'était pas patriote! O Lepeletier, ta mort servira la République; je l'envie, ta mort. Vous demandez pour lui les honneurs du Panthéon; mais il a déjà recueilli les palmes du martyre de la Liberté. Le moyen d'honorer sa mémoire, c'est de jurer que nous ne nous quitterons pas sans avoir donné une Constitution à la République. Qu'il me sera doux de vous prouver que je suis étranger à toutes les passions!
Je ne suis point l'accusateur de Pétion; à mon sens il eut des torts. Pétion peut avoir été faible; mais, je l'avoue avec douleur, bientôt la France ne saura plus sur qui reposer sa confiance. Quant aux attentats dont nous avons tous gémi, l'on aurait dû vous dire clairement que nulle puissance n'aurait pu les arrêter. Ils étaient la suite de cette rage révolutionnaire qui animait tous les esprits. Les hommes qui connaissent le mieux ces événements terribles furent convaincus que ces actes étaient la suite nécessaire de la fureur d'un peuple qui n'avait jamais obtenu justice. J'adjure tous ceux qui me connaissent de dire si je suis un buveur de sang, si je n'ai pas employé tous les moyens de conserver la paix dans le conseil exécutif. Je prends à témoin Brissot lui-même. N'ai-je pas montré une extrême déférence pour un vieillard dont le caractère est opiniâtre, et qui aurait dû au contraire épuiser tous les moyens de douceur pour rétablir le calme? Roland, dont je n'accuse pas les intentions, répute scélérats tous ceux qui ne partagent pas ses opinions. Je demande pour le bien de la République qu'il ne soit plus ministre; je désire le salut public, vous ne pouvez suspecter mes intentions. Roland, ayant craint d'être frappé d'un mandat dans des temps trop fameux, voit partout des complots; il s'imagine que Paris veut s'attribuer une espèce d'autorité sur les autres communes. C'est là sa grande erreur. Il a concouru à animer les départements contre Paris, qui est la ville de tous. On a demandé une force départementale pour environner la Convention. Eh bien, cette garde n'aura pas plus tôt séjourné dans Paris, qu'elle y prendra l'esprit du peuple. En doutez-vous maintenant? Je puis attester sans acrimonie que j'ai acquis la conviction que Roland a fait circuler des écrits qui disent que Paris veut dominer la République.
Quant aux visites domiciliaires, je m'oppose à cette mesure dans son plein, dans un moment où la nation s'élève avec force contre le bill rendu contre les étrangers; mais il vous faut un comité de sûreté générale qui jouisse de la plénitude de votre confiance; lorsque les deux tiers des membres de ce conseil tiendront les fils d'un complot, qu'ils puissent se faire ouvrir les maisons.
Maintenant que le tyran n'est plus, tournons toute notre énergie, toutes nos agitations vers la guerre. Faisons la guerre à l'Europe. Il faut, pour épargner les sueurs et le sang de nos concitoyens, développer la prodigalité nationale. Vos armées ont fait des prodiges dans un moment déplorable, que ne feront-elles pas quand elles seront bien secondées? Chacun de nos soldats croit qu'il vaut deux cents esclaves. Si on leur disait d'aller à Vienne, ils iraient à Vienne ou à la mort. Citoyens, prenez les reines d'une grande nation, élevez-vous à sa hauteur, organisez le ministère, qu'il soit immédiatement nommé par le peuple.
Un autre ministère est entre les mains d'un bon citoyen, mais il passe ses forces; je ne demande pas qu'on le ravisse à ses fonctions, mais qu'elles soient partagées.
Quant à moi, je ne suis pas fait pour venger des passions personnelles, je n'ai que celle de mourir pour mon pays; je voudrais, an prix, de mon sang, rendre à la patrie le défenseur qu'elle a perdu.
XI
SUR LA RÉUNION DE LA BELGIOUE A LA FRANCE
(31 janvier 1793)
Les premiers succès de Dumouriez dans les Pays-Bas causèrent un enthousiasme indescriptible. La théorie girondine de la propagande révolutionnaire armée recevait sa sanction. Danton monta à la tribune dans la séance du 31 janvier, comprenant tout le parti que pouvait tirer la jeune République de l'annexion de la Belgique au moment où, sur ce territoire, se livrait une guerre décisive. Le soir même, Danton partait pour les frontières. On sait que c'est durant ce voyage que mourut, le l0 février 1793, sa première femme Antoinette-Gabrielle Charpentier.
* * * * *
Ce n'est pas en mon nom seulement, c'est au nom des patriotes belges, du peuple belge, que je viens demander aussi la réunion de la Belgique. Je ne demande rien à votre enthousiasme, mais tout à votre raison, mais tout aux intérêts de la République Française. N'avez-vous pas préjugé cette réunion quand vous avez décrété une organisation provisoire de la Belgique. Vous avez tout consommé par cela seul que vous avez dit aux amis de la liberté: organisez-vous comme nous. C'était dire: nous accepterons votre réunion si vous la proposez. Eh bien, ils la proposent aujourd'hui. Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points: à l'Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. On nous menace des rois! Vous leur avez jeté le gant, ce gant est la tête d'un roi, c'est le signal de leur mort prochaine. On vous menace de l'Angleterre! Les tyrans de l'Angleterre sont morts. Vous avez la plénitude de la puissance nationale. Le jour où la Convention nommera des commissaires pour savoir ce qu'il y a dans chaque commune d'hommes et d'armes, elle aura tous les Français. Quant à la Belgique, l'homme du peuple, le cultivateur veulent la réunion. Lorsque nous leur déclarâmes qu'ils avaient le pouvoir de voter, ils sentirent que l'exclusion ne portait que sur les ennemis du peuple, et ils demandèrent l'exclusion de votre décret. Nous avons été obligés de donner la protection de la force armée au receveur des contributions auquel le peuple demandait la restitution des anciens impôts. Sont-ils mûrs, ces hommes-là? De cette réunion dépend le sort de la République dans la Belgique. Ce n'est que parce que les patriotes pusillanimes doutent de cette réunion, que votre décret du 15 a éprouvé des oppositions. Mais prononcez-la et alors vous ferez exécuter les lois françaises, et alors les aristocrates, nobles et prêtres, purgeront la terre de la liberté. Cette purgation opérée, nous aurons des hommes, des armes de plus. La réunion décrétée, vous trouverez dans les Belges des républicains dignes de vous, qui feront mordre la poussière aux despotes. Je conclus donc à la réunion de la Belgique.
XII
SUR LES SECOURS A ENVOYER A DUMOURIEZ
(8 mars 1793)
La trahison de Dumouriez fut précédée des revers qui amenèrent par la suite, au lendemain de sa convention avec Mack, l'évacuation de la Belgique par les armées françaises. Danton, au cours de sa mission, eut l'occasion de voir et de juger les déplorables résultats de la campagne. Au moment où il revenait à Paris, avec Lacroix, l'avant-garde de l'armée abandonnait Liège à l'ennemi. La Convention décréta les mesures proposées par Danton dans ce discours:
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Nous avons plusieurs fois fait l'expérience que tel est le caractère français, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute sou énergie. Eh bien, ce moment est arrivé. Oui, il faut dire à la France entière: "Si vous ne volez pas au secours de vos frères de la Belgique, si Dumouriez est enveloppé en Hollande, si son armée était obligée de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs incalculables d'un pareil événement? La fortune publique anéantie, la mort de 600.000 Français pourraient en être la suite!"
Citoyens, vous n'avez pas une minute à perdre; je ne vous propose pas en ce moment des mesures générales pour les départements, votre comité de défense vous fera demain son rapport. Mais nous ne devons pas attendre notre salut uniquement de la loi sur le recrutement; son exécution sera nécessairement lente, et des résultats tardifs ne sont pas ceux qui conviennent à l'imminence du danger qui nous menace. Il faut que Paris, cette cité célèbre et tant calomniée, il faut que cette cité qu'on aurait renversée pour servir nos ennemis qui redoutent son brûlant civisme contribue par son exemple à sauver la patrie. Je dis que cette ville est encore appelée à donner à la France l'impulsion qui, l'année dernière, a enfanté nos triomphes. Comment se fait-il que vous n'ayez pas senti que, s'il est bon de faire les lois avec maturité, on ne fait bien la guerre qu'avec enthousiasme? Toutes les mesures dilatoires, tout moyen tardif de recruter détruit cet enthousiasme, et reste souvent sans succès. Vous voyez déjà quels en sont les misérables effets.
Tous les Français veulent être libres. Ils se sont constitués en gardes nationales. Aux termes de leur serments, ils doivent tous marcher quand la patrie réclame leur secours.
Je demande, par forme de mesure provisoire, que la Convention nomme des commissaires qui, ce soir, se rendront dans toutes les sections de Paris, convoqueront les citoyens, leur feront prendre les armes, et les engageront, au nom de la liberté et de leurs serments, à voter la défense de la Belgique. La France entière sentira le contre-coup de cette impulsion salutaire. Nos armées recevront de prompts renforts; et, il faut le dire ici, les généraux ne sont pas aussi répréhensibles que quelques personnes ont paru le croire. Nous leur avions promis qu'au 1er février l'armée de la Belgique recevrait un renfort de 30.000 hommes. Rien ne leur est arrivé. Il y a trois mois qu'à notre premier voyage dans la Belgique ils nous dirent que leur position militaire était détestable, et que, sans un renfort considérable, s'ils étaient attaqués au printemps, ils seraient peut-être forcés d'évacuer la Belgique entière. Hâtons-nous de réparer nos fautes. Que ce premier avantage de nos ennemis soit, comme celui de l'année dernière, le signal du réveil de la nation. Qu'une armée, conservant l'Escaut, donne la main à Dumouriez, et les ennemis seront dispersés. Si nous avons perdu Aix-la-Chapelle, nous trouverons en Hollande des magasins immenses qui nous appartiennent.
Dumouriez réunit au génie du général l'art d'échauffer et d'encourager le soldat. Nous avons entendu l'armée battue le demander à grands cris. L'histoire jugera ses talents, ses passions et ses vices; mais ce qui est certain, c'est qu'il est intéressé à la splendeur de la République. S'il est secondé, si une armée lui prête la main, il saura faire repentir nos ennemis de leurs premiers succès.
Je demande que des commissaires soient nommés à l'instant.
XIII
SUR LA LIBÉRATION DES PRISONNIERS POUR DETTES
(9 mars 1793)
Ce fut une des mesures les plus humaines que celle réclamée par Danton dans ce discours. Avocat, il comprenait tout l'odieux du système; patriote, il en sentait tout l'absurde au moment où la défense de la République exigeait toutes les énergies, toutes les forces vives de la nation. La Convention s'associa à l'unanimité à la généreuse proposition de l'ancien ministre.
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Non sans doute, citoyens, l'espoir de vos commissaires ne sera pas déçu. Oui, vos ennemis, les ennemis de la liberté seront exterminés, parce que vos efforts ne vont point se ralentir. Vous serez dignes d'être les régulateurs de l'énergie nationale. Vos commissaires, en se disséminant sur toutes les parties de la République, vont répéter aux Français que la grande querelle qui s'est élevée entre le despotisme et la liberté va être enfin terminée. Le peuple français sera vengé: c'est à nous qu'il appartient de mettre le monde politique en harmonie, de créer des lois concordantes avec cette harmonie. Mais avant de vous entretenir de ces grands objets, je viens vous demander la déclaration d'un principe trop longtemps méconnu, l'abolition d'une erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misère. Si la mesure que je propose est adoptée, bientôt ce Pitt, le Breteuil de la diplomatie anglaise, et ce Burke, l'abbé Maury du Parlement britannique, qui donnent aujourd'hui au peuple anglais une impulsion si contraire à la liberté, seront anéantis.
Que demandez-vous? Vous voulez que tous les Français s'arment pour la défense commune. Eh bien, il est une classe d'hommes qu'aucun crime n'a souillés, qui a des bras, mais qui n'a pas de liberté, c'est celle des malheureux détenus pour dettes; c'est une honte pour l'humanité, pour la philosophie, qu'un homme, en recevant de l'argent, puisse hypothéquer et sa personne et sa sûreté.
Je pourrais démontrer que la déclaration du principe que je proclame est favorable à la cupidité même, car l'expérience prouve que celui qui prêtait ne prenait aucune garantie pécuniaire, parce qu'il pouvait disposer de la personne de son débiteur; mais qu'importent ces considérations mercantiles? Elles ne doivent pas influer sur une grande nation. Les principes sont éternels, et tout Français ne peut être privé de sa liberté que pour avoir forfait à la société.
Que les propriétaires ne s'alarment pas. Sans doute quelques individus se sont portés à des excès; mais la nation, toujours juste, respectera les propriétés. Respectez la misère, et la misère respectera l'opulence. Ne soyons jamais coupables envers les malheureux, et le malheureux, qui a plus d'âme que le riche, ne sera jamais coupable.
Je demande que la Convention nationale déclare que tout citoyen français, emprisonné pour dettes, sera mis en liberté, parce qu'un tel emprisonnement est contraire à la saine morale, aux droits de l'homme, aux vrais principes de la liberté.
XIV
SUR LES DEVOIRS DE CHACUN ENVERS LA PATRIE EN DANGER
(10 mars 1793)
L'émotion des terribles nouvelles pesait sur la Convention dans la séance du 10 mars. L'ennemi occupait Liège et forçait à la levée du siège de Maëstricht. Le découragement avait succédée l'enthousiasme des premiers jours. Nous tenons le discours que Danton prononça à cette occasion pour le plus admirable morceau d'éloquence civique. Jamais appel plus vibrant, plus électrique ne fut lancé à la nation par l'homme qui s'effaçait devant le danger de la patrie. Le dédain qu'il eut toujours pour sa défense personnelle se manifeste une fois encore ici: "Que m'importe d'être appelé buveur de sang!…. Conquérons la liberté!" Vingt jours plus tard, la trahison de Dumouriez était chose faite.
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Les considérations générales qui vous ont été présentées sont vraies; mais il s'agit moins en ce moment d'examiner les causes des événements désastreux qui peuvent nous frapper, que d'y appliquer promptement le remède. Quand l'édifice est en feu, je ne m'attache pas aux fripons qui enlèvent les meubles, j'éteins l'incendie. Je dis que vous devez être convaincus plus que jamais, par la lecture des dépêches de Dumouriez, que vous n'avez pas un instant à perdre pour sauver la République.
Dumouriez avait conçu un plan qui honore son génie. Je dois lui rendre même une justice bien plus éclatante que celle que je lui rendis dernièrement. Il y a trois mois qu'il a annoncé au pouvoir exécutif, à votre comité de défense générale, que, si nous n'avions pas assez d'audace pour envahir la Hollande au milieu de l'hiver, pour déclarer sur-le-champ la guerre à l'Angleterre, qui nous la faisait depuis longtemps, nous doublerons les difficultés de la campagne, en laissant aux forces ennemies le temps de se déployer. Puisque l'on a méconnu ce trait de génie, il faut réparer nos fautes.
Dumouriez ne s'est pas découragé; il est au milieu de la Hollande, il y trouvera des munitions; pour renverser tous nos ennemis, il ne lui faut que des Français, et la France est remplie de citoyens. Voulons-nous être libres? Si nous ne le voulons plus, périssons, car nous l'avions juré. Si nous le voulons, marchons tous pour défendre notre indépendance. Nos ennemis font leurs derniers efforts.
Pitt sent bien qu'ayant tout à perdre, il n'a rien à épargner. Prenons la Hollande, et Carthagène est détruite, et l'Angleterre ne peut plus vivre que pour la liberté…. Que la Hollande soit conquise à la liberté, et l'aristocratie commerciale elle-même, qui domine en ce moment le peuple anglais, s'élèvera contre le gouvernement qui l'aura entraînée dans cette guerre du despotisme contre un peuple libre. Elle renversera ce ministère stupide qui a cru que les talents de l'ancien régime pouvaient étouffer le génie de la liberté qui plane sur la France. Ce ministère renversé par l'intérêt du commerce, le parti de la liberté se montrera, car il n'est pas mort; et si vous saisissez vos devoirs, si vos commissaires partent à l'instant, si vous donnez la main à l'étranger qui soupire après la destruction de toute espèce de tyrannie, la France est sauvée et le monde est libre.
Faites donc partir vos commissaires: soutenez-les par votre énergie; qu'ils partent ce soir, cette nuit même; qu'ils disent à la classe opulente: il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang; il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses. Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent. Quoi! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleversé le monde. Il faut pour cela du caractère, et la vérité est qu'on en a manqué. Je mets de côté toutes les passions, elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi était aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors: Vos discussions sont misérables, je ne connais que l'ennemi.
Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie. Je vous mets tous sur la même ligne. Je leur disais: Eh que m'importe ma réputation! que la France soit libre et que mon nom soit flétri! Que m'importe d'être appelé buveur de sang! Eh bien, buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut; combattons, conquérons la liberté.
On parait craindre que le départ des commissaires affaiblisse l'un ou l'autre parti de la Convention. Vaines terreurs! Portez votre énergie partout. Le plus beau ministère est d'annoncer au peuple que la dette terrible qui pèse sur lui sera desséchée aux dépens de ses ennemis, ou que le riche la paiera avant peu. La situation nationale est cruelle; le signe représentatif n'est plus en équilibre dans la circulation; la journée de l'ouvrier est au-dessous du nécessaire; il faut un grand moyen correctif. Conquérons la Hollande; ranimons en Angleterre le parti républicain; faisons marcher la France, et nous irons glorieux à la postérité. Remplissez ces grandes destinées; point de débats; point de querelles, et la patrie est sauvée.
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Danton, outre le discours sur le Tribunal révolutionnaire que l'on trouvera plus loin, intervint dans les débats de cette séance pour demander la comparution, à la barre de la Convention, du général Stengel qui, né sujet palatin, se refusait à porter les armes contre sa patrie et demandait à être employé dans un autre poste.
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Je suis bien éloigné de croire Stengel républicain; je ne crois pas qu'il doive commander nos armées. Mais je pense qu'avant de le décréter d'accusation, il faut qu'il vous soit fait un rapport ou que vous l'entendiez vous-mêmes à la barre. Il faut de la raison et de l'inflexibilité; il faut que l'impunité, portée jusqu'à présent trop loin, cesse; mais il ne faut pas porter de décret d'accusation au hasard. Je demande que le ministre de la guerre soit chargé de faire traduire à la barre Stengel et Lanoue.
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La Convention décréta que Stengel et Lanoue comparaîtraient à sa barre.
XV
SUR L'INSTITUTION D'UN TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE
(10 mars 1793)
La conspiration de l'ennemi intérieur se combinant avec les dangers extérieurs exigeait des mesures sévères, terribles. Tandis que la nation armée se portait aux frontières, il importait d'empêcher, au lendemain de possibles désastres, le retour des événements sanglants qui avaient marqué les premiers jours de septembre, au lendemain de l'invasion. C'est dans cet esprit que Danton proposa la création d'un tribunal révolutionnaire.
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Je somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leurs postes. (Tous les membres se remettent en place, un calme profond règne dans toute l'Assemblée.) Quoi, citoyens! au moment où notre position est telle, que si Maranda était battu, et cela n'est pas impossible, Dumouriez enveloppé serait obligé de mettre bas les armes, vous pourriez vous séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose publique? Je sens à quel point il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires; car c'est pour eux que ce tribunal est nécessaire; c'est pour eux que ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple. Les ennemis de la liberté lèvent un front audacieux; partout confondus, ils sont partout provocateurs. En voyant le citoyen honnête occupé dans ses foyers, l'artisan occupé dans ses ateliers, ils ont la stupidité de se croire en majorité: eh bien, arrachez-les vous-mêmes à la vengeance populaire, l'humanité vous l'ordonne.
Rien n'est plus difficile que de définir un crime politique; mais si un homme du peuple, pour un crime particulier, en reçoit à l'instant le châtiment; s'il est si difficile d'atteindre un crime politique, n'est-il pas nécessaire que des lois extraordinaires, prises hors du corps social, épouvantent les rebelles et atteignent les coupables? Ici le salut du peuple exige de grands moyens et des mesures terribles. Je ne vois pas de milieu entre les formes ordinaires et un tribunal révolutionnaire. L'histoire atteste cette vérité; et puisqu'on a osé, dans cette Assemblée, rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple auquel on a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées; je dirai, et j'aurai l'assentiment de tous ceux qui ont été les témoins de ces terribles événements, que nulle puissance humaine n'était dans le cas d'arrêter le débordement de la vengeance nationale. Profitons des fautes de nos prédécesseurs.
Faisons ce que n'a pas fait l'Assemblée législative; soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être; organisons un tribunal, non pas bien, cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi pèse sur la tête de tous ses ennemis.
Ce grand oeuvre terminé, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, au ministère que vous devez organiser; car nous ne pouvons le dissimuler, il nous faut des ministres; et celui de la marine, par exemple, dans un pays où tout peut être créé, parce que tous les éléments s'y trouvent, avec toutes les qualités d'un bon citoyen, n'a pas créé de marine; nos frégates ne sont pas sorties et l'Angleterre enlève nos corsaires. Eh bien, le moment est arrivé, soyons prodigues d'hommes et d'argent; déployons tous les moyens de la puissance nationale, mais ne mettons la direction de ces moyens qu'entre les mains d'hommes dont le contact nécessaire et habituel avec vous vous assure l'ensemble et l'exécution des mesures que vous avez combinées pour le salut de la République. Vous n'êtes pas un corps constitué, car vous pouvez tout constituer vous-mêmes. Prenez-y garde, citoyens, vous répondez au peuple de nos armées, de son sang, de ses assignats; car si ses défaites atténuaient tellement la valeur de cette monnaie que les moyens d'existence fussent anéantis dans ses mains, qui pourrait arrêter les effets de son ressentiment et de sa vengeance? Si, dès le moment que je vous l'ai demandé, vous eussiez fait le développement de forces nécessaires, aujourd'hui l'ennemi serait repoussé loin de nos frontières.
Je demande donc que le tribunal révolutionnaire soit organisé, séance tenante, que le pouvoir exécutif, dans la nouvelle organisation, reçoive les moyens d'action et d'énergie qui lui sont nécessaires. Je ne demande pas que rien soit désorganisé, je ne propose que des moyens d'amélioration.
Je demande que la Convention juge mes raisonnements et méprise les qualifications injurieuses et flétrissantes qu'on ose me donner. Je demande qu'aussitôt que les mesures de sûreté générale seront prises, vos commissaires partent à l'instant, qu'on ne reproduise plus l'objection qu'ils siègent dans tel ou tel côté de cette salle. Qu'ils se répandent dans les départements, qu'ils y échauffent les citoyens, qu'ils y raniment l'amour de la liberté, et que, s'ils ont regret de ne pas participer à des décrets utiles, ou de ne pouvoir s'opposer à des décrets mauvais, ils se souviennent que leur absence a été le salut de la patrie.
Je me résume donc: ce soir, organisation du tribunal, organisation du pouvoir exécutif; demain, mouvement militaire; que, demain, vos commissaires soient partis; que la France entière se lève, coure aux armes, marche à l'ennemi; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre; que le commerce d'Angleterre soit ruiné; que les amis de la liberté triomphent de cette contrée; que nos armes, partout victorieuses, apportent aux peuples la délivrance et le bonheur; que le monde soit vengé.
XVI
SUR LA DÉMISSION DE BEURNONVILLE
(11 mars 1793)
Nommé ministre de la Guerre le 4 février 1793, Beurnonville donna sa démission le 11 mars suivant. A ce propos, plusieurs membres de la Convention voulurent lui demander les motifs de son départ. Danton s'y opposa, insistant dans son discours sur la cohésion et l'unité réclamées par le gouvernement républicain, faisant appel au civisme de tous pour le salut public. On sait qu'envoyé à la suite de sa démission auprès de Dumouriez, Beurnonville fut livré par lui aux Autrichiens qui le retinrent en otage jusqu'au 12 brumaire an IV.
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Avant de rendre au ministre de la Guerre la justice que lui doit tout Français qui aime son pays, et qui sait apprécier ceux qui ont combattu vaillamment pour lui, je dois cette déclaration positive de mes principes et de mes sentiments: que, s'il est dans mes opinions que la nature des choses et les circonstances exigent que la Convention se réserve la faculté de prendre partout, et même dans son sein, des ministres, je déclare en même temps, et je le jure par la patrie, que, moi, je n'accepterai jamais une place dans le ministère, tant que j'aurai l'honneur d'être membre de la Convention nationale. Je le déclare, dis-je, sans fausse modestie; car, je l'avoue, je crois valoir un autre citoyen français. Je le déclare avec le désir ardent que mon opinion individuelle ne devienne pas celle de tous mes collègues; car je tiens pour incontestable que vous feriez une chose funeste à la chose publique, si vous ne vous réserviez pas cette faculté. Après un tel aveu, je vous somme tous, citoyens, de descendre dans le fond de votre conscience. Quel est celui d'entre vous qui ne sent pas la nécessité d'une plus grande cohésion, de rapports plus directs, d'un rapprochement plus immédiat, plus quotidien, entre les agents du pouvoir exécutif révolutionnaire, chargé de défendre la liberté contre toute l'Europe, et vous qui êtes chargés de la direction suprême de la législation civile et de la défense de là République? Vous avez la nation à votre disposition, vous êtes une Convention nationale, vous n'êtes pas un corps constitué, mais un corps chargé de constituer tous les pouvoirs, de fonder tous les principes de notre République; vous n'en violerez donc aucun, rien ne sera renversé, si, exerçant toute la latitude de vos pouvoirs, vous prenez le talent partout où il existe pour le placer partout où il peut être utile. Si je me récuse dans les choix que vous pourrez faire, c'est que, dans mon poste, je me crois encore utile à pousser, à faire marcher la Révolution; c'est que je me réserve encore la faculté de dénoncer les ministres qui, par malveillance et par impéritie, trahiraient notre confiance. Ainsi mettons-nous donc bien tous dans la tête que presque tous, que tous, nous voulons le salut public. Que les défiances particulières ne nous arrêtent pas dans notre marche, puisque nous avons un but commun. Quant à moi, je ne calomnierai jamais personne; je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament. La haine est étrangère à mon caractère…. Je n'en ai pas besoin; ainsi je ne puis être suspect, même à ceux qui ont fait profession de me haïr. Je vous rappelle à l'infinité de vos devoirs. Je n'entends pas désorganiser le ministère; je ne parle pas de la nécessité de prendre des ministres dans votre sein, mais de la nécessité de vous en réserver la faculté.
—-J'arrive à la discussion particulière qui s'est élevée sur la lettre de démission envoyée par le ministre de la Guerre.
On veut lui demander les motifs de sa démission: certes, jamais on ne pourra dire que c'est par faiblesse. Celui qui a combattu si bien les ennemis, braverait l'erreur populaire avec le même courage; il mourrait à son poste sans sourciller; tel est Beurnonville, tel nous devons le proclamer. Mais la nature, variée dans ses faveurs, distribue aux hommes différents genres de talents; tel est capable de commander une armée, d'échauffer le soldat, de maintenir la discipline qui n'a pas les formes populaires conciliatrices, nécessaires dans les circonstances critiques et orageuses, quand on veut le bien. Celui qui donne sa démission a dû se consulter sous ces différents rapports; il ne serait pas même de la dignité de la Convention de lui faire les questions qu'on propose. Beurnonville a su se juger; il peut encore vaincre nos ennemis sur le champ de bataille; mais il n'a pas les formes familières qui, dans les places administratives, appellent la confiance des hommes peu éclairés; car le peuple est ombrageux, et l'expérience de nos révolutions lui a bien acquis le droit de craindre pour sa liberté.
Je ne doute pas que Beurnonville n'ait géré en bon citoyen; il doit être excepté de la rigueur de la loi qui défend à tout ministre de quitter Paris, avant d'avoir rendu ses comptes; et nous ne perdrons pas l'espérance de voir Beurnonville allant aux armées, y conduisant des renforts, remporter avec elles de nouveaux triomphes.
XVII
SUR LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE
(27 mars 1793)
Créé le 10 mars, le Tribunal criminel extraordinaire n'était pas encore entré en activité. Danton s'éleva avec force contre ce retard et rappela dans son discours les devoirs assumés par le gouvernement révolutionnaire. Le lendemain, 28 mars, la Convention décrétait que le Tribunal entrerait en activité le même jour et pour ce l'autorisait à juger au nombre de dix jurés.
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Je déclare avoir recommandé aux ministres d'excellents patriotes, d'excellents révolutionnaires. Il n'y a aucune loi qui puisse ôter à un représentant du peuple sa pensée. La loi ancienne qu'on veut rappeler était absurde; elle a été révoquée par la révolution. Il faut enfin que la Convention nationale soit un corps révolutionnaire; il faut qu'elle soit peuple; il est temps qu'elle déclare la guerre aux ennemis intérieurs. Quoi! la guerre civile est allumée de toutes parts, et la Convention reste immobile! Un tribunal révolutionnaire a été créé qui devait punir tous les conspirateurs, et ce tribunal n'est pas encore en activité! Que dira donc ce peuple! car il est prêt à se lever en masse; il le doit, il le sent. Il dira: Quoi donc! des passions misérables agitent nos représentants, et cependant les contre-révolutionnaires tuent la liberté.
Je dois enfin vous dire la vérité, je vous la dirai sans mélange; que m'importent toutes les chimères que l'on peut répandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie! Oui, citoyens; vous ne faites pas votre devoir. Vous dites que le peuple est égaré; mais pourquoi vous éloignez-vous de ce peuple? Rapprochez-vous de lui, il entendra la voix de la raison. La révolution ne peut marcher, ne peut être consolidée qu'avec le peuple. Le peuple en est l'instrument, c'est à vous de vous en servir. En vain dites-vous que les sociétés populaires fourmillent de dénonciateurs absurdes, de dénonciateurs atroces. Eh bien, que n'y allez-vous? Une nation en révolution est comme l'airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la liberté n'est pas fondue. Ce métal bouillonne; si vous n'en surveillez le fourneau, vous serez tous brûlés. Comment se fait-il que vous ne sentiez pas que c'est aujourd'hui qu'il faut que la Convention décrète que tout homme du peuple aura une pique aux frais de la nation. Les riches la paieront, ils la paieront en vertu d'une loi; les propriétés ne seront pas violées. Il faut décréter encore que, dans les départements où la révolution s'est manifestée, quiconque a l'audace d'appeler cette contre-révolution sera mis hors la loi. A Rome, Valerius Publicola eut le courage de proposer une loi qui portait peine de mort contre quiconque appellerait la tyrannie. Eh bien, moi, je déclare que, puisque dans les rues, dans les places publiques, les patriotes sont insultés; puisque, dans les spectacles, on applaudit avec fureur aux applications qui se rapportent avec les malheurs de la patrie; je déclare, dis-je, que quiconque oserait appeler la destruction de la liberté, ne périra que de ma main, dusse-je après porter ma tête sur l'échafaud, heureux d'avoir donné un exemple de vertu à ma patrie. Je demande qu'on passe à l'ordre du jour sur la motion qui m'a donné lieu de parler. Je demande que, dans toute la République, un citoyen ait une pique aux frais de la nation. Je demande que le tribunal extraordinaire soit mis en activité. Je demande que la Convention déclare au peuple français, à l'Europe, à l'univers qu'elle est un corps révolutionnaire, qu'elle est résolue de maintenir la liberté, d'étouffer les serpents qui déchirent le sein de la patrie.
Montrez-vous révolutionnaires; montrez-vous peuple, et alors la liberté n'est plus en péril. Les nations qui veulent être grandes doivent, comme les héros, être élevées à l'école du malheur. Sans doute nous avons eu des revers; mais si, au mois de septembre, on vous eût dit: "la tête du tyran tombera sous le glaive des lois, l'ennemi sera chassé du territoire de la République; 100.000 hommes seront à Mayence; nous aurons une armée à Tournai", vous eussiez vu la liberté triomphante. Eh bien, telle est encore notre position. Nous avons perdu un temps précieux. Il faut le réparer. On a cru que la révolution était faite. On a crié aux factieux. Eh bien, ce sont ces factieux qui tombent sous le poignard des assassins.
Et toi, Lepeletier, quand tu périssais victime de ta haine pour les tyrans, on criait aussi que tu étais un factieux. Il faut sortir de cette léthargie politique. Marseille sait déjà que Paris n'a jamais voulu opprimer la République, n'a jamais voulu que la liberté. Marseille s'est déclarée la montagne de la République. Elle se gonflera, cette montagne, elle roulera les rochers de la liberté, et les ennemis de la liberté seront écrasés. Je ne veux pas rappeler de fâcheux débats. Je ne veux pas faire l'historique des haines dirigées contre les patriotes. Je ne dirai qu'un mot.
Je vous dirai que Roland écrivait à Dumouriez (et c'est ce général qui nous a montré la lettre, à Lacroix et à moi): "Il faut vous liguer avec nous pour écraser ce parti de Paris, et surtout ce Danton." Jugez si une imagination frappée au point de tracer de pareils tableaux a dû avoir une grande influence sur toute la République. Mais tirons le rideau sur le passé. Il faut nous réunir. C'est cette réunion qui devrait établir la liberté d'un pôle à l'autre, aux deux tropiques et sur la ligne de la Convention. Je ne demande pas d'ambassades particulières. Quant à moi, je fais serment de mourir pour défendre mon plus cruel ennemi. Je demande que ce sentiment sacré enflamme toutes les âmes. Il faut tuer les ennemis intérieurs pour triompher des ennemis extérieurs. Vous deviendrez victimes de vos passions ou de votre ignorance, si vous ne sauvez la République. La République, elle est immortelle! L'ennemi pourra bien faire encore quelques progrès; il pourrait prendre encore quelques-unes de nos places, mais il s'y consumerait lui-même. Que nos échecs tournent à notre avantage! que le Français, en touchant la terre de son pays, comme le géant de la fable, reprenne de nouvelles forces.
J'insiste sur ce qui est plus qu'une loi, sur ce que la nécessité vous commande, soyez peuple. Que tout homme qui porte encore dans son coeur une étincelle de liberté, ne s'éloigne pas du peuple. Nous ne sommes pas ses pères, nous sommes ses enfants. Exposons-lui nos besoins et ses ressources, disons qu'il sera inviolable, s'il veut être uni. Qu'on se rappelle l'époque mémorable et terrible du mois d'août. Toutes les passions se croisaient. Paris ne voulait pas sortir de ses murs. J'ai, moi, car il faut bien quelquefois se citer, j'ai amené le conseil exécutif à se réunir à la mairie avec tous les magistrats du peuple. Le peuple vit notre réunion, il la seconda, et l'ennemi a été vaincu. Si on se réunit, si on aime les sociétés populaires, si on y assiste, malgré ce qu'il peut y avoir en elles de défectueux, car il n'y a rien de parfait sur la terre, la France reprendra sa force, redeviendra victorieuse, et bientôt les despotes se repentiront de ces triomphes éphémères qui n'auront été que plus funestes pour eux.
XVIII
JUSTIFICATION DE SA CONDUITE EN BELGIQUE
(30 mars 1793)
Dans la séance du 30 mars, un membre [Note: Le Moniteur du 1er avril, n° 91, qui rend compte de la séance du 30 mars ne donne pas le nom de ce membre.] de la Convention demanda l'exécution du décret ordonnant à Danton de rendre compte de l'état de la Belgique au moment de son départ. "Il importe, ajoutait-il, que nous connaissions toutes les opérations de nos commissaires Gironde contre le conventionnel". Il demanda aussitôt la parole et prononça ce long discours où il se justifia d'une façon éclatante des reproches sournois et hypocrites que Mme Roland réédita depuis dans son libelle.
* * * * *
Citoyens, vous aviez, par un décret, ordonné que, Camus et moi, seuls des commissaires près l'armée de la Belgique, qui se trouvent actuellement dans la Convention, rendions compte de ce que nous avions vu et fait dans la Belgique. Le changement des circonstances, les lettres nouvelles parvenues à votre Comité de défense générale, ont rendu ce rapport moins important, quant à ce qui concerne la situation des armées, puisque cette situation a changé; elles ont nécessité des mesures provisoires que vous avez décrétées. J'étais prêt et je le suis encore à m'expliquer amplement, et sur l'historique de la Belgique, et sur les généraux, et sur l'armée, et sur la conduite des commissaires. Il est temps que tout soit connu. Si la saine raison, si le salut de la patrie et celui de l'armée a obligé vos commissaires d'être en quelque sorte stationnaires, aujourd'hui le temps de bannir toute espèce de politique est arrivé; il l'est d'autant plus que je m'aperçois qu'on a insinué dans l'Assemblée que les malheurs de la Belgique pouvaient avoir été plus ou moins amenés par l'influence, les fautes et même les crimes de vos commissaires.
Eh bien, je prends à cette tribune l'engagement solennel de tout dire, de tout révéler, de répondre à tout. J'appellerai tous les contradicteurs possibles d'un bout de la République à l'autre; j'appellerai le Conseil exécutif, les commissaires nationaux; j'appellerai tous mes collègues en témoignage. Et après cette vaste explication, quand on aura bien sondé l'abîme dans lequel on a voulu nous plonger, on reconnaîtra que ceux-là qui ont travaillé la réunion, qui ont demandé des renforts, qui se sont empressés de vous annoncer nos échecs pour hâter l'envoi des secours, s'ils n'obtiennent pas l'honorable fruit de leurs travaux, sont au moins bien fortement in inculpables. Je rendrai, je pourrai me tromper sur quelques détails, les comptes qui me sont demandés; mais je puis annoncer à l'avance qu'il y aura unanimité dans le témoignage de vos commissaires sur les principaux objets de ces rapports.
Je demande que la séance de demain soit consacrée à un rapport préliminaire, car il y aura beaucoup de personnes a entendre, beaucoup de chefs à interroger. On verra si nous avons manqué d'amour pour le peuple, lorsque nous n'avons pas voulu tout à coup priver l'armée des talents militaires dont elle avait besoin, dans des hommes dont cependant nous combattions les opinions politiques, ou si nous n'avons pas au contraire sauvé cette armée.
On verra, par exemple, que, si nous avions donné à cette fameuse lettre qui a été lue partout, excepté dans cette enceinte, les suites que nous aurions pu lui donner, dès qu'elle nous a été connue, on verra que, si nous n'avions pas, dans cette circonstance, mis dans notre conduite la prudence que nous dictaient les événements, l'armée, dénuée de chefs, se serait repliée sur nos frontières avec un tel désordre, que l'ennemi serait entré avec elle dans nos places fortes.
Je ne demande ni grâce, ni indulgence. J'ai fait mon devoir dans ce moment de nouvelle révolution, comme je l'ai fait au 10 août. Et, à cet égard, comme je viens d'entendre des hommes qui, sans doute sans connaître les faits, mettant en avant des opinions dictées par la prévention, me disent que je rende mes comptes, je déclare que j'ai rendu les miens et que je suis prêt à les rendre encore. Je demande que le Conseil exécutif soit consulté sur toutes les parties de ma conduite ministérielle. Qu'on me mette en opposition avec ce ci-devant ministre qui, par des réticences, a voulu jeter des soupçons sur moi.
J'ai fait quelques instants le sacrifice de ma réputation pour mieux payer mon contingent à la République, en ne m'occupant que de la servir. Mais j'appelle aujourd'hui sur moi toutes les explications, tous les genres d'accusation, car je suis résolu à tout dire.
Ainsi préparez-vous à être aussi francs jusque dans vos haines, et francs dans vos passions, car je les attends. Toutes ces discussions pourront peut-être tourner encore au profit de la chose publique. Nos maux viennent de nos divisions; eh bien, connaissons-nous tous. Car comment se fait-il qu'une portion des représentants du peuple traite l'autre de conjurés? Que ceux-ci accusent les premiers de vouloir les faire massacrer? Il a été un temps pour les passions; elles sont malheureusement dans l'ordre de la nature; mais il faut enfin que tout s'explique, que tout le monde se juge et se reconnaisse. Le peuple, il faut le dire, ne sait plus où reposer sa confiance; faites donc que l'on sache si vous êtes un composé de deux partis, une assemblée d'hommes travaillés de soupçons respectifs, ou si vous tendez tous au salut de la patrie. Voulez-vous la réunion? Concourez d'un commun accord aux mesures sévères et fermes que réclame le peuple indigné des trahisons dont il a été si longtemps victime. Instruisez, armez les citoyens; ce n'est pas assez d'avoir des armées aux frontières, il faut au sein de la République une colonne centrale qui fasse front aux ennemis du dedans, pour reporter ensuite la guerre au dehors.
Non seulement je répondrai catégoriquement aux inculpations qui m'ont été et me seront faites ici, dans cette Assemblée qui a l'univers pour galerie, mais je dirai tout ce que je sais sur les opérations de la Belgique, persuadé que la connaissance approfondie du mal peut seule nous en faire découvrir le remède. Ainsi, s'il est un seul d'entre vous qui ait le moindre soupçon sur ma conduite, comme ministre; s'il en est un seul qui désire des comptes itératifs, lorsque déjà toutes les pièces sont déposées dans vos comités; s'il en est un seul qui ait des soupçons sur mon administration, relativement aux dépenses secrètes de révolution, qu'il monte demain à la tribune, que tout se découvre, que tout soit mis à nu, et, libres de défiances, nous passerons ensuite à l'examen de notre situation politique [Note: A. AULARD (Oeuvr. cit., tome I, p. 137 et suiv.) a prouvé, pièces en mains, que, contrairement à l'assertion de la femme Roland et de presque tous les historiens, Danton avait rendu les comptes de son ministère dans la séance de la Convention du 6 octobre 1792.].
Ces défiances, quand on veut se rapprocher, sont-elles donc si difficiles à faire disparaître? Je le dis, il s'en faut qu'il y ait dans cette Assemblée les conspirations qu'on se prête. Trop longtemps, il est vrai, un amour mutuel de vengeance, inspiré par les préventions, a retardé la marche de la Convention, et diminué son énergie, en la divisant souvent. Telle opinion forte a été repoussée par tel ou tel coté, par cela seul qu'elle ne lui appartenait pas. Qu'enfin donc le danger vous rallie. Songez que vous vous trouvez dans la crise la plus terrible; vous avez une armée entièrement désorganisée, et c'est la plus importante, car d'elle dépendait le salut public, si le vaste projet de ruiner en Hollande le commerce de l'Angleterre eût réussi. Il faut connaître ceux qui peuvent avoir trempé dans la conspiration qui a fait manquer ce projet; les têtes de ceux qui ont influé, soit comme généraux, soit comme représentants du peuple sur le sort de cette armée, ces têtes doivent tomber les premières.
D'accord sur les bases de la conduite que nous devons tenir, nous le serons facilement sur les résultats. Interrogeons, entendons, comparons, tirons la vérité du chaos; alors nous saurons distinguer ce qui appartient aux passions et ce qui est le fruit des erreurs; nous connaîtrons où a été la véritable politique nationale, l'amour de son pays, et l'on ne dira plus qu'un tel est un ambitieux, un usurpateur, parce qu'il a un tempérament plus chaud et des formes plus robustes. Non, la France ne sera pas ré asservie, elle pourra être embranlée, mais le peuple, comme le Jupiter de l'Olympe, d'un seul signe fera rentrer dans le néant tous les ennemis.
Je demande que demain le Conseil exécutif nous fasse un rapport préliminaire; je demande à m'expliquer ensuite, car le peuple doit être instruit de tout. Les nouvelles reçues hier des armées transpirent déjà. C'est en soulevant petit à petit le voile, c'est en renonçant aux palliatifs que nous préviendrons l'explosion que pourrait produire l'excès de mécontentement. Je demande que le Conseil exécutif, pièces en main, nous rende compte de ses différents agents. Que la vérité colore le civisme et le courage; que nous ayons encore l'espoir de sauver la République, et de ramener à un centre commun ceux qui se sont un moment laissé égarer par leurs passions.
Citoyens, nous n'avons pas un instant à perdre. L'Europe entière pousse fortement la conspiration. Vous voyez que ceux-là qui ont prêché plus persévéramment la nécessité du recrutement qui s'opère enfin pour le salut de la République; que ceux qui ont demandé le tribunal révolutionnaire; que ceux qui ont provoqué l'envoi des commissaires dans les départements pour y souffler l'esprit public, sont présentés presque comme des conspirateurs. On se plaint de misérables détails. Et des corps administratifs n'ont-ils pas demandé ma tète? Ma tète!…. elle est encore là, elle y restera. Que chacun emploie celle qu'il a reçue de la nature, non pour servir de petites passions, mais pour servir la République.
Je somme celui qui pourrait me supposer des projets d'ambition, de dilapidation, de forfaiture quelconque, de s'expliquer demain franchement sur ces soupçons, sous peine d'être réputé calomniateur. Cependant je vous en atteste tous, dès le commencement de la Révolution, j'ai été peint sous les couleurs les plus odieuses.
Je suis resté inébranlable, j'ai marché à pas fermes vers la liberté. On verra qui touchera au terme où le peuple arrivera, après avoir écrasé tous les ennemis. Mais puisque aujourd'hui l'union, et par conséquent une confiance réciproque, nous est nécessaire, je demande à entrer, après le rapport du Conseil exécutif, dans toutes explications qu'on jugera.
XIX
SUR LA TRAHISON DE DUMOURIEZ ET LA MISSION EN BELGIQUE
(1er avril 1793)
La trahison de Dumouriez, dont les opérations avaient, à plusieurs reprises, été défendues par Danton, créa pour celui-ci une nouvelle source d'accusations. Après un discours de Cambacérès, au nom du Comité de défense générale, une défense de Sillery, réclamant l'examen de ses papiers pour se disculper d'une complicité supposée avec Dumouriez, et quelques mots de Fonfrède et de Robespierre, Penières monta à la tribune pour dénoncer un fait que le Moniteur (n° 93) relate en ces termes:
PENIÈRES.—Quelques jours après l'arrivée de Danton et de Delacroix de la Belgique, une lettre écrite par Dumouriez fut envoyée au Comité de défense générale, sans avoir été lue à l'Assemblée. (PLUSIEURS MEMBRES.—Cela n'est pas vrai!) La lettre fut apportée au Comité de défense générale, où Danton fut appelé pour en entendre la lecture; Bréard, qui était alors président, dit qu'il était de son devoir d'en donner connaissance à l'Assemblée. Delacroix lui répondit en ces termes: "Quant à moi, si j'étais président, je ne balancerais pas un moment à exposer ma responsabilité, et la lettre ne serait pas lue; car si un décret d'accusation devait être porté contre Dumouriez, j'aimerais mieux que ma tête tombât que la sienne: Dumouriez est utile à l'armée." Après cette explication, il fut arrêté que le lendemain on ferait renvoyer cette lettre au comité, sans en faire la lecture. Après que ce renvoi fut décrété, Danton nous dit qu'il repartirait avec Delacroix et qu'il promettait de faire rétracter Dumouriez; et il ajouta que, dans le cas où Dumouriez s'y refuserait, il demanderait lui-même le décret d'accusation contre lui. Qu'est-il arrivé? Danton, de retour de la Belgique, ne se présenta ni à l'Assemblée ni au comité. Je lui demande en ce moment: pourquoi, ayant promis de faire rétracter Dumouriez, et ne l'ayant pas fait, n'a-t-il pas demandé contre lui le décret d'accusation.
* * * * *
Bréard ayant, en quelques mots, expliqué son rôle en cet incident, Danton monta à la tribune pour justifier sa conduite envers Dumouriez, sa mission en Belgique, et confondre ses calomniateurs. A plusieurs reprises son discours fut interrompu. Force nous est donc de suivre le texte du Moniteur (n° 93 et 94) pour donner une physionomie exacte de la séance, et de reproduire toutes les interruptions pour suivre la défense de Danton.
* * * * *
Je commence par bien préciser l'interpellation faite, elle se réduit à ceci: "Vous avez dit, Danton, que, si vous ne parveniez pas à faire écrire a Dumouriez une lettre qui détruisit l'effet de la première, vous demanderiez contre lui le décret d'accusation. Cette lettre n'ayant point eu lieu, pourquoi n'avez-vous pas tenu votre promesse?"
Voilà la manière dont je suis interpellé. Je vais donner les éclaircissements qui me sont demandés. D'abord, j'ai fait ce que j'avais annoncé: la Convention a reçu une lettre par laquelle Dumouriez demandait qu'il ne fût fait de rapport sur sa première qu'après que la Convention aurait entendu les renseignements que devaient lui donner ses commissaires. Cette lettre ne nous satisfit pas, et, après avoir conféré avec lui, nous acquîmes la conviction qu'il n'y avait plus rien à attendre de Dumouriez pour la République.
Arrivé à Paris à neuf heures du soir, je ne vins pas au comité; mais le lendemain j'ai dit que Dumouriez était devenu tellement atroce, qu'il avait dit que la Convention était composée de trois cents imbéciles et de quatre cents brigands. J'ai demandé que tout fût dévoilé; ainsi tous ceux qui s'y sont trouvés ont dû voir que mon avis était qu'il fallait arracher Dumouriez à son armée.
Mais ce fait ne suffit pas, il importe que la Convention et la nation entière sachent la conduite qu'ont tenue vos commissaires à l'égard de Dumouriez, et il est étrange que ceux qui, constamment, ont été en opposition de principes avec lui soient aujourd'hui accusés comme ses complices.
Qu'a voulu Dumouriez? Établir un système financier dans la Belgique. Qu'a voulu Dumouriez? Point de réunion. Quels sont ceux qui ont fait les réunions? Vos commissaires. La réunion du Hainaut, dit Dumouriez, s'est faite à coups de sabre. Ce sont vos commissaires qui l'ont faite. C'est nous que Dumouriez accuse des malheurs de la Belgique; c'est nous qu'il accuse d'avoir fait couler le sang dans le Hainaut et, par une fatalité inconcevable, c'est nous qu'on accuse de protéger Dumouriez!
J'ai dit que Dumouriez avait conçu un plan superbe d'invasion de la Hollande: si ce plan eût réussi, il aurait peut-être épargné bien des crimes à Dumouriez; peut-être l'aurait-il voulu faire tourner a son profit; mais l'Angleterre n'en aurait pas été moins abaissée et la Hollande conquise.
Voilà le système de Dumouriez: Dumouriez se plaint des sociétés populaires et du tribunal extraordinaire; il dit que bientôt Danton n'aura plus de crédit que dans la banlieue de Paris.
UNE VOIX.—Ce sont les décrets de l'Assemblée, et non vous.
On m'observe que je suis dans l'erreur; je passe à un autre fait plus important: c'est que Dumouriez a dit à l'armée que si Danton et Delacroix y reparaissaient, il les ferait arrêter. Citoyens, les faits parlent d'eux-mêmes; on voit facilement que la commission a fait son devoir.
Dumouriez s'est rendu criminel, mais ses complices seront bientôt connus. J'ai déjà annoncé que Dumouriez a été égaré par les impulsions qu'il a reçues de Paris, et qu'il était aigri par les écrits qui présentaient les citoyens les plus énergiques comme des scélérats. La plupart de ces écrits sont sortis de cette enceinte; je demande que la Convention nomme une commission pour débrouiller ce chaos et pour connaître les auteurs de ce complot. Quand on verra comment nous avons combattu les projets de Dumouriez, quand on verra que vous avez ratifié tous les arrêtés que nous avons pris, il ne restera plus aucun soupçon sur notre conduite.
Citoyens, ce n'est point assez de découvrir d'où viennent nos maux; il faut leur appliquer un remède immédiat. Vous avez, il est vrai, ordonné un recrutement, mais cette mesure est trop lente; je crois que l'Assemblée doit nommer un comité de la guerre, chargé de créer une armée improvisée. Les ennemis veulent se porter sur Paris; leur complice vous l'a dévoilé; je demande qu'il soit pris des mesures pour qu'un camp de cinquante mille hommes soit formé à vingt lieues de Paris; ce camp fera échouer les projets de nos ennemis, et pourra au besoin servir a compléter les armées. Je demande aussi que mes collègues dans la Belgique soient rappelés sur-le-champ.
PLUSIEURS MEMBRES.—Cela est fait.
Je demande enfin que le Conseil exécutif rende un compte exact de nos opérations dans la Belgique: l'Assemblée acquerra les lumières qui lui sont nécessaires, et elle verra que nous avons toujours été en contradiction avec Dumouriez.
Si vos commissaires avaient fait enlever Dumouriez au moment où il était à la tète de son armée, on aurait rejeté sur eux la désorganisation de cette armée. Vos commissaires, quoique investis d'un grand pouvoir, n'ont rien pour assurer le succès de leurs opérations; les soldats ne nous prennent, en arrivant aux armées, que pour de simples secrétaires de commission; il aurait fallu que la Convention donnât à ceux qu'elle charge de promulguer ses lois à la tête des armées une sorte de décoration moitié civile et moitié militaire.
Que pouvaient faire de plus vos commissaires, sinon de dire: il y a urgence, il faut arracher promptement Dumouriez de la tête de son armée? Si nous avions voulu employer la force, elle nous eût manqué; car quel général, au moment où Dumouriez exécutait sa retraite, et lorsqu'il était entouré d'une armée qui lui était dévouée, eût voulu exécuter nos ordres? Dumouriez était constamment jour et nuit à cheval, et jamais il n'y a eu deux lieues de retraite sans un combat: ainsi il nous était impossible de le faire arrêter. Nous avons fait notre devoir, et j'appelle sur ma tête toutes les dénonciations, sûr que ma tête loin de tomber sera la tête de Méduse qui fera trembler tous les aristocrates.
LASOURCE.—Ce n'est point une accusation formelle que je vais porter contre Danton; mais ce sont des conjectures que je vais soumettre à l'Assemblée. Je ne sais point déguiser ce que je pense, ainsi je vais dire franchement l'idée que la conduite de Delacroix et de Danton a fait naître dans mon esprit.
Dumouriez a ourdi un plan de contre-révolution; l'a-t-il ourdi seul, oui ou non?
Danton a dit qu'il n'avait pu, qu'il n'avait osé sévir contre Dumouriez, parce qu'au moment où il se battait, aucun officier général n'aurait voulu exécuter ses ordres. Je réponds à Danton qu'il est bien étonnant qu'il n'ait osé prendre aucune mesure contre Dumouriez, tandis qu'il nous a dit que l'armée était tellement républicaine, que, malgré la confiance qu'elle avait dans son général, si elle lisait dans un journal que Dumouriez a été décrété d'accusation, elle l'amènerait elle-même à la barre de l'Assemblée.
Danton vient de dire qu'il avait assuré le comité que la République n'avait rien à espérer de Dumouriez. J'observe à l'Assemblée que Dumouriez avait perdu la tête en politique, mais qu'il conservait tous ses talents militaires; alors Robespierre demanda que la conduite de Dumouriez fût examinée; Danton s'y opposa et dit qu'il ne fallait prendre aucune mesure contre lui avant que la retraite de la Belgique fût entièrement effectuée. Son opinion fut adoptée.
Voilà les faits, voici comme je raisonne.
MAURE.—Je demande à dire un fait, c'est qu'on a proposé d'envoyer Gensonné qui avait tout pouvoir sur Dumouriez, afin de traiter avec lui du salut de la patrie.
PLUSIEURS MEMBRES.—C'est vrai.
LASOURCE.—Voici comment je raisonne. Je dis qu'il y avait un plan de formé pour rétablir la royauté, et que Dumouriez était à la tête de ce plan. Que fallait-il faire pour le faire réussir? Il fallait maintenir Dumouriez à la tête de son armée. Danton est venu à la tribune, et a fait le plus grand éloge de Dumouriez. S'il y avait un plan de formé pour faire réussir les projets de Dumouriez, que fallait-il faire? Il fallait se populariser. Qu'a fait Delacroix? Delacroix, en arrivant de la Belgique, a affecté un patriotisme exagéré dont jusqu'à ce moment il n'avait donné aucun exemple. (De violents murmures se font entendre.) Et pour mieux dire, Delacroix se déclara Montagnard. L'avait-il fait jusqu'alors? Non. Il tonna contre les citoyens qui ont voté l'appel au peuple et contre ceux qu'on désigne sous le nom d'hommes d'État. L'avait-il fait jusqu'alors? Non.
Pour faire réussir la conspiration tramée par Dumouriez, il fallait acquérir la confiance populaire, il fallait tenir les deux extrémités du fil. Delacroix reste dans la Belgique; Danton vient ici; il y vient pour prendre des mesures de sûreté générale; il assiste au comité, il se tait.
DANTON.—Cela est faux!
PLUSIEURS VOIX.—C'est faux!
LASOURCE.—Ensuite Danton, interpellé de rendre compte des motifs qui lui ont fait abandonner la Belgique, parle d'une manière insignifiante. Comment se fait-il qu'après avoir rendu son compte Danton reste à Paris? Avait-il donné sa démission? Non. Si son intention était de ne pas retourner dans la Belgique, il fallait qu'il le dit, afin que l'Assemblée le remplaçât; et dans le cas contraire, il devait y retourner.
Pour faire réussir la conspiration de Dumouriez, que fallait-il faire? Il fallait faire perdre à la Convention la confiance publique. Que fait Danton? Danton paraît à la tribune, et là il reproche à l'Assemblée d'être au-dessous de ses devoirs; il annonce une nouvelle insurrection; il dit que le peuple est prêt à se lever, et cependant le peuple était tranquille. Il n'y avait pas de marche plus sûre pour amener Dumouriez à ses fins que de ravaler la Convention et de faire valoir Dumouriez; c'est ce qu'a fait Danton.
Pour protéger la conspiration, il fallait exagérer les dangers de la patrie, c'est ce qu'ont fait Delacroix et Danton. On savait qu'en parlant de revers, il en résulterait deux choses: la première, que les âmes timides se cacheraient; la seconde, que le peuple, en fureur de se voir trahi, se porterait à des mouvements qu'il est impossible de retenir.
En criant sans cesse contre la faction des hommes d'État, ne semble-t-il pas qu'on se ménageait un mouvement, tandis que Dumouriez se serait avancé à la tête de son armée?
Citoyens, voilà les nuages que j'ai vus dans la conduite de vos commissaires. Je demande, comme Danton, que vous nommiez une commission ad hoc pour examiner les faits et découvrir les coupables. Cela fait, je vous propose une mesure de salut public. Je crois que la conduite de Dumouriez, mal connue de son armée, pourrait produire quelques mouvements funestes. Il faut qu'elle et la France entière sachent les mesures que vous avez prises; car Dumouriez est, comme le fut jadis Lafayette, l'idole de la République. (De violents murmures et des cris: Non, non! s'élèvent dans toutes les parties de la salle.) Pour les inquiétudes que nos revers ont pu faire naître dans l'âme des Français, il faut que la nation sache que, si l'armée a été battue, c'est qu'elle a été trahie; il faut que la nation sache que, tant que son général a voulu la liberté, l'armée a marché à des triomphes.
Je termine par une observation: vous voyez maintenant à découvert le projet de ceux qui parlaient au peuple de couper des têtes, vous voyez s'ils ne voulaient pas la royauté. Je sais bien que le peuple ne la voulait pas, mais il était trompé. On lui parle sans cesse de se lever. Eh bien! peuple français, lève-toi, suis le conseil de tes perfides ennemis, forge-toi des chaînes, car c'est la liberté qu'on veut perdre, et non pas quelques membres de la Convention.
Et vous, mes collègues, souvenez-vous que le sort de la liberté est entre vos mains; souvenez-vous que le peuple veut la justice. Il a vu assez longtemps le Capitole et le trône, il veut voir maintenant la roche Tarpéienne et l'échafaud. (Applaudissements.) Le tribunal que vous avez créé ne marche pas encore; je demande:
1° Qu'il rende compte tous les trois jours des procès qu'il a jugés et de ceux qu'il instruit; de cette manière on saura s'il a fait justice.
2° Je demande que les citoyens Égalité et Sillery, qui sont inculpés, mais que je suis loin de croire coupables, soient mis en état d'arrestation chez eux.
3° Je demande que la commission demandée par Danton soit à l'instant organisée.
4° Que le procès-verbal qui vous a été lu soit imprimé, envoyé aux départements et aux armées, qu'une adresse soit jointe a ce procès-verbal; ce moyen est puissant; car, lorsque le peuple voit une adresse de l'Assemblée nationale, il croit voir un oracle. Je demande enfin, pour prouver à la nation que nous ne capitulerons jamais avec un tyran, que chacun d'entre nous prenne l'engagement de donner la mort à celui qui tenterait de se faire roi ou dictateur. (Une acclamation unanime se fait entendre. Les applaudissements et les cris: Oui, oui! se répètent à plusieurs reprises. L'assemblée entière est levée; tout les membres, dont l'attitude du serment, répètent celui de Lasource. Les tribunes applaudissent.)
BIROTEAU.—Je demande la parole pour un fait personnel.
Au comité de défense générale, où l'on agita les moyens de sauver la patrie, Fabre d'Eglantine, qu'on connaît très lié avec Danton, qui, dans une séance précédente, avait fait son éloge, Fabre d'Églantine, dis-je, annonce qu'il avait un moyen de sauver la République, mais qu'il n'osait pas en faire part, attendu qu'on calomniait sans cesse les opinions. On le rassura, en lui disant que les opinions étaient libres, et que d'ailleurs tout ce qui se disait au comité y demeurait enseveli. Alors Fabre d'Églantine à mots couverts proposa un roi. (De violents murmures se font entendre.)
PLUSIEURS MEMBRES s'écrient à la fois:—Cela n'est pas vrai!
DANTON.—C'est une scélératesse: vous avez pris la défense du roi, et vous voulez rejeter vos crimes sur nous.
BIROTEAU.—Je vais rendre les propres paroles de Fabre avec la réponse qu'on lui fit. Il dit: (De nouveaux murmures s'élèvent.)
DELMAS.—Je demande la parole au nom du salut public.
Citoyens, je me suis recueilli; j'ai écouté tout ce qui a été dit à cette tribune. Mon opinion est que l'explication qu'on provoque dans ce moment doit perdre la République. Le peuple vous a envoyés pour sauver la chose publique; vous le pouvez; mais il faut éloigner cette explication; et moi aussi j'ai des soupçons, mais ce n'est pas le moment de les éclaircir.
Je demande que l'on nomme la commission proposée par Lasource; qu'on la charge de recueillir tous les faits, et ensuite on les fera connaître au peuple français.
DANTON.—Je somme Cambon, sans personnalités, sans s'écarter de la proposition qui vient d'être décrétée, de s'expliquer sur un fait d'argent, sur cent mille écus qu'on annonce avoir été remis à Danton et à Delacroix, et de dire la conduite que la commission a tenue relativement à la réunion….
* * * * *
La proposition de Delmas est adoptée unanimement.
* * * * *
PLUSIEURS VOIX.—Le renvoi à la commission!
Cette proposition est décrétée.
Danton retourne à sa place; toute l'extrême gauche se lève, et l'invite à retourner à la tribune pour être entendu. (Des applaudissements s'élèvent dans les tribunes et se prolongent pendant quelques instants.) Danton s'élance à la tribune. (Les applaudissements des tribunes continuent avec ceux d'une grande partie de l'Assemblée.)_
Le président se couvre pour rétablir l'ordre et le silence. (Le calme renaît.)
LE PRÉSIDENT.—Citoyens, je demande la parole, et je vous prie de m'écouter en silence.
Différentes propositions ont été faites: on avait provoqué une explication sur des faits qui inculpaient des membres de la Convention. Delmas a demandé la nomination d'une commission chargée d'examiner les faits et d'en rendre compte à l'Assemblée. Cette proposition a été adoptée à l'unanimité. Danton s'y était rendu, maintenant il demande la parole pour des explications; je consulte l'Assemblée.
TOUTE LA PARTIE GAUCHE.—Non, non! il a la parole de droit.
Un grand nombre de membres de l'autre côté réclament avec la même chaleur le maintien du décret.—(L'Assemblée est longtemps agitée.)
LASOURCE.—Je demande que Danton soit entendu, et je déclare qu'il n'est entré dans mon procédé aucune passion.
LE PRÉSIDENT.—Citoyens, dans cette crise affligeante le voeu de l'Assemblée ne sera pas équivoque. Je vais le prendre.
L'Assemblée, consultée, accorde la parole à Danton, à une très grande majorité.
DANTON.—Je dois commencer par vous rendre hommage comme vraiment amis du salut du peuple, citoyens qui êtes placés à cette montagne (se tournant vers l'amphithéâtre de l'extrémité gauche); vous avez mieux jugé que moi. J'ai cru longtemps que, quelle que fût l'impétuosité de mon caractère, je devais tempérer les moyens que la nature m'a départis; je devais employer dans les circonstances difficiles où m'a placé ma mission la modération que m'ont paru commander les événements. Vous m'accusiez de faiblesse, vous aviez raison, je le reconnais devant la France entière. Nous, faits pour dénoncer ceux qui, par impéritie ou scélératesse, ont constamment voulu que le tyran échappât au glaive de la loi…. (Un très grand nombre de membres se lèvent en criant: Oui, oui! et en indiquant du geste les membres placés dans la partie droite.—Des rumeurs et des récriminations violentes s'élèvent dans cette partie.) Eh bien! ce sont ces mêmes hommes…. (Les murmures continuent à la droite de la tribune.—L'orateur se tournant vers les interrupteurs.) Vous me répondrez, vous me répondrez…. Citoyens, ce sont, dis-je, ces mêmes hommes qui prennent aujourd'hui l'attitude insolente de dénonciateurs…. (Grangeneuve interrompt.—Les murmures d'une grande partie de l'Assemblée couvrent sa voix.)
GRANGENEUVE.—Je demande à faire une interpellation à Danton….
UN GRAND NOMBRE DE VOIX.—Vous n'avez pas la parole…. A l'Abbaye!
DANTON.—Et d'abord, avant que d'entrer aussi à mon tour dans des rapprochements, je vais répondre. Que vous a dit Lasource? Quelle que soit l'origine de son roman, qu'il soit le fruit de son imagination ou la suggestion d'hommes adroits…. (De nouveaux murmures s'élèvent dans la partie de la salle à la droite de la tribune.)
ALBITTE.—Nous avons tranquillement écouté Lasource, soyez tranquilles à votre tour.
DANTON.—Soit que cet homme, dont on s'est emparé plusieurs fois dans l'Assemblée législative, ait voulu préparer, ce que j'aime à ne pas croire, le poison de la calomnie contre moi, pour le faire circuler pendant l'intervalle qui s'écoulera entre sa dénonciation et le rapport général qui doit vous être fait sur cette affaire, je n'examine pas maintenant ses intentions. Mais que vous a-t-il dit? Qu'à mon retour de la Belgique, je ne me suis pas présenté au Comité de défense générale; il en a menti: plusieurs de mes collègues m'ont cru arrivé vingt-quatre heures avant mon retour effectif, pensant que j'étais parti le jour même de l'arrêté de la commission; je ne suis arrivé que le vendredi 29, à huit heures du soir. Fatigué de ma course et du séjour que j'ai fait à l'armée, on ne pouvait exiger que je me transportasse immédiatement au comité. Je sais que les soupçons de l'inculpation m'ont précédé. On a représenté vos commissaires comme les causes de la désorganisation de l'armée. Nous, désorganisateurs! nous, qui avons rallié les soldats français, nous, qui avons fait déloger l'ennemi de plusieurs postes importants! Ah! sans doute tel a dit que nous étions venus pour sonner l'alarme, qui, s'il eût été témoin de notre conduite, vous aurait dit que nous étions faits pour braver le canon autrichien, comme nous braverons les complots et les calomnies des ennemis de la liberté.
J'en viens à la première inculpation de Lasource. En arrivant, je n'étais pas même instruit qu'il dût y avoir comité ce jour-là. Me fera-t-on un crime d'avoir été retenu quelques heures chez moi pour réparer mes forces affaiblies par le voyage et par la nécessité de manger? Dès le lendemain, je suis allé au comité; et quand on vous a dit que je n'y ai donné que de faibles détails, on a encore menti. J'adjure tous mes collègues qui étaient présents à cette séance: j'ai dit que Dumouriez regardait la Convention comme un composé de trois cents hommes stupides et de quatre cents scélérats. "Que peut faire pour la République, ai-je ajouté, un homme dont l'imagination est frappée de pareilles idées? Arrachons-le à son armée." (L'orateur se tournant vers l'extrémité gauche de la salle.) N'est-ce pas cela que j'ai dit? (Plusieurs voix.—Oui! oui!)
II y a plus. Camus, qu'on ne soupçonnera pas d'être mon partisan individuel, a fait un récit qui a coupé le mien; et ici j'adjure encore mes collègues. Il a fait un rapport dont les détails se sont trouvés presque identiques avec le mien. (Plusieurs voix.—Cela est vrai!)
Ainsi, il est résulté de ce que nous avons dit en commun un rapport effectif au comité.
Lasource trouve étrange que je sois resté à Paris, tandis que ma mission me rappelait dans la Belgique; il cherche à faire croire à des intelligences entre Delacroix et moi, dont l'un serait resté à l'armée, et l'autre à Paris, pour diriger à la fois les deux fils de la conspiration.
Lasource n'est pas de bonne foi; Lasource sait bien que je ne devais partir qu'autant que j'aurais des mesures à porter avec moi; que j'avais demandé et déclaré que je voulais rendre compte à la Convention de ce que je savais. Il n'y a donc dans ma présence ici aucun rapport avec les événements de la Belgique, aucun délit, rien qui puisse faire soupçonner une connivence. Lasource vous a dit: "Danton et Delacroix ont proclamé que, si un décret d'accusation était porté contre Dumouriez, il s'exécuterait, et qu'il suffirait que le décret fût connu par les papiers publics pour que l'armée l'exécutât elle-même. Comment donc ces mêmes commissaires n'ont-ils pas fait arrêter Dumouriez?…." Je ne nie pas le propos cité par Lasource; mais avions-nous ce décret d'accusation dont j'ai parlé? Pouvions-nous prendre la résolution d'enlever Dumouriez; lorsque nous n'étions à l'armée que Delacroix et moi, lorsque la commission n'était pas rassemblée? Nous nous sommes rendus vers la commission, et c'est elle qui a exigé que Delacroix retournât vers l'état-major, et qui a jugé qu'il y aurait du danger, pour la retraite même de l'armée, à enlever Dumouriez. Comment se fait il donc qu'on me reproche, à moi individu, ce qui est du fait de la commission? La correspondance des commissaires prouve qu'ils n'ont pu se saisir de l'individu Dumouriez. Qu'auraient-ils donc fait en notre place, ceux qui nous accusent? eux qui ont signé des taxes, quoiqu'il y eût un décret contraire. (On applaudit dans une grande partie de l'Assemblée.)
Je dois dire un fait qui s'est passé dans le Comité même de défense générale. C'est que, lorsque je déclarai que je croyais du danger à ce qu'on lût la lettre de Dumouriez, et à s'exposer d'engager un combat au milieu d'une armée en retraite, en présence de l'ennemi, je proposai cependant des mesures pour que l'on parvînt à se saisir du général, au moment où on pourrait le faire sans inconvénient. Je demandai que les amis même de Dumouriez, que Guadet, Gensonné se rendissent à l'armée; que, pour lui ôter toute défiance, les commissaires fussent pris dans les deux partis de la Convention, et que par là il fût prouvé en même temps que, quelles que soient les passions qui vous divisent, vous êtes unanimes pour ne jamais consentir à recevoir la loi d'un seul homme. (On applaudit.) Ou nous le guérirons momentanément, leur disais-je, ou nous le garrotterons. Je demande si l'homme qui proférait ces paroles peut être accusé d'avoir eu des ménagements pour Dumouriez.
Quels sont ceux qui ont pris constamment des ménagements? Qu'on consulte les canaux de l'opinion, qu'on examiné ce qu'on disait partout, par exemple dans le journal qui s'intitule Patriote-français. On y disait que Dumouriez était loin d'associer ses lauriers aux cyprès du 2 septembre. C'est contre moi qu'on excitait Dumouriez. Jamais on n'a eu la pensée de nous associer dans les mêmes complots; nous ne voulions pas prendre sur nous la responsabilité de l'enlèvement de Dumouriez; mais je demande si l'on ne m'a pas vu déjouer constamment la politique de ce général, ses projets de finances, les projets d'ambition qu'il pouvait avoir sur la Belgique; je les ai constamment mis à jour. Je le demande à Cambon; il dira, par exemple, la conduite que j'ai tenue relativement aux 300.000 livres de dépenses qui ont été secrètement faites dans la Belgique.
Et aujourd'hui, parce que j'ai été trop sage et trop circonspect, parce qu'on a eu l'art de répandre que j'avais un parti, que je voulais être dictateur, parce que je n'ai pas voulu, en répondant à mes adversaires, produire de trop rudes combats, occasionner des déchirements dans cette assemblée, on m'accuse de mépriser et d'avilir la Convention.
Avilir la Convention! Et qui plus que moi a constamment cherché à relever sa dignité, à fortifier son autorité? N'ai-je pas parlé de mes ennemis même avec une sorte de respect? (Se tournant vers la partie droite.) Je vous interpelle, vous qui m'accusez sans cesse….
PLUSIEURS VOIX.—Tout à l'heure vous venez de prouver votre respect.
Tout à l'heure, cela est vrai; ce que vous me reprochez est exact; mais pourquoi ai-je abandonné le système du silence et de la modération? parce qu'il est un terme à la prudence, parce que quand on se sent attaqué par ceux-là mêmes qui devraient s'applaudir de ma circonspection, il est permis d'attaquer à son tour et de sortir des limites de la patience. (On applaudit dans une grande partie de l'Assemblée.)
Mais comment se fait-il que l'on m'impute à crime la conduite d'un de mes collègues? Oui, sans doute, j'aime Delacroix; on l'inculpe parce qu'il a eu le bon esprit de ne pas partager, je le dis franchement, je le tiens de lui, parce qu'il n'a pas voulu partager les vues et les projets de ceux qui ont cherché à sauver le tyran. (De violents murmures s'élèvent dans la partie droite.—Les plus vifs applaudissements éclatent dans une grande partie du côté opposé et dans les tribunes.)
Quelques voix s'élèvent pour demander que Danton soit rappelé à l'ordre.
DUHEM.—Oui, c'est vrai, on a conspiré chez Roland, et je connais le nom des conspirateurs.
MAURE.—C'est Barbaroux, c'est Brissot, c'est Guadet.
DANTON.—Parce que Delacroix s'est écarté du fédéralisme et du système perfide de l'appel au peuple; parce que, lorsque après l'époque de la mort de Lepeletier, on lui demanda s'il voulait que la Convention quittât Paris, il fit sa profession de foi, en répondant: "J'ai vu qu'on a armé de préventions tous les départements contre Paris, je ne suis pas des vôtres." On a inculpé Delacroix, parce que, patriote courageux, sa manière de voter dans l'Assemblée a toujours été conséquente à la conduite qu'il a tenue dans la grande affaire du tyran. Il semble aujourd'hui que, moi, j'en aie fait mon second en conjuration. Ne sont-ce pas là les conséquences, les aperçus jetés en avant par Lasource? (Plusieurs voix à la droite de la tribune: Oui, oui!—Une autre voix: Ne parlez pas tant, mais répondez!) Eh! que voulez-vous que je réponde? J'ai d'abord réfuté pleinement les détails de Lasource: j'ai démontré que j'avais rendu au Comité de défense générale le compte que je lui devais, qu'il y avait identité entre mon rapport et celui de Camus qui n'a été qu'un prolongement du mien; que, si Dumouriez n'a pas été déjà amené pieds et poings liés à la Convention, ce ménagement n'est pas de mon fait. J'ai répondu enfin assez pour satisfaire tout homme de bonne foi (plusieurs voix dans l'extrémité gauche: Oui, oui!); et certes, bientôt je tirerai la lumière de ce chaos.
Les vérités s'amoncelleront et se dérouleront devant vous. Je ne suis pas en peine de ma justification.
Mais tout en applaudissant à cette commission que vous venez d'instituer, je dirai qu'il est assez étrange que ceux qui ont fait la réunion contre Dumouriez; qui, tout en rendant hommage à ses talents militaires, ont combattu ses opinions politiques, se trouvent être ceux contre lesquels cette commission paraît être principalement dirigée.
Nous, vouloir un roi! Encore une fois, les plus grandes vérités, les plus grandes probabilités morales restent seules pour les nations. Il n'y a que ceux qui ont eu la stupidité, la lâcheté de vouloir ménager un roi qui peuvent être soupçonnés de vouloir rétablir un trône; il n'y a, au contraire, que ceux qui constamment ont cherché à exaspérer Dumouriez contre les sociétés populaires et contre la majorité de la Convention; il n'y a que ceux qui ont présenté notre empressement à venir demander des secours pour une armée délabrée comme une pusillanimité; il n'y a que ceux qui ont manifestement voulu punir Paris de son civisme, armer contre lui les départements…. (Un grand nombre de membres se levant, et indiquant du geste la partie droite: Oui, oui, ils l'ont voulu!)
MARAT.—Et leurs petits soupers!
DANTON.—Il n'y a que ceux qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris…. (On applaudit dans une grande partie de la salle.)
MARAT.—Lasource!…. Lasource en était…. Oh! je dénoncerai tous les traîtres.
DANTON.—Oui, eux seuls sont les complices de la conjuration. (De vifs applaudissements s'élèvent à l'extrémité gauche et dans les tribunes.) Et c'est moi qu'on accuse!…. moi!…. Je ne crains rien de Dumouriez, ni de tous ceux avec qui j'ai été en relation. Que Dumouriez produise une seule ligne de moi qui puisse donner lieu à l'ombre d'une inculpation, et je livre ma tête.
MARAT.—Il a vu les lettres de Gensonné…. C'est Gensonné qui était en relation intime avec Dumouriez.
GENSONNÉ.—Danton, j'interpelle votre bonne foi. Vous avez dit avoir vu la minute de mes lettres, dites ce qu'elles contenaient.
DANTON.—Je ne parle pas textuellement de vos lettres, je n'ai point parlé de vous; je reviens à ce qui me concerne.
J'ai, moi, quelques lettres de Dumouriez: elles prouveront qu'il a été obligé de me rendre justice; elles prouveront qu'il n'y avait nulle identité entre son système politique et le mien: c'est à ceux qui ont voulu le fédéralisme….
PLUSIEURS VOIX.—Nommez-les!
MARAT (se tournant vers les membres de la partie droite).—Non, vous ne parviendrez pas à égorger la patrie!
DANTON.—Voulez-vous que je dise quels sont ceux que je désigne?
UN GRAND NOMBRE DE VOIX.—Oui, oui!
DANTON.—Écoutez!
MARAT (se tournant vers la partie droite).—Écoutez!
DANTON.—Voulez-vous entendre un mot qui paye pour tous?
LES MÊMES CRIS S'ÉLÈVENT.—Oui, oui!
DANTON.—Eh bien! je crois qu'il n'est plus de trêve entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France. (Un grand nombre de membres de la partie gauche se lèvent simultanément, et applaudissent.—Plusieurs voix se font entendre: Nous sauverons la patrie!)
Eh! qui pourrait se dispenser de proférer ces vérités, quand, malgré la conduite immobile que j'ai tenue dans cette assemblée; quand vous représentez ceux qui ont le plus de sang-froid et de courage comme des ambitieux; quand, tout en semblant me caresser, vous me couvrez de calomnies; quand beaucoup d'hommes, qui me rendent justice individuellement, me présentent à la France entière dans leur correspondance comme voulant ruiner la liberté de mon pays? Cent projets absurdes de cette nature ne m'ont-ils pas été successivement prêtés? Mais jamais la calomnie n'a été conséquente dans ses systèmes, elle s'est repliée de cent façons sur mon compte, cent fois elle s'est contredite. Des le commencement de la Révolution, j'avais fait mon devoir, et vous vous rappelez que je fus alors calomnié, j'ai été de quelque utilité à mon pays, lorsqu'à la révolution du 10 août, Dumouriez lui-même reconnaît que j'avais apporté du courage dans le conseil, et que je n'avais pas peu contribué à nos succès. Aujourd'hui les homélies misérables d'un vieillard cauteleux, reconnu tel, ont été le texte de nouvelles inculpations; et puisqu'on veut des faits, je vais vous en dire sur Roland. Tel est l'excès de son délire, et Garat lui-même m'a dit que ce vieillard avait tellement perdu la tête, qu'il ne voyait que la mort; qu'il croyait tous les citoyens prêts à la frapper; qu'il dit un jour, en parlant de son ami, qu'il avait lui-même porté au ministère: Je ne mourrai que de la main de Pache, depuis qu'il se met à la tête des factieux de Paris…. Eh bien! quand Paris périra, il n'y aura plus de République. Paris est le centre constitué et naturel de la France libre. C'est le centre des lumières.
On nous accuse d'être les factieux de Paris. Eh bien! nous avons déroulé notre vie devant la nation, elle a été celle d'hommes qui ont marché d'un pas ferme vers la révolution. Les projets criminels qu'on m'impute, les épithètes de scélérats, tout a été prodigué contre nous, et l'on espère maintenant nous effrayer? Oh! non. (De vifs applaudissements éclatent dans l'extrémité gauche de la salle; ils sont suivis de ceux des tribunes.—Plusieurs membres demandent qu'elles soient rappelées au respect qu'elles doivent à l'Assemblée.) Eh bien! les tribunes de Marseille ont aussi applaudi à la Montagne…. J'ai vu depuis la Révolution, depuis que le peuple français a des représentants, j'ai vu se répéter les misérables absurdités que je viens d'entendre débiter ici. Je sais que le peuple n'est pas dans les tribunes, qu'il ne s'y en trouve qu'une petite portion, que les Maury, les Cazalès et tous les partisans du despotisme calomniaient aussi les citoyens des tribunes.
Il fut un temps où vous vouliez une garde départementale. (Quelques murmures se font entendre.)
On voulait l'opposer aux citoyens égarés par la faction de Paris. Eh bien! vous avez reconnu que ces mêmes citoyens des départements, que vous appeliez ici, lorsqu'ils ont été à leur tour placés dans les tribunes, n'ont pas manifesté d'autres sentiments que le peuple de Paris, peuple instruit, peuple qui juge bien ceux qui le servent (On applaudit dans les tribunes et dans une très grande partis de l'Assemblée); peuple qui se compose de citoyens pris dans tous les départements; peuple exercé aussi à discerner quels sont ceux qui prostituent leurs talents; peuple qui voit bien que qui combat avec la Montagne ne peut pas servir les projets d'Orléans. (Mêmes applaudissements.) Le projet lâche et stupide qu'on avait conçu d'armer la fureur populaire contre les Jacobins, contre vos commissaires, contre moi, parce que j'avais annoncé que Dumouriez avait des talents militaires, et qu'il avait fait un coup de génie en accélérant l'entreprise de la Hollande: ce projet vient sans doute de ceux qui ont voulu faire massacrer les patriotes; car il n'y a que les patriotes qu'on égorge.
UN GRAND NOMBRE DE VOIX.—Oui, oui.
MARAT.—Lepeletier et Léonard Bourdon.
DANTON.—Eh bien! leurs projets seront toujours déçus, le peuple ne s'y méprendra pas. J'attends tranquillement et impassiblement le résultat de cette commission. Je me suis justifié de l'inculpation de n'avoir pas parlé de Dumouriez. J'ai prouvé que j'avais le projet d'envoyer dans la Belgique une commission composée de tous les partis pour se saisir, soit de l'esprit, soit de la personne de Dumouriez.
MARAT.—Oui, c'était bon, envoyez-y Lasource?
DANTON.—J'ai prouvé, puisqu'on me demande des preuves pour répondre à de simples aperçus de Lasource que, si je suis resté à Paris, ce n'a été en contravention à aucun de vos décrets. J'ai prouvé qu'il est absurde de dire que le séjour prolongé de Delacroix dans la Belgique était concerté avec ma présence ici, puisque l'un et l'autre nous avons suivi les ordres de la totalité de la commission; que, si la commission est coupable, il faut s'adresser à elle et la juger sur des pièces après l'avoir entendue; mais qu'il n'y a aucune inculpation individuelle à faire contre moi. J'ai prouvé qu'il était lâche et absurde de dire que moi, Danton, j'ai reçu cent mille écus pour travailler la Belgique. N'est-ce pas Dumouriez qui, comme Lasource, m'accuse d'avoir opéré à coups de sabre la réunion? Ce n'est pas moi qui ai dirigé les dépenses qu'a entraînées l'exécution du décret du 13 décembre. Ces dépenses ont été nécessitées pour déjouer les prêtres fanatiques qui salariaient le peuple malheureux; ce n'est pas à moi qu'il faut en demander compte, c'est à Lebrun.
CAMBON.—Ces cent mille écus sont tout simplement les dépenses indispensablement nécessaires pour l'exécution du décret du 15 décembre.
DANTON.—Je prouverai subséquemment que je suis un révolutionnaire immuable, que je résisterai à toutes les atteintes, et je vous prie, citoyens (se tournant vers les membres de la partie gauche), d'en accepter l'augure. J'aurai la satisfaction de voir la nation entière se lever en masse pour combattre les ennemis extérieurs, et en même temps pour adhérer aux mesures que vous avez décrétées sur mes propositions.
A-t-on pu croire un instant, a-t-on eu la stupidité de croire que, moi, je me sois coalisé avec Dumouriez? Contre qui Dumouriez s'élève-t-il? Contre le tribunal révolutionnaire: c'est moi qui ai provoqué l'établissement de ce tribunal. Dumouriez veut dissoudre la Convention. Quand on a proposé, dans le même objet, la convocation des assemblées primaires, ne m'y suis-je pas opposé? Si j'avais été d'accord avec Dumouriez, aurais-je combattu ses projets de finances sur la Belgique? Aurais-je déjoué son projet de rétablissement des trois États? Les citoyens de Mons, de Liège, de Bruxelles, diront si je n'ai pas été redoutable aux aristocrates, autant exécré par eux qu'ils méritent de l'être: ils vous diront qui servait les projets de Dumouriez, de moi ou de ceux qui le vantaient dans les papiers publics, ou de ceux qui exagéraient les troubles de Paris, et publiaient que des massacres avaient lieu dans la rue des Lombards.
Tous les citoyens vous diront: quel fut son crime? c'est d'avoir défendu Paris.
A qui Dumouriez déclare-t-il la guerre? aux sociétés populaires. Qui de nous a dit que sans les sociétés populaires, sans le peuple en masse, nous ne pourrions nous sauver? De telles mesures coïncident-elles avec celles de Dumouriez, ou la complicité ne serait-elle pas plutôt de la part de ceux qui ont calomnié à l'avance les commissaires pour faire manquer leur mission? (Applaudissements.) Qui a pressé l'envoi des commissaires? Qui a accéléré le recrutement, le complètement des armées. C'est moi! moi, je le déclare à toute la France, qui ai le plus puissamment agi sur ce complètement. Ai-je, moi, comme Dumouriez, calomnié les soldats de la liberté qui courent en foule pour recueillir les débris de nos armées? N'ai-je pas dit que j'avais vu ces hommes intrépides porter aux armées le civisme qu'ils avaient puisé dans l'intérieur? N'ai-je pas dit que cette portion de l'armée, qui, depuis qu'elle habitait sur une terre étrangère, ne montrait plus la même vigueur, reprendrait, comme le géant de la fable, en posant le pied sur la terre de la liberté, toute l'énergie républicaine? Est-ce là le langage de celui qui aurait voulu tout désorganiser? N'ai-je pas montré la conduite d'un citoyen qui voulait vous tenir en mesure contre toute l'Europe?
Qu'on cesse donc de reproduire des fantômes et des chimères qui ne résisteront pas à la lumière et aux explications.
Je demande que la commission se mette sur-le-champ en activité, qu'elle examine la conduite de chaque député depuis l'ouverture de la Convention. Je demande qu'elle ait caractère surtout pour examiner la conduite de ceux qui, postérieurement au décret pour l'indivisibilité de la République, ont manoeuvré pour la détruire; de ceux qui, après la rejection de leur système pour l'appel au peuple, nous ont calomniés; et si, ce que je crois, il y a ici une majorité vraiment républicaine, elle en fera justice. Je demande qu'elle examine la conduite de ceux qui ont empoisonné l'opinion publique dans tous les départements. On verra ce qu'on doit penser de ces hommes qui ont été assez audacieux pour notifier à une administration qu'elle devait arrêter des commissaires de la Convention; de ces hommes qui ont voulu constituer des citoyens, des administrateurs, juges des députés que vous avez envoyés dans les départements pour y réchauffer l'esprit public et y accélérer le recrutement. On verra quels sont ceux qui, après avoir été assez audacieux pour transiger avec la royauté, après avoir désespéré, comme ils en sont convenus, de l'énergie populaire, ont voulu sauver les débris de la royauté! car on ne peut trop le répéter, ceux qui ont voulu sauver l'individu, ont par la même eu intention de donner de grandes espérances au royalisme. (Applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée.) Tout s'éclaircira; alors on ne sera plus dupe de ce raisonnement par lequel on cherche à insinuer qu'on n'a voulu détruire un trône que pour en établir un autre. Quiconque auprès des rois est convaincu d'avoir voulu frapper un d'eux, est pour tous un ennemi mortel.
UNE VOIX.—Et Cromwell?…. (Des murmures s'élèvent dans une partie de l'Assemblée.)
DANTON, se tournant vers l'interlocuteur.—Vous êtes bien scélérat de me dire que je ressemble à Cromwell. Je vous cite devant la nation. (Un grand nombre de voix s'élèvent simultanément pour demander que l'interrupteur soit censuré; d'autres, pour qu'il soit envoyé à l'Abbaye.)
Oui, je demande que le vil scélérat qui a eu l'impudeur de dire que je suis un Cromwell soit puni, qu'il soit traduit à l'Abbaye. (On applaudit.) Et si, en dédaignant d'insister sur la justice que j'ai le droit de réclamer, si je poursuis mon raisonnement, je dis que, quand j'ai posé en principe que quiconque a frappé un roi à la tête, devient l'objet de l'exécration de tous les rois, j'ai établi une vérité qui ne pourrait être contestée. (Plusieurs voix—C'est vrai!)
Eh bien! croyez-vous que ce Cromwell dont vous me parlez ait été l'ami des rois?
UNE VOIX.—Il a été roi lui-même!
DANTON.—Il a été craint, parce qu'il a été le plus fort. Ici ceux qui ont frappé le tyran de la France seront craints aussi. Ils seront d'autant plus craints que la liberté s'est engraissée du sang du tyran. Ils seront craints, parce que la nation est avec eux. Cromwell n'a été souffert par les rois que parce qu'il a travaillé avec eux. Eh bien! je vous interpelle tous. (Se tournant vers les membres de la partie gauche.) Est-ce la terreur, est-ce l'envie d'avoir un roi qui vous a fait proscrire le tyran? (L'Assemblée presque unanime: Non, non!) Si donc ce n'est que le sentiment profond de vos devoirs qui a dicté mon arrêt de mort, si vous avez cru sauver le peuple, et faire en cela ce que la nation avait droit d'attendre de ses mandataires, ralliez-vous (S'adressant à la même partie de l'Assemblée), vous qui avez prononcé l'arrêt du tyran contre les lâches (indignant du geste les membres de la partie droite) qui ont voulu l'épargner (Une partie de l'Assemblée applaudit); serrez-vous; appelez le peuple à se réunir en armes contre l'ennemi du dehors, et à écraser celui du dedans, et confondez, par la vigueur et l'immobilité de votre caractère, tous les scélérats, tous les modérés (L'orateur, s'adressant toujours à la partie gauche, et indiquant quelquefois du geste les membres du côté opposé), tous ceux qui vous ont calomniés dans les départements. Plus de composition avec eux! ( Vifs applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée et dés tribunes.) Reconnaissez-le tous, vous qui n'avez jamais su tirer de votre situation politique dans la nation le parti que vous auriez pu en tirer; qu'enfin justice vous soit rendue. Vous voyez, par la situation où je me trouve en ce moment, la nécessité où vous êtes d'être fermes, et de déclarer la guerre à tous vos ennemis, quels qu'ils soient. (Mêmes applaudissements) Il faut former une phalange indomptable. Ce n'est pas vous, puisque vous aimez les sociétés populaires et le peuple, ce n'est pas vous qui voudrez un roi. (Les applaudissements recommencent.—Non, non!s'écrie-t-on avec force dans la grande majorité de l'Assemblée.) C'est à vous à en ôter l'idée à ceux qui ont machiné pour conserver l'ancien tyran. Je marche à la République; marchons-y de concert, nous verrons qui de nous ou de nos détracteurs atteindra le but.
Après avoir démontré que, loin d'avoir été jamais d'accord avec Dumouriez, il nous accuse textuellement d'avoir fait la réunion à coups de sabre, qu'il a dit publiquement qu'il nous ferait arrêter, qu'il était impossible à Delacroix et à moi, qui ne sommes pas la commission, de l'arracher à son armée; après avoir répondu à tout; après avoir rempli cette tâche de manière à satisfaire tout homme sensé et de bonne foi, je demande que la commission des six, que vous venez d'instituer, examine non seulement la conduite de ceux qui vous ont calomniés, qui ont machiné contre l'indivisibilité de la République, mais de ceux encore qui ont cherché à sauver le tyran (Nouveaux applaudissements d'une partie de l'Assemblée et des tribunes), enfin de tous les coupables qui ont voulu ruiner la liberté, et l'on verra si je redoute les accusateurs.
Je me suis retranché dans la citadelle de la raison; j'en sortirai avec le canon de la vérité, et je pulvériserai les scélérats qui ont voulu m'accuser. (Danton descend de la tribune au milieu des plus vifs applaudissements d'une très grande partie de l'Assemblée et des citoyens. Plusieurs membres de l'extrémité gauche se précipitent vers lui pour l'embrasser. Les applaudissements se prolongent.)
XX
SUR LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC
(3 avril 1793)
Dans la séance permanente de la Convention, commencée le mercredi 3 avril, au matin, Isnard proposa, au nom du Comité de défense générale, la création d'un nouveau comité d'exécution composé de neuf membres chargés de remplir les fonctions qui étaient attribuées au Conseil exécutif, et de prendre toutes les mesures de défense générale que pouvaient nécessiter les circonstances. Danton, tout en adoptant le principe, en fit renvoyer le projet de décret au lendemain. Dans sa séance du vendredi 5 avril, la Convention élut les neuf membres de ce premier Comité de Salut public: Barère, Delmas, Bréard, Cambon, Jean Debry, Danton, Guyton, Treilhard, Lacroix (Moniteur, no. 98).
* * * * *
Je demande aussi la parole pour une motion d'ordre.
Quelle qu'ait été la divergence des opinions, il n'en est pas moins vrai que la majorité de la Convention veut la République. Nous voulons repousser et anéantir la conjuration des rois; nous sentons que telle est la nature des circonstances, telle est la grandeur du péril qui nous menace, qu'il nous faut un développement extraordinaire de forces et de mesures de salut public; nous cherchons à établir une agence funeste pour les rois; nous sentons que, pour créer des armées, trouver de nouveaux chefs, il faut un pouvoir nouveau toujours dans la main de la Convention, et qu'elle puisse anéantir à volonté; mais je pense que ce plan doit être médité, approfondi. Je crois qu'une République, tout en proscrivant les dictateurs et les triumvirs, n'en a pas moins le pouvoir et même le devoir de créer une autorité terrible. Telle est la violence de la tempête qui agite le vaisseau de l'État, qu'il est impossible pour le sauver, d'agir avec les seuls principes de l'art. Écartons toute idée d'usurpation. Eh! qui donc pourrait être usurpateur? Vous voyez que cet homme qui avait remporté quelques victoires va appeler contre lui toutes les forces des Français. Déjà le département où il est né demande sa tête. Rapprochons-nous, rapprochons-nous fraternellement; il y va du salut de tous. Si la conjuration triomphe, elle proscrira tout ce qui aura porté le nom de patriote, quelles qu'ai en été les nuances. Je demande le renvoi du projet de décret, et l'ajournement à demain.
XXI
SUR LE PRIX DU PAIN
(5 avril 1793)
Sur la proposition de Lacroix (de l'Eure) la Convention décida, dans sa séance du vendredi 5 avril, de ne plus admettre aucun ci-devant privilégié, soit comme officier, soit comme volontaire, dans les armées révolutionnaires. Danton demanda la création d'une garde nationale payée par la nation, comme suite logique du précédent décret. A cette proposition il ajouta celle de l'abaissement du prix du pain. "Ces deux propositions, dit le Moniteur (n° 99), sont adoptées au milieu des applaudissements de toute l'Assemblée."
* * * * *
Le décret que vous venez de rendre annoncera à la nation et à l'univers entier quel est le grand moyen d'éterniser la République; c'est d'appeler le peuple à sa défense. Vous allez avoir une armée de sans-culottes; mais ce n'est pas assez; il faut que, tandis que vous irez combattre les ennemis de l'extérieur, les aristocrates de l'intérieur soient mis sous la pique des sans-culottes. Je demande qu'il soit créé une garde du peuple qui sera salariée par la nation. Nous serons bien défendus, quand nous le serons par les sans-culottes. J'ai une autre proposition à faire; il faut que dans toute la France le prix du pain soit dans une juste proportion avec le salaire du pauvre: ce qui excédera sera payé par le riche (On applaudit). Par ce seul décret, vous assurerez au peuple et son existence et sa dignité; vous l'attacherez à la révolution; vous acquerrez son estime et son amour. Il dira: nos représentants nous ont donné du pain; ils ont plus fait qu'aucun de nos anciens rois. Je demande que vous mettiez aux voix les deux propositions que j'ai faites, et qu'elles soient renvoyées au Comité pour vous en présenter la rédaction.