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Escal-Vigor

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Malheureux Kehlmark!

Dans son besoin de révolte et de représailles, il venait de porter à Blandine la pire des blessures. Ah, le misérable! Il ne se doutait pas encore du plus grand des sacrifices qu'elle lui avait faits! L'abandon de sa fortune n'était rien comparé à cet autre holocauste! Quel démon venait de mettre sur les lèvres imprécatoires du Dykgrave le dernier nom qu'il eût dû prononcer.

Kehlmark ne devait jamais connaître jusqu'à quel point il s'était montré abominable en ce moment, mais à peine le nom de Landrillon fut-il sorti de sa bouche qu'une détente se produisit en lui: le blanc visage, les yeux implorateurs de Blandine lui révélèrent une partie du coup qu'il venait de lui porter.

Il reçut la femme défaillante dans ses bras:

— Ce n'est pas moi qui viens de parler, ma chérie. Pardonne-moi. C'est un passé de douleur inouïe et de secret opprobre; ce sont mes sens exaspérés qui se vengent.

Et pour obtenir son pardon, il lui fit une confession générale, ou mieux un tableau complet de sa vie intérieure.

En se rappelant ses heures sombres il redevenait cruel et agressif comme tout à l'heure, puis il se reprenait à la caresser, et son exaltation sardonique confinait par moments à la folie:

— Ah, Blandine! Blandine! Ce que j'ai souffert, ce que je souffre encore, on ne le saura jamais que si on a passé par les mêmes affres!

Pauvre chérie, tu as cru que je t'en voulais et que je me plaisais à te faire du mal…

Voyons, sois raisonnable. Tu observes quelqu'un attaché au bûcher et brûlant à petit feu; et c'est toi qui lui reproches le spectacle atroce que son supplice inflige aux âmes sensibles!… Ah! un spectacle qu'il t'offrit bien malgré lui!

Et c'est cette victime martyrisée, ce patient endolori dont tout l'être est une perpétuelle torture, une crispante lancinance, c'est ce brûlé vif que tu accuses d'être ton bourreau.

Désormais, ô ma soeur, fais-lui grâce de tes mines dégoûtées, de ta vertueuse réprobation.

Ah, j'en ai assez! Puisque je t'ai fait du mal inconsciemment, à toi la meilleure des femmes, je me demande pourquoi je ménagerais les sentiments de la turbe. Loin de m'humilier, je me redresse…

Tu me jugerais, tu me condamnerais, comme les autres? À ton aise. Mais je te conteste même le droit de m'absoudre. Je ne suis ni malade, ni coupable. Je me sens le coeur plus grand et plus large que leurs apôtres les plus vantés. Aussi ne te montre point pharisienne à mon égard, ô mon irréprochable Blandine!

Et surtout plus de ces mots insultants et flétrisseurs, n'est-ce pas, en parlant de mes amours, de mes seules possibles amours!

Ces mots, ô mon ange, te faisaient perdre en une seconde tout le bénéfice de ton existence entière de bonté et de compréhension. Assez, de ce dévouement qui vous brûle au fer rouge… Assez de cautères!

— Henry, gémissait la pauvre femme, ne revenons point sur le passé; arrache-moi le coeur mais ne me parle plus ainsi… C'en est fait. Loin de te blâmer, je fais plus que t'excuser, je t'approuve. Est-ce là ce que tu veux de moi? Tiens, je me damne avec toi, je renie le baptême, l'Évangile et Jésus!

Il l'écoutait à peine, se débondait, levait toutes les vannes de son coeur.

Elle, transfigurée, l'avait assis doucement dans un fauteuil; elle lui faisait un collier de ses bras et, joue contre joue, ils mêlaient leurs larmes. Mais elle convenait que le désespoir de Kehlmark avait la préséance sur le sien et elle consentait à n'être plus que maternelle.

— Dis-moi, Blandine, poursuivait-il, à qui m'est-il arrivé de faire du mal? À toi? Mais sans le vouloir; je n'étais point celui que tu avais rêvé, ou du moins tel que tu l'eusses voulu. Je n'en puis rien. Tout le premier j'ai souffert de ta souffrance. Tu pleures en m'écoutant; tu as raison, Blandine, si tu verses ces larmes à l'image de mon calvaire, de ma longue Passion… Ta compassion m'honore et me fait du bien. Mais si c'est de honte pour moi que tu pleures, ma chérie, si tu me réprouves et me renies, si tu partages le préjugé de ce monde occidental et protestant… oh alors, abandonne-moi, rengaine tes larmes, je n'ai que faire de ta sympathie honteuse.

Oui, à partir d'aujourd'hui je n'aurai plus de respect humain et de lâche pudeur, Blandine.

Un moment viendra où je proclamerai ma raison d'être à la face de l'univers entier…

Il en est temps. Mon enfer n'a que trop duré. Il avait commencé dès ma puberté. Envoyé au collège, mes camaraderies contractèrent toute la vivacité et la mélancolie du plus tendre des sentiments. Aux baignades, la nudité frileuse de mes compagnons m'induisait en de troublantes extases. En dessinant d'après l'antique, je goûtai les nobles académies masculines; païen de vocation, je ne découvrais pas de vertu sans la revêtir des harmonieuses formes d'un athlète, d'un héros adolescent ou d'un jeune dieu, et j'accordai voluptueusement les rêves et les aspirations de mon âme à l'hymne de la chair gymnique. En même temps, je trouvai coqs et faisans plus beaux que leurs poules, tigres et lions plus prestigieux que lionnes et tigresses! Mais je taisais et dissimulais mes prédilections. Je tentai même d'en imposer à mes yeux et à mes autres sens; je me broyai le coeur et la chair, à les persuader de leurs méprises et de l'aberration de leurs sympathies. Ainsi, au pensionnat, j'aimai, en désespéré, William Percy, un jeune lord anglais, celui-là même qui avait failli me noyer, sans jamais oser lui témoigner que par une ferveur fraternelle l'ardeur dont je me consumais pour lui[5].

Au sortir de Bodenberg Schloss, quand je te rencontrai, Blandine, je crus rentrer, par mon amour pour toi, dans l'ordre commun. Mais, malheureusement pour tous deux, cette rencontre ne fut qu'un accident dans ma vie sexuelle. Malgré des efforts loyaux et héroïques, une tyrannique concentration de volonté pour les fixer sur la meilleure et la plus désirable des femmes, mes postulations charnelles se détournèrent bientôt de toi et je ne t'aimai plus que de toute mon âme, ô Blandine! À cette époque, des restes de scrupules chrétiens, ou plutôt bibliques, me dégoûtaient de moi- même. Je me faisais horreur et me croyais véritablement maudit, possédé, désigné aux feux de Sodome!

Puis, l'injustice, l'iniquité de mon destin me réconcilia, sourdement, avec moi-même. J'en arrivai à n'accepter en mon for intérieur que le témoignage de ma propre conscience. Fort de mon honnêteté absolue, je m'insurgeai à part moi contre l'orientation amoureuse du plus grand nombre. Des lectures achevèrent de m'édifier sur la raison d'être et la légitimité de mes penchants. Des artistes, des sages, des héros, des rois, des papes, voire des dieux justifiaient et exaltaient même par leur exemple le culte de la beauté mâle. En mes rechutes de doute et de remords, pour me retremper dans ma foi et ma religion sexuelle, je relisais les brûlants sonnets de Shakespeare à William Herbert, comte de Pembroke, ceux, non moins idolâtres, de Michel-Ange, au chevalier Tommoso di Cavalieri, je me fortifiai en reprenant des passages de Montaigne, de Tennyson, de Wagner, de Walt Whitmann et de Carpenter; j'évoquais les jeunes gens du banquet de Platon, les amants du bataillon sacré de Thèbes, Achille et Patrocle, Damon et Pythias, Adrien et Antinoüs, Chariton et Mélanippe, Dioclès, Cléomaque, je communiai en toutes ces généreuses passions viriles de l'Antiquité et de la Renaissance qu'on nous vante cuistreusement au collège en nous en taisant le superbe érotisme inspirateur d'art absolu, de gestes épiques et de suprêmes civismes.

Cependant ma vie extérieure continuait à être une contrainte, une dissimulation perpétuelle. J'atteignis, au prix d'une discipline impie, à la maîtrise du mensonge. Mais ma nature droite et probe ne cessait de se soulever contre cette imposture. Représente-toi, ma pauvre amie, l'antagonisme atroce entre mon caractère ouvert et expansif, et ce masque dénaturant et calomniant mes impulsions et mes affinités! Ah, je puis bien te l'avouer à présent, plus d'une fois, mon indifférence charnelle pour la femme menaça de tourner en une véritable haine. Et toi-même, ma Blandine, tu faillis m'exaspérer contre ton sexe tout entier, toi, la meilleure des femmes! Le jour où tu te flattas de me séparer de Guidon Govaertz, je sentis ma piété presque filiale pour toi se transformer en une complète exécration. Dans ces conditions, tu comprendras que souvent, refoulé et isolé, virtuellement anathème, je pensai perdre la raison!

Plus d'une fois, je roulai sur la pente des aberrations. Puisqu'on me taxe de monstruosité, me disais-je, puisque je suis déchu, socialement réprouvé, autant jouir du bénéfice de mon ignominie.

Les forfaits sadiques d'un Gilles de Rais tentaient mon insomnie.

Te rappelles-tu l'enfant que tu arrachas un jour de mes bras? Rageur, je te frappai d'un couteau, et, cependant, tu n'avais pas lu dans mon arrière-pensée! Un autre jour, quand nous habitions encore à la ville, j'accostai un jeune rôdeur du port, déguenillé comme les petits coureurs des grèves de Klaarvatsch. Aiguillonné par une perversion abominable, j'allais l'emporter à l'écart, derrière un monceau de ballots.

Je soulevai le mioche sur mes bras: le garçonnet souriait à pleines lèvres, il n'avait point peur, quoique je dusse avoir, en ce moment, la face congestionnée d'un apoplectique strangulé par l'asphyxie. Le monsieur voulait jouer sans doute et lui donnerait ensuite la pièce. L'enfant était potelé comme une pêche, aussi brun que ses haillons de velours, et ses yeux marrons pétillaient d'espiègle caresse. Tandis que je pressais le pas, la gorge sèche, il se mit même, câlin, à me tirer la barbiche. Le voile de soufre et de bitume se déchira devant mes yeux. Je me rappelai mon enfance, ma grand'mère, toi, Blandine, mon ange! Non, non! Je déposai le petiot et m'enfuis. Depuis lors je répudiai ces sinistres suggestions enfantées par la foi catholique. Non, ne déflore point l'innocence ou du moins épargne la faiblesse, me disais-je. N'aspire que le parfum qui s'exhale vers toi! N'abuse de l'enfant qui s'ignore ou du mâle à venir!

Peu de temps après, mon aïeule mourut. Je résolus de me mettre à la recherche de l'être que je pourrais aimer selon ma nature; c'est pourquoi je m'exilai en cette île; j'avais le pressentiment d'y rencontrer mon élu. Guidon n'eut qu'à se montrer pour que mon coeur se projetât aussitôt vers lui. Je lui reconnus, avec des aptitudes aux arts que j'aime, des orgueils et des notions de vies différentes de ceux de la foule domestiquée. Comment, d'ailleurs, demeurer insensible à la muette et délicate imploration de ses yeux? Il m'avait deviné aussi bien que je l'avais senti. Lui seul, le premier, assouvirait mon premier besoin d'être! Si notre chair a mal fait, la plus totale ferveur morale fut notre complice. Nos sentiments s'accordèrent avec nos désirs!…

Mais non, la nature ne désavoue, ne répudie rien de ce qui nous béatifie. Ce sont les religions bibliques qui veulent que la terre nous ait enfantés pour l'abstinence et la douleur. Imposture! L'exécrable créateur que celui qui se complairait en la torture de ses créatures! À ce compte, le pire des sadismes serait celui d'un prétendu Dieu d'amour! Notre supplice ferait sa volupté!…

Tu t'expliques à présent ma vie, et tu comprends pourquoi je te parle si orgueilleusement malgré ta splendeur d'âme, ô Blandine!

Tu m'as connu autrefois quelques amis de ma caste, des gens excellents, une élite capable de toutes les indulgences et de toutes les compréhensions, des penseurs, des esprits d'avant- garde, qu'aucune spéculation, fût-elle la plus osée, ne semblait devoir effaroucher. Tu te rappelles combien ils me recherchaient. Eh bien, souviens-toi de mes subites tristesses en leur compagnie pourtant si cordiale; de mes éclipses prolongées, de mes apparentes bouderies. Quelle en était la cause? Au milieu d'une conversation enjouée, au plus fort de nos confidences et de nos épanchements, je me demandais quel accueil me feraient ces mêmes amis s'ils lisaient dans mon âme, s'ils se doutaient de ma différence. Et à cette seule idée, je m'insurgeais intérieurement contre cet opprobre qu'ils n'eussent point manqué de m'infliger, tout supérieurs et audacieux qu'ils se prétendaient. Les plus généreux se seraient abstenus de tout blâme, mais m'eussent évité comme un lépreux. Combien de fois en des milieux moins cultivés, lorsque j'entendais flétrir, avec des gestes et des sobriquets horribles, les amants de ma sorte, ne fus-je pas sur le point d'éclater, de proclamer ma solidarité avec les prétendus transgresseurs et de cracher au visage de tous ces implacables honnêtes gens!

Et mes souffrances aussi, quand on mettait la conversation sur la galanterie et les bonnes fortunes! Forcé de rire, de me mêler à cet assaut d'historiettes croustilleuses et même de raconter à mon tour une gaudriole ou une prouesse libertine, je me sentais lever le coeur et me reprochais ma lâche complaisance.

Le Berger de Feu dont tu m'entendis naguère conter la légende refusa de se rendre en pèlerinage à Rome pour se jeter aux pieds du pape et implorer sa miséricorde. Ce pécheur répudiait tout arbitre entre sa conscience et la foule. Je fus plus humble. Un jour j'écrivis à un révolutionnaire illustre, à un de ces porteurs de torches, qui passent pour être en avance sur tout leur siècle et qui rêvent un monde de fraternité, de bonheur et d'amour. Je le consultai sur mon état comme s'il s'était agi de celui d'un de mes amis. L'homme de qui j'attendais la consolation, une parole rassurante, un signe de tolérance, me répondit par une lettre d'anathème et d'interdit. Il criait raca sur le transfuge de la morale amoureuse, se montrant aussi implacable pour les êtres d'exception que le pape de la légende pour le chevalier Tannhäuser. Ah! Ah! ce pape de la révolution me voua pour la vie au Venusberg ou mieux à l'Uranienberg!

Cette excommunication majeure qui aurait dû me désespérer me rendit au sentiment de ma dignité individuelle, de mes devoirs envers ma nature. J'ai puisé la force de vivre conformément à ma conscience, à mes besoins, dans l'iniquité même qui m'était faite par l'humanité; mais, isolé, je passai par des alternatives de découragement et de révolte, et tu t'expliqueras à présent, ma pauvre chérie, mes humeurs bizarres, mes prodigalités, mes excès, mes exploits de casse-cou. Oui, je cherchais toujours l'oubli, et plus d'une fois la mort!

— Tu as souffert plus que moi, lui dit Blandine, comme il s'arrêtait soulagé, avec une sorte de sérénité, le visage presque épanoui, illuminé de franchise, — mais du moins ne souffriras-tu plus par ma faute!… Je me convertis à ta religion d'amour, je me dépouille de mes derniers préjugés. Non seulement je t'excuse, mais je t'admire et t'exalte… je consens à ce que tu voudras… Sois tranquille, Henry, tu n'entendras plus une plainte, encore moins un reproche…

Guidon, celui que tu chéris de corps et d'âme, sera mon ami, je serai sa soeur. Nous quitterons ce pays, si tu veux, Henry, nous irons vivre ailleurs, à trois, modestement mais désormais apaisés et réconciliés…

Confondu par tant d'abnégation, le Dykgrave s'écria:

— Oh, ne pouvoir t'aimer que comme une mère, une mère encore plus tendre que la meilleure, ma sainte Blandine, mais seulement une mère!…

Elle lui ferma la bouche par ce cri:

— Ah! voilà pourquoi quelque chose m'empêcha jadis d'aller rechercher l'autre dans sa prison!

Il y avait du triomphe, de la jubilation dans ce désespoir de Blandine. C'était la folie sublime du sacrifice. La femme s'élevait jusqu'à l'ange.

Elle devait monter plus haut encore, rejeter toute jalousie charnelle.

Joignant le geste à la promesse, elle demanda à Kehlmark d'appeler Guidon, et quand le jeune homme se fut présenté, elle lui prit les mains, elle les mit elle-même dans celles du maître, puis elle déposa un baiser chaste, mais secourable comme la tombe, sur le front rougissant du disciple.

TROISIÈME PARTIE_ _LA KERMESSE DE LA SAINT-OLFGAR

I

À la suite de cette explication suprême, le Dykgrave, à qui Blandine avait révélé une partie des manoeuvres de Landrillon, celles dont elle n'avait pas été directement victime, mit le domestique à la porte. Le comte préférait affronter les pires conséquences de ce renvoi, plutôt que de continuer à respirer le même air que ce fourbe, et Blandine, entièrement acquise aux vues de son maître, ne redoutait plus le scandale dont le drôle l'avait toujours menacée.

Landrillon fut stupéfait de cette exécution inattendue.

Il croyait toucher au but, les tenir tous deux, Blandine et le comte, à sa merci? Comment osaient-ils bien le chasser?

Vrai, il n'en revenait pas.

Mais, quoique interloqué un moment, quand Kehlmark, l'ayant fait appeler, lui signifia ce congé à brûle-pourpoint, son effronterie reprit bientôt le dessus:

— Ouais, monsieur le comte, gouailla-t-il, vous croyez que nos relations vont en rester là! Que nenni! Vous n'aurez pas fini de sitôt avec moi. On sait beaucoup de choses, car on n'a pas eu les yeux et les oreilles en poche.

— Canaille! fit Kehlmark en faisant baisser les yeux par un regard intrépide et loyal au coquin qui se flattait de l'intimider. Sortez! Je me ris de vos complots! Toutefois, apprenez qu'à la moindre diffamation qui nous viserait, moi ou les êtres qui me sont chers, je vous en rendrais responsable et vous ferais traîner devant les tribunaux…

Et comme le valet contractait les lèvres pour lancer quelque parole immonde, d'un geste Kehlmark le mit dehors, tête basse, en lui faisant rentrer l'injure dans la gorge.

Ayant fait ses paquets, Landrillon, blême de rage, ivre de vengeance, rejoignit Blandine, se flattant de se rabattre sur celle-ci et de la terroriser pour deux.

— C'est sérieux. On me déclare donc la guerre? Gare à vous! lui dit-il.

— Vous ferez ce que vous voudrez! répondit Blandine, désormais aussi calme et rassurée que Kehlmark. Nous nous attendons à tout de votre part!

— Nous! On s'est donc remis avec le… bougre. Soyons poli! Pas dégoûtée la petite! Nous allons le partager avec son… gamin. Pour être poli, toujours! Ménage à trois! Tous mes compliments!…

Ces insinuations ne lui arrachèrent même pas un tressaillement.
Elle se borna à le considérer d'un air de mépris.

Cette impassibilité mit le comble à la stupéfaction du groom.

La coquine lui échappait. N'aurait-il plus aucun pouvoir sur elle?
Pour s'en assurer:

— Il ne s'agit pas de tout cela, reprit-il. Assez plaisanté! Tu as souscrit un pacte avec moi. On me chasse; tu me suivras.!

— Jamais!

— Comment dis-tu cela? Tu es à moi… As-tu raconté à ton piteux seigneur que tu t'es poussé du plaisir avec moi? Ou bien veux-tu que je l'en informe?

— Il sait tout! dit-elle.

Elle mentait à dessein pour parer toute attaque de la part de Landrillon. S'il parlait, le comte ne le croirait pas. La noble femme voulait que Kehlmark ignorât toujours jusqu'à quel point elle s'était sacrifiée pour son repos; elle ne voulait point l'humilier, ou plutôt lui causer un éternel chagrin en lui prouvant combien elle l'avait aimé.

— Et malgré cela, il te reprend! constata Landrillon. Pouah! Vraiment vous êtes dignes l'un de l'autre… Ainsi tu l'aimes encore, ce décati, ce panné?…

— Tu l'as dit. Et, si possible, plus que jamais…

— Tu m'appartiens. Je te veux, et sur-le-champ… Ne fût-ce qu'une dernière fois?

— Plus jamais; je suis libre et me ris désormais de toutes tes entreprises!

Landrillon fut tellement pris au dépourvu par cette volte-face et maté par l'air désespérément résolu des maîtres de l'Escal-Vigor, qu'au dehors il n'osa donner suite à sa conspiration et divulguer ce qu'il avait vu ou, tout au moins, parler de ce qu'il soupçonnait.

Au village, il prétendit avoir quitté l'Escal-Vigor de son propre gré afin de s'établir, et comme, du château, on ne démentit point cette version, cet événement inopiné ne donna point lieu à trop de commérages.

N'osant encore rompre ouvertement en visière à son ancien maître, il entreprit d'entamer sa popularité.

Ainsi il fit une cour assidue à Claudie, que sa luronnerie égrillarde avait toujours amusée, et il flatta l'amour-propre du fermier des Pèlerins. Rebuté par Blandine, il jetait son dévolu sur la riche héritière de la ferme, mais ce caprice nouveau il le mettrait au service de la haine inextinguible qu'il portait désormais à la maîtresse du Dykgrave, une de ces haines qui représentent l'aberration de l'amour. Car il s'était repris à désirer follement la femme qui lui échappait et qui l'avait joué. Elle le frustrait, elle le volait, elle le spoliait.

Landrillon parut aussi aux offices, aux prêches de Dom Balthus. Il s'insinua dans les grâces de la femme du pasteur et des deux vieilles filles, les soeurs du fermier des Pèlerins.

L'ancien valet n'osait encore agir ouvertement, mais il déchaînerait un terrible orage contre Kehlmark, sa concubine et leur mignon. Leur fierté, leur audace le passaient: «Vrai, ils en ont de l'aplomb et un toupet! Concilier des moeurs pareilles avec de la dignité! Il ne leur manque plus que de tirer gloire de leur ignominie!»

Le gaillard ne se savait point si bon devin. Il se croyait le droit de mépriser profondément son ancien maître. Les mille gredineries auxquelles, troupier vendu de corps et d'âme, absolu prostitué, il s'était livré durant son temps de bagne militaire ne représentaient que bagatelles ne tirant pas à conséquence. De tout temps, le vice a condamné l'amour vrai, et les Kehlmark ont été la réhabilitation des Landrillon. La turbe préférera toujours Barrabas à Jésus.

Pour commencer, Landrillon s'appliquerait à détacher Michel Govaertz du châtelain de l'Escal-Vigor, à refroidir le bel enthousiasme du père et de la fille, à chauffer la rancune de la virago contre Blandine, puis à incriminer vaguement les rapports de Guidon et de Kehlmark:

— À votre place, se hasarda-t-il à dire un jour à Michel et à Claudie, je ne laisserais pas le jeune Guidon au château. Le faux ménage du comte et de cette chipie est un mauvais exemple pour un jeune homme!

À leur sourire étonné, il comprit qu'il faisait fausse route et n'insista point.

Landrillon n'aurait pu fournir la preuve des scandaleuses
imputations qu'il brûlait de formuler contre le maître de l'Escal-
Vigor. Dire qu'un instant le fourbe s'était flatté de produire
Blandine contre lui!

Prévenu, averti, le comte se tiendrait à quatre, n'aurait garde de se livrer, de se compromettre, de tomber dans un traquenard. Il sauvait parfaitement les apparences.

La présence de Guidon au château se justifiait sous tous les rapports. Loin de s'en séparer, le comte venait de se l'attacher comme secrétaire.

Un instant, Thibaut songea à suborner des témoins, à corrompre les manouvriers de Klaarvatsch, les cinq hercules que le comte employait aux corvées du château et qui posaient dans son atelier. Mais ces gars simples et rudes étaient fous de leur patron et eussent assommé l'ennemi dès le premier mot qu'il leur eût touché de son plan. Il fallait ruser, les prendre, les gagner d'une autre façon et peu à peu sans brusquer les choses.

Il se borna pour le quart d'heure à circonvenir ceux de Klaarvatsch qui ne travaillaient pas à demeure au château, les plastiques marins, les comparses des jeux athlétiques et des tournois décoratifs, les personnages des sortes de «masques» et tableaux vivants composés par le Dykgrave.

Landrillon les indisposa graduellement contre les cinq privilégiés et surtout contre le petit favori, les grands rôles de ces mascarades, comme les appelait le valet, d'ailleurs rigoureusement exclu, pour cause de trivialité, de ces intermèdes esthétiques. Les figurants finissaient par convenir avec Landrillon que l'ascendant de Guidon Govaertz, ce petit morveux encore imberbe, sur le Dykgrave était par trop considérable. Indisposés contre le page, ils ne tarderaient point, calculait ce machiavel du fumier, à voir de moins bon oeil, le châtelain.

D'autre part, l'ancien domestique, qui avait ouvert une sorte de tourne-bride entre le parc de l'Escal-Vigor et le village de Zoudbertinge, attirait l'attention ombrageuse des notables sur le trop d'intérêt témoigné par Henry aux va-nu-pieds de Klaarvatsch, au rebut de l'île smaragdine.

Landrillon voyait souvent Balthus Bomberg à présent. Il se bornait à l'entretenir du faux ménage de Blandine et du comte, mais sans lui faire entrevoir encore une irrégularité morale autrement choquante, énorme.

Le dominé, qui se cassait la tête pour renverser et perdre le Dykgrave, ne se fût jamais arrêté, même en imagination, à une arme si maléfique que celle dont Landrillon comptait se servir. Ah la terrible explosion! Si cette mine-là éclatait un jour, les pires chenapans devraient lâcher l'indigne favori! Pas un homme honnête dans l'île ne tendrait encore la main au réprouvé.

— Comment faire, mon cher monsieur Landrillon, demandait, en attendant, le curé à son nouvel allié, pour exorciser, pour retourner ces fanatiques, pour les détacher de cet ensorceleur, de ce corrupteur?…

— Oui, oui, corrupteur n'est pas trop dur! l'interrompait Landrillon, avec un rire en dedans qui eût donné à supposer bien des choses à un autre qu'à ce pasteur rigoriste mais borné.

— Notez, protestait celui-ci, que je n'en veux pas à ce mauvais noble, mais que je suis uniquement entraîné par mon zèle pour la religion, les bonnes moeurs et la cause du bien!…

— Pour bien faire, mon révérend Monsieur, reprenait Landrillon, avec sa mine chafouine, il nous faudrait découvrir chez le comte de Kehlmark une transgression qui heurterait un préjugé terrible et en quelque sorte indéracinable dans notre ordre social et chrétien; vous comprenez ce que je veux dire, une abomination qui crierait non seulement vengeance au ciel, mais aux pécheurs les moins timorés…

— Oui, mais qui nous fournira la preuve d'un forfait de ce genre! soupirait Bomberg.

— Patience, mon révérend Monsieur, patience! nasillait cauteleusement le mauvais domestique.

Bomberg tenait ses supérieurs ecclésiastiques au courant de la tournure plus favorable que prenaient leurs affaires.

Continuellement entreprise par Landrillon, Claudie commençait à s'impatienter des lenteurs et des temporisations du comte de Kehlmark. Ce qui contribuait à l'irriter, c'est que dans le pays les prétendants évincés ne se gênaient point pour se moquer d'elle et même la chansonner dans les cabarets. Landrillon lui faisait accroire que Blandine tenait encore le Dykgrave. Aussi la pataude en voulait-elle de plus en plus à l'intendante, à cette pimpesouée. Tout aussi réservé qu'avec Bomberg, Landrillon n'avait garde de mettre déjà la véhémente paysanne sur la véritable piste. «Ah nous en verrons de drôles le jour où la Claudie saura toute la vérité! Y en aura-t-il de la casse!» songeait le trigaud en se frottant les mains et en riant sous cape.

Il jubilait à l'avance, savourait, recuisait sa vengeance, aiguisait voluptueusement l'arme décisive, la repassant sur la pierre, ne voulant frapper qu'à coup sûr et en toute sécurité pour lui.

Claudie, pourtant, ne renonçait point à son grand projet. Elle conquerrait Kehlmark sur sa pâle rivale.

La voyant toujours si férue du Dykgrave, Landrillon, à qui sa haine vigilante tenait lieu de vertu divinatoire, commença par lui révéler la gêne financière du comte, puis il prédit la déconfiture du grand seigneur et même son prochain départ.

Contre l'attente du valet, Claudie, assez surprise, ne s'en montra pourtant que plus portée pour le gentilhomme ruiné. Elle se réjouit presque de cette débâcle, car elle se flattait de prendre le comte sinon par l'amour, du moins par l'argent. À partir de ce moment, elle caressa même un petit projet, infaillible à son sens, dont elle ne souffla mot à personne.

Si Kehlmark était ruiné ou à peu près, Claudie se trouvait assez riche pour deux. Puis, restaient toujours le titre de comtesse, le prestige attaché à l'Escal-Vigor! Les Govaertz se sentaient de taille à pouvoir redorer le blason des Kehlmark.

En attendant, Claudie entrait en apparence dans le mouvement de désapprobation entretenu et attisé par Landrillon contre le Dykgrave, et semblait même encourager ostensiblement les poursuites du larbin.

Dans la paroisse, les lurons ne se gênèrent point pour dire que, dépitée de ne pouvoir décrocher la couronne comtale, elle s'était rabattue sur la livrée.

Il entrait dans la tactique personnelle de Claudie, d'isoler complètement le Dykgrave, de lui mettre tout Smaragdis à dos; puis, lorsqu'il serait réduit à quia, elle lui apparaîtrait comme une providence. Elle brouillerait même Kehlmark avec le bourgmestre, et lui reprendrait le jeune Guidon.

Déjà Kehlmark avait donné sa démission de Dykgrave; il renonçait aussi aux présidences des confréries et des sociétés d'agrément; il se désintéressait de la vie collective. Plus de largesses, plus de fêtes. Il n'en fallut pas plus pour lui faire perdre les deux tiers de sa popularité.

Claudie s'était réconciliée avec les deux soeurs de son père, à l'insu de celui-ci. Autorisées, instiguées par leur nièce, elles forcèrent leur frère à mettre les pouces: «Tu rompras avec le maître de l'Escal-Vigor, ou tu nous feras déshériter ta chère Claudie!»

Govaertz se serait peut-être rebiffé, mais il n'avait pas le droit de compromettre l'avenir de ses enfants. Claudie vint à la rescousse et déclara ne plus vouloir devenir comtesse. En outre, elle attaqua son père par la vanité. Depuis que le comte était revenu au pays, lui, Michel Govaertz, ne comptait plus pour rien. Il n'était plus bourgmestre que de nom.

Govaertz finit par se jeter dans les bras du dominé.

Ce fut un événement lorsque le père et la fille rentrèrent à l'église.

Le pasteur tonna avec plus de virulence que jamais contre le châtelain et sa concubine. Durant l'office, Claudie contemplait, avec une curiosité avide, les fresques représentant le martyre de saint Olfgar.

En se rapatriant avec Bomberg, le bourgmestre se brouillait infailliblement avec Kehlmark. Govaertz, toujours conseillé par sa fille, accentua cette rupture, en rappelant le jeune Guidon. Mais, sur ces entrefaites, celui-ci avait atteint sa majorité, et il fit à son père, l'accueil qu'il avait fait autrefois à la démarche du dominé.

Cette insubordination du gamin surprit Claudie, mais sans lui donner autrement à réfléchir.

Quant aux hôtes de l'Escal-Vigor, ils ne vivaient plus que pour eux-mêmes. Depuis le renvoi de Landrillon, Kehlmark avait cessé ses visites aux Pèlerins. C'est ce qui avait même déterminé Claudie à lui faire la guerre.

Kehlmark, de nouveau transfiguré, avait repris tout son courage et sa belle philosophie.

Durant la période de ses déchirantes explications avec Blandine, il était retombé dans ses humeurs sombres; à présent il s'était reconquis, il répudiait ses dernières attaches chrétiennes; il se croyait, mieux qu'un révolté, un apôtre; c'est lui qui prendrait l'offensive et qui jugerait ses juges.

En attendant l'occasion d'entrer en scène, il s'armait de lectures, compilait des documents, réunissait dans l'histoire et la littérature des exemples illustres et apologétiques.

Certes, le médecin consulté autrefois par Mme de Kehlmark, ne supposait point à quel genre d'apostolat se serait livré celui dont il prévoyait le génie et l'exceptionnelle destinée…

À quel moment Landrillon s'avisa-t-il de faire part secrètement à Bomberg, et seulement à celui-ci, des présomptions majeures à établir contre la conduite du comte? Probablement le jour où Claudie lui donna à entendre qu'elle en tenait encore profondément pour Kehlmark.

Au premier mot que le dominé apprit de l'aberration passionnelle de son ennemi, il feignit une sorte de douleur scandalisée et de commisération professionnelle. Au fond il exultait! Mais comment exploiter ce bienheureux opprobre contre le comte? Il n'y avait pas de preuves. Et en eût-on tenu, qu'il eût fallu se résoudre à publier la honte du jeune Govaertz! Les deux alliés convinrent d'attendre encore une occasion opportune. Qui sait peut-être, parviendrait-on à retourner un jour le petit dévoyé contre son exécrable naufrageur?

En attendant, la popularité du Dykgrave continuant à baisser, Landrillon se remettrait à «travailler», avec quelque espoir de succès, ces rôdeurs de Klaarvatsch dont le comte avait fait si longtemps son entourage de prédilection et dont les plus rogues demeuraient encore à son service.

— Comment n'ai-je pas deviné tout cela, plus tôt! songea Bomberg après le départ du délateur, en se frappant la tête. Triple buse que je suis! Mais tout aurait dû m'avertir, me donner l'intuition de ces horreurs! Les parents de ce libertin ne s'étaient-ils pas aimés à un excès qui crie vengeance au ciel! Ne vivant que pour eux-mêmes, pour eux deux; limitant la raison d'être de l'univers à leur exclusive dualité corporelle et morale, dans leur monstrueux égoïsme ils n'avaient même pas voulu avoir d'enfants, tant ils craignaient de se distraire l'un de l'autre!

Le dominé avait été renseigné sur cette particularité par son prédécesseur. Henry n'était même né que par hasard, après plusieurs années de ce mariage dénaturé.

D'ailleurs, à l'époque déjà lointaine où Henry de Kehlmark se bourrelait la conscience à cause de son inversion, ayant appris par son aïeule à quel excès ses parents s'étaient adorés, il attribuait cette anomalie au regret impie que les siens durent éprouver lors de sa conception.

Sans doute s'en étaient-ils voulu d'avoir mis au monde un être qui s'introduirait en tiers dans leur tendresse. Le jeune comte s'imagina longtemps avoir été engendré sous l'empire de cette maternelle rancune. Ce sentiment d'aversion n'avait pas persisté chez cette femme aimante. Henry en avait eu la preuve. Néanmoins il demeura persuadé, jusqu'au jour de son complet affranchissement moral, que l'enfant procréé sous l'influence d'une antipathie devait fatalement être bouleversé aussi dans ses affinités et rendre à la femme en général la répugnance que lui avait un moment témoignée sa mère.

Telle était encore la conviction de Bomberg.

Mais à présent, Henry était revenu au sentiment de sa dignité, de son autonomie et de sa conscience.

Avec Guidon et Blandine, il se sentait de force à créer la religion de l'amour absolu, aussi bien homo qu'hétérogénique.

Il s'exaltait comme un confesseur à la veille d'un départ pour une mission impérieuse, fatale.

II

Dans quelques jours Kehlmark, Blandine et Guidon quitteraient l'Escal-Vigor sans esprit de retour.

Blandine, avertie par des pressentiments, avançait même les préparatifs du départ. Elle avait hâte de regagner la grande ville et la villa où s'était éteinte la douairière de Kehlmark.

Landrillon voyait sa proie lui échapper. Il se flattait d'obtenir Claudie, mais il tenait peut-être davantage à se venger des gens du château. Aussi résolut-il de brusquer les événements de part et d'autre.

C'était la veille de la véhémente kermesse de Smaragdis, la date sacramentelle des fiançailles. Landrillon se rendit aux Pèlerins et pressa Claudie de faire un choix entre le comte et lui. La rustaude lui demanda quelques heures de répit. Elle se proposait de faire le lendemain matin une suprême démarche auprès du comte.

— Ah çà, qu'est-ce qu'elles ont donc toutes à s'entorcher de ce particulier! se récria Landrillon. Non, non, Claudie, il n'y a pas d'avance à t'entêter à son sujet. Tourne-toi plutôt de mon côté, maintenant qu'il est ruiné, je vaux mieux que lui sous tous les rapports. Consens…

— Pas avant que je lui aie parlé une dernière fois.

— Peine perdue… Autant te flatter de réchauffer un refroidi, de faire un homme d'un…

Landrillon se retint et ne lâcha pas encore le mot abominable qu'il avait sur les lèvres.

— Il suffit de savoir s'y prendre! observa Claudie.

— De plus appétissantes que toi y perdraient leurs avances!
Voyons, tu tiens tant que ça à devenir comtesse!

— En effet.

— Mais quand je te dis qu'il n'a plus un clou. C'est Blandine qui l'entretient. Dans quelques jours, ils auront quitté le pays et le château sera vendu. Si tu voulais, Claudie, nous nous marierions, nous rachèterions l'Escal-Vigor…

— Non, Kehlmark sera mon époux. Il faut une comtesse dans un château. D'ailleurs, il n'aime plus cette Blandine…

— Mais il ne t'aime pas davantage…

— Il m'aimera…

— Jamais…

— Pourquoi, jamais?

— Tu verras!

— Écoute, lui dit-elle, tu sais l'usage établi en cette île. Demain est le grand jour de la kermesse, la Saint-Olfgar… Or, malgré les évêques catholiques ou protestants, depuis que les femmes de Smaragdis déchirèrent l'apôtre qui se refusait à leur folie, à chaque anniversaire du martyre les jeunes filles ont coutume de se déclarer au garçon timide ou récalcitrant qu'elles convoitent pour époux. Je vais user de ce droit. Demain matin, je me rendrai à l'Escal-Vigor et je me fais fort de revenir du château avec la promesse du châtelain…

— Lanlaire!

— Tu ne crois point? Eh bien j'en suis si sûre, moi, que s'il me refuse je me donnerai à toi, Landrillon. Je serai ta femme, et même, dès demain soir, après la danse, je te paierai comptant…

Par cette brutale promesse, l'orgueilleuse fille ne croyait s'engager à rien.

En ce cas, je cours faire publier nos bans! exulta Landrillon, sachant, mieux que la pataude, à quoi s'en tenir sur les velléités matrimoniales de son ancien maître. Saint Olfgar te soit secourable! ajouta-il en ricanant, comme elle se retirait, persuadée de sa conquête.

Le Dykgrave reçut Claudie avec beaucoup de dignité et de déférence. Son air de mélancolie sereine en imposa d'abord à la visiteuse. Elle finit tout de même par lui dire sans précautions oratoires l'objet de sa démarche.

Kehlmark ne la rebuta point. Il l'interrompit d'un geste distant et la remercia avec un sourire qui parut à la grossière paysanne un défi, une moquerie, incapable qu'elle était d'y scruter un immense, un tragique renoncement.

— Vous riez, protesta-t-elle rageuse, mais songez donc, monsieur
le comte, que tout comte que vous êtes, je vous vaux bien… Les
Govaertz, établis depuis aussi longtemps dans Smaragdis que les
Kehlmark, sont presque aussi nobles que leurs seigneurs.

Mais se faisant subitement câline et suppliante:

«Écoutez, monsieur le comte, reprit-elle, prête à se donner à lui s'il l'y eût encouragée par le moindre signe, je vous aime, oui, je vous aime… Je me suis même imaginée longtemps que vous m'aimiez, dit-elle en élevant le ton, exaspérée par cette attitude sereine dans laquelle elle ne devinait pas une douleur tarie, la cicatrice d'une plaie longtemps incurable. Autrefois, vous me témoigniez quelque gentillesse… Je n'eus point l'air de vous déplaire, il y a trois ans, au début de votre installation ici. Pourquoi ce jeu? Moi, je vous ai cru et j'ai rêvé devenir votre femme! Forte de cette conviction, j'ai éconduit les plus riches prétendants de la contrée, même des notables de la ville…

Comme il ne soufflait mot, après un silence elle se décida à frapper le coup décisif:

— Écoutez, reprit-elle, on dit, comme cela, que vous n'êtes plus très bien dans vos affaires; sauf respect, si vous vouliez il y aurait peut-être moyen…

Cette fois il pâlit; mais d'un ton mesuré, paterne:

— Ma bonne fille, les Kehlmark ne se vendent point… Vous trouverez plus d'un épouseur sortable chez ceux de votre caste. Toutefois, croyez bien que ce n'est point par orgueil que je refuse votre offre… Moi, je ne puis vous aimer, entendez-vous? Je ne le puis… Suivez mon conseil… Acceptez un brave garçon pour mari… Il n'en manque point dans cette île si prospère. Je ne suis point le compagnon qui vous conviendrait.

Plus il parlait avec componction, sage et persuasif, plus la passion de Claudie se mettait à bouillir. Elle était tentée de ne voir en lui qu'un mystificateur hautain, qu'un fat orgueilleux qui s'était moqué d'elle.

— Vous disiez à l'instant qu'un Kehlmark n'était pas à vendre! dit-elle, haletant de dépit. Peut-être n'y ai-je pas mis le prix! Mamzelle Blandine, à ce que l'on raconte, vous a tout de même fait accepter quelque douceur!

— Ah Claudie! dit-il, d'un ton navré qui ne la désarma pourtant point. En voilà assez! Rompons cet entretien, mon enfant. Vous devenez méchante… Mais je ne vous en veux pas!… Adieu!

Son regard froid et fixe, étrangement chaste, où se concentrait on ne sait quelle foi, quelle résolution, la congédia mieux que tout geste.

Elle sortit en battant les portes, outrée.

— Eh bien, fit Landrillon, qui la guettait à l'entrée du parc, que vous avais-je dit? Il ne t'aime point, il ne t'aimera jamais.

— Mais qu'est-ce donc que cet homme-là? Ne suis-je point belle, la plus belle de toutes?… D'où provient tant de froideur!

— Pardine, c'est facile à t'expliquer… Il ne faut point chercher bien loin… C'est, comment dirai-je, un type dans le genre de saint Olfgar… Non, je fais injure au grand saint.

— Que veux-tu dire?

— Pour parler plus clairement, ce beau monsieur a eu le mauvais goût de te préférer ton frère…

Elle lui éclata de rire au nez, malgré sa rage. Était-il assez farceur, ce Landrillon?

— Il n'y a pas à rire, c'est comme je te le dis…

— Tu mens! tu déraisonnes! Comment avancer pareilles bourdes…

— Mieux que ça. Guidon le paie de retour.

— Impossible!

— Mettez donc le gamin à l'épreuve… C'est bien simple. Il a passé vingt et un ans, je présume, quoiqu'il y paraisse à peine… Tu viens de recourir à l'une des coutumes du pays. Il en est une autre qui s'applique à ton frère. Ce soir, tout gars de son âge n'est-il pas tenu d'aller à la danse et de faire choix d'une compagne provisoire ou définitive?… Gageons que le damoiseau se montrera aussi frigide en présence de n'importe quel cotillon que, tout à l'heure, son protecteur l'était devant vous.

— Va donc! proféra Claudie d'une voix à la fois sourde et sifflante. Ah, les hypocrites, les infâmes! Mais malheur à eux!

— Pardi! Ah, tu vois clair, enfin! Ce n'est pas malheureux! En faisant l'empressé auprès de toi, le noble sire se flattait de donner le change sur ses véritables ardeurs…

Et il lui raconta tout ce qu'il avait surpris; inventant, amplifiant, là où il n'aurait pu invoquer le témoignage de ses sens.

Elle suffoquait de dépit, mais manifestait surtout un vertueux dégoût:

— Écoute, disait-elle à Thibaut; je me donnerai à toi, ce soir même. C'est juré. Mais d'abord, tu me vengeras de tous, à commencer par mon frère, ce sournois, ce pourri que je renie!

Avec cette intelligence de la haine, elle était résolue à frapper
Guidon pour mieux atteindre Kehlmark.

— Pas d'esclandre, surtout! dit Landrillon.

— Sois tranquille. Le moment nous favorise. La kermesse excuse bien des extravagances! murmura-t-elle avec un sourire affreux.

Pour l'honneur du nom de Govaertz, elle ne divulguerait point ce qu'elle savait de la situation de son frère auprès du Dykgrave. Elle se contenterait de mettre Guidon en posture humiliante et désagréable. Elle le mettrait aux prises avec quelques gaillardes, au préalable suffisamment préparées à une agression par les liqueurs et les bières. Mais, comme la suite le prouvera, elle avait trop présumé de son sang-froid et compté sans l'ardeur et le vertige de sa vengeance.

III

Ce jour-là, passé midi, les femmes de Smaragdis déambulent par bandes, de baraque en baraque, de taverne en taverne, criardes, turbulentes, provocantes, et battent ensuite les routes, du soir jusqu'au fond de la nuit.

De leur côté, les jeunes gens aussi rôdent par coteries, bras dessus, bras dessous. Les mâles entreprennent les femelles, mais celles-ci se montrent encore plus agressives.

Au début de la campagne, il ne s'agit que d'escarmouches, d'un simple assaut de propos graveleux, de parades et de bravades.

Des deux parts on se nargue, on s'échauffe. Mille agaceries. On se provoque de la parole et même du geste.

Étreintes furtives, bourrades, attouchements, subterfuges et simulacres: on leurre les postulations, on élude les redditions de compte.

Les deux camps, les deux sexes ont l'air d'ennemis qui tiraillent, se tenant sur le qui-vive, gardant leurs positions. On s'observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande, on maquignonne. Défense aux amoureux de se joindre avant le soir. Dans les guinguettes, les hommes fringuent et toupillent entre eux, de même les femmes. Saltations baroques et cyniques. Sauteurs massifs et lascifs…

Si pendant la journée une bande de femmes rencontre une colonne de gars, c'est un feu croisé, une canonnade de propos obscènes, énormes. Les corps à corps se prolongent, le temps de prendre ou de se laisser dérober un baiser, parmi les poussées, les pinceries, et autres bagatelles de la porte. Vareuses et corsages, jupes et culottes, de se froisser et de se râper sur les contorsions.

À la tombée de la nuit, après le coucher du soleil, et une sorte de fanfare furieuse sonnée aux quatre coins de l'île, s'ouvre l'ère des engagements de conséquence.

Les amoureux rejoignent leurs amies et, aussitôt formés, les couples de promis ou de partenaires d'une nuit deviennent sacrés pour les hordes chasseresses, lesquelles continuent à déferler, clamantes, houleuses, dans la ténèbre complice.

À chaque collision, des défections se produisent de part et d'autre, des appariements s'opèrent entre transfuges. Aussi hardies que les hommes, les femmes finissent par se pourvoir.

Les colonnes s'éclaircissent à la suite de ces éliminations réitérées.

Cela dure jusqu'à ce que toutes ou à peu près aient conquis leurs danseurs et leurs coucheurs pour le reste de la fête. Les dernières, naturellement, sont les plus enragées. Parfois la malice des lurons consiste à esquiver leurs recherches, à se faire traquer et donner la chasse par ces femelles en folie. Ils feignent d'abandonner la partie, jouent à cache-cache, semblent vouloir se dérober à la galante corvée.

Alors excitées par la boisson, la danse, les contacts, les tortillements, rauques, presque écumantes, elles errent, comme des louves en rut, de carrefour en carrefour, ou se tiennent repliées dans les taillis, muettes, à l'affût de la proie.

Au loin, des chants moqueurs répondent à leurs chants tragiques. Le gibier les nargue, prenant plaisir à dépister, à frustrer les chasseresses goulues.

Malheur au traînard, à l'isolé: il paie pour les autres.

Malheur même au profane ou à l'étranger qu'elles abordent; il est sommé de faire son choix ou de suivre, de servir celle à qui le sort l'adjuge. De sinistres histoires défraient depuis longtemps le répertoire des chanteurs de complaintes et ce n'est point le seul Olfgar qui fut victime de la luxure des lices de Smaragdis.

Henry de Kehlmark n'ignorait point ces traditions violentes. Aussi, quelque friand qu'il fût de déduits originaux, il avait toujours évité de sortir cette après-midi de kermesse. C'était même la seule fête publique, la seule tradition locale qu'il boudât. On lui avait passé jusque-là cette abstention en raison des excès et de l'énormité même de cette saturnale. Un si haut personnage ne pouvait décemment se commettre avec ces énergumènes. Ce jour-là, les filles honnêtes aussi se claquemuraient chez elles, de même les jeunes époux et les fiancés, partisans d'effusions moins incendiaires.

La visite de Claudie avait laissé Kehlmark dans un état de dépression qu'il n'avait plus connu ces derniers temps. Il se désolait de la haine que lui porterait cette virago. Il se reprochait même de ne pas lui avoir confessé la vérité. Mais c'eût été trahir Guidon, le perdre peut-être. Non, ce qu'il avait pu avouer à une sainte comme Blandine, il ne pouvait s'en ouvrir auprès d'une créature aussi grossière que Claudie. À plus juste titre, il se repentait de la comédie amoureuse qu'il avait si longtemps jouée auprès d'elle.

Guidon, énervé par le malaise de son ami qui crut devoir lui taire cette démarche de Claudie, avait manifesté l'intention de sortir et de faire un tour de foire, dans l'espoir que le grand air le remettrait.

Henry s'efforça de le retenir, de le dissuader de cette sortie.

Mais il semblait au jeune Govaertz qu'on l'appelât impérieusement là-bas, au village. Des embûches occultes, des fluides maléfiques les entouraient.

— Non, laisse-moi, finit-il par dire à Kehlmark, à deux nous augmenterons encore notre fièvre et l'horripilation inhérente, faut-il croire, à cet anniversaire. Nous finirions par nous quereller ou du moins par ne plus si bien nous entendre. Jamais je ne me suis senti si irritable et si navré. On dirait d'un urticaire moral. Ces miasmes de folie bestiale saturent jusqu'à notre retraite. Mieux vaut encore les affronter à l'air du large. Puis, comme nous partons demain, ce sera ma dernière promenade dans Smaragdis, mes adieux à l'île natale où je souffris tant, mais pour aimer, jouir encore davantage, me reconnaître en toi…

Kehlmark tenta donc vainement de le détourner de cette flânerie. Guidon semblait aimanté par une force occulte qui l'appelait impérieusement au dehors.

Sans méfiance, le fils Govaertz s'était attardé sur le champ de foire, à badauder avec d'anciens camarades. L'idée qu'il allait les quitter pour toujours leur prêtait un nouvel attrait. Il s'en fut tirer à l'arc, à la perche et au berceau, jouer aux quilles et au palet; courut lutter nu jusqu'à la ceinture avec ceux de Klaarvatsch, s'amusant à ces étreintes courtoises et même cordiales, à ces tièdes corps à corps; il fut «tombé» quelquefois, il en tomba d'autres, souriant de sa force, de sa grâce souple, oubliant en ce moment les joies profondes de l'esprit et de l'art.

Guidon ne songeait même pas à cette circonstance, capitale en cette journée, qu'il venait d'atteindre sa majorité, qu'il avait l'âge d'une liaison obligatoire avec une fillette du pays. L'usage et la loi de Smaragdis ne lui étaient plus présents à l'esprit. Sa rêverie voguait déjà vers l'au-delà.

IV

La fête gonflait, se tendait et s'effrénait…

Le soir tomba, un soir de septembre. Des baraques disposées sur l'estran montait une odeur de moules cuites mêlée au parfum du varech et du frai accrochés aux brise-lames. Les chandelles s'allumaient sur les tréteaux et aux éventaires. Il régnait une cacophonie de tambours, de cymbales, de rommelpots, de pitreries éraillées; les guinguettes résonnaient d'accordéonies hoquetantes bafouées d'éclats de fifre; les spectacles du soir commençaient dans les loges de dompteurs, et de fauves rugissements faisaient écho à la plainte des vagues et concertaient avec on ne sait quelle houle humaine, quelle trépidation charnelle, quelle tourmente de stupre dans les campagnes.

Jamais la mer n'avait été si phosphorescente. Des feux Saint-Elme s'accrochaient, sous un ciel d'encre, aux mâts des yachts et des barques pavoisés.

Un moment, au baisser du jour, l'Escal-Vigor fut aperçu violemment éclairé comme une architecture d'émeraude, puis un voile de sang s'appliqua, sur la façade tournée du côté de l'Océan.

Des remous d'hommes, d'une part, de femmes de l'autre, se rencontraient à l'écart des villages. Elles hurlaient leur envie, ils gesticulaient leur désir…

Guidon avait enfin pris congé de ses camarades, ceux du bourg miséreux de Klaarvatsch. Bousculé, il pressait le pas pour sortir de la mêlée foraine qui commençait à l'obséder, et regagner l'Escal-Vigor. L'idée de son ami lui revint pleine de doux reproche, de conjuration et de nostalgie.

Au passage, des regards intimidèrent le transfuge. On se le désignait avec des clins-d'oeil et des chuchotements.

Il s'arrêtait pour respirer loin de la zone des poussées, quand, prêt à s'engager sous l'ormaie, deux fois centenaire, menant à l'entrée du parc de l'Escal-Vigor, une bande déboucha d'une allée latérale, l'interpellant, l'enfermant dans ses lacs.

— Voyez donc ce grand dadais qu'on rencontre seul par les routes!

— Ô le joli garçon qui se dérobe!

— Fi donc! Un jour de kermesse!

— Par saint Olfgar! Cela vous a le duvet à la lèvre et n'a jamais touché à une fille. Demandez plutôt à sa propre soeur!

Elles le pressaient, lui tenaient force propos incendiaires avec volubilité; elles menaçaient de le fouiller, se frottaient à lui avec des déhanchements, en se renversant, le corsage relâché, la bouche entr'ouverte comme une corolle de fleur pâmée au soleil.

— Elles ont raison, frérot! intervint Claudie, en s'avançant, atrocement pateline. Il y a longtemps que tu es homme. Remplis ton devoir de galant. Fais ton choix. Que te faut-il pour te décider? Voici dix rudes compagnes qui t'ont attendu, des plus belles de la contrée. Elles ne manquaient point d'amateurs. Ne les as-tu pas entendues bramer tout le jour par la campagne? Mais sur ma recommandation, elles ont consenti à t'accorder la préférence. Aucune ne se rendra à une autre sommation avant que tu ne te sois décidé… Et pourtant, je te le répète, ils abondent ce soir par les chemins, les solides et les flamboyants coqs qui halètent après ces poules friandes et qui se régaleront de celles que tu dédaigneras!… Allons, prononce-toi! À laquelle va ta fantaisie de nouvel homme? À qui les prémices de ta force?

Le jeune homme devina un sinistre persiflage en ces paroles flatteuses, les premières qu'elle lui adressât depuis de longs mois qu'ils étaient brouillés, et, au lieu de répondre à sa soeur, il se flatta d'amadouer les dix autres femelles, solides gaillardes du type de Claudie, la gorge abondante et la croupe élastique.

— Je le regrette, les jolies filles; je suis pressé, je reviendrai tout à l'heure; on m'attend au château!

— Au château! se récrièrent-elles. Au château! On n'y a pas besoin de toi, aujourd'hui.

— Le Dykgrave se passera bien de tes services! — C'est kermesse et campo pour tout le monde! — On chôme chez les maîtres comme chez les valets! — Le plaisir prime la corvée! — L'amour passe avant le devoir! — Puis, il a de quoi s'occuper avec sa Blandine, ton Dykgrave! dit Claudie d'un ton qui ouvrait à Guidon les pires alternatives.

— Quand je vous assure, mes friandes poulettes, que ma présence là-bas est indispensable, je ne me suis déjà que trop attardé!

Et il voulut passer outre, presser le pas.

— Tarare! On t'attendra encore! Tu vas retourner avec nous au village; tu nous feras danser toutes; et ensuite, pour la reconduite, tu choisiras l'une de nous, avec qui tu te comporteras selon la loi des honnêtes gens de Smaragdis…! Montre que tu es un digne Govaertz!

Il continuait à se défendre; elles le harcelaient, excitées par
Claudie:

— Oui, oui, il faut qu'il y passe! Il paiera son tribut comme les autres! À chacun son devoir, à chacune son dû! Sus au récalcitrant! Ton patron attendra bien. Une heure de plus ou de moins ne fait rien à l'affaire!…

Il se débattait non sans impatience rageuse, effarouché; mais elles étaient solides, se piquaient au jeu. Plus il rechignait, plus elles se torchaient de lui.

— Hardi, mes filles! À l'assaut mes gaillardes! N'y aura-t-il personne pour faire danser ce grand nicaise!

Dans le conflit elles flairaient le mâle séveux et cambré, et son haleine précipitée par ses efforts le leur rendait plus savoureux et plus appétissant encore. Elles le bafouaient en le caressant; le tâtaient, l'empoignaient au hasard, qui par un bras, qui par une jambe; l'une lui faisant une ceinture, l'autre un collier de ses bras; mais il se débattait ferme à présent; se trémoussait pour de bon, et aurait même fini par leur échapper malgré leur acharnement.

Mais cette évasion eût fait encore moins le compte de Claudie que le leur. La résistance du jeune homme l'édifiait complètement sur sa froideur à l'égard de la femme. Landrillon n'avait rien inventé. En elle une jalousie terrible se donnait les apparences d'un vertueux mépris.

— Il se rendra! Faut qu'il se rende! hurlait-elle. S'il ne veut être à l'une de vous, il sera à toutes!

— À la rescousse, Landrillon! appela-t-elle, car, en prévision d'une lutte inégale où elles auraient eu à faire à trop forte partie, elle avait aposté son complice dans les taillis de l'accotement. Un coup de main, Landrillon!

Il était temps: Guidon échappait à ses persécutrices en leur laissant entre les mains sa veste et même une partie de son tricot et de ses grègues.

— Halte-là, Joseph! gouailla Landrillon en le terrassant au moyen d'un croc en jambe.

Tenu sous le valet qui l'avait pris à la gorge, Guidon se défendait de son mieux, battait des pieds et des poings, essayait même de mordre.

— Une ficelle! demanda Landrillon. C'est que le petit bougre rue comme un diable! Attachons-lui les mains et les pieds!

— Oui, oui!

Faute de ficelle, les gaupes lacérèrent leurs mouchoirs de cou. Dépoitraillées, la gorge au vent, échevelées, meurtries, du sang aux ongles, dans l'air opaque et fauve de cette lisière de bois, elles auraient évoqué les ménades.

— Lâche! À moi! Au secours! criait la victime.

Deux fois il rompit ses liens. Du sang coulait de ses poignets et de ses chevilles.

Claudie, plus féroce que les autres, mais mieux avisée, poussa un cri de triomphe:

— Tiens! La courroie de cuir qui retient ses culottes!

— Au fait, elles peuvent tomber à présent! ricana le domestique.

Et elle-même déboucla cette ceinture dont Landrillon garrotta les jarrets du patient.

Cette fois, Guidon, réduit à l'impuissance, gisait, aux trois quarts nu, car les furies ne s'étaient pas contentées de lui rabattre les chausses, elles avaient mis son vêtement en pièces.

Alors, sur l'instigation de Claudie, les serres de ces harpies violèrent, à tour de rôle, la chair récalcitrante et horrifiée du malheureux.

Guidon avait fini par se taire; il pleurait, essayait de se raidir; ses tortillements devenaient des convulsions, il pantelait malgré lui; son spasme tournait au râle de l'agonie, et au lieu de sève elles ne tiraient plus que du sang. N'importe. L'attentat recommença. Elles juraient de tarir ses forces, mais, essoufflées par leur action, cessaient leurs clabauderies.

Cependant, aux cris poussés d'abord par la victime et ses persécutrices, d'autres femmes, d'autres villageois étaient accourus des rôtisseries et des bastringues. Ivres, affriolés, dès qu'on les eût mis au courant, ils applaudirent, jubilèrent, trouvant la plaisanterie croustilleuse.

On s'attroupait, on faisait cercle, on jouait des coudes pour voir. Des couples qui s'étaient écartés interrompirent leurs intimes ébats pour venir prendre leur part de ces dérisions érotiques. De tout jeunes gamins, la marmaille de Klaarvatsch, les porteurs de torches des sérénades, éclairaient, béants, cet atroce mystère ou en mimaient l'indécence. D'autres s'appelaient comme des hyènes à la curée et, tandis que les cuivres funambulesques continuaient de rauquer, ces rires étaient vraiment ceux des animaux profanateurs. Les jeunes mâles qui avaient langui pour Claudie la flattaient de leurs trémous lascifs et balourds, pendant que du geste et de la parole elle continuait à exciter ces corybantes. Que ne le dépeçaient-elles à vif? Allait-il périr disséqué sous les ongles?

Les siècles écoulés avaient probablement vu les arrière-aïeules de ces immolatrices s'acharner ainsi sur des naufragés, danser autour d'un bûcher d'épaves; et, aux temps fabuleux, saint Olfgar avait dû voir semblables rictus de cannibales faire la nique à son agonie.

Landrillon, irrémissiblement compromis, ne gardait plus aucun ménagement et, volant de l'un à l'autre, racontait à sa façon les mystères de l'Escal-Vigor, dévoilait à qui voulait l'entendre les stupres de Guidon et de son protecteur, mettant de cette façon la religion et les bonnes moeurs dans son jeu: le scélérat obscène devenait un justicier, le crime un acte de salubrité et de vindicte publique.

Il avait suffi au misérable de prononcer un seul mot d'accusation pour que toute l'île fût comme ivre et ne se connût plus.

Pas un qui n'eût donné de son pied dans les reins du coupable. Quelques-uns s'en tenaient les côtes. D'autres trouvaient qu'il n'en avait pas encore assez.

— Quand vous l'aurez achevé, disait Landrillon aux femelles, nous le jetterons à la mer.

— Oui, à la mer, l'infâme!

Et ils allaient le transporter vers la grève, à travers la foire, quand une diversion s'opéra.

V

Depuis le départ de son ami, le comte de Kehlmark n'avait plus eu de repos. Il ne tenait plus en place. Son agitation augmentait à mesure que la kermesse lointaine approchait de son plus haut période de frénésie. Il suffoquait comme dans l'attente d'un orage lent à éclater.

— Quelle tourmente de plaisir! disait-il à Blandine, qui s'efforçait, maternelle et balsamique, de le distraire de son accablement. Jamais ils n'ont mené pareil sabbat! À entendre ces clameurs, on dirait qu'ils s'amusent à s'entr'égorger!

Les autres années, la cacophonie, le hourvari forain, pétarades, sifflets, orgues et pistons, ne lui parvenaient point en rafales tellement significatives. Aujourd'hui aussi, cette atmosphère électrique se compliquait de bouffées de sueur, d'ivresse, de ripailles et de rut. Cette après-midi de saturnale abhorrée ne finirait donc jamais!

Ce fut bien pis quand se coucha le soleil et que l'hallali érotique des trompettes se fut répercuté d'un cap à l'autre de Smaragdis, ajoutant comme un brouillard cuivreux aux affres rouges du ciel agonisant. Et des voix humaines plus stridentes, plus paroxystes encore, reprirent le signal furieux des fanfares et l'aggravèrent au risque d'incendier les ténèbres…

Kehlmark n'y tint plus. Profitant d'un moment où Blandine vaquait aux préparatifs du souper, il se jeta dans le parc. Tout à coup une note aiguë et déchirante, un cri plus lancinant encore que les appels du bugle de Guidon, sous l'ormaie, le soir de leur première confrontation, domina le fracas métallique.

Kehlmark surprit la voix de son ami.

— C'est lui qu'on massacre!

Projeté en avant par cette épouvantable certitude, il courut éperdu dans la nuit, s'orientant sur les clameurs et les lamentations.

Comme il touchait à la lisière du parc, prêt à déboucher dans l'avenue même où se perpétuait l'attentat, il y eut une recrudescence de huées, de vociférations, et il entendit le nom du bien-aimé mêlé à ce tollé homicide.

L'instant d'après, il se ruait dans la cohue, les forces décuplées, bousculant les sinistres badauds, dispersant, assommant les cannibales.

Avec un cri de tigresse s'abattant sur le corps de son petit, il dégagea Guidon privé de connaissance, meurtri et déguenillé, pollué de stupre, le baisa, le souleva dans ses bras.

Sa stature paraissait agrandie.

Armé d'une canne, il décrivait de terribles moulinets. Autour de lui le cercle s'élargissait, et lentement, face aux forcenés et aux furies, il rétrogradait vers le parc. Mais Landrillon et Claudie sommèrent les autres, passagèrement atterrés par cette intervention majestueuse.

Il y eut un redoublement d'insultes. La réprobation se détournait du jeune Govaertz pour foudroyer le Dykgrave. Personne ne se mettait de son côté. Ses partisans les plus débridés, les gueux de Klaarvatsch, ayant appris l'accusation qui pesait sur lui, se taisaient, penauds, contristés, s'abstenant, ne prenant point fait et cause.

Landrillon lui jeta la première pierre. On lança vers le Dykgrave tout ce qui se trouvait sous la main. Des archers, venus pour conquérir le prix des tirs à la perche et au berceau, visèrent sans vergogne le si prodigue roi de leur confrérie. Une flèche l'atteignit à l'aisselle; une autre troua la gorge de Guidon et fit gicler le sang sur le visage d'Henry. Kehlmark, sans souci de sa propre blessure, ne cessait de boire et de caresser des yeux le corps outragé de son ami. Mais percé, une seconde fois, vers le coeur, il tomba avec sa précieuse charge.

Comme ils bondissaient pour l'achever, une femme en blanc se mit devant eux, les bras en croix, offrant sa poitrine à leurs coups.

Et sa majesté, sa douleur étaient telles, tels surtout le calme héroïsme, le renoncement divin répandu sur son visage, que tous s'écartèrent et que Claudie repoussa pour toujours, loin d'elle, Landrillon qui l'entraînait réclamant le prix convenu, — pour se jeter, à jamais folle, dans les bras de son père d'où elle éclata de rire au nez du sordide Bomberg…

Blandine ne prononça point une parole, n'eut ni une larme, ni un cri.

Mais sa présence retrempait les bonnes âmes: les cinq pauvres, les préférés de Kehlmark, vainquirent leur lâche obéissance au voeu public, et enlevèrent sur leurs épaules Kehlmark et Guidon enlacés dans une commune agonie. Les rudes hommes pleurèrent, convertis…

Blandine les précéda au château.

Pour ne point porter les blessés jusqu'à l'étage, on leur dressa un lit sur le billard. Les amis reprirent connaissance, presque simultanément. En ouvrant les yeux, ils les arrêtèrent sur _Conradin et Frédéric de Bade, _puis ils se regardèrent, se sourirent, se rappelèrent la tuerie, s'embrassèrent étroitement, et, leurs lèvres ne se détachant plus, ils attendirent le moment de leurs derniers souffles.

— Et moi, murmura Blandine, ne me diras-tu point un mot d'adieu,
Henry! Songe combien je t'aimais!

Kehlmark se tourna vers elle:

— Oh, murmura-t-il, pouvoir t'aimer dans l'éternité comme tu méritais d'être aimée sur la terre, femme sublime!

— Mais, ajouta-t-il, en reprenant la main de Guidon, je voudrais t'aimer, ma Blandine, en continuant aussi à chérir celui-ci, cet enfant de délices!… Oui, rester moi-même, Blandine! Ne pas changer!… Demeurer fidèle jusqu'au bout à ma nature juste, légitime!… Si j'avais à revivre, c'est ainsi que je voudrais aimer, dussé-je souffrir autant et même plus que je n'ai souffert; oui, Blandine, ma soeur, ma seule amie, dussé-je même te faire souffrir encore comme je te fis souffrir!… Et bénie notre mort à tous trois, Blandine, car nous ne te précéderons que de bien peu hors de ce monde, béni notre martyre qui rachètera, affranchira, exaltera enfin toutes les amours!

Et ses lèvres ayant repris les lèvres de l'enfant, éperdument offertes aux siennes, Guidon et Henry confondirent leurs haleines dans un suprême baiser.

Blandine leur ferma les yeux, à tous deux; puis, stoïque, à la fois païenne et sainte, elle adressa des prières précursoriales à la Révélation nouvelle; n'ayant plus conscience de rien de terrestre et de contemporain, sauf d'un vide infini, dans le coeur, un vide que nulle image humaine ne pourrait désormais combler.

Le dieu l'appellerait-il enfin dans son ciel?

     [1] Voir Climatérie dans Mes Communions.
     [2] Dominé, pasteur protestant.
     [3] Voir, dans les Nouvelles Kermesses : La Fête
des SS. Pierre et Paul.

     [4] Drossard, magistrat, justicier, dans le duché
de Brabant, au moyen âge.
     [5] Voir, dans Mes Communions : Climatérie.

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