Eureka
[1] Double Assassinat dans la rue Morgue.—HISTOIRES EXTRAORDINAIRES.
[2] Une sphère est nécessairement limitée; mais je préfère la tautologie au danger de n'être pas compris E. P.
VIII
Si maintenant, en imagination, nous choisissons, à travers la sphère Universelle, une quelconque de ces agglomérations considérées dans leurs phases primaires, et si nous supposons que cette agglomération commençante a eu lieu sur ce point où existe le centre de notre Soleil, ou plutôt où il existait originellement (car le Soleil change perpétuellement de position), nous nous rencontrerons infailliblement avec la plus magnifique des théories, et, pendant un certain temps au moins, nous avancerons avec elle,—je veux dire avec la Cosmogonie de Laplace;—quoique Cosmogonie soit un terme trop compréhensif pour l'objet dont l'auteur traite en réalité, qui est seulement la constitution de notre système solaire, c'est-à-dire d'un système parmi la myriade de systèmes analogues qui composent l'Univers proprement dit,—cette sphère Universelle, cet omni-compréhensif et absolu Kosmos qui forme le sujet de mon présent discours.
Laplace, se confinant dans une région évidemment limitée, celle de notre système solaire, avec son entourage comparativement immédiat, et supposant purement, c'est-à-dire sans établir aucune base quelconque, par induction ou par déduction, une grande partie de ce que j'essayais tout à l'heure de fixer sur une base plus solide qu'une pure hypothèse;—supposant, par exemple, la matière répandue (sans prétendre expliquer cette diffusion) à travers l'espace occupé par notre système, et même un peu au delà; répandue à l'état de nébulosité hétérogène et obéissant à la loi toute-puissante de la Gravitation, dont il ne s'avise pas de conjecturer le principe;—supposant toutes ces choses (qui sont parfaitement vraies, bien qu'il n'eût pas logiquement le droit de les supposer), Laplace, dis-je, a montré, dynamiquement et mathématiquement, que les résultats naissant forcément de telles circonstances sont ceux, et ceux-là seuls, que nous voyons manifestés dans la condition actuelle du système solaire.
Je m'explique.—Supposons que cette agglomération particulière dont nous avons parlé, celle qui a eu lieu au point marqué par le centre de notre Soleil, ait continué jusqu'à ce qu'une vaste quantité de matière nébuleuse y ait pris une forme à peu près sphérique; son centre coïncidant évidemment avec le centre actuel ou plutôt le centre originel de notre Soleil, et sa périphérie s'étendant au delà de l'orbite de Neptune, la plus éloignée de nos planètes;—en d'autres termes, supposons que le diamètre de cette sphère grossière ait été d'environ six mille millions de milles. Pendant des siècles, cette masse de matière a été se condensant, tant qu'à la longue elle a été réduite au volume que nous imaginons, ayant procédé graduellement depuis son état atomique et imperceptible jusqu'à ce que nous entendons par une nébulosité visible, palpable, ou appréciable d'une manière quelconque.
Or, la condition de cette masse implique une rotation autour d'un axe imaginaire,—rotation, qui, commençant avec les premiers symptômes d'aggrégation, a depuis lors toujours acquis de la vélocité. Les deux premiers atomes qui se sont rencontrés, partant de points non diamétralement opposés, ont dû, se précipitant un peu au delà l'un de l'autre, former un noyau pour le mouvement rotatoire en question. Comment ce mouvement a augmenté en vélocité, on le voit aisément. Les deux atomes sont rejoints par d'autres;—une aggrégation est formée. La masse continue à tourner tout en se condensant. Mais tout atome situé à la circonférence subit naturellement un mouvement plus rapide qu'un atome placé plus près du centre. Néanmoins l'atome éloigné, avec sa vélocité supérieure, se rapproche du centre, portant avec lui cette vélocité supérieure à mesure qu'il avance. Ainsi chaque atome marchant vers le centre, et s'attachant finalement au centre de la condensation, ajoute quelque chose à la vélocité originelle de ce centre, c'est-à-dire accroît le mouvement rotatoire de la masse.
Supposons maintenant cette masse condensée à ce point qu'elle occupe précisément l'espace circonscrit par l'orbite de Neptune, et que la vélocité avec laquelle se meut, dans la rotation générale, la surface de la masse, soit précisément celle avec laquelle Neptune accomplit maintenant sa révolution autour du Soleil. A cette époque déterminée, nous comprenons que la force centrifuge constamment croissante, l'emportant sur la force centripète non croissante, a dû faire se dégager et se séparer les couches extérieures les moins condensées, à l'équateur de la sphère, là où prédominait la vélocité tangentielle; de sorte que ces couches ont formé autour du corps principal un anneau indépendant circonvenant les régions équatoriales;—juste comme la partie extérieure d'une meule, chassée par une excessive vélocité de rotation, formerait un anneau autour de la meule, si la solidité de la superficie n'y faisait obstacle; mais si cette matière était du caoutchouc, ou toute autre d'une consistance à peu près semblable, le phénomène en question se manifesterait infailliblement.
L'anneau, chassé ainsi par la masse nébuleuse, a dû naturellement accomplir sa révolution, comme anneau individuel, juste avec la même vélocité qui le faisait tourner comme surface de la masse. En même temps, la condensation continuant toujours, l'intervalle entre l'anneau projeté et le corps principal a dû s'accroître sans cesse, tant qu'à la fin le premier s'est trouvé à une vaste distance du dernier.
Or, en admettant que l'anneau ait possédé, par quelque arrangement en apparence accidentel de ses éléments hétérogènes, une constitution presque uniforme, cet anneau, dans ces conditions, n'aurait jamais cessé de tourner autour du corps principal; mais, comme on pouvait s'y attendre, if paraît qu'il y a eu dans la disposition de ses éléments assez d'irrégularité pour les faire se grouper autour de centres d'une solidité supérieure; et ainsi la forme annulaire a été détruite[1]. Sans aucun doute, la bande a été bientôt rompue en plusieurs morceaux, et l'un de ces morceaux, d'un volume plus considérable, a absorbé les autres en lui; le tout s'est tassé, sphériquement, en une planète. Que ce dernier corps ait continue, comme planète, le mouvement de révolution qui le caractérisait quand il était anneau, cela est suffisamment évident; et l'on voit aussi facilement qu'il a dû, de sa nouvelle condition de sphère, tirer un mouvement additionnel. Si nous considérons l'anneau comme n'étant pas encore rompu, nous voyons que sa partie extérieure, pendant que la totalité tourne autour du corps générateur, se meut avec plus de rapidité que sa partie intérieure. Donc, quand la rupture s'est faite, une partie dans chaque fragment a dû se mouvoir avec plus de vélocité que les autres. Le mouvement supérieur prédominant a dû faire tourner chaque fragment sur lui-même, c'est-à-dire lui imprimer une rotation; et le sens de cette rotation a été naturellement le sens de la révolution d'où elle avait pris naissance. Tous les fragments ayant subi ladite rotation l'ont, en se réunissant, forcément communiquée à la planète formée par leur cohésion. Cette planète fut Neptune. Ses éléments continuant à se condenser, et la force centrifuge produite dans sa rotation l'emportant à la longue sur la force centripète, comme nous l'avons vu dans le cas du globe générateur, un anneau a été également projeté de la surface équatoriale de cette planète; cet anneau, [non] uniforme dans sa constitution, a été rompu, et ses divers fragments, absorbés par le plus massif de tous, ont été collectivement sphérifiés en une lune. Le phénomène répété une seconde fois a donné pour résultat une seconde lune. Ainsi nous trouvons expliquée la planète Neptune avec les deux satellites qui l'accompagnent.
En projetant de son équateur un anneau, le Soleil avait rétabli entre ses deux forces, centripète et centrifuge, l'équilibre rompu par le progrès de la condensation; mais cette condensation continuant toujours, l'équilibre fut de nouveau troublé par suite de l'accroissement de la rotation. Pendant que la masse s'était rétrécie au point de n'occuper que juste l'espace sphérique circonscrit par l'orbite d'Uranus, la force centrifuge, cela se comprend, avait pris une influence assez grande pour nécessiter un nouveau soulagement. Conséquemment, une seconde bande équatoriale fut lancée, qui, n'étant pas d'une constitution uniforme, a été brisée, comme dans le cas précédent de Neptune; les fragments tassés sont devenus la planète Uranus; et la vélocité de sa révolution actuelle autour du Soleil nous donne évidemment la mesure de la vitesse rotatoire de la surface équatoriale du Soleil au moment de la séparation. Uranus, tirant sa rotation des rotations combinées des fragments auxquels il devait sa naissance, comme nous l'avons expliqué pour le cas précédent, projeta alors successivement des anneaux, dont chacun, se brisant, se modela en lune. Trois lunes, à différentes époques, furent formées de cette façon par la rupture et la sphérification d'autant d'anneaux distincts non uniformes dans leur constitution.
Pendant que le Soleil se réduisait à n'occuper que juste l'espace circonscrit par l'orbite de Saturne, nous devons supposer que la balance entre ses deux forces, centripète et centrifuge, avait été dérangée par l'accroissement de la vitesse rotatoire, résultat de la condensation, au point de nécessiter un troisième effort vers l'équilibre, et qu'une bande annulaire, comme dans les deux cas précédents, fut conséquemment lancée, qui, bientôt rompue par la non-uniformité de ses parties, se consolida pour devenir la planète Saturne. Cette dernière projeta d'abord sept bandes, qui, après s'être rompues, se sphérifièrent en autant de lunes; mais elle paraît s'être subséquemment déchargée, à trois époques distinctes et peu éloignées l'une de l'autre, de trois anneaux dont la constitution se trouva, par un accident apparent, assez uniforme et assez solide pour ne fournir aucune occasion de rupture; aussi ils continuent à tourner sous la forme d'anneaux. Je dis accident apparent; car pour un accident dans le sens ordinaire, il n'y en eut évidemment aucun; le terme ici s'applique simplement au résultat d'une loi indiscernable ou que nous ne pouvons pas immédiatement étudier.
Se réduisant toujours de plus en plus, jusqu'à n'occuper que l'espace circonscrit par l'orbite de Jupiter, le Soleil éprouva bientôt le besoin d'un nouvel effort pour restaurer l'équilibre de ses deux forces, perpétuellement dérangé par l'accroissement continu de la vitesse de rotation. En conséquence Jupiter fut lancé hors du Soleil, passant de la condition annulaire à l'état planétaire, et, arrivé à ce second état, projeta à son tour, à quatre époques différentes, quatre anneaux, qui finalement se transformèrent en autant de lunes.
Se rétrécissant toujours, jusqu'à ce que sa sphère n'occupât que juste l'espace défini par l'orbite des Astéroïdes, le Soleil se déchargea d'un anneau qui paraît avoir eu huit centres de solidité supérieure, et en se brisant, avoir produit huit fragments, dont pas un ne possédait une masse assez considérable pour absorber les autres. Tous conséquemment, comme planètes distinctes, mais comparativement petites, se mirent à tourner dans des orbites dont les distances respectives peuvent être, jusqu'à un certain point, considérées comme la mesure de la force qui les a séparés;—toutes les orbites néanmoins se trouvant assez rapprochées pour nous permettre de les considérer comme une, en comparaison des autres orbites planétaires.
Le Soleil, se réduisant toujours et ne remplissant plus que juste l'orbite de Mars, se déchargea alors de cette planète par le mode déjà si souvent décrit. Toutefois, puisqu'il n'a pas de lune, Mars n'a pas pu engendrer d'anneau. En fait, une phase se produisait dans la carrière du corps générateur, centre de tout le système. La décroissance de sa nébulosité, qui était en même temps l'accroissement de sa [densité et encore la décroissance de sa] condensation dont résultait la constante rupture de l'équilibre, a dû, à partir de cette époque, atteindre un point où les efforts pour le rétablissement de cet équilibre ont été de plus en plus inefficaces, juste à mesure qu'ils étaient moins fréquemment nécessaires. Ainsi les phénomènes dont nous avons parlé ont dû donner partout des signes d'épuisement,—dans les planètes d'abord, et ensuite dans la masse génératrice. Ne tombons pas dans cette erreur qui suppose que le décroissement d'intervalle observé entre les planètes, à mesure qu'elles se rapprochent du Soleil, est en quelque sorte un indice de fréquence croissante dans les crises qui leur ont donné naissance. C'est justement l'inverse qui doit être supposé. Le plus long intervalle de temps a dû séparer les émissions des deux planètes intérieures, et le plus court la naissance des deux extérieures. Mais la diminution d'espace est la mesure de la densité du Soleil, et en même temps elle est en raison inverse de son aptitude à la condensation dans tout le cours des phénomènes dont nous avons fait l'histoire.
Cependant, s'étant réduit jusqu'à ne plus remplir que l'orbite de notre Terre, la sphère-mère a chassé hors d'elle-même encore un autre corps,—la Terre,—dans une condition de nébulosité qui a permis à ce corps de se décharger à son tour d'un autre corps qui est notre Lune. Mais là se sont arrêtées les formations lunaires.
Finalement, se confinant aux orbites, d'abord de Vénus et ensuite de Mercure, le Soleil a lancé ces deux planètes intérieures; ni l'une ni l'autre n'a engendré de lune.
Ainsi, de son volume originel, ou, pour parler plus exactement, de la condition sous laquelle nous l'avons d'abord considéré, c'est-à-dire d'une masse nébuleuse à peu près sphérique possédant certainement un diamètre de plus de cinq mille six cents millions de milles, le grand astre central, origine de notre système solaire-planétaire-lunaire, s'est graduellement réduit, obéissant à la loi de la Gravitation, à un globe d'un diamètre de huit cent quatre-vingt-deux mille milles seulement; mais il ne s'ensuit pas du tout que sa condensation soit absolument complète, ou qu'il ne possède plus la puissance de projeter encore une planète.
[1] Laplace a supposé sa nébulosité hétérogène, simplement parce que cela lui permettait d'expliquer le morcellement des anneaux; car si la nébulosité avait été homogène, ils ne se seraient pas brisés. J'arrive au même résultat (hétérogénéité des masses secondaires résultant immédiatement des atomes) simplement par une considération à priori de leur but général, qui est le Relatif. E. P.
IX
Je viens de donner, avec son contour général seulement, mais aussi avec tout le détail nécessaire pour l'intelligence, un tableau de la Théorie cosmogonique de Laplace telle que son auteur lui-même l'a conçue. De quelque point de vue que nous la considérions, nous la trouvons magnifiquement vraie. Elle est immensément trop belle pour ne pas contenir la Vérité comme caractère essentiel;—et en disant cela je suis profondément sérieux. Dans la révolution des satellites d'Uranus apparaît quelque chose qui semble contredire les hypothèses de Laplace; mais que cette unique inconsistance puisse infirmer une théorie construite avec un million de consistances intimement reliées entre elles, c'est là une idée qui n'est bonne que pour les esprits fantasques. En prophétisant audacieusement que l'anomalie apparente dont je parle deviendra, tôt ou tard, une des confirmations les plus fortes possibles de l'hypothèse générale, je ne prétends à aucun don spécial de divination; car, au contraire, ce qui serait vraiment difficile, ce serait de ne pas pressentir cette découverte.[1]
Les corps projetés par le mode en question ont dû, comme on l'a vu, transformer la rotation superficielle des globes, d'où ils tiraient leur origine, en une révolution d'une vélocité égale autour de ces globes devenus centres distants; et la révolution ainsi engendrée continuera tant que la force centripète, qui est celle par laquelle le corps projeté gravite vers son générateur, ne sera ni plus ni moins grande que la force par laquelle il a été projeté, c'est-à-dire la vélocité centrifuge, ou, plus proprement, tangentielle. Cependant, par l'unité d'origine de ces deux forces, nous pouvions deviner ce qu'elles sont en effet,—l'une contre-balançant exactement l'autre. En réalité, n'avons-nous pas démontré que le fait de la projection du corps n'avait eu lieu que pour la conservation de l'équilibre?
Toutefois, après avoir rapporté la force centripète à la loi toute-puissante de la Gravitation, il a été d'usage, dans les traités astronomiques, de chercher au delà des limites de la pure Nature, c'est-à-dire au delà d'une cause Secondaire, l'explication du phénomène de la vélocité tangentielle. On attribue directement cette dernière à une Cause Première, à Dieu lui-même. La force qui emporte un corps stellaire autour de la planète principale tire, nous dit-on, son origine d'une impulsion donnée immédiatement par le doigt de la Divinité elle-même; car telle est la phraséologie enfantine usitée dans ce cas. A ce point de vue, les planètes, parfaitement formées, ont été lancées par la main de Dieu, vers une position voisine des soleils, avec une force mathématiquement proportionnée à la masse ou puissance attractive des soleils eux-mêmes. Une idée si grossière, si anti-philosophique, et pourtant si tranquillement adoptée, n'a pu naître que de la difficulté de rendre autrement compte de la proportion exacte qui existe entre deux forces en apparence indépendantes l'une de l'autre, la force centripète et la force centrifuge. Mais on devrait se rappeler que pendant un long temps la coïncidence de la rotation de la Lune avec sa révolution sidérale, deux choses en apparence bien plus indépendantes l'une de l'autre que celles maintenant en question, a été considérée comme un un fait positivement miraculeux; et qu'il y avait, même parmi les astronomes, une singulière disposition à attribuer cette merveille à l'agence directe et continue de Dieu, qui dans ce cas, disait-on, avait jugé nécessaire d'intercaler, à travers ses lois générales, une série de règles subsidiaires, dans le but de cacher à tout jamais aux yeux des mortels la splendeur, ou peut-être l'horreur de l'autre côté de la Lune,—de ce mystérieux hémisphère qui a toujours évité et doit toujours éviter la curiosité télescopique de l'homme. Les progrès de la Science, toutefois, ont bientôt démontré,—ce qui pour l'instinct philosophique n'avait pas besoin de démonstration,—que l'un des deux mouvements n'est qu'une partie de l'autre,—ce qui est mieux encore qu'une conséquence.
Pour ma part, je me sens irrité par des conceptions à la fois aussi timides, aussi vaines et aussi fantasques. Elles viennent d'une absolue couardise de pensée. Que la Nature et que le Dieu de la Nature soient distincts, aucun être pensant n'en peut longtemps douter. Par la Nature nous entendons simplement les lois de Dieu. Mais dans l'idée de Dieu, avec son omnipotence et son omniscience, nous faisons entrer aussi l'idée de l'infaillibilité de ses lois. Pour Lui, il n'y a ni Passé ni futur; pour Lui, tout est Présent; donc, ne l'insultons-nous pas en supposant que ses lois puissent n'être pas faites en prévision de toutes les contingences possibles? Ou plutôt, quelle idée pouvons-nous avoir d'une contingence possible quelconque, qui ne soit à la fois le résultat et la manifestation de ses lois? Celui qui, se dépouillant de tout préjugé, aura le rare courage de penser absolument par lui-même ne pourra pas ne pas arriver à la finale condensation des lois en une Loi,—ne pourra pas ne pas aboutir à cette conclusion: que chaque loi de la Nature dépend en tous points de toutes les autres lois, et que toutes ne sont que les conséquences d'un exercice primitif de la Volonté Divine. Tel est le principe de la Cosmogonie que j'essaye, avec toute la déférence nécessaire, de suggérer et de soutenir ici.
D'après ce point de vue, chassant, comme frivole et même comme impie, cette idée, que la force tangentielle a pu être communiquée directement aux planètes par le doigt de Dieu, je considère cette force comme naissant de la rotation des astres;—cette rotation comme amenée par l'impétuosité des atomes primitifs se précipitant vers leurs centres respectifs d'aggrégation;—cette impétuosité comme la conséquence de la loi de la Gravitation;—cette loi comme le mode par lequel devait nécessairement se manifester la tendance des atomes à retourner à la non-particularité;—cette tendance au retour comme la réaction inévitable de l'Acte premier, le plus sublime de tous, celui par lequel un Dieu, existant par lui-même et existant seul, est devenu, par la force de sa volonté, tous les êtres à la fois, pendant que tous les êtres devenaient ainsi une partie de Dieu.
Les hypothèses fondamentales de ce traité impliquent nécessairement certaines modifications importantes de la Théorie telle qu'elle nous est présentée par Laplace. J'ai considéré la force répulsive comme ayant pour but de prévenir le contact entre les atomes, et comme se produisant en raison du rapprochement, c'est-à-dire en raison de la condensation. En d'autres termes, Y Electricité, avec ses phénomènes compliqués, chaleur, lumière et magnétisme, doit procéder comme procède la condensation, et, naturellement, en raison inverse de la [densité], c'est-à-dire la cessation de la condensation. Ainsi le Soleil, dans le cours de son aggrégation, a dû, la répulsion se développant, devenir excessivement chaud,—incandescent peut-être; et nous comprenons comment l'émission de ses anneaux a dû être matériellement facilitée par la légère incrustation de sa surface, résultat du refroidissement. Mainte expérience vulgaire nous montre comme une croûte analogue se détache facilement, par suite de l'hétérogénéité, de la masse intérieure. Mais, à chaque émission successive de surface durcie, la nouvelle surface apparaîtrait incandescente comme auparavant; et l'époque où elle se serait de nouveau suffisamment durcie pour se détacher et s'éloigner facilement, peut être considérée comme coïncidant exactement avec celle où la masse entière aurait besoin d'un nouvel effort pour rétablir l'équilibre de ses deux forces, dérangé par la condensation. En d'autres termes, quand l'influence électrique (la Répulsion) a définitivement préparé la surface à se détacher, l'influence de la Gravitation (l'Attraction) s'est trouvée prête à la rejeter. Ici donc, comme toujours, comme partout, nous voyons que le Corps et l'Ame marchent de concert, Ces idées sont confirmées en tous points par l'expérience. Puisque la condensation ne peut jamais, dans aucun corps, être considérée comme absolument finie, nous pouvons prévoir que toutes les fois qu'il nous sera permis de vérifier le cas, nous trouverons des indices de luminosité dans tous les corps stellaires, dans les lunes et les planètes aussi bien que dans les soleils. Que notre Lune soit fortement lumineuse par elle-même, nous le voyons à chaque éclipse totale, alors qu'elle devrait disparaître s'il n'en était pas ainsi. Sur la partie sombre du satellite nous observons aussi, pendant ses phases, des traînées de lumière comme nos propres Aurores; et il est évident que celles-ci, avec tous nos phénomènes divers proprement dits électriques, sans parler d'aucune clarté plus constante, doivent donner à notre Terre, pour un habitant de la Lune, une certaine apparence de luminosité. En réalité, nous devons considérer tous les phénomènes en question comme de simples manifestations, différentes en modes et en degrés, d'une condensation de la Terre faiblement continuée.
Si mes vues sont justes, attendons-nous à trouver les planètes plus récentes,—c'est-à-dire celles qui sont plus près du Soleil,—plus lumineuses que celles qui sont plus éloignées et d'une origine plus ancienne. L'éclat excessif de Vénus (qui, durant ses phases, laisse voir sur ses parties sombres de fréquentes Aurores) ne semble pas suffisamment expliqué par sa proximité de l'astre central. Cette planète est, sans doute, vivement lumineuse par elle-même, bien qu'elle le soit moins que Mercure, pendant que la luminosité de Neptune se trouve comparativement réduite à rien.
Mes idées étant admises, il est clair que du moment où le Soleil s'est déchargé d'un anneau, il a dû subir une diminution continue de lumière et de chaleur en raison de l'incrustation continue de sa surface; et qu'une époque a dû venir, époque précédant immédiatement une nouvelle décharge, où la diminution de la lumière et de la chaleur a été matériellement très-sensible. Or nous savons qu'il est resté de ces changements des traces faciles à reconnaître. Sur les îles Melville, pour ne prendre qu'un exemple entre cent, nous trouvons des témoignages d'une végétation plus que tropicale, des traces de plantes qui n'auraient jamais pu fleurir sans une chaleur et une lumière immensément plus grandes que celles que notre Soleil peut actuellement donner à aucune partie de la Terre. Devons-nous rapporter cette végétation à l'époque qui a suivi immédiatement l'émission de la planète Vénus? A cette époque a dû se produire pour nous la plus grande somme d'influence solaire, et cette influence a dû, dans le fait, atteindre alors son maximum; naturellement nous négligeons la période de l'émission de la Terre, qui fut sa période de simple organisation.
D'autre part, nous savons qu'il existe des soleils non lumineux, c'est-à-dire des soleils dont nous déterminons l'existence par les mouvements des autres, mais dont la luminosité n'est pas suffisante pour agir sur nous. Ces soleils sont-ils invisibles simplement à cause de la longueur de temps écoulé depuis qu'ils ont produit une planète? Et en revanche, ne pouvons-nous pas, au moins dans de certains cas, expliquer les apparitions soudaines de soleils sur des points où nous n'en avions pas jusqu'à présent soupçonné l'existence, en supposant qu'ayant tourné avec des surfaces durcies pendant les quelques milliers d'années qui composent notre histoire astronomique, ils ont pu enfin, après avoir produit un nouvel astre secondaire, déployer les splendeurs de leur partie intérieure toujours incandescente? Quant au fait bien certain de l'accroissement proportionnel de chaleur à mesure que nous pénétrons dans l'intérieur de la Terre, il suffit de le rappeler en passant, et il sert à corroborer aussi fortement que possible tout ce que j'ai dit sur le sujet actuellement en question.
En parlant de l'influence répulsive ou électrique, je faisais observer tout à l'heure que les phénomènes importants de vitalité, de conscience et de pensée, étudiés soit dans leur généralité, soit dans leur détail, semblaient procéder en raison de l'hétérogénéité. Je disais aussi que je reviendrais sur cette idée; et c'est ici, je crois, le moment de le faire. Si nous regardons d'abord la chose dans le détail, nous voyons que ce n'est pas seulement la manifestation de la vitalité, mais aussi son importance, ses conséquences et l'élévation de son caractère, qui sont en parfait accord avec l'hétérogénéité, ou complexité, de la structure animale. Si nous examinons maintenant la question dans sa généralité, et si nous en référons aux premiers mouvements des atomes vers une constitution massive, nous voyons que l'hétérogénéité est toujours en proportion de la condensation, par qui elle a été directement amenée. Nous arrivons ainsi à cette proposition, que l'importance du développement de la vitalité terrestre procède en raison égale de la condensation terrestre.
Or, ceci est en accord précis avec ce que nous savons de la succession des animaux sur la Terre. A mesure que celle-ci s'est condensée, des races de plus en plus perfectionnées ont apparu. Est-il impossible que les révolutions géologiques successives qui ont accompagné, si elles ne les ont pas immédiatement causées, ces élévations successives du caractère de vitalité,—est-il improbable que ces révolutions elles-mêmes aient été produites par les décharges planétaires successives du Soleil,—en d'autres termes, par les variations successives de l'influence du Soleil sur la Terre? Si cette idée paraît juste, if n'est pas déraisonnable de supposer que la décharge d'une nouvelle planète, plus proche du centre que Mercure, puisse amener une nouvelle modification de la surface terrestre,—modification d'où tirerait sa naissance une race matériellement et spirituellement supérieure à l'Homme. Ces pensées me frappent avec toute la force de la vérité, mais je ne les émets ici qu'en tant que pures suggestions.
La Théorie de Laplace a reçu récemment, par les mains du philosophe Comte, une confirmation plus forte encore qu'if n'était nécessaire. Ainsi ces deux savants ensemble ont montré,—non pas, certainement, que la Matière ait positivement existé, à une époque quelconque, à l'état de diffusion nébuleuse, tel que nous l'avons décrit,—mais que, si l'on veut bien admettre qu'elle ait ainsi existé dans tout l'espace et bien au delà de l'espace occupé maintenant par notre système solaire, et qu'elle ait commencé un mouvement vers un centre,—ils ont démontré, dis-je, que dans ce cas elle a dû adopter les formes variées et les mouvements que nous voyons maintenant se développer dans ce système. Une démonstration telle que celle-ci, dynamique et mathématique, aussi complète qu'une démonstration peut l'être, incontestable et incontestée, excepté peut-être par la secte impuissante et pitoyable des douteurs de profession, simples fous qui nient la loi newtonienne de la Gravitation, sur laquelle sont basés les résultats des mathématiciens français,—une démonstration telle que celle-là doit, pour beaucoup d'intelligences (et pour la mienne il en est ainsi), confirmer l'hypothèse cosmique sur laquelle elle s'appuie.
Que la démonstration ne prouve pas l'hypothèse, selon le sens ordinaire attribué au mot preuve, naturellement je l'admets. Montrer que certains résultats existants, que certains faits reconnus peuvent être, même mathématiquement, expliqués par une certaine hypothèse, ce n'est pas établir l'hypothèse elle-même. En d'autres termes, montrer que certaines données ont pu et même ont dû engendrer certain résultat existant, n'est pas suffisant pour prouver que ce résultat est la conséquence des données en question; il faut encore démontrer qu'il n'existe pas et qu'il ne peut pas exister d'autres données capables de donner naissance au même résultat. Mais dans le cas actuellement en discussion, bien que tout le monde doive reconnaître l'absence de ce que nous avons l'habitude d'appeler preuve, il y a cependant beaucoup d'esprits, et ceux-là de l'ordre le plus élevé, pour qui aucune preuve n'ajouterait un iota de certitude. Sans entrer dans des détails qui touchent au domaine nuageux de la métaphysique, je puis faire observer que dans des cas semblables la force de conviction sera toujours, pour les véritables penseurs, proportionnée à la somme de complexité comprise entre l'hypothèse et le résultat. Soyons moins abstrait:—la quantité de complexité reconnue dans les conditions cosmiques, en augmentant proportionnellement la difficulté d'expliquer toutes ces conditions, fortifie en même temps, et dans la même proportion, notre confiance dans l'hypothèse qui nous sert à nous en rendre compte d'une manière satisfaisante;—et comme on ne peut pas concevoir une complexité plus grande que celle des conditions astronomiques, de même il ne peut pas exister de conviction plus forte, pour mon esprit du moins, que celle fournie par une hypothèse qui, non-seulement concilie ces conditions avec une exactitude mathématique et les réduit en un tout consistant et intelligible, mais encore se trouve être la seule hypothèse au moyen de laquelle l'esprit humain ait jamais pu s'en rendre compte.
Une opinion très-mal fondée a récemment pris cours dans le monde et même dans les cercles scientifiques, à savoir que ladite Théorie Cosmogonique avait été renversée. Cette imagination est née du compte rendu de certaines observations récentes faites, à l'aide du grand télescope de Cincinnati et du célèbre instrument de lord Rosse, dans ces parties du ciel qui ont été jusqu'à ce jour appelées nébuleuses. Certaines taches du firmament, qui présentaient, même dans les plus puissants de nos vieux télescopes, une apparence de nébulosité ou de brume, avaient été regardées pendant longtemps comme une confirmation de la théorie de Laplace. On les prenait pour des étoiles subissant cette condensation dont j'ai essayé de décrire les modes. Ainsi on supposait que nous possédions la preuve oculaire de la vérité de l'hypothèse,—preuve qui, pour le dire en passant, s'est toujours trouvée sujette à controverse; et quoique, de temps à autre, certains perfectionnements télescopiques nous permissent de voir qu'une tache, çà et là, que nous avions classée parmi les nébuleuses, n'était en réalité qu'un groupe d'étoiles tirant simplement son caractère nébuleux de l'immensité de la distance, toutefois on ne pensait pas qu'un doute pût exister relativement à la nébulosité positive d'autres masses nombreuses, véritables places-fortes des nébulistes, qui semblaient défier tout effort de ségrégation. De ces dernières, la plus intéressante était la grande nébuleuse dans la constellation d'Orion; mais celle-ci, examinée à travers les magnifiques télescopes modernes, se trouva résolue en une simple collection d'étoiles. Or, ce fait fut généralement accepté comme concluant contre l'Hypothèse Cosmique de Laplace; et à l'annonce des découvertes en question, le défenseur le plus enthousiaste, le vulgarisateur le plus éloquent de la théorie, le docteur Nichol, alla jusqu'à admettre la nécessité d'abandonner une idée qui avait fait la matière de son plus honorable livre.[2]
Plusieurs de mes lecteurs seront sans doute portés à dire que le résultat de ces nouvelles investigations a au moins une forte tendance à renverser l'hypothèse, tandis que d'autres, plus réfléchis, insinueront seulement que, bien que la théorie ne soit nullement détruite par la ségrégation desdites nébuleuses, cependant l'impossibilité d'opérer cette ségrégation, même avec de si puissants instruments, aurait servi à corroborer triomphalement la théorie; et ces derniers seront peut-être surpris de m'entendre dire que je n'adopte même pas leur opinion. Si les propositions de ce discours ont été bien comprises, on verra qu'à mon point de vue l'impossibilité d'opérer la ségrégation aurait servi à réfuter plutôt qu'à confirmer l'Hypothèse Cosmique.
Je m'explique:—Nous pouvons considérer comme démontrée la Loi newtonienne de la Gravitation. Cette loi, on s'en souvient, je l'ai attribuée à la réaction du premier Acte Divin,—à une réaction dans l'exercice de la Volition Divine, ayant à surmonter temporairement une difficulté. Cette difficulté, c'était de transformer forcément le normal en anormal,—de contraindre ce qui, dans sa condition originelle et légitime, était Un, à se soumettre à la condition vicieuse de Pluralité. C'est seulement en supposant la difficulté temporairement vaincue que nous pouvons comprendre une réaction. Il n'y aurait eu aucune réaction, si l'acte avait été infiniment continué. Tant que l'acte a duré, aucune réaction, évidemment, n'a pu commencer; en d'autres termes, aucune gravitation n'a pu avoir lieu;—car nous avons admis que l'une n'était que la manifestation de l'autre. Mais la gravitation a eu lieu; donc l'acte de la Création avait cessé; et, la gravitation s'étant manifestée depuis un long temps, il faut en conclure que l'acte de la Création a cessé aussi depuis un long temps. Nous ne pouvons donc pas espérer l'occasion d'observer les procédés primitifs de la Création; et la condition de nébulosité, comme nous l'avons expliqué, fait partie de ces procédés primitifs.
De ce que nous savons de la marche de la lumière nous tirons la preuve directe que les étoiles les plus éloignées existent, sous leur forme actuellement visible, depuis un nombre inconcevable d'années. Il faut donc remonter dans le passé an moins jusqu'à la période où ces étoiles subirent la condensation, pour marquer l'époque où commença l'opération qui a constitué les masses. Si, d'un côté, nous concevons cette opération comme continuant encore dans le cas de certaines nébuleuses, de l'autre, nous voyons qu'en beaucoup d'autres cas elle est complètement finie, et c'est ce qui nous jette forcément dans des hypothèses pour lesquelles aucune base réelle ne nous est offerte;—nous sommes obligés d'imposer à la Raison révoltée l'idée blasphématoire d'une interposition spéciale;—de supposer que, dans les cas particuliers de ces nébuleuses, un Dieu infaillible a jugé nécessaire d'introduire certains règlements supplémentaires, certains perfectionnements de la loi générale, certaines retouches et corrections, en un mot, qui ont eu pour effet de reculer l'achèvement de ces étoiles particulières, pendant des siècles innombrables, au delà de l'ère qui avait suffi non-seulement pour parfaire la constitution des autres corps stellaires, mais même pour les doter d'une vieillesse chenue et déjà inexprimable.
Sans doute on peut objecter immédiatement que, puisque la lumière grâce à laquelle nous percevons ces nébuleuses est simplement celle qui s'est détachée de leur surface depuis un nombre immense d'années, les progrès de création observés actuellement, ou que nous supposons observés actuellement, ne sont pas en réalité des progrès actuels, mais les fantômes des progrès accomplis dans un passé déjà lointain;—ce qui est un raisonnement absolument semblable à celui que j'ai affirmé relativement à tous les progrès tendant à la constitution des autres masses.
A ceci je réponds-que la condition actuellement observée des corps condensés n'est pas non plus leur condition actuelle, mais une déjà obtenue dans le passé; de sorte que mon argument tiré de la condition relative des étoiles et des nébuleuses n'est en aucune manière infirmé. En outre, ceux qui affirment l'existence des nébuleuses ne placent pas la nébulosité à une extrême distance; ils déclarent que c'est une nébulosité réelle et non pas perspective. Si nous concevons qu'une masse nébuleuse puisse être, en quelque façon, visible, nous devons la concevoir comme placée très-près de nous, en comparaison des étoiles solidifiées que les télescopes modernes présentent à notre vue. Affirmer que les apparences en question sont de réelles nébuleuses, c'est affirmer, pour notre point de vue, leur proximité relative. Donc leur condition, telle qu'elle se montre maintenant à nous, doit être rapportée à une époque bien moins éloignée que celle à laquelle nous rapportons la condition actuellement observée de la majorité au moins des étoiles.—Pour finir en un mot, si l'Astronomie pouvait démontrer l'existence d'une nébuleuse, dans le sens qu'on donne présentement à ce terme, je considérerais la Théorie Cosmogonique, non pas comme fortifiée par cette démonstration, mais comme irréparablement renversée.
Cependant, pour ne rendre à César que juste ce qui appartient à César, qu'il me soit permis de faire observer que l'hypothèse qui a conduit Laplace à un si glorieux résultat semble lui avoir été, en grande partie, suggérée par une fausse conception,—par cette même fausse conception dont nous venons de parler,—par la méprise générale relative au caractère des prétendues nébuleuses. Lui aussi, il supposait qu'elles étaient en réalité ce qu'implique leur désignation. Le fait est que ce grand homme avait, très-justement, une foi médiocre dans ses propres facultés de perception. Ainsi, relativement à l'existence positive des nébuleuses, existence si présomptueusement affirmée par les astronomes ses contemporains, il s'appuyait bien moins sur ce qu'il voyait que sur ce qu'il entendait dire.
On verra que les seules objections valables qu'on puisse opposer à sa théorie sont celles faites à l'hypothèse prise en elle-même, à ce qui l'a suggérée et non à ce qu'elle suggère, aux propositions qui l'accompagnent plutôt qu'à ses résultats. La supposition la moins justifiée de Laplace consiste à donner aux atomes un mouvement vers un centre, malgré qu'il comprenne évidemment les atomes comme s'étendant, dans une succession illimitée, à travers l'espace universel. J'ai déjà montré qu'avec de telles données aucun mouvement n'aurait pu avoir lieu; ainsi Laplace pour supposer un mouvement, se place sur une base aussi peu philosophique qu'elle est inutile pour établir ce qu'il voulait établir.
Son idée originale semble avoir été un composé des vrais atomes d'Épicure et des pseudo-nébuleuses de ses contemporains; et ainsi sa théorie se présente à nous avec la singulière anomalie d'une vérité absolue, déduite, comme résultat mathématique, d'une création hybride de l'imagination antique mariée au sens obtus moderne. La force réelle de Laplace consistait, en somme, dans un instinct mathématique presque miraculeux; c'était là-dessus qu'il s'appuyait; jamais cet instinct ne lui a manqué; jamais il ne l'a trompé. Dans le cas de la Cosmogonie, il l'a conduit, les yeux bandés, à travers un labyrinthe d'Erreur, vers un des plus lumineux et des plus prodigieux temples de Vérité.
[1] Je suis prêt à démontrer que la révolution anormale des satellites d'Uranus est simplement une anomalie perspective provenant de l'inclinaison de l'axe de la planète. E. P.
[2] Tableau de l'Architecture des deux.—Une lettre attribuée au Docteur Nichol, écrivant à un ami d'Amérique, a fait le tour de nos journaux, il y a environ deux ans, qui admettait la nécessité à laquelle je fais allusion. Dans une lecture postérieure, M. Nichol semble toutefois avoir triomphé en quelque sorte de la nécessité, et ne renonce pas absolument à la théorie, bien qu'il ait l'air de s'en moquer un peu comme d'une pure hypothèse. Avant les expériences de Maskelyne, qu'était donc la Loi de Gravitation? Une hypothèse. Et qui mettait en question cette loi, même alors?
X
Imaginons, pour le moment, que l'anneau projeté le premier par le Soleil, c'est-à-dire l'anneau qui, en se brisant, a constitué Neptune, ne se soit brisé que lors de la projection de l'anneau qui a donné naissance à Uranus; que ce dernier anneau, de son côté, soit resté intact jusqu'à l'émission de celui dont est né Saturne; que ce dernier, à son tour, ait gardé sa forme entière jusqu'à l'émission de celui qui a été l'origine de Jupiter, et ainsi de suite. Imaginons, en un mot, qu'aucune rupture n'ait eu lieu parmi les anneaux jusqu'à la projection finale de celui qui a donné naissance à Mercure. Nous créons ainsi pour l'œil de l'esprit une série de cercles concentriques coexistants, et les considérant en eux-mêmes aussi bien que dans le mode suivant lequel, selon l'hypothèse de Laplace, ils ont été engendrés, nous apercevons tout d'abord une très singulière analogie entre les couches atomiques et le mode d'irradiation originelle tel que je l'ai décrit. Est-il impossible, en mesurant les forces respectives qui ont projeté successivement chaque cercle planétaire, c'est-à-dire en mesurant la force excédante successive de rotation par rapport à la force de gravitation, laquelle a occasionné les éruptions successives, de trouver l'analogie en question plus décidément confirmée? Est-il improbable que nous découvrions que ces forces ont varié,—comme dans l'irradiation originelle,—proportionnellement avec les carrés des distances?
Notre système solaire, consistant principalement en un Soleil, avec seize planètes à coup sûr, et peut-être un peu plus, qui roulent autour de lui à des distances variées, et qui sont accompagnées certainement de dix-sept lunes, mais très-probablement de quelques autres, doit être maintenant considéré comme un des types de ces agglomérations innombrables qui ont commencé à se produire à travers la Sphère Universelle, lorsque s'est retirée la Volonté Divine. Je veux dire que nous avons à considérer notre système solaire comme fournissant un cas générique de ces agglomérations, ou, plus correctement, des conditions ultérieures auxquelles elles sont parvenues. Si nous fixons notre attention sur l'idée qui a présidé au dessein du Tout-Puissant, à savoir la plus grande somme possible de rapports et la précaution prise pour atteindre le but avec la différence de formes dans les atomes originels et l'inégalité particulière de distance, nous verrons qu'il est impossible de supposer même une minute que deux seulement de ces agglomérations commençantes soient arrivées à la fin précisément au même résultat. Nous serons plutôt inclinés à penser qu'il n'y a pas dans tout l'Univers deux corps stellaires, soleils, planètes ou lunes, qui soient semblables dans le particulier, malgré que tous le soient dans le général. Encore moins pouvons-nous imaginer que deux assemblages de tels corps, deux systèmes quelconques, puissent avoir une ressemblance plus que générale[1] M. Nos télescopes, sur ce point, confirment parfaitement nos déductions. Prenant donc notre système solaire comme type approchant ou général de tous les autres, nous sommes arrivés assez avant dans notre thème pour considérer l'Univers sous l'aspect d'un espace sphérique à travers lequel, disséminée avec une égalité purement générale, existe une certaine quantité de systèmes ayant entre eux une ressemblance purement générale.
Élargissant maintenant nos conceptions, regardons chacun de ces systèmes comme étant en lui-même un atome, ce qu'il est en réalité, quand nous ne le considérons que comme une des innombrables myriades de systèmes qui constituent l'Univers. Les prenant donc tous pour des atomes colossaux, chacun étant doué de la même indestructible tendance à l'Unité qui caractérise les atomes réels dont il est composé, nous entrons tout de suite dans un ordre nouveau d'aggrégations. Les plus petits systèmes, placés dans le voisinage d'un plus grand, devront inévitablement s'en rapprocher de plus en plus. Ici il s'en rassemblera un millier, là un million; ici peut-être un trillion,—laissant ainsi autour d'eux d'incommensurables vides dans l'espace. Et si maintenant on demande pourquoi, dans le cas de ces systèmes, de ces véritables atomes titaniques (je parle simplement d'un assemblage, et non, comme dans le cas des atomes positifs, d'une agglomération plus ou moins consolidée), si on demande pourquoi je ne pousse pas ma suggestion jusqu'à sa conclusion légitime, pourquoi je ne décris pas ces assemblages de systèmes-atomes se précipitant et se consolidant en sphères, se condensant chacun en un magnifique soleil, je réponds que ce sont là de simples mellonta, et que je ne fais que m'arrêter un instant sur le seuil terrifiant du Futur. Pour le présent, nous appelons ces assemblages des groupes, et nous les voyons dans leur état commençant de consolidation. Leur consolidation absolue est encore à venir.
Nous voici arrivés à un point d'où nous contemplons l'Univers comme un espace sphérique, parsemé inégalement de groupes. Observez que je préfère ici l'adverbe inégalement à cette phrase déjà employée: «avec une égalité purement générale.» Il est évident en fait que l'égalité de distribution diminuera en raison du progrès de l'agglomération, c'est-à-dire à mesure que les choses diminueront en nombre. Ainsi l'accroissement de l'inégalité, accroissement qui devra continuer jusqu'à une époque plus ou moins lointaine, où la plus grosse agglomération absorbera toutes les autres, ne peut être considéré que comme un symptôme confirmatif de la tendance à l'Unité.
Enfin ici il peut paraître bon de s'enquérir si les faits acquis de l'Astronomie confirment l'arrangement général que j'ai, par déduction, imposé aux mondes célestes. Or, cela est confirmé, et entièrement. L'observation télescopique, guidée par les lois de la perspective, nous permet de voir que l'Univers perceptible existe comme un groupe de groupes irrégulièrement disposés.
[1] Il n'est pas impossible que quelque perfectionnement imprévu d'optique nous révèle, parmi les innombrables variétés de systèmes, un soleil lumineux, entouré d'anneaux lumineux et non lumineux, en dedans, en dehors desquels, et entre lesquels roulent des planètes lumineuses et non lumineuses, accompagnées de lunes ayant leurs lunes, et même ces dernières possédant également leurs lunes particulières.
XI
Les groupes dont est composé cet universel groupe de groupes sont simplement ce que nous avons coutume de nommer nébuleuses, et parmi ces nébuleuses il en est une qui est pour l'humanité d'un intérêt suprême. Je veux parler de la Galaxie ou Voie Lactée. Elle nous intéresse, d'abord et évidemment, en raison de sa grande supériorité, par son volume apparent, non-seulement sur tout autre groupe du firmament, mais même sur tous les autres groupes pris ensemble. Le plus grand de ces derniers n'occupe comparativement qu'un point dans l'espace et ne se laisse voir distinctement qu'à l'aide du télescope. La Galaxie traverse tout le ciel et se montre brillante à l'œil nu. Mais elle intéresse l'homme particulièrement, quoique moins immédiatement, en ce qu'elle fait partie de fa région où il est situé, de la région de fa Terre sur laquelle il vit, de la région du Soleil autour duquel tourne cette Terre, de la région de tout le système d'astres dont le « Soleil est le centre et l'astre principal, fa Terre, un des seize secondaires ou une des planètes, la Lune, un des dix-sept tertiaires ou satellites. La Galaxie, je le répète, n'est qu'un des groupes dont j'ai parlé, une de ces prétendues nébuleuses, qui ne se révèlent à nous quelquefois qu'à l'aide du télescope, et comme de faibles taches brumeuses dans différentes parties du ciel. Nous n'avons aucune raison de supposer que la Voie Lactée soit en réalité plus vaste que la moindre de ces nébuleuses. Sa grande supériorité de volume n'est qu'apparente, et vient de sa position relativement à nous, c'est-à-dire de notre position à nous qui en occupons le milieu. Quelque étrange que cette assertion puisse paraître tout d'abord à ceux qui ne sont pas versés dans l'Astronomie, l'astronome, lui, n'hésite pas à affirmer que nous sommes placés au milieu de cette inconcevable multitude d'étoiles, de soleils, de systèmes qui constituent la Galaxie. En outre, non-seulement nous avons, non-seulement notre Soleil a le droit de revendiquer la Galaxie comme étant son groupe spécial; mais on peut dire, avec une légère réserve, que toutes les étoiles distinctement visibles du firmament, toutes les étoiles visibles à l'œil nu, ont le droit de s'en réclamer également.
Une idée bien fausse a été conçue relativement à la forme de la Galaxie, de laquelle il est dit, dans presque tous nos traités astronomiques, qu'elle ressemble à celle d'un Y capital. En réalité, le groupe en question a une certaine ressemblance générale, très-générale, avec la planète Saturne, enfermée dans son triple anneau. Au lieu du globe solide de cette planète, nous devons toutefois nous figurer une île stellaire ou collection lenticulaire d'étoiles; notre Soleil étant placé excentriquement, près du bord de l'île, du côté qui est le plus rapproché de la constellation de la Croix et le plus éloigné de celle de Cassiopée. L'anneau qui l'entoure, dans la partie qui avoisine notre position, est marqué d'une entaille longitudinale qui, en effet, lui donne, aperçu de notre région, l'apparence vague d'un Y capital.
Cependant il ne faut pas que nous tombions dans cette erreur, de concevoir cette ceinture, peu définie d'ailleurs, comme tout à fait séparée, comparativement parlant, du groupe lenticulaire également indéfini qu'elle entoure; et ainsi, pour rendre notre explication plus claire, nous pouvons dire de notre Soleil qu'il est positivement situé sur le point de l'Y où se rencontrent les trois lignes qui le composent, et, nous figurant cette lettre comme douée d'une certaine solidité, d'une certaine épaisseur, très-minime en comparaison de sa longueur, nous pouvons dire que notre position est dans le milieu de cette épaisseur. En nous figurant que nous sommes placés ainsi, nous n'éprouverons plus aucune peine à nous rendre compte des phénomènes en question, qui sont uniquement des phénomènes de perspective. Quand nous regardons en haut ou en bas, c'est-à-dire quand nous jetons les yeux dans le sens de Y épaisseur de la lettre, notre regard rencontre un moins grand nombre d'étoiles que lorsque nous jetons les yeux dans le sens de sa longueur, ou le long d'une des trois lignes qui la composent. Naturellement, les étoiles, dans le premier cas, apparaissent comme éparpillées, et, dans le second, comme accumulées. Renversons, s'il vous plaît, l'explication: un habitant de la Terre qui regarde la Galaxie, comme nous disons ordinairement, la considère alors dans un des sens de sa longueur;—il regarde le long des lignes de l'Y; mais quand, regardant dans le Ciel général, il détourne ses yeux de la Galaxie, il la voit alors dans le sens de l'épaisseur de la lettre; et c'est pour cela que les étoiles lui semblent clair-semées, quoique, en réalité, elles soient aussi rapprochées, en moyenne, que dans la partie massive du groupe. Il n'y a pas de considération qui soit mieux faite pour donner une idée de l'effrayante étendue de ce groupe.
Si, avec un télescope d'une profonde puissance, nous examinons soigneusement le firmament, nous découvrirons une ceinture de groupes, faite de ce que nous avons jusqu'à présent nommé des nébuleuses,—une bande, d'une largeur variable, s'étendant d'un horizon à l'autre, et coupant à angle droit la direction générale de la Voie Lactée. Cette bande est le dernier groupe de groupes. Cette ceinture est l'Univers. Notre Galaxie n'est qu'un des groupes, un des moindres peut-être, qui entrent dans la composition de cette suprême bande ou ceinture universelle. L'aspect de bande ou de ceinture, que prend à nos yeux ce groupe de groupes, n'est qu'un phénomène de perspective, analogue à celui qui nous fait aussi voir notre propre groupe grossièrement sphérique, la Galaxie, sous la forme d'une ceinture traversant les Cieux et coupant le groupe universel à angles droits. Naturellement la forme du groupe qui enferme tous les autres est, en général, celle de chaque groupe individuel qui y est contenu. De même que les étoiles clair-semées que nous voyons dans le Ciel général, quand nous détournons nos regards de la Galaxie, ne sont, en réalité, qu'une partie de la Galaxie elle-même, aussi intimement mêlées à elle qu'en aucun autre point où le télescope nous les montre à l'état le plus dense,—de même les nébuleuses éparpillées, que nous apercevons sur tous les points du firmament quand nous détournons nos yeux de la ceinture Universelle, doivent être considérées comme éparpillées seulement par la perspective et comme faisant partie intégrante de l'unique Sphère suprême et Universelle.
Il n'y a pas d'erreur astronomique plus insoutenable, et il n'y en a pas qui ait obtenu une plus opiniâtre adhésion que celle qui consiste à se figurer l'Univers sidéral comme absolument illimité. Il me semble que les raisons qui nous le font croire limité, telles que je les ai énoncées à priori, sont irréfutables; mais, pour n'en plus parler, l'observation seule nous montre qu'il y a, dans de nombreuses directions autour de nous, si ce n'est dans toutes, une limite positive; ou, tout au moins, elle ne nous fournit aucun motif pour penser autrement. Si la succession des étoiles était illimitée, l'arrière-plan du ciel nous offrirait une luminosité uniforme, comme celle déployée par la Galaxie, puisqu'il n'y aurait absolument aucun point, dans tout cet arrière-plan, où n'existât une étoile. Donc, dans de telles conditions, la seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d'innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu'aucun rayon n'ait jamais pu parvenir jusqu'à nous. Qu'il en puisse être ainsi, qui oserait s'aviser de le nier? Je maintiens simplement que nous n'avons pas même l'ombre d'une raison pour croire qu'il en est ainsi.
En parlant de la propension vulgaire à considérer tous les corps de la Terre comme tendant seulement vers le centre de la Terre, je faisais observer que «sauf certaines exceptions dont il serait fait mention plus tard, chaque corps de la Terre tendait, non-seulement vers le centre de la Terre, mais encore vers toute autre direction concevable.» Le mot exceptions avait trait à ces vides fréquents dans le Ciel, où l'examen le plus minutieux non-seulement ne découvre pas de corps stellaires, mais ne trouve même pas d'indices quelconques de leur existence. Là, des gouffres béants, plus noirs que l'Erèbe, nous apparaissent comme des échappées ouvertes, à travers les murs limitrophes de l'Univers Sidéral, sur l'Univers illimité du Vide. Or, tout corps existant sur la Terre est exposé, soit par son mouvement propre, soit par celui de la Terre, à traverser ou à longer un de ces vides ou abîmes cosmiques, et il est évident qu'en ce moment il cesse d'être attiré dans la direction du Vide et qu'il est conséquemment plus lourd qu'à aucune autre époque, soit avant, soit après. Indépendamment, toutefois, de la considération de ces vides, et ne nous occupant que de la distribution généralement inégale des étoiles, nous voyons, que la tendance absolue des corps de la Terre vers le centre de la Terre est dans un état de variation perpétuelle.
Nous comprenons donc l'insulation de notre Univers. Nous percevons l'isolement de l'Univers, c'est-à-dire de tout ce que nos sens peuvent saisir. Nous savons qu'il existe un groupe de groupes, une agglomération autour de laquelle, de tous côtés, s'étend un incommensurable Espace désert fermé à toute perception humaine. Mais, parce que nous sommes obligés de nous arrêter sur les confins de cet Univers Sidéral, nos sens ne pouvant plus nous fournir de témoignage, est-il juste de conclure qu'en réalité il n'existe pas de point matériel au delà de celui qu'il nous a été permis d'atteindre? Avons-nous, ou n'avons-nous pas le droit analogique d'inférer que cet Univers sensible, que ce groupe de groupes, n'est qu'un morceau d'une série de groupes de groupes, dont les autres nous restent invisibles à cause de la distance,—soit parce que la diffusion de leur lumière, avant qu'elle parvienne jusqu'à nous, est si excessive qu'elle ne peut produire sur notre rétine aucune impression lumineuse, soit parce qu'il n'existe aucune espèce d'émanation lumineuse dans ces mondes inexprimablement distants, ou enfin parce que l'intervalle qui nous en sépare est si vaste que, depuis des myriades d'années écoulées, leurs effluves électriques n'ont pas encore pu le franchir?
Avons-nous quelques droits à faire de telles suppositions, avons-nous quelque motif pour accepter de telles visions? Si nous avons ce droit à un degré quelconque, nous avons aussi le droit de leur donner une extension infinie.
Le cerveau humain a évidemment un penchant vers l'Infini et caresse volontiers ce fantôme d'idée. Il semble aspirer vers cette conception impossible avec une ferveur passionnée, avec l'espérance d'y croire intellectuellement aussitôt qu'il l'a conçue. Ce qui est général parmi toute la race humaine, aucun individu n'a sans doute le droit de le considérer comme anormal; néanmoins, il peut exister une classe d'intelligences supérieures pour qui ce tour d'esprit populaire porte tout le caractère d'une monomanie.
Ma question, cependant, n'a pas encore trouvé sa réponse—Avons-nous le droit de supposer, ou plutôt d'imaginer une succession interminable de groupes de groupes ou d'Univers plus ou moins semblables?
Je réponds que le droit, dans un cas tel que celui-ci, dépend absolument de la hardiesse de l'imagination qui s'avise d'y prétendre. Qu'il me soit permis seulement de déclarer que je me sens, pour mon compte personnel, porté à imaginer (je n'ose pas me servir d'un terme plus affirmatif) qu'il existe réellement une succession illimitée d'Univers, plus ou moins semblables à celui dont nous avons connaissance, à celui-là seul dont nous aurons jamais connaissance,—du moins jusqu'au moment où notre Univers particulier rentrera dans l'Unité. Cependant, si de tels groupes de groupes existent,—et ils existent,—il est suffisamment clair que, n'ayant pas de participation dans notre origine, ils ne participent pas à nos lois. Ils ne nous attirent pas et nous ne les attirons pas. Leur matière, leur esprit ne sont pas les nôtres, ne sont pas ce qui agit, influe dans une partie quelconque de notre Univers. Ils ne pourraient impressionner ni nos sens ni nos âmes. Entre eux et nous, les considérant tous pour un moment collectivement, il n'y a pas d'influences communes. Chacun existe, à part et indépendant, dans le sein de son Dieu propre et particulier.
XII
Dans la conduite de ce Discours, je vise moins à l'ordre physique qu'au métaphysique. La clarté avec laquelle les phénomènes, même matériels, sont présentés à l'intelligence dépend très-peu, il y a longtemps que j'en ai acquis l'expérience, d'un arrangement purement naturel, et naît presque entièrement de l'arrangement moral. Si donc j'ai l'air de m'abandonner à des digressions et de sauter trop vite d'un point à un autre de mon sujet, qu'il me soit permis de dire qu'en faisant ainsi j'ai l'espoir de mieux conserver, sans la rompre, cette chaîne d'impressions graduées, par laquelle seule l'intelligence de l'Homme peut embrasser les grandeurs dont je parle et les comprendre dans leur majestueuse totalité.
Jusqu'à présent, notre attention s'est dirigée presque exclusivement vers un groupement général et relatif des corps stellaires dans l'espace. De spécification, nous n'en avons fait que très-peu; et les quelques idées relatives à la quantité, c'est-à-dire au nombre, à la grandeur et à la distance, que nous avons émises, ont été amenées accessoirement et en manière de préparation pour des conceptions plus définitives. Essayons maintenant d'atteindre à ces dernières.
Notre système solaire, comme nous l'avons déjà dit, consiste principalement en un soleil et seize planètes au moins, auxquelles, très-probablement, s'ajoutent quelques autres, qui tournent autour de lui comme centre, accompagnées de dix-sept lunes connues et peut-être de quelques autres que nous ne connaissons pas encore. Ces divers corps ne sont pas de véritables sphères, mais des sphéroïdes aplatis, des sphères comprimées dans la région des pôles de l'axe imaginaire autour duquel elles tournent, l'aplatissement étant une conséquence de la rotation. Le Soleil n'est pas absolument le centre du système; carie Soleil lui-même, avec toutes les planètes, roule autour d'un point de l'espace perpétuellement variable, qui est le centre général de gravité du système. Nous ne devons pas non plus considérer les lignes sur lesquelles se meuvent ces différents sphéroïdes,—les lunes autour des planâtes, les planètes autour du Soleil, ou le Soleil autour du centre commun,—comme des cercles dans le sens exact du mot. Ce sont, en réalité, des ellipses, l'un des foyers étant le point autour duquel se fait la révolution. Une ellipse est une courbe retournant sur elle-même, qui a un de ses diamètres plus long que l'autre. Sur le diamètre le plus long sont deux points, également distants du milieu de la ligne, et, d'ailleurs, situés de telle façon que si, à partir de chacun d'eux, on tire une ligne droite vers un point quelconque de la courbe, la somme des deux lignes réunies sera égale au plus grand des diamètres. Concevons donc une ellipse de cette nature. A l'un des points en question, qui sont les foyers, fixons une orange. Par un fil élastique unissons cette orange à un pois, et plaçons ce dernier sur la circonférence de l'ellipse. Le fil élastique, naturellement, varie en longueur à mesure que nous faisons mouvoir le pois, et forme ce que nous appelons en géométrie un radius vector. Or, si l'orange est prise pour le Soleil et le pois pour une planète tournant autour de lui, la révolution devra se faire avec une vitesse variable plus ou moins grande, mais telle que le radius vector franchira des aires égales en temps égaux. La marche du pois sera donc ou, en d'autres termes, la marche de la planète est lente à proportion de son éloignement du Soleil, rapide à proportion de sa proximité. Ces planètes, en outre, se meuvent d'autant plus lentement qu'elles sont situées plus loin du Soleil, les carrés de leurs périodes de révolution étant entre eux dans la même proportion que les cubes de leurs distances moyennes du Soleil.
On comprend que les lois terriblement complexes de révolution que nous décrivons ici ne règnent pas seulement dans notre système. Elles dominent partout où domine l'Attraction. Elles régissent l'Univers. Chaque point brillant du firmament est sans doute un Soleil lumineux, ressemblant au nôtre, au moins dans son caractère général, et accompagné d'une plus ou moins grande quantité de planètes plus ou moins grosses, dont la luminosité encore attardée ne peut pas se manifester à nous à une si grande distance, mais qui, néanmoins, roulent, escortées de leurs lunes, autour de leurs centres sidéraux, obéissant aux principes que nous avons constatés, obéissant aux trois lois absolues de révolution, aux trois immortelles lois devinées par l'esprit imaginatif de Kepler et subséquemment expliquées et démontrées par l'esprit patient et mathématique de Newton. Dans une certaine tribu de philosophes, qui font vanité de ne s'appuyer que sur les faits positifs, il est beaucoup trop à la mode de se moquer de toute spéculation et de la flétrir de la vague et élastique appellation d'œuvre conjecturale. La valeur de celui qui conjecture, tel est le point à examiner. En conjecturant de temps à autre avec Platon, nous dépenserons notre temps avec plus d'utilité qu'en écoutant une démonstration d'Alcmæon.
Dans maint ouvrage d'astronomie, je vois qu'il est nettement établi que les lois de Kepler sont la base du grand principe de la Gravitation. Cette idée a dû naître de ce fait, que la divination de ces lois par Kepler et sa démonstration postérieure de leur existence positive ont poussé Newton à les expliquer par l'hypothèse de la Gravitation et, finalement, à les démontrer à priori, comme conséquences nécessaires du principe hypothétique. Ainsi, bien loin d'être la base de la Gravitation, les lois de Kepler ont la Gravitation pour base, et il en est de même, d'ailleurs, de toutes les lois de l'Univers matériel qui ne se rapportent pas uniquement à la Répulsion.
La distance moyenne de la Terre à la Lune, c'est-à-dire la distance qui nous sépare du corps céleste le plus voisin de nous, est de 237,000 milles. Mercure, la planète la plus proche du Soleil, est éloignée de lui de 37 millions de milles. Vénus, qui vient après, tourne à une distance de 68 millions de milles; la Terre, à son tour, à une distance de 95 millions; Mars, à la distance de 144 millions. Puis viennent les huit astéroïdes (Cérès, Junon, Vesta, Pallas, Astrée, Flore, Iris et Hébé), à une distance moyenne d'environ 250 millions. Puis nous trouvons Jupiter, distant de 490 millions; puis Saturne, de 900 millions; puis Uranus, de 1,900 millions; finalement Neptune, récemment découvert et tournant à une distance de 2,800 millions. Laissant Neptune de côté, sur qui nous n'avons pas jusqu'à présent des documents très-exacts, et qui est peut-être une planète appartenant à un système d'Astéroïdes, on peut voir que, dans de certaines limites, il existe entre les planètes un ordre d'intervalles. Pour parler d'une manière approximative, nous pouvons dire que chaque planète est, relativement au Soleil, située à une distance double de celle qui la précède. L'ordre en question, que nous exposons ici,—la loi de Bode,—ne pourrait-il pas être déduit de l'examen de l'analogie existant, ainsi que je l'ai suggéré, entre la décharge solaire des anneaux et le mode de l'irradiation atomique?
Quant aux nombres cités à la hâte dans cette table sommaire des distances, il y aurait folie à essayer de les comprendre, excepté au-point de vue des faits arithmétiques abstraits. Ces nombres ne sont pas pratiquement appréciables, lis ne comportent pas d'idées précises. J'ai dit que Neptune, la planète la plus éloignée, tournait autour du Soleil ù une distance de 2,800 millions de milles. Jusqu'ici rien de mieux; j'ai établi un fait mathématique; et, sans comprendre ce fait le moins du monde, nous pouvons le poser pour nous en servir mathématiquement. Mais même en indiquant que la Lune tourne autour de la Terre à la distance comparativement mesquine de 237,000 milles, je n'ai nullement l'espérance de faire comprendre à qui que ce soit,—de lui faire apprécier,—de lui faire sentir à quelle distance U Lune se trouve positivement de la Terre. 237,000 milles! Parmi mes lecteurs, il y en a peut-être bien peu qui n'aient pas traversé l'Océan Atlantique; et, cependant, combien d'entre eux ont une idée distincte même des 3,000 milles qui séparent les deux rivages? Je doute, en vérité, qu'il existe un homme qui puisse faire entrer dans son cerveau la plus vague conception de l'intervalle compris entre une borne milliaire et sa plus proche voisine. Cependant, nous trouvons quelque facilité pour apprécier la distance en combinant l'idée de l'espace avec l'idée de vélocité qui la suit naturellement. Le son parcourt un espace de I,100 pieds en une seconde. Or, s'il était possible à un habitant de la Terre de voir l'éclair d'un coup de canon tiré dans la Lune et d'en entendre la détonation, il lui faudrait attendre treize jours entiers, à partir du moment où il aurait aperçu le premier, pour recevoir un indice de la seconde.
Quelque faible que soit l'appréciation obtenue par ce moyen de la réelle distance de la Lune à la Terre, elle aura néanmoins cette utilité de nous faire mieux comprendre la folie de vouloir saisir par la pensée des distances telles que les 2,800 millions de milles qui séparent Neptune de notre Soleil; ou même les 95 millions de milles compris entre le Soleil et la Terre que nous habitons. Un boulet de canon, se mouvant avec la rapidité la plus grande qui ait jamais été communiquée à un boulet, ne pourrait pas traverser ce dernier intervalle en moins de 20 ans; pour le premier espace, il faudrait 590 ans.
Le diamètre réel de notre Lune est de 2,160 milles; cependant, elle est un objet comparativement si petit qu'il faudrait environ cinquante globes semblables pour en composer un aussi gros que la Terre.
Le diamètre de notre propre globe est de 7,912 milles;—mais de renonciation de ces nombres quelle idée positive prétendons-nous tirer?
Si nous montons au sommet d'une montagne ordinaire et si nous regardons autour de nous, nous apercevons un paysage qui s'étend à 40 milles dans toutes les directions, formant un cercle de 250 milles de circonférence et enfermant un espace de 5,000 milles carrés. Mais comme les portions d'une semblable perspective ne se présentent nécessairement à notre vue que l'une après l'autre, nous n'en pouvons apprécier l'étendue que faiblement et partiellement; cependant le panorama tout entier ne représente que la quarante millième partie de la surface de notre globe. Si à ce panorama succédait, au bout d'une heure, un autre panorama d'égale étendue; à ce second, au bout d'une heure, un troisième; à ce troisième, au bout d'une heure, un quatrième, et ainsi de suite, jusqu'à ce que tous les décors de la Terre fussent épuisés, et si nous étions invités à examiner ces divers panoramas pendant douze heures par jour, il ne nous faudrait pas moins de neuf ans et quarante-huit jours pour achever l'examen de la collection.
Mais si la simple surface de la Terre se refuse à l'étreinte de notre imagination, que penserons-nous de sa contenance évaluée par cubes? Elle embrasse une masse de matière équivalente au moins à un poids de deux undécillions et deux cents nonillions de tonnes. Supposons cette masse à l'état de repos, et essayons de concevoir une force mécanique suffisante pour la mettre en mouvement! La force de toutes les myriades d'êtres dont notre imagination peut peupler les mondes planétaires de notre système, la force physique combinée de tous ces êtres, même en les supposant plus puissants que l'homme, ne pourrait réussir à déplacer d'un seul pouce cette masse prodigieuse.
Que devons-nous donc penser de la force nécessaire, dans de semblables conditions, pour remuer la plus grosse de nos planètes, Jupiter? Elle a un diamètre de 86,000 milles, et pourrait contenir dans sa périphérie plus de mille globes de la grandeur du nôtre. Cependant ce corps monstrueux vole positivement autour du Soleil avec une vitesse de 29,000 milles par heure, c'est-à-dire avec une rapidité quarante fois plus grande que celle d'un boulet de canon! On ne peut même pas dire que l'idée d'un tel phénomène fait tressaillir l'esprit, elle l'épouvante, elle le paralyse. Nous avons plus d'une fois occupé notre imagination à nous peindre les facultés d'un ange. Figurons-nous, à une distance d'environ 100 milles de Jupiter, un pareil être, assistant ainsi, témoin oculaire très rapproché, à la révolution annuelle de cette planète. Or, pouvons-nous, je le demande, nous faire une idée assez haute, assez immense de la puissance spirituelle de cet être idéal pour concevoir qu'à la vue de cette incommensurable masse, pirouettant juste sous ses yeux avec une vélocité tellement inexprimable, l'ange lui-même, si angélique qu'il soit, puisse ne pas être écrasé, anéanti?
Ici, toutefois, il me paraît bon de faire observer qu'en réalité nous n'avons encore parlé que d'objets comparativement insignifiants. Notre Soleil, l'astre central et dirigeant du système auquel appartient Jupiter, est non-seulement plus gros que Jupiter, mais aussi beaucoup plus gros que toutes les planètes du système prises ensemble. Ce fait est vraiment une condition essentielle de la stabilité du système lui-même. Le diamètre de Jupiter est, avons-nous dit, de 86,000 milles! Celui du Soleil est de 882,000 milles. Un habitant de ce dernier, parcourant 90 milles par jour, mettrait plus de 80 ans à faire le tour de sa plus grande circonférence. Il occupe un espace cubique de 681 septillions et 472 quintillions de milles. La Lune, ainsi qu'il a été établi, tourne autour de la Terre, à une distance de 237,000 milles, sur une orbite qui est conséquemment de près d'un million et demi de milles. Or, si le Soleil était placé sur la Terre, les deux centres coïncidant, le volume du Soleil s'étendrait, en tout sens, non-seulement jusqu'à l'orbite de la Lune, mais encore à une distance de 200,000 milles au delà.
Et ici, une fois encore, observons que nous n'avons, jusqu'à présent, parlé que de bagatelles. On a évalué la distance qui sépare Neptune du Soleil; elle est de 2,800 millions de milles; la circonférence de son orbite est donc de 17 trillions environ. Gardons d'oublier cela quand nous portons nos regards sur quelqu'une des étoiles les plus brillantes. Entre cette étoile et l'astre central de notre système, le Soleil, il y a un gouffre d'espace tel que, pour en donner l'idée, il faudrait la langue d'un archange. Donc, l'étoile que nous regardons est un être aussi séparé que possible de notre système, de notre Soleil, ou, si l'on veut, de notre étoile; cependant, supposons-la un moment placée sur notre Soleil, le centre de l'une coïncidant avec celui de l'autre, de même que nous avons supposé le Soleil lui-même placé sur la Terre. Figurons-nous maintenant l'étoile particulière que nous avons choisie s'étendant, dans tous les sens, au delà de l'orbite de Mercure,—de Vénus,—de la Terre,—et puis au delà de l'orbite de Mars,—de Jupiter,—d'Uranus, jusqu'à ce que, finalement, notre imagination ait rempli le cercle de 17 trillions de milles de circonférence, que décrit dans sa révolution la planète de Leverrier. En admettant que nous soyons parvenus à concevoir tant d'énormité, nous n'aurions pas créé une idée extravagante. Nous avons les meilleures raisons pour croire qu'il y a bien des étoiles beaucoup plus grosses que celle que nous avons supposée. Je veux dire que pour une telle croyance nous possédons la meilleure base expérimentale; et qu'en reportant notre regard vers la disposition atomique originelle, ayant pour but la diversité, que nous avons considérée comme étant une partie du plan divin dans la constitution de l'Univers, il nous deviendra facile de comprendre et d'admettre des disproportions, dans la grosseur des corps célestes, infiniment plus vastes qu'aucune de celles dont j'ai parlé jusqu'à présent. Naturellement nous devons nous attendre à trouver les corps les plus gros roulant à travers les vides les plus grands de l'Espace.
Je disais tout à l'heure que, pour nous donner une idée juste de l'intervalle qui sépare notre Soleil d'une quelconque des autres étoiles, il faudrait l'éloquence d'un archange. En parlant ainsi, je ne puis pas être accusé d'exagération; car c'est la vérité pure qu'en de certains sujets il n'est pas possible d'exagérer. Mais tâchons de poser la matière plus distinctement sous les yeux de l'esprit.
D'abord nous pouvons atteindre une conception générale, relative, de l'intervalle en question, en le comparant avec les espaces interplanétaires connus. Supposons, par exemple, que la Terre qui est, en réalité, à 95 millions de milles du Soleil, ne soit distante de ce flambeau que d'un pied seulement; Neptune se trouverait alors à une distance de quarante pieds; et l'étoile Alpha Lyrse à une distance de cent cinquante-neuf au moins.
Or, je présume que peu de mes lecteurs ont remarqué, dans la conclusion de ma dernière phrase, quelque chose de spécialement inadmissible, de particulièrement faux. J'ai dit que la distance de la Terre au Soleil étant supposée d'un pied, la distance de Neptune serait de quarante pieds, et celle d'Alpha Lyrse de cent cinquante-neuf. La proportion entre un pied et cent cinquante-neuf a peut-être semblé suffisante pour donner une impression distincte de la proportion entre les deux distances, celle de la Terre au Soleil et celle d'Alpha Lyrse au même astre. Mais mon calcul, en réalité, aurait dû se formuler ainsi: En supposant que la distance de la Terre au Soleil soit d'un pied, la distance de Neptune serait de quarante pieds, et celle d'Alpha Lyrse de cent cinquante-neuf... milles; c'est-à-dire que, dans mon premier calcul, je n'ai assigné à Alpha Lyrse que la cinq mille deux cent quatre-vingtième partie de la distance qui est la plus petite possible où cette étoile puisse être réellement située.
Poursuivons.—A quelque distance que soit une simple planète, cependant, quand nous l'examinons à travers un télescope, nous la voyons sous une certaine forme, nous la trouvons d'une certaine grosseur appréciable. Or, j'ai déjà dit quelques mots de la grosseur probable de plusieurs étoiles; néanmoins, quand nous en examinons une quelconque, même à travers le télescope le plus puissant, elle se présente à nous sans aucune forme, et, conséquemment, sans aucune dimension. Nous la voyons comme un point, et rien de plus.
Maintenant, supposons que nous voyagions la nuit, sur une grande route. Dans un champ, d'un des côtés de la route, se trouve une file de vastes objets de toute dimension, d'arbres, par exemple, dont la figure se détache distinctement sur le fond du ciel. Cette ligne s'étend à angle droit de la route jusqu'à l'horizon. Or, à mesure que nous avançons le long de la route, nous voyons ces arbres changer leurs positions respectives relativement à un certain point fixe dans cette partie du firmament qui forme le fond du tableau. Supposons que ce point fixe,—suffisamment fixe pour notre démonstration,—soit la lune qui se lève. Nous voyons tout d'abord que, pendant que l'arbre le plus proche de nous change de position relativement à la lune, et si fortement qu'il a l'air de fuir derrière nous, l'arbre qui est à la distance extrême n'a pour ainsi dire pas bougé de la place qu'il occupe relativement au satellite. Nous continuons à observer que plus les objets sont éloignés de nous, moins ils s'éloignent de leur position, et réciproquement. Nous commençons alors, à notre insu, à apprécier la distance de chaque arbre par la plus ou moins grande altération de sa position relative. Finalement nous arrivons à comprendre comment on pourrait vérifier la distance positive d'un arbre quelconque de cette rangée en se servant de la quantité d'altération relative comme d'une base dans un simple problème géométrique. Or, cette altération relative est ce que nous appelons parallaxe; et c'est par la parallaxe que nous calculons les distances des corps célestes. Appliquant le principe aux arbres en question, nous serions naturellement fort embarrassés pour calculer la distance d'un arbre, qui, si loin que nous nous avancions sur la route ne nous donnerait aucune parallaxe. Ceci, dans l'exemple que nous avons supposé, est une chose impossible; impossible simplement parce que toutes les distances sur notre Terre sont véritablement insignifiantes; si nous les comparons avec les vastes quantités cosmiques, nous pouvons dire qu'elles se réduisent absolument à néant.
Or, supposons que l'étoile Alpha Lyræ soit juste au-dessus de nos têtes et imaginons qu'au lieu d'être sur la Terre, nous soyons placés à l'un des bouts d'une ligne droite s'étendant à travers l'espace jusqu'à une distance égale au diamètre de l'orbite de la Terre, c'est-à-dire une distance de cent quatre-vingt-dix millions de milles. Ayant observé, au moyen des instruments micrométriques les plus délicats, la position exacte de l'étoile, marchons le long de cette inconcevable route, jusqu'à ce que nous ayons atteint l'autre extrémité. Ici, examinons une seconde fois l'étoile. Elle est précisément où nous l'avons laissée. Nos instruments, si délicats qu'ils soient, nous affirment que sa position relative est absolument, identiquement la même qu'au commencement de notre incommensurable voyage. Nous n'avons trouvé aucune parallaxe, absolument aucune.
Le fait est que, relativement à la distance des étoiles fixes, d'un quelconque de ces innombrables soleils qui scintillent de l'autre côté de ce terrible abîme par lequel notre système est séparé des systèmes ses frères, dans le groupe auquel il appartient, la science astronomique jusqu'à ces derniers temps n'a pu parler qu'avec une certitude négative. Considérant les plus brillantes comme les plus rapprochées, nous pouvions seulement dire, même de celles-là, que la limite en dedans de laquelle elles ne peuvent pas être situées, est à une certaine distance incommensurable;—à quelle distance au delà de cette limite sont-elles situées, nous n'avions jamais pu le calculer. Nous comprenions, par exemple, qu'Alpha Lyræ ne peut pas être à une distance moindre de dix-neuf quintillions et deux cents trillions de milles; mais, de tout ce que nous savions et de tout ce que nous savons maintenant, nous pouvons induire qu'il est peut-être à la distance représentée par le carré, le cube, ou toute autre puissance du nombre précité. Cependant, au moyen d'observations singulièrement sagaces et minutieuses, continuées avec des instruments nouveaux pendant plusieurs laborieuses années, Bessel, qui est mort récemment, avait dans les derniers temps réussi à déterminer la distance de six ou sept étoiles; entre autres celle qui est désignée par le chiffre 61 dans la constellation du Cygne. La distance calculée dans ce dernier cas est six cent soixante-dix mille fois plus grande que celle du Soleil; laquelle, il est bon de le rappeler, est de quatre-vingt-quinze millions de milles. L'étoile 61 du Cygne est donc éloignée de nous de presque soixante-quatre quintillions de milles, ou de plus de trois fois la distance la plus petite possible attribuée à Alpha Lyræ.
Si nous essayons d'apprécier cette distance à l'aide de considérations tirées de la vitesse, comme nous avons fait pour apprécier la distance de la Lune, il nous faut perdre absolument de vue des vitesses aussi insignifiantes que celles du boulet de canon ou du son. La lumière, toutefois, suivant les derniers calculs de Struve, marche avec une vitesse de cent soixante-sept mille milles par seconde. La pensée elle-même ne pourrait pas franchir cet intervalle plus rapidement, en supposant que la pensée puisse même le parcourir. Or, malgré cette inconcevable vélocité, la lumière, pour venir de l'étoile 61 du Cygne jusqu'à nous, a besoin de plus de dix ans; et conséquemment, si cette étoile était en ce moment effacée de l'Univers, elle continuerait encore pendant dix ans à briller pour nous et à verser à nos yeux sa gloire paradoxale.
Tout en gardant présente à l'esprit la conception, si faible qu'elle soit, que nous avons pu nous faire de l'intervalle qui sépare notre Soleil de l'étoile 61 du Cygne, souvenons-nous aussi que cet intervalle, quoique inexprimablement vaste, peut être considéré comme la simple distance moyenne entre les innombrables multitudes d'étoiles composant le groupe, ou nébuleuse, auquel appartient notre système, ainsi que l'étoile 61 du Cygne. En vérité, j'établis le calcul avec une grande modération; nous avons d'excellentes raisons pour croire que l'étoile 61 du Cygne est l'une des étoiles les plus rapprochées, et pour en conclure que sa distance, relativement à nous, est moindre que la distance moyenne d'étoile à étoile dans le magnifique groupe de la Voie Lactée.
Et ici, une fois encore et définitivement, il me semble bon d'observer que jusqu'à présent nous n'avons parlé que de quantités insignifiantes. Cessons de nous émerveiller de l'espace qui sépare les étoiles dans notre propre groupe ou dans tout autre groupe particulier; tournons plutôt nos pensées vers les espaces qui séparent les groupes eux-mêmes dans le groupe omnicompréhensif de l'Univers.
J'ai déjà dit que la lumière marche avec une vitesse de cent soixante-sept mille milles par seconde, c'est-à-dire de dix millions de milles par minute, ou d'environ six cent millions de milles par heure;—et cependant il est des nébuleuses qui sont tellement éloignées de nous que la lumière de ces mystérieuses régions, quoique marchant avec une telle vélocité, ne peut pas arriver jusqu'ici en moins de trois millions d'années. Ce calcul, d'ailleurs, a été fait par Herschell l'aîné, et n'a trait qu'à ces groupes comparativement rapprochés qui se trouvaient à la portée de son propre télescope. Mais il y a des nébuleuses, qui, par le tube magique de lord Rosse, nous communiquent en cet instant même l'écho des secrets qui datent d'un million de siècles. En un mot les phénomènes que nous contemplons en ce moment, dans ces mondes lointains, sont les mêmes phénomènes qui intéressaient leurs habitants il y a dix fois cent mille siècles. Dans des intervalles, dans des distances, tels que cette suggestion en impose à notre âme,—plutôt qu'à notre esprit,—nous trouvons enfin une échelle convenable où toutes nos mesquines considérations antérieures de quantité peuvent figurer comme de simples degrés.
XIII
L'imagination ainsi pleine de distances cosmiques, profitons de l'occasion pour parler de la difficulté que nous avons si souvent éprouvée, quand nous poursuivions le chemin battu de la pensée astronomique, à rendre compte de ces vides incommensurables,—à expliquer pourquoi des gouffres, si totalement inoccupés et si inutiles en apparence, se sont produits entre les étoiles,—entre les groupes,—bref, à trouver une raison suffisante de l'échelle titanique, sur laquelle, quant à l'espace seulement, l'Univers paraît avoir été construit. J'affirme que l'Astronomie a fait visiblement défaut dans cette question et n'a pas su attribuer à ce phénomène une cause rationnelle;—mais les considérations qui, dans cet Essai, nous ont conduit pas à pas, nous permettent de comprendre clairement et immédiatement que l'Espace et la Durée ne sont qu'un. Pour que l'Univers pût durer pendant une ère proportionnée à la grandeur de ses parties matérielles constitutives et à la haute majesté de ses destinées spirituelles, il était nécessaire que la diffusion atomique originelle se fît dans une étendue aussi prodigieusement vaste qu'elle pouvait l'être sans être infinie. Il fallait, en un mot, que les étoiles passassent de l'état de nébulosité invisible à l'état de solidité visible, et vieillissent en donnant successivement la naissance et la mort à des variétés inexprimablement nombreuses et complexes du développement de la vitalité;—il fallait que les étoiles accomplissent tout cela, trouvassent le temps suffisant pour accomplir toutes ces intentions divines, durant la période dans laquelle toutes choses vont effectuant leur retour vers l'Unité avec une vélocité qui progresse en raison inverse des carrés des distances, au bout desquelles est placé l'inévitable But.
Grâce à toutes ces considérations, nous n'avons aucune peine à comprendre l'absolue exactitude de l'appropriation divine. La densité respective des étoiles augmente, naturellement, à mesure que leur condensation diminue: la condensation et l'hétérogénéité marchent de pair; et par cette dernière, qui est l'indice de la première, nous pouvons estimer le développement vital et spirituel. Ainsi, par la densité des globes, nous obtenons la mesure dans laquelle leurs destinées sont remplies. A mesure qu'augmente la densité et que s'accomplissent les intentions divines, à mesure que diminue ce qui reste à accomplir, nous voyons augmenter, dans la même proportion, la vitesse qui précipite les choses vers la Fin. Et ainsi l'esprit philosophique comprendra sans peine que les intentions divines, dans la constitution des étoiles, avancent mathématiquement vers leur accomplissement;—il comprendra plus encore; il donnera à ce progrès une expression mathématique; il affirmera que ce progrès est en proportion inverse des carrés des distances où toutes les choses créées se trouvent relativement à ce qui est à la fois le point de départ et le but de leur création.
Non-seulement cette appropriation de Dieu est mathématiquement exacte, mais il y a en elle une estampille divine, qui la distingue de tous les ouvrages de construction purement humaine. Je veux parler de la complète réciprocité d'appropriation. Ainsi dans les constructions humaines une cause particulière engendre un effet particulier; une intention particulière amène un résultat particulier; mais c'est tout; nous ne voyons pas de réciprocité. L'effet ne réagit pas sur la cause; l'intention ne change pas son rapport avec l'objet. Dans les combinaisons de Dieu, l'objet est tour à tour dessein ou objet, selon la façon dont il nous plaît de le regarder, et nous pouvons prendre en tout temps une cause pour un effet, et réciproquement, de sorte que nous ne pouvons jamais, d'une manière absolue, distinguer l'un de l'autre.
Prenons un exemple. Dans les climats polaires, la machine humaine, pour maintenir sa chaleur animale, et pour la combustion dans le système capillaire, réclame une abondante provision de nourriture fortement azotée, telle que l'huile de poisson. D'autre part, nous voyons que dans les climats polaires l'huile des nombreux phoques et baleines est presque la seule nourriture que la nature fournisse à l'homme. Et maintenant dirons-nous que l'huile est mise à la portée de l'homme parce qu'elle est impérieusement réclamée, ou dirons-nous qu'elle est la seule chose réclamée parce qu'elle est la seule qu'il puisse obtenir? Il est impossible de décider la question. Il y a là une absolue réciprocité d'appropriation.
Le plaisir que nous tirons de toute manifestation du génie humain est en raison du plus ou moins de ressemblance avec cette espèce de réciprocité. Ainsi, dans la construction du plan d'une fiction littéraire, nous devrions nous efforcer d'arranger les incidents de telle façon qu'il fût impossible de déterminer si un quelconque d'entre eux dépend d'un autre quelconque ou lui sert d'appui. Prise dans ce sens, la perfection du plan est, dans la réalité, dans la pratique, impossible à atteindre, simplement parce que la construction dont il s'agit est l'œuvre d'une intelligence finie. Les plans de Dieu sont parfaits. L'Univers est un plan de Dieu.
Nous sommes maintenant arrivés à un point où l'intelligence est forcée de lutter contre sa propension à la déduction analogique, contre cette monomanie qui la pousse à vouloir saisir l'infini. Nous avons vu les lunes tourner autour des planètes; les planètes autour des étoiles; et l'instinct poétique de l'humanité,—son instinct de la symétrie, en tant que la symétrie ne soit qu'une symétrie de surface,—cet instinct, que l'Ame non-seulement de l'Homme mais de tous les êtres créés, a tiré au commencement de la base géométrique de l'irradiation universelle,—nous pousse à imaginer une extension sans fin de ce système de cycles. Fermant également nos yeux à la déduction et à l'induction, nous nous obstinons à concevoir une révolution de tous les corps qui composent lu Galaxie autour de quelque globe gigantesque que nous intitulons pivot central du tout. On se figure chaque groupe, dans le grand groupe de groupes, pourvu et construit d'une manière similaire; et en même temps, pour que l'analogie soit complète et ne fasse défaut en aucun point, on va jusqu'à concevoir tous ces groupes eux-mêmes comme tournant autour de quelque sphère encore plus auguste;—cette dernière à son tour, avec tous les groupes qui lui forment une ceinture, on croit qu'elle n'est qu'un des membres d'une série encore plus magnifique d'agglomérations, évoluant autour d'un autre globe qui lui sert de centre,—quelque globe encore plus ineffablement sublime, quelque globe, disons mieux, d'une infinie sublimité, incessamment multipliée par l'infiniment sublime. Telles sont les conditions, continuées à perpétuité, que la tyrannie d'une fausse analogie impose à l'Imagination et que la Raison est invitée à contempler, sans se montrer, s'il est possible, trop mécontente du tableau. Tel est, en général, le système d'interminables révolutions s'engendrant les unes les autres, que la Philosophie nous a habitués à comprendre et à expliquer, en s'y prenant du moins aussi adroitement qu'elle a pu. De temps à autre cependant, un véritable philosophe, dont la frénésie prend un tour très-déterminé, dont le génie, pour parler plus honnêtement, a, comme les blanchisseuses, l'habitude fortement prononcée de ne couler les choses qu'à la douzaine, nous fait voir le point précis, qui avait été perdu de vue, où s'arrête et où doit nécessairement s'arrêter cette série de révolutions.
Les rêveries de Fourier ne valent peut-être pas la peine que nous nous en moquions;—mais on a beaucoup parlé, dans ces derniers temps, de l'hypothèse de Madler,—à savoir qu'il existe, au centre de la Galaxie, un globe prodigieux, autour duquel tournent tous les systèmes du groupe. La période de révolution pour notre propre système a même été évaluée à 117 millions d'années.
On a longtemps soupçonné que notre Soleil opérait un mouvement dans l'espace, indépendamment de sa rotation, et une révolution autour du centre de gravité du système. Ce mouvement, en admettant qu'il existe, devrait se manifester par la perspective. Les étoiles, dans cette partie du firmament que nous sommes censés avoir laissée derrière nous, devraient, pendant une longue série d'années, s'accumuler en foule; celles comprises dans le côté opposé devraient avoir l'air de s'éparpiller. Or, par l'histoire de l'Astronomie, nous apprenons d'une manière vague que quelques-uns de ces phénomènes se sont manifestés. A ce sujet on a déclaré que notre système se mouvait vers un point du ciel diamétralement opposé à l'étoile Zêta Herculis;—mais c'est là peut-être le maximum de ce que nous avons logiquement le droit de conclure en cette matière. Madler, néanmoins, est allé jusqu'à désigner une étoile particulière,—Alcyone, l'une des Pléiades,—comme marquant juste, ou à peu de chose près, le point autour duquel s'accomplirait une révolution générale.
Or, puisque c'est l'analogie qui nous a tout d'abord entraînés vers ces rêves, il est naturel et convenable de nous servir de la même analogie pour en poursuivre le développement; et cette analogie qui nous a suggéré l'idée de révolution nous suggère en même temps l'idée d'un vaste globe central autour duquel elle devrait s'accomplir; —jusque-là le raisonnement de l'astronome est logique. Dynamiquement, il faudrait toutefois que cet astre central fût plus gros que tous les astres réunis qui l'entourent. Or, ils sont au nombre de 100 millions environ. «Pourquoi donc», a-t-on demandé très-naturellement, «ne voyons-nous pas ce vaste soleil central, au moins égal par sa masse à 100 millions de soleils semblables au notre? Pourquoi ne le voyons-nous pas, nous particulièrement, qui occupons la région moyenne du groupe,—le lieu même près duquel, en tout cas, doit être situé cet astre incomparable?» On répondit prestement: «Il faut qu'il soit non lumineux comme sont nos planètes.» Ici, pour s'accommoder au but, l'analogie se laissait torturer. On pouvait dire: «Nous savons qu'il existe positivement des soleils non lumineux, mais non pas dans de telles conditions.» Il est vrai que nous avons quelque raison d'en supposer de tels, mais nous n'avons certainement aucune raison pour supposer qu'il y a des soleils non lumineux entourés de soleils lumineux, ces derniers étant à leur tour environnés de planètes non lumineuses; tout cela est précisément ce dont Madler est sommé de trouver l'analogue dans les cieux; car il imagine tout cela justement à propos de la Galaxie. En admettant que la chose soit telle qu'il le dit, nous ne pouvons nous empêcher de penser combien cette question: «Pourquoi les choses sont-elles ainsi?» serait cruellement embarrassante pour les philosophes à priori.
Mais si, en dépit de l'analogie et de toute autre raison, nous reconnaissons la non-luminosité de ce grand astre central, nous pouvons toujours demander comment ce globe si énorme n'est pas rendu visible, grâce à cette effusion de lumière versée sur lui par les 100 millions de splendides soleils qui brillent dans tous les sens autour de lui. Devant cette embarrassante question, l'idée d'un soleil central positivement solide semble avoir été jusqu'à un certain point abandonnée; et l'esprit spéculatif s'est contenté d'affirmer que les systèmes du groupe accomplissaient leurs révolutions autour d'un centre immatériel de gravité qui leur était commun à tous. Ici encore, l'analogie a fait fausse route, pour se prêter à une théorie. Les planètes de notre système tournent, il est vrai, autour d'un centre commun de gravité; mais elles agissent ainsi conjointement avec un soleil matériel qui les entraîne, et dont la masse fait plus que contre-balancer le reste du système.
La circonférence mathématique est une courbe composée d'une infinité de lignes droites. Mais cette idée de la circonférence, idée qui, au point de vue de toute la géométrie ordinaire, n'en est que l'idée purement mathématique, mise en opposition de l'idée pratique, est aussi, en stricte réalité, la seule conception pratique que nous puissions façonner à notre usage pour l'intelligence de cette circonférence majestueuse à laquelle nous avons affaire, au moins en imagination, quand nous supposons notre système tournant autour d'un point situé au centre de la Galaxie. Que l'imagination la plus vigoureuse essaye seulement de faire un pas, un seul, vers la compréhension d'une courbe aussi inexprimable! Sans commettre un paradoxe, on pourrait dire qu'un éclair même, qui suivrait éternellement la circonférence de cet inexprimable cercle, ne ferait que parcourir éternellement une ligne droite. Qu'en décrivant une telle orbite, notre Soleil pût selon une appréciation humaine, dévier de la ligne droite à un degré quelconque, si petit qu'on le suppose, c'est là une idée inadmissible; cependant nous sommes priés de croire qu'une courbure est devenue apparente pendant la très-courte période de notre histoire astronomique, durant ce simple point, durant ce parfait néant de deux ou trois mille ans.
On pourrait dire que Madler a réellement vérifié une courbure dans le sens de la marche, maintenant bien tracée, de notre système à travers l'Espace. Admettant, s'il le faut, que ce fait soit réel, je maintiens qu'il n'y a dans ce cas, qu'un seul fait démontré, c'est la réalité d'une courbure. Pour l'entière vérification du fait, il faudrait des siècles, et quand même elle serait faite, elle ne servirait qu'à indiquer un rapport binaire ou tout autre rapport multiple quelconque entre notre Soleil et une ou plusieurs des étoiles les plus rapprochées. Quoi qu'il en soit, je ne hasarde rien en prédisant qu'après une période de plusieurs siècles, tous les efforts pour déterminer la marche de notre Soleil à travers l'Espace seront abandonnés comme vains et inutiles. Cela est facile à concevoir quand nous considérons l'infinité de perturbations que cette marche doit subir, par suite du changement perpétuel des rapports du Soleil avec les autres astres, pendant ce rapprochement simultané de tous vers le noyau de la Galaxie.
Mais, en examinant d'autres nébuleuses que la Voie Lactée, en considérant dans leur généralité les groupes dont est parsemé le firmament, trouvons-nous, oui ou non, une confirmation de l'hypothèse de Madler? Nous ne la trouvons pas. Les formes des groupes sont excessivement variées quand on les regarde accidentellement; mais par un examen plus minutieux, à travers de puissants télescopes, nous reconnaissons très-distinctement que la sphère est la forme dont ils se rapprochent le plus,—leur constitution étant en général en désaccord avec l'idée d'une révolution autour d'un centre commun.
«Il est difficile, dit sir John Herschell,—de former une conception quelconque de l'état dynamique de tels systèmes. D'un côté, sans un mouvement rotatoire et une force centrifuge, il est presque impossible de ne pas les considérer comme soumis à une condition de rapprochement progressif; d'un autre côté, en admettant un tel mouvement et une telle force, nous ne trouvons pas moins difficile de concilier leurs formes avec la rotation de tout le système (il veut dire groupe) autour d'un seul axe, sans lequel une collision intérieure nous apparaît comme chose inévitable.»
Quelques observations sur les nébuleuses, récemment faites par le Docteur Nichol, quoique faites à un point de vue cosmique absolument différent de tous ceux adoptés dans le présent Discours, s'appliquent d'une manière très-particulière au point qui est actuellement en question. Il dit:
«Quand nous dirigeons sur les nébuleuses nos plus grands télescopes, nous voyons que celles que nous avions d'abord considérées comme irrégulières ne le sont réellement pas; elles se rapprochent plutôt de la forme d'un globe. Il y en a une qui semblait ovale; mais le télescope de lord Rosse l'a transformée pour nous en un cercle... Or, il se présente une très-remarquable circonstance relativement à ces masses circulaires de nébuleuses qui semblent, par comparaison, douées de mouvement. Nous découvrons qu'elles ne sont pas absolument circulaires, mais que, bien au contraire, tout autour d'elles et de tous côtés, il y a des colonnes d'étoiles, qui semblent s'étendre au loin comme si elles se précipitaient vers une grande masse centrale en vertu de quelque énorme puissance[1].»
Si j'avais à décrire, à ma guise, la condition actuelle nécessaire des nébuleuses, dans l'hypothèse, suggérée par moi, que toute matière s'achemine vers l'Unité originelle, je copierais simplement, et presque mot à mot, le langage qu'a employé le Docteur Nichol sans soupçonner le moins du monde cette prodigieuse vérité, qui est la clef de tous les phénomènes relatifs aux nébuleuses.
Et qu'il me soit permis ici de fortifier ma position par le témoignage de quelqu'un qui est plus grand que Madler,—de quelqu'un pour qui toutes les données de Madler étaient depuis longtemps choses familières, soigneusement et entièrement examinées. Relativement aux calculs minutieux d'Argelander, lesquels forment la base de l'idée de Madler, Humboldt, dont la faculté généralisatrice n'a peut-être jamais été égalée, fait l'observation suivante:
«Quand nous considérons le mouvement propre, réel et non perspectif des étoiles, nous voyons plusieurs groupes marchant dans des directions opposées; et les données que nous avons acquises jusqu'à présent ne nous forcent pas à imaginer que les systèmes composant la Voie Lactée, ou les groupes composant généralement l'Univers, tournent autour de quelque centre inconnu, lumineux ou non lumineux. Ce n'est que le désir propre à l'Homme de posséder une Cause Première fondamentale, qui persuade à son intelligence et à son imagination d'adopter une telle hypothèse.»
Le phénomène dont il est ici question, c'est-à-dire de plusieurs groupes se dirigeant dans des sens opposés, est tout à fait inexplicable dans l'hypothèse de Madler, mais surgit comme conséquence nécessaire de l'idée qui forme la base de ce Discours. En même temps que la direction purement générale de chaque atome, de chaque lune, planète, étoile ou groupe, serait, dans mon hypothèse, absolument rectiligne; en même temps que la route générale suivie par tous les corps serait une ligne droite conduisant au centre de tout, il est clair que cette direction rectiligne serait composée de ce que nous pouvons appeler, sans exagération, une infinité de courbes particulières, résultat des différences continuelles de position relative parmi ces masses innombrables, à mesure que chacune progresse dans son pèlerinage vers l'Unité finale.
Je citais tout à l'heure le passage suivant de sir John Herschell, appliqué aux groupes: «D'un côté, sans un mouvement rotatoire et une force centrifuge, il est presque impossible de ne pas les considérer comme soumis à une condition de rapprochement progressif.» Le fait est qu'en examinant les nébuleuses avec un télescope très-puissant, il est absolument impossible, quand une fois on a conçu cette idée de rapprochement, de ne pas ramasser de tous les côtés des témoignages qui la confirment. Il y a toujours un noyau apparent dans la direction duquel les étoiles semblent se précipiter, et ces noyaux ne peuvent pas être pris pour de purs phénomènes de perspective;—les groupes sont réellement plus denses vers le centre, plus clairs vers les régions extrêmes. En un mot, nous voyons toutes choses comme nous les verrions si un rapprochement universel avait lieu; mais, en général, je crois que s'il est naturel, quand nous examinons ces groupes, d'accueillir l'idée d'un mouvement orbitaire autour d'un centre, ce n'est qu'à la condition d'admettre l'existence possible, dans les domaines lointains de l'espace, de lois dynamiques qui nous seraient totalement inconnues.
De la part d'Herschell, il y a évidemment répugnance à supposer que les nébuleuses soient dans un état de rapprochement progressif. Mais si les faits, si même les apparences justifient cette supposition, pourquoi, demandera-t-on peut-être, répugne-t-il à l'admettre? Simplement à cause d'un préjugé; simplement parce que cette supposition contredit une idée préconçue et absolument sans base,—celle de l'étendue infinie et de l'éternelle stabilité de l'Univers.
[1] On doit comprendre que ce que je nie spécialement dans l'Hypothèse de Madler, c'est la partie qui concerne le mouvement circulaire. S'il n'existe pas maintenant dans notre groupe un grand globe central, naturellement il en existera un plus tard. Dans quelque temps qu'il existe, il sera simplement le noyau de la consolidation.
XIV
Si les propositions de ce Discours sont logiquement déduites, cette condition de rapprochement progressif est précisément la seule dans laquelle nous puissions légitimement considérer toutes les choses de la création; et je confesse ici, avec une parfaite humilité, que, pour ma part, il m'est impossible de comprendre comment toute autre interprétation de la condition actuelle des choses a jamais pu se glisser dans un cerveau humain. La tendance au rapprochement et l'attraction de la gravitation sont deux termes réciproquement convertibles. En nous servant de l'un ou de l'autre, nous voulons parler de la réaction de l'Acte primordial. 11 ne fut jamais rien de si inutile que de supposer la Matière pénétrée d'une qualité indestructible faisant partie de son essence,—qualité ou instinct à jamais inséparable d'elle, principe inaliénable en vertu duquel chaque atome est perpétuellement poussé à rechercher l'atome son semblable. Jamais il n'y eut rien de moins nécessaire que d'adopter cette idée anti-philosophique. Allant au delà de la pensée vulgaire, il faut que nous comprenions, métaphysiquement, que le principe de la gravitation n'appartient à la matière que temporairement, pendant qu'elle est éparpillée;—pendant qu'elle existe sous la forme de la Pluralité au lieu d'exister sous celle de l'Unité;—lui appartient seulement en vertu de son état d'irradiation;—appartient, en un mot, non pas à la Matière elle-même le moins du monde, mais uniquement à la condition actuelle où elle se trouve. D'après cette idée, quand l'irradiation sera retournée vers sa source,—quand la réaction sera devenue complète,—le principe de la gravitation aura cessé d'exister. Et, en fait, bien que les astronomes ne soient jamais arrivés à l'idée que nous émettons ici, il semble toutefois qu'ils s'en soient rapprochés en affirmant que s'il n'y avait qu'un seul corps dans l'Univers, il serait impossible de comprendre comment le principe de la gravitation pourrait s'établir; c'est-à-dire qu'en considérant la matière telle qu'elle se présente à leurs yeux, ils en tirent la conclusion à laquelle je suis arrivé par voie de déduction. Qu'une suggestion aussi féconde soit restée si longtemps sans porter ses fruits, c'est là un mystère que je ne saurais approfondir.
C'est peut-être, en grande partie, notre tendance naturelle vers l'idée de perpétuité, vers l'analogie; et plus particulièrement, dans le cas présent, vers la symétrie, qui nous a entraînés dans une fausse route. En réalité, le sentiment de la symétrie est un instinct qui repose sur une confiance presque aveugle. C'est l'essence poétique de l'Univers, de cet Univers qui, dans la perfection de sa symétrie, est simplement le plus sublime des poëmes. Or, symétrie et consistance sont des termes réciproquement convertibles; ainsi la Poésie et la Vérité ne font qu'un. Une chose est consistante en raison de sa vérité,—vraie en raison de sa consistance. Une parfaite consistance, je le répète, ne peut être qu'une absolue vérité. Nous admettrons donc que l'Homme ne peut pas rester longtemps dans l'erreur, ni se tromper de beaucoup, s'il se laisse guider par son instinct poétique, instinct de symétrie, et conséquemment véridique, comme je l'ai affirmé. Cependant il doit prendre garde qu'en poursuivant à l'étourdie une symétrie superficielle de formes et de mouvements, il ne perde de vue la réelle et essentielle symétrie des principes qui les déterminent et les gouvernent.
Que tous les corps stellaires doivent finalement se fondre en un seul, que toutes choses doivent enfin grossir la substance d'un prodigieux globe central déjà existant,—c'est là une idée qui, depuis quelque temps déjà, semble d'une manière vague, indéterminée, avoir pris possession de l'imagination humaine. De fait, cette idée appartient à la classe des choses excessivement évidentes. Elle naît instantanément de l'observation, même superficielle, des mouvements circulaires et en apparence giratoires ou tourbillonnants de ces portions de l'Univers qui, très-rapprochées de nous, s'offrent immédiatement à notre attention. Il n'existe peut-être pas un seul homme, d'une éducation ordinaire et d'une faculté de méditation moyenne, à qui, dans une certaine mesure, l'idée en question ne se soit présentée, comme spontanée, instinctive, et portant tout le caractère d'une conception profonde et originale. Toutefois, cette conception, si généralement répandue, n'est jamais née, à ma connaissance, du moins, d'une série de considérations abstraites. Au contraire, elle a toujours été suggérée, comme je l'ai dit, par les mouvements tourbillonnant autour des centres, et c'est dans le même ordre de faits, c'est-à-dire dans ces mêmes mouvements circulaires, que naturellement on a cherché une raison qui expliquât cette idée, une cause qui pût amener cette agglomération de tous les globes en un seul, lequel était déjà supposé existant.
Ainsi quand on proclama la diminution, progressive et régulière, observée dans l'orbite de la comète d'Encke, à chacune de ses révolutions autour de notre Soleil, les astronomes furent presque unanimes pour dire que la cause en question était trouvée,—qu'un principe était découvert, suffisant pour expliquer, physiquement, cette finale et universelle agglomération, à laquelle, déterminé par son instinct analogique, symétrique ou poétique, l'homme avait donné créance plus qu'à une simple hypothèse.
On affirma que cette cause, cette raison suffisante de l'agglomération finale, existait dans un agent intermédiaire, excessivement rare, mais cependant matériel, qui pénétrait tout l'espace; lequel, en retardant la marche de la comète, affaiblissait perpétuellement sa force tangentielle et augmentait en même temps la force centripète, qui naturellement rapprochait davantage la comète à chaque révolution et devait finalement la précipiter sur le Soleil.
Tout cela était strictement logique, une fois qu'on avait admis ce médium ou cet éther; mais il n'y avait aucune raison d'admettre l'éther, si ce n'est qu'on n'avait pu découvrir aucun autre moyen d'expliquer la diminution observée dans l'orbite de la comète;—comme si de l'impossibilité de trouver un autre mode d'explication il s'ensuivait qu'il n'en existât réellement pas d'autre. Il est clair que d'innombrables causes combinées pouvaient amener la diminution de l'orbite, sans que nous pussions même en découvrir une seule. D'ailleurs, on n'avait jamais bien démontré pourquoi le retard occasionné par les bords extrêmes de l'atmosphère du Soleil, à travers lesquels la comète passe à son périhélie, ne suffît pas pour expliquer le phénomène. Que la comète d'Encke sera absorbée par le Soleil, c'est probable; que toutes les comètes du système seront absorbées, c'est plus que possible; mais, dans un tel cas, le principe de l'absorption doit être cherché dans l'excentricité de l'orbite des comètes et dans leur rapprochement extrême du Soleil à leur périhélie; et ce n'est pas un principe qui puisse affecter les lourdes et solides sphères qui doivent être considérées comme les vrais matériaux constituants de l'Univers. Relativement aux comètes en général, permettez-moi de dire en passant que nous avons le droit de les considérer comme les éclairs du Ciel cosmique.
L'idée d'un éther ralentissant et servant à amener l'agglomération finale de toutes choses nous a semblé une seule fois confirmée par une diminution positive observée dans l'orbite de la lune. Si nous en référons aux éclipses enregistrées il y a 2,500 ans, nous voyons que la vélocité de la révolution du satellite était alors bien moindre qu'elle n'est aujourd'hui et que, en supposant que son mouvement dans son orbite soit en accord constant avec la loi de Kepler, et ait été alors, il y a 2,500 ans, soigneusement déterminé, elle est aujourd'hui, relativement à la position qu'elle devrait occuper, en avance de 9,000 milles environ. L'accroissement de vélocité prouvait, naturellement, une diminution de l'orbite, et les astronomes inclinaient fortement à croire à l'existence d'un éther, quand Lagrange vint à la rescousse. Il démontra que, grâce à la configuration des sphéroïdes, le petit axe de leur ellipse est sujet à varier de longueur, tandis que le grand axe reste le même, et que cette variation est continue et vibratoire, de sorte que chaque orbite est dans un état de transition, soit du cercle à l'ellipse, soit de l'ellipse au cercle. Le petit axe de la lune étant dans sa période de décroissance, l'orbite passe du cercle à l'ellipse et, conséquemment, décroît aussi; mais, après une longue série de siècles, l'excentricité extrême sera atteinte; alors le petit axe commencera à augmenter jusqu'à ce que l'orbite se transforme en un cercle; puis la période de raccourcissement aura lieu de nouveau,—et ainsi de suite à tour de rôle. Dans le cas de la Terre, l'orbite va se transformant d'ellipse en cercle. Les faits ainsi démontrés ont naturellement détruit la prétendue nécessité de supposer un éther et toute appréhension relative à l'instabilité du système, laquelle était attribuée à l'éther.
On se souvient que j'ai moi-même supposé quelque chose d'analogue et que nous pouvons appeler un éther. J'ai parlé d'une influence subtile accompagnant partout la matière, bien qu'elle ne se manifeste que par l'hétérogénéité de la matière. A cette influence, dont je ne veux ni ne puis en aucune façon définir la mystérieuse et terrible nature, j'ai attribué les phénomènes variés d'électricité, de chaleur, de magnétisme, et même de vitalité, de conscience et de pensée,—en un mot, de spiritualité. On voit tout de suite que l'éther, compris de cette façon, est radicalement distinct de l'éther des astronomes; le leur est matière et le mien ne l'est pas.
L'abolition de l'éther matériel semble impliquer aussi la disparition absolue de cette idée d'agglomération universelle, si longtemps préconçue par l'imagination poétique de l'humanité;—agglomération à laquelle une sage Philosophie aurait pu légitimement prêter créance, au moins jusqu'à un certain point, si elle avait été préconçue uniquement par cette imagination poétique, sans aucune autre raison déterminante. Mais, jusqu'à présent, l'Astronomie et la Physique n'ont rien su trouver qui permette d'assigner une fin à l'Univers. Quand même on eût pu, par une cause aussi accessoire et indirecte que l'éther, démontrer cette fin, l'instinct qui révèle à l'Homme la Puissance Divine d'adaptation se serait révolté contre cette démonstration. Nous eussions été forcés de regarder l'Univers avec ce sentiment d'insatisfaction que nous éprouvons en contemplant un ouvrage d'art humain inutilement compliqué. La création nous aurait affectés comme un plan imparfait dans un roman, où le dénouement est gauchement amené par l'interposition d'incidents externes et étrangers au sujet principal, au lieu de jaillir du fond même du thème,—du cœur de l'idée dominante;—au lieu de naître comme résultat de la proposition première, comme partie intégrante, inséparable et inévitable, de la conception fondamentale du livre.
On comprendra maintenant plus clairement ce que j'entends par symétrie purement superficielle. C'est simplement la séduction de cette symétrie qui nous a induits à accepter cette idée générale dont l'hypothèse de Madler n'est qu'une partie,—l'idée de l'attraction tourbillonnante des globes. Si nous écartons cette conception trop crûment physique, la véritable symétrie de principe nous fait voir la fin de toutes choses métaphysiquement impliquée dans l'idée d'un commencement, nous fait chercher et trouver dans cette origine de toutes choses les rudiments de cette fin, et enfin concevoir l'impiété qu'il y aurait à supposer que cette fin pût être amenée moins simplement, moins directement, moins clairement, moins artistiquement que par la réaction de l'Acte originel et créateur.
XV
Remontons donc vers une de nos suggestions antécédentes et concevons les systèmes, concevons chaque soleil, avec ses planètes-satellites, comme un simple atome titanique existant dans l'espace avec la même inclination vers l'Unité, qui caractérisait, au commencement, les véritables atomes après leur irradiation à travers la Sphère universelle. De même que ces atomes originels se précipitaient l'un vers l'autre selon des lignes généralement droites, de même nous pouvons concevoir comme généralement rectilignes les chemins qui conduisent les systèmes-atomes vers leurs centres respectifs d'aggrégation;—et dans cette attraction directe, qui rassemble les systèmes en groupes, et dans celle, analogue et simultanée, qui rassemble les groupes eux-mêmes, à mesure que s'opère la consolidation, nous trouvons enfin le grand Maintenant,—le terrible Présent,—la condition actuellement existante de l'Univers.
Une analogie rationnelle peut nous aider à former une hypothèse relativement à l'Avenir, encore plus effrayant. L'équilibre entre les forces, centripète et centrifuge, de chaque système, étant nécessairement détruit quand il arrive à se rapprocher, jusqu'à un certain point, du noyau du groupe auquel il appartient, il en doit résulter, un jour, une précipitation chaotique, ou telle en apparence, des lunes sur les planètes, des planètes sur les soleils, et des soleils sur les noyaux; et le résultat général de cette précipitation doit être l'agglomération des myriades d'étoiles, existant actuellement dans le firmament, en un nombre presque infiniment moindre de sphères presque infiniment plus vastes. En devenant immensément moins nombreux, les mondes de cette époque seront devenus immensément plus gros que ceux de la notre. Alors, parmi d'incommensurables abîmes, brilleront des soleils inimaginables. Mais tout cela ne sera qu'une magnificence climatérique présageant la grande Fin. La nouvelle genèse indiquée ne peut être qu'une des étapes vers cette Fin, un des ajournements encore nombreux. Par ce travail d'agglomération, les groupes eux-mêmes, avec une vitesse effroyablement croissante, se sont précipités vers leur centre général,—et bientôt, avec une vélocité mille fois plus grande, une vélocité électrique, proportionnée à leur grosseur matérielle et à la véhémence spirituelle de leur appétit pour l'Unité, les majestueux survivants de la race des Étoiles s'élancent enfin dans un commun embrassement. Nous touchons enfin à la catastrophe inévitable.
Mais cette catastrophe, quelle peut-elle être? Nous avons vu s'accomplir la conglomération, la moisson des mondes. Désormais, devrons-nous considérer ce globe des globes, ce globe matériel unique, comme constituant et remplissant l'Univers? Une telle idée serait en contradiction complète avec toutes les propositions émises dans ce Discours.
J'ai déjà parlé de cette absolue réciprocité d'adaptation qui est la grande caractéristique de l'Art divin,—qui est la signature divine. Arrivé à ce point de nos réflexions, nous avons regardé l'influence électrique comme une force répulsive qui seule rendait la Matière capable d'exister dans cet état de diffusion nécessaire à l'accomplissement de ses destinées;—là, en un mot, nous avons considéré l'influence en question comme instituée pour le salut de la Matière, pour sauvegarder les buts de toute matérialité. Réciproquement, il nous est permis de considérer la Matière comme créée seulement pour le salut de cette influence, uniquement pour sauvegarder le but et l'objet de cet Éther spirituel. Par le moyen, par l'intermédiaire, par l'agence de la Matière et par la force de son hétérogénéité, cet Éther a pu se manifester,—l'Esprit a été individualisé. C'est uniquement dans le développement de cet Éther, par l'hétérogénéité, que des masses particulières de Matière sont devenues animées, sensibles, et en proportion de leur hétérogénéité; quelques-unes atteignant un degré de sensibilité qui implique ce que nous appelons Pensée, et montant ainsi jusqu'à l'Intelligence Consciente.
A ce point de vue, nous pouvons regarder la Matière comme un Moyen, et non comme une Fin. Son utilité et son but étaient compris dans sa diffusion, et, avec le retour vers l'Unité, sa destinée est accomplie. Ce globe des globes absolument consolidé serait sans but et sans objet; conséquemment il ne pourrait continuer à exister un seul instant. La Matière, créée dans un but, ne peut incontestablement, ce but étant rempli, être plus longtemps Matière. Efforçons-nous de comprendre qu'elle aspire à disparaître, et que Dieu seul doit rester tout entier, unique et complet.
Chaque œuvre née de la conception Divine doit coexister et coexpirer avec le but qui lui est assigné; cela me semble évident, et je ne doute pas que la plupart de mes lecteurs, en voyant l'inutilité de ce dernier globe de globes, acceptent ma conclusion: «Donc, il ne peut pas continuer d'exister.» Cependant, comme l'idée saisissante de sa disparition instantanée est de nature à ne pas être agréée facilement, présentée d'une manière aussi radicalement abstraite, par l'esprit même le plus vigoureux, appliquons-nous à la considérer d'un autre point de vue un peu plus ordinaire;—examinons comment elle peut être entièrement et magnifiquement corroborée par une considération à posteriori de la Matière, telle que nous la voyons actuellement.
J'ai déjà dit que, «l'Attraction et la Répulsion étant incontestablement les seules propriétés par lesquelles la Matière se manifeste à l'Esprit, nous avons le droit de supposer que la Matière n'existe que comme Attraction et Répulsion;—en d'autres termes, que l'Attraction et la Répulsion sont Matière; puisqu'il n'existe pas de cas où nous ne puissions employer, ou le terme Matière, ou, ensemble, les termes Attraction et Répulsion, comme expressions de logique équivalentes et conséquemment convertibles.»
Or, la définition même de l'Attraction implique la particularité, —l'existence de parties, de particules, d'atomes; car nous la définissons ainsi: tendance de chaque atome vers chaque autre atome, selon une certaine loi. Évidemment, là où il n'y a pas de parties, là est l'absolue Unité; là où la tendance vers l'Unité est satisfaite, il ne peut plus exister d'Attraction;—ceci a été parfaitement démontré, et toute la Philosophie l'admet. Donc, quand, son but accompli, la Matière sera revenue à sa condition première d'Unité,—condition qui présuppose l'expulsion de l'Éther séparatif, dont la fonction consiste simplement à maintenir les atomes à part les uns des autres jusqu'au grand jour où, cet éther n'étant plus nécessaire, la pression victorieuse de la collective et finale Attraction viendra prédominer dans la mesure voulue pour l'expulser;—quand, dis-je, la Matière, excluant l'Éther, sera retournée à l'Unité absolue, la Matière (pour parler d'une manière paradoxale) existera alors sans Attraction et sans Répulsion; en d'autres termes, la Matière sans la Matière, ou l'absence de Matière. En plongeant dans l'Unité, elle plongera en même temps dans ce Non-Être qui, pour toute Perception Finie, doit être identique à l'Unité,—dans ce Néant Matériel du fond duquel nous savons qu'elle a été évoquée,—avec lequel seul elle a été créée par la Volition de Dieu.
Je répète donc: Efforçons-nous de comprendre que ce dernier globe, fait de tous les globes, disparaîtra instantanément, et que Dieu seul restera, tout entier, suprême résidu des choses.
XVI
Mais devons-nous nous arrêter ici? Non pas. De cette universelle agglomération et de cette dissolution peut résulter, nous le concevons aisément, une nouvelle série, toute différente peut-être, de conditions,—une autre création,—une autre irradiation retournant aussi sur elle-même,—une autre action, avec réaction, de la Volonté Divine. Soumettons notre imagination à la loi suprême, à la loi des lois, la loi de périodicité; et nous sommes plus qu'autorisés à accepter cette croyance, disons plus, à nous complaire dans cette espérance, que les phénomènes progressifs que nous avons osé contempler seront renouvelés encore, encore, et éternellement; qu'un nouvel Univers fera explosion dans l'existence, et s'abîmera à son tour dans le non-être, à chaque soupir du Cœur de la Divinité.
Et maintenant, ce Cœur Divin,—quel est-il? C'est notre propre cœur.
Que l'irrévérence apparente de cette idée n'effarouche pas nos âmes et ne les détourne pas du froid exercice de la conscience,—de cette profonde tranquillité dans l'analyse de soi-même,—par lesquels seulement nous pouvons espérer d'arriver jusqu'à la plus sublime des vérités, et la contempler à loisir, face à face.
Les phénomènes dont dépendent, à partir de ce point, nos conclusions, sont des ombres purement spirituelles, mais qui n'en sont pas moins entièrement substantielles.
Nous marchons, à travers les destinées de notre existence mondaine, environnés de Souvenirs, obscurcis mais toujours présents, d'une Destinée plus vaste,—qui remonte loin, bien loin dans le passé, et qui est infiniment imposante.
La Jeunesse que nous vivons est particulièrement hantée par de tels rêves,—que cependant nous ne prenons jamais pour des rêves. Nous les reconnaissons comme Souvenirs. Pendant notre jeunesse, nous faisons trop clairement la distinction pour nous méprendre un seul instant.
Tant que dure cette Jeunesse, ce sentiment de notre existence personnelle est le plus naturel de tous les sentiments. Nous le sentons très-pleinement, entièrement. Qu'il y ait eu une époque où nous n'existions pas,—ou qu'il puisse se faire que nous n'ayons jamais existé, ce sont là des considérations que, pendant cette jeunesse, nous ne comprenons que très-difficilement. Pourquoi nous pouvions ne pas exister, c'est là, jusqu'à l'époque de notre Virilité, de toutes les questions, celle à laquelle il nous serait le plus impossible de répondre. L'existence, l'existence personnelle, l'existence de tout Temps et pour toute l'Éternité, nous semble, jusqu'à l'époque de notre Virilité, une condition normale et incontestable;—cela nous semble, parce que cela est.
Mais vient une période pendant laquelle la Raison conventionnelle du monde nous éveille pour l'erreur et nous arrache à la vérité de nos rêves. Le Doute, la Surprise et l'Incompréhensibilité arrivent au même moment. Ils disent: «Vous vivez, et il fut un temps où vous ne viviez pas. Vous avez été créé. Il existe une Intelligence plus grande que la vôtre, et c'est seulement grâce à cette Intelligence que vous vivez tant soit peu.» Nous nous efforçons de comprendre ces choses et nous ne le pouvons pas;'—nous ne le pouvons pas, parce que ces choses, n'étant pas vraies, sont nécessairement incompréhensibles.
Il n'existe pas un être pensant, qui, à un certain point lumineux de sa vie intellectuelle, ne se soit senti perdu dans un chaos de vains efforts pour comprendre ou pour croire qu'il existe quelque chose de plus grand que son âme personnelle. L'absolue impossibilité pour une âme de se sentir inférieure à une autre; l'intense, l'insupportable malaise et la rébellion qui sont le résultat d'une pareille idée, et puis les irrépressibles aspirations vers la perfection, ne sont que les efforts spirituels, coïncidant avec les matériels, pour retourner à l'Unité primitive,—et constituent, pour mon esprit du moins, une espèce de preuve, dépassant de beaucoup ce que l'Homme appelle une démonstration, qu'il n'y a pas d'âme inférieure à une autre,—que rien n'est et ne peut être supérieur à une âme quelconque,—que chaque âme est, partiellement, son propre Dieu, son propre Créateur;—en un mot, que Dieu, le Dieu matériel et spirituel, n'existe maintenant que dans la Matière diffuse et l'Esprit diffus de l'Univers; et que la concentration de cette Matière et de cet Esprit pourra seule reconstituer le Dieu purement Spirituel et Individuel.
De ce point de vue, et de celui-là seulement, il nous est donné de comprendre les énigmes de l'Injustice Divine,—de l'Inexorable Destin. De ce point de vue seul, l'existence du Mal devient intelligible, mais de ce point de vue, il devient mieux qu'intelligible, il devient tolerable. Nos âmes ne peuvent plus se révolter contre une Douleur que nous nous sommes imposée nous-mêmes, pour l'accomplissement de nos propres desseins,—dans le but, quelquefois futile, d'agrandir le cercle de notre propre Joie.
J'ai parlé de Souvenirs qui nous hantaient pendant notre jeunesse. Ils nous poursuivent quelquefois même dans notre Virilité;—ils prennent graduellement des formes de moins en moins vagues;—de temps à autre, ils nous parlent à voix basse, et disent:
«Il fut une époque dans la Nuit du Temps où existait un Être éternel,—composé d'un nombre absolument infini d'Êtres semblables qui peuplent l'infini domaine de l'espace infini. Il n'était pas et il n'est pas au pouvoir de cet Être,—pas plus qu'en ton pouvoir propre,-d'étendre et d'accroître, d'une quantité positive, la joie de son Existence; mais, de même qu'il est en ta puissance d'étendre ou de concentrer tes plaisirs (la somme absolue de bonheur restant toujours la même), ainsi une faculté analogue a appartenu et appartient à cet Être Divin, qui ainsi passe son Éternité dans une perpétuelle alternation du Moi concentré à une Diffusion presque infinie de Soi-même. Ce que tu appelles l'Univers n'est que l'expansion présente de son existence. Il sent maintenant sa propre vie par une infinité de plaisirs imparfaits,—les plaisirs partiels et entremêlés de peine de ces êtres prodigieusement nombreux que tu nommes ses créatures, mais qui ne sont réellement que d'innombrables individualisations de Lui-même. Toutes ces créatures, toutes, celles que tu déclares sensibles, aussi bien que celles dont tu nies la vie pour la simple raison que tu ne surprends pas cette vie dans ses opérations,—toutes ces créatures ont, à un degré plus ou moins vif, la faculté d'éprouver le plaisir ou la peine;—mais la somme générale de leurs sensations est juste le total du Bonheur qui appartient de droit à l'Être Divin quand il est concentré en Lui-même. Toutes ces créatures sont aussi des Intelligences plus ou moins conscientes; conscientes, d'abord, de leur propre identité; conscientes ensuite, par faibles éclairs, de leur identité avec l'Être Divin dont nous parlons,—de leur identité avec Dieu. De ces deux espèces de consciences, suppose que la première s'affaiblisse graduellement, et que la seconde se fortifie, pendant la longue succession des siècles qui doivent s'écouler avant que ces myriades d'Intelligences individuelles s'effacent et se confondent,—en même temps que les brillantes étoiles,—en Une seule suprême. Imagine que le sens de l'identité individuelle se noie peu à peu dans la conscience générale,—que l'Homme, par exemple, cessant, par gradations imperceptibles, de se sentir Homme, atteigne à la longue cette triomphante et imposante époque où il reconnaîtra dans sa propre existence celle de Jéhovah. En même temps, souviens-toi que tout est Vie,—que tout est la Vie,—la Vie dans la Vie,—la moindre dans la plus grande, et toutes dans l'Esprit de Dieu.»
NOTE DU TRADUCTEUR
Les dernières pages du livre indiquent au lecteur le sens qu'il doit attribuer au mot Vie Éternelle, qui est employé dans les dernières lignes de la préface.
Le mot est pris dans un sens panthéistique, et non pas dans le sens religieux qu'il comporte généralement. La Vie éternelle signife donc ici: la série indéterminée des existences de Dieu, soit à l'état de concentration, soit à l'état de dissémination.
EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE D'EDGAR POE, PAR RUFUS GRISWOLD
PRÉFACE
EUREKA
NOTE DU TRADUCTEUR