Divertissements: poèmes en vers
PRÉFACE
Il y a une quinzaine d’années, quand le Mercure commençait sa Bibliothèque, un des poètes qui allaient être édités me demandait pourquoi je ne publiais pas, moi aussi, un recueil de poèmes. J’acceptai l’insinuation pour les environs de l’année 1910, et je n’y pensais plus (car la vie nous comble de multiples soucis) et n’y aurais peut-être jamais plus pensé, quand se présenta une occasion très favorable. J’ai toujours aimé que le hasard régisse visiblement ma destinée, et dans l’ordre littéraire, comme en d’autres, j’ai si peu eu à me plaindre de lui que je lui cède volontiers. Pourtant ce n’est pas sans appréhension que je livre aux amateurs de poésie un recueil aussi hétéroclite et d’âges si divers, quoique le titre, Divertissements, soit d’une extrême modestie. Je ne plaide pas la sincérité. J’ai été sincère, quand il m’a plu de l’être, et d’ailleurs la sincérité, qui est à peine une explication, n’est jamais une excuse. Si j’en avais besoin d’une, je n’irais pas la chercher si naïve et j’aime mieux avouer qu’en somme il faut prendre au sérieux un titre qui ne l’est guère aux yeux de la plupart des hommes.
La joie, la joie cachée, le contentement intérieur, est un sentiment sans lequel je ne saurais vivre avec plénitude et avec lequel, non plus, je ne saurais longtemps me plaire. La plupart des Divertissements représentent les heures où, avant de prendre congé d’un mutuel accord, ce sentiment s’exalta un instant. La vie est discontinue et ne se compose que d’instants reliés par l’inconscience ; la nature essentielle de chaque poésie change selon le caractère de ces instants où le poète a pu prendre conscience de lui-même. Les poésies de joie n’ont pas fleuri dans les jardins les plus heureux, ni les plus douloureuses dans les jardins les moins ensoleillés.
Il y a très peu, dans ce recueil, de poésies purement verbales, que domine le plaisir de régir le troupeau obligeant des mots, dont on sent bien que l’obéissance m’a découragé à mesure que je m’assurais de leur docilité excessive. Peut-être même trouvera-t-on que j’ai fini par concevoir le poème sous une forme trop dépouillée, mais cela était peut-être permis à l’auteur du Livre des Litanies, d’ailleurs rejeté d’un recueil qu’il voulait représentatif d’une vie de sentiment plutôt encore que d’une vie d’art. C’est sans doute un malheur pour le poète quand il s’aperçoit enfin qu’il y a peut-être plus de poésie dans un regard ou dans un contact de mains qu’il ne saurait en créer avec la plus adroite et la plus périlleuse construction verbale. C’est un malheur, parce que cela coïncide avec le dépeuplement de sa vie, au moment même où la faculté des miracles de l’écriture est sur le point de lui échapper aussi, et parce que c’est là un inéluctable sentiment de dissolution où il ne peut plus noter que d’inutiles rêves et de tristes intentions. Mais comme c’est un malheur qui met fin à toute poésie, on espère qu’on n’en trouvera pas ici de traces trop visibles.
Il peut être curieux d’apprendre comment aucun genre d’études les plus opposées, selon le commun jugement, à l’exercice de la poésie, n’a pas tué, dans l’auteur des Divertissements, la faculté de se livrer avec foi (avec la foi apollonienne) à ces jeux jugés incompatibles avec la raison. A vrai dire, je n’en sais rien. Seulement, je sens que, si la vie me l’avait permis, je m’y serais bien davantage attaché. Les poèmes les plus beaux (le sentiment n’est pas assez original pour être faux) sont ceux que je n’ai pas écrits ou qui n’ont laissé dans mes papiers que des traces imparfaites de leur naissance. Je dis cela en particulier d’un poème sur les yeux que j’ai médité longtemps et pour lequel j’avais relevé la couleur et toutes les changeantes nuances des yeux d’une centaine de femmes ou de leurs portraits, et rapproché tous ces précieux regards de ceux des pierres de couleur, qui sont moins lucides. Que d’autres divagations ! J’ai rappelé celle-ci, par piété et par pitié envers moi-même et envers les yeux oubliés !
Temps perdu : c’est, à mon avis, ce qu’on pourrait dire de plus cruel et aussi de plus injuste à propos de ces Divertissements rêvés ou réalisés, car je n’ai pas bien la notion de l’utile, dont se targuent les hommes raisonnables, mais j’estime que l’on n’a jamais perdu le temps où l’on vécut sa vie (et laquelle donc vivrait-on ?). D’ailleurs si un seul être choisi a été ému par un seul de ces vers, je suis payé de ma peine, déjà bien compensée par mon plaisir, et les moralistes eux-mêmes doivent s’en montrer satisfaits.
Rien ne serait mieux à sa place, peut-être plus que ces réflexions trop personnelles, en tête d’un volume de vers, que des remarques, en apparence désintéressées, sur la versification française. Mais à l’heure présente il semble que la technique poétique soit devenue aussi personnelle que la poésie elle-même, qui ne l’est pas peu. Les poètes l’ont enfin compris, que les autres l’admettent ou non ; ils doivent se fabriquer, ou avoir l’air de se fabriquer eux-mêmes, leur instrument. C’était, paraît-il, une coquetterie des vieux artisans d’avant les machines, de façonner leurs outils de leurs propres mains, pour leurs propres mains, au lieu de les recevoir tout faits de l’industrie indifférente. C’est plus que jamais la coutume parmi les poètes de ne se servir que d’un vers dont ils aient ordonné, à leur mesure, le degré de flexibilité. Encore que je me sois plié çà et là à l’antique rigidité du vers romantique, ou plutôt parnassien, j’ai un faible pour le vers incertain né au temps de ma jeunesse, au nombre incertain, aux rimes incertaines. Certes, si la langue française était, comme la langue latine, toute en syllabes sonores, également, avec des temps forts ou faibles, soumises à la prononciation, le vers plein serait de tous les vers celui que je préférerais ; j’ai essayé, en d’autres pages, de dire la beauté de sa plénitude ; mais le phonétisme français contient trop de lettres muettes auxquelles une versification purement nombreuse accorde, verbalement, une vie et une sonorité factices et, pour un homme des en deçà de la Loire, déplaisantes. A vouloir faire entrer dans le nombre du vers toutes les syllabes exactement comptées pour des unités, on gasconne une langue née et formée en des bouches moins décisives et qui se plaisent aux demi-teintes musicales, ou bien, si l’on néglige celles qui vraiment sont mortes, on ne parvient à l’harmonie nombreuse qu’en se fiant au hasard des injonctions de l’écriture, de la mémoire visuelle ou de je ne sais quelle tradition, venue d’un temps de certitude phonétique qui ne trouve plus créance près de nos oreilles. L’autre méthode exige aussi des complicités et aussi des divinations, mais elle s’appuie du moins sur l’usage présent, et si elle demande au lecteur plus de pénétration, elle lui laisse aussi, en même temps qu’au poète, plus de liberté. C’est son principal mérite. Notre versification, dite classique, est basée sur la prononciation du XIVe siècle. On pouvait en ce temps-là, et peut-être encore un peu plus tard, écrire des vers parfaitement réguliers pour le nombre. Ronsard ne le pouvait plus, ni Racine, ni les autres, ni Verlaine. Aussi les laisses d’alexandrins ne sont-elles que des illusions, où qu’on les prenne, jadis ou naguère, et je ne fais pas de différence, sinon dans l’esprit et l’intention, entre les vers de Racine et ceux, par exemple, de M. Vielé-Griffin. Il me semble que j’ai montré cela, déjà, avec l’appui de preuves sensibles. Mais il fallait bien y faire allusion ici, non moins qu’aux métamorphoses de la rime, qui a enfin reconquis le droit à l’assonance. Le seul défaut de l’assonance des poètes contemporains est d’accepter comme assonance la rime pour l’œil des parnassiens, de ne pas tenir compte de la longueur des voyelles, mais peut-être sommes-nous mal préparés pour ces nuances qui, hormis en quelques cas trop frappants, sont mal fixées. Le provincialisme de quelques poètes fera naître des variétés dans l’homophonie, légitimes comme tout ce qui est un fait naturel.
Je n’insiste pas. Je ne veux que faire réfléchir un peu plus sur ces formes nouvelles d’une technique qui a toujours beaucoup d’ennemis et de laquelle je suis loin de prétendre qu’on trouvera plus loin des exemples dignes de mémoire. Mais, si c’est surtout pour moi-même, c’est aussi pour quelques-uns et quelques-unes que je donne ce ballet : Divertissements.
Remy de Gourmont.