Étude sur Shakspeare
Quand cette illusion devient à la fois plus difficile et plus nécessaire à des imaginations moins promptement séduites, à des esprits moins aisément amusés, l'art s'étudie à écarter ce qui pourrait y nuire; et, en même temps que la représentation des objets matériels se perfectionne, elle intervient plus rarement dans le spectacle de l'action, presque exclusivement réservé à l'homme qui peut seul lui donner les apparences de la réalité. C'est à l'homme que, malgré les habitudes de son temps, Shakspeare sentit qu'il fallait demander ce grand effet. Le mouvement du théâtre, qui faisait avant lui le principal intérêt des ouvrages dramatiques, devint dans les siens un simple accessoire que le goût de son temps ne lui permettait pas de retrancher, dont peut-être même son propre goût ne lui demandait pas le sacrifice, mais qu'il réduisit à sa juste valeur. Peu importe donc que, dans ses pièces, l'illusion morale puisse encore être quelquefois troublée par l'imparfaite représentation d'objets que l'illusion théâtrale ne saurait atteindre; Shakspeare n'en démêla pas moins la véritable source de cette illusion et n'en chercha pas ailleurs les moyens.
Il en connut également la nature; il sentit qu'une illusion de ce genre, étrangère à toute erreur des sens ou de la raison, simple résultat d'une disposition de l'âme qui oublie tout pour se contempler elle-même, ne peut se soutenir que par le consentement perpétuel du spectateur à la séduction que le poëte veut exercer sur lui, et qu'ainsi il faut le séduire sans relâche. Quelle que soit la puissance d'une représentation dramatique, elle ne saurait, dès les premiers pas, s'emparer de nous assez complètement pour nous livrer sans défense à tous les sentiments qui viendront nous saisir à mesure que nous avancerons dans la situation où elle nous a placés. Il faut que l'imagination se prête par degrés à cette situation étrangère, que l'âme s'y accoutume et accepte l'empire des impressions qui en doivent naître, comme, dans un malheur ou dans un bonheur inattendu, nous avons besoin de quelque temps pour mettre nos sentiments au niveau de notre sort. Que si, après avoir obtenu notre consentement à cette situation, après nous avoir émus des impressions qui l'accompagnent, le poëte veut imprudemment nous faire passer à une situation, à des impressions nouvelles, le travail est à recommencer, et avec d'autant plus d'effort qu'il faut effacer la trace d'un travail déjà affaibli. Alors l'imagination est refroidie et troublée; le spectateur se refuse à un mouvement dont on le détourne après lui avoir demandé de s'y livrer. L'illusion s'enfuit, et avec elle l'intérêt; car, ainsi que l'illusion dramatique, l'intérêt ne peut s'attacher qu'à des impressions continuées et renouvelées dans une seule et même direction.
L'unité d'impression, ce premier secret de l'art dramatique, a été l'âme des grandes conceptions de Shakspeare et l'objet instinctif de son travail assidu, comme elle est le but de toutes les règles inventées par tous les systèmes. Les partisans exclusifs du système classique ont cru qu'on ne pouvait arriver à l'unité d'impression qu'à la faveur de ce qu'on appelle les trois unités. Shakspeare y est parvenu par d'autres moyens. Si la légitimité de ces moyens était reconnue, elle diminuerait fort l'importance attribuée jusqu'ici à certaines formes, à certaines règles, évidemment revêtues d'une autorité abusive si l'art, pour accomplir son dessein, n'a pas besoin des restrictions qu'elles lui imposent et qui le privent souvent d'une partie de ses richesses.
La mobilité de notre imagination, la variété de nos intérêts, l'inconstance de nos penchants ont donné au temps, aux lieux mêmes, une puissance que ne saurait méconnaître le poëte qui veut se servir des affections de l'homme pour exciter la sympathie de ses semblables. S'il leur présente son personnage à des intervalles trop longuement séparés dans la durée de son existence, ils lui demanderont: «Qu'est devenu l'homme que nous connaissions il y a six mois?» de même que, rencontrant un ami six mois après l'événement qui l'a plongé dans la douleur, nous commençons par nous enquérir discrètement de l'état de cette douleur que nous avons vue si vive, de peur d'entrer en communication avec son âme avant de savoir quel sentiment nous aurons à partager. Obligé de rendre compte des changements survenus, dans le cours de six mois ou d'un an, à des spectateurs qui, tout à l'heure, l'ont vu disparaître de la scène, le héros tragique ne formerait-il pas avec lui-même une étrange disparate? Le fil de l'identité ne serait-il pas rompu? Et, loin de lui conserver le même intérêt, n'aurait-on pas quelque peine à l'avouer pour la même personne?
Dans cette condition de la nature humaine a été puisé le véritable motif des unités de temps et de lieu, si souvent et si mal à propos fondées sur une prétendue nécessité de satisfaire la raison en accommodant la durée de Faction réelle à celle de la représentation théâtrale; comme si la raison pouvait consentir à ce que, dans l'intervalle d'un entr'acte de quelques minutes, on crût passer du soir au matin sans avoir dormi, ou du matin au soir sans avoir mangé! comme s'il était plus aisé de prendre trois heures pour un jour que pour une semaine, ou même pour un mois!
Cependant, on ne saurait le nier: l'esprit éprouve une certaine répugnance à voir disparaître devant lui les intervalles de temps et de lieu sans qu'il puisse s'en rendre compte, sans qu'il en reçoive aucune modification. Plus ces intervalles sont considérables, plus son mécontentement s'accroît, car il sent qu'on dérobe ainsi à sa connaissance beaucoup de choses dont il lui appartient de disposer, et il n'aimerait pas qu'on lui répétât trop souvent, comme Crispin à Géronte: «C'est votre léthargie.» Mais ce ne sont point là des difficultés invincibles aux adresses de l'art; si l'esprit s'effarouche aisément de ce qui trouble, sans son aveu, les habitudes de son allure, il est facile de les lui faire oublier. Mettez-le en vue du but vers lequel vous aurez su porter ses désirs, et dans son élan pour l'atteindre, il ne songera plus à mesurer l'espace que vous l'obligerez de franchir. Dans une lecture intéressante, l'attente fortement excitée nous transporte, sans peine d'un temps à un autre; notre pensée se préoccupe de l'événement qu'on nous a promis, et ne voit rien dans l'intervalle qui nous en sépare; et comme elle nous y fait arriver sans avoir, pour ainsi dire, changé de place, à peine nous apercevons-nous que nous ayons dû changer de jour. Quand Claudius et Laërtes sont convenus ensemble de l'assaut d'armes où doit périr Hamlet, entre ce moment et celui de l'événement on ne s'inquiète guère de savoir si deux heures ou une semaine se sont écoulées.
C'est que la chaîne des impressions n'a point été rompue; c'est que la situation des personnages n'a point changé; leurs projets sont demeurés les mêmes: leur ardeur n'est pas moins énergique; le temps n'a point agi sur eux; il ne compte pour rien dans les sentiments qu'ils nous inspirent; il les retrouve, et nous avec eux, dans la même disposition d'âme; et ainsi les époques sont rapprochées par cette unité d'impression qui nous fait dire, à la pensée d'un événement consommé depuis longtemps, mais dont rien encore n'a effacé la trace: «Il me semble que c'était hier.»
Que nous importe en effet le temps qui s'écoule entre les actions dont Macbeth remplit sa carrière de crime? Quand il ordonne le meurtre de Banquo, celui de Duncan est encore présent à nos yeux; il semble que c'était hier; et quand Macbeth se détermine au massacre de la famille de Macduff, on croit le voir pâle encore de l'apparition de Banquo. Aucune de ses actions ne s'est terminée sans rendre nécessaire l'action qui la suit; elles s'annoncent et s'attirent l'une l'autre, forçant ainsi l'imagination de marcher en avant, pleine de trouble et d'attente. Macbeth, qui, après avoir tué Duncan, est poussé, par la terreur même de son forfait, à tuer les chambellans à qui il veut l'attribuer, ne nous permet pas de douter de la facilité avec laquelle il commettra les forfaits nouveaux dont il aura besoin. Les sorcières qui, dès l'entrée de la scène, se sont emparées de sa destinée, ne nous laissent pas espérer qu'elles accorderont quelque relâche à l'ambition et aux nécessités du crime. Ainsi tous les fils de l'action sont d'abord exposés à nos yeux; nous suivons, nous prévenons le cours des événements; aucune hâte ne nous coûte pour arriver à ce que notre imagination dévore d'avance; les intervalles s'évanouissent avec la succession des idées qui les devaient remplir; une seule succession se marque dans notre esprit, celle des événements dont se compose le spectacle entraînant qui nous emporte dans sa rapidité; ils se touchent pour nous dans le temps comme ils se tiennent dans la pensée; et, quelque durée qui les puisse séparer, c'est une durée vide et inaperçue comme celle du sommeil, comme toutes celles où l'âme ne se manifeste par aucun symptôme sensible de son existence. Qu'est-ce pour notre esprit que l'enchaînement des heures auprès de cet enchaînement des idées? Et quel poète, soumis à l'unité de temps, la croirait suffisante pour établir, entre les différentes parties de son ouvrage, ce lien puissant qui ne peut résulter que de l'unité d'impression? Tant il est vrai que celle-là seule est le but, tandis que les autres ne sont que le moyen.
Sans doute ce moyen peut avoir quelquefois son efficacité; la rapidité d'une grande action exécutée, d'un grand événement accompli dans l'espace de quelques heures, saisit l'imagination et emporte l'âme d'un mouvement auquel elle se livre avec ardeur. Mais peu d'actions comportent en réalité une action si soudaine; peu d'événements se composent de parties si exactement rapprochées dans le temps et l'espace; et, sans parler des invraisemblances qu'amène leur cohésion forcée, les surprises qui en résultent troublent bien souvent l'unité d'impression, condition rigoureuse de l'illusion dramatique. Zaïre, passant tout à coup de son amour dévoué pour Orosmane à la plus entière soumission pour la foi et la volonté de Lusignan, a quelque peine à nous rendre, dans sa situation nouvelle, autant d'illusion qu'elle nous en a fait perdre par un si brusque changement. Voltaire a cherché ses effets dans le contraste de l'amour parfaitement heureux avec l'amour au désespoir; moyen puissant, il est vrai, mais moins puissant peut-être que cette préoccupation d'une situation unique et constante qui ne se développe que pour redoubler le sentiment qu'elle a d'abord inspiré. Ce n'est pas lorsque nous nous sommes bien établis dans une affection qu'il est prudent de chercher à nous émouvoir en faveur d'une affection contraire: Corneille n'a point montré Rodrigue et Chimène ensemble avant la querelle de leurs pères; il a si peu voulu nous pénétrer de l'idée de leur bonheur que Chimène, à qui on l'annonce, n'y peut croire et trouble par ses pressentiments la situation trop douce dont le poëte s'est bien gardé de nous mettre en possession, de peur qu'ensuite nous n'eussions trop de peine à la sacrifier au devoir qui nous ordonnera d'en sortir. De même nous nous sommes associés aux sentiments de Polyeucte; nous avons tremblé pour lui avant de connaître l'amour de Pauline et de Sévère; si notre premier intérêt se fût attaché à cet amour, peut-être nous serait-il difficile d'en ressentir ensuite beaucoup pour Polyeucte, dont la présence lui serait importune. Ainsi quand Zaïre nous a émus comme amante, nous sommes enclins à trouver qu'elle abandonne bien aisément cette situation où elle nous a placés, pour entrer dans celle de fille et de chrétienne. L'indifférence philosophique que lui a donnée Voltaire dans la première scène, pour faciliter plus tard sa conversion, rend plus invraisemblable encore le dévouement qu'elle porte si vite dans un devoir si récemment découvert. Si au contraire, dès le premier instant, Voltaire nous eût montré Zaïre troublée de scrupules et inquiète sur son bonheur, la crainte nous eût préparés d'avance à comprendre dans toute son étendue, à sa première apparition, le malheur qui la menace, et à la voir s'y livrer avec un abandon peu probable, parce qu'il est trop soudain.
L'emploi des péripéties par lesquelles on cherche à déguiser, sous de grands ébranlements, les transitions trop subites que la règle de l'unité de temps peut imposer, rend donc souvent plus saillants les inconvénients de cette règle, en ôtant les moyens de préparer les impressions différentes qu'elle accumule dans un espace trop étroit. C'est au contraire par une impression unique que Shakspeare, du moins dans ses plus belles compositions, s'empare, dès le premier instant, de la pensée, et, par la pensée, de l'espace. Hors du cercle magique qu'il a tracé, il ne laisse rien qui soit assez puissant pour altérer la seule unité dont il ait besoin. La péripétie peut exister pour les personnages, jamais pour le spectateur. Avant de connaître le bonheur d'Othello, nous savons qu'Iago s'apprête à le détruire; le spectre qui va dévouer la vie de Hamlet à la punition du crime paraît avant lui sur la scène; et avant que nous ayons vu Macbeth, vertueux, son nom prononcé par les sorcières nous apprend qu'il est destiné à devenir coupable. De même, dans Athalie, toute la pensée de la pièce se déploie, dès la première scène, dans le caractère et les promesses du grand prêtre; l'impression est commencée; elle va continuer et s'accroître toujours dans la même direction. Aussi qui pourrait dire qu'un intervalle de huit jours, placé, s'il eût été nécessaire, entre les promesses de Joad et leur accomplissement, eût rompu l'unité d'impression qui résulte de l'invariable constance de ses projets?
A la constance du caractère, des sentiments, des résolutions, appartient exclusivement cette unité morale qui, bravant les temps et les distances, renferme toutes les parties d'un événement dans une action compacte où ne se laissent plus apercevoir les lacunes de l'unité matérielle. Une passion violemment excitée ne saurait prétendre à un tel effet; elle a ses orages momentanés dont le cours, soumis à des causes extérieures et variables, doit trouver en peu de temps son terme. Dès que la jalousie s'est emparée du coeur d'Othello, si un intervalle quelconque séparait ce moment de celui qui amène la mort de Desdémona, l'unité serait rompue; rien ne nous attesterait le lien qui doit unir les premiers transports du More à sa dernière résolution; il faut donc que Faction marche, se précipite et le précipite lui-même à sa perte, qu'un jour donné à la réflexion l'empêcherait peut-être de consommer. De même le simple tableau des événements, si la présence d'un grand caractère individuel ne vient, en les dominant, leur imprimer sa propre unité, laissera sentir le besoin des unités matérielles; et les efforts qu'a faits Shakspeare, dans ses pièces historiques, pour s'en rapprocher ou en déguiser l'absence sont un nouvel hommage rendu à cette unité morale qui suffit à tout quand le poëte la possède, et que rien ne remplace quand elle lui manque. Dans Hamlet, dans Macbeth, Shakspeare, inattentif au cours du temps, le laisse passer sans y regarder. Dans ses pièces historiques, au contraire, il le cache et le dissimule par tous les artifices qui peuvent nous abuser sur sa durée; les scènes se suivent et s'annoncent l'une l'autre de telle sorte qu'un intervalle de plusieurs années semble se renfermer en quelques semaines ou même en quelques jours. Toutes les vraisemblances sont sacrifiées à cette unité théâtrale, que le temps romprait trop facilement entre des événements que ne lie point un principe uniforme. La scène où Richard II apprend d'Aumerle le départ de Bolingbroke pour son exil est celle où il annonce qu'il va partir lui-même pour l'Irlande; et l'on ne sait pas encore bien à la cour si en effet il s'est embarqué pour ce voyage quand on y reçoit la nouvelle du débarquement de Bolingbroke revenant avec une armée, sous prétexte de réclamer ses droits à la succession de son père mort dans l'intervalle, mais, au fait, pour s'emparer de la couronne dont on le voit presque en possession avant que Richard, rejeté par la tempête sur les côtes d'Angleterre, ait pu être instruit de son arrivée. Et l'on entend dire à la fin de la pièce qui, depuis l'exil de Bolingbroke, n'a pu durer plus de quinze jours, que Mowbray, exilé au même moment que lui, a fait pendant ce temps plusieurs voyages à la terre sainte, et est venu mourir en Italie.
Ces monstrueuses bizarreries ne compteraient assurément pas parmi les preuves du génie de Shakspeare si elles n'attestaient l'empire qu'avait pris sur lui la grande pensée dramatique à laquelle il a tout sacrifié. Soit que, dans ses pièces historiques, il multiplie les invraisemblances et les impossibilités pour dissimuler le cours du temps, soit que, dans ses plus belles tragédies, il le laisse fuir sans s'en inquiéter, c'est toujours l'unité d'impression, source de l'effet théâtral, qu'il poursuit et veut maintenir. Il faut voir dans Macbeth, véritable type de son système, avec quel art il sait vaincre les difficultés qui en naissent, et renouer, dans l'âme du spectateur, la chaîne des lieux et des temps sans cesse brisée dans la réalité! Macbeth, déterminé à faire périr Macduff qu'il redoute, vient d'apprendre sa fuite en Angleterre; il quitte la scène, annonçant le projet d'attaquer immédiatement son château, d'égorger sa femme, ses enfants, tout ce qui porte son nom. La scène se rouvre dans le château de Macduff, par une conversation entre lady Macduff et Ross, son parent, qui vient lui apprendre le départ de son mari et lui témoigner des craintes pour elle-même. Les deux scènes, liées ainsi étroitement par la pensée, semblent l'être par le temps; la distance a disparu: qui songerait à réclamer, comme un intervalle dont on doit lui rendre compte, les lieues qui séparent le château de Macduff du palais de Macbeth, et le temps qu'il a fallu pour les parcourir? On est entré sans effort dans cette nouvelle partie de la situation; elle suit son cours; les assassins se présentent; le massacre commence. On passe en Angleterre; on y voit arriver Macduff; les terribles événements qu'il ignore ont rempli, pour nous, l'intervalle qui doit séparer son départ de son arrivée; Ross survient quelque temps après et l'instruit de son malheur. Tous deux peignent à Malcolm la désolation de l'Écosse, la haine générale qui s'est soulevée contre Macbeth. L'armée qui doit renverser le tyran est assemblée; on donne l'ordre du départ. Mais, pendant que l'armée est en route, c'est vers Macbeth que le poëte rappelle notre imagination; c'est avec lui que nous nous préparons à l'approche des troupes, dont la marche s'accomplit sans que rien nous apprenne à en mesurer la durée, ou nous porte à nous en informer. Presque jamais, dans Shakspeare, les personnages n'arrivent immédiatement dans le lieu pour lequel ils viennent de partir: un si brusque rapprochement serait contraire à l'ordre naturel de la succession des idées. Nous avons vu Richard II partir pour le château de Jean de Gaunt; c'est chez Jean de Gaunt, et en nous occupant de lui, que nous attendons ensuite Richard, dont le voyage s'est fait sans que notre esprit se puisse plaindre de n'avoir pas été consulté sur le temps qu'il y a employé. De même, entre deux événements évidemment séparés par un intervalle assez long pour que nous n'aimions pas à le voir disparaître sans y prendre quelque part, Shakspeare place une scène qui peut appartenir également à la première ou à la seconde époque, et il nous fait passer de l'une à l'autre sans nous choquer par son intime connexion avec ce qui la précède ou ce qui la suit. Ainsi, dans le Roi Lear, entre le moment où Lear partage son royaume à ses filles, et celui où Gonerille, déjà lassée de la présence de son père, se détermine à s'en débarrasser, prennent place les scènes du château de Glocester, et le commencement de l'intrigue d'Edmond. Guidé par cet instinct qui est la science du génie, le poëte sait que notre imagination parcourra sans effort avec lui le temps et l'espace, s'il lui épargne les invraisemblances morales qui pourraient seules l'arrêter; c'est dans ce dessein que tantôt il accumule les invraisemblances matérielles, tantôt il épuise les habiletés de son art, et, toujours attentif au but qu'il poursuit, il sait faire rentrer dans l'unité d'action ces artifices, ces moyens préparatoires qu'il emploie pour écarter ce qui troublerait l'illusion dramatique, et pour disposer librement de notre pensée.
L'unité d'action, indispensable à l'unité d'impression, ne pouvait échapper à la vue de Shakspeare. Comment la maintenir, se demande-t-on, au milieu de tant d'événements si mobiles et si compliqués, dans ce champ immense qui embrasse tant de lieux, tant d'années, toutes les conditions sociales et le développement de tant de situations? Shakspeare y a réussi cependant; dans Macbeth, Hamlet, Richard III, Roméo et Juliette, l'action, pour être vaste, ne cesse pas d'être une, rapide et complète. C'est que le poëte en a saisi la condition fondamentale, qui consiste à placer le centre d'intérêt là où se trouve le centre d'action. Le personnage qui fait marcher le drame est aussi celui sur qui se porte l'agitation morale du spectateur. On a reproché à Andromaque la duplicité d'action ou du moins d'intérêt, et le reproche n'est pas sans fondement; ce n'est pas que toutes les parties de l'action ne concourent au même but, mais l'intérêt y est épars, le centre d'action incertain. Si Shakspeare eût eu à traiter un pareil sujet, d'ailleurs peu conforme à la nature de son génie, il eût fait d'Andromaque le centre de l'action aussi bien que de l'intérêt. L'amour maternel eût plané sur toute la pièce, déployant son courage avec ses craintes, ses forces avec ses douleurs; Shakspeare n'eût pas hésité à faire paraître l'enfant, comme Racine devenu plus hardi l'a fait ensuite dans Athalie. Toutes les émotions du spectateur auraient été attirées vers un seul point; on eût vu Andromaque, plus active, essayant, pour sauver Astyanax, d'autres moyens que «les pleurs de sa mère,» et ramenant toujours, sur son fils et sur elle, une attention que Racine a trop souvent détournée sur les moyens d'action qu'il était contraint de puiser dans les vicissitudes de la destinée d'Hermione. Selon le système imposé dans le XVIIe siècle à nos poètes dramatiques, Hermione devait être le centre de l'action, et elle l'est en effet. Sur un théâtre de plus, en plus soumis à l'autorité des femmes et de la cour, l'amour semblait destiné à remplacer la fatalité des anciens: puissance aveugle, inflexible comme la fatalité, conduisant de même ses victimes au but marqué dès les premiers pas, l'amour devenait le point fixe autour duquel devaient tourner toutes choses. Dans Andromaque, l'amour fait d'Hermione un personnage simple, dominé par sa passion, y rapportant tout ce qui se passe sous ses yeux, attentif à se soumettre les événements pour la servir et la satisfaire; Hermione seule dirige et fait avancer le drame; Andromaque ne paraît que pour subir une situation aussi impuissante que douloureuse. Une conception pareille peut amener d'admirables développements des affections passives du coeur, mais elle ne constitue pas une action tragique; et dans les développements qui ne conduisent pas immédiatement à l'action, l'intérêt court risque de s'égarer et de rentrer ensuite avec peine dans la seule direction où il se puisse maintenir.
Quand, au contraire, le centre d'action et le centre d'intérêt sont confondus, quand l'attention du spectateur a été fixée sur le personnage, à la fois actif et immuable, dont le caractère, toujours le même, fera sa destinée toujours changeante, alors les événements qui s'agitent autour d'un tel homme ne nous frappent que par rapport à lui; l'impression que nous en recevons prend la couleur qu'il leur a lui-même imposée. Richard III marche de complot en complot; chaque nouveau succès redouble l'effroi que nous a causé d'abord son infernal génie; la pitié qu'éveille successivement chacune de ses victimes vient se perdre dans les sentiments de haine qui s'amassent sur le persécuteur; aucun de ces sentiments particuliers ne détourne à son profit nos impressions; elles se reportent sans cesse, et toujours plus vives, vers l'auteur de tant de crimes; et ainsi Richard, centre d'action, est en même temps centre d'intérêt; car l'intérêt dramatique n'est pas seulement l'inquiète pitié que nous ressentons pour le malheur, ou cette affection passionnée que nous inspire la vertu; c'est aussi la haine, le désir de la vengeance, le besoin de la justice du ciel sur le coupable, comme celui du salut de l'innocent. Tous les sentiments forts, capables d'exalter l'âme humaine, peuvent nous entraîner à leur suite et nous saisir d'un intérêt passionné; ils n'ont pas besoin de nous promettre le bonheur, ou de nous attacher par la tendresse; nous pouvons aussi nous élever à ce sublime mépris de la vie qui fait les héros et les martyrs, et à cette noble indignation sous laquelle succombent les tyrans.
Tout peut rentrer dans une action ainsi ramenée à un centre unique d'où émanent et auquel se rapportent tous les événements du drame, toutes les impressions du spectateur. Tout ce qui émeut l'âme de l'homme, tout ce qui agite sa vie peut concourir à l'intérêt dramatique, pourvu que, dirigés vers un même point, marqués d'une même empreinte, les faits les plus divers ne se présentent que comme les satellites du fait principal dont ils augmentent l'éclat et le pouvoir. Rien ne paraîtra trivial, insignifiant ou puéril, si la situation dominante en devient plus vive ou le sentiment général plus profond. La douleur redouble quelquefois par le spectacle de la gaieté; au milieu du danger une plaisanterie peut exalter le courage. Rien n'est étranger à l'impression que ce qui la détruit; elle s'alimente et s'accroît de tout ce qui peut s'y confondre. Le babil du jeune Arthur avec Hubert devient déchirant par l'idée de l'horrible barbarie qu'Hubert se prépare à exercer sur lui. C'est un spectacle plein d'émotion que celui de lady Macduff tendrement amusée des saillies de l'esprit naissant de son fils, tandis qu'à sa porte arrivent les assassins qui vont massacrer et ce fils et les autres, et ensuite elle-même. Qui pourrait, sans de telles circonstances, prendre intérêt à cette scène d'enfantillages maternels? Mais, sans la scène, haïrait-on Macbeth autant qu'on le doit pour ce nouveau crime? Dans Hamlet, non-seulement la scène des fossoyeurs, par le genre des méditations qu'elle inspire, se lie à l'idée générale de la pièce; mais, et nous le savons, c'est la fosse d'Ophélia qu'ils creusent en présence d'Hamlet, c'est à Ophélia que se rapporteront, quand il en sera instruit, toutes les impressions qu'ont fait naître dans son âme la vue de ces ossements hideux et méprisés, et l'indifférence attachée aux restes matériels de ce qui fut beau et puissant, honoré ou chéri. Aucun détail de ces tristes préparatifs n'est perdu pour le sentiment qu'ils excitent; l'insensible grossièreté des hommes voués aux habitudes d'un pareil métier, leurs chansons, leurs quolibets, tout porte coup; et les formes, les moyens du comique rentrent ainsi sans effort dans la tragédie, dont les impressions ne sont jamais plus vives que lorsqu'on les voit près de tomber sur l'homme déjà frappé à son insu et se jouant en présence du malheur qu'il ignore.
Sans cet emploi du comique, sans cette intervention des classes inférieures, combien d'effets dramatiques, qui contribuent puissamment à l'effet général, deviendraient impossibles! Accommodez au goût de plaisanterie de notre temps la scène du portier de Macbeth, et il n'est personne qui ne frémisse en songeant à la découverte qui va suivre ces accès d'une joie bouffonne, au spectacle de carnage encore caché sous ces restes de l'ivresse d'une fête. Que Hamlet soit le premier mis en relation avec l'ombre de son père; que de préparations, que d'explications seront indispensables pour nous placer dans l'état d'esprit où doit être un prince, un homme des classes élevées, pour croire à une apparition! Mais l'apparition a eu lieu d'abord devant des soldats, des hommes simples, plus prêts à s'en effrayer qu'à s'en étonner; ils se la racontent pendant la veille de la nuit: «C'était ici, au moment où cette étoile qui brille là-bas éclairait ce même point du ciel; la cloche sonnait aussi une heure... Paix, le voilà qui revient!» L'effet de terreur est produit, et nous croyons au spectre avant que Hamlet en ait même entendu parler.
Ce n'est pas tout: l'intervention des classes inférieures fournit à Shakspeare un autre moyen d'effet, impraticable dans tout autre système. Le poëte qui peut prendre ses acteurs dans tous les rangs de la société et les présenter dans toutes les situations peut aussi tout mettre en action, c'est-à-dire demeurer constamment dramatique. Dans Jules-César, la scène s'ouvre par le tableau vivant des mouvements et des sentiments populaires: quelle exposition, quel entretien feraient aussi bien connaître le genre de séduction qu'exerce sur les Romains le dictateur, le genre de danger que court la liberté, et l'erreur ainsi que le péril des républicains qui se flattent de la rétablir par la mort de César? Lorsque Macbeth veut se défaire de Banquo, il n'a point à nous informer de son projet dans la personne d'un confident ni à se faire rendre compte de l'exécution du fait pour nous en instruire; il fait venir les assassins et cause avec eux; nous assistons aux artifices par lesquels un tyran fait servir à ses desseins les passions et les malheurs de l'homme; nous voyons ensuite les meurtriers attendre leur victime, porter le coup, revenir tout sanglants demander leur récompense. Banquo peut alors nous apparaître; la présence réelle du crime a produit tout son effet; nous ne refusons aucune des terreurs qui l'accompagnent.
Quand on veut produire l'homme sur la scène dans toute l'énergie de sa nature, ce n'est pas trop d'appeler à son aide l'homme tout entier, de le montrer sous toutes les formes, dans toutes les situations que comporte son existence. La représentation en est non-seulement plus complète et plus vive, mais aussi plus véridique. C'est tromper l'esprit sur un événement que de lui en présenter une partie saillante et revêtue des couleurs de la réalité, tandis que l'autre partie est repoussée, effacée dans une conversation ou un récit. De là résulte une impression fausse qui, plus d'une fois, a nui à l'effet des plus beaux ouvrages. Athalie, ce chef-d'oeuvre de notre théâtre, nous trouve encore saisis d'une certaine prévention contre Joad et en faveur d'Athalie qu'on ne hait pas assez pour se réjouir de sa perte, qu'on ne craint pas assez pour approuver l'artifice qui l'attire dans le piège. Cependant Athalie n'a pas seulement massacré, pour régner à leur place, les enfants de son fils; Athalie est une étrangère, soutenue sur le trône par des soldats étrangers; ennemie du Dieu qu'adore son peuple, elle l'insulte et le bravé par la présence et la pompe d'un culte étranger, tandis que le culte national, sans honneurs, sans pouvoir, pratiqué en tremblant par «un petit nombre d'adorateurs zélés,» s'attend chaque jour à succomber sous la haine de Mathan, l'insolent despotisme de la reine et l'avidité de ses lâches courtisans. C'est bien là la tyrannie et le malheur; c'est bien là ce qui appelle les révoltes des peuples et pousse aux complots les derniers défenseurs de leurs libertés. Et tous ces faits sont consignés dans les discours de Joad, d'Abner, de Mathan, d'Athalie même. Mais ils ne sont que dans les discours; ce que nous voyons en action, c'est Joad qui conspire avec les moyens que lui laisse encore son ennemie; c'est la grandeur imposante du caractère d'Athalie, et la ruse qui doit son triomphe sur la force à la pitié méprisante qu'elle a su inspirer par une apparence de faiblesse. La conspiration est sous nos yeux; nous n'avons fait qu'entendre parler de la tyrannie. Que l'action nous eût révélé les maux que traîne avec soi l'oppression; que nous eussions vu Joad excité, poussé par les cris des malheureux en proie aux vexations de l'étranger; que l'indignation patriotique et religieuse du peuple contre un pouvoir «prodigue du sang des misérables» fût venue légitimer à nos propres yeux la conduite de Joad; l'action ainsi complétée ne laisserait dans notre âme aucune incertitude; et Athalie nous offrirait peut-être l'idéal de la poésie dramatique, tel du moins que nous ayons pu le concevoir jusqu'à ce jour.
Facilement atteint chez les Grecs, dont la vie et les sentiments peu compliqués se pouvaient résumer en quelques traits larges et simples, cet idéal ne se présentait point aux peuples modernes sous des formes assez générales et assez pures pour recevoir l'application des règles tracées d'après les modèles antiques. La France, pour les adopter, fut contrainte de se resserrer, en quelque sorte, dans un coin de l'existence humaine. Nos poëtes ont employé toutes les forces du génie à mettre en valeur cet étroit espace; les abîmes du coeur ont été sondés dans toute leur profondeur, mais non dans toutes leurs dimensions. L'illusion dramatique a été cherchée à sa véritable source; mais on ne lui a pas demandé tous les effets qu'on en pouvait obtenir. Shakspeare nous offre un système plus fécond et plus vaste. Ce serait s'abuser étrangement que de supposer qu'il en a découvert et mis au jour toutes les richesses. Quand on embrasse la destinée humaine sous tous ses aspects et la nature humaine dans toutes les conditions de l'homme sur la terre, on entre en possession d'un trésor inépuisable. C'est le propre d'un tel système d'échapper, par son étendue, à la domination d'un génie spécial. On en peut retrouver les principes dans les ouvrages de Shakspeare; mais-il ne les a ni pleinement connus, ni toujours respectés. Il doit servir d'exemple, non de modèle. Quelques hommes, même d'un talent supérieur, ont essayé de faire des pièces dans le goût de Shakspeare, sans s'apercevoir qu'il leur manquait une chose; c'était de les faire comme lui, de les faire pour notre temps, comme celles de Shakspeare furent faites pour le sien. C'est là une entreprise dont personne peutêtre n'a encore mûrement considéré les difficultés. On a vu combien d'art et d'efforts avait employés Shakspeare à surmonter celles qui sont inhérentes à son système. Elles sont bien plus grandes de nos jours, et se dévoileraient bien plus complètement à l'esprit de critique qui accompagne aujourd'hui les plus hardis essais du génie. Ce n'est pas seulement à des spectateurs d'un goût plus difficile, d'une imagination plus distraite et plus paresseuse, qu'aurait affaire parmi nous le poëte qui se hasarderait, sur les traces de Shakspeare: il serait appelé à faire mouvoir des personnages embarrassés dans des intérêts bien plus compliqués, préoccupés de sentiments bien plus divers, livrés à des habitudes d'esprit moins simples, à des penchants moins décidés. Ni la science, ni la réflexion, ni les scrupules de la conscience, ni les incertitudes de la pensée n'entravent souvent les héros de Shakspeare; le doute est peu à leur usage, et la violence de leurs passions fait bientôt passer leur croyance du côté de leurs désirs, ou leurs actions par-dessus leur croyance. Hamlet seul présente ce spectacle confus d'un esprit formé par les lumières de la société, aux prises avec une situation contraire à ses lois; et il a besoin d'une apparition surnaturelle pour se déterminer à agir, d'un événement fortuit pour accomplir son projet. Sans cesse placés dans une situation analogue, les personnages d'une tragédie conçue aujourd'hui dans le système romantique nous offriraient la même indécision. Les idées se pressent et se croisent maintenant dans l'esprit de l'homme, les devoirs dans sa conscience, les obstacles et les liens autour de sa vie. Au lieu de ces cerveaux électriques, prompts à communiquer l'étincelle qu'ils ont recue, au lieu de ces hommes ardents et simples dont les projets, comme ceux de Macbeth, «passent aussitôt dans leurs mains,» le monde offre maintenant au poëte des esprits pareils à celui de Hamlet, profonds dans l'observation de ces combats intérieurs que notre système classique a puisés dans un état social déjà plus avancé que celui du temps où vécut Shakspeare. Tant de sentiments, tant d'intérêts, tant d'idées, conséquences nécessaires de la civilisation moderne, pourraient devenir, même sous leur plus simple expression, un bagage embarrassant et difficile à porter dans les évolutions rapides et les marches hardies du système romantique.
Cependant il faut satisfaire à tout; le succès même le veut. Il faut que la raison soit contente en même temps que l'imagination sera occupée. Il faut que les progrès du goût, des lumières de la société et de l'homme, servent, non à diminuer ou à troubler nos jouissances, mais à les rendre dignes de nous-mêmes, et capables de répondre aux besoins nouveaux que nous avons contractés. Avancez sans règle et sans art dans le système romantique; vous ferez des mélodrames propres à émouvoir en passant la multitude, mais la multitude seule, et pour quelques jours; comme, en vous traînant sans originalité dans le système classique, vous ne satisferez que cette froide nation littéraire qui ne connaît, dans la nature, rien de plus sérieux que les intérêts de la versification, ni de plus imposant que les trois unités. Ce n'est point là l'oeuvre du poëte appelé à la puissance et réservé à la gloire; il agit sur une plus grande échelle et sait parler aux intelligences supérieures comme aux facultés générales et simples de tous les hommes. Sans doute il faut que la foule accoure aux ouvrages dramatiques dont vous voulez faire un spectacle national; mais n'espérez pas devenir national si vous ne réunissez dans vos fêtes toutes ces classes de personnes et d'esprits dont la hiérarchie bien liée élève une nation à sa plus haute dignité. Le génie est tenu de suivre la nature humaine dans tous ses développements; sa force consiste à trouver en lui-même de quoi satisfaire toujours le public tout entier. Une même, tâche est imposée aujourd'hui au gouvernement et à la poésie; l'un et l'autre doivent exister pour tous, suffire à la fois aux besoins des masses et à ceux des esprits les plus élevés.
Arrêté sans doute par ces conditions dont la sévérité ne se révélera qu'au talent qui saura les remplir, l'art dramatique, en Angleterre même, où, sous la protection de Shakspeare, il aurait la liberté de tout entreprendre, ose à peine aujourd'hui s'essayer timidement à le suivre. Cependant l'Angleterre, la France, l'Europe entière demandent au théâtre des plaisirs et des émotions que ne peut plus donner la représentation inanimée d'un monde qui n'est plus. Le système classique est né de la vie et des moeurs de son temps; ce temps est passé: son image subsiste brillante dans ses oeuvres, mais ne peut plus se reproduire. Près des monuments des siècles écoulés, commencent maintenant à s'élever les monuments d'un autre âge. Quelle en sera la forme? je l'ignore; mais le terrain où peuvent s'asseoir leurs fondements se laisse déjà découvrir. Ce terrain n'est pas celui de Corneille et de Racine; ce n'est pas celui de Shakspeare; c'est le nôtre; mais le système de Shakspeare peut fournir, ce me semble, les plans d'après lesquels le génie doit maintenant travailler. Seul, ce système embrasse toutes ces conditions sociales, tous ces sentiments, généraux ou divers, dont le rapprochement et l'activité simultanée forment aujourd'hui pour nous le spectacle des choses humaines. Témoins depuis trente ans des plus grandes révolutions de la société, nous ne resserrons plus volontiers le mouvement de notre esprit dans l'espace étroit de quelque événement de famille, ou dans les agitations d'une passion purement individuelle. La nature et la destinée de l'homme nous ont apparu sous les traits les plus énergiques comme les plus simples, dans toute leur étendue comme avec toute leur mobilité. Il nous faut des tableaux où se renouvelle ce spectacle, où l'homme tout entier se montre et provoque toute notre sympathie. Les dispositions morales qui imposent à la poésie cette nécessité ne changeront point; on les verra au contraire se manifester et se développer de jour en jour. Des intérêts des devoirs, un mouvement communs à toutes les classes de citoyens, leur rendront chaque jour plus habituelles et plus puissantes ces relations auxquelles se viennent rattacher tous les sentiments publics. Jamais l'art dramatique n'a pu prendre ses sujets dans un ordre d'idées à la fois plus populaire et plus élevé; jamais la liaison des plus vulgaires intérêts de l'homme avec les principes d'où dépendent ses plus hautes destinées n'a été plus vivement présente à tous les esprits; et l'importance d'un événement peut maintenant éclater dans ses plus petits détails comme dans ses plus grands résultats. Dans cet état de la société, un nouveau système dramatique doit s'établir. Il sera large et libre, mais non sans principes et sans lois. Il s'établira, comme la liberté, non sur le désordre et l'oubli de tout frein, mais sur des règles plus sévères et d'une observation plus difficile peut-être que celles qu'on réclame encore pour maintenir ce qu'on appelle l'ordre contre ce qu'on nomme la licence.
APPENDICE
Nous avons déjà parlé (p. 284) de l'exemplaire de Hamlet, daté de 1603, et retrouvé en 1825; nous avons dit qu'il contenait un texte différent de ceux qu'on avait connus jusqu'alors. Mais malgré l'intérêt qui fut fort naturellement attaché à une telle découverte, il faut se garder, selon nous, d'attribuer trop d'importance au premier Hamlet et à toutes les différences qui le distinguent du second. Parmi ces différences, il y en a qui sont évidemment du fait de Shakspeare même, et qui prouvent un profond remaniement; il y en a d'autres qui ne doivent pas lui être attribuées. Comme pour les premières éditions de Roméo et Juliette et des Joyeuses Commères de Windsor, il est plus que probable que la première édition de Hamlet, celle de 1603, a été faite sans le concours ni l'aveu de Shakspeare, d'après des notes prises pendant les représentations, ou d'après un mauvais manuscrit soustrait aux acteurs ou à l'auteur. Dans la préface que John Heming et Henry Condell mirent en tête de l'édition in-folio de 1623, ces deux camarades de théâtre de Shakspeare disaient aux lecteurs: «Vous avez été d'abord en butte aux déceptions de divers textes dérobés et frauduleux, tronqués et déformés par les entreprises et les fraudes des outrageux imposteurs qui les ont publiés.» On sait que Molière tomba dans la même disgrâce, et ne se décida à publier les Précieuses ridicules qu'après avoir vu une copie dérobée de sa pièce entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilège obtenu par surprise (Préface des Précieuses ridicules). Quant à Shakspeare, il semble avoir lui-même répudié assez explicitement la première édition de Hamlet, en ajoutant au titre de la seconde que cette dernière était imprimée d'après le texte «véritable et complet.» Qu'on se rappelle aussi que le texte de là seconde édition, quoique daté de 1604, a été certainement écrit en 1600, comme le démontrent les paroles de Rosencrantz, sur les comédiens nomades, et «la récente innovation» (Voir acte II, sc. II, et la note, p. 283); Shakspeare, à coup sur, n'aurait pas fait imprimer, en 1603, le Hamlet de 1589, quand, depuis trois ans déjà, il en avait écrit et en faisait jouer un autre approprié à de nouveaux faits et pleins de nouveaux développements. Le Hamlet, de 1603, a donc été publié en dehors de lui: Shakspeare est bien l'auteur de la pièce, mais il n'est point garant de l'édition; ni lui ni sa troupe ne devaient plus veiller bien jalousement, en 1603, sur les manuscrits d'un texte qu'ils ne jouaient plus, et la conclusion presque forcée de ces remarques est que le premier Hamlet, tel que nous l'avons, est une spéculation de quelque libraire-pirate, une publication furtive, composée en partie d'après des fragments d'un texte abandonné, en partie d'après des notes et des souvenirs.
Ainsi, il est imprudent de considérer toutes les différences qui distinguent le second Hamlet du premier, comme des additions ou des modifications que Shakspeare lui-même ait voulues. Quelles sont, parmi ces différences, celles dont il n'est point responsable et qu'il faut attribuer à l'origine discréditée du premier texte? C'est un choix à peu près impossible à faire, ce sont autant de points minutieux et litigieux qui ne permettent pas, pour la plupart, de rien affirmer. Il nous serait surtout difficile de faire sentir à travers la traduction ce que nous sentons en lisant dans le texte certains passages du premier Hamlet. Voulez-vous, par exemple, prendre la peine de comparer au passage correspondant du second Hamlet (acte Ier, sc. II, p. 146), les quelques lignes que voici? «Le Roi: Et maintenant, Laërtes, quoi de nouveau de votre côté? Vous avez parlé d'une requête. Quelle est-elle, Laërtes?—Laërtes: Mon gracieux seigneur, votre permission favorable, maintenant que les rites funéraires sont tous accomplis, pour avoir congé de retourner en France; car, encore que la faveur de votre grâce fût bien faite pour m'arrêter, il y a quelque chose cependant qui murmure dans mou coeur, et par quoi mon esprit et mes désirs sont tous tendus vers la France.» Il y a ici, entre le premier et le second texte une différence qui saute aux yeux: dans le premier, c'est l'enterrement du père de Hamlet, dans le second, c'est le couronnement de Claudius, qui est donné comme cause du retour de Laërtes en Danemark; correction nécessaire, car dans le premier texte, même sans savoir qu'il était devant un assassin et qu'il lui parlait des obsèques de sa victime, le jeune courtisan n'avait pas bonne grâce à se confesser ainsi devant Claudius d'être revenu, de France tout exprès pour rendre hommage à la mémoire du feu roi, et à se montrer en même temps si impatient de quitter la nouvelle cour à peine inaugurée. C'était là, au point de vue dramatique, une maladresse si palpable, que nous sommes bien tenté d'en déclarer Shakspeare innocent, et de signaler ce passage comme un de ceux qui doivent avoir été suppléés par n'importe qui, pour combler les lacunes d'un manuscrit dérobé. Mais le lecteur acceptera-t-il si promptement notre hypothèse? Se contentera-t-il, pour nous croire, de se rappeler que ce genre d'invraisemblance, ce tort de prêter aux personnages des paroles qui ne sont pas en situation, comme on dit au théâtre, est peut-être la faute où Shakspeare est le plus rarement tombé, parce que le tact naturel du dramaturge suffit à en défendre? Et que pourrions-nous faire de plus pour appuyer notre dire? Ce qu'il faudrait faire, nous le savons bien. Il faudrait être à côté du lecteur, en tête à-tête avec lui, et lui mettre le texte sous les yeux, et lui en faire, pour ainsi dire, toucher du doigt chaque mot: il sentirait, nous en sommes convaincu, que tout le passage sonne creux comme une monnaie fausse et n'est pas du Shakspeare de bon aloi.
Voilà ce qui ne peut être rendu par aucune traduction, ni formulé par aucun raisonnement. Mais la critique littéraire serait-elle, parmi les emplois de l'intelligence, le seul où l'instinct n'ait pas son rôle et ses droits? Tout au contraire, l'instinct, là comme ailleurs, est bon à entendre et digne de foi, pourvu qu'on l'interroge sérieusement, pourvu qu'on le force à se fixer et à se rasseoir. Il ne s'agit point ici de ces premières vues de hasard ou d'emprunt, qu'on veut souvent faire passer pour les plus purs témoignages de la nature et pour les jugements du coeur, mais qui sont seulement les sentences de l'ignorance présomptueuse et précipitée. Loin d'avoir rien de commun avec ces boutades, l'instinct, tel qu'un critique attentif doit le comprendre et peut l'invoquer, est l'essence dernière de l'étude et de la réflexion, et une sorte de sixième sens qu'on aurait acquis à force d'exercer les cinq autres. Quand on a longtemps vécu en intimité avec un écrivain, quand son langage s'est gravé dans notre mémoire, quand ses pensées ont pénétré les nôtres, un jour vient où le livre cesse d'être un livre; l'oeuvre écrite nous apparaît dès lors comme une personne vivante; elle a une allure, un accent à elle; outre ses qualités que nous pouvons nommer, elle a sa physionomie que nous ne saurions définir, et qui est pourtant ce que nous connaissons d'elle le plus certainement; de sorte que nous sommes poussés à nous récrier sans preuves et à nous plaindre là où cette physionomie manque, comme, devant le portrait d'un ami, si ses traits y sont reproduits, et non sa ressemblance, nous nous sentons en droit de dire: «Non, ce n'est pas lui.» Cet instinct parle surtout lorsqu'il s'agit des poëtes, parce que leurs procédés sont plus complexes, leur art plus secret, leur originalité tout à la fois plus saisissante et plus insaisissable que celle dès autres écrivains. Et s'il est un poëte, entre tous, à qui ces remarques puissent s'appliquer plus justement encore qu'aux autres poëtes, n'est-ce pas Shakspeare? n'est-ce pas celui qui, jugeant son propre style, s'est exprimé ainsi: «Chacune de mes paroles décèle son origine et dit presque mon nom?» (76e sonnet.) Combien de fois, en lisant le premier Hamlet, nous avons été arrêté par des paroles qui ne disent point le nom de Shakspeare, nous ne saurions en faire ici le compte. Mais traduisons encore, d'après l'in-quarto de 1603, le dialogue du roi, de la reine et de Hamlet, dans cette même scène deuxième du premier acte, dont nous avons déjà cité un fragment: «Le Roi: Et maintenant, royal fils Hamlet, que signifient ces airs tristes et mélancoliques? Quant à votre départ projeté pour Wittemberg, nous le regardons comme très-inopportun et très-impropre, étant la joie de votre mère et la moitié de son coeur. Laissez-moi donc vous exhorter à demeurer à la cour, espoir de tout le Danemark, notre cousin et notre fils bien-aimé!—Hamlet: Mon seigneur, ce n'est pas le noir vêtement que je porte, non, ni les larmes qui restent encore dans mes yeux, ni l'air bouleversé sur le visage, ni tout cela à la fois mêlé d'apparences extérieures n'est égal au chagrin de mon coeur. J'ai perdu celui-là que, de toute nécessité, je dois aller chercher (??). Ce ne sont que les ornements et les vêtements a de la douleur.—Le Roi: Cela montre en vous un affectueux souci, fils Hamlet. Mais vous devez vous dire que votre père perdit un père, ce père défunt avait perdu le sien, et ainsi sera, jusqu'à la fin générale. Cessez donc les lamentations, c'est une faute contre le ciel, faute contre les morts, une faute contre la nature, et selon la très-certaine marche ordinaire de la raison, nul ne vit sur la terre qui ne soit né pour mourir.»
Nous espérons que le lecteur trouvera la traduction de ce fragment bien gauche et bien lourde; elle atténue pourtant plutôt qu'elle ne charge les défauts du texte. Ainsi, dans le texte, il y a un vers qui se termine par un article dont le substantif n'arrive qu'au vers suivant:
...Et sera ainsi jusqu'à la
Fin générale.
Ne dirait-on pas une parodie des enjambements romantiques? Cela rappelle ce distique burlesque:
On croira que je suis atteint de folie ou que
Je veux faire ma cour à madame Panckoucke.
Il y a, presque à chaque ligne, une impossibilité de même force. Ici c'est un vers qui n'a point de sens, là une phrase dont la fin ne fait pas suite au commencement; ailleurs, ce n'est pas entre les mots seulement, mais entre les pensées, que l'on trouve des enjambements et des hiatus plus choquants encore. Ce que dit Hamlet ne répond nullement à ce que dit le roi; en rapprochant le premier texte et le second, on reconnaît tout de suite une lacune; les paroles de Hamlet sont faites pour répondre à celles de la reine que le premier texte ne donne pas. La réplique du roi à Hamlet est aussi évidemment falsifiée dans le premier texte; au lieu de l'idée de Shakspeare, telle que le second texte l'établit, telle que la scène et le personnage l'amènent et la réclament, c'est-à-dire au lieu de la distinction entre les regrets qui sont un devoir et les regrets qui sont un excès, nous voyons là seulement quelques vers récoltés au hasard, coupés en dépit du mètre, et rattachés en dépit de l'idée; ce n'est pas un premier thème, c'est un abrégé infidèle du beau passage qu'on peut relire à la page 148. Ainsi tout concourt à la même conclusion; le Hamlet daté de 1603 et retrouvé en 1825 nous est rendu suspect par les indices tirés du texte même, comme par le témoignage des anciens éditeurs de Shakspeare, et par le propre témoignage du poëte, consigné dans le titre de l'édition de 1604. Ce texte de 1603 est tronqué par une mémoire inintelligente et mêlé de remplissages maladroits. Nous manquons encore d'un exemplaire authentique et pur du premier Hamlet, écrit par Shakspeare, en 1589.
Tel qu'il est, cependant, le premier Hamlet a beaucoup à nous apprendre. Nous ne le possédons pas, de tout point, tel que Shakspeare l'avait écrit. Mais là se borne la portée de nos remarques, et nous ne voudrions pas qu'elles fussent autrement interprétées ni qu'on en poussât plus loin les conclusions. Nous possédons assurément le premier Hamlet tel que Shakspeare l'avait conçu; si la forme en est altérée eu mainte place dans l'in-quarto de 1603, l'ensemble et le fond de l'oeuvre sont demeurés. C'est un texte qui vaut la peine d'être étudié, même s'il ne mérite pas l'honneur d'être traduit. Et tout d'abord, en l'étudiant, on se confirme tout à fait dans l'opinion qui assigne la date de 1589 au premier Hamlet de Shakspeare. Ceux qui lui assignent la date de 1584 en font la première oeuvre dramatique de Shakspeare, et une oeuvre qu'il aurait écrite l'année même où il vint à Londres33. Mais est-il vraisemblable que Shakspeare, même Shakspeare, au sortir de sa petite paroisse et d'une pauvre boutique de boucher, sans expérience de la scène ni des coulisses, sans avoir vu la ville ni entrevu la cour, sans s'être mêlé aux écrivains de son temps, ait écrit pour ainsi dire au débotté cette pièce où la plus puissante imagination n'est pas seule à se déployer, mais où se montre aussi une très-familière connaissance des exigences et des procédés dramatiques, et surtout où se reflète, sur le fond légendaire du sujet, tout le spectacle de la vie contemporaine, de la vie mondaine, théâtrale, littéraire, telle que Londres seulement pouvait enseigner à la peindre? Tout cela, pourtant, est déjà dans le premier Hamlet. Déjà toute la séquelle royale, vieux conseillers et jeunes fats, bons amis de cour qui pompent les faveurs du roi et qui espionnent l'héritier présomptif, déjà toute la fourmilière citadine, mauvais auteurs, mauvais acteurs, tragédiens qui hurlent, bouffons qui se mêlent d'improviser, tiennent leur place dans le premier Hamlet, dépeints et châtiés de main de maître; déjà la Didon de Greene et de Marlowe y est parodiée, la Tragédie espagnole de Kid y est imitée, le personnage d'Osrick y est en germe, ceux de Rosencrantz et de Guildenstern presque complets, celui de Polonius tout en vie. Une ingénieuse érudition dont nous ne combattons que les excès et les rêves a trouvé plus d'un rapport frappant entre Polonius et le vieux ministre d'Elisabeth, Cécil, baron de Burleigh; tous ces traits de ressemblance existent déjà entre Cécil et Corambis qui est le Polonius du premier Hamlet. Si c'est sur les conseils de Cécil à son fils que sont copiés les conseils de Polonius à Laërte; si c'est à Cécil, en la personne de Polonius que Shakspeare recommande par la bouche de Hamlet de mieux traiter les comédiens et même de les craindre; si c'est pour repousser l'assimilation établie par Cécil entre les vagabonds et les comédiens que Hamlet se refuse à entendre son ami s'appeler vagabond; si, pour expliquer la témérité de ces brûlantes allusions, il faut se souvenir de l'inimitié de lord Leicester contre Cécil et de sa toute-puissante protection étendue sur Shakspeare; comme ce commentaire va aussi bien au Corambis du premier Hamlet qu'au Polonius du second, on ne saurait admettre que le premier Hamlet et tout ce tissu de satires si finement croisées soient de 1584.
Note 33: (retour) S'il en était ainsi, d'ailleurs, pourquoi Dryden, soutenant que jamais auteur tragique n'a fait un coup de maître pour son coup d'essai, aurait-il dit, du ton le plus affirmatif: «La muse même de Shakspeare a d'abord enfanté Périclès, et le Prince de Tyr fut l'aîné d'Othello.» Dryden écrivait cela en 1677, d'après des souvenirs qui pouvaient encore être directs, ou tout au moins d'après des traditions préférables aux conjectures d'aujourd'hui.
On croit aussi, et avec raison, que les allusions faites dans le drame aux habitudes d'ivrognerie danoise ont été fournies à Shakspeare par lord Leicester, qui alla en Danemark comme ambassadeur en 1588 et fut obligé là de tenir tête à trente-cinq santés bues par le roi Christian IV, dans un festin qui dura depuis onze heures du matin jusqu'au soir; comment donc le premier Hamlet, où ces allusions sont aussi visibles que dans le second, serait-il de 1584? Et ce passage du premier Hamlet où le personnage parle évidemment pour le poëte, où nous entendons Shakspeare s'écrier: «Par le ciel! voilà sept ans que je le remarque, l'orteil du paysan touche le talon de l'homme de cour d'assez près pour l'écorcher,» comment l'attribuer à un moraliste de vingt ans? Ne sentez-vous pas que si, à cet âge, cette idée s'était ainsi rédigée dans la tête de Shakspeare, il se serait dit tout de suite: «Quoi! j'avais treize ans quand j'ai fait cette remarque! j'étais un petit écolier de Stratford quand j'ai commencé à instituer un parallèle entre l'esprit des paysans et celui des hommes de cour?» et il aurait trop ri de lui-même pour écrire la phrase telle qu'elle est. Que cette phrase au contraire soit datée de 1589, et les sept années dont elle nous parle nous reportent à 1582, à la date du mariage de Shakspeare; or, on sait que son mariage fut suivi de près par ses démêlés avec sir Thomas Lucy; ne serait-ce pas à ces démêlés qu'il pensait en écrivant celle phrase? Ne serait-il pas lui-même le paysan dont l'orteil a écorché au talon un homme de cour? Vous liriez ainsi sous sa plume une allusion vraisemblable au lieu d'une risible absurdité. En tout cas, quand il s'agit de fixer l'époque où fut composé le premier Hamlet, laissez à Shakspeare le temps de se mettre au courant, de respirer l'air de Londres, avant de se poser en juge du théâtre, du monde et des poëtes. Avant qu'il fasse allusion à tant de personnes et à tant de choses, souffrez qu'il les connaisse; renoncez à cette date de 1584 qui rend tout impossible, et ralliez-vous à celle de 1589, qui laisse la précocité du génie de Shakspeare assez extraordinaire encore pour étonner ses plus fervents admirateurs.
FIN