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Discours de la méthode

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FIN DES MÉDITATIONS.



OBJECTIONS
AUX MÉDITATIONS.

Ce recueil, publié en latin par Descartes, à Paris, 1641, et à Amsterdam, 1642 à la suite des MÉDITATIONS, a été traduit par M. Clerselier, élève et ami de Descartes, qui a revu, retouché et reconnu cette traduction. Elle a toujours été réimprimée à la suite des Méditations.



OBJECTIONS
FAITES PAR DES PERSONNES TRÈS DOCTES
CONTRE
LES PRÉCÉDENTES MÉDITATIONS,
LES RÉPONSES
DE L'AUTEUR.



PREMIÈRES OBJECTIONS,

FAITES PAR M. CATÉRUS, SAVANT THÉOLOGIEN DES PAYS-BAS,
SUR LES IIIe, Ve ET VIe MÉDITATIONS.

MESSIEURS,

Aussitôt que j'ai reconnu le désir que vous aviez que j'examinasse avec soin les écrits de M. Descartes, j'ai pensé qu'il étoit de mon devoir de satisfaire en cette occasion à des personnes qui me sont si chères, tant pour vous témoigner par là l'estime que je fais de votre amitié, que pour vous faire connoitre ce qui manque à ma suffisance et à la perfection de mon esprit; afin que dorénavant vous ayez un peu plus de charité pour moi, si j'en ai besoin, et que vous m'épargniez une autre fois, si je ne puis porter la charge que vous m'avez imposée.

On peut dire avec vérité, selon que j'en puis juger, que M. Descartes est un homme d'un très grand esprit et d'une très profonde modestie, et sur lequel je ne pense pas que Momus lui-même put trouver à reprendre. Je pense, dit-il, donc je suis; voire même je suis la pensée même ou l'esprit. Cela est vrai. Or est-il qu'en pensant j'ai en moi les idées des choses, et premièrement celle d'un être très parfait et infini. Je l'accorde. Mais je n'en suis pas la cause, moi qui n'égale pas la réalité objective d'une telle idée: donc quelque chose de plus parfait que moi en est la cause; et partant il y a un être différent de moi qui existe, et qui a plus de perfections que je n'ai pas. Ou, comme dit saint Denys au chapitre cinquième des Noms divins, il y a quelque nature qui ne possède pas l'être à la façon des autres choses, mais qui embrasse et contient en soi très simplement et sans aucune circonscription tout ce qu'il y a d'essence dans l'être, et en qui toutes choses sont renfermées comme dans la cause première et universelle.

Mais je suis ici contraint de m'arrêter un peu, de peur de me fatiguer trop; car j'ai déjà l'esprit aussi agité que le flottant Euripe: j'accorde, je nie, j'approuve, je réfute, je ne veux pas m'éloigner de l'opinion de ce grand homme, et toutefois je n'y puis consentir. Car, je vous prie, quelle cause requiert une idée? ou dites-moi ce que c'est qu'idée. Si je l'ai bien compris, c'est la chose même pensée en tant qu'elle est objectivement dans l'entendement. Mais qu'est-ce qu'être objectivement dans l'entendement? Si je l'ai bien appris, c'est terminer à la façon d'un objet l'acte de l'entendement, ce qui en effet n'est qu'une dénomination extérieure, et qui n'ajoute rien de réel à la chose. Car, tout ainsi qu'être vu n'est en moi autre chose sinon que l'acte que la vision tend vers moi, de même être pensé, ou être objectivement dans l'entendement, c'est terminer et arrêter en soi la pensée de l'esprit; ce qui se peut faire sans aucun mouvement et changement en la chose, voire même sans que la chose soit. Pourquoi donc rechercherai-je la cause d'une chose qui actuellement n'est point, qui n'est qu'une simple dénomination et un pur néant?

Et néanmoins, dit ce grand esprit, de ce qu'une idée contient une telle réalité objective, ou celle-là plutôt qu'une autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause35. Au contraire, d'aucune; car la réalité objective est une pure dénomination: actuellement elle n'est point. Or l'influence que donne une cause est réelle et actuelle: ce qui actuellement n'est point, ne la peut pas recevoir, et partant ne peut pas dépendre ni procéder d'aucune véritable cause, tant s'en faut qu'il en requière. Donc j'ai des idées, mais il n'y a point de causes de ces idées; tant s'en faut qu'il y en ait une plus grande que moi et infinie.

Note 35: (retour) Voyez Méditation III

Mais quelqu'un me dira peut-être, Si vous n'assignez point de cause aux idées, dites-nous au moins la raison pourquoi cette idée contient plutôt cette réalité objective que celle-la: c'est très bien dit; car je n'ai pas coutume d'être réservé avec mes amis, mais je traite avec eux libéralement. Je dis universellement de toutes les idées ce que M. Descartes a dit autrefois du triangle: Encore que peut-être, dit-il, il n'y ait en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle. Ainsi cette vérité est éternelle, et elle ne requiert point de cause. Un bateau est un bateau, et rien autre chose; Davus est Davus, et non OEdipus. Si néanmoins vous me pressez de vous dire une raison, je vous dirai que cela vient de l'imperfection de notre esprit, qui n'est pas infini: car, ne pouvant par une seule appréhension embrasser l'univers, c'est-à-dire tout l'être et tout le bien en général, qui est tout ensemble et tout à la fois, il le divise et le partage; et ainsi ce qu'il ne sauroit enfanter ou produire tout entier, il le conçoit petit à petit, ou bien, comme on dit en l'école (inadoequaté), imparfaitement et par partie. Mais ce grand homme poursuit:«Or, pour imparfaite que soit cette façon d'être, par laquelle une chose est objectivement dans l'entendement par son idée, certes on ne peut pas néanmoins dire que cette façon et manière-là ne soit rien, ni par conséquent que cette idée vient du néant36

Note 36: (retour) Méditation III.

Il y a ici de l'équivoque; car si ce mot rien est la même chose que n'être pas actuellement, eu effet ce n'est rien, parce qu'elle n'est pas actuellement, et ainsi elle vient du néant, c'est-à-dire qu'elle n'a point de cause. Mais si ce mot rien dit quelque chose de feint par l'esprit, qu'ils appellent vulgairement être de raison, ce n'est pas un rien, mais une chose réelle, qui est conçue distinctement. Et néanmoins, parce qu'elle est seulement conçue, et qu'actuellement elle n'est pas, elle peut à la vérité être conçue, mais elle ne peut aucunement être causée ou mise hors de l'entendement.

«Mais je veux, dit-il, outre cela examiner si moi, qui ai celle idée de Dieu, je pourrois être, en cas qu'il n'y eût point de Dieu, ou (comme il dit immédiatement auparavant) en cas qu'il n'y eût point d'être plus parfait que le mien, et qui ait mis en moi son idée. Car (dit-il) de qui aurois-je mon existence? peut-être de moi-même, ou de mes parents, ou de quelques autres, etc.: or est-il que si je l'avois du moi-même, je ne douterois point ni ne désirerois point, et il ne me manqueroit aucune chose; car je me serois donné toutes les perfections dont j'ai en moi quelque idée, et ainsi moi-même je serois Dieu. Que si j'ai mon existence d'autrui, je viendrai enfin à ce qui l'a de soi; et ainsi le même raisonnement que je viens de faire pour moi est pour lui, et prouve qu'il est Dieu.37» Voilà certes, à mon avis, la même voie que suit saint Thomas, qu'il appelle la voie de la causalité de la cause efficiente, laquelle il a tirée du Philosophe, hormis que saint Thomas ni Aristote ne se sont pas souciés des causes des idées. Et peut-être n'en étoit-il pas besoin; car pourquoi ne suivrai-je pas la voie la plus droite et la moins écartée? Je pense, donc je suis, voire même je suis l'esprit même et la pensée; or, cette pensée et cet esprit, ou il est par soi-même ou par autrui; si par autrui, celui-là enfin par qui est-il? s'il est par soi, donc il est Dieu; car ce qui est par soi se sera aisément donné toutes choses.

Note 37: (retour) Voyez Méditation III.

Je prie ici ce grand personnage et le conjure de ne se point cacher à un lecteur qui est désireux d'apprendre, et qui peut-être n'est pas beaucoup intelligent. Car ce mot par soi est pris en deux façons: en la première, il est pris positivement, à savoir par soi-même, comme par une cause; et ainsi ce qui seroit par soi et se donneroit l'être à soi-même, si, par un choix prévu et prémédité, il se donnoit ce qu'il voudroit, sans doute qu'il se donneroit toutes choses, et partant il serait Dieu. En la seconde, ce mot par soi est pris négativement et est la même chose que de soi-même ou non par autrui; et c'est de cette façon, si je m'en souviens, qu'il est pris de tout le monde.

Or maintenant, si une chose est par soi, c'est-à-dire non par autrui, comment prouverez-vous pour cela qu'elle comprend tout et qu'elle est infinie? car, à présent, je ne vous écoute point, si vous dites, Puisqu'elle est par soi elle se sera aisément donné toutes choses; d'autant qu'elle n'est pas par soi comme par une cause, et qu'il ne lui a pas été possible, avant, qu'elle fût, de prévoir ce qu'elle pourrait être pour choisir ce qu'elle seroit après. Il me souvient d'avoir autrefois entendu Suarez raisonner de la sorte: Toute limitation vient d'une cause; car une chose est finie et limitée, un parceque la cause ne lui a pu donner rien de plus grand ni de plus parfait, ou parce qu'elle ne l'a pas voulu: si donc quelque chose est par soi et non par une cause, il est vrai de dire qu'elle est infinie et non limitée.

Pour moi, je n'acquiesce pas tout-à-fait à ce raisonnement; car, qu'une chose soit par soi tant qu'il vous plaira, c'est-à-dire qu'elle ne soit point par autrui, que pourrez-vous dire si cette limitation vient de ses principes internes et constituants, c'est-à-dire de sa forme même et de son essence, laquelle néanmoins vous n'avez pas encore prouvé être infinie? Certainement, si vous supposez que le chaud est chaud, il sera chaud par ses principes internes et constituants, et non pas froid, encore que vous imaginiez qu'il ne soit pas par autrui ce qu'il est. Je ne doute point que M. Descartes ne manque pas de raisons pour substituer à ce que les autres n'ont peut-être pas assez suffisamment expliqué ni déduit assez clairement.

Enfin, je conviens avec ce grand homme en ce qu'il établit pour règle générale «que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies.» Même je crois que tout ce que je pense est vrai: et il y a déjà longtemps que j'ai renoncé à toutes les chimères et à tous les êtres de raison, car aucune puissance ne se peut détourner du son propre objet; si la volonté se meut, elle tend au bien; les sens mêmes ne se trompent point: car la vue voit ce qu'elle voit, l'oreille entend ce qu'elle entend; et si on voit de l'oripeau, on voit bien; mais ou se trompe lorsqu'on détermine par son jugement que ce que l'on voit est de l'or. Et alors c'est qu'on ne conçoit pas bien, ou plutôt qu'on ne conçoit point; car, comme chaque faculté ne se trompe point vers son propre objet, si une fois l'entendement conçoit clairement et distinctement une chose, elle est vraie; de sorte que M. Descartes attribue avec beaucoup de raison toutes les erreurs au jugement et à la volonté.

Mais maintenant voyons si ce qu'il veut inférer de cette règle est véritable. «Je connois, dit-il, clairement et distinctement l'Être infini; donc c'est un être vrai et qui est quelque chose.» Quelqu'un lui demandera: Connoissez-vous clairement et distinctement l'Être infini? Que veut donc dire cette commune maxime, laquelle est reçue d'un chacun: L'infini, en tant qu'infini, est inconnu. Car si, lorsque je pense à un chiliogone, me représentant confusément quelque figure, je n'imagine ou ne connois pas distinctement ce chiliogone, parce que je ne me représente pas distinctement ses mille côtés, comment est-ce que je concevrai distinctement et non pas confusément l'Être infini, en tant qu'infini, vu que je ne puis voir clairement, et comme au doigt et à l'oeil, les infinies perfections dont il est composé?

Et c'est peut-être ce qu'a voulu dire saint Thomas: car, ayant nié que cette proposition, Dieu est, fût claire et connue sans preuve, il se fait à soi-même cette objection des paroles de saint Damascène: La connaissance que Dieu est, est naturellement empreinte en l'esprit de tous les hommes; donc c'est une chose claire, et qui n'a point besoin de preuve pour être connue. A quoi il répond: Connoitre que. Dieu est en général, et, comme il dit sous quelque confusion, à sa voir en tant: qu'il est la béatitude de l'homme, cela est naturellement imprimé en nous; mais ce n'est pas, dit-il, connoître simplement que Dieu est; tout ainsi que connoitre que quelqu'un vient, ce n'est pas connoître Pierre; encore que ce soit Pierre qui vienne, etc. Comme s'il vouloit dire que Dieu est connu sous une raison commune on de fin dernière, ou même de premier être et très parfait, ou enfin sous la raison d'un être qui comprend et embrasse confusément et en général toutes choses; mais non pas sous la raison précise clé son être, car ainsi il est infini et nous est inconnu. Je sais que M. Descartes répondra facilement à celui qui l'interrogera de la sorte: je crois néanmoins que les choses que j'allègue ici, seulement par forme d'entretien et d'exercice, feront qu'il se ressouviendra de ce que dit Boëce, qu'il y a certaines notions communes qui ne peuvent être connues sans preuves que par les savants. De sorte qu'il ne se faut pas fort étonner si ceux-là interrogent beaucoup qui désirent savoir plus que les autres, et s'ils s'arrêtent long-temps à considérer ce qu'ils savent avoir été dit et avancé, comme le premier et principal fondement de toute l'affaire, et que néanmoins ils ne peuvent entendre sans une longue recherche et une très grande attention d'esprit.

Mais demeurons d'accord de ce principe, et supposons que quelqu'un ait l'idée claire et distincte d'un être souverain et souverainement parfait: que prétendez-vous inférer de là? C'est à savoir que cet être infini existe; et cela si certainement, que je dois être au moins aussi assuré de l'existence de Dieu, que je l'ai été jusques ici de la vérité des démonstrations mathématiques; en sorte qu'il n'y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu, c'est-à-dire un être souverainement parfait, auquel manque l'existence, c'est-à-dire auquel manque quelque perfection, que de concevoir une montagne qui n'ait point de vallée38. C'est ici le noeud de toute la question; qui cède à présent, il faut qu'il se confesse vaincu: pour moi, qui ai affaire avec un puissant adversaire, il faut que j'esquive un peu, afin qu'ayant à être vaincu, je diffère au moins pour quelque temps ce que je ne puis éviter.

Note 38: (retour) Voyez Méditation V.

Et, premièrement, encore que nous n'agissions pas ici par autorité, mais seulement par raison, néanmoins, de peur qu'il ne semble que je me veuille opposer sans sujet à ce grand esprit, écoutez plutôt saint Thomas, qui se fait à soi-même cette objection: aussitôt qu'on a compris et entendu ce que signifie ce nom Dieu, on sait que Dieu est; car, par ce nom, on entend une chose telle que rien de plus grand ne peut être conçu. Or, ce qui est dans l'entendement et en effet est plus grand que ce qui est seulement dans l'entendement; c'est pourquoi, puisque ce nom Dieu étant entendu, Dieu est dans l'entendement, il s'ensuit aussi qu'il est en effet; lequel argument je rends ainsi en forme: Dieu est ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu; mais ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu enferme l'existence: donc Dieu, par son nom ou par son concept, enferme l'existence; et partant il ne peut être ni être conçu sans existence. Maintenant dites-moi, je vous prie, n'est-ce pas là le même argument de M. Descartes? Saint Thomas définit Dieu ainsi, Ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu; M. Descartes l'appelle un être souverainement parfait: certes rien de plus grand que lui ne peut être conçu. Saint Thomas poursuit: ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu enferme l'existence; autrement quelque chose de plus grand que lui pourroit être conçu, à savoir ce qui est conçu enferme aussi l'existence. Mais M. Descartes ne semble-t-il pas se servir de la même mineure dans son argument: Dieu est un être souverainement parfait; or est-il que l'être souverainement parfait enferme l'existence, autrement il ne seroit pas souverainement parfait. Saint Thomas infère: donc, puisque ce nom Dieu étant compris et entendu, il est dans l'entendement, il s'ensuit aussi qu'il est eu effet; c'est-à-dire de ce que dans le concept ou la notion essentielle d'un être tel que rien de plus grand ne peut être conçu l'existence est comprise et enfermée, il s'ensuit que cet être existe. M. Descartes infère la même chose. «Mais, dit-il, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s'ensuit que l'existence est inséparable de lui, et partant qu'il existe véritablement.» Que maintenant saint Thomas réponde à soi-même et à M. Descartes. Posé, dit-il, que chacun entende que par ce nom Dieu il est signifié ce qui a été dit, à savoir ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu, il ne s'ensuit pas pour cela qu'on entende que la chose qui est signifiée par ce nom soit dans la nature, mais seulement dans l'appréhension de l'entendement. Et on ne peut pas dire qu'elle soit en effet, si on ne demeure d'accord qu'il y a en effet quelque chose tel que rien de plus grand ne peut être conçu; ce que ceux-là nient ouvertement, qui disent qu'il n'y a point de Dieu. D'où je réponds aussi en peu de paroles, Encore que l'on demeure d'accord que l'être souverainement parfait par son propre nom emporte l'existence, néanmoins il ne s'ensuit pas que cette même existence soit dans la nature actuellement quelque chose, mais seulement qu'avec le concept ou la notion de l'être souverainement parfait, celle de l'existence est inséparablement conjointe. D'où vous ne pouvez pas inférer que l'existence de Dieu soit actuellement quelque chose, si vous ne supposez que cet être souverainement parfait existe actuellement; car pour lors il contiendra actuellement toutes les perfections, et celle aussi d'une existence réelle.

Trouvez bon maintenant qu'après tant de fatigue je délasse un peu mon esprit. Ce composé, «un lion existant, enferme essentiellement ces deux parties, à savoir, un lion et l'existence; car si vous ôtez l'une ou l'autre, ce ne sera plus le même composé. Maintenant Dieu n'a-t-il pas de toute éternité, connu clairement et distinctement ce composé? Et l'idée de ce composé, en tant que tel, n'enferme-t-elle pas essentiellement l'une et l'autre de ces parties? C'est-à-dire l'existence n'est-elle pas de l'essence de ce composé un lion existant? Et néanmoins la distincte connoissance que Dieu en a eue de toute éternité ne fait pas nécessairement que l'une ou l'autre partie de ce composé soit, si on ne suppose que tout ce composé est actuellement; car alors if enfermera et contiendra en soi toutes ses perfections essentielles, et partant aussi l'existence actuelle. De même, encore que je connoisse clairement et distinctement l'être souverain, et encore que l'être souverainement parfait dans son concept essentiel enferme l'existence, néanmoins il ne s'ensuit pas que cette existence soit actuellement quelque chose, si vous ne supposez que cet être souverain existe; car alors, avec toutes ses autres perfections, il enfermera aussi actuellement celle de l'existence; et ainsi il faut prouver d'ailleurs que cet être souverainement parfait existe.

J'en dirai peu touchant l'essence de l'âme et sa distinction réelle d'avec le corps; car je confesse que ce grand esprit m'a déjà tellement fatigué qu'au-delà je ne puis quasi plus rien. S'il y a une distinction entre l'âme et le corps, il semble la prouver de ce que ces deux choses peuvent être conçues distinctement et séparément l'une de l'autre. Et sur cela je mets ce savant homme aux prises avec Scot, qui dit qu'afin qu'une chose soit courue distinctement et séparément d'une autre, il suffit qu'il y ait entre elles une distinction, qu'il appelle formelle et objective, laquelle il met entre la distinction réelle et celle de raison; et c'est ainsi qu'il distingue la justice de Dieu d'avec sa miséricorde; car elles ont, dit-il, avant aucune opération de l'entendement des raisons formelles différentes, en sorte que l'une n'est pas l'autre; et néanmoins ce seroit une mauvaise conséquence de dire, La justice peut être conçue séparément d'avec la miséricorde, donc elle peut aussi exister séparément. Mais je ne vois pas que j'ai déjà passé les bornes d'une lettre.

Voilà, Messieurs, les choses que j'avois à dire touchant ce que vous m'avez proposé; c'est à vous maintenant d'en être les juges. Si vous prononcez en ma faveur, il ne sera pas malaisé d'obliger M. Descartes à ne me vouloir point de mal, si je lui ai un peu contredit; que si vous êtes pour lui, je donne dès à présent les mains, et me confesse vaincu, et ce d'autant plus volontiers que je craindrois de l'être encore une autre fois. Adieu.



RÉPONSES DE L'AUTEUR
AUX PREMIÈRES OBJECTIONS.

MESSIEURS,

Je vous confesse que vous avez suscité contre moi un puissant adversaire, duquel l'esprit et la doctrine eussent pu me donner beaucoup de peine, si cet officieux et dévot théologien n'eût mieux aimé favoriser la cause de Dieu et celle de son foible défenseur, que de la combattre à force ouverte. Mais quoiqu'il lui ait été très honnête d'en user de la sorte, je ne pourrois pas m'exempter de blâme si je tâchois de m'en prévaloir: c'est pourquoi mon dessein est plutôt de découvrir ici l'artifice dont il s'est servi pour m'assister, que de lui répondre comme à un adversaire.

Il a commencé par une briève déduction de la principale raison dont je me sers pour prouver l'existence de Dieu, afin que les lecteurs s'en ressouvinssent d'autant mieux. Puis, ayant succinctement accordé les choses qu'il a jugées être suffisamment démontrées, et ainsi les ayant appuyées de son autorité, il est venu au noeud de la difficulté, qui est de savoir ce qu'il faut ici entendre par le nom d'idée, et quelle cause cette idée requiert.

Or, j'ai écrit quelque part «que l'idée est la chose même conçue, ou pensée, en tant quelle est objectivement dans l'entendement,» lesquelles paroles il feint d'entendre tout autrement que je ne les ai dites, afin de me donner occasion de les expliquer plus clairement. «Être, dit-il, objectivement dans l'entendement, c'est terminer à la façon d'un objet l'acte de l'entendement, ce qui n'est qu'une dénomination extérieure, et qui n'ajoute rien de réel à la chose, etc.» Où il faut remarquer qu'il a égard à la chose même, en tant qu'elle est hors de l'entendement, au respect de laquelle c'est de vrai une dénomination extérieure qu'elle soit objectivement dans l'entendement; mais que je parle de l'idée qui n'est jamais hors de l'entendement, et au respect de laquelle être objectivement ne signifie autre chose qu'être dans l'entendement en la manière que les objets ont coutume d'y être. Ainsi, par exemple, si quelqu'un demande qu'est-ce qui arrive au soleil de ce qu'il est objectivement dans mon entendement, on répond fort bien qu'il ne lui arrive rien qu'une dénomination extérieure, savoir est qu'il termine à la façon d'un objet l'opération de mon entendement: mais si l'on demande de l'idée du soleil ce que c'est, et qu'on répond que c'est la chose même pensée, en tant qu'elle est objectivement dans l'entendement, personne n'entendra que c'est le soleil même, en tant que cette extérieure dénomination est en lui. Et là être objectivement dans l'entendement ne signifiera pas terminer son opération à la façon d'un objet, mais bien être dans l'entendement en la manière que ses objets ont coutume d'y être: en telle sorte que l'idée du soleil est le soleil même existant dans l'entendement, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c'est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d'exister dans l'entendement: laquelle façon d'être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l'entendement; mais pourtant ce n'est pas un pur rien, comme j'ai déjà dit ci-devant.

Et lorsque ce savant théologien dit qu'il y a de l'équivoque en ces paroles, un pur rien, il semble avoir voulu m'avertir de celle que je viens tout maintenant de remarquer, de peur que je n'y prisse pas garde. Car il dit premièrement qu'une chose ainsi existante dans l'entendement par son idée n'est pas un être réel ou actuel, c'est-à-dire que ce n'est pas quelque chose qui soit hors de l'entendement, ce qui est vrai; et après il dit aussi que ce n'est pas quelque chose de feint par l'esprit, ou un être de raison, mais quelque chose de réel, qui est conçu distinctement: par lesquelles paroles il admet entièrement tout ce que j'ai avancé; mais néanmoins il ajoute, parce que cette chose est seulement conçue, et qu'actuellement elle n'est pas, c'est-à-dire parce qu'elle est seulement une idée et non pas quelque chose hors de l'entendement, elle peut à la vérité être conçue, mais elle ne peut aucunement être causée ou mise hors de l'entendement, c'est-à-dire qu'elle n'a pas besoin de cause pour exister hors de l'entendement: ce que je confesse, car hors de lui elle n'est rien; mais certes elle a besoin de cause pour être conçue, et c'est de celle-là seule qu'il est ici question. Ainsi, si quelqu'un a dans l'esprit l'idée de quelque machine fort artificielle, on peut avec raison demander quelle est la causé de cette idée; et celui-là ne satisferoit pas qui diroit que cette idée hors de l'entendement n'est rien, et partant qu'elle ne peut être causée, mais seulement conçue; car on ne demande ici rien autre chose, sinon quelle est la cause pourquoi elle est conçue: celui-là ne satisfera pas non plus qui dira que l'entendement même en est la cause, comme étant une de ses opérations; car on ne doute point de cela, mais seulement on demande quelle est la cause de l'artifice objectif qui est en elle. Car, que cette idée contienne un tel artifice objectif plutôt qu'un autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause; et l'artifice objectif est la même chose au respect de cette idée, qu'un respect de l'idée de Dieu la réalité ou perfection objective. Et de vrai l'on peut assigner diverses causes de cet artifice; car ou c'est quelque réelle et semblable machine qu'on aura vue auparavant, à la ressemblance de laquelle cette idée a été formée, ou une grande connoissance de la mécanique qui est dans l'entendement de celui qui a cette idée, ou peut-être une grande subtilité d'esprit, par le moyen de laquelle il a pu l'inventer sans aucune autre connoissance précédente. Et il faut remarquer que tout l'artifice, qui n'est qu'objectivement dans cette idée, doit par nécessité être formellement ou éminemment dans sa cause, quelle que cette cause puisse être. Le même aussi faut-il penser de la réalité objective qui est dans l'idée de Dieu. Mais en qui est-ce que toute cette réalité ou perfection se pourra ainsi rencontrer, sinon en Dieu réellement existant? Et cet esprit excellent a fort bien vu toutes ces choses; c'est pourquoi il confesse qu'on peut demander pourquoi cette idée contient cette réalité objective plutôt qu'une autre, à laquelle demande il a répondu premièrement: «que de toutes les idées il en est de même que de ce que j'ai écrit de l'idée du triangle, savoir est que bien que peut-être il n'y ait point de triangle en aucun lieu du monde, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée du triangle, laquelle est immuable et éternelle;» et laquelle il dit n'avoir pas besoin de cause. Ce que néanmoins il a bien jugé ne pouvoir pas satisfaire; car, encore que la nature du triangle soit immuable et éternelle, il n'est pas pour cela moins permis de demander pourquoi son idée est en nous. C'est pourquoi il a ajouté: «Si néanmoins vous me pressez de vous dire une raison, je vous dirai que cela vient de l'imperfection de notre esprit, etc.» Par laquelle réponse il semble n'avoir voulu signifier autre chose, sinon que ceux qui se voudront ici éloigner de mon sentiment ne pourront rien répondre de vraisemblable. Car, en effet, il n'est pas plus probable de dire que la cause pourquoi l'idée de Dieu est en nous soit l'imperfection de notre esprit, que si on disoit que l'ignorance des mécaniques fût la cause pourquoi nous imaginons plutôt une machine fort pleine d'artifice qu'une autre moins parfaite; car, tout au contraire, si quelqu'un a l'idée d'une machine dans laquelle soit contenu tout l'artifice que l'on sauroit imaginer, l'on infère fort bien de là que cette idée procède d'une cause dans laquelle il y avoit réellement et en effet tout l'artifice imaginable, encore qu'il ne soit qu'objectivement et non point en effet dans cette idée. Et par la même raison, puisque nous avons en nous l'idée de Dieu, dans laquelle toute la perfection est contenue que l'on puisse jamais concevoir, on peut de là conclure très évidemment que cette idée dépend et procède de quelque cause qui contient en soi véritablement toute cette perfection, à savoir de Dieu réellement existant. Et certes la difficulté ne paroîtroit pas plus grande en l'un qu'en l'autre, si, comme tous les hommes ne sont pas savants en la mécanique, et pour cela ne peuvent pas avoir des idées de machines fort artificielles, ainsi tous n'avoient pas la même faculté de concevoir l'idée de Dieu; mais, parce qu'elle est empreinte d'une même façon dans l'esprit de tout le monde, et que nous ne voyons pas qu'elle nous vienne jamais d'ailleurs que de nous-mêmes, nous supposons qu'elle appartient à la nature de notre esprit; et certes non mal à propos: mais nous oublions une autre chose que l'on doit principalement considérer, et d'où dépend toute la force et toute la lumière ou l'intelligence de cet argument, qui est que cette faculté d'avoir en soi l'idée de Dieu ne pourroit être en nous si notre esprit étoit seulement une chose finie, comme il est en effet, et qu'il n'eût point pour cause de son être une cause qui fût Dieu. C'est pourquoi, outre cela, j'ai demandé, savoir, si je pourrois être en cas que Dieu ne fût point; non tant pour apporter une raison différente de la précédente, que pour l'expliquer plus parfaitement.

Mais ici la courtoisie de cet adversaire me jette dans un passage assez difficile, et capable d'attirer sur moi l'envie et la jalousie de plusieurs; car il compare mon argument avec un autre tiré de saint Thomas et d'Aristote, comme s'il vouloit par ce moyen m'obliger à dire la raison pourquoi étant entré avec eux dans un même chemin, je ne l'ai pas néanmoins suivi en toutes choses; mais je le prie de me permettre de ne point parler des autres, et de rendre seulement raison des choses que j'ai écrites. Premièrement donc, je n'ai point tiré mon argument de ce que je voyois que dans les choses sensibles il y avoit un ordre ou une certaine suite de causes efficientes; partie à cause que j'ai pensé que l'existence de Dieu étoit beaucoup plus évidente que celle d'aucune chose sensible; et partie aussi pource que je ne voyois pas que cette suite de causes me pût conduire ailleurs qu'à me faire connoître l'imperfection de mon esprit, en ce que je ne puis comprendre comment une infinité de telles causes ont tellement succédé les unes aux autres de toute éternité qu'il n'y en ait point eu de première: car certainement, de ce que je ne puis comprendre cela, il ne s'ensuit pas qu'il y en doive avoir une première; non plus que de ce que je ne puis comprendre une infinité de divisions en une quantité finie, il ne s'ensuit pas que l'on puisse venir à une dernière, après laquelle cette quantité ne puisse plus être divisée; mais bien il suit seulement que mon entendement, qui est fini, ne peut comprendre l'infini. C'est pourquoi j'ai mieux aimé appuyer mon raisonnement sur l'existence de moi-même, laquelle ne dépend d'aucune suite de causes, et qui m'est si connue que rien ne le peut être davantage: et, m'interrogeant sur cela moi-même, je n'ai pas tant cherché par quelle cause j'ai autrefois été produit, que j'ai cherché quelle est la cause qui à présent me conserve, afin de me délivrer par ce moyen de toute suite et succession de causes. Outre cela, je n'ai pas cherché quelle est la cause de mon être en tant que je suis composé de corps et d'âme, mais seulement et précisément en tant que je suis une chose qui pense, ce que je crois ne servir pas peu à ce sujet: car ainsi j'ai pu beaucoup mieux me délivrer des préjugés, considérer ce que dicte la lumière naturelle, m'interroger moi-même, et tenir pour certain que rien ne peut être en moi dont je n'aie quelque connoissance: ce qui en effet est tout autre chose que si, de ce que je vois que je suis né de mon père, je considérois que mon père vient aussi de mon aïeul; et si, voyant qu'en recherchant ainsi les pères de mes pères je ne pourrois pas continuer ce progrès à l'infini, pour mettre fin à cette recherche, je concluois qu'il y a une première cause. De plus, je n'ai pas seulement recherché quelle est la cause de mon être en tant que je suis une chose qui pense; mais je l'ai principalement et précisément recherchée en tant que je suis une chose qui pense, qui, entre plusieurs autres pensées, reconnois avoir en moi l'idée d'un être souverainement partait; car c'est de cela seul que dépend toute la force de ma démonstration. Premièrement, parceque cette idée me fait connoître ce que c'est que Dieu, au moins autant que je suis capable de le connoître: et, selon les lois de la vraie logique, on ne doit jamais demander d'aucune chose si elle est, qu'on ne sache premièrement ce qu'elle est. En second lieu, parceque c'est cette même idée qui me donne occasion d'examiner si je suis par moi ou par autrui, et de reconnoître mes défauts. Et, en dernier lieu, c'est elle qui m'apprend que non seulement il y a une cause de mon être, mais de plus aussi que cette cause contient toutes sortes de perfections, et partant qu'elle est Dieu. Enfin, je n'ai point dit qu'il est impossible qu'une chose soit la cause efficiente de soi-même; car, encore que cela soit manifestement véritable, lorsqu'on restreint la signification d'efficient à ces causes qui sont différentes de leurs effets, ou qui les précèdent en temps, il semble toutefois que dans cette question elle ne doit pas être ainsi restreinte, tant parceque ce seroit une question frivole, car qui ne sait qu'une même chose ne peut pas être différente de soi-même ni se précéder en temps? comme aussi parceque la lumière naturelle ne nous dicte point que ce soit le propre de la cause efficient de précéder en temps son effet; car au contraire, à proprement parier, elle n'a point le nom ni la nature de cause efficiente, sinon lorsqu'elle produit son effet, et partant elle n'est point devant lui. Mais certes la lumière naturelle nous dicte qu'il n'y a aucune chose de laquelle il ne soit loisible de demander pourquoi elle existe, ou bien dont on ne puisse rechercher la cause efficiente; ou, si elle n'en a point, demander pourquoi elle n'en a pas besoin; de sorte que, si je pensois qu'aucune chose ne peut en quelque façon être à l'égard de soi-même ce que la cause efficiente est à l'égard de son effet, tant s'en faut que de là je voulusse conclure qu'il y a une première cause, qu'au contraire de celle-là même qu'on appelleroit première, je rechercherais derechef la cause, et ainsi je ne viendrois jamais à une première. Mais certes j'avoue franchement qu'il peut y avoir quelque chose dans laquelle il y ait une puissance si grande et si inépuisable qu'elle n'ait jamais eu besoin d'aucun secours pour exister, et qui n'eu ait pas encore besoin maintenant pour être conservée, et ainsi qui soit en quelque façon la cause de soi-même; et je conçois que Dieu est tel: car, tout de même que bien que j'eusse été de toute éternité, et que par conséquent il n'y eût rien eu avant moi, néanmoins, parceque je vois que les parties du temps peuvent être séparées les unes d'avec les autres, et qu'ainsi, de ce ce que je suis maintenant, il ne s'ensuit pas que je doive être encore après, si, pour ainsi parler, je ne suis créé de nouveau à chaque moment par quelque cause, je ne ferois point difficulté d'appeler efficiente la cause qui me crée continuellement en cette façon, c'est-à-dire qui me conserve. Ainsi, encore que Dieu ait toujours été, néanmoins, parceque c'est lui-même qui en effet se conserve, il semble qu'assez proprement il peut être dit et appelé la cause de soi-même. Toutefois il faut remarquer que je n'entends pas ici parler d'une conservation qui se fasse par aucune influence réelle et positive de la cause efficiente, mais que j'entends seulement que l'essence de Dieu est telle, qu'il est impossible qu'il ne soit ou n'existe pas toujours.

Cela étant posé, il me sera facile de répondre à la distinction du mot par soi, que ce très docte théologien m'avertit devoir être expliquée; car encore bien que ceux qui, ne s'attachant qu'à la propre et étroite signification d'efficient, pensent qu'il est impossible qu'une chose soit la cause efficiente de soi-même, et ne remarquent ici aucun autre genre de cause qui ait rapport et analogie avec la cause efficiente, encore, dis-je, que ceux-là n'aient pas de coutume d'entendre autre chose lorsqu'ils disent que quelque chose est par soi, sinon qu'elle n'a point de cause, si toutefois ils veulent plutôt s'arrêter à la chose; qu'aux paroles, ils reconnoîtront facilement que la signification négative du mot par soi ne procède que de la seule imperfection de l'esprit humain, et qu'elle n'a aucun fondement dans les choses, mais qu'il y en a une autre positive, tirée de la vérité des choses, et sur laquelle seule mon argument est appuyé. Car si, par exemple, quelqu'un pense qu'un corps soit par soi, il peut n'entendre par là autre chose, sinon que ce corps n'a point de cause; et ainsi il n'assure point ce qu'il pense par aucune raison positive, mais seulement d'une façon négative, parce qu'il ne connoît aucune cause de ce corps: mais cela témoigne quelque imperfection en son jugement, comme il reconnoîtra facilement après, s'il considère que les parties du temps ne dépendent point les unes des autres, et que, partant de ce qu'il a supposé que ce corps jusqu'à cette heure a été par soi, c'est-à-dire sans cause, il ne s'ensuit pas pour cela qu'il doive être encore à l'avenir, si ce n'est qu'il y ait en lui quelque puissance réelle et positive laquelle, pour ainsi dire, le produise continuellement; car alors, voyant que dans l'idée du corps il ne se rencontre point une telle puissance, il lui sera aisé d'inférer de là que ce corps n'est pas par soi; et ainsi il prendra ce mot, par soi, positivement. De même, lorsque nous disons que Dieu est par soi, nous pouvons aussi à la vérité entendre cela négativement, comme voulant dire qu'il n'a point de cause; mais si nous avons auparavant recherché la cause pourquoi il est, ou pourquoi il ne cesse point d'être, et que, considérant l'immense et incompréhensible puissance qui est contenue dans son idée, nous l'ayons reconnue si pleine et si abondante qu'en effet elle soit la vraie cause pourquoi il est, et pourquoi il continue ainsi toujours d'être, et qu'il n'y en puisse avoir d'autre que celle-là, nous disons que Dieu est par soi, non plus négativement, mais au contraire très positivement. Car, encore qu'il ne soit pas besoin de dire qu'il est la cause efficiente de soi-même, de peur que peut-être on n'entre en dispute du mot, néanmoins, parceque nous voyons que ce qui fait qu'il est par soi, ou qu'il n'a point de cause différente de soi-même, ne procède pas du néant, mais de la réelle et véritable immensité de sa puissance, il nous est tout-à-fait loisible de penser qu'il fait en quelque façon la même chose à l'égard de soi-même, que la cause efficiente à l'égard de son effet, et partant qu'il est par soi positivement. Il est aussi loisible à un chacun de s'interroger soi-même, savoir si en ce même sens il est par soi; et lorsqu'il ne trouve en soi aucune puissance capable de le conserver seulement un moment, il conclut avec raison qu'il est par un autre, et même par un autre qui est par soi, pource qu'étant ici question du temps présent, et non point du passé ou du futur, le progrès ne peut pas être continué à l'infini; voire même j'ajouterai ici de plus, ce que néanmoins je n'ai point écrit ailleurs, qu'on ne peut pas seulement aller jusqu'à une seconde cause, pource que celle qui a tant de puissance que de conserver une chose qui est hors de soi, se conserve à plus forte raison soi-même par sa propre puissance, et ainsi elle est par soi.

Et, pour prévenir ici une objection que l'on pourroit faire, à savoir que peut-être celui qui s'interroge ainsi soi-même a la puissance de se conserver sans qu'il s'en aperçoive, je dis que cela ne peut être, et que si cette puissance étoit en lui, il en auroit nécessairement connoissance; car, comme il ne se considère en ce moment que comme une chose qui pense, rien ne peut être en lui dont il n'ait ou ne puisse avoir connoissance, à cause que toutes les actions d'un esprit, comme seroit celle de se conserver soi-même si elle procédoit de lui, étant, des pensées, et partant étant présentes et connues à l'esprit, celle-là, comme les autres, lui seroit aussi présente et connue, et par elle il viendroit nécessairement à connoître la faculté qui la produiroit, toute action nous menant nécessairement à la connoissance de la faculté qui la produit.

Maintenant, lorsqu'on dit que toute limitation est par une cause, je pense à la vérité qu'on entend une chose vraie, mais qu'on ne l'exprime pas en termes assez propres, et qu'on n'ôte pas la difficulté; car, à proprement parler, la limitation est seulement une négation d'une plus grande perfection, laquelle négation n'est point par une cause, mais bien la chose limitée. Et encore qu'il soit vrai que toute chose est limitée par une cause, cela néanmoins n'est pas de soi manifeste, mais il le faut prouver d'ailleurs. Car, comme répond fort bien ce subtil théologien, une chose peut être limitée en deux façons, ou parceque celui qui l'a produite ne lui a pas donné plus de perfections, ou parceque sa nature est telle qu'elle n'en peut recevoir qu'un certain nombre, comme il est de la nature du triangle de n'avoir pas plus de trois côtés: mais il me semble que c'est une chose de soi évidente, et qui n'a pas besoin de preuve, que tout ce qui existe est ou par une cause, ou par soi comme par une cause; car puisque nous concevons et entendons fort bien, non seulement l'existence, mais aussi la négation de l'existence, il n'y a rien que nous puissions feindre être tellement par soi, qu'il ne faille donner aucune raison pourquoi plutôt il existe qu'il n'existe point; et ainsi nous devons toujours interpréter ce mot, être par soi, positivement, et comme si c'étoit être par une cause, à savoir par une surabondance de sa propre puissance, laquelle ne peut être qu'en Dieu seul, ainsi qu'on peut aisément démontrer.

Ce qui m'est ensuite accordé par ce savant docteur, bien qu'en effet il ne reçoive aucun doute, est néanmoins ordinairement si peu considéré, et est d'une telle importance pour tirer toute la philosophie hors des ténèbres où elle semble être ensevelie, que lorsqu'il le confirme par son autorité, il m'aide beaucoup en mon dessein.

Et il demande ici39, avec beaucoup de raison, si je connois clairement et distinctement l'infini; car bien que j'aie tâché de prévenir cette objection, néanmoins elle se présente si facilement à un chacun, qu'il est nécessaire que j'y réponde un peu amplement. C'est pourquoi je dirai ici premièrement que l'infini, en tant qu'infini, n'est point à la vérité compris, mais que néanmoins il est entendu; car, entendre clairement et distinctement qu'une chose est telle qu'un ne peut du tout point y rencontrer de limites, c'est clairement entendre qu'elle est infinie. Et je mets ici de la distinction entre l'indéfini et l'infini. Et il n'y a rien que je nomme proprement infini, sinon ce en quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites, auquel sens Dieu seul est infini; mais pour les choses où sous quelque considération seulement je ne vois point de fin, comme l'étendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilité des parties de la quantité, et autres choses semblables, je les appelle indéfinies et non pas infinies, parceque de toutes parts elles ne sont pas sans fin ni sans Limites.

Note 39: (retour) Voyez Objections

De plus je mets distinction entre la raison formelle de l'infini, ou l'infinité, et la chose qui est infinie. Car, quant à l'infinité, encore que nous la concevions être très positive, nous ne l'entendons néanmoins que d'une façon négative, savoir est de ce que nous ne remarquons en la chose aucune limitation: et quant à la chose qui est infinie, nous la concevons à la vérité positivement, mais non pas selon toute son étendue, c'est-à-dire que nous ne comprenons pas tout ce qui est intelligible en elle. Mais tout ainsi que, lorsque nous jetons les yeux sur la mer, on ne laisse pas de dire que nous la voyons, quoique notre vue n'en atteigne pas toutes les parties et n'en mesure pas la vaste étendue; et de vrai, lorsque nous ne la regardons que de loin, comme si nous la voulions embrasser toute avec les yeux, nous ne la voyons que confusément: comme aussi n'imaginons-nous que confusément un chiliogone, lorsque nous tâchons d'imaginer tous ses côtés ensemble; mais lorsque notre vue s'arrête sur une partie de la mer seulement, cette vision alors peut être fort claire et fort distincte, comme aussi l'imagination d'un chiliogone, lorsqu'elle s'étend seulement sur un ou deux de ses côtés. De même J'avoue avec tous les théologiens que Dieu ne peut être compris par l'esprit humain; et même qu'il ne peut être distinctement connu par ceux qui tâchent de l'embrasser tout entier et tout à la fois par la pensée, et qui le regardent comme de loin; auquel sens saint Thomas a dit, au lieu ci-devant cité, que la connoissance de Dieu est en nous sous une espèce de confusion seulement, et comme sous une image obscure: mais ceux qui considèrent attentivement chacune de ses perfections, et qui appliquent toutes les forces de leur esprit à les contempler, non point à dessein de les comprendre, mais plutôt de les admirer et reconnoître combien elles sont au-delà de toute compréhension, ceux-là, dis-je, trouvent en lui incomparablement plus de choses qui peuvent être clairement et distinctement connues, et avec plus de facilité, qu'il ne s'en trouve en aucune des choses créées. Ce que saint Thomas a fort bien reconnu lui-même en ce lieu-là, comme il est aisé de voir de ce qu'en l'article suivant il assure que l'existence de Dieu peut être démontrée. Pour moi, toutes les fois que j'ai dit que Dieu pouvoit être connu clairement et distinctement, je n'ai jamais entendu parler que de cette connoissance finie, et accommodée à la petite capacité de nos esprits; aussi n'a-t-il pas été nécessaire de l'entendre autrement pour la vérité des choses que j'ai avancées, comme un verra facilement, si on prend garde que je n'ai dit cela qu'en deux endroits, en l'un desquels il étoit question de savoir si quelque chose de réel étoit contenu dans l'idée que nous formons de Dieu, ou bien s'il n'y avoit qu'une négation de chose (ainsi qu'on peut douter si, dans l'idée du froid, il n'y a rien qu'une négation de chaleur), ce qui peut aisément ètre connu, encore qu'on ne comprenne pas l'infini. Et en l'autre j'ai maintenu que l'existence n'appartenoit pas moins à la nature de l'être souverainement parfait, que trois côtés appartiennent à la nature du triangle: ce qui se peut aussi assez entendre sans qu'on ait une connoissance de Dieu si étendue qu'elle comprenne tout ce qui est en lui.

Il compare ici derechef un de mes arguments avec un autre de saint Thomas, afin de m'obliger en quelque façon de montrer lequel des deux a le plus de force. Et il me semble que je le puis faire sans beaucoup d'envie, parce que saint Thomas ne s'est pas servi de cet argument comme sien, et il ne conclut pas la même chose que celui dont je me sers; et, enfin, je ne m'éloigne ici en aucune façon de l'opinion de cet angélique docteur. Car on lui demande, savoir, si la connoissance de l'existence de Dieu est si naturelle à l'esprit humain qu'il ne soit pas besoin de la prouver, c'est-à-dire si elle est claire et manifeste à un chacun, ce qu'il nie, et moi avec lui. Or l'argument qu'il s'objecte à soi-même se peut ainsi proposer. Lorsqu'on comprend et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend une chose telle que rien de plus grand ne peut être conçu; mais c'est une chose plus grande d'être en effet et dans l'entendement, que d'être seulement dans l'entendement: donc, lorsqu'on comprend et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend que Dieu est en effet et dans l'entendement. Où il y a une faute manifeste en la forme; car on devoit seulement conclure: donc, lorsqu'on comprend et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend qu'il signifie une chose qui est en effet, et dans l'entendement; or ce qui est signifié par un mot, ne paroît pas pour cela être vrai. Mais mon argument a été tel: Ce que nous concevons clairement et distinctement appartenir à la nature ou à l'essence ou à la forme immuable et vraie de quelque chose, cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cette chose; mais après que nous avons assez soigneusement recherché ce que c'est que Dieu, nous concevons clairement et distinctement qu'il appartient à sa vraie et immuable nature qu'il existe; donc alors nous pouvons affirmer avec vérité qu'il existe: ou du moins la conclusion est légitime. Mais la majeure ne se peut aussi nier, parce qu'un est déjà demeuré d'accord ci-devant que tout ce que nous entendons ou concevons clairement et distinctement, est vrai. Il ne reste plus que la mineure, où je confesse que la difficulté n'est pas petite; premièrement, parceque nous sommes tellement accoutumés dans toutes les autres choses de distinguer l'existence de l'essence, que nous ne prenons pas assez garde comment elle appartient à l'essence de Dieu plutôt qu'à celle des autres choses; et aussi pource que ne distinguant pas assez soigneusement les choses qui appartiennent à la vraie et immuable essence de quelque chose de celles qui ne lui sont attribuées que par la fiction de notre entendement, encore que nous apercevions assez clairement que l'existence appartient à l'essence de Dieu, nous ne concluons pas toutefois de là que Dieu existe, pource que nous ne savons pas si son essence est immuable et vraie, on si elle a seulement été faite et inventée par notre esprit. Mais, pour ôter la première partie de cette difficulté, il faut faire distinction entre l'existence possible et la nécessaire; et remarquer que l'existence possible est contenue dans la notion ou dans l'idée de toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement, mais que l'existence nécessaire n'est contenue que dans l'idée seule de Dieu: car je ne doute point que ceux qui considéreront avec attention cette différence qui est entre l'idée de Dieu et toutes les autres idées n'aperçoivent fort bien qu'encore que nous ne concevions jamais les autres choses sinon comme existantes, il ne s'ensuit pas néanmoins de là qu'elles existent, mais seulement qu'elles peuvent exister; parce que nous ne concevons pas qu'il soit nécessaire que l'existence actuelle soit conjointe avec leurs autres propriétés, mais que de ce que nous concevons clairement que l'existence actuelle est nécessairement et toujours conjointe avec les autres attributs de Dieu, il suit de là nécessairement que Dieu existe. Puis, pour ôter l'autre partie de la difficulté, il faut prendre garde que les idées qui ne contiennent pas de vraies et immuables natures, mais seulement de feintes et composées par l'entendement, peuvent être divisées par l'entendement même, non seulement par une abstraction ou restriction de sa pensée, mais par une claire et distincte opération; en sorte que les choses que l'entendement ne peut pas ainsi diviser n'ont point sans doute été faites ou composées par lui. Par exemple, lorsque je me représente un cheval ailé, ou un lion actuellement existant, ou un triangle inscrit dans un carré, je conçois facilement que je puis aussi tout au contraire me représenter un cheval qui n'ait point d'ailes, un lion qui ne soit point existant, un triangle sans carré; et partant, que ces choses n'ont point de vraies et immuables natures. Mais si je me représente un triangle ou un carré (je ne parle point ici du lion ni du cheval, pource que leurs natures ne nous sont pas entièrement connues), alors certes toutes les choses que je reconnoîtrai être contenues dans l'idée du triangle, comme que ses trois angles sont égaux à deux droits, etc., je l'assurerai avec vérité d'un triangle; et d'un carré, tout ce que je trouverai être contenu dans l'idée dit carré; car encore que je puisse concevoir un triangle, en restreignant tellement ma pensée que je ne conçoive en aucune façon que ses trois angles sont égaux à deux droits, je ne puis pas néanmoins nier cela de lui par une claire et distincte opération, c'est-à-dire entendant nettement ce que je dis. De plus, si je considère un triangle inscrit dans un carré, non afin d'attribuer au carré ce qui appartient seulement au triangle, ou d'attribuer au triangle ce qui appartient au carré, mais pour examiner seulement les choses qui naissent de la conjonction de l'un et de l'autre, la nature de cette figure composée du triangle et du carré ne sera pas moins vraie et immuable que celle du seul carré, ou du seul triangle. De façon que je pourrai assurer avec vérité que le carré n'est pas moindre que le double du triangle qui lui est inscrit, et autres choses semblables qui appartiennent à la nature de cette figure composée. Mais si je considère que, dans l'idée d'un corps très parfait, l'existence est contenue, et cela pource que c'est une plus grande perfection d'être en effet et dans l'entendement que d'être seulement dans l'entendement, je ne puis pas de là conclure que ce corps très parlait existe, mais seulement qu'il peut exister. Car je reconnois assez que cette idée a été faite par mon entendement même, lequel a joint ensemble toutes les perfections corporelles; et aussi que l'existence ne résulte point des autres perfections qui sont comprises en la nature du corps, pource que l'on peut également affirmer ou nier qu'elles existent, c'est-à-dire les concevoir comme existantes ou non existantes. Et de plus, à cause qu'en examinant l'idée du corps, je ne vois en lui aucune force par laquelle il se produise ou se conserve lui-même, je conclus fort bien que l'existence nécessaire, de laquelle seule il est ici question, convient aussi peu à la nature du corps, tant parfait qu'il puisse être, qu'il appartient à la nature d'une montagne de n'avoir point de vallée, ou à la nature du triangle d'avoir ses trois angles plus grands que deux droits. Mais maintenant si nous demandons, non d'un corps, mais d'une chose, telle qu'elle puisse être, qui ait en soi toutes les perfections qui peuvent être ensemble, savoir si l'existence doit être comptée parmi elles; il est vrai que d'abord nous en pourrons douter, parce que notre esprit, qui est fini, n'ayant coutume de les considérer que séparées, n'apercevra peut-être pas du premier coup combien nécessairement elles sont jointes entre elles. Mais si nous examinons soigneusement, savoir, si l'existence convient à l'être souverainement puissant, et quelle sorte d'existence, nous pourrons clairement et distinctement connoître, premièrement, qu'au moins l'existence possible lui convient, comme à toutes les autres choses dont nous avons en nous quelque idée distincte, même à celles qui sont composées par les fictions de notre esprit. En après, parce que nous ne pouvons penser que son existence est possible qu'en même temps, prenant garde à sa puissance infinie, nous ne connoissions qu'il peut exister par sa propre force, nous conclurons de là que réellement il existe, et qu'il a été de toute éternité; car il est très manifeste, par la lumière naturelle, que ce qui peut exister par sa propre force existe toujours; et ainsi nous connoîtrons que l'existence nécessaire est contenue dans l'idée d'un être souverainement puissant, non par une fiction de l'entendement, mais parce qu'il appartient à la vraie et immuable nature d'un tel être d'exister; et il nous sera aussi aisé de connoître qu'il est impossible que cet être souverainement puissant n'ait point en soi toutes les autres perfections qui sont contenues dans l'idée de Dieu, en sorte que, de leur propre nature, et sans aucune fiction de l'entendement, elles soient toutes jointes ensemble et existent dans Dieu: toutes lesquelles choses sont manifestes à celui qui y pense sérieusement, et ne diffèrent point de celles que j'avois déjà ci-devant écrites, si ce n'est seulement en la façon dont elles sont ici expliquées, laquelle j'ai expressément changée pour m'accommoder à la diversité des esprits. Et je confesserai ici librement que cet argument est tel, que ceux qui ne se ressouviendront pas de toutes les choses qui servent à sa démonstration, le prendront aisément pour un sophisme; et que cela m'a fait douter au commencement si je m'en devois servir, de peur de donner occasion à ceux qui ne le comprendroient pas de se défier aussi des autres. Mais pource qu'il n'y a que deux voies par lesquelles on puisse prouver qu'il y a un Dieu, savoir, l'une par ses effets, et l'autre par son essence ou sa nature même, et que j'ai expliqué, autant qu'il m'a été possible, la première dans la troisième Méditation, j'ai cru qu'après cela je ne devois pas omettre l'autre.

Pour ce qui regarde la distinction formelle, que ce très docte théologien dit avoir prise de Scot40, je réponds brièvement qu'elle ne diffère point de la modale, et qu'elle ne s'étend que sur les êtres incomplets, lesquels j'ai soigneusement distingués de ceux qui sont complets; et qu'à la vérité elle suffit pour faire qu'une chose soit conçue séparément et distinctement d'une autre, par une abstraction de l'esprit qui conçoive la chose imparfaitement, mais non pas pour faire que deux choses soient conçues tellement distinctes et séparées l'une de l'autre que nous entendions que chacune est un être complet et différent de tout autre; car pour cela il est besoin d'une distinction réelle. Ainsi, par exemple, entre le mouvement et la figure d'un même corps il y a une distinction formelle, et je puis fort bien concevoir le mouvement sans la figure, et la figure sans le mouvement, et l'un et l'autre sans penser particulièrement au corps qui se meut ou qui est figuré; mais je ne puis pas néanmoins concevoir pleinement et parfaitement le mouvement sans quelque corps auquel ce mouvement soit attaché, ni la figure sans quelque corps où réside cette figure, ni enfin je ne puis pas feindre que le mouvement soit en une chose dans laquelle la figure ne puisse être, ou la figure en une chose incapable de mouvement. De même je ne puis pas concevoir la justice sans un juste, ou la miséricorde sans un miséricordieux; et on ne peut pas feindre que celui-là même qui est juste ne puisse pas être miséricordieux. Mais je conçois pleinement ce que c'est que le corps (c'est-à-dire je conçois le corps comme une chose complète), en pensant seulement que c'est une chose étendue, figurée, mobile, etc., encore que je nie de lui toutes les choses qui appartiennent a la nature de l'esprit; et je conçois aussi que l'esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc., encore que je nie qu'il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l'idée du corps: ce qui ne se pourroit aucunement faire s'il n'y avoit une distinction réelle entre le corps et l'esprit.

Note 40: (retour) Voyez Objections.

Voilà, Messieurs, ce que j'ai eu à répondre aux objections subtiles et officieuses de votre ami commun. Mais si je n'ai pas été assez heureux d'y satisfaire entièrement, je vous prie que je puisse être averti des lieux qui méritent une plus ample explication, ou peut-être même sa censure; que si je puis obtenir cela de lui par votre moyen, je me tiendrai à tous infiniment votre obligé.



SECONDES OBJECTIONS,

RECUEILLIES PAR LE R. P. MERSENNE, DE LA BOUCHE DE
DIVERS THÉOLOGIENS ET PHILOSOPHES, CONTRE LES
IIe, IIIe, IVe, Ve ET VIe MÉDITATIONS.

MONSIEUR,

Puisque, pour confondre les nouveaux géants du siècle, qui osent attaquer l'Auteur de toutes choses, vous avez entrepris d'en affermir le trône en démontrant son existence; et que votre dessein semble si bien conduit que les gens de bien peuvent espérer qu'il ne se trouvera désormais personne qui, après avoir lu attentivement vos Méditations, ne confesse qu'il y a un Dieu éternel de qui toutes choses dépendent, nous avons jugé à propos de vous avertir et vous prier tout ensemble de répandre encore sur de certains lieux, que nous vous marquerons ci-après, une telle lumière qu'il ne reste rien dans tout votre ouvrage qui ne soit, s'il est possible, très clairement et très manifestement démontré. Car d'autant que depuis plusieurs années vous avez, par de continuelles méditations, tellement exercé votre esprit, que les choses qui semblent aux autres obscures et incertaines vous peuvent paroître plus claires, et que vous les concevez peut-être par une simple inspection de l'esprit, sans vous apercevoir de l'obscurité que les autres y trouvent, il sera bon que vous soyez averti de celles qui ont besoin d'être plus clairement et plus amplement expliquées et démontrées; et lorsque vous nous aurez satisfait en ceci, nous ne jugeons pas qu'il y ait guère personne qui puisse nier que les raisons dont vous avez commencé la déduction pour la gloire de Dieu et l'utilité du public ne doivent être prises pour des démonstrations.

Premièrement, vous vous ressouviendrez que ce n'est pas tout de bon et en vérité, mais seulement par une fiction d'esprit, que vous avez rejeté, autant qu'il vous a été possible, tous les fantômes des corps, pour conclure que vous êtes seulement une chose qui pense, de peur qu'après cela vous ne croyiez peut-être que l'on puisse conclure qu'en effet et sans fiction vous n'êtes rien autre chose qu'un esprit ou une chose qui pense; et c'est tout ce que nous avons trouvé digne d'observation touchant vos deux premières Méditations, dans lesquelles vous faites voir clairement qu'au moins il est certain que vous qui pensez êtes quelque chose. Mais arrêtons-nous un peu ici.41 Jusque là vous connoissez que vous êtes une chose qui pense, mais vous ne savez pas encore ce que c'est que cette chose qui pense. Et que savez-vous si ce n'est point un corps qui, par ses divers mouvements et rencontres, fait cette action que nous appelons du nom de pensée? Car, encore que vous croyiez avoir rejeté toutes sortes de corps, vous vous êtes pu tromper en cela, que vous ne vous êtes pas rejeté vous-même, qui peut-être êtes un corps. Car comment prouvez-vous qu'un corps ne peut penser, ou que des mouvements corporels ne sont point la pensée même? Et pourquoi tout le système de votre corps, que vous croyez avoir rejeté, ou quelques parties d'icelui, par exemple celles du cerveau, ne pourroient-elles pas concourir à former ces sortes de mouvements que nous appelons des pensées? Je suis, dites-vous, une chose qui pense; mais que savez-vous si vous n'êtes point aussi un mouvement corporel, ou un corps remué?

Note 41: (retour) Voyez Méditation II.

Secondement, de l'idée d'un être souverain, laquelle vous soutenez ne pouvoir être produite par vous, vous osez conclure l'existence d'un souverain être, duquel seul peut procéder l'idée qui est en votre esprit42; comme si nous ne nous trouvions pas en nous un fondement suffisant, sur lequel seul étant appuyés, nous pouvons former cette idée, quoiqu'il n'y eût point de souverain être, ou que nous ne sussions pas s'il y en a un, et que son existence ne nous vînt pas même en la pensée: car ne vois-je pas que moi, qui pense, j'ai quelque degré de perfection? Et ne vois-je pas aussi que d'autres que moi ont un semblable degré? ce qui me sert de fondement pour penser à quelque nombre que ce soit, et ainsi pour ajouter un degré de perfection à un autre jusqu'à l'infini; tout de même que, bien qu'il n'y eût au monde qu'un degré de chaleur ou de lumière, je pourrois néanmoins en ajouter et en feindre toujours de nouveaux jusques à l'infini. Pourquoi pareillement ne pourrai-je pas ajouter à quelque degré d'être que j'aperçois être en moi, tel autre degré que ce soit, et, de tous les degrés capables d'être ajoutés, former l'idée d'un être parfait? Mais, dites-vous, l'effet ne peut avoir aucun degré de perfection ou de réalité qui n'ait été auparavant dans sa cause; mais, outre que nous voyons tous les jours que les mouches, et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes, sont produites par le soleil, la pluie et la terre, dans lesquels il n'y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu'aucun autre degré purement corporel, d'où il arrive que l'effet lire quelque réalité de sa cause, qui néanmoins n'étoit pas dans sa cause; mais, dis-je, cette idée n'est rien autre chose qu'un être de raison, qui n'est pas plus noble que votre esprit qui la conçoit. De plus, que savez-vous si cette idée se fût jamais offerte à votre esprit, si vous eussiez passé toute votre vie dans un désert, et non point en la compagnie de personnes savantes? et ne peut-on pas dire que vous l'avez puisée des pensées que vous avez eues auparavant, des enseignements des livres, des discours et entretiens de vos amis, etc., et non pas de votre esprit seul ou d'un souverain être existant? Et partant il faut prouver plus clairement que cette idée ne pourroit être en vous, s'il n'y avoit point de souverain être; et alors nous serons les premiers à nous rendre à votre raisonnement, et nous y donnerons tous les mains. Or, que cette idée procède de ces notions anticipées, cela paroît, ce semble, assez clairement de ce que les Canadiens, les Hurons et les autres hommes sauvages n'ont point en eux une telle idée, laquelle vous pouvez même former de la connoissance que vous avez des choses corporelles; en sorte que votre idée ne représente rien que ce monde corporel, qui embrasse toutes les perfections que vous sauriez imaginer: de sorte que vous ne pouvez conclure autre chose, sinon qu'il y a un être corporel très parfait, si ce n'est que vous ajoutiez quelque chose de plus qui élève notre esprit jusqu'à la connoissance des choses spirituelles ou incorporelles. Nous pouvons ici encore dire que l'idée d'un ange peut être en vous aussi bien que celle d'un être très parfait, sans qu'il soit besoin pour cela qu'elle soit formée en vous par un ange réellement existant, bien que l'ange soit plus parfait que vous. Mais je dis de plus que vous n'avez pas l'idée de Dieu non plus que celle d'un nombre ou d'une ligne infinie, laquelle quand vous pourriez avoir, ce nombre néanmoins est entièrement impossible: ajoutez à cela que l'idée de l'unité et simplicité d'une seule perfection, qui embrasse et contienne toutes les autres, se fait seulement par l'opération de l'entendement qui raisonne, tout ainsi que se font les unités universelles, qui ne sont point dans les choses, mais seulement dans l'entendement, comme on peut voir par l'unité générique, transcendantale, etc.

Note 42: (retour) Voyez Méditation III.

En troisième lieu, puisque vous n'êtes pas encore assuré de l'existence de Dieu, et que vous dites43 néanmoins que vous ne sauriez être assuré d'aucune chose, ou que vous ne pouvez rien connoître clairement et distinctement si premièrement vous ne connoissez certainement et clairement que Dieu existe, il s'ensuit que vous ne savez pas encore que vous êtes une chose qui pense, puisque, selon vous, cette connoissance dépend de la connoissance claire d'un Dieu existant, laquelle vous n'avez pas encore démontrée, aux lieux où vous concluez que vous connoissez clairement ce que vous êtes. Ajoutez à cela qu'un athée connoît clairement et distinctement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, quoique néanmoins il soit fort éloigné de croire l'existence de Dieu, puisqu'il la nie tout-à-fait; parce, dit-il, que si Dieu existoit il y auroit un souverain être et un souverain bien, c'est-à-dire un infini; or ce qui est infini en tout genre de perfection exclut toute autre chose que ce soit, non seulement toute sorte d'être et de bien, mais aussi toute sorte du non-être et de mal: et néanmoins il y a plusieurs êtres et plusieurs biens, comme aussi plusieurs non-êtres et plusieurs maux; à laquelle objection nous jugeons à propos que vous répondiez, afin qu'il ne reste plus rien aux impies à objecter, et qui puisse servir de prétexte à leur Impiété.

Note 43: (retour) Voyez Méditation II.

En quatrième lieu, vous niez44 que Dieu puisse mentir ou décevoir; quoique néanmoins il se trouve des scolastiques qui tiennent le contraire, comme Gabriel, Ariminensis, et quelques autres, qui pensent que Dieu ment, absolument parlant, c'est-à-dire qu'il signifie quelque chose aux hommes contre son intention et contre ce qu'il a décrété et résolu, comme lorsque, sans ajouter de condition, il dit aux Ninivites par son prophète: «Encore quarante jours, et Ninive sera subvertie.» Et lorsqu'il a dit plusieurs autres choses qui ne sont point arrivées, parce qu'il n'a pas voulu que telles paroles répondissent à son intention ou à son décret. Que, s'il a endurci et aveuglé Pharaon, et s'il a mis dans les prophètes un esprit de mensonge, comment pouvez-vous dire que nous ne pouvons être trompés par lui? Dieu ne peut-il pas se comporter envers les hommes comme un médecin envers ses malades et un père envers ses enfants, lesquels l'un et l'autre trompent si souvent, mais toujours avec prudence et utilité; car si Dieu nous montroit la vérité toute nue, quel oeil ou plutôt quel esprit auroit assez de force pour la supporter? Combien qu'à vrai dire il ne soit pas nécessaire de feindre un Dieu trompeur afin que vous soyez déçu dans les choses que vous pensez connoître clairement et distinctement, vu que la cause de cette déception peut être en vous, quoique vous n'y songiez seulement pas. Car que savez-vous si votre nature n'est point telle qu'elle se trompe toujours, ou du moins fort souvent? Et d'où avez-vous appris que, touchant les choses que vous pensez connoître clairement et distinctement, il est certain que vous n'êtes jamais trompé, et que vous ne le pouvez être? Car combien de fois avons-nous vu que des personnes se sont trompées en des choses qu'elles pensoient voir plus clairement que le soleil? Et partant, ce principe d'une claire et distincte connoissance doit être expliqué si clairement et si distinctement que personne désormais, qui ait l'esprit raisonnable, ne puisse être déçu dans les choses qu'il croira savoir clairement et distinctement; autrement nous ne voyons point encore que nous puissions répondre avec certitude de la vérité d'aucune chose.

Note 44: (retour) Voyez Méditations III et IV.

En cinquième lieu, si la volonté ne peut jamais faillir, on ne pèche point lorsqu'elle suit et se laisse conduire par les lumières claires et distinctes de l'esprit qui la gouverne, et si, au contraire, elle se met en danger du faillir lorsqu'elle poursuit et embrasse les connoissances obscures et confuses de l'entendement, prenez garde que de là il semble que l'on puisse inférer que les Turcs et les autres infidèles non seulement ne pèchent point lorsqu'ils n'embrassent pas la religion chrétienne et catholique, mais même qu'ils pèchent lorsqu'ils l'embrassent, puisqu'ils n'en connoissent point la vérité ni clairement ni distinctement. Bien plus, si cette règle que vous établissez45 est vraie, il ne sera permis à la volonté d'embrasser que fort peu de choses, vu que nous ne connoissons quasi rien avec cette clarté et distinction que vous requérez pour former une certitude qui ne puisse être sujette à aucun doute. Prenez donc garde, s'il vous plaît, que, voulant affermir le parti de la vérité, vous ne prouviez plus qu'il ne faut, et qu'au lieu de l'appuyer vous ne la renversiez.

Note 45: (retour) Voyez Méditation IV.

En sixième lieu, dans vos réponses46 aux précédentes objections, il semble que vous ayez manqué de bien tirer la conclusion dont voici l'argument: «Ce que clairement et distinctement nous entendons appartenir à la nature, ou à l'essence, ou à la forme immuable et vraie de quelque chose, cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cette chose; mais, après que nous avons soigneusement observé ce que c'est que Dieu, nous entendons clairement et distinctement qu'il appartient à sa vraie et immuable nature qu'il existe.» Il faudroit conclure: Donc, après que nous avons assez soigneusement observé ce que c'est que Dieu, nous pouvons dire ou affirmer cette vérité, qu'il appartient à la nature de Dieu qu'il existe. D'où il ne s'ensuit pas que Dieu existe en effet, mais seulement qu'il doit exister si sa nature est possible ou ne répugne point, c'est-à-dire que la nature ou l'essence de Dieu ne peut être conçue sans existence, en telle sorte que, si cette essence est, il existe réellement; ce qui se rapporte à cet argument, que d'autres proposent de la sorte: S'il n'implique point que Dieu soit, il est certain qu'il existe; or il n'implique point qu'il existe, donc, etc. Mais on est en question de la mineure, à savoir, qu'il n'implique point qu'il existe, la vérité de laquelle quelques uns de nos adversaires révoquent en doute, et d'autres la nient. De plus, cette clause de votre raisonnement, «après que nous avons assez clairement reconnu ou observé ce que c'est que Dieu,» est supposée comme vraie, dont tout le monde ne tombe pas encore d'accord, vu que vous avouez vous-même que vous ne comprenez l'infini qu'imparfaitement; le même faut-il dire de tous ses autres attributs: car tout ce qui est en Dieu étant entièrement infini, quel est l'esprit qui puisse comprendre la moindre chose qui soit en Dieu que très imparfaitement? Comment donc pouvez-vous avoir assez clairement et distinctement observé ce que c'est que Dieu?

Note 46: (retour) Voyez Réponses aux premières objections.

En septième lieu, nous ne trouvons pas un seul mot dans vos Méditations touchant l'immortalité de l'âme de l'homme, laquelle néanmoins vous deviez principalement prouver, et en faire une très exacte démonstration pour confondre ces personnes indignes de l'immortalité, puisqu'ils la nient, et que peut-être ils la détestent. Mais, outre cela, nous craignons que vous n'ayez pas encore assez prouvé la distinction qui est entre l'âme et le corps de l'homme47, comme nous avons déjà remarqué en la première de nos observations, à laquelle nous ajoutons qu'il ne semble pas que, de cette distinction de l'âme d'avec le corps, il s'ensuive qu'elle soit incorruptible ou immortelle: car qui sait si sa nature n'est point limitée selon la durée de la vie corporelle, et si Dieu n'a point tellement mesuré ses forces et son existence qu'elle finisse avec le Corps?

Note 47: (retour) Voyez Méditation VI.

Voilà, Monsieur, les choses auxquelles nous désirons que vous apportiez une plus grande lumière, afin que la lecture de vos très subtiles et, comme nous estimons, très véritables Méditations soit profitable à tout le monde. C'est pourquoi ce seroit une chose fort utile si, à la fin de vos solutions, après avoir premièrement avancé quelques définitions, demandes et axiomes, vous concluiez le tout selon la méthode des géomètres, en laquelle vous êtes si bien versé, afin que tout d'un coup et comme d'une seule oeillade, vos lecteurs y puissent voir de quoi se satisfaire, et que vous remplissiez leur esprit de la connoissance de la Divinité.



RÉPONSES DE L'AUTEUR
AUX SECONDES OBJECTIONS.

MESSIEURS,

C'est avec beaucoup de satisfaction que j'ai lu les observations que vous avez faites sur mon petit traité de la première philosophie; car elles m'ont fait connoître la bienveillance que vous avez pour moi, votre piété envers Dieu, et le soin que vous prenez pour l'avancement de sa gloire: et je ne puis que je ne me réjouisse non seulement de ce que vous avez jugé mes raisons dignes de votre censure, mais aussi de ce que vous n'avancez rien contre elles à quoi il ne me semble que je pourrai répondre assez commodément.

En premier lieu, vous m'avertissez de me ressouvenir «que ce n'est pas tout de bon et en vérité, mais seulement par une fiction d'esprit, que j'ai rejeté les idées ou les fantômes des corps pour conclure que je suis une chose qui pense, de peur que peut-être je n'estime qu'il suit de là que je ne suis qu'une chose qui pense48.» Mais j'ai déjà fait voir, dans ma seconde Méditation, que je m'en étois assez souvenu, vu que j'y ai mis ces paroles: «Mais aussi peut-il arriver que ces mêmes choses que je suppose n'être point parce qu'elles me sont inconnues, ne sont point en effet différentes de moi que je connois: je n'en sais rien, je ne dispute pas maintenant de cela, etc.» Par lesquelles j'ai voulu expressément avertir le lecteur, que je ne cherchois pas encore en ce lieu-là si l'esprit étoit différent du corps, mais que j'examinois seulement celles de ses propriétés dont je puis avoir une claire et assurée connoissance. Et, d'autant que j'en ai là remarqué plusieurs, je ne puis admettre sans distinction ce que vous ajoutez ensuite: «Que je ne sais pas néanmoins ce que c'est qu'une chose qui pense.» Car, bien que j'avoue que je ne savois pas encore si cette chose qui pense n'étoit point différente du corps, ou si elle l'étoit, je n'avoue pas pour cela que je ne la connoissois point; car qui a jamais tellement connu aucune chose qu'il sût n'y avoir rien en elle que cela même qu'il connoissoit? Mais nous pensons d'autant mieux connoître une chose qu'il y a plus de particularités en elle que nous connoissons; ainsi nous avons plus de connoissance de ceux avec qui nous conversons tous les jours que de ceux dont nous ne connoissons que le nom ou le visage; et toutefois nous ne jugeons pas que ceux-ci nous soient tout-à-fait inconnus; auquel sens je pense avoir assez démontré que l'esprit, considéré sans les choses que l'on a de coutume d'attribuer au corps, est plus connu que le corps considéré sans l'esprit: et c'est tout ce que j'avois dessein de prouver en cette seconde Méditation.

Note 48: (retour) Voyez secondes objections.

Mais je vois bien ce que vous voulez dire, c'est à savoir que, n'ayant écrit que six méditations touchant la première philosophie, les lecteurs s'étonneront que dans les deux premières je ne conclue rien autre chose que ce que je viens de dire tout maintenant, et que pour cela ils les trouveront trop stériles, et indignes d'avoir été mises en lumière. A quoi je réponds seulement que je ne crains pas que ceux qui auront lu avec jugement le reste de ce que j'ai écrit aient occasion de soupçonner que la matière m'ait manqué; mais qu'il m'a semblé très raisonnable que les choses qui demandent une particulière attention, et qui doivent être considérées séparément d'avec les autres, fussent mises dans des méditations séparées. C'est pourquoi, ne sachant rien de plus utile pour parvenir à une ferme et assurée connoissance des choses que si, avant de rien établir, on s'accoutume à douter de tout et principalement des choses corporelles, encore que j'eusse vu il y a long-temps plusieurs livres écrits par les sceptiques et académiciens touchant cette matière, et que ce ne fût pas sans quelque dégoût que je ramâchois une viande si commune, je n'ai pu toutefois me dispenser de lui donner une méditation tout entière; et je voudrois que les lecteurs n'employassent pas seulement le peu de temps qu'il faut pour la lire, mais quelques mois, ou du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle traite auparavant que de passer outre: car ainsi je ne doute point qu'ils ne lissent bien mieux leur profit de la lecture du reste.

De plus, à cause que nous n'avons eu jusques ici aucunes idées des choses qui appartiennent à l'esprit qui n'aient été très confuses et mêlées avec les idées des choses sensibles, et que c'a été la première et principale cause pourquoi on n'a pu entendre assez clairement aucune des choses qui se sont dites de Dieu et de l'âme, j'ai pensé que je ne ferois pas peu, si je montrois comment il faut distinguer les propriétés ou qualités de l'esprit des propriétés ou qualités du corps, et comment il les faut reconnoître; car, encore qu'il ait déjà été dit par plusieurs que, pour bien concevoir les choses immatérielles ou métaphysiques, il faut éloigner son esprit des sens, néanmoins personne, que je sache, n'avoit encore montré par quel moyen cela se peut faire. Or le vrai et à mon jugement l'unique moyen pour cela est contenu dans ma seconde Méditation; mais il est tel que ce n'est pas assez de l'avoir envisagé une fois, il le faut examiner souvent et le considérer longtemps, afin que l'habitude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s'est enracinée en nous pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une habitude contraire de les distinguer, acquise par l'exercice de quelques journées. Ce qui m'a semblé une cause assez juste pour ne point traiter d'autre matière en la seconde Méditation.

Vous demandez ici comment je démontre que le corps ne peut penser: mais pardonnez-moi si je réponds que je n'ai pas encore donné lieu à cette question, n'ayant commencé à en traiter que dans la sixième Méditation, par ces paroles: «C'est assez, que je puisse clairement et distinctement concevoir une chose sans une autre pour être certain que l'une est distincte ou différente de l'autre, etc.» Et un peu après: «Encore que j'aie un corps qui me soit fort étroitement conjoint, néanmoins, parce que, d'un côté, j'ai une claire et distincte idée de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d'un autre j'ai une claire et distincte idée du corps en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c'est-à-dire mon esprit ou mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui.» A quoi il est aisé d'ajouter: «Tout ce qui peut penser est esprit ou s'appelle esprit.» Mais, puisque le corps et l'esprit sont réellement distincts, nul corps n'est esprit: donc nul corps ne peut penser. Et certes je ne vois rien en cela que vous puissiez nier; car nierez-vous qu'il suffit que nous concevions clairement une chose sans une autre pour savoir qu'elles sont réellement distinctes? Donnez-nous donc quelque signe, plus certain de la distinction réelle, si toutefois on en peut donner aucun. Car que direz-vous? Sera-ce que ces choses-là sont réellement distinctes, chacune desquelles peut exister sans l'autre? Mais derechef je vous demanderai d'où vous connoissez qu'une chose peut exister sans une autre? Car, afin que ce soit un signe de distinction, il est nécessaire qu'il soit connu. Peut-être direz-vous que les sens vous le font connoître, parce que vous voyez une chose en l'absence de l'autre, ou que vous la touchez, etc. Mais la foi des sens est plus incertaine que celle de l'entendement; et il se peut faire en plusieurs façons qu'une seule et même chose paroisse à nos sens sous diverses formes, ou en plusieurs lieux ou manières, et qu'ainsi elle soit prise pour deux. Et enfin, si vous vous ressouvenez de ce qui a été dit de la cire à là fin de la seconde Méditation, vous saurez que les corps mêmes ne sont pas proprement connus par les sens, mais par le seul entendement; en telle sorte que sentir une chose sans une autre n'est rien autre chose sinon avoir l'idée d'une chose, et savoir que cette idée n'est pas la même que l'idée d'une autre: or cela ne peut être connu d'ailleurs que de ce qu'une chose est conçue sans l'autre; et cela ne peut être certainement connu si l'on n'a l'idée claire et distincte de ces deux choses: et ainsi ce signe de réelle distinction doit être réduit au mien pour être certain.

Que s'il y en a qui nient qu'ils aient des idées distinctes de l'esprit et du corps, je ne puis autre chose que les prier de considérer assez attentivement les choses qui sont contenues dans cette seconde Méditation, et de remarquer que l'opinion qu'ils ont que les parties du cerveau concourent avec l'esprit pour former nos pensées n'est fondée sur aucune raison positive, mais seulement sur ce qu'ils n'ont jamais expérimenté d'avoir été sans corps, et qu'assez souvent ils ont été empêchés par lui dans leurs opérations; et c'est le même que si quelqu'un, de ce que dès son enfance il auroit eu des fers aux pieds, estimoit que ces fers fissent une partie de son corps, et qu'ils lui fussent nécessaires pour marcher.

En second lieu, lorsque vous dites 49 «que nous trouvons de nous-mêmes nu fondement suffisant «pour former l'idée le Dieu,» vous ne dites rien de contraire à mon opinion; car j'ai dit moi-même; en termes exprès, à la fin de la troisième Méditation, «que cette idée est née avec moi, et qu'elle ne me vient point d'ailleurs que de moi-même. J'avoue aussi que nous la pourrions former encore que nous ne sussions pas qu'il y a un souverain être, mais non pas si en effet il n'y en avoit point; car au contraire j'ai averti que toute la force de mon argument consiste en ce qu'il ne se pourrait faire que la faculté de former cette idée fût en moi, si je n'avois été créé de Dieu.»

Note 49: (retour) Voyez secondes objections.

Et ce que vous dites des mouches, des plantes, etc., ne prouve en aucune façon que quelque degré de perfection peut être dans un effet qui n'ait point été auparavant dans sa cause. Car, ou il est certain qu'il n'y a point de perfection dans les animaux qui n'ont point de raison qui ne se rencontre aussi dans les corps inanimés, ou, s'il y en a quelqu'une, qu'elle leur vient d'ailleurs; et que le soleil, la pluie et la terre ne sont point les causes totales de ces animaux. Et ce seroit une chose fort éloignée de la raison si quelqu'un, de cela seul qu'il ne connoît point de cause qui concoure à la génération d'une mouche et qui ait autant de degrés de perfection qu'en a une mouche, n'étant pas cependant assuré qu'il n'y en ait point d'autres que celles qu'il connoît, prenoit de là occasion de douter d'une chose laquelle, comme je dirai tantôt plus au long, est manifeste par la lumière naturelle.

A quoi j'ajoute que ce que vous objectez ici des mouches, étant tiré de la considération des choses matérielles, ne peut venir on l'esprit de ceux qui, suivant l'ordre de mes Méditations, détourneront leurs pensées des choses sensibles pour commencer à philosopher.

Il ne me semble pas aussi que vous prouviez rien contre moi en disant que «l'idée de Dieu qui est en nous n'est qu'un être de raison.» Car cela n'est pas vrai, si par un être de raison l'on entend une chose qui n'est point: mais seulement si toutes les opérations de l'entendement sont prises pour des êtres de raison, c'est-à-dire pour des êtres qui partent de la raison, auquel sens tout ce monde peut aussi être appelé un être de raison divine, c'est-à-dire un être créé par un simple acte de l'entendement divin. Et j'ai déjà suffisamment averti en plusieurs lieux que je parlois seulement de la perfection ou réalité objective de cette idée de Dieu, laquelle ne requiert pas moins une cause qui contienne en effet tout ce qui n'est contenu en elle qu'objectivement ou par représentation, que fait l'artifice objectif ou représenté, qui est en l'idée que quelque artisan a d'une machine fort artificielle. Et certes je ne vois pas que l'on puisse rien ajouter pour faire connoître plus clairement que cette idée ne peut être en nous si un souverain être n'existe, si ce n'est que le lecteur, prenant garde de plus près aux choses que j'ai déjà écrites, se délivre lui-même des préjugés qui offusquent peut-être sa lumière naturelle, et qu'il s'accoutume à donner créance aux premières notions, dont les connaissances sont si vraies et si évidentes que rien ne le peut être davantage, plutôt qu'à des opinions obscures et fausses, mais qu'un long usage a profondément gravées en nos esprits. Car, qu'il n'y ait rien dans un effet qui n'ait été d'une semblable ou plus excellente façon dans sa cause, c'est une première notion, et si évidente qu'il n'y en a point de plus claire: et cette autre commune notion, que de rien rien ne se fait, la comprend en soi, parce que, si on accorde qu'il y ait quelque chose dans l'effet qui n'ait point été dans sa cause, il faut aussi demeurer d'accord que cela procède du néant; et s'il est évident que le néant ne peut être la cause de quelque chose, c'est seulement parce que dans cette cause il n'y auroit pas la même chose que dans l'effet. C'est aussi une première notion, que toute la réalité, ou toute la perfection, qui n'est qu'objectivement dans les idées, doit être formellement ou éminemment dans leurs causes; et toute l'opinion que nous avons jamais eue de l'existence des choses qui sont hors de notre esprit, n'est appuyée que sur elle seule. Car d'où nous a pu venir le soupçon qu'elles existoient, sinon de cela seul que leurs idées venoient par les sens frapper notre esprit? Or, qu'il y ait en nous quelque idée d'un être souverainement puissant et parfait, et aussi que la réalité objective de cette idée ne se trouve point en nous, ni formellement, ni éminemment, cela deviendra manifeste à ceux qui y penseront sérieusement, et qui voudront avec moi prendre la peine d'y méditer; mais je ne le saurais pas mettre par force en l'esprit de ceux qui ne liront mes Méditations que comme un roman, pour se désennuyer, et sans y avoir grande attention. Or de tout cela on conclut très manifestement que Dieu existe. Et toutefois, en faveur de ceux dont la lumière naturelle est si foible qu'ils ne voient pas que c'est une première notion, que toute la perfection qui est objectivement dans une idée doit être réellement dans quelqu'une de ses causes, je l'ai encore démontré d'une façon plus aisée à concevoir, en montrant que l'esprit qui a cette idée ne peut pas exister par soi-même; et partant je ne vois pas ce que vous pourriez désirer de plus pour donner des mains, ainsi que vous avez promis.

Je ne vois pas aussi que vous prouviez rien contre moi, en disant que j'ai peut-être reçu l'idée qui me représente Dieu, des pensées que j'ai eues auparavant des enseignements des livres, des discours et entretiens de mes amis, etc., et non pas de mon esprit seul. Car mon argument aura toujours la même force, si, m'adressant à ceux de qui l'on dit que je l'ai reçue, je leur demande s'ils l'ont par eux-mêmes on bien par autrui, au lieu de le demander de moi-même; et je conclurai toujours que celui-là est Dieu, de qui elle est premièrement dérivée.

Quant à ce que vous ajoutez eu ce lieu-là, qu'elle peut être formée de la considération des choses corporelles, cela ne me semble pas plus vraisemblable que si vous disiez que nous n'avons aucune faculté pour ouïr, mais que, par la seule vue des couleurs, nous parvenons à la connoissance des sons. Car on peut dire qu'il y a plus d'analogie ou de rapport entre les couleurs et les sons, qu'entre les choses corporelles et Dieu. Et lorsque vous demandez que j'ajoute quelque chose qui nous élève jusqu'à la connoissance de l'être immatériel ou spirituel, je ne puis mieux faire que de vous renvoyer à ma seconde Méditation, afin qu'au moins vous connoissiez qu'elle n'est pas tout-à-fait inutile; car que pourrois-je faire ici par une ou deux périodes, si je n'ai pu rien avancer par un long discours préparé seulement pour ce sujet, et auquel il me semble n'avoir pas moins apporté d'industrie qu'en aucun autre écrit que j'aie publié. Et, encore qu'en cette Méditation j'aie seulement traité de l'esprit humain, elle n'est pas pour cela moins utile à faire connoître la différence qui est entre la nature divine et celle des choses matérielles. Car je veux bien ici avouer franchement que l'idée que nous avons, par exemple, de l'entendement divin ne me semble point différer de celle que nous avons de notre propre entendement, sinon seulement comme l'idée d'un nombre infini diffère de l'idée du nombre binaire ou du ternaire; et il en est de même de tous les attributs de Dieu, dont nous reconnoissons en nous quelque vestige.

Mais, outre cela, nous concevons en Dieu une immensité, simplicité on unité absolue, qui embrasse et contient tous ses autres attributs, et de laquelle nous ne trouvons ni en nous ni ailleurs aucun exemple; mais elle est, ainsi que j'ai dit auparavant, comme la marque de l'ouvrier imprimée sur son ouvrage. Et, par son moyen, nous connoissons qu'aucune des choses que nous concevons être en Dieu et en nous, et que nous considérons en lui par parties, et comme si elles étoient distinctes, à cause de la faiblesse de notre entendement et que nous les expérimentons telles en nous, ne conviennent point à Dieu et à nous, en la façon qu'on nomme univoque dans les écoles; comme aussi nous connoissons que de plusieurs choses particulières qui n'ont point de fin, dont nous avons les idées, comme d'une connoissance sans fin, d'une puissance, d'un nombre, d'une longueur, etc., qui sont aussi sans fin, il y en a quelques unes qui sont contenues formellement dans l'idée que nous avons de Dieu, comme la connoissance et la puissance, et d'autres qui n'y sont qu'éminemment, comme le nombre et la longueur; ce qui certes ne seroit pas ainsi, si cette idée n'étoit rien autre chose en nous qu'une fiction.

Et elle ne seroit pas aussi conçue si exactement de la même façon de tout le monde: car c'est une chose très remarquable, que tous les métaphysiciens s'accordent unanimement dans la description qu'ils font des attributs de Dieu, au moins de ceux qui peuvent être connus par la seule raison humaine, en telle sorte qu'il n'y a aucune chose physique ni sensible, aucune chose dont nous ayons une idée si expresse et si palpable, touchant la nature de laquelle il ne se rencontre chez les philosophes une plus grande diversité d'opinions, qu'il ne s'en rencontre touchant celle de Dieu.

Et certes jamais les hommes ne pourroient s'éloigner de la vraie connoissance de cette nature divine, s'ils vouloient seulement porter leur attention sur l'idée qu'ils ont de l'être souverainement parfait. Mais ceux qui mêlent quelques autres idées avec celle-là composent par ce moyen un dieu chimérique, en la nature duquel il y a des choses qui se contrarient; et, après l'avoir ainsi composé, ce n'est pas merveille s'ils nient qu'un tel dieu, qui leur est représenté par une fausse idée, existe. Ainsi, lorsque vous parlez ici d'un être corporel très parfait, si vous prenez le nom de très parfait absolument, en sorte que vous entendiez que le corps est un être dans lequel toutes les perfections se rencontrent, vous dites des choses qui se contrarient, d'autant que la nature du corps enferme plusieurs imperfections; par exemple, que le corps soit divisible en parties, que chacune de ses parties ne soit pas l'autre, et autres semblables: car c'est une chose de soi manifeste, que c'est une plus grande perfection de ne pouvoir être divisé, que de le pouvoir être, etc.; que si vous entendez seulement ce qui est très parfait dans le genre de corps, cela n'est point le vrai Dieu.

Ce que vous ajoutez de l'idée d'un ange, laquelle est plus parfaite que nous, à savoir qu'il n'est pas besoin qu'elle ait été mise en nous par un ange, j'en demeure aisément d'accord; car j'ai déjà dit moi-même, dans la troisième Méditation, «qu'elle peut être composée des idées que nous avons de Dieu, et de l'homme.» Et cela ne m'est en aucune façon contraire.

Quant à ceux qui nient d'avoir en eux l'idée de Dieu, et qui au lieu d'elle forgent quelque idole, etc.. ceux-là, dis-je, nient le nom et accordent la chose: car certainement je ne pense pas que cette idée soit de même nature que les images des choses matérielles dépeintes en la fantaisie; mais, au contraire, je crois qu'elle ne peut être conçue que par l'entendement seul, et qu'en effet elle n'est que cela même que nous apercevons par son moyen, soit lorsqu'il conçoit, soit lorsqu'il juge, soit lorsqu'il raisonne. Et je prétends maintenir que de cela seul que quelque perfection qui est au-dessus de moi devient l'objet de mon entendement, en quelque façon que ce soit qu'elle se présente à lui; par exemple, de cela seul que j'aperçois que je ne puis jamais, en nombrant, arriver au plus grand de tous les nombres, et que de là je connois qu'il y a quelque chose en matière de nombrer qui surpasse mes forces, je puis conclure nécessairement, non pas à la vérité qu'un nombre infini existe, ni aussi que son existence implique contradiction, comme vous dites, mais que cette puissance que j'ai de comprendre qu'il y a toujours quelque chose de plus à concevoir dans le plus grand des nombres, que je ne puis jamais concevoir, ne me vient pas de moi-même, et que je l'ai reçue de quelque autre être qui est plus parfait que je ne suis.

Et il importe fort peu qu'on donne le nom d'idée à ce concept d'un nombre indéfini, ou qu'on ne lui donne pas. Mais, pour entendre quel est cet être plus parfait que je ne suis, et si ce n'est point ce même nombre dont je ne puis trouver la fin, qui est réellement existant et infini, on bien si c'est quelque autre chose, il faut considérer toutes les autres perfections, lesquelles, outre la puissance de me donner cette idée peuvent être en la même chose en qui est cette puissance; et ainsi on trouvera que cette chose est Dieu.

Enfin, lorsque Dieu est dit être inconcevable, cela s'entend d'une pleine et entière conception, qui comprenne et embrasse parfaitement tout ce qui est en lui, et non pas de cette médiocre et imparfaite qui est en nous, laquelle néanmoins suffit pour connoître qu'il existe. Et vous ne prouvez rien contre moi en disant que l'idée de l'unité de toutes les perfections qui sont eu Dieu est formée de la même façon que l'unité générique et celle des autres universaux. Mais néanmoins elle en est fort différente; car elle dénote une particulière et positive perfection en Dieu, au lieu que l'unité générique n'ajoute rien de réel à la nature de chaque individu.

En troisième lieu, où j'ai dit que nous ne pouvons rien savoir certainement, si nous ne connoissons premièrement que Dieu existe: j'ai dit en termes exprès que je ne parlois que de la science de ces conclusions, «dont la mémoire nous peut revenir eu l'esprit lorsque nous ne pensons plus aux raisons d'où nous les avons tirées.» Car la connoissance des premiers principes ou axiomes n'a pas accoutumé d'être appelée science par les dialecticiens. Mais quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c'est une première notion qui n'est tirée d'aucun syllogisme: et lorsque quelqu'un dit, Je pense, donc je suis, ou j'existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; il la voit par une simple inspection de l'esprit: comme il paroît de ce que s'il la déduisoit d'un syllogisme, il auroit dû auparavant connoître cette majeure, Tout ce qui pense est, ou existe: mais au contraire elle lui est enseignée de ce qu'il sent en lui-même qu'il ne se peut pas faire qu'il pense, s'il n'existe. Car c'est le propre de notre esprit, de former les propositions générales de la connoissance des particulières.

Or, qu'un athée50 puisse connoître clairement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas; mais je maintiens seulement que la connoissance qu'il en a n'est pas une vraie science, parce que toute connoissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée du nom de science; et puisque l'on suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n'être point déçu dans les choses qui lui semblent être très évidentes, comme il a déjà été montré ci-devant; et encore que peut-être ce doute ne lui vienne point en la pensée, il lui peut néanmoins venir s'il l'examine, ou s'il lui est proposé par un autre: et jamais il ne sera hors du danger de l'avoir, si premièrement il ne reconnoît un Dieu.

Note 50: (retour) Voyez secondes objections.

Et il n'importe pas que peut-être il estime qu'il a des démonstrations pour prouver qu'il n'y a point de Dieu; car ces démonstrations prétendues étant fausses, on lui en petit toujours faire connoître la fausseté, et alors on le fera changer d'opinion. Ce qui à la vérité ne sera pas difficile, si pour toutes raisons il apporte seulement celles que vous alléguez ici, c'est à savoir que l'infini en tout genre de perfection exclue toute autre sorte d'être, etc.

Car, premièrement, si ou lui demande d'où il a pris que cette exclusion de tous les autres êtres appartient à la nature de l'infini, il n'aura rien qu'il puisse; répondre pertinemment: d'autant que, par le nom d'infini, on n'a pas coutume d'entendre ce qui exclut l'existence des choses finies, et qu'il ne peut rien savoir de la nature d'une chose qu'il pense n'être rien du tout, et par conséquent n'avoir point de nature, sinon ce qui est contenu dans la seule et ordinaire signification du nom de cette chose.

Du plus, à quoi serviroit l'infinie puissance de cet infini imaginaire, s'il ne pouvait jamais rien créer? et enfin de ce que nous expérimentons avoir en nous-mêmes quelque puissance de penser, nous concevons facilement qu'une telle puissance peut être en quelque autre, et même plus grande qu'en nous: mais encore que nous pensions que celle-là s'augmente à l'infini, nous ne craindrons pas pour cela que la nôtre devienne moindre. Il en est de même de tous les autres attributs de Dieu, même de la puissance de produire quelques effets hors de soi, pourvu que nous supposions qu'il n'y en a point en nous qui ne soit soumise à la volonté de Dieu; et partant il peut être conçu tout-à-fait infini sans aucune exclusion des choses créées.

En quatrième lieu, lorsque je dis que Dieu ne peut mentir ni être trompeur, je pense convenir avec tous les théologiens qui ont jamais été, et qui seront à l'avenir. Et tout ce que vous alléguez51 au contraire n'a pas plus de force que si, ayant nié que Dieu se mît en colère, ou qu'il fût sujet aux autres passions de l'âme, vous m'objectiez les lieux de l'Écriture où il semble que quelques passions humaines lui sont attribuées. Car tout le monde connoit assez la distinction qui est entre ces façons de parler de Dieu, dont l'Écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire, et qui contiennent bien quelque vérité, mais seulement on tant qu'elle est rapportée aux hommes; et celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure, et qui ne change point de nature, encore qu'elle ne leur soit point rapportée; desquelles chacun doit user en philosophant, et dont j'ai dû principalement me servir dans mes Méditations, vu qu'en ce lieu-là même je ne supposais pas encore qu'aucun homme me fût connu, et que je ne me considérois pas non plus en tant que composé de corps et d'esprit, mais comme un esprit seulement. D'où il est évident que je n'ai point parlé en ce lieu-là du mensonge qui s'exprime par des paroles, mais seulement de la malice interne et formelle qui se rencontre dans la tromperie, quoique néanmoins ces paroles que vous apportez du prophète, Encore quarante jours, et Ninive sera subvertie, ne soient pas même un mensonge verbal, mais une simple menace, dont l'événement dépendoit d'une condition; et lorsqu'il est dit que Dieu a endurci le coeur de Pharaon, ou quelque chose de semblable, il ne faut pas penser qu'il ait fait cela positivement, mais seulement négativement, à savoir, ne donnant pas à Pharaon une grâce efficace pour se convertir.

Note 51: (retour) Voyez secondes objections.

Je ne voudrais pas néanmoins condamner ceux qui disent que Dieu peut proférer par ses prophètes quelque mensonge verbal, tels que sont ceux dont se servent les médecins quand ils déçoivent leurs malades pour les guérir, c'est-à-dire qui fût exempt de toute la malice qui se rencontre ordinairement dans lu tromper: mais, bien davantage, nous voyons quelquefois que nous sommes réellement trompés par cet instinct naturel qui nous a été donné de Dieu, comme lorsqu'un hydropique a soif; car alors il est réellement poussé à boire par la nature qui lui a été donnée de Dieu pour la conservation de snu corps, quoique néanmoins cette nature le trompe, puisque le boire lui doit être nuisible: mais j'ai expliqué, dans la sixième Méditation, comment cela peut compatir avec la bonté et la vérité de Dieu. Mais dans les choses qui ne peuvent pas être ainsi expliquées, à savoir, dans nos jugements très clairs et très exacts, lesquels s'ils étoient faux ne pourroient être corrigés par d'autres plus clairs, ni par l'aide d'aucune autre faculté naturelle, je soutiens hardiment que nous ne pouvons être trompés. Car Dieu étant le souverain être, il est aussi nécessairement le souverain bien et lu souveraine vérité, et partant il répugne que quelque chose vienne de lui qui tende positivement à la fausseté. Mais puis-qu'il ne peut y avoir en nous rien de réel qui ne nous ait été donné par lui, comme il a été démontré en prouvant son existence, et puisque nous avons en nous une faculté réelle pour, connoître le vrai et le distinguer d'avec le faux, comme on le peut prouver de cela seul que nous avons eu nous les idées du vrai et du faux, si cette faculté ne tendoit au vrai, au moins lorsque nous nous en servons comme il faut, c'est-à-dire lorsque nous ne donnons notre consentement qu'aux choses que nous concevons clairement et distinctement, car on ne sauroit feindre un autre bon usage de cette faculté, ce ne seroit pas sans raison que Dieu, qui nous l'a donnée, seroit tenu pour un trompeur.

Et ainsi vous voyez qu'après avoir connu que Dieu existe, il est nécessaire de feindre qu'il soit trompeur, si nous voulons révoquer en doute les choses que nous concevons clairement et distinctement; et parce que cela ne se peut pas même feindre, il faut nécessairement admettre ces choses comme très vraies et très assurées. Mais d'autant que je remarque ici que vous vous arrêtez encore aux doutes que j'ai proposés dans ma première Méditation, et que je pensois avoir levés assez exactement dans les suivantes, j'expliquerai ici derechef le fondement sur lequel il me semble que toute la certitude humaine peut être appuyée.

Premièrement, aussitôt que nous pensons concevoir clairement quelque vérité, nous sommes naturellement portés à la croire. Et si cette croyance est si ferme que nous ne puissions jamais avoir aucune raison de douter de ce que nous croyons de la sorte, il n'y a rien à rechercher davantage, nous avons touchant cela toute la certitude qui se peut raisonnablement souhaiter. Car que nous importe si peut—être quelqu'un feint que cela même de la vérité duquel nous sommes si fortement persuadés paroit faux aux yeux de Dieu ou des anges, et que partant, absolument parlant, il est faux; qu'avons-nous à faire de nous mettre en peine de cette fausseté absolue, puisque nous ne la croyons point du tout, et que nous n'en avons pas même le moindre soupçon? Car nous supposons une croyance ou une persuasion si ferme qu'elle ne puisse être ébranlée; laquelle par conséquent est en tout la même chose qu'une très parfaite certitude. Mais on peut bien douter si l'on a quelque certitude de cette nature, ou quelque persuasion qui soit ferme et immuable.

Et certes, il est manifeste qu'on n'en peut pas avoir des choses obscures et confuses, pour peu d'obscurité ou de confusion que nous y remarquions; car cette obscurité, quelle qu'elle soit, est une cause assez suffisante pour nous faire douter de ces choses. On n'en peut pas aussi avoir des choses qui ne sont aperçues que par les sens, quelque clarté qu'il y ait en leur perception, parce que nous avons souvent remarqué que dans le sens il peut y avoir de l'erreur, comme lorsqu'un hydropique a soif ou que la neige paroit jaune à celui qui a la jaunisse: car celui-là ne la voit pas moins clairement et distinctement de la sorte que nous, à qui elle paroît blanche; il reste donc que, si on en peut avoir, ce soit seulement des choses que l'esprit conçoit clairement et distinctement.

Or entre ces choses il y en a de si claires et tout ensemble de si simples, qu'il nous est impossible de penser à elles que nous ne les croyions être vraies; par exemple, que j'existe lorsque je pense, que les choses qui ont une fois été faites ne peuvent n'avoir point été faites, et autres choses semblables, dont il est manifeste que nous avons une parfaite certitude. Car nous ne pouvons pas douter de ces choses-là sans penser à elles, mais nous n'y pouvons jamais penser sans croire qu'elles sont vraies, comme je viens de dire; donc, nous n'en pouvons douter que nous ne les croyions être vraies, c'est-à-dire que nous n'en pouvons jamais douter.

Et il ne sert de rien de dire52 «que nous avons souvent »expérimenté que des personnes se sont trompées »en des choses qu'elles pensoient voir plus clairement que le soleil;» car nous n'avons jamais vu, ni nous ni personne, que cela soit arrivé à ceux qui ont tiré toute la clarté de leur perception de l'entendement seul, mais bien à ceux qui l'ont prise des sens ou de quelque faux préjugé. Il ne sert aussi de rien de vouloir feindre que peut-être ces choses semblent fausses à Dieu ou aux anges; parce que l'évidence de notre perception ne nous permettra jamais d'écouter celui qui le voudroit feindre et qui nous le voudroit persuader.

Note 52: (retour) Voyez secondes objections.

Il y a d'autres choses que notre entendement conçoit aussi fort clairement lorsque nous prenons garde de près aux raisons d'où dépend leur connoissance, et pour ce nous ne pouvons pas alors en douter; mais, parce que nous pouvons oublier ces raisons, et cependant nous ressouvenir des conclusions qui en ont été tirées, on demande si on peut avoir une ferme et immuable persuasion de ces conclusions, taudis que nous nous ressouvenons qu'elles ont été déduites de principes très évidents; car ce souvenir doit être supposé pour pouvoir être appelées des conclusions. Et je réponds que ceux-là en peuvent avoir qui connoissent tellement Dieu, qu'ils savent qu'il ne se peut pas faire que la faculté d'entendre, qui leur a été donnée par lui, ait autre chose que la vérité pour objet; mais que les autres n'en ont point: et cela a été si clairement expliqué à la fin de la cinquième Méditation, que je ne pense pas y devoir ici rien ajouter.

En cinquième lieu, je m'étonne que vous niiez 53 que la volonté se met en danger de faillir lorsqu'elle poursuit et embrasse les connoissances obscures et confuses de l'entendement; car qu'est-ce qui la peut rendre certaine si ce qu'elle suit n'est pas clairement connu? Et quel a jamais été le philosophe, ou le théologien, ou bien seulement l'homme usant de raison, qui n'ait confessé que le danger de faillir où nous nous exposons est d'autant moindre que plus claire est la chose que nous concevons auparavant que d'y donner notre consentement; et que ceux-là pèchent qui, sans connoissance de cause, portent quelque jugement? Or nulle conception n'est dite obscure ou confuse, sinon parce qu'il y a en elle quelque chose de contenu qui n'est pas connu.

Note 53: (retour) Voyez secondes objections.

Et partant, ce que vous objectez touchant la foi qu'on doit embrasser n'a pas plus de force contre moi que contre tous ceux qui ont jamais cultivé la raison humaine, et, à vrai dire, elle n'en a aucune contre pas un. Car, encore qu'on dise que la foi a pour objet des choses obscures, néanmoins ce pourquoi nous les croyons n'est pas obscur, mais il est plus clair qu'aucune lumière naturelle. D'autant qu'il faut distinguer entre la matière ou la chose à laquelle nous donnons notre créance, et la raison formelle qui meut notre volonté à la donner. Car c'est dans cette seule raison formelle; que nous voulons qu'il y ait de la clarté et de l'évidence. Et, quant à la matière, personne n'a jamais nié qu'elle peut être obscure, voire l'obscurité même; car, quand je juge que l'obscurité doit être ôtée de nos pensées pour leur pouvoir donner notre consentement sans aucun danger de faillir, c'est l'obscurité même qui me sert de matière pour former un jugement clair et distinct.

Outre cela, il faut remarquer que la clarté ou l'évidence par laquelle notre volonté peut être excitée à croire est de deux sortes: l'une qui part de la lumière naturelle, et l'autre qui vient de la grâce divine.

Or, quoiqu'on die ordinairement que la foi est des choses obscures, toutefois cela s'entend seulement de sa matière, et non point de la raison formelle pour laquelle nous croyons; car, au contraire, cette raison formelle consiste en une certaine lumière intérieure, de laquelle Dieu nous ayant surnaturellement éclairés, nous avons une confiance certaine que les choses qui nous sont proposées à croire ont été révélées par lui, et qu'il est entièrement impossible qu'il soit menteur et qu'il nous trompe; ce qui est plus assuré que toute autre lumière naturelle, et souvent même plus évident à cause de la lumière de la grâce. Et certes les Turcs et les autres infidèles, lorsqu'ils n'embrassent point la religion chrétienne, ne pèchent pas pour ne vouloir point ajouter foi aux choses obscures comme étant obscures; mais ils pèchent, ou de ce qu'ils résistent à la grâce divine qui les avertit intérieurement, ou que, péchant en d'autres choses, ils se rendent indignes de cette grâce. Et je dirai hardiment qu'un infidèle, qui, destitué de toute grâce surnaturelle et ignorant tout-à-fait que les choses que nous autres chrétiens croyons ont été révélées de Dieu, néanmoins, attiré par quelques faux raisonnements, se porteroit à croire ces mêmes choses qui lui seroient obscures, ne seroit pas pour cela fidèle, mais plutôt qu'il pécheroit en ce qu'il ne se serviroit pas comme il faut de sa raison.

Et je ne pense pas que jamais aucun théologien orthodoxe ait eu d'autres sentiments touchant cela; et ceux aussi qui liront mes Méditations n'auront pas sujet de croire que je n'aie point connu cette lumière surnaturelle, puisque, dans la quatrième, où j'ai soigneusement recherché la cause de l'erreur ou fausseté, j'ai dit, en paroles expresses, «qu'elle dispose l'intérieur de notre pensée à vouloir, et que néanmoins elle ne diminue point la liberté.»

Au reste, je vous prie ici de vous souvenir que, touchant les choses que la volonté peut embrasser, j'ai toujours mis une très grande distinction entre l'usage de la vie et la contemplation de la vérité. Car, pour ce qui regarde l'usage de la vie, tant s'en faut que je pense qu'il ne faille suivre que les choses que nous connoissons très clairement, qu'au contraire je tiens qu'il ne faut pas même toujours attendre les plus vraisemblables, mais qu'il faut quelquefois, entre plusieurs choses tout-à-fait inconnues et incertaines, en choisir une et s'y déterminer, et après cela s'y arrêter aussi fermement, tant que nous ne voyons point de raisons au contraire, que si nous l'avions choisie pour des raisons certaines et très évidentes, ainsi que j'ai déjà expliqué dans le discours de la Méthode. Mais où il ne s'agit que de la contemplation de la vérité, qui a jamais nié qu'il faille suspendre son jugement à l'égard des choses obscures, et qui ne sont pas assez distinctement connues? Or, que cette seule contemplation de la vérité soit le seul but de mes Méditations, outre que cela se reconnoît assez clairement par elles-mêmes, je l'ai de plus déclaré en paroles expresses sur la fin de la première, en disant «que je ne pouvois pour lors user de trop de défiance, d'autant que je ne m'appliquois pas aux choses qui regardent l'usage de la vie, mais seulement à la recherche de la vérité.»

En sixième lieu, où vous reprenez54 la conclusion d'un syllogisme que j'avois mis en forme, il semble que vous péchiez vous-mêmes en la forme; car, pour conclure ce que vous voulez, la majeure devoit être telle, «ce que clairement et distinctement nous concevons appartenir à la nature de quelque chose, cela peut être dit ou affirmé avec «vérité appartenir à la nature de cette chose.» Et ainsi elle ne contiendroit rien qu'une inutile et superflue répétition. Mais la majeure de mon argument a été telle: «Ce que clairement et distinctement «nous concevons appartenir à la nature de quelque «chose, cela peut être dit ou affirmé avec vérité de «cette chose.» C'est-à-dire, si être animal appartient à l'essence ou à la nature de l'homme, on peut assurer que l'homme est animal; si avoir les trois angles égaux à deux droits appartient à la nature du triangle rectiligne, on peut assurer que le triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits; si exister appartient à la nature de Dieu, on peut assurer que Dieu existe, etc. Et la mineure a été telle: «Or est-il qu'il appartient à la nature de «Dieu d'exister.» D'où il est évident qu'il faut conclure comme j'ai fait, c'est à savoir, «Donc on «peut avec vérité assurer de Dieu qu'il existe;» et non pas comme vous voulez, «Donc nous pouvons «assurer avec vérité qu'il appartient à la nature de »Dieu d'exister.» Et partant, pour user de l'exception que vous apportez ensuite, il vous eût fallu nier la majeure, et dire que ce que nous concevons clairement et distinctement appartenir à la nature de quelque chose ne peut pas pour cela être dit ou affirmé de cette chose, si ce n'est que sa nature soit possible ou ne répugne point. Mais voyez, je vous prie, la faiblesse de cette exception. Car, ou bien par ce mot de possible vous entendez, comme l'on fait d'ordinaire, tout ce qui ne répugne point à la pensée humaine, auquel sens il est manifeste que la nature de Dieu, de la façon que je l'ai décrite, est possible, parce que je n'ai rien supposé en elle, sinon ce que nous concevons clairement et distinctement lui devoir appartenir, et ainsi je n'ai rien supposé qui répugne à la pensée ou ait concept humain: ou bien vous feignez quelque autre possibilité de la part de l'objet même, laquelle, si elle ne convient avec la précédente, ne peut jamais être connue par l'entendement humain, et partant elle n'a pas plus de force pour nous obliger à nier la nature de Dieu ou son existence que pour détruire toutes les autres choses qui tombent sous la connoissance des hommes; car, par la même raison que l'on nie que la nature de Dieu est possible, encore qu'il ne se rencontre aucune impossibilité de la part du concept ou de la pensée, mais qu'au contraire toutes les choses qui sont contenues dans ce concept de la nature divine soient tellement connexes entre elles qu'il nous semble y avoir de la contradiction à dire qu'il y en ait quelqu'une qui n'appartienne pas à la nature de Dieu, on pourra aussi nier qu'il soit possible que les trois angles d'un triangle soient égaux à deux droits, ou que celui qui pense actuellement existe: et à bien plus forte raison pourra-t-on nier qu'il y ait rien de vrai de toutes les choses que nous apercevons par les sens; et ainsi toute la connoissance humaine sera renversée sans aucune raison ni fondement.

Note 54: (retour) Voyez secondes objections.

Et pour ce qui est de cet argument, que vous comparez avec le mien, à savoir, «S'il n'implique point que Dieu existe, il est certain qu'il existe: mais il n'implique point; donc, etc.,» matériellement parlant il est vrai, mais formellement c'est un sophisme; car dans la majeure ce mot il implique regarde le concept de la cause par laquelle Dieu peut être, et dans la mineure il regarde le seul concept de l'existence et de la nature de Dieu, comme il paroit de ce que si on nie la majeure, il la faudra prouver ainsi: Si Dieu n'existe point encore, il implique qu'il existe, parce qu'on ne sauroit assigner de cause suffisante pour le produire: mais il n'implique point qu'il existe, comme il a été accordé dans la mineure; donc, etc. Et si on nie la mineure, il la faudra prouver ainsi: Cette chose n'implique point dans le concept formel de laquelle il n'y a rien qui enferme contradiction: mais, dans le concept formel de l'existence ou de la nature divine, il n'y a rien qui enferme contradiction; donc, etc. Et ainsi ce mot il implique est pris en deux divers sens. Car il se peut faire qu'on ne concevra rien dans la chose même qui empêche qu'elle ne puisse exister, et que cependant on concevra quelque chose de la part de sa cause qui empêche qu'elle ne soit produite. Or, encore que nous ne concevions Dieu que très imparfaitement, cela n'empêche pas qu'il ne soit certain que sa nature est possible, ou qu'elle n'implique point; ni aussi que nous ne puissions assurer avec vérité que nous l'avons assez soigneusement examinée, et assez clairement connue, à savoir autant qu'il suffit pour connoître qu'elle est possible, et aussi que l'existence nécessaire lui appartient. Car toute impossibilité, ou, s'il m'est permis de me servir ici du mot de l'école, toute implicance consiste seulement en notre concept ou pensée, qui ne peut conjoindre les idées qui se contrarient les unes les autres; et elle ne peut consister en aucune chose qui soit hors de l'entendement, parce que de cela même qu'une chose est hors de l'entendement il est manifeste qu'elle n'implique point, mais qu'elle est possible. Or l'impossibilité que nous trouvons en nos pensées ne vient que de ce qu'elles sont obscures et confuses, et il n'y en peut avoir aucune dans celles qui sont claires et distinctes; et partant, afin que nous puissions assurer que nous connoissons assez la nature de Dieu pour savoir qu'il n'y a point de répugnance qu'elle existe, il suffit que nous entendions clairement et distinctement toutes les choses que nous apercevons être en elle, quoique ces choses ne soient qu'en petit nombre au regard de telles que nous n'apercevons pas, bien qu'elles soient aussi en elle, et qu'avec cela nous remarquions que l'existence nécessaire est l'une des choses que nous apercevons ainsi être en Dieu.

En septième lieu, j'ai déjà donné la raison, dans l'abrégé de mes Méditations, pourquoi je n'ai rien dit ici touchant l'immortalité de l'âme; j'ai aussi fait voir ci-devant comme quoi j'ai suffisamment prouvé la distinction qui est entre l'esprit et toute sorte de corps.

Quant à ce que vous ajoutez55, «que de la distinction de l'âme d'avec le corps il ne s'ensuit pas qu'elle soit immortelle, parce que nonobstant cela on peut dire que Dieu l'a faite d'une telle nature que sa durée finit avec celle de la vie du corps,» je confesse que je n'ai rien à y répondre; car je n'ai pas tant de présomption que d'entreprendre de déterminer par la force du raisonnement humain une chose qui ne dépend que de la pure volonté de Dieu.

Note 55: (retour) Voyez secondes objections.

La connoissance naturelle nous apprend que l'esprit est différent du corps, et qu'il est une substance; et aussi que le corps humain, en tant qu'il diffère des autres corps, est seulement composé d'une certaine configuration de membres, et autres semblables accidents; et enfin que la mort du corps dépend seulement de quelque division ou changement de figure. Or nous n'avons aucun argument ni aucun exemple qui nous persuade que la mort, ou l'anéantissement d'une substance telle qu'est l'esprit, doive suivre d'une cause si légère comme est un changement de figure, qui n'est autre chose qu'un mode, et encore un mode non de l'esprit, mais du corps, qui est réellement distinct de l'esprit. Et même nous n'avons aucun argument ni exemple qui nous puisse persuader qu'il y a des substances qui sont sujettes à être anéanties. Ce qui suffit pour conclure que l'esprit ou l'âme de l'homme, autant que cela peut être connu par la philosophie naturelle, est immortelle.

Mais si on demande si Dieu, par son absolue puissance, n'a point peut-être déterminé que les âmes des hommes cessent d'être au même temps que les corps auxquels elles sont unies sont détruits, c'est à Dieu seul d'en répondre. Et puisqu'il nous a maintenant révélé que cela n'arrivera point, il ne nous doit plus rester touchant cela aucun doute.

Au reste, j'ai beaucoup à vous remercier de ce que vous avez daigné si officieusement et avec tant de franchise m'avertir non seulement des choses qui vous ont semblé dignes d'explication, mais aussi des difficultés qui pouvoient m'être faites par les athées, ou par quelques envieux et médisants. Car encore que je ne voie rien entre les choses que vous m'avez proposées que je n'eusse auparavant rejeté ou expliqué dans mes Méditations (comme, par exemple, ce que vous avez allégué des mouches qui sont produites par le soleil, des Canadiens, des Ninivites, des Turcs, et autres choses semblables, ne peut venir en l'esprit de ceux qui, suivant l'ordre de ces Méditations, mettront à part pour quelque temps toutes les choses qu'ils ont apprises des sens, pour prendre garde à ce que dicte la plus pure et plus saine raison, c'est pourquoi je pensois avoir déjà rejeté toutes ces choses), encore, dis-je, que cela soit, je juge néanmoins que ces objections seront fort utiles à mon dessein, d'autant que je ne me promets pas d'avoir beaucoup de lecteurs qui veuillent apporter tant d'attention aux choses que j'ai écrites, qu'étant parvenus à lu fin ils se ressouviennent de tout ce qu'ils auront lu auparavant: et ceux qui ne le feront pas tomberont aisément en des difficultés, auxquelles ils verront puis après que j'aurai satisfait par cette réponse, ou du moins ils prendront de là occasion d'examiner plus soigneusement la vérité.

Pour ce qui regarde le conseil que vous me donnez de disposer mes raisons selon la méthode des géomètres, afin que tout d'un coup les lecteur les puissent comprendre, je vous dirai ici en quelle façon j'ai déjà tâché ci-devant de la suivre, et comment j'y tâcherai encore ci-après.

Dans la façon d'écrire des géomètres je distingue deux choses, à savoir l'ordre, et la manière de démontrer.

L'ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l'aide des suivantes, et que les suivantes doivent après être disposées de telle façon, qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent. Et certainement j'ai tâché autant que j'ai pu de suivre cet ordre en mes Méditations. Et c'est ce qui a fait que je n'ai pas traité dans la seconde de la distinction qui est entre l'esprit et le corps, mais seulement dans la sixième, et que j'ai omis tout exprès beaucoup de choses dans ce traité, parce qu'elles présupposoient l'explication de plusieurs autres.

La manière de démontrer est double: l'une se fait par l'analyse ou résolution, et l'autre par la synthèse ou composition.

L'analyse montre la vraie voie; par laquelle une chose a été méthodiquement inventée, et fait voir comment les effets dépendent des causes; en sorte que si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneusement sur tout ce qu'elle contient, il n'entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l'avoit inventée. Mais cette sorte de démonstration n'est pas propre à convaincre les lecteurs opiniâtres ou peu attentifs: car si ont laisse échapper sans y prendre garde la moindre des choses qu'elle propose, la nécessité de ses conclusions ne paraîtra point; et on n'a pas coutume d'y exprimer fort amplement les choses qui sont assez claires d'elles-mêmes, bien que ce soit ordinairement celles auxquelles il faut le plus prendre garde.

La synthèse au contraire, par une voie toute différente, et comme en examinant les causes par leurs effets, bien que la preuve qu'elle contient soit souvent aussi des effets par les causes, démontre à la vérité clairement ce qui est contenu en ses conclusions, et se sert d'une longue suite de définitions, de demandes, d'axiomes, de théorèmes et de problèmes, afin que si on lui nie quelques conséquences, elle fasse voir comment elles sont contenues dans les antécédents, et qu'elle arrache le consentement du lecteur, tant obstiné et opiniâtre qu'il puisse être; mais elle ne donne pas comme l'autre une entière satisfaction à l'esprit de ceux qui désirent d'apprendre, parce qu'elle n'enseigne pas la méthode par laquelle la chose a été inventée.

Les anciens géomètres avoient coutume de se servir seulement de cette synthèse dans leurs écrits, non qu'ils ignorassent entièrement l'analyse, mais à mon avis parce qu'ils en faisoient tant d'état qu'ils la réservoient pour eux seuls comme un secret d'importance.

Pour moi, j'ai suivi seulement la voie analytique, dans mes Méditations, parce qu'elle me semble être la plus vraie et la plus propre pour enseigner; mais quant à la synthèse, laquelle sans doute est celle que vous désirez de moi, encore que, touchant les choses qui se traitent en la géométrie, elle puisse utilement être mise après l'analyse, elle ne convient pas toutefois si bien aux matières qui appartiennent à la métaphysique. Car il y a cette différence, que les premières notions qui sont supposées pour démontrer les propositions géométriques, ayant de la convenance avec les sens, sont reçues facilement d'un chacun: c'est pourquoi il n'y a point là de difficulté, sinon à bien tirer les conséquences, ce qui se peut faire par toutes sortes de personnes, même par les moins attentives, pourvu seulement qu'elles se ressouviennent des choses précédentes; et on les oblige aisément a s'en souvenir, en distinguant autant de diverses propositions qu'il y a de choses à remarquer dans la difficulté proposée, afin qu'elles s'arrêtent séparément sur chacune, et qu'on les leur puisse citer par après pour les avertir de celles auxquelles elles doivent penser. Mais au contraire, touchant les questions qui appartiennent à la métaphysique, la principale difficulté est de concevoir clairement, et distinctement les premières notions. Car, encore que de leur nature elles ne soient pas moins claires, et même que souvent elles soient plus claires que celles qui sont considérées par les géomètres, néanmoins, d'autant qu'elles semblent ne s'accorder pas avec plusieurs préjugés que nous avons reçus par les sens, et auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, elles ne sont parfaitement comprises que par ceux qui sont fort attentifs et qui s'étudient à détacher autant qu'ils peuvent leur esprit du commerce des sens: c'est pourquoi, si on les proposait toutes seules, elles seraient aisément niées par ceux qui ont l'esprit porté à la contradiction. Et c'est ce qui a été la cause que j'ai plutôt écrit des Méditations que des disputes ou des questions, comme font les philosophes; ou bien des théorèmes ou des problèmes, comme les géomètres, afin de témoigner par là que je n'ai écrit que pour ceux qui se voudront donner la peine de méditer avec moi sérieusement et considérer les choses avec attention. Car, de cela même que quelqu'un se prépare à combattre la vérité, il se rend moins propre à la comprendre, d'autant qu'il détourne son esprit de la considération des raisons qui la persuadent, pour l'appliquer à la recherche de celles qui la détruisent.

Mais néanmoins, pour témoigner combien je défère à votre conseil, je tâcherai ici d'imiter la synthèse des géomètres, et y ferai un abrégé des principales raisons dont j'ai usé pour démontrer l'existence de Dieu et la distinction qui est entre l'esprit et le corps humain; ce qui ne servira peut-être pas peu pour soulager l'attention des lecteurs.



RAISONS
QUI PROUVENT
L'EXISTENCE DE DIEU, ET LA DISTINCTION QUI EST
ENTRE L'ESPRIT ET LE CORPS DE L'HOMME,
DISPOSÉES DUNE FAÇON GÉOMÉTRIQUE.


DÉFINITIONS.

I. Par le nom de pensée je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes et en avons une connoissance intérieure: ainsi toutes les opérations de la volonté, de l'entendement, de l'imagination et des sens sont des pensées. Mais j'ai ajouté immédiatement pour exclure les choses qui suivent et dépendent de nos pensées; par exemple, le mouvement volontaire a bien à la vérité la volonté pour son principe, mais lui-même néanmoins n'est pas une pensée. Ainsi se promener n'est pas une pensée, mais bien le sentiment ou la connoissance que l'on a qu'on se promène.

II. Par le nom d'idée, j'entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connoissance de ces mêmes pensées. De sorte que je ne puis rien exprimer par des paroles lorsque j'entends ce que je dis, que de cela même il ne soit certain que j'ai en moi l'idée de la chose qui est signifiée par mes paroles. Et ainsi je n'appelle pas du nom d'idée les seules images qui sont dépeintes en la fantaisie; au contraire, je ne les appelle point ici de ce nom, en tant qu'elles sont en la fantaisie corporelle, c'est-à-dire en tant qu'elles sont dépeintes en quelques parties du cerveau, mais seulement en tant qu'elles informent l'esprit même qui s'applique à cette partie du cerveau.

III. Par la réalité objective d'une idée, j'entends l'entité ou l'être de la chose représentée par cette idée, en tant que cette entité est dans l'idée; et de la même façon, on peut dire une perfection objective, ou un artifice objectif, etc. Car tout ce que nous concevons comme étant dans les objets des idées, tout cela est objectivement ou par représentations dans les idées mêmes.

IV. Les mêmes choses sont dites être formellement dans les objets des idées quand elles sont en eux telles que nous les concevons; et elles sont dites y être éminemment quand elles n'y sont pas à la vérité telles, mais qu'elles sont si grandes qu'elles peuvent suppléer à ce défaut par leur excellence.

V. Toute chose dans laquelle réside immédiatement comme dans un sujet, ou par laquelle existe quelque chose que nous apercevons, c'est-à-dire quelque propriété, qualité ou attribut dont nous avons en nous une réelle idée, s'appelle substance. Car nous n'avons point d'autre idée de la substance précisément prise, sinon qu'elle est une chose dans laquelle existe formellement ou éminemment cette propriété ou qualité que nous apercevons, ou qui est objectivement dans quelqu'une de nos idées, d'autant que la lumière naturelle nous enseigne que le néant ne peut avoir aucun attribut qui soit réel.

VI. La substance dans laquelle réside immédiatement la pensée est ici appelée esprit. Et toutefois ce nom est équivoque, en ce qu'on l'attribue aussi quelquefois au vent et aux liqueurs fort subtiles; mais je n'en sache point de plus propre.

VII. La substance qui est le sujet immédiat de l'extension locale et des accidents qui présupposent cette extension, comme sont la figure, la situation et le mouvement de lieu, etc., s'appelle corps. Mais de savoir si la substance qui est appelée esprit est la même que celle que nous appelons corps, ou bien si ce sont deux substances diverses, c'est ce qui sera examiné ci-après.

VIII. La substance que nous entendons être souverainement parfaite, et dans laquelle nous ne concevons rien qui enferme quelque défaut ou limitation de perfection, s'appelle Dieu.

IX. Quand nous disons que quelque attribut est contenu dans la nature ou dans le concept d'une chose, c'est de même que si nous disions que cet attribut est vrai de cette chose, et qu'on peut assurer qu'il est en elle.

X. Deux substances sont dites être réellement distinctes quand chacune d'elles peut exister sans l'autre.

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