Dostoïevsky (Articles et Causeries)
Écoutons Trousotzky:
—Tenez, Alexis Ivanovitch, il m'est revenu ce matin, pendant que j'étais dans ma voiture, une petite histoire très drôle qu'il faut que je vous raconte. Vous parliez tout à l'heure de l'nomme «qui se jette au cou des gens». Vous vous rappelez peut-être Semen Petrovitch Livtsov qui est arrivé à T... de votre temps? Eh bien! il avait un frère cadet, un jeune beau, de Pétersbourg comme lui, qui était en fonctions auprès du gouverneur de V... et était très apprécié. Il lui arriva un jour de se quereller avec Goloubenko, le colonel, dans une société; il y avait là des dames, et, parmi elles, la dame de son cœur. Il se sentit fort humilié, mais il avala l'offense, et ne dit mot. Peu après, Goloubenko lui souffla la dame de son cœur et la demanda en mariage. Que pensez-vous que fit Livtsov? Eh bien! il fit en sorte de devenir l'ami intime de Goloubenko; bien mieux, il demanda à être garçon d'honneur; le jour du mariage, il tint son rôle; puis quand ils eurent reçu la bénédiction nuptiale, il s'approche du marié pour le féliciter et l'embrasser, et alors, devant toute la noble société, devant le gouverneur, voilà mon Livtsov qui lui donne un grand coup de couteau dans le ventre et voilà mon Goloubenko qui tombe!... Son propre garçon d'honneur! C'est bien ennuyeux! Et puis ce n'est pas tout! Ce qu'il y a de bon, c'est qu'après le coup de couteau, le voilà qui se jette à droite et à gauche: «Hélas! qu'ai-je fait là! Hélas! qu'ai-je fait! et qui sanglote et qui s'agite, et qui se jette au cou de tout le monde, des dames aussi. «Hélas! qu'ai-je fait là!» Ha! ha! ha! c'était à crever de rire. Il n'y avait que ce pauvre Goloubenko qui faisait pitié, mais enfin il s'en est tiré.
—Je ne vois pas du tout pourquoi vous me racontez cette histoire, fit Veltchaninov, sèchement, les sourcils froncés.
—Mais uniquement à cause du coup de couteau, dit Pavel Pavlovitch toujours riant[58].
Et c'est ainsi que le sentiment réel, spontané de Pavel Pavlovitch se fait jour, lorsqu'il est amené soudain à soigner Veltchaninov, pris inopinément d'une crise de foie.
Permettez-moi de vous lire tout au long cette scène extraordinaire:
À peine le malade se fut-il étendu qu'il s'en dormit. Après la surexcitation factice qui l'avait tenu debout toute cette journée et dans ces derniers temps, il restait faible comme un enfant. Mais le mal reprit le dessus et vainquit la fatigue et le sommeil: au bout d'une heure, Veltchaninov se réveilla et se dressa sur le divan avec des gémissements de douleur. L'orage avait cessé; la chambre était pleine de fumée de tabac, la bouteille était vide sur la table et Pavel Pavlovitch dormait sur l'autre divan. Il s'était couché tout de son long; il avait gardé ses vêtements et ses bottes. Son lorgnon avait glissé de sa poche et pendait au bout du fil de soie presque au ras du plancher[59].
C'est une chose remarquable, ce besoin de Dostoïevsky, lorsqu'il nous entraîne dans les régions les plus étranges de la psychologie, de préciser alors jusqu'au plus petit détail réaliste, afin d'établir le mieux possible la solidité de ce qui nous paraîtrait, sinon, fantastique et imaginaire.
Veltchaninov souffre horriblement, et voici tout aussitôt Trousotzky aux petits soins:
Mais Pavel, Pavlovitch était, Dieu sait pourquoi! tout à fait hors de lui, aussi bouleversé que s'il se fût agi de sauver son propre fils. Il ne voulait rien entendre et insista avec feu: il fallait absolument mettre des compresses chaudes, et puis, par là-dessus, avaler vivement deux ou trois tasses de thé faible, aussi chaud que possible, presque bouillant. Il courut chercher Mavra sans attendre que Veltchaninov le lui permit; la ramena à la cuisine, fit du feu, alluma le samovar: en même temps il décidait le malade à se coucher, le déshabillait, l'enveloppait d'une couverture; et au bout de vingt minutes, le thé était prêt, et la première compresse était chauffée.
—Voilà qui fait l'affaire... des assiettes bien chaudes, brûlantes! dit-il avec un empressement passionné, en appliquant sur la poitrine de Veltchaninov une assiette enveloppée dans une serviette. Nous n'avons pas d'autres compresses, et il serait trop long de s'en procurer... Et puis des assiettes, je veux vous le garantir, c'est encore ce qu'il y a de meilleur; j'en ai fait l'expérience moi-même, en personne sur Petr Kouzmitch... C'est que vous savez, on peut en mourir!... Tenez, buvez ce thé vivement; tant pis, si vous vous brûlez!... Il s'agit de vous sauver; il ne s'agit pas de faire des façons.
Il bousculait Mavra, qui dormait encore à demi; on changeait les assiettes toutes les trois ou quatre minutes. Après la troisième assiette et la seconde tasse de thé bouillant avalée d'un trait, Veltchaninov se sentit tout d'un coup soulagé.
—Quand on parvient à se rendre maître du mal, alors, grâce à Dieu, c'est bon signe! s'écria Pavel Pavlovitch.
Et il courut tout joyeux chercher une autre assiette et une autre tasse de thé.
—Le tout c'est d'empoigner le mal! Le tout c'est que nous arrivions à le faire céder! répétait-il à chaque instant.
Au bout d'une demi-heure, la douleur était tout à fait calmée; mais le malade était si fatigué que, malgré les supplications de Pavel Pavlovitch, il refusa obstinément de se laisser appliquer «encore une petite assiette». Ses yeux se fermaient de faiblesse.
—Dormir! dormir! murmura-t-il d'une voix éteinte.
—Oui, oui! fit Pavel Pavlovitch.
—Couchez-vous aussi... Quelle heure est-il?
—Il va être deux heures moins un quart.
—Couchez-vous.
Une minute après, le malade appela de nouveau Pavel Pavlovitch qui accourut et se pencha sur lui.
—Oh! vous êtes... vous êtes meilleur que moi!...
—Merci. Dormez, dormez! fit tout bas Pavel Pavlovitch.
Et il retourna vite à son divan, sur la pointe des pieds.
Le malade l'entendit encore faire doucement son lit, ôter ses vêtements, éteindre la bougie et se coucher à son tour, en retenant son souffle, pour ne pas le troubler[60].
N'empêche qu'un quart d'heure plus tard, Veltchaninov surprend Trousotzky, qui le croit endormi, penché sur lui pour le tuer.
Aucune préméditation à ce crime, ou du moins:
Pavel Pavlovitch voulait tuer, mais ne savait pas qu'il voulait tuer. C'est incompréhensible, mais c'est comme cela, pensa Veltchaninov[61].
Pourtant cela ne le satisfait pas encore:
Était-ce sincère? se demanda-t-il un peu plus tard.
Était-ce sincère? tout ce que... Trousotzky me disait hier de sa tendresse pour moi, tandis que son menton tremblait et qu'il se frappait la poitrine du poing?
Oui, c'était parfaitement sincère, se répéta-t-il à lui-même, approfondissant l'analyse sans ordre. Il était parfaitement assez bête et assez généreux pour s'éprendre de l'amant de sa femme, à la conduite de laquelle il n'a rien trouvé à redire pendant vingt ans! Il m'a estimé pendant neuf ans a honoré mon souvenir, et a gardé mes «expressions» dans sa mémoire. Il n'est pas possible qu'il ait menti hier! Est-ce qu'il ne m'aimait pas hier, lorsqu'il me disait: «Réglons nos comptes»? Parfaitement, il m'aimait tout en me haïssant; cet amour est de tous le plus fort[62].
Et enfin:
Seulement il ne savait pas alors si tout cela finirait par un baiser ou par un coup de couteau. Eh bien! la solution est venue, la meilleure, la vraie solution: le baiser et le coup de coup de couteau, les deux à la fois. C'est la solution la plus logique!...[63].
Si je me suis attardé si longuement à ce petit livre, c'est qu'il est de prise plus facile que les autres romans de Dostoïevsky, c'est qu'il nous permet d'aborder par delà la haine, et l'amour à cette région profonde dont je vous parlais tout à l'heure, qui n'est pas la région de l'amour et que la passion n'atteint pas, région où il est à la fois si facile et si simple d'atteindre, celle même, me semble-t-il, dont nous parlait Schopenhauer, où se rallie tout sentiment de solidarité humaine, celle où s'évanouissent les limites de l'être, où se perd le sentiment de l'individu et du temps, celle enfin sur le plan de laquelle Dostoïevsky cherchait, trouvait, le secret du bonheur, ainsi que nous le verrons la prochaine fois.
V
Je vous ai parlé, dans notre dernière causerie, de ces trois couches ou régions que semble distinguer Dostoïevsky en la personnalité humaine,—de ces trois strates: la région de la spéculation intellectuelle, la région des passions, intermédiaire entre la première et cette région profonde où n'atteint pas le mouvement des passions.
Ces trois couches évidemment ne sont point séparées, ni même proprement limitées. Elles s'entre-pénètrent continuellement.
Dans ma dernière causerie, je vous ai parlé de la région intermédiaire, celle des passions. C'est dans cette région, c'est sur ce plan que se joue le drame; non seulement les livres de Dostoïevsky, mais le drame de l'humanité tout entière, et nous avons pu constater aussitôt ce qui semblait paradoxal d'abord: si mouvementées et puissantes que soient les passions, elles n'ont, somme toute, pas grande importance, ou du moins peut-on dire que l'âme n'en est pas remuée dans ses profondeurs; les événements n'ont pas de prise sur elle; ils ne l'intéressent pas. À l'appui de cela, quel meilleur exemple trouver que celui des guerres? On a fait des enquêtes à propos de la terrible guerre que nous venons de traverser. On a demandé à des littérateurs quelle importance elle avait, elle leur semblait avoir, quel retentissement moral; quelle influence sur la littérature?... La réponse est bien simple: cette influence est nulle—ou à peu près.
Voyez plutôt les guerres de l'Empire. Cherchez à découvrir leur retentissement dans la littérature; cherchez en quoi l'âme humaine a pu en être modifiée... Il y a certes des poèmes de circonstance sur l'épopée napoléonienne, comme il y en a maintenant en très grand nombre, en trop grand nombre, sur cette dernière guerre; mais le retentissement profond, la modification essentielle? Non! ce n'est pas un événement qui les peut provoquer, si tragique, si considérable soit-il! Par contre, pour la Révolution française, il n'en va pas de même. Mais nous n'avons pas affaire ici à un événement uniquement extérieur; ce n'est pas à proprement parler un accident: ce n'est pas un traumatisme, Si je puis dire. L'événement ici naît du peuple lui-même; l'influence qu'a eue la Révolution française sur les écrits de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, est considérable; mais les écrits de ceux-ci datent d'avant la Révolution. Ils la préparent. Et c'est bien aussi ce que nous verrons dans les romans de Dostoïevsky: la pensée ne suit pas l'événement, elle le précède. Le plus souvent, de la pensée à l'action la passion doit servir d'intermédiaire.
Toutefois, nous verrons dans les romans de Dostoïevsky l'élément intellectuel parfois entrer directement en contact avec la région profonde. Cette région profonde n'est pas du tout l'enfer de l'âme; c'en est, tout au contraire, le ciel.
Nous trouvons dans Dostoïevsky cette sorte de mystérieux renversement des valeurs, que nous présentait déjà William Blake, le grand poète mystique anglais, dont je vous parlais précédemment. L'enfer, d'après Dostoïevsky, c'est au contraire la région supérieure, la région intellectuelle. À travers tous ses livres, pour peu que nous les lisions d'un regard averti, nous constaterons une dépréciation non point systématique, mais presque involontaire de l'intelligence; une dépréciation évangélique de l'intelligence.
Dostoïevsky n'établit jamais, mais laisse entendre, que ce qui s'oppose à l'amour ce n'est point tant la haine que la rumination du cerveau. L'intelligence, pour lui, c'est précisément ce qui s'individualise, ce qui s'oppose au royaume de Dieu, à la vie éternelle, à cette béatitude en dehors du temps, qui ne s'obtient que par le renoncement de l'individu, pour plonger dans le sentiment d'une solidarité indistincte.
Ce passage de Schopenhauer nous éclairera sans doute[64].
Il comprend alors que la distinction entre celui qui inflige les souffrances et celui qui doit les subir n'est qu'un phénomène, et n'atteint pas la chose en soi, la volonté qui vit dans tous les deux: celle-ci, abusée par l'intelligence attachée à ses ordres, se méconnaît elle-même et, en cherchant dans l'un de ses phénomènes un surcroît de bien-être, elle produit dans l'autre, un excès de douleur: emportée par sa véhémence, elle déchire de ses dents sa propre chair, ignorant que par là c'est toujours elle-même qu'elle blesse et manifestant de la sorte, par l'intermédiaire de l'individuation, le conflit avec elle-même qu'elle recèle dans son sein. Persécuteur et persécuté sont identiques. L'un s'abuse en ne croyant pas avoir sa part de la souffrance; l'autre s'abuse en ne croyant pas participer à la culpabilité. Si leurs yeux parvenaient à se dessiller, le méchant reconnaîtrait que dans ce vaste monde il vit lui-même au fond de toute créature qui souffre, et qui, lorsqu'elle est douée de raison, se demande vainement dans quel but elle a été appelée à vivre et à endurer des souffrances qu'elle ne reconnaît pas avoir méritées: le malheureux, à son tour, comprendrait que tout le mal qui se commet ou s'est jamais commis sur terre dérive de cette volonté qui constitue aussi son essence à lui, dont il est le phénomène, et qu'en vertu de ce phénomène, et de son affirmation, il a assumé toutes les souffrances qui en découlent, et qu'il doit les supporter en toute justice, aussi longtemps qu'il continue d'être cette volonté.
Mais le pessimisme (qui parfois peut paraître presque postiche dans Schopenhauer) fait place dans Dostoïevsky à un optimisme éperdu:
Donnez-moi trois vies, elles ne me suffiraient pas encore[65].
fait-il dire à un personnage de l'Adolescent.
Et encore dans ce même livre:
Tu as un tel désir de vivre que, si l'on te donnait trois existences, elles ne suffiraient pas encore[66].
Je voudrais entrer avec vous plus avant dans cet état de béatitude que Dostoïevsky nous peint, ou nous laisse entrevoir, dans chacun de ses livres, état où disparaît avec le sentiment de la limite individuelle celui de la fuite du temps.
Dans ce moment, dira le prince Muichkine, il me semble que j'ai compris le mot extraordinaire de l'apôtre: Il n'y aura plus de temps[67].
Lisons encore cet éloquent passage des Possédés:
—Vous aimez les enfants? demanda Stavroguine.
—Oui, je les aime, dit Kiriloff, d'un ton assez indifférent du reste.
—Alors vous aimez aussi la vie?
—Oui! j'aime la vie! Cela vous étonne?
—Vous croyez à la vie éternelle dans l'autre monde?
—Non! mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments, où le temps s'arrête tout à coup pour faire place à l'éternité[68].
Je pourrais multiplier les citations, mais sans doute celles-ci suffisent.
Je suis frappé, chaque fois que je lis l'Évangile, de l'insistance avec laquelle reviennent sans cesse les mots: «Et nunc.» Dès à présent. Certainement Dostoïevsky a été frappé lui aussi par cela: que la béatitude, que l'état de béatitude promise par le Christ, peut être atteinte immédiatement, si l'âme humaine se renie et se résigne elle-même: Et nunc...
La vie éternelle n'est pas (ou du moins n'est pas seulement) une chose future, et si nous n'y parvenons pas d'ici-bas, il n'y a guère d'espoir que nous puissions jamais y atteindre.
Lisons encore, à ce sujet, ce passage de l'admirable Autobiography de Marc Rutherford.
En devenant vieux, je compris mieux combien folle était cette perpétuelle course après le futur, cette puissance du lendemain, cette remise de jour en jour, ce report en avant, du bonheur. J'appris enfin, quand il était déjà presque trop tard, à vivre dans l'instant présent, à comprendre que le soleil qui m'éclaire est aussi beau maintenant qu'il le sera jamais, à ne pas chercher à m'inquiéter sans cesse du futur; mais au temps de ma jeunesse, j'étais victime de cette illusion, que pour une raison ou pour une autre, entretient en nous la nature, qui fait que, par le plus radieux matin de juin, nous pensons aussitôt à des matins de juillet qui seront plus radieux encore.
Je ne me permets de rien dire, pour ou contre la doctrine de l'immortalité, je dis simplement ceci: que les hommes ont pu être heureux sans elle, et même en temps de désastre, et que voir toujours dans l'immortalité le seul ressort de nos actions ici-bas est une exagération de cette folie qui nous abuse tous et tout le long de la vie, par un espoir sans cesse reculé, de sorte que la mort viendra sans que nous ayons pu jouir pleinement d'une seule heure[69].
Volontiers, je m'écrierais: «Que m'importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette éternité! La vie éternelle peut être dès à présent toute présente en nous. Nous la vivons dès l'instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes, à obtenir de nous ce renoncement, qui permet immédiatement la résurrection dans l'éternité.»
Il n'y a ici ni prescription, ni ordre; simplement, c'est le secret de la félicité supérieure que le Christ, comme partout ailleurs dans l'Évangile, nous révèle: «Si vous savez ces choses, vous êtes heureux», dit encore le Christ (saint Jean, XIII, 17). Non pas: «Vous serez heureux», mais: «Vous êtes heureux.» C'est à présent et tout aussitôt que nous pouvons participer à la félicité.
Quelle tranquillité! Ici vraiment le temps s'arrête, ici respire l'éternité. Nous entrons dans le Royaume de Dieu.
Oui, c'est ici le centre mystérieux de la pensée de Dostoïevsky et aussi de la morale chrétienne, le secret divin du bonheur. L'individu triomphe dans le renoncement à l'individualité: Celui qui aime sa vie, qui protège sa personnalité, la perdra; mais celui-là qui en fera l'abandon la rendra vraiment vivante, lui assurera la vie éternelle; non point la vie futuremment éternelle, mais la fera dès à présent vivre à même l'éternité. Résurrection dans la vie totale, oubli de tout bonheur particulier. Ô réintégration parfaite!
Cette exaltation de la sensation, cette inhibition de la pensée n'est nulle part mieux indiquée que dans ce passage des Possédés, qui fait suite à celui que je vous lisais tout à l'heure:
—Vous paraissez fort heureux, dit Stavroguine à Kirioff.
—Et je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.
—Mais il n'y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine?
—Hum! à présenté, ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j'étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d'arbre?
—Oui.
—Dernièrement, j'en ai vu une: elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte; les bords étaient pourris. Le vent remportait. Quand j'avais dix ans, il m'arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte, aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J'ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c'était beau, je les refermais encore.
—Qu'est-ce que cela signifie? C'est une figure?
—N-non... Pourquoi? Je ne fais point d'allégorie. Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur?
—Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.
—À quelle occasion?
—Je ne me le rappelle pas; c'est arrivé par hasard. Je me promenais dans ma chambre... cela ne fait rien. J'ai arrêté la pendule, il était deux heures trente-sept[70].
Mais, direz-vous, si la sensation triomphe de la pensée, si l'âme ne doit plus connaître d'autre état que cet état vague, disponible, à la merci de toute influence extérieure, que peut-il en résulter, sinon la complète anarchie? L'on nous a dit, l'on nous a répété souvent ces derniers temps que c'est là l'aboutissement fatal de la doctrine de Dostoïevsky. La discussion de cette doctrine pourrait nous entraîner très loin, car j'entends d'avance les protestations que je pourrais soulever, si je venais vous affirmer: Non, ce n'est pas à l'anarchie que nous mène Dostoïevsky; mais simplement à l'Évangile. Car il est nécessaire ici de nous entendre. La doctrine chrétienne, telle qu'elle est contenue dans l'Évangile, ne nous apparaît ordinairement, à nous Français, qu'à travers l'Église catholique, que domestiquée par l'Église. Or, Dostoïevsky a horreur des églises, de l'Église catholique en particulier. Il prétend recevoir directement et uniquement de l'Évangile l'enseignement du Christ, et c'est précisément ce que n'admet point le catholique.
Nombreux sont les passages de ses lettres contre l'Église catholique. Accusations si violentes, si péremptoires, si passionnées que je n'ose vous en donner ici lecture; mais qui m'expliquent et me font comprendre mieux l'impression générale que je retrouve à chaque nouvelle lecture de Dostoïevky: je ne connais point d'auteur à la fois plus chrétien et moins catholique.
—Mais précisément, s'écrieront les catholiques,—et nous vous l'avons maintes fois expliqué, et vous sembliez vous-même l'avoir compris: l'Évangile, les paroles du Christ, prises isolément, ne nous mènent qu'à l'anarchie; de là précisément la nécessité de saint Paul, de l'Église, du catholicisme tout entier.
Je leur laisse le dernier mot.
Ainsi donc, sinon à l'anarchie, c'est à une sorte de bouddhisme, de quiétisme du moins, que nous conduit Dostoïevsky (et nous verrons qu'aux yeux des orthodoxes, ce n'est pas là sa seule hérésie). Il nous entraîne très loin de Rome (je veux dire des encycliques), très loin aussi de l'honneur mondain.
«Mais enfin, prince, êtes-vous un honnête homme? s'écrie un de ses personnages en s'adressant à Muichkine, celui de tous ses héros qui incarnait le mieux sa pensée, son éthique plutôt,—du moins tant qu'il n'avait pas écrit les Karamazov et ne nous avait pas présenté les figures séraphiques d'Aliocha et du starets Zossima. Que nous propose-t-il alors? Est-ce une vie contemplative? Une vie où, toute intelligence et toute volonté résignées, l'homme, hors du temps, ne connaîtrait plus que l'amour?
C'est peut-être bien là qu'il trouverait le bonheur, mais ce n'est point là que Dostoïevsky y voit la fin de l'homme. Aussitôt que le prince Muichkine, loin de sa patrie, est arrivé à cet état supérieur, il éprouve un urgent besoin de retourner dans son pays; et lorsque le jeune Aliocha confesse au père Zossima son secret désir d'achever ses jours dans le monastère, Zossima lui dit: «Quitte ce couvent, tu seras plus utile là-bas: tes frères ont besoin de toi.»—«Non pas les enlever du monde, mais les préserver du Malin» disait le Christ.
Je remarque (et ceci va nous permettre d'aborder la partie démoniaque des livres de Dostoïevsky) que la plupart des traductions de la Bible traduisent ainsi ces paroles du Christ: «Mais de les préserver du mal», ce qui n'est pourtant pas la même chose. Les traductions dont je parle sont, il est vrai, des traductions protestantes. Le protestantisme a une tendance à ne pas tenir compte des anges ni des démons. Il m'est arrivé assez souvent de demander, par manière d'expérience, à des protestants: «Croyez-vous au diable?» Et chaque fois, cette demande a été accueillie avec une sorte de stupeur. Le plus souvent, je me rendais compte que c'était là une question que le protestant ne s'était jamais posée. Il finissait par me répondre: «Mais naturellement, je crois au mal», et lorsque je le poussais, il finissait par avouer qu'il ne voyait dans le mal que l'absence du bien, tout comme dans l'ombre l'absence de la lumière. Nous sommes donc ici très loin des textes de l'Évangile, qui font allusion à maintes reprises à une puissance diabolique, réelle, présente, particulière. Non point: «Les préserver du mal», mais «les préserver du Malin». La question du diable, si j'ose ainsi dire, tient une place considérable dans l'œuvre de Dostoïevsky. Certains verront sans doute en lui un manichéen. Nous savons que la doctrine du grand hérésiarque Manès reconnaissait dans ce monde deux principes: celui du bien et celui du mal, principes également actifs, indépendants, également indispensables,—par quoi la doctrine de Manès se rattachait directement à celle de Zarathustra. Nous avons pu voir, et j'y insiste, car c'est là un point des plus importants, que Dostoïevsky fait habiter le diable non point dans la région basse de l'homme,—encore que l'homme entier puisse devenir son gîte et sa proie,—tant que dans la région la plus haute, la région intellectuelle, celle du cerveau. Les grandes tentations que le Malin nous présente sont, selon Dostoïevsky, des tentations intellectuelles, des questions. Et je ne pense pas m'écarter beaucoup de mon sujet, en considérant d'abord les questions où s'est exprimée et longtemps attardée la constante angoisse de l'humanité: «Qu'est-ce que l'homme? D'où vient-il? Où va-t-il? Qu'était-il avant sa naissance? Que devient-il après la mort? À quelle vérité l'homme peut-il prétendre?» et meme plus exactement: «Qu'est-ce que la vérité?»
Mais depuis Nietzsche, avec Nietzsche, une nouvelle question s'est soulevée, une question totalement différente des autres... et qui ne s'est point tant greffée sur celles-ci qu'elle ne les bouscule et remplace; question qui comporte aussi son angoisse, une angoisse qui conduit Nietzsche à la folie. Cette question, c'est: «Que peut l'homme? Que peut un homme?» Cette question se double de l'appréhension terrible que l'homme aurait pu être autre chose; aurait pu davantage, qu'il pourrait davantage encore; qu'il se repose indignement à la première étape, sans souci de son parachèvement.
Nietzsche fut-il précisément le premier à formuler cette question? Je n'ose l'affirmer, et sans doute l'étude même de sa formation intellectuelle nous montrera qu'il rencontrait déjà cette question chez les Grecs et chez les Italiens de la Renaissance; mais, chez ces derniers, cette question trouvait tout aussitôt sa réponse et précipitait l'homme dans un domaine pratique. Cette réponse, ils la cherchaient, ils la trouvaient immédiatement, dans l'action et dans l'œuvre d'art. Je songe à Alexandre et César Borgia, à Frédéric II (celui des Deux-Siciles), à Léonard de Vinci, à Gœthe. Ce furent là des créateurs, des êtres supérieurs. Pour les artistes et pour les hommes d'action, la question du surhomme ne se pose pas, ou du moins elle se trouve tout aussitôt résolue. Leur vie même, leur œuvre est une réponse immédiate. L'angoisse commence lorsque la question demeure sans réponse; ou même dès que la question précède de loin la réponse. Celui qui réfléchit et qui imagine sans agir s'empoisonne, et je vais de nouveau vous citer ici William Blake: «L'homme qui désire, mais n'agit point, engendre la pestilence.» C'est bien de cette pestilence que Nietzsche meurt empoisonné.
«Que peut un homme?» Cette question, c'est proprement la question de l'athée, et Dostoïevsky l'a admirablement compris: c'est la négation de Dieu qui fatalement entraîne l'affirmation de l'homme:
«Il n'y a pas de Dieu? Mais alors..., alors tout est permis.» Nous lisons ces mots dans les Possédés. Nous les retrouverons dans les Karamazov.
Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d'affirmer mon indépendance[71].
Comment affirmer son indépendance? Ici l'angoisse commence. Tout est permis. Mais quoi? Que peut un homme?
Chaque fois que dans les livres, de Dostoïevsky nous voyons un de ses héros se poser cette question, nous pouvons être assurés que peu de temps après, nous assisterons à sa banqueroute. Nous voyons d'abord Raskolnikoff: c'est chez lui que cette idée pour la première fois se dessine; cette idée, qui, chez Nietzsche, devient celle du surhomme. Raskolnikoff, est l'auteur d'un article tant soit peu subversif où il expose que:
Les hommes sont divisés en ordinaires et extraordinaires: les premiers doivent vivre dans l'obéissance, et n'ont pas le droit de violer la loi, attendu qu'ils sont des hommes ordinaires. Les seconds ont le droit de commettre tous les crimes et de transgresser toutes les lois, pour cette raison que ce sont des hommes extraordinaires.
C'est ainsi du moins que Porphyre croit pouvoir résumer l'article.
Ce n'est pas tout à fait cela, commença Raskolnikoff d'un ton simple et modeste. J'avoue du reste que vous avez reproduit à peu près exactement ma pensée; si vous voulez, je dirai même très exactement... (il prononça ces mots avec un certain plaisir), seulement je n'ai pas dit, comme vous me le faites dire, que les gens extraordinaires sont absolument tenus de commettre toujours toutes sortes d'actions criminelles. Je crois même que la censure n'aurait pas laissé paraître un article écrit dans ce sens. Voici tout bonnement ce que j'ai avancé: «L'homme extraordinaire a le droit d'autoriser sa conscience à franchir certains obstacles dans le cas seulement où l'exige la réalisation de son idée, laquelle peut être parfois utile à tout le genre humain.
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Dans la suite de mon article, j'insiste, je m'en souviens, sur cette idée que tous les législateurs et les guides de l'humanité, en commençant par les plus anciens, que tous sans exception étaient des criminels, car en donnant de nouvelles lois, ils ont pour cela même violé les anciennes, observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres.
Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et ces guides de l'espèce humaine ont été terriblement sanguinaires. En conséquence, non seulement tous les grands hommes, mais tous ceux qui s'élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, plus ou moins, bien entendu. Autrement, il leur serait difficile de sortir de l'ornière; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et, à mon avis, leur devoir même le leur défend[72].
«Une même loi pour le lion et pour le bœuf, c'est oppression», lisons-nous dans Blake.
Mais le seul fait que Raskolnikoff se pose la question, au lieu de la résoudre simplement en agissant, nous montre qu'il n'est pas vraiment un surhomme. Sa faillite est complète. Il ne se délivre pas un instant de la conscience de sa médiocrité. C'est pour se prouver à lui-même qu'il est un surhomme qu'il se pousse au crime.
Tout est là, se répète-t-il. Il suffit d'oser. Du jour où cette vérité m'est apparue, claire comme le soleil, j'ai voulu oser et j'ai tué. J'ai voulu simplement taire acte d'audace[73].
Et plus tard, après le crime:
Si c'était à refaire, ajoute-t-il, peut-être ne recommencerais-je pas. Mais alors, il me tardait de savoir si j'étais un être abject comme les autres ou un homme dans la vraie acception du mot; si j'avais ou non en moi la force de franchir l'obstacle, si j'étais une créature tremblante ou si j'avais le droit[74].
Du reste, il n'accepte pas l'idée de sa propre faillite. Il n'accepte pas d'avoir eu tort d'oser.
C'est parce que j'ai échoué que je suis un misérable! Si j'avais réussi, on me tresserait des couronnes, tandis qu'à présent, je ne suis plus bon qu'à jeter aux chiens[75].
Après Raskolnikoff, ce sera Stavroguine ou Kiriloff, Ivan Karamazov ou l'Adolescent.
La faillite de chacun de ses héros intellectuels tient également à ceci, que Dostoïevsky considère l'homme d'intelligence comme à peu près incapable d'action.
Dans l'Esprit souterrain, ce petit livre qu'il écrivait peu avant l'Éternel Mari, et qui me semble marquer le point culminant de sa carrière, qui est comme la clé de voûte de son œuvre, ou, si vous le préférez, qui donne la clé de sa pensée, nous verrons toutes les faces de cette idée: «Celui qui pense n'agit point...», et de là à prétendre que l'action présuppose certaine médiocrité intellectuelle, il n'y a qu'un pas.
Ce petit livre, l'Esprit souterrain, n'est d'un bout à l'autre qu'un monologue, et vraiment il me paraît un peu hardi d'affirmer, comme le faisait récemment notre ami Valéry Larbaud, que James Joyce, l'auteur d'Ulysse, est l'inventeur de cette forme de récit. C'est oublier Dostoïevsky, Poe même; c'est oublier surtout Browning, à qui je ne puis me retenir de penser lorsque je relis l'Esprit souterrain. Il me parait que Browning et Dostoïevsky amènent du premier coup le monologue à toute la perfection diverse et subtile que cette forme littéraire pouvait atteindre.
J'étonne peut-être certains lettrés en rapprochant ainsi ces deux noms; mais il est impossible de ne pas le faire,—de n'être point frappé par la profonde ressemblante, non seulement dans la forme, mais dans l'étoffe même,—entre certains monologues de Browning (et je pense en particulier à My last duchess, Porphyria's lover, et surtout peut-être aux deux dépositions du mari de Pompilia dans The Ring and the Book), d'une part, et d'autre part à l'admirable petit récit de Dostoïevsky qui dans le Journal d'un écrivain, a nom Krotkaïa (c'est-à-dire, je crois, «la timide», titre sous lequel il figure dans la dernière traduction de cet ouvrage). Mais plus encore que la forme et que la manière de leur œuvre, ce qui me fait rapprocher Browning de Dostoïevsky, je crois que c'est leur optimisme—un optimisme qui n'a que bien peu de chose à voir avec celui de Gœthe, mais qui les rapproche tous deux également de Nietzsche et du grand William Blake, dont il faut que je vous parle encore.
Oui, Nietzsche, Dostoïevsky, Browning et Blake sont bien quatre étoiles de la même constellation. J'ai longtemps ignoré Blake, mais lorsque enfin, tout récemment, j'ai fait sa découverte, il m'a semblé reconnaître aussitôt en lui la quatrième roue du «Chariot»; et, de même qu'un astronome peut longtemps, avant de le voir, sentir l'influence d'un astre et déterminer sa position, je puis dire que, depuis longtemps, je pressentais Blake. Est-ce à dire que son influence ait été considérable? Non, tout au contraire, je ne sache pas qu'il en ait exercé aucune. En Angleterre même, Blake est demeuré, jusqu'à ces temps derniers, à peu près inconnu. C'est une étoile très pure et très lointaine, dont les rayons commencent seulement à nous atteindre.
Son œuvre, la plus significative, le Mariage du Ciel et de l'Enfer, dont je vous citerai quelques passages, nous permettra, il me semble, de comprendre mieux certains traits de Dostoïevsky.
Cette phrase de lui que je citais dernièrement—de ses «Proverbes de l'Enfer» comme il appelle certains de ses apophtegmes: «Le désir, non suivi d'action engendre la pestilence,» pourrait servir d'épigraphe à l'Esprit souterrain de Dostoïevsky, ou cet autre: «N'attends que du poison des eaux dormantes.»
«L'homme d'action du dix-neuvième siècle est un individu sans caractère», déclare le héros—si j'ose l'appeler ainsi—de l'Esprit souterrain. L'homme d'action, selon Dostoïevsky, doit être un esprit médiocre, car l'esprit altier est empêché d'agir lui-meme; il verra dans l'action une compromission, une limitation de sa pensée; celui qui agira, ce sera, sous l'impression du premier, un Pierre Stépanovitch, un Smerdiakoff (dans Crime et châtiment, Dostoïevsky n'avait pas encore établi cette division entre le penseur et l'acteur).
L'esprit n'agit point, il fait agir; et nous retrouvons dans plusieurs romans de Dostoïevsky cette singulière répartition des rôles, cet inquiétant rapport, cette connivence secrète qui s'établit entre un être pensant et celui qui, sous l'inspiration du premier, et comme à sa place, agira. Souvenez-vous d'Ivan Karamazov et de Smerdiakoff, de Stavroguine et de Pierre Stépanovitch, celui que Stavroguine appelle: son «singe».
N'est-il pas curieux de trouver une première version pour ainsi dire des singuliers rapports du penseur Ivan et du laquais Smerdiakoff des Frères Karamazov—ce dernier livre de Dostoïevsky,—dans Crime et châtiment, le premier de ses grands romans. Il nous y est parlé d'un certain Philca, domestique de Svidrigaïloff, qui se pend, pour échapper, non pas aux coups de son maître, mais à ses railleries. «C'était, nous est-il dit, un hypocondriaque,» une sorte de domestique philosophe... «Ses camarades prétendaient que la lecture lui avait troublé l'esprit[76].»
Il y a chez tous ces subalternes, ces «singes», ces laquais, chez tous ces êtres qui agiront à la place de l'intellectuel, un amour, une dévotion, pour la supériorité diabolique de l'esprit. Le prestige dont jouit Stavroguine, aux yeux de Pierre Stépanovitch, est extreme; extrême également le mépris de l'intellectuel pour cet inférieur.
Voulez-vous que je vous dise toute la vérité? dit Pierre Stépanovitch à Stavroguine. Voyez-vous, cette idée s'est bien offerte un instant à mon esprit (cette idée c'est un assassinat abominable). Vous-même vous me l'aviez suggérée, sans y attacher d'importance, il est vrai, et seulement pour me taquiner, car vous ne me l'auriez pas suggérée sérieusement[77].
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans le feu de la conversation, Pierre Stépanovitch se rapprocha de Stavroguine et le saisit par le revers delà redingote (peut-être le fit-il exprès), mais un coup violent, appliqué sur son bras, l'obligea à lâcher prise.
—Eh bien! qu'est-ce que vous faites? Prenez garde, vous allez me casser le bras[78]. (Ivan Karamazoff aura des brutalités semblables vis-à-vis de Smerdiakoff.)
Et plus loin:
Nicolas Vsévolodovitch, parlez comme vous parleriez devant Dieu: êtes-vous coupable, oui ou non? Je le jure, je croirai à votre parole, comme à celle de Dieu, et je vous accompagnerai jusqu'au bout du monde, oh! oui, j'irai partout avec vous! Je vous suivrai comme un chien[79]...
Et enfin:
—Je suis un bouffon, je le sais, mais je ne veux pas que vous, la meilleure partie de moi-même, vous en soyez un[80]!
L'être intellectuel est heureux de dominer l'autre, mais tout à la fois il reste exaspéré par cet autre, qui lui présente dans son action maladroite comme une caricature de sa propre pensée.
La correspondance de Dostoïevsky nous renseigne sur l'élaboration de ses œuvres, et en particulier sur celle des Possédés, ce livre extraordinaire que je tiens, pour ma part, pour le plus puissant, le plus admirable du grand romancier. Nous assistons ici à un phénomène littéraire bien singulier. Le livre que Dostoïevsky prétendait écrire était assez différent de celui que nous avons. Tandis qu'il le composait, un nouveau personnage, auquel il n'avait presque pas pensé tout d'abord, s'imposa à son esprit, prit peu à peu la première place et en délogea celui qui d'abord devait être le principal héros. «Jamais aucune œuvre ne m'a coûté plus de peine,» écrit-il de Dresde, en octobre 1870[81]:
Au commencement, c'est-à-dire vers la fin de l'été dernier, je considérais cette chose comme étudiée, composée, je la regardais avec hauteur. Ensuite, m'est venue la véritable inspiration et, soudain, je l'ai aimée, cette œuvre, je l'ai saisie des deux mains, et je me suis mis à biffer ce que j'avais d'abord écrit. Cet été, un autre changement est survenu, un nouveau personnage a surgi avec la prétention de devenir le héros véritable du roman, de sorte que le premier héros a dû se retirer au second plan. C'était un personnage intéressant, mais qui ne méritait pas réellement le nom de héros. Le nouveau m'a tellement ravi, que je me suis mis encore une fois à refaire toute mon œuvre. (Correspondance, p. 384.)
Ce nouveau personnage auquel il donne à présent toute son attention, c'est Stavroguine, la plus étrange peut-être et la plus terrifiante création de Dostoïevsky. Stavroguine s'expliquera lui-même vers la fin du livre. Il est bien rare que chaque personnage de Dostoïevsky ne donne pas, à un moment ou à un autre, et souvent de la manière la plus inattendue, la clé pour ainsi dire de son caractère, dans quelque phrase qui tout à coup lui échappe. Voici donc ce que Stavroguine dira de lui-même:
Rien ne m'attache à la Russie, où, comme partout, je me sens étranger. À la vérité ici (en Suisse) plus qu'en aucun endroit, j'ai trouvé la vie insupportable, mais même ici, je ri ai rien pu détester. J'ai mis pourtant ma force à l'épreuve. Vous m'aviez conseillé de faire cela (pour apprendre à me connaître). Dans ces expériences, dans toute ma vie précédente, je me suis révélé immensément fort. Mais à quoi appliquer cette force? Voici ce que je n'ai jamais su, ce que je ne sais pas encore. Je puis comme je l'ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action, et j'en ressens du plaisir. À côté de cela, je désire aussi faire le mal, et j'en ressens également de la satisfaction[82].
Nous reviendrons, dans ma dernière causerie, sur le premier point de cette déclaration, si importante aux yeux de Dostoïevsky: l'absence d'attache de Stavroguine avec son pays. Considérons seulement aujourd'hui cette double attirance qui écartèle Stavroguine:
Il y a dans tout homme, disait Baudelaire, deux postulations simultanées: l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.
Au fond, ce que chérit Stavroguine, c'est l'énergie. Nous demanderons à William Blake l'explication de ce mystérieux caractère. «L'Énergie est la seule vie. L'Énergie, c'est l'éternel délice», disait Blake.
Écoutez encore ces quelques proverbes: «Le chemin de l'excès mène au palais de la sagesse», ou encore: «Si le fou persévérait dans sa folie, il deviendrait sage», et cet autre: «Celui-là seul connaît la suffisance qui d'abord a connu l'excès.» Cette glorification de l'énergie prend chez Blake les formes les plus diverses: «Le rugissement du lion, le hurlement des loups, le soulèvement de la mer en furie et le glaive destructeur sont des morceaux d'éternité trop énormes pour l'œil des hommes.»
Lisons encore ceci: «Citerne contient, fontaine déborde», et: «Les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux du savoir»; et enfin cette pensée par laquelle s'ouvre son livre Du Ciel et de l'Enfer, et que Dostoïevsky semble s'être appropriée sans la connaître: «Sans contraires, il n'y a pas de progrès: Attraction et répulsion, raison et énergie, amour et haine, sont également nécessaires à l'existence humaine.» Et plus loin: «Il y a et il y aura toujours sur la terre ces deux postulations contraires qui seront toujours ennemies. Essayer de les réconcilier, c'est s'efforcer de détruire l'existence.»
À ces Proverbes de l'Enfer de William Blake, je voudrais en ajouter deux autres de mon cru: «C'est avec les beaux sentiments que l'on fait la mauvaise littérature»», et: «Il n'y a pas d'œuvre d'art sans collaboration du démon.» Oui, vraiment, toute œuvre d'art est un lieu de contact, ou, si vous préférez, est un anneau de mariage du ciel et de l'enfer; et William Blake nous dira: «La raison pour laquelle Milton écrivait dans la gêne lorsqu'il peignait Dieu et les anges, la raison pour laquelle il écrivait dans la liberté lorsqu'il peignait les démons et l'enfer, c'est qu'il était un vrai poète et du parti du diable, sans le savoir.»
Dostoïevsky a été tourmenté toute sa vie à la fois par l'horreur du mal et par l'idée de la nécessité du mal (et par le mal, j'entends également la souffrance). Je songe, en le lisant, à la parabole du Maître du Champ: «Si tu veux, lui dit un serviteur, nous irons arracher la mauvaise herbe.—Non! répond le Maître, laissez, avec le bon grain, et jusqu'au jour de la moisson, croître l'ivraie.»
Je me souviens qu'ayant eu l'occasion de rencontrer, il y a plus de deux ans, Walter Rathenau, qui vint me retrouver en pays neutre et passa deux jours avec moi, je l'interrogeai sur les événements contemporains et lui demandai en particulier ce qu'il pensait du bolchevisme et de la révolution russe. Il me répondit que naturellement, il souffrait de toutes les abominations commises par les révolutionnaires, qu'il trouvait cela épouvantable... «Mais, croyez-moi, dit-il: un peuple n'arrive à prendre conscience de lui-même et pareillement un individu ne peut prendre conscience de son âme qu'en plongeant dans la souffrance, et dans l'abîme du péché.»
Et il ajouta: «C'est pour n'avoir consenti ni à la souffrance ni au péché que l'Amérique n'a pas d'âme.»
Et c'est ce qui me faisait vous dire, lorsque nous voyons le starets Zossima se prosterner devant Dmitri, Raskolnikoff se prosterner devant Sonia, que ce n'est pas seulement devant la souffrance humaine qu'ils s'inclinent; c'est aussi devant le péché.
Ne nous méprenons pas sur la pensée de Dostoïevsky. Encore une fois, si la question du surhomme est nettement posée par lui; si nous la voyons sournoisement reparaître dans chacun de ses livres, nous ne voyons triompher profondément que les vérités de l'Évangile. Dostoïevsky ne voit et n'imagine le salut que dans le renoncement de l'individu à lui-même; mais, d'autre part, il nous donne à entendre que l'homme n'est jamais plus près de Dieu que lorsqu'il atteint l'extrémité de sa détresse. C'est alors seulement que jaillira ce cri: «Seigneur, à qui irions-nous! tu as les paroles de la vie éternelle.»
Il sait que, ce cri, ce n'est pas de l'honnête homme qu'on peut l'attendre, de celui qui a toujours su où aller, de celui qui se croit en règle envers soi-même et envers Dieu, mais bien de celui qui ne sait plus où aller! «Comprenez-vous ce que cela veut dire, disait Marmeladoff à Raskolnikoff. Comprenez-vous ce que signifient ces mots: n'avoir plus où aller? Non, vous ne comprenez pas encore cela[83].» C'est seulement par delà sa détresse et son crime, par delà même le châtiment, c'est seulement après s'être retranché de la société des hommes que Raskolnikoff s'est trouvé en face de l'Évangile.
Il y a sans doute quelque confusion dans tout ce que je vous ai dit aujourd'hui... mais Dostoïevsky en est également responsable: «La culture trace des chemins droits, nous dit Blake, mais les chemins sinueux sans profit sont ceux-là même du génie.»
En tout cas, Dostoïevsky était bien convaincu, comme je le suis aussi, qu'il n'y a aucune confusion dans les vérités évangéliques,—et c'est là l'important.
VI
Je me sens accablé par le nombre et l'importance des choses qui me restent à vous dire. C'est aussi, vous l'avez bien compris dès le début, que Dostoïevsky ne m'est souvent ici qu'un prétexte pour exprimer mes propres pensées. Je m'en excuserais davantage si je croyais, ce faisant, avoir faussé la pensée de Dostoïevsky, mais non... Tout au plus ai-je, comme les abeilles dont parle Montaigne, cherché dans son œuvre de préférence ce qui convenait à mon miel. Si ressemblant que soit un portrait, il tient toujours du peintre, et presque autant que du modèle. Le modèle est sans doute le plus admirable qui autorise les ressemblances les plus diverses et prête au plus grand nombre de portraits. J'ai tenté celui de Dostoïevsky. Je sens que je n'ai pas épuisé sa ressemblance.
Je suis également accablé par la quantité des retouches que je voudrais apporter à mes causeries précédentes. Je n'en ai point fait une que je n'aie, tout aussitôt après, senti ce que j'avais omis de vous dire, que je m'étais promis de vous dire. C'est ainsi que, samedi dernier, j'aurais voulu vous expliquer comment c'est avec les beaux sentiments que l'оп fait la mauvaise littérature, et qu'il n'est point de véritable œuvre d'art où n'entre la collaboration du démon. Cela, qui me paraît une évidence, peut vous sembler paradoxal, et demande à être un peu expliqué. (J'ai grande horreur des paradoxes, et ne cherche jamais à étonner, mais si je n'avais pas à vous dire des choses tant soit peu nouvelles, je ne chercherais même pas à parler; et les choses nouvelles paraissent toujours paradoxales.) Pour vous aider à admettre cette dernière vérité, je m'étais proposé d'appeler votre attention sur les deux figures de saint François d'Assise et de l'Angelico. Si ce dernier a pu être un grand artiste,—et je choisis pour l'exemple le plus probant, dans toute l'histoire de l'art, la figure sans doute la plus pure,—c'est que malgré toute sa pureté, son art, pour être ce qu'il est, devait admettre la collaboration du démon. Il n'y a pas d'œuvre d'art sans participation démoniaque. Le saint, ce n'est pas l'Angelico, c'est François d'Assise. Il n'y a pas d'artistes parmi les saints; il n'y a pas de saints parmi les artistes.
L'œuvre d'art est comparable à une fiole pleine de parfums que n'aurait pas répandus la Madeleine. Et je vous citais à ce propos l'étonnante phrase de Blake: «La raison pour laquelle Milton écrivait dans l'empêchement, lorsqu'il peignait Dieu et les anges, écrivait dans la libellé, lorsqu'il peignait les démons et l'enfer, c'est qu'il était un vrai poète, donc du parti du diable sans le savoir.»
Trois chevilles tendent le métier où se tisse toute œuvre d'art, et ce sont les trois concupiscences dont parlait l'apôtre: «La convoitise des yeux, la convoitise de la chair, et l'orgueil de la vie. «Souvenez-vous du mot de Lacordaire, comme on le félicitait après un admirable sermon qu'il venait de prononcer: «Le diable me l'avait dit avant vous.» Le diable ne lui aurait point dit que son sermon était beau, il n'aurait pas eu du tout à le lui dire, s'il n'avait lui-même collaboré au sermon.
Après avoir cité les vers de l'Hymne à la joie de Schiller:
La beauté, s'écrie Dimitri Karamazov, quelle chose terrible et affreuse; une chose terrible. C'est là que le diable entre en lutte avec Dieu; et le champ de bataille, c'est le cœur de l'homme[84].
Aucun artiste sans doute n'a fait dans son œuvre la part du diable aussi belle que Dostoïevsky, sinon Blake précisément, qui disait—et c'est sur cette phrase que s'achève son admirable petit livre, le Mariage du Ciel et de l'Enfer:
Cet ange, qui maintenant est devenu démon, est mon ami particulier: ensemble nous avons souvent lu la Bible dans son sens infernal ou diabolique, celui même qu'y découvrira le monde, s'il se conduit bien.
De même, je me suis rendu compte, aussitôt sorti de cette salle, qu'en vous citant quelques-uns des plus étonnants Proverbes de l'Enfer de William Blake, j'avais omis de vous donner lecture intégrale du passage des Possédés qui motivait ces citations. Permettez-moi de réparer cet oubli. Au surplus, dans cette page des Possédés, vous pourrez admirer la fusion (et la confusion aussi) des divers éléments que je tentais de vous indiquer dans mes conversations précédentes, et tout d'abord: l'optimisme, ce sauvage amour de la vie,—que nous retrouvons dans toute l'œuvre de Dostoïevsky,—de la vie et du monde entier, de «cet immense monde de délices» dont parle Blake, où habite aussi bien le tigre que l'agneau[85].
—Vous aimez les enfants?
—Je les aime, dit Kiriloff, d'une façon assez indifférente du reste.
—Alors vous aimez aussi la vie?
—Oui, j'aime aussi la vie. Cela vous étonne?
—Mais vous êtes décidé à vous brûler la cervelle?
Nous avons vu de même Dimitri Karamazov prêt à se tuer dans une crise d'optimisme, par pur enthousiasme:
—Eh bien! Pourquoi mêler deux choses qui sont distinctes l'une de l'autre? La vie existe et la mort n'existe pas.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Vous paraissez fort heureux, Kiriloff?
—Je suis fort heureux en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.
—Mais il n'y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine?
—Hum! à présent je ne gronde plus. Alors, je ne savais pas que j'étais heureux... L'homme est malheureux parce qu'il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. Celui qui saura qu'il est heureux deviendra tout de suite grand à l'instant même... Tout est bien; j'ai découvert cela brusquement.
—Et si l'on meurt de faim: et si l'on viole une petite fille, c'est bien aussi?
—Oui, tout est bien pour quiconque sait que tout est tel.
Ne vous méprenez pas sur cette apparente férocité, que souvent on voit reparaître dans l'œuvre de Dostoïevsky. Elle fait partie du quiétisme, analogue à celui de Blake, de ce quiétisme qui me faisait dire que le christianisme de Dostoïevsky était plus près de l'Asie que de Rome. Encore que cette acceptation de l'énergie chez Dostoïevsky, qui devient même une glorification de l'énergie chez Blake, soit plus occidentale qu'orientale.
Mais Blake et Dostoïevsky sont l'un et l'autre trop éblouis par les vérités de l'Évangile pour ne pas admettre que cette férocité ne soit pas transitoire et le résultat passager d'une sorte d'aveuglement, c'est-à-dire appelée à disparaître.
Et ce serait trahir Blake que de ne vous le présenter que sous son apparence cruelle. En regard de ses terribles Proverbes de l'Enfer que je vous citais, je voudrais pouvoir vous lire tel poème de lui, le plus beau peut-être de ses Chants d'innocence,—mais comment oser traduire une poésie si fluide,—où il annonce et prédit le temps où la force du lion ne s'emploiera plus qu'à protéger la faiblesse de l'agneau et qu'à veiller sur le troupeau.
De même, poussant un peu plus loin la lecture de cet étonnant dialogue des Possédés, nous entendons Kiriloff ajouter:
Ils ne sont pas bons, puisqu'ils ne savent pas qu'ils le sont. Quand ils l'auront appris, ils ne violeront plus de petites filles. Il faut qu'ils sachent qu'ils sont bons et, instantanément, ils le deviendront tous, jusqu'au dernier[86].
Le dialogue continue, et nous allons voir apparaître cette pensée singulière de l'homme-Dieu.
—Ainsi, vous qui savez cela, vous êtes bon?
—Oui.
—Là-dessus, du reste, je suis de votre avis, murmura, en fronçant les sourcils, Stavroguine.
—Celui qui apprendra aux hommes qu'ils sont bons, celui-là finira le monde.
—Celui qui le leur a appris, ils l'ont crucifié.
—Il viendra, et son nom sera l'homme-Dieu.
—Le Dieu-homme?
—L'homme-Dieu; il y a une différence.
Cette idée de l'homme-Dieu, succédant au Dieu-homme, nous ramène à Nietzsche. Ici encore, je voudrais apporter une retouche à propos de la doctrine du «surhomme» et m'élever contre une opinion trop souvent accréditée, trop légèrement admise; le surhomme de Nietzsche—et cela nous permettra de le différencier du surhomme entrevu par Raskolnikoff et Kiriloff—s'il a pour devise le: «Soyez dur», si souvent cité, souvent si mal interprété, ce n'est pas contre les autres qu'il exercera cette dureté, c'est contre lui-même. L'humanité qu'il prétend surpasser, c'est la sienne. Je me résume: partant du même problème, Nietzsche et Dostoïevsky proposent à ce problème des solutions différentes, opposées. Nietzsche propose une affirmation de soi, il y voit le but de la vie. Dostoïevsky propose une résignation. Où Nietzsche pressent une apogée, Dostoïevsky ne prévoit qu'une faillite.
J'ai lu ceci dans la lettre d'un infirmier que sa modestie me défend de nommer. C'était au temps le plus obscur de cette guerre; il ne voyait que souffrances atroces, n'entendait que des paroles de désespoir: «Ah! si seulement ils savaient offrir leurs souffrances», écrivait-il.
Il y a dans ce cri tant de lumière que je me reprocherais d'y apporter un commentaire. Tout au plus le rapprocherai-je de cette phrase des Possédés:
Quand tu abreuveras la terre de tes larmes, quand tu en feras présent, ta tristesse s'évanouira aussitôt, et tu seras tout consolé[87].
Nous sommes ici bien près de la «résignation totale et douce» de Pascal, qui le faisait s'écrier: «Joie! joie! pleurs de joie.»
Cet état de joie que nous retrouvons dans Dostoïevsky, n'est-ce pas celui même que nous propose l'Évangile; cet état dans lequel nous permet d'entrer ce que le Christ appelait la nouvelle naissance; cette félicité qui ne s'obtient que par le renoncement de ce qui est en nous d'individuel; car c'est l'attachement à nous-mêmes qui nous retient de plonger dans l'Éternité, d'entrer dans le royaume de Dieu et de participer au sentiment confus de la vie universelle.
Le premier effet de cette nouvelle naissance, c'est de ramener l'homme à l'état premier de l'enfance: «Vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu, si vous ne devenez semblables à des enfants.» Et je vous citais à ce propos cette phrase de La Bruyère: «Les enfants n'ont ni passé, ni avenir, ils vivent dans le présent», ce que l'homme ne sait plus faire.
«Dans ce moment, disait Muichkine à Rogojine, il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l'apôtre: «Il n'y aura plus de temps.»
Cette participation immédiate à la vie éternelle, je vous disais que déjà nous l'enseignait l'Évangile où les mots: «Et nunc, dès à présent», reviennent sans cesse. L'état de joie dont nous parle le Christ est un état, non point futur mais immédiat.
—Vous croyez à la vie éternelle dans l'autre monde?
—Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments où le temps s'arrête tout d'un coup pour faire place à l'éternité.
Et Dostoïevsky, vers la fin des Possédés, revient encore sur cet étrange état de félicité où parvient Kiriloff.
Lisons ce passage qui nous permet de pénétrer plus avant dans la pensée de Dostoïevsky et d'aborder une déshérités les plus importantes qui me restent à vous dire[88]:
—Il y a des moments—et cela ne dure que cinq ou six secondes de suite—où vous sentez soudain la presence de l'harmonie éternelle. Ce phénomène n'est ni terrestre, ni céleste, mais c'est quelque chose que l'homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. Il faut se transformer physiquement ou mourir. C'est un sentiment clair et indiscutable. Il vous semble tout à coup être en contact avec toute la nature, et vous dites: «Oui, cela est vrai. Quand Dieu a créé le monde, il a dit à la fin de chaque jour de la création: «Oui, cela est vrai, cela est bon.» C'est... ce n'est pas de l'attendrissement, c'est de la joie. Vous ne pardonnez rien, parce qu'il n'y a plus rien à pardonner. Vous n'aimez pas non plus, oh! ce sentiment est supérieur à l'amour! Le plus terrible, c'est l'effrayante netteté avec laquelle il s'accuse, et la joie dont il vous remplit. Si cet état dure plus de cinq secondes, l'âme ne peut y résister et doit disparaître. Durant ces cinq secondes, je vis toute une existence humaine, et pour elle, je donnerais toute ma vie, car ce ne serait pas les payer trop cher. Pour supporter cela pendant dix secondes, il faut se transformer physiquement. Je crois que l'homme doit cesser a'engendrer. Pourquoi des enfants, pourquoi le développement si le but est atteint?
—Kiriloff, est-ce que cela vous prend souvent?
—Une fois tous les trois jours, une fois par semaine.
—Vous n'êtes pas épileptique?
—Non.
—Alors, vous le deviendrez. Prenez garde, Kiriloff, j'ai entendu dire que c'est précisément ainsi que cela commence. Un homme sujet à cette maladie m'a fait la description détaillée de la sensation qui précède l'accès, et, en vous écoutant, je croyais l'entendre. Lui aussi m'a parlé des cinq secondes, et m'a dit^qu'il était impossible de supporter plus longtemps cet état. Rappelez-vous la cruche de Mahomet: pendant qu'elle se vidait, le prophète chevauchait dans le paradis. La cruche, ce sont les cinq secondes; le paradis c'est votre harmonie, et Mahomet était épileptique. Prenez garde de le devenir aussi, Kiriloff.
—Je n'en aurais pas le temps, répondit l'ingénieur, avec un sourire tranquille.
Dans l'Idiot, nous entendons également le prince Muichkine, qui lui aussi connaît cet état d'euphorie, le rattacher aux crises d'épilepsie dont il souffre.
Ainsi donc Muichkine est épileptique; Kiriloff est épileptique; Smerdiakoff est épileptique. Il y a un épileptique dans chacun des grands livres de Dostoïevsky: épileptique, nous savons que Dostoïevsky l'était lui-même, et l'insistance qu'il met à faire intervenir l'épilepsie dans ses romans nous éclaire suffisamment sur le rôle qu'il attribuait à la maladie dans la formation de son éthique, dans la courbe de ses pensées.
À l'origine de chaque grande réforme morale, si nous cherchons bien, nous trouverons toujours un petit mystère physiologique, une insatisfaction de la chair, une inquiétude, une anomalie. Ici, je m'excuse de me citer moi-même, mais, sans remployer les mêmes mots, je ne pourrais vous dire la même chose avec autant de netteté[89].
Il est naturel que toute grande réforme morale, ce que Nietzsche appellerait toute transmutation de valeurs, soit due à un déséquilibre physiologique. Dans le bien-être, la pensée se repose, et, tant que l'état de choses la satisfait, la pensée ne peut se proposer de le changer (j'entends l'état intérieur, car pour l'extérieur ou social) le mobile du réformateur est tout autre; les premiers sont des chimistes, les seconds des mécaniciens. À l'origine d'une réforme, il y a toujours un malaise; le malaise dont souffre le réformateur est celui d'un déséquilibre intérieur. Les densités, les positions, les valeurs morales lui sont proposées différentes, et le réformateur travaille à les réaccorder: il aspire à un nouvel équilibre; son œuvre n'est qu'un essai de réorganisation selon sa raison, sa logique, du désordre qu'il sent en lui; car l'état d'inordination lui est intolérable. Et, je ne dis pas naturellement qu'il suffise d'être déséquilibré pour devenir réformateur, mais bien que tout réformateur est d'abord un déséquilibré.
Je ne sache pas qu'on puisse trouver un seul réformateur, de ceux qui proposèrent à l'humanité de nouvelles évaluations, en qui l'on ne puisse découvrir ce que M. Binet-Sanglé appellerait une tare[90].
Mahomet était épileptique, épileptiques les prophètes d'Israël, et Luther, et Dostoïevsky. Socrate avait son démon, saint Paul la mystérieuse «écharde dans la chair», Pascal son gouffre, Nietzsche et Rousseau leur folie.
Ici, j'entends ce que l'on pourrait dire: «Ce n'est pas neuf. C'est proprement la théorie de Lombroso ou de Nordau: le génie est une névrose.» Non, non; ne me comprenez pas trop vite, et permettez-moi d'insister sur ce point qui me paraît d'une extraordinaire importance:
Il y a des génies parfaitement bien portants, comme Victor Hugo, par exemple: l'équilibre intérieur dont il jouit ne lui propose aucun nouveau problème. Rousseau, sans sa folie, ne serait sans doute qu'un indigeste Cicéron. Qu'on ne vienne pas nous dire: «Quel dommage qu'il soit malade! S'il n'était pas malade, il n'aurait point cherché à résoudre ce problème que lui proposait son anomalie, à retrouver une harmonie qui n'exclue pas sa dissonance. Certes, il y a des réformateurs bien portants; mais ce sont des législateurs. Celui qui jouit d'un parfait équilibre intérieur peut bien apporter des réformes, mais ce sont des réformes extérieures à l'homme: il établit des codes. L'autre, l'anormal, tout au contraire échappe aux codes préalablement établis.
Instruit par son propre cas, Dostoïevsky va supposer un état maladif qui, pour un temps, apporte avec lui et suggère à tel de ses personnages une formule de vie différente. En l'espèce, nous avons affaire à Kiriloff, ce personnage des Possédés sur lequel repose toute l'intrigue du roman. Nous savons que Kiriloff va se tuer, non point qu'il doive se tuer tout de suite, mais il a l'intention de se tuer. Pourquoi? C'est ce que nous n'apprendrons que vers la fin du livre.
—Votre idée de vous donner la mort est une fantaisie à laquelle je ne comprends rien lui dira Pierre Stépanovitch, et ce n'est pas moi qui vous l'ai fourrée dans la tête[91]; vous aviez déjà formé ce projet avant d'entrer en rapport avec moi et, quand vous en avez parlé pour la première fois, ce n'est pas à moi, mais à nos coreligionnaires politiques réfugiés à l'étranger. Remarquez en outre qu'aucun d'eux n'a rien fait pour provoquer de votre part une semblable confidence; aucun d'eux même ne vous connaissait. C'est vous-même, qui, de votre propre mouvement, êtes allé leur faire part de la chose. Eh bien! que faire, si prenant en considération votre offre spontanée, on a alors fondé là-dessus, avec votre consentement,—notez ce point,—un certain plan d'action qu'il n'y a plus maintenant moyen de modifier.
Le suicide de Kiriloff est 'un acte absolument gratuit, je veux dire que sa motivation n'est point extérieure. Tout ce que l'on peut faire entrer d'absurde dans ce monde, à la faveur et à l'abri d'un «acte gratuit», c'est ce que nous allons voir.
Depuis que Kiriloff a pris cette résolution de se tuer, tout lui est devenu indifférent; singulier état d'esprit dans lequel il se trouve, qui permet et qui motive son suicide et (car cet acte, pour être gratuit, n'est pourtant point immotivé) le laisse indifférent à l'imputation d'un crime que d'autres commettront et qu'il acceptera d'endosser; c'est du moins ce que pense Pierre Stépanovitch.
Pierre Stépanovitch, pense, par ce crime qu'il projette, lier des conjurés à la tête desquels il s'est mis, mais dont il sent que la dénomination lui échappe. Il estime que chacun des conjurés ayant participé au crime se sentira complice, qu'aucun d'eux ne pourra, n'osera se dégager.—Qui va-t-on tuer?
Pierre Stépanovitch hésite encore.—Il importe que la victime se désigne elle-même.
Les conjurés sont réunis dans une salle commune; et au cours de leur conversation, une question se pose: «Se peut-il que, parmi nous, il y ait en ce moment un mouchard?» Une agitation extraordinaire suit ces paroles; tout le monde se met à parler en même temps.
—Messieurs, s'il en est ainsi, poursuit Pierre Stépanovitch, je me suis plus compromis qu'aucun autre, par conséquent, je vous prie de répondre à une question—si vous le voulez bien, s'entend. Vous êtes parfaitement libres!
—Quelle question, quelle question? cria-t-on de toute part.
—Une question après laquelle on saura si nous devons rester ensemble ou prendre silencieusement nos chapkas et aller chacun de notre côté.
—La question, la question?
—Si l'un de vous avait connaissance d'un assassinat politique projeté, irait-il le dénoncer, prévoyant toutes les conséquences, ou bien resterait-il chez lui à attendre les événements? Sur ce point, les manières de voir peuvent être différentes. La réponse à cette question dira clairement si nous devons nous séparer, ou rester ensemble et pas seulement durant cette soirée[92].
Et Pierre Stépanovitch commence à interroger en particulier plusieurs des membres de cette société secrète. On l'interrompt.
—Inutile de questionner, tous répondront de même, il n'y a pas ici de délateur!
—Pourquoi ce monsieur se lève-t-il? crie une étudiante.
—C'est Chatoff. Pourquoi vous êtes-vous levé? demanda Mme Virguinsky.
Chatoff s'était levé, en effet. Il tenait sa chapka à la main et regardait Verkhovensky. On aurait dit qu'il voulait lui parler, mais qu'il hésitait. Son visage était pâle et irrité. Il se contint toutefois, et, sans proférer un mot, se dirigea vers la porte.
—Cela ne sera pas avantageux pour vous, Chatoff! lui cria Pierre Stépanovitch.
Chatoff s'arrêta un instant sur le seuil:
—En revanche, un lâche et un espion comme toi en fera son profit! vociféra-t-il en réponse à cette menace obscure; après quoi il sortit.
Ce furent de nouveaux cris et des exclamations.
—L'épreuve est faite[93].
Celui que l'оп doit tuer se désigne ainsi lui-même. Il s'agit de se hâter: le meurtre de Chatoff doit prévenir sa dénonciation.
Admirons ici l'art de Dostoïevsky, car entraîné à vous parler sans cesse de ses pensées, je me reproche d'avoir laissé trop de côté l'art admirable avec lequel il les expose.
Il se passe, à ce moment du livre, quelque chose de prodigieux, qui soulève un problème d'art particulier. On va répétant qu'à partir d'un certain moment de l'action, rien n'en doit plus distraire: l'action se précipite et doit aller tout droit au but. Eh bien! c'est précisément à ce moment—celui où l'action est engagée sur la pente la plus rapide—que Dostoïevsky imagine les interruptions les plus déconcertantes. Il sent que l'attention du lecteur est à ce point tendue, que tout, à ce moment, prendra une excessive importance. Il ne craindra donc pas de distraire de l'action principale par des crochets subits, où ses pensées les plus secrètes se trouveront mises en valeur. Le soir meme où Chatoff va dénoncer ou être assassiné, sa femme qu'il n'a pas revue depuis des années, arrive brusquement chez lui. Elle est près d'accoucher, mais Kiriloff ne se rend d'abord point compte de son état.
Imparfaitement traitée, cette scène pourrait être grotesque. C'est une des plus belles du livre. Elle forme ce que l'on appellerait, en argot de théâtre, une «utilité», en littérature, une «cheville»; mais c'est précisément ici que l'art de Dostoïevsky se montre le plus admirable. Il pourrait dire avec Poussin: «Je n'ai jamais rien négligé.» C'est à cela même que se reconnaît le grand artiste; il tire parti de tout, et fait de chaque inconvénient un avantage. L'action devait être ici ralentie. Tout ce qui s'oppose à sa précipitation devient de la plus haute importance. Le chapitre où Dostoïevsky nous raconte l'arrivée inopinée de la femme de Chatoff, le dialogue des deux époux, l'intervention de Kiriloff, et la brusque intimité qui s'établit entre ces deux hommes, tout cela forme un des plus beaux chapitres du livre. Nous y admirons de nouveau cette absence de jalousie, dont je vous parlais précédemment. Chatoff sait que sa femme est enceinte, mais du père de cet enfant qu'elle attend, il n'est même pas question. Chatoff est tout éperdu d'amour pour cette créature qui souffre et qui ne trouve à lui dire que des paroles blessantes.
Or, cette circonstance seule sauve les coquins de la dénonciation qui les menaçait et leur permit de se débarrasser de leur ennemi. Le retour de Marie, en changeant le cours des préoccupations de Chatoff, lui ôta cette sagacité et sa prudence accoutumée. Il eut dès lors bien autre chose en tête que sa sécurité personnelle[94].
Revenons à Kiriloff: le moment est venu où Pierre Stépanovitch compte profiter de son suicide. Quelle raison Kiriloff a-t-il de se tuer? Pierre Stépanovitch l'interroge. Il ne comprend pas bien. Il tâtonne. Il voudrait comprendre. Il a peur qu'au dernier moment, Kiriloff ne change d'idée, ne lui échappe... Mais non.
Je ne remettrai pas à plus tard, dit Kiriloff, c'est maintenant même que je veux me donner la mort.
Le dialogue entre Pierre Stépanovitch et Kiriloff reste particulièrement mystérieux. Il est resté très mystérieux dans la pensée même de Dostoïevsky. Encore une fois, Dostoïevsky n'exprime jamais ses idées à l'état pur, mais toujours en fonction de ceux qui parlent, de ceux à qui il les prête, et qui en sont les interprètes. Kiriloff est dans un état morbide des plus étranges. Il va se tuer dans quelques minutes, et ses propos sont brusques, incohérents; c'est à nous de démêler, au travers, la pensée même de Dostoïevsky.
L'idée qui pousse Kiriloff au suicide est une idée d'ordre mystique, que Pierre est incapable de comprendre.
Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d'affirmer mon indépendance... C'est en me tuant que j'affirmerai mon indépendance de la façon la plus complète. Je suis tenu de me brûler la cervelle.
Et encore:
—Dieu est nécessaire, et par conséquent doit exister.
—Allons, très bien, dit Pierre Stépanovitch, qui n'a qu'une idée: c'est d'encourager Kiriloff.
—Mais je sais qu'il n'existe pas et qu'il ne peut exister.
—C'est encore plus vrai.
—Comment ne comprends-tu pas qu'avec ces deux idées, il est impossible à l'nomme de continuer à vivre?
—Il doit se brûler la cervelle, n'est-ce pas?
—Comment ne comprends-tu pas que c'est là une raison suffisante pour se tuer...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Mais vous ne serez pas le premier qui se sera tué; bien des gens se sont suicidés.
—Ils avaient des raisons. Mais d'hommes, qui se soient tués sans aucun motif et uniquement pour attester leur indépendance, il n'y en a pas encore eu: je serai le premier.
«Il ne se tuera pas», pensa de nouveau Pierre Stépanovitch.
—Savez-vous une chose? observa-t-il d'un ton agacé, à votre place, pour manifester mon indépendance, je tuerais un autre que moi. Vous pourriez de la sorte vous rendre utile. Je vous indiquerai quelqu'un, si vous n'avez pas peur[95].
Et il songe, un instant, dans le cas où Kiriloff reculerait devant le suicide, à lui faire commettre le meurtre de Chaloff, au lieu de le lui faire simplement endosser.
—Alors, soit, ne vous brûlez pas la cervelle aujourd'hui. Il y a moyen de s'arranger.
—Tuer un autre, ce serait manifester mon indépendance sous la forme la plus basse, et tu es là tout entier. Je ne te ressemble pas: je veux atteindre le point culminant de l'indépendance et me tuerai[96].
... Je suis tenu d'affirmer mon incrédulité, poursuivit Kiriloff en marchant à grands pas dans la chambre.—À mes yeux, il n'y a pas de plus haute idée que la négation de Dieu. J'ai pour moi l'histoire de l'humanité. L'homme n'a fait qu'inventer Dieu pour vivre sans se tuer; voilà le résumé de l'histoire universelle jusqu'à ce moment. Le premier dans l'histoire du monde, j'ai repoussé la fiction de l'existence de Dieu.
N'oublions pas que Dostoïevsky est parfaitement chrétien. Ce qu'il nous montre dans l'affirmation de Kiriloff, c'est de nouveau une banqueroute. Dostoïevsky ne voit de salut, nous l'avons dit, que dans le renoncement. Mais une nouvelle idée vient se greffer, je vous citerai de nouveau un Proverbe de l'Enfer, de Blake: «If others had not been foolish, we should be so. Si d'autres n'avaient pas été fous, c'est nous qui le serions», ou bien encore: «C'est pour nous permettre de ne plus être fous que d'autres d'abord ont dû l'être.»
Dans la demi-folie de Kiriloff, entre l'idée de sacrifice: «Je commencerai; j'ouvrirai la porte.»
S'il est nécessaire que Kiriloff soit malade pour avoir de telles idées,—des idées d'ailleurs que Dostoïevsky n'approuve pas toutes, puisque ce sont des idées d'insubordination—ses idées contiennent néanmoins une part de vérité, et s'il est nécessaire que Kiriloff soit malade pour les avoir, c'est aussi bien pour que nous, nous puissions les avoir ensuite, sans être malades.
Celui-là seul qui est le premier, dit encore Kiriloff, doit absolument se tuer; sans cela, qui donc commencera et prouvera? C'est moi qui me tuerai absolument pour commencer et prouver. Je ne suis encore Dieu que par force, et je suis malheureux, car je suis obligé d'affirmer ma liberté. Tous sont malheureux parce que tous ont peur d'affirmer leur liberté. Si l'homme jusqu'à présent a été si malheureux et si pauvre, c est parce qu'il n'osait pas se montrer libre dans la plus haute acception du mot, et qu'il se contentait d'une insubordination d'écolier.
Mais je manifesterai mon indépendance. Je suis tenu de croire que je ne crois pas. Je commencerai, je finirai et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J'ai cherché pendant trois ans l'attribut de ma divinité, et je l'ai trouvé; l'attribut de ma divinité, c'est l'indépendance. C'est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut degré mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté, car elle est terrible. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté[97].
Si impie que paraisse ici Kiriloff, soyez certains que Dostoïevsky, en imaginant sa figure, reste halluciné par l'idée du Christ, par la nécessité du sacrifice sur la croix, en vue du salut de l'humanité. S'il était nécessaire que le Christ fût sacrifié, n'est-ce pas précisément pour nous permettre à nous, chrétiens, d'être chrétiens, sans mourir de la même mort? «Sauve-toi toi-même, si tu es Dieu», dit-on au Christ.—«Si je me sauvais moi-même, c'est vous alors qui seriez perdus. C'est pour vous sauver que je me perds, que je fais le sacrifice de ma vie.»
Ces quelques lignes de Dostoïevsky, que je lis dans l'appendice de la traduction française de sa Correspondance, jettent sur le personnage de Kiriloff une nouvelle lumière:
Comprenez-moi bien, le sacrifice volontaire, en pleine conscience et libre de toute contrainte, le sacrifice de soi-même au profit de tous, est selon moi l'indice du plus grand développement de la personnalité, de sa supériorité, d'une possession parfaite de soi-même, du plus grand libre arbitre. Sacrifier volontairement sa vie pour les autres, se crucifier pour tous, monter sur le bûcher, tout cela n'est possible qu'avec un puissant développement de la personnalité. Une personnalité fortement développée, tout à fait convaincue de son droit d'être une personnalité, ne craignant plus pour elle-même, ne peut rien faire d'elle-même, c'est-à-dire ne peut servir à aucun usage que de se sacrifier aux autres, afin que tous les autres deviennent exactement de pareilles personnalités, arbitraires et heureuses. C'est la loi de la nature: l'homme normal tend à l'atteindre[98].
Vous voyez donc que si les propos de Kiriloff nous paraissent tant soit peu incohérents au premier regard, pourtant à travers eux, c'est bien là propre pensée de Dostoïevsky que nous parvenons à découvrir.
Je sens combien je suis loin d'avoir épuisé l'enseignement que l'on peut trouver en ses livres. Encore une fois, ce que j'y ai surtout cherché, consciemment ou inconsciemment, c'est ce qui s'apparentait le plus à ma propre pensée. Sans doute, d'autres y pourront découvrir autre chose. Et, maintenant que je suis arrivé à la fin de ma dernière leçon, vous attendez sans doute de moi quelque conclusion: Vers quoi nous mène Dostoïevsky et qu'est-ce au juste qu'il nous enseigne?
Certains diront qu'il nous mène tout droit au bolchevisme, sachant bien pourtant toute l'horreur que Dostoïevsky professait pour l'anarchie. Le livre tout entier des Possédés dénonce prophétiquement la Russie. Mais celui qui, en face des codes établis, apporte de nouvelles «tables des valeurs», paraîtra toujours, aux yeux du conservateur, un anarchiste. Les conservateurs et les nationalistes, qui ne consentent à voir dans Dostoïevsky que désordre, concluent qu'il ne peut nous être utile en rien; je leur répondrai que leur opposition me semble faire injure au génie de la France. À ne vouloir admettre de l'étranger que ce qui déjà nous ressemble, où nous puissions trouver notre ordre, notre logique, et, en quelque sorte, notre image, nous commettons une grave erreur. Oui, la France peut avoir horreur de l'informe, mais d'abord Dostoïevsky n'est pas informe; loin de là: tout simplement ses codes de beauté sont différents de nos codes méditerranéens; et lors même qu'ils le seraient davantage, à quoi servirait le génie de la France, à quoi s'appliquerait sa logique, sinon précisément à ce qui a besoin d'être ordonné?
À ne contempler que sa propre image, l'image de son passé, la France court un mortel danger. Pour exprimer plus exactement et avec le plus de modération possible ma pensée: il est bon qu'il y ait en France des éléments conservateurs qui maintiennent la tradition, réagissent et s'opposent à tout ce qui leur paraît une invasion étrangère. Mais ce qui donne à ceux-ci leur raison d'être, n'est-ce pas précisément cet apport nouveau, sans lequel notre culture française risquerait de n'être bientôt plus qu'une forme vide, qu'une enveloppe sclérosée. Que savent-ils du génie français? Qu'en savons-nous, sinon seulement ce qu'il a été dans le passé? Il en va pour le sentiment national précisément comme pour l'Église. Je veux dire qu'en face des génies, les éléments conservateurs se comportent souvent comme l'Église s'est souvent comportée vis-à-vis des saints. Nombre de ceux-ci ont d'abord été rejetés, repoussés, reniés, au nom de la tradition même—qui bientôt deviendront les principales pierres d'angle de cette tradition.
J'ai souvent exprimé ma pensée au sujet du protectionnisme intellectuel. Je crois qu'il présente un grave danger; mais j'estime que toute prétention à la dénationalisation de l'intelligence en présente un non moins grand. En vous disant ceci, j'exprime encore la pensée de Dostoïevsky. Il n'y a pas d'auteur qui ait été tout à la fois plus étroitement russe et plus universellement européen. C'est en étant aussi particulièrement russe qu'il peut être aussi généralement humain, et qu'il peut toucher chacun de nous d'une manière si particulière.
«Vieil Européen russe», disait-il de lui-même, et faisait-il dire à Versiloff dams l'Adolescent:
Car en la pensée russe se concilient les antagonismes... Qui aurait pu alors comprendre une telle pensée? J'errais tout seul. Je ne parle pas de moi personnellement, je parle... de la pensée russe. Là-bas, il y avait l'injure et la logique implacable; là-bas un Français n'était qu'un Français, un Allemand qu'un Allemand, et avec plus de roideur qu'à n'importe quelle époque de leur histoire; par conséquent, jamais le Français n'avait fait autant de tort à la France, l'Allemand à son Allemagne. Il n'y avait pas un seul Européen dans toute l'Europe! Moi seul étais qualifié pour dire à ces incendiaires que leur incendie des Tuileries était un crime; à ces conservateurs sanguinaires, que ce crime était logique: j'étais «l'unique Européen». Encore un coup, je ne parle pas de moi, je parle de la pensée russe[99].
Et nous lirons encore plus loin:
L'Europe a pu créer les nobles types du Français, de l'Anglais, de l'Allemand, elle ne connaît rien encore de son homme futur. Et il me semble qu'elle ne veut rien encore en savoir. Et c'est compréhensible: ils ne sont pas libres, et nous, nous sommes libres. Moi seul, avec mon tourment russe, étais encore libre en Europe... Remarque, mon ami, une particularité. Tout Français, sans doute, peut servir, outre sa France, l'humanité; mais à la condition stricte qu'il reste surtout Français; de même l'Anglais et l'Allemand. Le Russe, lui,—déjà aujourd'hui, c'est-à-dire bien avant qu'il ait réalisé sa forme définitive,—sera d'autant mieux Russe qu'il sera plus Européen: c'est où gît notre equiddité nationale[100].
Mais, en regard de cela, et pour vous montrer à quel point Dostoïevsky restait conscient de l'extreme danger qu'il y aurait à européaniser trop un pays, je tiens à vous lire ce passage remarquable des Possédés[101]:
De tout temps la science et la raison n'ont joué qu'un rôle secondaire dans la vie des peuples, et il en sera ainsi jusqu'à la fin des siècles. Les nations se forment et se meuvent en vertu d'une force maîtresse dont l'origine est inconnue et inexplicable. Cette force est le désir insatiable d'arriver au terme, et en même temps elle nie le terme. C'est chez un peuple l'affirmation constante, infatigable, de son existence et la négation de la mort. «L'esprit de vie», comme dit l'Écriture, les «courants d'eau vive» dont l'Apocalypse prophétise le dessèchement, le principe esthétique ou moral des philosophes, la «recherche de Dieu», pour employer le mot le plus simple. Chez chaque peuple, à chaque période de son existence, le but de tout le mouvement national est seulement la recherche de Dieu, d'un Dieu à lui, à qui il croit comme au seul véritable. Dieu est la personnalité synthétique de tout un peuple, considéré depuis ses origines jusqu'à sa fin. On n'a pas encore vu tous les peuples ou beaucoup d'entre eux se réunir dans l'adoration d'un même Dieu; toujours chacun a eu sa divinité propre. Quand les cultes commencent à se généraliser, la destruction des nationalités est proche. Quand les dieux perdent leur caractère indigène, ils meurent, et avec eux les peuples. Plus une nation est forte, plus son dieu est distinct des autres. Il ne s'est jamais encore rencontré de peuple sans religion, c'est-à-dire sans la notion au bien et du mal. Chaque peuple entend ces mots à sa manière. Les idées de bien et de mal viennent-elles à être comprises de même chez plusieurs peuples, ceux-ci meurent, et la différence même entre le mal et le bien commence à s'effacer et à disparaître[102].
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—J'en doute, observa Stavroguine;—vous avez accueilli mes idées avec passion, et, par suite, vous les avez modifiées à votre insu. Déjà ce seul fait que, pour vous, Dieu se réduise à un simple attribut de la nationalité...
Il se mit à examiner Chatoff avec un redoublement d'attention, frappé moins de son langage que de sa physionomie en ce moment.
—Je rabaisse Dieu en le considérant comme un attribut de la nationalité? cria Chatoff,—au contraire, j'élève le peuple jusqu'à Dieu. Et quand en a-t-il été autrement? Le peuple, c'est le corps de Dieu. Une nation ne mérite ce nom qu'aussi longtemps qu'elle a son dieu particulier et qu'elle repousse obstinément tous les autres; aussi longtemps qu'elle compte, avec son dieu, vaincre et chasser du monde toutes les divinités étrangères. Telle a été depuis le commencement des siècles la croyance de tous les grands peuples, de tous ceux, du moins, qui ont marqué dans l'histoire, de tous ceux qui ont été à la tête de l'humanité. Il n'y a pas à aller contre un fait. Les Juifs n'ont vécu que pour attendre le vrai Dieu, et ils ont laissé le vrai Dieu au monde. Les Grecs ont divinisé la nature, et ils ont légué au monde leur religion, c'est-à-dire la philosophie et l'art. Rome a divinisé le peuple dans l'État, et elle a légué l'État aux nations modernes. La France, dans le cours de sa longue histoire, n'a fait qu'incarner et développer en elle l'idée de son dieu romain.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si un grand peuple ne croit pas qu'en lui seul se trouve la vérité, s'il ne se croit pas seul appelé à ressusciter et à sauver l'univers par sa vérité, il cesse immédiatement d'être un grand peuple pour devenir une matière ethnographique. Jamais un peuple vraiment grand ne peut se contenter d'un rôle secondaire dans l'humanité; un rôle même important ne lui suffit pas; il lui faut absolument le premier. La nation qui renonce à cette conviction renonce à l'existence.
Et comme corollaire à cela, cette réflexion de Stavroguine, qui pourrait bien servir de conclusion aux précédentes: «Quand on n'a plus d'attache avec son pays, on n'a plus de Dieu.»
Que pourrait bien penser aujourd'hui Dostoïevsky de la Russie et de son peuple «défère»? Il est, certes, bien douloureux de l'imaginer... Prévoyait-il, pouvait-il pressentir la détresse abominable d'aujourd'hui?
Dans ses Possédés, nous voyons déjà tout le bolchevisme qui se prépare. Écoutons seulement Chigaleff exposer son système, et avouer à la fin de son exposé:
Je me suis embarrassé dans mes propres données et ma conclusion est en contradiction directe avec mes prémisses. Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité[103].
Écoutons encore l'abominable Pierre Verkhovensky:
Ce sera un désordre, un bouleversement, comme le monde n'en a pas encore connu. La Russie se couvrira de ténèbres et pleurera son ancien Dieu[104].
Sans doute, est-il bien imprudent, quand cela n'est pas malhonnête, de prêter à un auteur les pensées qu'expriment les personnages de ses romans ou de ses récits; mais nous savons que c'est à travers eux tous que la pensée de Dostoïevsky s'exprime... et combien souvent se sert-il même d'un être sans importance pour formuler telle vérité qui lui tient à cœur. N'est-ce pas lui-même que nous entendons—à travers un personnage d'arrière-plan de l'Éternel Mari—parler de ce qu'il appelait le «mal russe», et dire:
Mon avis, à moi,'c'est qu'en notre temps, on ne sait plus du tout qui estimer en Russie. Et convenez que c'est une affreuse calamité, pour une époque, de ne plus savoir qui estimer... N'est-il pas vrai[105]?
Je sais bien qu'au travers de ces ténèbres où se débat aujourd'hui la Russie, Dostoïevsky, continuerait sans doute d'espérer. Peut-être aussi penserait-il (à plus d'une reprise cette idée reparaît dans ses romans et dans sa Correspondance) que la Russie se sacrifie à la manière de Kiriloff et que ce sacrifice est profitable, peut-être, au salut du reste de l'Europe, du reste de l'humanité.
APPENDICE
I[106]
Et maintenant deux épisodes, en manière d'illustration à tout de didactisme. Je reprendrai ensuite, pour ne plus l'interrompre, la fin de ce récit.
En juillet, donc deux mois ayant mon départ pour Pétersbourg, Maria Ivanovna m'avait envoyé faire une commission, dont l'objet n'importe, dans une localité voisine. Dans le wagon qui me ramenait à Moscou, je remarquai un jeune homme brun, assez bien vêtu, mais fort sale, et au visage bourgeonné. À chaque station il descendait du train et courait à la buvette absorber de l'eau-de-vie. Autour de lui, dans le compartiment, s'était formé un groupe gai et fort incivil. Ces voyageurs tumultueux admiraient que ce jeune buveur pût, sans s'enivrer, absorber tant d'alcool et s'ingéniaient à lui en faire ingurgiter plus encore. Entre tous, se passionnaient à entreprise un marchand légèrement ivre et un flandrin habillé à l'allemande, valet de son métier, dont la bouche fort loquace exhalait une odeur méphitique. Le jeune homme à l'insatiable gosier parlait peu. Il écoulait la clabauderie de ses compagnons avec un sourire hébété qu'il interrompait parfois par un rire toujours inopportun; il émettait alors des syllabes indécises, quelque chose comme a tur... lur... lu...» en posant un doigt sur le bout de son nez, ce qui réjouissait prodigieusement le commerçant, le larbin et tous les autres. Je m'approchai et, ma foi, malgré l'imbécillité de sa conduite, le jeune homme, un étudiant en rupture d'Université, ne me déplut pas. Bientôt, nous nous tutoyions et, en descendant du train, je pris note qu'il m'attendrait le soir même, à neuf heures, boulevard de Tver.
Je fus exact au rendez-vous, et mon ami m'associa à son jeu. Voici. Avisant une honnête femme, nous nous placions sans un mot, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. De l'air le plus flegmatique et comme si nous ignorions sa présence, nous engagions une conversation méticuleusement obscène, où je faisais merveille, encore que je ne connusse des choses du sexe que le vocabulaire (douces causeries de l'enfance!) et point du tout la technique. Effarée, la femme accélérait son allure; nous accélérions la nôtre et continuions notre dialogue. Que pouvait faire-la victime? Il n'y avait pas de témoins, et puis une plainte à la police est toujours chose délicate...
À ces turlupinades nous consacrâmes huit journées consécutives. M'amusais-je? Je n'en réponds pas. (Au début, cette farce avait pu me plaire pour ce qu'elle avait d'imprévu, et, d'ailleurs, j'exécrais les femmes...) Une fois, je racontai à l'étudiant que Jean-Jacques avoue dans ses Confessions, qu'au temps de son adolescence, il aimait s'embusquer dans quelque coin pour brandir sa virilité aux yeux stupéfaits des passantes. Il me répondit par son «tur-lur lu». Il était ténébreusement ignorant et ne s'intéressait à rien du tout. Il n'avait aucune des idées que j'avais eu la candeur de lui attribuer, et son art du scandale était d'une monotonie morne. Ce crétin me déplaisait de plus en plus. Enfin, notre accointance se rompit, et dans la circonstance que je vais dire:
Nous venions d'encadrer—irrévérencieusement, à notre ordinaire—une jeune fille qui se hâtait sur le boulevard nocturne. Elle avait seize ans tout au plus; peut-être vivait-elle de son travail; sans doute l'attendait au logis sa mère, une pauvre veuve chargée de famille... Voilà que je sentimentalise... Nos propos salés s'échangèrent... Comme une bête traquée, elle précipitait son pas dans la nuit. Soudain elle s'arrêta essoufflée. Écartant d'un geste le fichu qui emmitouflait son chétif visage où les yeux brusquement luisirent:
—Oh! comme vous êtes lâches! dit-elle.
Je crus qu'elle allait sangloter. Point. À toute volée, elle administrait à l'étudiant la gifle la plus retentissante qui ait jamais sonné sur le facies d'un goujat. Il voulut se jeter sur elle. Je le maintins. Elle put fuir.
Restés seuls, nous commençâmes à nous quereller. Je lui dis tout ce que j'avais sur le cœur, sa nullité, sa bassesse. Il m'injuria (je lui avais confié que j'étais enfant naturel). Nous nous crachâmes au visage, copieusement. Depuis, je ne l'ai pas revu.
J'avais un grand dépit; il diminua le lendemain; le troisième jour j'avais tout oublié. C'est seulement à Pétersbourg que je me rappelai nettement cette scène. Je pleurai de honte, et aujourd'hui encore ce souvenir me torture. Comment avais-je pu descendre à ces vilenies et surtout les oublier? Je le comprends maintenant. Dépouillant de signification tout ce qui n'est pas elle, l'«idée» me console prématurément des douleurs méritées et m'absout des pires fautes. Ainsi m'est-elle maternelle, mais démoralisante.
L'autre anecdote.
Le 1er avril de l'année dernière, quelques personnes étaient venues passer la soirée chez Maria Ivanovna dont c'était la fête. Entre en coup de vent Agrippine, qui annonce que, devant sa cuisine, elle vient de découvrir un enfant abandonné. Tout le monde de se précipiter pourvoir l'objet: une petite fille de trois ou quatre semaines qui crie dans un panier. Je prends le panier et le porte à la cuisine. Y était épinglé un billet ainsi conçu: a Chers bienfaiteurs, ayez pitié de la petite Arinia. Elle est baptisée. Nous prierons toujours pour vous. Nos souhaits de bonheur en ce jour de fête.—Des gens qui vous sont inconnus.» Nicolas Siméonovitch pour qui j'avais beaucoup d'estime m'attrista, il fitt sa mine revèche et quoiqu'il n'eût pas d'enfants, décida que la fillette serait immédiatement portée à l'hospice. Je la tirai du panier, d'où s'exhala un fumet âcre et aigrelet, la pris dans mes bras et déclarai me charger d'elle. Nicolas Siméonovitch, pour bon qu'il fût, protesta: l'hospice s'imposait. Cependant tout s'arrangea selon mon vœu.
Sur la même cour, dans un autre pavillon, demeurait avec sa femme encore jeune et robuste, un menuisier déjà vieux et qui buvait beaucoup. Chez ces gens misérables était morte récemment à la mamelle, une fille née après huit ans de mariage, leur enfant unique, et qui par une coïncidence heureuse, s'appelait, elle aussi, Arinia. Je dis «heureuse» parce que cette femme qui était venue dans la cuisine examiner notre trouvaille s'attendrit à ce nom. Son lait n'était pas encore tari: elle dégrafa son corsage et donna le sein à la nouvelle Arinia. Consentirait-elle moyennant salaire à se charger de l'enfant? Elle ne pouvait me donner de réponse immédiate, réservant l'avis du mari; mais du moins elle garderait l'enfant cette nuit-là. Le lendemain, je fis marché avec le couple, et je payai d'avance le premier mois huit roubles, que le mari, sans plus tarder, dépensa au cabaret. Nicolas Siméonovitch s'était obligeamment porté garant de ma solvabilité. Je voulus lui remettre mes soixante roubles, mais il refusa de les prendre, procédé qui effaça toute trace de notre petite altercation. Maria Ivanovna ne disait rien, mais évidemment en son for intérieur, elle s'étonnait de me voir assumer une charge si lourde. Ni l'un ni l'autre ne se permirent à ce sujet la moindre plaisanterie, et je fus sensible à leur délicatesse.
Trois fois par jour, je courais chez Daria Rodivonovna. Au bout d'une semaine, je lui remis en cachette du mari trois roubles. Pour trois autres roubles, j'achetai des couvertures et des langes. Mais dix jours après l'inauguration de ma paternité, la fillette tombait malade. J'allai chercher un médecin, et toute la nuit nous persécutâmes Arinia pour lui faire prendre ses drogues. Le lendemain, le médecin déclara qu'elle ne se rétablirait pas. À mes questions, à mes reproches plutôt, il répondit: a Je ne suis pas Dieu!» La petite malade étouffait, la bouche pleine d'écume. Le soir même, elle mourut, elle mourut en fixant sur moi ses grands yeux noirs qui semblaient déjà comprendre. Pourquoi n'ai-je pas songé à la faire photographier morte? Non seulement cette soirée-là, je pleurai, mais je hurlai de désespoir, ce qui ne m'était pas encore arrivé. Maria Ivanovna doucement essayait de m'apaiser. Le menuisier fit lui-même le cercueil. On ensevelit Arinia... Je ne puis oublier ces choses.
Cette aventure me donna à réfléchir. Sans doute Arinia ne m'avait pas coûté grand argent: en tout, pension, médecin, cercueil, funérailles, fleurs—trente roubles. Je récupérai cette somme vers le temps de mon départ de Moscou, en réalisant une économie sur les quarante roubles que Versilov m'avaient envoyés pour le voyage et en vendant quelques menus objets. Ainsi mon capital restait intact. «Mais, me disais-je, à baguenauder ainsi dans les sentiers je n'irai pas loin.» De mon aventure avec l'étudiant résultait ceci: que l'«idée» pouvait tout obscurcir autour de moi, et me faire perdre le sens de la réalité; de mon aventure avec Arinia, que les intérêts essentiels de «l'idée» étaient à la merci d'une crise de sentimalisme. Conclusions contradictoires, mais l'une et l'autre justes.
II[107]
—En quoi donc puis-je vous servir, très estimé prince, car vous m'avez maintenant... appelé? demanda Lébédeff après un silence.
Le prince ne répondit aussi qu'au bout d'une minute.
—Eh bien! voilà, je voulais vous parler du général, et... de ce vol dont vous avez été victime...
—Comment? Quel vol?
—Allons! on dirait que vous ne comprenez pas. Ah! mon Dieu, Loukian Timoféitch, quelle est cette rage de toujours jouer la comédie? L'argent, l'argent, les quatre cents roubles que vous avez perdus l'autre jour, dans un portefeuille, et dont vous êtes venu ici me parler le matin, avant d'aller à Pétersbourg,—avez-vous compris, à la fin?
—Ah! il s'agit de ces quatre cents roubles, dit d'une voix traînante Lébédeff, comme si la lumière venait de se faire dans son esprit. Je vous remercie, prince, de votre sincère intérêt; il est très flatteur pour moi, mais... je les ai retrouvés, il y a même déjà longtemps.
—Vous les avez retrouvés! Ah! Dieu soit loué.
—Cette exclamation est d'un cœur noble, car quatre cents roubles ne sont pas une affaire, pour un pauvre homme qui vit d'un travail pénible et qui a une nombreuse famille...
—Je ne parle pas de cela! s'écria le prince. Sans doute,—se reprit-il aussitôt,—je suis bien aise que vous ayez retrouvé votre argent, mais comment l'avez-vous retrouvé?
—Le plus simplement du monde; il était sous la chaise sur laquelle j'avais jeté ma redingote; évidemment le portefeuille aura glissé de la poche sur le parquet.
—Comment, sous la chaise? Ce n'est pas possible, vous m'avez dit que vous aviez cherché partout, dans tous les coins; comment donc n'avez-vous pas regardé à l'endroit où il fallait chercher tout d'abord?
—Le fait est que j'y ai regardé. Je me souviens très bien d'y avoir regardé! Je me suis traîné à quatre pattes sur le parquet, j'ai tâté avec les mains à cet endroit, j'ai reculé la chaise, n'en croyant pas mes propres yeux. Je vois qu'il n'y a rien, la place est vide, pas plus de portefeuille que sur ma main, et malgré cela je me remets à tâter. C'est une petitesse dont l'homme est coutumier quand il veut absolument retrouver quelque chose... quand il a fait une perte considérable et douloureuse: il voit qu'il n'y a rien, que la place est vide, mais n'importe, il y regarde quinze fois.
—Oui, soit; mais comment cela se fait-il?... Je ne comprends toujours pas, murmura le prince abasourdi,—auparavant, dites-vous, il n'y avait rien là, vous aviez cherché en cet endroit, et tout d'un coup, le portefeuille s'y est trouvé?
—Oui, il s'y est trouvé tout d'un coup.
Le prince regarda Lébédeff d'un air étrange.
—Et le général? demanda-t-il soudain.
—Comment, le général? questionna Lébédeff, feignant de ne pas comprendre.
—Ah! mon Dieu, je vous demande ce qu'a dit le général quand vous avez retrouvé le portefeuille sous la chaise. Précédemment, vous l'aviez cherché à deux.
—Précédemment, oui. Mais cette fois, je l'avoue, je me suis tu et j'ai préféré lui laisser ignorer que le portefeuille avait été retrouvé par moi tout seul.
—Mais... pourquoi donc?... Et l'argent n'avait pas disparu?
—J'ai visité le portefeuille, tout y était, il ne manquait pas un rouble.
—Vous auriez dû venir me le dire, observa pensivement le prince.
—Je craignais de vous déranger, personnellement, prince, au milieu de vos impressions personnelles, et, peut-être extraordinaires, si je puis m'exprimer ainsi. D'ailleurs, moi-même, j'ai fait semblant de n'avoir rien trouvé. Après m'être assuré que la somme était intacte, j'ai fermé le portefeuille et je l'ai remis sous la chaise.
—Mais pourquoi donc?
Lébédeff se mit à rire.
—Pour rien; parce que je voulais pousser plus loin mon enquête, répondit-il en se frottant les mains.
—Ainsi il est encore là maintenant, depuis avant-hier?
—Oh, non! il n'est resté là que vingt-quatre heures? Voyez-vous, jusqu'à un certain point, je désirais que le général le trouvât aussi. Car, me disais-je, si j'ai fini par le découvrir, pourquoi le général n'apercevrait-il pas aussi un objet qui, pour ainsi dire, saute aux yeux, qu'on voit parfaitement sous la chaise? Plusieurs fois j'ai pris cette chaise et je l'ai changée de place afin que le portefeuille fût tout à fait en évidence, mais le général ne l'а pas remarqué, et cela a duré vingt-quatre heures. Il est clair qu'à présent le général est fort distrait, c'est à n'y rien comprendre; il cause, il raconte des histoires, il rit, et tout d'un coup il se fâche contre moi, sans que je sache pour quel motif. Finalement, nous sommes sortis de la chambre; j'ai laissé exprès la porte ouverte; il était ébranlé tout de même; il voulait dire quelque chose, apparemment; il craignait pour un portefeuille contenant une si forte somme; mais soudain il s'est mis en colère et n'a rien dit; à peine avions-nous fait deux pas dans la rue qu'il ma planté là et est allé d'un autre côté. Le soir seulement nous nous sommes retrouvés au traktir.
—Mais, à la fin, vous avez repris votre portefeuille?
—Non, cette nuit même il a disparu de dessous la chaise.
—Alors, où est-il donc maintenant?
À ces mots Lébédeff se dressa brusquement de toute sa taille et regarda le prince d'un air jovial:
—Mais ici, répondit-il en riant,—il s'est trouvé tout d'un coup ici dans le pan de ma propre redingote. Tenez: regardez; regardez vous-même; tâtez.
En effet, dans la poche gauche de la redingote, par devant, s'était formé de la façon la plus apparente une sorte de sac où, au toucher, on pouvait tout de suite reconnaître la présence d'un portefeuille en cuir, qui, sans doute, passant à travers une poche trouée, avait glissé entre la doublure et l'étoffe du vêtement.
—Je l'ai retiré pour le visiter, les quatre cents roubles étaient encore au complet. Je l'ai remis à la même place et depuis hier matin je le porte ainsi dans le pan de ma redingote; je me promène avec; il me bat les jambes.
—Et vous ne remarquez rien?
—Et je ne remarque rien, hé, hé, hé! Et figurez-vous, très estimé prince,—quoique le sujet ne mérite pas d'attirer si particulièrement votre attention,—mes poches sont toujours en bon état, et tout d'un coup, en une nuit, un pareil trou! J'ai voulu me rendre compte et, en examinant la déchirure, il m'a semblé que quelqu'un avait dû faire cela avec un canif; c'est presque invraisemblable!
—Et le général?
—Hier, il n'a pas décoléré de toute la journée, et aujourd'hui c'est la même chose, il est de très mauvaise humeur. Par moments, il manifeste une gaieté bachique ou une sensibilité larmoyante, puis, tout d'un coup, il se fâche au point de m'effrayer positivement! Moi, prince, après tout, je ne suis pas un homme de guerre! Hier, nous étions ensemble au traktir; voilà que, comme par hasard, le pan de ma redingote apparaît en évidence avec son gonflement insolite, le général me fait la mine, se fâche. Depuis longtemps, déjà, il ne me regarde plus en face, si ce n'est quand il est très pris de boisson ou très attendri; mais hier; il m'a regardé deux fois d'une telle façon que j'en ai eu froid dans le dos. Du reste, demain, j'ai l'intention de retrouver le portefeuille; mais d'ici là je passerai encore une petite soirée avec lui au traktir.
—Pourquoi le tourmentez-vous ainsi? cria le prince.
—Je ne le tourmente pas, prince, je ne le tourmente pas, répliqua avec chaleur Lébédeff,—je l'aime sincèrement et... je l'estime; à présent, vous le croirez ou vous ne le croirez pas, il m'est devenu plus cher que jamais; j'ai commencé à l'apprécier encore plus qu'auparavant!
Ces mots furent prononcés d'un ton si sérieux et avec une telle apparence de sincérité que le prince ne put les entendre sans indignation.
—Vous l'aimez, et vous le faites souffrir ainsi! Voyons, il s'est arrangé de façon à vous faire retrouver l'objet perdu; pour attirer votre attention sur ce portefeuille il l'a placé sous une chaise et dans votre redingote; par cela il vous montre bien qu'il ne veut pas ruser avec vous, mais qu'il vous prie ingénument de lui pardonner, écoutez: il demande pardon! Par conséquent il compte sur la délicatesse de vos sentiments; par conséquent, il croit à votre amitié pour lui. Et vous réduisez à un tel abaissement un si honnête homme!
—Très honnête, prince, très honnête, répéta Lébédeff dont les yeux étincelaient,—et vous seul, très noble prince, étiez capable de dire un mot si juste! Pour cela, je vous suis tout dévoué jusqu'à l'adoration, quelque pourri de vices que je sois! C'est décidé! Je vais retrouver le portefeuille tout maintenant, à l'instant même, et pas demain; voilà aussi tout l'argent; tenez, prenez-le, très noble prince, et gardez-le jusqu'à demain. Demain ou après-demain, je le reprendrai.
—Mais faites attention, n'allez pas de but en blanc lui jeter au nez que vous avez retrouvé le portefeuille. Qu'il voie seulement que le pan de votre redingote ne contient plus rien et il comprendra.
—Oui? Ne vaut-il pas mieux lui dire que je l'ai retrouvé et faire comme si jusqu'alors je ne m'étais douté de rien?
—N-non, dit le prince en réfléchissant, n-non, maintenant il est trop tard; ce serait plus dangereux; vraiment vous feriez mieux de ne rien dire. Et soyez gentil avec lui... mais... n'ayez pas trop l'air... et... vous savez...
—Je sais, prince, je sais, c'est-à-dire, je sais que j'aurai bien du mal à exécuter ce programme; car il faut pour cela avoir un cœur comme le vôtre. D'ailleurs moi-même, je suis vexé à présent, il le prend parfois de trop haut avec moi; il m'embrasse en sanglotant et puis tout d'un coup il se met à m'humilier, il m'accable de railleries méprisantes; allons, je prendrai le portefeuille et j'étalerai exprès le pan de ma redingote sous les yeux du général, hé hé! Au revoir, prince, car évidemment je vous dérange, je vous distrais de sentiments très intéressants, si je puis ainsi parler...
—Mais pour l'amour de Dieu, silence comme par le passé!
À la sourdine, à la sourdine!
Quoique l'affaire fût finie, le prince resta plus silencieux qu'il ne l'avait été auparavant. Il attendit impatiemment l'entrevue qu'il devait avoir le lendemain avec le général.
[1]Que le fin lettré Marcel Schwob tenait pour le chef-d'oeuvre de Dostoïevsky.
[2]Une version soi-disant complète des Frères Karamazov a été donnée depuis (1906) à la librairie Charpentier, par les soins de MM. Bienstock et Torquet.
[3]Du moins, il ne resterait plus à traduire que quelques nouvelles sans importance. Peut-être nous saura-t-on gré de donner ici le catalogue des traductions; les voici, par ordre chronologique de production:
Les Pauvres Gens (1844). Trad. Victor DERÉLY. Plon et Nourrit, 1888.—Le Double (1846). Trad. BIENSTOCK et WERTH. Mercure, 1906.—La Femme d'un autre (1848) (et quelques nouvelles). Trad. HALPÉRINE-KAMINSKY et Ch. MORICE. Plon, 1888.—Les Etapes de la Folie (Un cœur faible, 1848). Trad. HALP.-KAMINSKY. Perrin, 1891.) Le Voleur honnête (1848). Trad. 1892.—Nétotschka Neswanowa (1848). Trad. HALPÉRINE-KAMINSKY. Lafitte, 1914.—Âme d'enfant (1849). Trad. HALP.-KAMINSKY. Flammarion, 1890.—Carnet d'un inconnu (Stepanchikovo, 1858). Trad. BIENSTOCK et TORQUET. Mercure, 1905.—Le Rêve de l'oncle (1859). Trad. HALPÉRINE-KAMINSKY. Plon, 1895.—Souvenirs de la maison des morts (1859-1862). Trad. NEYROUD, Plon, 1886.—Humiliés et offensés (1861). Trad. HUMBERT. Plon, 1884.—L'Esprit souterrain (1864). Trad. HALP.-KAMINSKY et Ch. MORICE. Plon, 1886.—Le Joueur et les Nuits blanches (1848-1867). Trad. HALP.-KAMINSKY, Plon, 1887).—Crime et châtiment (1866). Trad. Victor DERÉLY. Plon, 1884.—L'Idiot (1868). Trad. Victor DERÉLY. Plon, 1887.—L'Éternel Mari (1869). Trad. Mme HALPÉRINE-KAMINSKY. Plon, 1896.—Les Possédés (1870-1872). Trad. Victor DERÉLY. Pon, 1886.—Le Journal d'un écrivain (1876-1877). Trad. BIENSTOCK et J.-A. NAU. Charpentier-Fasquelle, 1904.—L'Adolescent (1875). Trad. BIENSTOCK et FENÉON. Revue blanche (Fasquelle), 1902.—Noël russe (1876). Trad. CRZYROWKI. Prudhomme, à Châteaudun, 1894.—Les Frères Kamarazov (1870-1880). I. Trad. HALPÉRINE-KAMINSKY et Ch. MORICE. Plon, 1888; II. Trad. BIENSTOCK et TORQUET. Charpentier, 1906.
Ont paru à part: «Les Précoces», extrait des Frères Karamazov. Trad. HALPÉRINE-KAMINSKY. Havard, 1889; Flammarion, 1897.—«Krotkaia», extrait du Journal d'un écrivain. Trad. HALP.-KAMINSKY. Plon, 1886. (Liste arrêtée en 1908.)]
[4]C'est pourquoi nous nous conformerons, dans toutes nos citations, au texte de M. Bienstock, espérant que gaucheries, incorrections même—assez gênantes parfois—imitent de leur mieux celles du texte russe. Cela soit dit d'ailleurs sous toutes réserves.
[5]Il peut nous paraître (dit celui-ci) et surtout après un regard jeté sur la correspondance intime de Dostoïevsky, qu'Anna Grigorievna, veuve du poète, et André Dostoïevsky, frère cadet du poète, aient été mal conseillés dans le choix des lettres qu'ils ont livrées à la publicité, et que, sans nuire en rien à la discrétion, ils eussent avantageusement remplacé par quelques lettres plus intimes maintes lettres qui ne traitent que de la question d'argent.—Il n'existe pas moins de quatre cent soixante-quatre lettres de Dostoïevsky à Anna Grigorievna, sa seconde femme, dont aucune n'a été encore livrée au public.
[6]Pour épais que soit ce volume, il eût pu l'être, il eût dû l'être davantage. Nous déplorons que M. Bienstock n'ait pas pris soin de réunir aux lettres offertes d'abord au public celles parues depuis dans diverses revues. Pourquoi, par exemple, ne donne-t-il que la première des trois lettres parues dans la Niva (avril 1898)? Pourquoi pas la lettre du 1er décembre 1856 à Vrangel—du moins les fragments qui en ont été donnés, où Dostoïevsky raconte son mariage et manifeste l'espoir d'être guéri de son hypocondrie par le bouleversement heureux de sa vie? Pourquoi pas surtout l'admirable lettre du 22 février 1854, importante entre toutes, parue dans la Rousskaia Starina et dont la traduction (Halpérine et Ch. Morice) a paru dans la Vogue du 12 juillet 1886? Et si nous le félicitons de nous avoir donné en supplément de ce volume la Requête a l'empereur, les trois préfaces de la revue Vremia, cet indigeste Voyaqe à l'étranger, où se lisent quelques passages intéressant particulièrement la France, et le très remarquable Essai sur la bourgeoisie,—pourquoi n'y a-t-il pas joint le pathétique plaidoyer: Ma défense, écrit lors de l'affaire Petrachevsky, paru en Russie il y a huit ans, et dont la traduction française (Fréd. Rosenberg) a été donnée par la Revue de Paris? Peut-être, enfin, quelques notes explicatives, de-ci de-là, eussent-elles aidé la lecture, et peut-être quelques divisions expliquant d'époque en époque, parfois, les longs intervalles de silence.
[7]«Oh! mon ami! Elle m'aimait infiniment et je l'aimais de même; cependant nous ne vivions pas heureux ensemble. Je vous raconterai tout cela quand je vous verrai; sachez seulement que, bien que très malheureux ensemble (à cause de son caractère étrange, hypocondriaque et maladivement fantasque), nous ne pouvions cesser de nous aimer. Même plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions l'un à l'autre. Quelque étrange que cela paraisse, c'est ainsi.» (Lettre à Vrangel après la mort de sa femme.)
[8]«Pour défendre les idées qu'il croyait avoir», dit M. de Vogüé.
[9]Durant ses quatre années de bagne, Dostoïevsky était resté sans nouvelles des siens;—le 22 février 1854, dix jours avant son élargissement, il écrivait à son frère la première des lettres de Sibérie dont nous avons connaissance, cette lettre admirable que je regrette de ne pas trouver dans le recueil de M. Bienstock: «Je puis enfin causer avec toi plus longuement, plus sûrement aussi, il me semble... Mais avant tout, laisse-moi te demander, au nom de Dieu, pourquoi tu ne m'as pas encore écrit une seule ligne. Je n'aurais jamais cru cela! Combien de fois, dans ma prison, dans ma solitude, ai-je senti venir le véritable désespoir en pensant que, peut-être, tu n'existais plus; et je réfléchissais durant des nuits entières au sort de tes enfants, et je maudissais la destinée qui ne me permettait pas de leur venir en aide... Se pourrait-il qu'on t'eût défendu de m'écrire? Mais cela est permis! Tous les condamnés politiques reçoivent ici plusieurs lettres par an... Mais je crois avoir deviné la véritable cause de ton silence: c'est ton apathie naturelle...»
[10]Lettre à Mikhaïl, du 22 février 1854, non donnée par Bienstock.
[11]Préface à la revue l'Époque, donnée par Bienstock en supplément à la correspondance.
[12]Je l'extraie d'un «Essai sur la bourgeoisie», chapitre d'un Voyage a l'étranger, que M. Bienstock a fort bien fait de publier avec la traduction de cette correspondance.
[13]Article écrit avant la représentation du drame de Jacques Copeau et J. Croué, d'après le roman de Dostoïevsky.
[14]L'Idiot, II, pp. 193-194.
[15]Parues à la Revue hebdomadaire.
Je n'ai pas cru devoir récrire ces causeries dont le texte fut établi d'après la 'sténographié qui en fut prise,—quelque peu retouchée de-ci de-là. J'aurais craint, en les remaniant, de leur imposer moins de tenue que je ne leur eusse enlevé de naturel.
[16]Adolescent, p. 3.
[17]Ibid., p. 303.
[18]Correspondance, p. 449.
[19]Ibid., p. 94.
[20]Ibid., p. 101.
[21]Seizième partie de l'archine qui est de 1 m. 40.
[22]Soupe à la choucroute aigre.
[23]Gruau cuit.
[24]V. Correspondance (trad. BIENSTOCK), Mercure de France.
[25]Une traduction de ce chapitre a paru depuis dans la Nouvelle Revue française (juin et juillet 1922). Édité depuis: la Confession de Stavroguine (Plon-Nourrit).
[26]Possédés, I, p. 197.
[27]Ibid., p. 201.
[28]Adolescent, p. 371.
[29]Sous-sol, pp. 71, 72 et 73 (l'Esprit souterrain).
[30]Le Sous-sol, p 74 et 75.
[31]«Le génie russe, dit M. de Schlœzer dans la Nouvelle Revue française de février 1922, et c'est une de ses caractéristiques les plus essentielles, si téméraire qu'il soit, s'appuie toujours sur le fait concret, sur la réalité vivante; il peut se lancer ensuite dans les spéculations les plus abstraites, les plus osées, mais c'est pour revenir finalement, riche de toute la pensée acquise, à cette réalité, au fait, son point de départ et son achèvement.»
[32]Tel Lébédeff dans l'Idiot; voir en particulier à l'Appendice §II l'admirable chapitre où Lébédeff s'amuse à torturer le général Ivolguine.
[33]Les Possédés, II, p. 227.
[34]L'Adolescent, p. 557.
[35]Possédés, II, p. 218.
[36]Dans la traduction allemande, begrunden.
[37]Un adolescent, p. 240.
[38]Journal d'un écrivain, pp. 99 et 100.
[39]Ibid, pp. 294 et suiv., 450-451. (Une affaire simple, mais compliquée.)
[40]Mercure, août 1898. p. 371.
[41]Nouvelle Revue française, 1er février 1922.
[42]Ibid.
[43]Ibid.
[44]Crime et châtiment, II, p. 152.
[45]L'Adolescent, p. 232. (Mais la citation que voici, je la fais d'après la traduction allemande, plus complète.) V. également Appendice §I.
[46]Adolescent, p. 552. Et encore: «Versiloff ne tendait vers aucun but défini. Une bourrasque de sentiments contraires désemparait sa raison. Je ne crois pas en l'espèce à un cas de folie proprement dite,—d'autant moins qu'aujourd'hui, il n'est nullement fou. Mais le «sosie» je l'admets, et le livre récent d'un spécialiste me confirme dans cette manière de voir... Le «sosie» marque le premier degré d'un grave dérangement d'esprit qui peut mener à une fin assez lamentable» (Adolescent, p. 607). Mais ici nous rejoignons les cas de clinique dont je parlais plus haut.
[47]Possédés, II, 47. «Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan», lisons-nous également dans Baudelaire (Journaux intimes, p. 57).
[48]Possédés, II, p. 218.
[49]Morceaux choisis, pp. 102 et 103.
[50]L'Idiot, II, pp. 355 et 356.
[51]Ibid., II, p. 266.
[52]L'Adolescent, p. 285.
[53]Correspondance, p. 319.
[54]L'Éternel Mari, p. 7.