Face au drapeau
À noter que l'îlot offre asile à de nombreux couples d'oiseaux, goélands, mouettes, hirondelles de mer, — hôtes habituels des plages bermudiennes. Ici, semble-t-il, on ne leur a jamais donné la chasse, on les laisse se multiplier à loisir, et ils ne s'effraient pas du voisinage de l'homme.
Au surplus, Back-Cup possède également d'autres animaux que ces volatiles d'essence marine. Du côté de Bee-Hive sont ménagés des enclos destinés aux vaches, aux porcs, aux moutons, aux volailles. L'alimentation est donc non moins assurée que variée, grâce, également, aux produits de la pêche, soit entre les récifs du dehors, soit dans les eaux du lagon, où abondent des poissons d'espèces très variées.
En somme, pour se convaincre que les hôtes de Back-Cup ne manquent d'aucune ressource, il suffit de les regarder. Ce sont tous gens vigoureux, robustes types de marins cuits et recuits sous le hâle des chaudes latitudes, au sang riche et suroxygéné par les brises de l'Océan. Il n'y a ni enfants ni vieillards, — rien que des hommes dont l'âge est compris entre trente et cinquante ans.
Mais pourquoi ont-ils accepté de se soumettre à ce genre d'existence?… Et puis, ne quittent-ils donc jamais cette retraite de Back-Cup?…
Peut-être ne tarderai-je pas à l'apprendre.
X
Ker Karraje
L'alvéole que j'occupe est situé à une centaine de pas de l'habitation du comte d'Artigas, l'une des dernières de cette rangée de Bee-Hive. Si je ne dois pas la partager avec Thomas Roch, je pense du moins qu'elle se trouve voisine de la sienne? Pour que le gardien Gaydon puisse continuer ses soins au pensionnaire de Healthful-House, il faut que les deux cellules soient contiguës… Je serai, j'imagine, bientôt fixé à cet égard.
Le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö demeurent séparément à proximité de l'hôtel d'Artigas.
Un hôtel?… Oui, pourquoi ne point lui donner ce nom, puisque cette habitation a été arrangée avec un certain art? Des mains habiles ont taillé la roche, de manière à figurer une façade ornementale. Une large porte y donne accès. Le jour pénètre par plusieurs fenêtres, percées dans le calcaire, et que ferment des châssis à carreaux de couleurs. L'intérieur comprend diverses chambres, une salle à manger et un salon éclairés par un vitrail, — le tout aménagé de manière que l'aération s'opère dans des conditions parfaites. Les meubles sont d'origines différentes, de formes très fantaisistes, avec les marques de fabrication française, anglaise, américaine. Évidemment, leur propriétaire tient à la variété des styles.
Quant à l'office et à la cuisine, on les a disposées dans des cellules annexes, en arrière de Bee-Hive.
L'après-midi, au moment où je sortais avec la ferme intention d'» obtenir une audience» du comte d'Artigas, j'aperçois ce personnage alors qu'il remontait des rives du lagon vers la ruche. Soit qu'il ne m'ait point vu, soit qu'il ait voulu m'éviter, il a hâté le pas, et je n'ai pu le rejoindre.
«Il faut pourtant qu'il me reçoive!» me suis-je dit.
Je me hâte et m'arrête devant la porte de l'habitation qui venait de se refermer.
Une espèce de grand diable, d'origine malaise, très foncé de couleur, paraît aussitôt sur le seuil. D'une voix rude, il me signifie de m'éloigner.
Je résiste à cette injonction, et j'insiste, en répétant par deux fois cette phrase en bon anglais:
«Prévenez le comte d'Artigas que je désire être reçu à l'instant même.»
Autant eût valu m'adresser aux roches de Back-Cup! Ce sauvage ne comprend sans doute pas un mot de la langue anglaise et ne me répond que par un cri menaçant.
L'idée me prend alors de forcer la porte, d'appeler de façon à être entendu du comte d'Artigas. Mais, selon toute probabilité, cela n'aurait d'autre résultat que de provoquer la colère du Malais, dont la force doit être herculéenne.
Je remets à un autre moment l'explication qui m'est due, — que j'aurai tôt ou tard. En longeant la rangée de Bee-Hive dans la direction de l'est, ma pensée s'est reportée sur Thomas Roch. Je suis très surpris de ne pas l'avoir encore aperçu pendant cette première journée. Est-ce qu'il serait en proie à une nouvelle crise?…
Cette hypothèse n'est guère admissible. Le comte d'Artigas, — à s'en rapporter à ce qu'il m'a dit, — aurait eu soin de mander près de l'inventeur son gardien Gaydon.
À peine ai-je fait une centaine de pas que je rencontre l'ingénieur Serkö.
De manières engageantes, de bonne humeur comme à l'habitude, cet ironiste sourit en m'apercevant, et ne cherche point à m'éviter. S'il savait que je suis un confrère, un ingénieur, — en admettant qu'il le soit, — peut-être me ferait-il meilleur accueil?… Mais je me garderai bien de lui décliner mes nom et qualités.
L'ingénieur Serkö s'est arrêté, les yeux brillants, la bouche moqueuse, et il accompagne le bonjour qu'il me souhaite d'un geste des plus gracieux.
Je réponds froidement à sa politesse, — ce qu'il affecte de ne point remarquer.
«Que saint Jonathan vous protège, monsieur Gaydon! me dit-il de sa voix fraîche et sonore. Vous ne vous plaindrez pas, je l'espère, de l'heureuse circonstance qui vous a permis de visiter cette caverne, merveilleuse entre toutes… oui! l'une des plus belles… et pourtant des moins connues de notre sphéroïde!…»
Ce mot de la langue scientifique, au cours d'une conversation avec un simple gardien, me surprend, je l'avoue, et je me borne à répondre:
«Je n'aurai pas à me plaindre, monsieur Serkö, à la condition qu'après avoir eu le plaisir de visiter cette caverne, j'aie la liberté d'en sortir…
— Quoi! vous songeriez déjà à nous quitter, monsieur Gaydon… à retourner dans votre triste pavillon de Healthful-House?… C'est à peine si vous avez exploré notre magnifique domaine, si vous avez pu en admirer les beautés incomparables, dont la nature seule a fait tous les frais…
— Ce que j'ai vu me suffit, ai-je répliqué, et en cas que vous me parleriez sérieusement, je vous répondrais sérieusement que je ne désire pas en voir davantage.
— Allons, monsieur Gaydon, permettez-moi de vous faire observer que vous n'avez pas encore pu apprécier les avantages d'une existence qui se passe dans ce milieu sans rival!… Vie douce et tranquille, exempte de tout souci, avenir assure, conditions matérielles comme il ne s'en rencontre nulle part, égalité de climat, rien à craindre des tempêtes qui désolent ces parages de l'Atlantique, pas plus des glaces de l'hiver que des feux de l'été!… C'est à peine si les changements de saison modifient cette atmosphère tempérée et salubre!… Ici, nous n'avons point à redouter les colères de Pluton ou de Neptune…»
Cette évocation de noms mythologiques me paraît on ne peut moins à sa place. Il est visible que l'ingénieur Serkö se moque de moi. Est-ce que le surveillant Gaydon a jamais entendu parler de Pluton et de Neptune?…
«Monsieur, dis-je, il est possible que ce climat vous convienne, que vous appréciez comme ils le méritent les avantages de vivre au fond de cette grotte de…»
J'ai été sur le point de prononcer ce nom de Back-Cup… je me suis retenu à temps. Qu'arriverait-il, si l'on me soupçonnait de connaître le nom de l'îlot, et, par suite, son gisement à l'extrémité ouest du groupe des Bermudes!
Aussi ai-je continué en disant:
«Mais, si ce climat ne me convient pas, j'ai le droit d'en changer, ce me semble…
— Le droit, en effet.
— Et j'entends qu'il me soit permis de partir et que l'on me fournisse les moyens de retourner en Amérique.
— Je n'ai aucune bonne raison à vous opposer, monsieur Gaydon, répond l'ingénieur Serkö. Votre prétention est même de tous points fondée. Remarquez, cependant, que nous vivons ici dans une noble et superbe indépendance, que nous ne relevons d'aucune puissance étrangère, que nous échappons à toute autorité du dehors, que nous ne sommes les colons d'aucun État de l'ancien ni du nouveau monde… Cela mérite considération de quiconque a l'âme fière, le coeur haut placé… Et puis, quels souvenirs évoquent chez un esprit cultivé ces grottes qui semblent avoir été creusées de la main des dieux, et dans lesquelles ils rendaient autrefois leurs oracles par la bouche de Trophonius…»
Décidément, l'ingénieur Serkö se plaît aux citations de la Fable! Trophonius après Pluton et Neptune! Ah çà! se figure-t-il qu'un gardien d'hospice connaisse Trophonius?… Il est visible que ce moqueur continue à se moquer, et je fais appel à toute ma patience pour ne pas lui répondre sur le même ton.
«Il y a un instant, dis-je d'une voix brève, j'ai voulu entrer dans cette habitation, qui est, si je ne me trompe, celle du comte d'Artigas, et j'en ai été empêché…
— Par qui, monsieur Gaydon?…
— Par un homme au service du comte.
— C'est que, très probablement, cet homme avait reçu des ordres formels à votre égard.
— Il faut pourtant, qu'il le veuille ou non, que le comte d'Artigas m'écoute…
— Je crains bien que ce ne soit difficile… et même impossible, répond en souriant l'ingénieur Serkö.
— Et pourquoi?…
— Parce qu'il n'y a plus, ici, de comte d'Artigas.
— Vous raillez, je pense!… Je viens de l'apercevoir…
— Ce n'est pas le comte d'Artigas que vous avez aperçu, monsieur
Gaydon…
— Et qui est-ce donc, s'il vous plaît?…
— C'est le pirate Ker Karraje.» Ce nom me fut jeté d'une voix dure, et l'ingénieur Serkö est parti sans que j'aie eu la pensée de le retenir.
Le pirate Ker Karraje!
Oui!… Ce nom est toute une révélation pour moi!… Ce nom, je le connais, et quels souvenirs il évoque!… Il m'explique, à lui seul, ce que je regardais comme inexplicable! Il me dit quel est l'homme entre les mains duquel je suis tombé!…
Avec ce que je savais déjà, avec ce que j'ai appris depuis mon arrivée à Back-Cup de la bouche même de l'ingénieur Serkö, voici ce qu'il m'est loisible de raconter sur le passé et le présent de ce Ker Karraje.
Il y a de cela huit à neuf ans, les mers de l'Ouest-Pacifique furent désolées par des attentats sans nombre, des faits de piraterie, qui s'accomplissaient avec une rare audace. À cette époque, une bande de malfaiteurs de diverses origines, déserteurs des contingents coloniaux, échappés des pénitenciers, matelots ayant abandonné leurs navires, opérait sous un chef redoutable. Le noyau de cette bande s'était d'abord formé de ces gens, rebut des populations européenne et américaine, qu'avait attirés la découverte de riches placers dans les districts de la Nouvelle- Galles du Sud en Australie.
Parmi ces chercheurs d'or, se trouvaient le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö, deux déclassés, qu'une certaine communauté d'idées et de caractère ne tarda pas à lier très intimement.
Ces hommes, instruits, résolus, eussent certainement réussi en toute carrière, rien que par leur intelligence. Mais, sans conscience ni scrupules, déterminés à s'enrichir par n'importe quels moyens, demandant à la spéculation et au jeu ce qu'ils auraient pu obtenir par le travail patient et régulier, ils se jetèrent à travers les plus invraisemblables aventures, riches un jour, ruinés le lendemain, comme la plupart de ces gens sans aveu, qui vinrent chercher fortune sur les gisements aurifères.
Il y avait alors aux placers de la Nouvelle-Galles du Sud un homme d'une audace incomparable, un de ces oseurs qui ne reculent devant rien, — pas même devant le crime, — et dont l'influence est irrésistible sur les natures violentes et mauvaises.
Cet homme se nommait Ker Karraje.
Quelles étaient l'origine et la nationalité de ce pirate, quels étaient ses antécédents, cela n'avait jamais pu être établi dans les enquêtes qui furent ordonnées à son sujet. Mais s'il avait su échapper à toutes les poursuites, son nom, — du moins celui qu'il se donnait, — courut le monde. On ne le prononçait qu'avec horreur et terreur, comme celui d'un personnage légendaire, invisible, insaisissable.
Moi, maintenant, j'ai lieu de croire que ce Ker Karraje est de race malaise. Peu importe, en somme. Ce qui est certain, c'est qu'on le tenait à bon droit pour un forban redoutable, l'auteur des multiples attentats commis dans ces mers lointaines.
Après avoir passé quelques années sur les placers de l'Australie, où il fit la connaissance de l'ingénieur Serkö et du capitaine Spade, Ker Karraje parvint à s'emparer d'un navire dans le port de Melbourne, de la province de Victoria. Une trentaine de coquins, dont le nombre devait bientôt être triplé, se firent ses compagnons. En cette partie de l'océan Pacifique, où la piraterie est encore si facile, et, disons-le, si fructueuse — combien de bâtiments furent pillés, combien d'équipages massacrés, combien de razzias organisées dans certaines îles de l'Ouest que les colons n'étaient pas de force à défendre. Quoique le navire de Ker Karraje, commandé par le capitaine Spade, eût été plusieurs fois signalé, on ne put jamais s'en emparer. Il semblait qu'il eût la faculté de disparaître à sa fantaisie au milieu de ces labyrinthes d'archipels dont le forban connaissait toutes les passes et toutes les criques.
L'épouvante régnait donc en ces parages. Les Anglais, les Français, les Allemands, les Russes, les Américains envoyèrent vainement des vaisseaux à la poursuite de cette sorte de navire- spectre, qui s'élançait on ne sait d'où, se cachait on ne sait où, après des pillages et des massacres que l'on désespérait de pouvoir arrêter ou punir.
Un jour, ces actes criminels prirent fin. On n'entendit plus parler de Ker Karraje. Avait-il abandonné le Pacifique pour d'autres mers?… La piraterie allait-elle recommencer ailleurs?… Comme elle ne se reproduisit pas de quelque temps, on eut cette idée: c'est que, sans parler de ce qui avait dû être dépensé en orgies et en débauches, il restait assez du produit de ces vols si longtemps exercés pour constituer un trésor d'une énorme valeur. Et, maintenant, sans doute, Ker Karraje et ses compagnons en jouissaient, l'ayant mis en sûreté en quelque retraite connue d'eux seuls.
Où s'était réfugiée la bande depuis sa disparition?… Toutes recherches à ce sujet furent stériles. L'inquiétude ayant cessé avec le danger, l'oubli commença de se faire sur les attentats dont l'Ouest-Pacifique avait été le théâtre.
Voilà ce qui s'était passé, — voici maintenant ce qu'on ne saura jamais, si je ne parviens pas à m'échapper de Back-Cup:
Oui, ces malfaiteurs étaient possesseurs de richesses considérables, lorsqu'ils abandonnèrent les mers occidentales du Pacifique. Après avoir détruit leur navire, ils se dispersèrent par des voies diverses, non sans être convenus de se retrouver sur le continent américain.
À cette époque, l'ingénieur Serkö, très instruit en sa partie, très habile mécanicien, et qui avait étudié de préférence le système des bateaux sous-marins, proposa à Ker Karraje de faire construire un de ces appareils, afin de reprendre sa criminelle existence dans des conditions plus secrètes et plus redoutables.
Ker Karraje saisit tout ce qu'avait de pratique l'idée de son complice, et, l'argent ne manquant point, il n'y eut qu'à se mettre à l'oeuvre.
Tandis que le soi-disant comte d'Artigas commandait la goélette Ebba aux chantiers de Gotteborg, en Suède, il donna aux chantiers Cramps de Philadelphie, en Amérique, les plans d'un bateau sous-marin, dont la construction ne donna lieu à aucun soupçon. D'ailleurs, ainsi qu'on va le voir, il ne devait pas tarder à disparaître corps et biens.
Ce fut sur les gabarits de l'ingénieur Serkö et sous sa surveillance spéciale que cet appareil fut établi, en utilisant les divers perfectionnements de la science nautique d'alors. Un courant, produit par des piles de nouvelle invention, actionnant les réceptrices calées sur l'arbre de l'hélice, devait donner à son moteur une énorme puissance propulsive.
Il va de soi que personne n'aurait pu deviner dans le comte d'Artigas Ker Karraje, l'ancien pirate du Pacifique, ni dans l'ingénieur Serkö le plus déterminé de ses complices. On ne voyait en lui qu'un étranger de haute origine, de grande fortune, qui, depuis un an, fréquentait avec sa goélette _Ebba _les ports des États-Unis, la goélette ayant pris la mer bien avant que la construction du tug eût été terminée.
Ce travail n'exigea pas moins de dix-huit mois. Quand il fut achevé, le nouveau bateau excita l'admiration de tous ceux qui s'intéressaient à ces engins de navigation sous-marine. Par sa forme extérieure, son appropriation intérieure, son système d'aération, son habitabilité, sa stabilité, sa rapidité d'immersion, sa maniabilité, sa facilité d'évolution en portées et en plongées, son aptitude à gouverner, sa vitesse extraordinaire, le rendement des piles auxquelles il empruntait sa force mécanique, il dépassait, et de beaucoup, les successeurs des Goubet, des_ Gymnote_, des Zédé et autres échantillons déjà si perfectionnés à cette époque.
On allait pouvoir en juger, au surplus, car, après divers essais très réussis, une expérience publique fut faite en pleine mer, à quatre milles au large de Charleston, en présence de nombreux navires de guerre, de commerce, de plaisance, américains et étrangers, convoqués à cet effet.
Il va sans dire que l'Ebba se trouvait au nombre de ces navires, ayant à son bord le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade et son équipage, — moins une demi-douzaine d'hommes destinés à la manoeuvre du bateau sous-marin, que dirigeait le mécanicien Gibson, un Anglais très hardi et très habile.
Le programme de cette expérience définitive comportait diverses évolutions à la surface de l'Océan, puis une immersion qui devait se prolonger un certain nombre d'heures, après lesquelles l'appareil avait ordre de réapparaître, quand il aurait atteint une bouée placée à plusieurs milles au large.
Le moment venu, lorsque le panneau supérieur eut été fermé, le bateau manoeuvra d'abord sur la mer, et ses résultats de vitesse, ses essais de virages, provoquèrent chez les spectateurs une admiration justifiée.
Puis, à un signal parti de l'Ebba, l'appareil sous-marin s'enfonça lentement et disparut à tous les regards.
Quelques-uns des navires se dirigèrent vers le but, qui était assigné pour la réapparition.
Trois heures s'écoulèrent… le bateau n'avait pas remonté à la surface de la mer.
Ce que l'on ne pouvait savoir, c'est que, d'accord avec le comte d'Artigas et l'ingénieur Serkö, cet appareil, destiné au remorquage secret de la goélette, ne devait réémerger qu'à plusieurs milles de là. Mais, excepté chez ceux qui étaient dans le secret, il n'y eut doute pour personne qu'il eût péri par suite d'un accident survenu soit à sa coque, soit à sa machine. À bord de l'Ebba, la consternation fut remarquablement jouée, tandis qu'elle était des plus réelles à bord des autres bâtiments. On fit des sondages, on envoya des scaphandriers sur le parcours supposé du bateau. Recherches vaines, il ne parut que trop certain qu'il était englouti dans les profondeurs de l'Atlantique.
À deux jours de là, le comte d'Artigas reprenait la mer, et, quarante-huit heures plus tard, il retrouvait le tug à l'endroit convenu d'avance.
Voilà comment Ker Karraje devint possesseur d'un admirable engin, qui fut destiné à cette double fonction: le remorquage de la goélette, l'attaque des navires. Avec ce terrible instrument de destruction, dont on ne soupçonnait pas l'existence, le comte d'Artigas allait pouvoir recommencer le cours de ses pirateries dans les meilleures conditions de sécurité et d'impunité.
Ces détails, je les appris par l'ingénieur Serkö, très fier de son oeuvre, — très certain aussi que le prisonnier de Back-Cup ne pourrait jamais en dévoiler le secret. En effet, on comprend de quelle puissance offensive disposait Ker Karraje. Pendant la nuit, le tug se jetait sur les bâtiments qui ne peuvent se défier d'un yacht de plaisance. Quand il les a défoncés de son éperon, la goélette les aborde, ses hommes massacrent les équipages, pillent les cargaisons. Et c'est ainsi que nombre de navires ne figurent plus aux nouvelles de mer que sous cette désespérante rubrique: disparus corps et biens.
Pendant une année, après cette odieuse comédie de la baie de Charleston, Ker Karraje exploita les parages de l'Atlantique au large des États-Unis. Ses richesses s'accrurent dans une proportion énorme. Les marchandises dont il n'avait pas l'emploi, on les vendait sur des marchés lointains, et le produit de ces pillages se transformait en argent et en or. Mais ce qui manquait toujours, c'était un lieu secret, où les pirates pussent déposer ces trésors en attendant le jour du partage.
Le hasard leur vint en aide. Alors qu'ils exploraient les couches sous-marines aux approches des Bermudes, l'ingénieur Serkö et le mécanicien Gibson découvrirent à la base de l'îlot ce tunnel qui donnait accès à l'intérieur de Back-Cup. Où Ker Karraje eût-il jamais pu trouver pareil refuge, plus à l'abri de toutes perquisitions?… Et c'est ainsi qu'un des îlots de cet archipel bermudien, qui avait été un repaire de forbans, devint celui d'une bande bien autrement redoutable.
Cette retraite de Back-Cup adoptée, sous sa vaste voûte s'organisa la nouvelle existence du comte d'Artigas et de ses compagnons, telle que j'étais à même de l'observer. L'ingénieur Serkö installa une fabrique d'énergie électrique, sans recourir à ces machines dont la construction à l'étranger eût pu paraître suspecte, et rien qu'avec ces piles d'un montage facile, n'exigeant que l'emploi de plaques de métaux, de substances chimiques, dont l'_Ebba _s'approvisionnait pendant ses relâches aux États-Unis.
On devine sans peine ce qui s'était passé dans la nuit du 19 au 20. Si le trois-mâts, qui ne pouvait se déplacer faute de vent, n'était plus en vue au lever du jour, c'est qu'il avait été abordé par le tug, attaqué par la goélette, pillé, coulé avec son équipage… Et c'est une partie de sa cargaison qui se trouvait à bord de l'Ebba, alors qu'il avait disparu dans les abîmes de l'Atlantique!…
En quelles mains je suis tombé, et comment finira cette aventure?… Pourrai-je jamais m'échapper de cette prison de Back- Cup, dénoncer ce faux comte d'Artigas, délivrer les mers des pirates de Ker Karraje?…
Et, si terrible qu'il soit déjà, Ker Karraje ne le sera-t-il pas plus encore, en cas qu'il devienne possesseur du Fulgurateur Roch?… Oui, cent fois! S'il utilise ces nouveaux engins de destruction, aucun bâtiment de commerce ne pourra lui résister, aucun navire de guerre échapper à une destruction totale.
Je reste longtemps obsédé de ces réflexions que me suggère la révélation du nom de Ker Karraje. Tout ce que je connaissais de ce fameux pirate est revenu à ma mémoire, — son existence alors qu'il écumait les parages du Pacifique, les expéditions engagées par les puissances maritimes contre son navire, l'inutilité de leurs campagnes. C'était à lui qu'il fallait attribuer, depuis quelques années, ces inexplicables disparitions de bâtiments au large du continent américain… Il n'avait fait que changer le théâtre de ses attentats… On pensait en être débarrassé, et il continuait ses pirateries sur ces mers si fréquentées de l'Atlantique, avec l'aide de ce tug que l'on croyait englouti sous les eaux de la baie Charleston…
«Maintenant, me dis-je, voici que je connais son véritable nom et sa véritable retraite, — Ker Karraje et Back-Cup! Mais, si Serkö a prononcé ce nom devant moi, c'est qu'il y était autorisé… N'est-ce pas m'avoir fait comprendre que je dois renoncer à jamais recouvrer ma liberté?…»
L'ingénieur Serkö avait manifestement vu l'effet produit sur moi par cette révélation. En me quittant, je me le rappelle, il s'était dirigé vers l'habitation de Ker Karraje, voulant sans doute le mettre au courant de ce qui s'était passé. Après une assez longue promenade sur les berges du lagon, je me disposais à regagner ma cellule, lorsqu'un bruit de pas se fait entendre derrière moi. Je me retourne.
Le comte d'Artigas, accompagné du capitaine Spade, est là. Il me jette un regard inquisiteur. Et alors ces mots de m'échapper dans un mouvement d'irritation dont je ne suis pas maître:
«Monsieur, vous me gardez ici contre tout droit!… Si c'est pour soigner Thomas Roch que vous m'avez enlevé de Healthful-House, je refuse de lui donner mes soins, et je vous somme de me renvoyer…»
Le chef de pirates ne fait pas un geste, ne prononce pas une parole.
La colère m'emporte alors au-delà de toute mesure.
«Répondez, comte d'Artigas, — ou plutôt, — car je sais qui vous êtes… répondez… Ker Karraje…»
Et il répond:
«Le comte d'Artigas est Ker Karraje… comme le gardien Gaydon est l'ingénieur Simon Hart, et Ker Karraje ne rendra jamais la liberté à l'ingénieur Simon Hart qui connaît ses secrets!…»
XI
Pendant cinq semaines
La situation est nette. Ker Karraje sait qui je suis… Il me connaissait, lorsqu'il a fait procéder au double enlèvement de Thomas Roch et de son gardien…
Comment cet homme y est-il arrivé, comment a-t-il appris ce que j'avais pu cacher à tout le personnel de Healthful-House, comment a-t-il su qu'un ingénieur français remplissait les fonctions de surveillant près de Thomas Roch?… J'ignore de quelle façon cela s'est fait, mais cela est.
Évidemment, cet homme possédait des moyens d'informations qui devaient lui coûter cher, mais dont il a tiré grand profit. Un personnage de cette trempe ne regarde pas à l'argent, d'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'atteindre son but.
Et désormais, c'est ce Ker Karraje, ou plutôt son complice l'ingénieur Serkö, qui va me remplacer près de l'inventeur Thomas Roch. Ses efforts réussiront-ils mieux que les miens?… Dieu veuille qu'il n'en soit rien, et que ce malheur soit épargné au monde civilisé!
Je n'ai pas répondu à la dernière phrase de Ker Karraje. Elle m'a produit l'effet d'une balle tirée à bout portant. Je ne suis pas tombé, cependant, comme s'y attendait peut-être le prétendu comte d'Artigas.
Non! mon regard est allé droit au sien, qui ne s'est pas abaissé et dont jaillissaient des étincelles. J'avais croisé les bras, à son exemple. Et pourtant, il était le maître de ma vie… Il suffisait d'un signe pour qu'un coup de revolver m'étendît à ses pieds… Puis, mon corps, précipité dans ce lagon, aurait été emporté à travers le tunnel au large de Back-Cup…
Après cette scène, on m'a laissé libre comme avant. Aucune mesure n'est prise contre moi. Je puis circuler entre les piliers jusqu'aux extrêmes limites de la caverne, qui, — cela n'est que trop évident, — ne possède pas d'autre issue que le tunnel.
Lorsque j'eus regagné mon alvéole à l'extrémité de Bee-Hive, en proie aux mille réflexions que me suggère cette situation nouvelle, je me dis:
«Si Ker Karraje sait que je suis l'ingénieur Simon Hart, qu'il ne sache jamais, du moins, que je connais l'exact gisement de cet îlot de Back-Cup.»
Quant au projet de confier Thomas Roch à mes soins, j'imagine que le comte d'Artigas ne l'a jamais eu sérieusement, puisque mon identité lui était révélée. Je le regrette dans une certaine mesure, car il est indubitable que l'inventeur sera l'objet de sollicitations pressantes, que l'ingénieur Serkö va employer tous les moyens pour obtenir la composition de l'explosif et du déflagrateur dont il saura faire un si détestable usage au cours de ses futures pirateries… Oui! mieux vaudrait que je fusse resté le gardien de Thomas Roch… ici comme à Healthful-House.
Durant les quinze jours qui suivent, je n'ai pas aperçu une seule fois mon ancien pensionnaire. Personne, je le répète, ne m'a gêné dans mes promenades quotidiennes. De la partie matérielle de l'existence je n'ai aucunement à me préoccuper. Mes repas viennent avec une régularité réglementaire de la cuisine du comte d'Artigas, — nom et titre dont je ne me suis pas déshabitué et que parfois je lui donne encore. Que sur la question de nourriture je ne sois pas difficile, d'accord; mais il serait injuste néanmoins de formuler la moindre plainte à ce sujet. L'alimentation ne laisse rien à désirer, grâce aux approvisionnements renouvelés à chaque voyage de l'Ebba.
Il est heureux aussi que la possibilité d'écrire ne m'ait jamais manqué pendant ces longues heures de désoeuvrement. J'ai donc pu consigner sur mon carnet les plus menus faits depuis l'enlèvement de Healthful-House et tenir mes notes jour par jour. Je continuerai ce travail tant que la plume ne me sera pas arrachée des mains. Peut-être servira-t-il dans l'avenir à dévoiler les mystères de Back-Cup.
— Du 5 au 25 juillet. — Deux semaines d'écoulées, et aucune tentative, pour me rapprocher de Thomas Roch, n'a pu réussir. Il est évident que des mesures sont prises pour le soustraire à mon influence, si inefficace qu'elle ait été jusqu'alors. Mon seul espoir est que le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade perdront leur temps et leurs peines à vouloir s'approprier les secrets de l'inventeur.
Trois ou quatre fois, — à ma connaissance du moins, — Thomas Roch et l'ingénieur Serkö se sont promenés ensemble, en faisant le tour du lagon. Autant que j'ai pu en juger, le premier semblait écouter avec une certaine attention ce que lui disait le second. Celui-ci lui a fait visiter toute la caverne, l'a conduit à la fabrique d'énergie électrique, lui a montré en détail la machinerie du tug… Visiblement, l'état mental de Thomas Roch s'est amélioré depuis son départ de Healthful-House.
C'est dans l'habitation de Ker Karraje que Thomas Roch occupe une chambre à part. Je ne mets pas en doute qu'il ne soit journellement circonvenu, surtout par l'ingénieur Serkö. À l'offre de lui payer son engin du prix exorbitant qu'il demande, — et se rend-il compte de la valeur de l'argent? — aura-t-il la force de résister?… Ces misérables peuvent l'éblouir de tant d'or, provenant des rapines accumulées durant tant d'années!… En l'état d'esprit où il se trouve, ne se laissera-t-il pas aller à communiquer la composition de son Fulgurateur?… Il suffirait alors de rapporter à Back-Cup les substances nécessaires, et Thomas Roch aura tout le loisir de se livrer à ses combinaisons chimiques. Quant aux engins, quoi de plus facile que d'en commander un certain nombre dans une usine du continent, d'en ordonner la fabrication par pièces séparées, de manière à ne point éveiller les soupçons?… Et ce que peut devenir un tel agent de destruction entre les mains de ces pirates, mes cheveux se dressent rien que d'y penser!
Ces intolérables appréhensions ne me laissent plus une heure de répit, elles me rongent, ma santé s'en ressent. Bien qu'un air pur emplisse l'intérieur de Back-Cup, je suis parfois pris d'étouffements. Il me semble que ces épaisses parois m'écrasent de tout leur poids. Et puis, je me sens séparé du reste du monde, — comme en dehors de notre globe, — ne sachant rien de ce qui se passe dans les pays d'outre-mer!… Ah! à travers cette ouverture à la voûte qui s'évide au-dessus du lagon, s'il était possible de s'enfuir… de se sauver par la cime de l'îlot… de redescendre à sa base!…
Dans la matinée du 25 juillet, je rencontre enfin Thomas Roch. Il est seul sur la rive opposée, et je me demande même, puisque je ne les ai pas vus depuis la veille, si Ker Karraje, l'ingénieur Serkö et le capitaine Spade ne sont pas partis pour quelque «expédition» au large de Back-Cup…
Je me dirige vers Thomas Roch et, avant qu'il ait pu m'apercevoir, je l'examine avec attention.
Sa physionomie sérieuse, pensive, n'est plus celle d'un fou. Il marche à pas lents, les yeux baissés, ne regardant pas autour de lui, et porte sous son bras une planchette tendue d'une feuille de papier où sont dessinées différentes épures.
Soudain, sa tête se relève vers moi, il s'avance d'un pas et me reconnaît:
«Ah! toi… Gaydon!… s'écrie-t-il. Je t'ai donc échappé!… Je suis libre!»
Il peut se croire libre, en effet, — plus libre à Back-Cup qu'il ne l'était à Healthful-House. Mais ma présence est de nature à lui rappeler de mauvais souvenirs et va peut-être déterminer une crise, car il m'interpelle avec une extraordinaire animation:
«Oui… toi… Gaydon!… Ne m'approche pas… ne m'approche pas!… Tu voudrais me reprendre… me ramener au cabanon… Jamais!… Ici j'ai des amis pour me défendre!… Ils sont puissants, ils sont riches!… Le comte d'Artigas est mon commanditaire!… L'ingénieur Serkö est mon associé!… Nous allons exploiter mon invention!… C'est ici que nous fabriquerons le Fulgurateur Roch… Va-t'en!… Va-t'en!…»
Thomas Roch est en proie à une véritable fureur. En même temps que sa voix s'élève, ses bras s'agitent, et il tire de sa poche des paquets de dollars-papier et de bank-notes. Puis, des pièces d'or anglaises, françaises, américaines, allemandes, s'échappent de ses doigts. Et d'où lui vient cet argent, si ce n'est de Ker Karraje, et pour prix du secret qu'il a vendu?…
Cependant, au bruit de cette pénible scène, accourent quelques hommes qui nous observaient à courte distance. Ils saisissent Thomas Roch, ils le contiennent, ils l'entraînent. D'ailleurs, dès que je suis hors de sa vue, il se laisse faire, il retrouve le calme du corps et de l'esprit.
— 27 juillet. — À deux jours de là, en descendant vers la berge, aux premières heures du matin, je me suis avancé jusqu'à l'extrémité de la petite jetée de pierre.
Le tug n'est plus à son mouillage habituel le long des roches, et n'apparaît en aucun autre point du lagon. Du reste, Ker Karraje et l'ingénieur Serkö n'étaient pas partis, comme je le supposais, car je les ai aperçus dans la soirée d'hier.
Mais, aujourd'hui, il y a tout lieu de croire qu'ils se sont embarqués à bord du tug avec le capitaine Spade et son équipage, qu'ils ont rejoint la goélette dans la crique de l'îlot, et que l'Ebba, à cette heure, est en cours de navigation.
S'agit-il de quelque coup de piraterie?… c'est possible. Toutefois il est également possible que Ker Karraje, redevenu le comte d'Artigas à bord de son yacht de plaisance, ait voulu rallier quelque point du littoral, afin de se procurer les substances nécessaires à la préparation du Fulgurateur Roch…
Ah! si j'avais eu la possibilité de me cacher à bord du tug, de me glisser dans la cale de l'Ebba, d'y demeurer caché jusqu'à l'arrivée au port!… Alors, peut-être, eussé-je pu m'échapper… délivrer le monde de cette bande de pirates!…
On voit à quelles pensées je m'abandonne obstinément… Fuir… fuir à tout prix ce repaire!… Mais la fuite n'est possible que par le tunnel avec le bateau sous-marin!… N'est-ce pas folie que d'y songer?… Oui!… folie… Et pourtant, quel autre moyen de s'évader de Back-Cup?…
Tandis que je me livre à ces réflexions, voici que les eaux du lagon s'entrouvrent à vingt mètres de la jetée pour livrer passage au tug. Presque aussitôt, son panneau se rabat, le mécanicien Gibson et les hommes montent sur la plate-forme. D'autres accourent sur les roches afin de recevoir une amarre. On la saisit, on hale dessus, et l'appareil vient reprendre son mouillage.
Donc, cette fois, la goélette navigue sans l'aide de son remorqueur, lequel n'est sorti que pour mettre Ker Karraje et ses compagnons à bord de l'Ebba et la dégager des passes de l'îlot.
Cela me confirme dans l'idée que ce voyage n'a d'autre objet que de gagner un des ports américains, ou le comte d'Artigas pourra se procurer les matières qui composent l'explosif et commander les engins à quelque usine. Puis, au jour fixé pour son retour, le tug repassera le tunnel, rejoindra la goélette, et Ker Karraje rentrera à Back-Cup…
Décidément, les desseins de ce malfaiteur sont en cours d'exécution, et cela marche plus vite que je ne le supposais!
— 3 août. — Aujourd'hui s'est produit un incident dont le lagon a été le théâtre, — incident très curieux, et qui doit être extrêmement rare.
Vers trois heures de l'après-midi, un vif bouillonnement trouble les eaux pendant une minute, cesse pendant deux ou trois, et recommence dans la partie centrale du lagon.
Une quinzaine de pirates, dont l'attention est attirée par ce phénomène assez inexplicable, sont descendus sur la berge, non sans donner des marques d'étonnement auquel se mêle un certain effroi, — à ce qu'il me semble.
Ce n'est point le tug qui cause cette agitation des eaux, puisqu'il est amarré près de la jetée. Quant à supposer qu'un autre appareil submersible serait parvenu à s'introduire par le tunnel, cela paraît, à tout le moins, invraisemblable.
Presque aussitôt, des cris retentissent sur la rive opposée. D'autres hommes s'adressent aux premiers en un langage inintelligible, et, à la suite d'un échange de dix à douze phrases rauques, ceux-ci retournent en toute hâte du côté de Bee-Hive.
Ont-ils donc aperçu quelque monstre marin engagé sous les eaux du lagon?… Vont-ils chercher des armes pour l'attaquer, des engins de pêche pour en opérer la capture?…
J'ai deviné, et, un instant plus tard, je les vois revenir sur les berges, armés de fusils à balles explosibles et de harpons munis de longues lignes.
C'est, en effet, une baleine, — de l'espèce de ces cachalots si nombreux aux Bermudes, — qui, après avoir traversé le tunnel, se débat maintenant dans les profondeurs du lagon. Puisque l'animal a été contraint de chercher un refuge à l'intérieur de Back-Cup, dois-je en conclure qu'il était poursuivi, que des baleiniers lui donnaient la chasse?…
Quelques minutes s'écoulent avant que le cétacé remonte à la surface du lagon. On entrevoit sa masse énorme, luisante et verdâtre, évoluer comme s'il luttait contre un redoutable ennemi. Lorsqu'il reparaît, deux colonnes liquides jaillissent à grand bruit de ses évents.
«Si c'est par nécessité d'échapper à la chasse des baleiniers que cet animal s'est jeté à travers le tunnel, me dis-je alors, c'est qu'il y a un navire à proximité de Back-Cup… peut-être à quelques encablures du littoral… C'est que ses embarcations ont suivi les passes de l'ouest jusqu'au pied de l'îlot… Et ne pouvoir communiquer avec elles!…»
Et quand cela serait, est-ce qu'il m'est possible de les rejoindre à travers ces parois de Back-Cup?…
Au surplus, je ne tarde pas à être fixé sur la cause qui a provoqué l'apparition du cachalot. Il ne s'agit point de pêcheurs acharnés à sa poursuite, mais d'une bande de requins, — de ces formidables squales qui infectent les parages des Bermudes. Je les distingue sans peine entre deux eaux. Au nombre de cinq ou six, ils se retournent sur le flanc, ouvrant leurs énormes mâchoires hérissées de dents comme une étrille est hérissée de pointes. Ils se précipitent sur la baleine qui ne peut se défendre qu'en les assommant à coups de queue. Elle a déjà reçu de larges blessures, et les eaux se teignent de colorations rougeâtres, tandis qu'elle plonge, remonte, émerge, sans parvenir à éviter les morsures des squales.
Et, pourtant, ce ne seront pas ces voraces animaux qui sortiront vainqueurs de la lutte. Cette proie va leur échapper, car l'homme, avec ses engins, est plus puissant qu'eux. Il y a là, sur les berges, nombre des compagnons de Ker Karraje, qui ne valent pas mieux que ces requins, car pirates ou tigres de mer, c'est tout un!… Ils vont essayer de capturer le cachalot, et cet animal sera de bonne prise pour les gens de Back-Cup!…
En ce moment, la baleine se rapproche de la jetée, sur laquelle sont postés le Malais du comte d'Artigas et plusieurs autres des plus robustes. Ledit Malais est armé d'un harpon auquel se rattache une longue corde. Il le brandit d'un bras vigoureux et le lance avec autant de force que d'adresse.
Grièvement atteinte sous sa nageoire gauche, la baleine s'enfonce d'un coup brusque, escortée des squales qui s'immergent à sa suite. La corde du harpon se déroule sur une longueur de cinquante à soixante mètres. Il n'y a plus qu'à haler dessus, et l'animal reviendra du fond pour exhaler son dernier souffle à la surface.
C'est ce qu'exécutent le Malais et ses camarades, sans y mettre trop de hâte, de manière à ne point arracher le harpon des flancs de la baleine, qui ne tarde pas à reparaître près de la paroi où s'ouvre l'orifice du tunnel.
Frappé à mort, l'énorme mammifère se démène dans une agonie furieuse, lançant des gerbes de vapeurs, des colonnes d'air et d'eau mélangées d'un flux de sang. Et alors, d'un terrible coup, il envoie un des squales tout pantelant sur les roches.
Par suite de la secousse, le harpon s'est détaché de son flanc et le cachalot plonge encore. Quand il revient une dernière fois, c'est pour battre les eaux d'un revers de queue si formidable qu'une forte dépression se produit, laissant voir en partie l'entrée du tunnel.
Les requins se précipitent alors sur leur proie; mais une grêle de balles frappe les uns et met en fuite les autres.
La bande des squales a-t-elle pu retrouver l'orifice, sortir de Back-Cup, regagner le large?… C'est probable. Néanmoins, pendant quelques jours, mieux vaudra, par prudence, ne point se baigner dans les eaux du lagon. Quant à la baleine, deux hommes se sont embarqués dans le canot pour aller l'amarrer. Puis, lorsqu'elle a été halée vers la jetée, elle est dépecée par le Malais, qui ne semble pas novice en ce genre de travail.
Finalement, ce que je connais avec exactitude, c'est l'endroit précis où débouche le tunnel à travers la paroi de l'ouest… Cet orifice se trouve à trois mètres seulement au-dessous de la berge. Il est vrai, à quoi cela peut-il me servir?
— 7 août. — Voici douze jours que le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö et le capitaine Spade ont pris la mer. Rien ne fait encore présager que le retour de la goélette soit prochain. Cependant j'ai remarqué que le tug se tient prêt à appareiller comme le serait un steamer resté sous vapeur, et ses piles sont toujours tenues en tension par le mécanicien Gibson. Si la goélette _Ebba _ne craint pas de gagner en plein jour les ports des États-Unis, il est probable qu'elle choisira de préférence le soir pour s'engager dans le chenal de Back-Cup. Aussi je pense que Ker Karraje et ses compagnons reviendront la nuit.
— 10 août. — Hier soir, vers huit heures, comme je le prévoyais, le tug a plongé et franchi le tunnel juste à temps pour aller donner la remorque à l'Ebba à travers la passe, et il a ramené ses passagers avec son équipage.
En sortant, ce matin, j'aperçois Thomas Roch et l'ingénieur Serkö qui s'entretiennent en descendant vers le lagon. De quoi ils parlent tous deux, on le devine. Je stationne à une vingtaine de pas, ce qui me permet d'observer mon ex-pensionnaire.
Ses yeux brillent, son front s'éclaircit, sa physionomie se transforme, tandis que l'ingénieur Serkö répond à ses questions. C'est à peine s'il peut rester en place. Aussi se hâte-t-il de gagner la jetée.
L'ingénieur Serkö le suit, et tous deux s'arrêtent sur la berge, près du tug.
L'équipage, occupé au déchargement de la cargaison, vient de déposer entre les roches dix caisses de moyenne grandeur. Le couvercle de ces caisses porte en lettres rouges une marque particulière, — des initiales que Thomas Roch regarde avec attention.
L'ingénieur Serkö donne ordre alors que les caisses, dont la contenance peut être évaluée à un hectolitre chacune, soient transportées dans les magasins de la rive gauche. Ce transport est immédiatement effectué avec le canot.
À mon avis, ces caisses doivent renfermer les substances dont la combinaison ou le mélange produisent l'explosif et le déflagrateur… Quant aux engins, ils ont dû être commandés à quelque usine du continent. Lorsque leur fabrication sera terminée, la goélette les ira chercher et les rapportera à Back- Cup…
Ainsi, cette fois, l'_Ebba _n'est point revenue avec des marchandises volées, elle ne s'est pas rendue coupable de nouveaux actes de piraterie. Mais de quelle puissance terrible va être armé Ker Karraje pour l'offensive et la défensive sur mer! À en croire Thomas Roch, son Fulgurateur n'est-il pas capable d'anéantir d'un seul coup le sphéroïde terrestre?… Et qui sait s'il ne le tentera pas un jour?…
XII
Les conseils de l'ingénieur Serkö
Thomas Roch, qui s'est mis à l'oeuvre, reste de longues heures à l'intérieur d'un hangar de la rive gauche, dont on a fait son laboratoire. Personne n'y entre que lui. Veut-il donc travailler seul à ses préparations, sans en indiquer les formules?… Cela est assez vraisemblable. Quant aux dispositions qu'exige l'emploi du Fulgurateur Roch, j'ai lieu de croire qu'elles sont extrêmement simples. En effet, ce genre de projectile ne nécessite ni canon, ni mortier, ni tube de lancement comme le boulet Zalinski. Par cela même qu'il est autopropulsif, il porte en lui sa puissance de projection, et tout navire qui passerait dans une certaine zone risquerait d'être anéanti, rien que par l'effroyable trouble des couches atmosphériques. Que pourra-t-on contre Ker Karraje, s'il dispose jamais d'un pareil engin de destruction?…
— Du 11 au 17 août. — Pendant cette semaine, le travail de Thomas Roch s'est poursuivi sans interruption. Chaque matin, l'inventeur se rend à son laboratoire, et il n'en revient qu'à la nuit tombante. Tenter de le rejoindre, de lui parler, je ne l'essaie même pas. Quoiqu'il soit toujours indifférent à ce qui ne se rapporte pas à son oeuvre, il paraît être en complète possession de lui-même. Et pourquoi ne jouirait-il pas de sa pleine cérébralité?… N'est-il pas arrivé à l'entière satisfaction de son génie?… Ses plans, conçus de longue date, n'est-il pas en train de les exécuter?…
— Nuit du 17 au 18 août. — À une heure du matin, des détonations, qui viennent de l'extérieur, m'ont réveillé en sursaut.
Est-ce une attaque contre Back-Cup?… me suis-je demandé. Aurait- on suspecté les allures de la goélette du comte d'Artigas, et serait-elle pourchassée à l'entrée des passes?… Essaie-t-on de détruire l'îlot à coups de canon?… Justice va-t-elle être enfin faite de ses malfaiteurs, avant que Thomas Roch ait achevé la fabrication de son explosif, avant que les engins aient été rapportés à Back-Cup?…
À plusieurs reprises, ces détonations, très violentes, éclatent presque à des intervalles réguliers. Et l'idée me vient que, si la goélette Ebba est anéantie, toute communication avec le continent étant impossible, le ravitaillement de l'îlot ne pourra plus s'effectuer…
Il est vrai, le tug suffirait à transporter le comte d'Artigas sur quelque point du littoral américain, et l'argent ne lui manquerait pas pour faire construire un autre navire de plaisance… N'importe!… Le ciel soit loué, s'il permet que Back-Cup soit détruit avant que Ker Karraje ait à sa disposition le Fulgurateur Roch!…
Le lendemain, dès la première heure, je me précipite hors de ma cellule…
Rien de nouveau aux abords de Bee-Hive.
Les hommes vaquent à leurs travaux habituels. Le tug est à son mouillage. J'aperçois Thomas Roch qui se rend à son laboratoire. Ker Karraje et l'ingénieur Serkö arpentent tranquillement la berge du lagon. On n'a point attaqué l'îlot pendant la nuit… Pourtant, le bruit de détonations rapprochées m'a tiré de mon sommeil…
En ce moment, Ker Karraje remonte vers sa demeure, et l'ingénieur Serkö se dirige vers moi, l'air souriant, la physionomie moqueuse, comme à l'ordinaire.
«Eh bien, monsieur Simon Hart, me dit-il, vous faites-vous enfin à notre existence en ce milieu si tranquille?… Appréciez-vous, comme ils le méritent, les avantages de notre grotte enchantée?… Avez-vous renoncé à l'espoir de recouvrer votre liberté un jour ou l'autre… de fuir cette ravissante spélonque… et de quitter, ajoute-t-il en fredonnant la vieille romance française:
… ces lieux charmants Où mon âme ravie Aimait à contempler Sylvie…
À quoi bon me mettre en colère contre ce railleur?… Aussi, ai-je répondu avec calme:
«Non, monsieur, je n'y ai pas renoncé et je compte toujours que l'on me rendra la liberté…
— Quoi! monsieur Hart, nous séparer d'un homme que nous estimons tous, — et moi d'un confrère qui a peut-être surpris, à travers les incohérences de Thomas Roch, une partie de ses secrets!… Ce n'est pas sérieux!…»
Ah! c'est pour cette raison qu'ils tiennent à me garder dans leur prison de Back-Cup?… On suppose que l'invention de Thomas Roch m'est en partie connue… On espère m'obliger à parler si Thomas Roch se refuse à le faire… Et voilà pourquoi j'ai été enlevé avec lui… pourquoi on ne m'a pas encore envoyé au fond du lagon, une pierre au cou!… Cela est bon à savoir!
Et alors, aux derniers mots de l'ingénieur Serkö, je réponds par ceux-ci:
«Très sérieux, ai-je affirmé.
— Eh bien! reprend mon interlocuteur, si j'avais l'honneur d'être l'ingénieur Simon Hart, je me tiendrais le raisonnement suivant: Étant donné, d'une part, la personnalité de Ker Karraje, les raisons qui l'ont incité à choisir une retraite aussi mystérieuse que cette caverne, la nécessité que ladite caverne échappe à toute tentative de découverte, non seulement dans l'intérêt du comte d'Artigas, mais dans celui de ses compagnons…
— De ses complices, si vous le voulez bien…
— De ses complices, soit!… Et, d'autre part, étant donné que vous connaissez le vrai nom du comte d'Artigas et en quel mystérieux coffre-fort sont renfermées nos richesses…
— Richesses volées et souillées de sang, monsieur Serkö!
— Soit encore!… Vous devez comprendre que cette question de liberté ne puisse jamais être résolue à votre convenance.»
Inutile de discuter dans ces conditions. Aussi, j'aiguille la conversation sur mon autre voie.
«Pourrais-je savoir, ai-je demandé, comment vous avez appris que le surveillant Gaydon était l'ingénieur Simon Hart?…
— Il n'y a aucun inconvénient à vous l'apprendre, mon cher collègue… C'est un peu l'effet du hasard… Nous avions certaines relations avec l'usine à laquelle vous étiez attaché, et que vous avez quittée un jour dans des conditions assez singulières… Or, au cours d'une visite que j'ai faite à Healthful-House quelques mois avant le comte d'Artigas, je vous ai vu… reconnu…
— Vous?…
— Moi-même, et, de ce moment-là, je me suis bien promis de vous avoir pour compagnon de voyage à bord de l'Ebba…»
Il ne me revenait pas à la mémoire d'avoir jamais rencontré ce Serkö à Healthful-House; mais il est probable qu'il disait la vérité.
«Et j'espère, pensai-je, que cette fantaisie vous coûtera cher, un jour ou l'autre!» Puis, brusquement: «Si je ne me trompe, dis-je, vous avez pu décider Thomas Roch à vous livrer le secret de son Fulgurateur?…
— Oui, monsieur Hart, contre des millions… Oh! les millions ne nous coûtent que la peine de les prendre!… Aussi nous lui en avons bourré les poches!
— Et à quoi lui serviront-ils, ces millions, s'il n'est pas libre de les emporter, d'en jouir au-dehors?…
— Voilà ce qui ne l'inquiète guère, monsieur Hart!… L'avenir n'est point pour préoccuper cet homme de génie!… N'est-il pas tout au présent?… Tandis que, là-bas, en Amérique, on fabrique les engins d'après ses plans, il s'occupe ici de manipuler les substances chimiques dont il est abondamment pourvu. Hé! hé!… fameux, cet engin autopropulsif, qui entretient lui-même sa vitesse et l'accélère jusqu'à l'arrivée au but, grâce aux propriétés d'une certaine poudre à combustion progressive!… C'est là une invention qui amènera un changement radical dans l'art de la guerre…
— Défensive, monsieur Serkö?…
— Et offensive, monsieur Hart.
— Naturellement», répondis-je. Et, serrant l'ingénieur Serkö, j'ajoutai: «Ainsi… ce que personne encore n'avait pu obtenir de Roch…
— Nous l'avons obtenu sans grande difficulté…
— En le payant…
— D'un prix invraisemblable… et, de plus, en faisant vibrer une corde très sensible chez cet homme…
— Quelle corde?…
— Celle de la vengeance!
— La vengeance?… Et contre qui?…
— Contre tous ceux qui se sont faits ses ennemis, en le décourageant, en le rebutant, en le chassant, en le contraignant à mendier de pays en pays le prix d'une invention d'une si incontestable supériorité! Maintenant, toute idée de patriotisme est éteinte dans son âme! Il n'a plus qu'une pensée, un désir féroce: se venger de ceux qui l'ont méconnu… et même de l'humanité tout entière!… Vraiment, vos gouvernements de l'Europe et de l'Amérique, monsieur Hart, sont injustifiables de n'avoir pas voulu payer à sa valeur le Fulgurateur Roch!»
Et l'ingénieur Serkö me décrit avec enthousiasme les divers avantages du nouvel explosif, incontestablement supérieur, me dit- il, à celui que l'on tire du nitro-méthane, en substituant un atome de sodium à l'un des trois atomes d'hydrogène, et dont on parlait beaucoup à cette époque.
«Et quel effet destructif! ajoute-t-il. Il est analogue à celui du boulet Zalinski, mais cent fois plus considérable, et ne nécessite aucun appareil de lancement, puisqu'il vole pour ainsi dire de ses propres ailes à travers l'espace!»
J'écoutais avec l'espoir de surprendre une partie du secret.
Non… l'ingénieur Serkö n'en a pas dit plus qu'il ne voulait…
«Est-ce que Thomas Roch, demandai-je, vous a fait connaître la composition de son explosif?…
— Oui, monsieur Hart, — ne vous déplaise, — et bientôt nous en posséderons des quantités considérables, qui seront emmagasinées en lieu sûr.
— Et n'y a-t-il pas un danger… danger de tous les instants, à entasser de telles masses de cette substance?… Qu'un accident se produise, et l'explosion détruirait l'îlot de…»
Encore une fois, le nom de Back-Cup fut sur le point de m'échapper. Connaître à la fois l'identité de Ker Karraje et le gisement de la caverne, peut-être trouverait-on Simon Hart mieux informé qu'il ne convenait.
Heureusement, l'ingénieur Serkö n'a point remarqué ma réticence, et il me répond en disant:
«Nous n'avons rien à craindre. L'explosif de Thomas Roch ne peut s'enflammer qu'au moyen d'un déflagrateur spécial. Ni le choc ni le feu ne le feraient exploser.
— Et Thomas Roch vous a également vendu le secret de ce déflagrateur?…
— Pas encore, monsieur Hart, répond l'ingénieur Serkö, mais le marché ne tardera pas à se conclure! Donc, je vous le répète, aucun danger, et vous pouvez dormir en parfaite tranquillité!… Mille et mille diables! nous n'avons point envie de sauter avec notre caverne et nos trésors! Encore quelques années de bonnes affaires, nous en partagerons les profits, et ils seront assez considérables pour que la part attribuée à chacun lui constitue une honnête fortune dont il pourra jouir à sa guise… après liquidation de la société Ker Karraje and Co! J'ajoute que, si nous sommes à l'abri d'une explosion, nous ne redoutons pas davantage une dénonciation… que vous seriez seul en mesure de faire, mon cher monsieur Hart! Aussi je vous conseille d'en prendre votre parti, de vous résigner en homme pratique, de patienter jusqu'à la liquidation de la société… Ce jour-là, on verra ce que notre sécurité exigera en ce qui vous concerne!»
Convenons-en, ces paroles ne sont rien moins que rassurantes. Il est vrai, nous verrons d'ici là. Ce que je retiens de cette conversation, c'est que si Thomas Roch a vendu son explosif à la société Ker Karraje and Co., il a du moins gardé le secret du déflagrateur, sans lequel l'explosif n'a pas plus de valeur que la poussière des grandes routes.
Cependant, avant de terminer cet entretien, je crois devoir présenter à l'ingénieur Serkö une observation, très naturelle, après tout:
«Monsieur, lui dis-je, vous connaissez actuellement la composition de l'explosif du Fulgurateur Roch, bien. En somme, a-t-il réellement la puissance destructive que son inventeur lui attribue?… L'a-t-on jamais essayé?… N'avez-vous pas acheté un composé aussi inerte qu'une pincée de tabac?…
— Peut-être êtes-vous plus fixé à cet égard que vous ne voulez le paraître, monsieur Hart. Néanmoins, je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à notre affaire, et soyez entièrement rassuré. L'autre nuit, nous avons fait une série d'expériences décisives. Rien qu'avec quelques grammes de cette substance, d'énormes quartiers de roches de notre littoral ont été réduits en une poussière impalpable.»
L'explication s'appliquait évidemment aux détonations que j'avais entendues.
«Ainsi, mon cher collègue, continue l'ingénieur Serkö, je puis vous affirmer que nous n'éprouverons aucun déboire. Les effets de cet explosif dépassent tout ce qu'on peut imaginer. Il serait assez puissant, avec une charge de plusieurs milliers de tonnes, pour démolir notre sphéroïde et en disperser les morceaux dans l'espace comme ceux de cette planète éclatée entre Mars et Jupiter. Tenez pour certain qu'il est capable d'anéantir n'importe quel navire à une distance qui défie les plus longues trajectoires des projectiles actuels, et sur une zone dangereuse d'un bon mille… Le point faible de l'invention est encore dans le réglage du tir, lequel exige un temps assez long pour être modifié…»
L'ingénieur Serkö s'arrête, — comme un homme qui n'en veut pas dire davantage, — et il ajoute:
«Donc, je finis ainsi que j'ai commencé, monsieur Hart. Résignez- vous!… Acceptez cette nouvelle existence sans arrière-pensée!… Rangez-vous aux tranquilles délices de cette vie souterraine!… On y conserve sa santé, lorsqu'elle est bonne, on l'y rétablit, quand elle est compromise… C'est ce qui est arrivé pour votre compatriote!… Oui!… Résignez-vous à votre sort… C'est le plus sage parti que vous puissiez prendre!»
Et, là-dessus, ce donneur de bons conseils me quitte, après m'avoir salué d'un geste amical, en homme dont les obligeantes intentions méritent d'être appréciées. Mais, que d'ironie dans ses paroles, dans ses regards, dans son attitude, et me sera-t-il jamais permis de m'en venger?…
Dans tous les cas, j'ai retenu de cet entretien que le réglage du tir est assez compliqué. Il est donc probable que cette zone d'un mille où les effets du Fulgurateur Roch sont terribles, n'est pas facilement modifiable, et que, au-delà comme en deçà de cette zone, un bâtiment est à l'abri de ses effets… Si je pouvais en informer les intéressés!…
— 20 août. — Pendant deux jours, aucun incident à reproduire. J'ai poussé mes promenades quotidiennes jusqu'aux extrêmes limites de Back-Cup. Le soir, lorsque les lampes électriques illuminent la longue perspective des arceaux, je ne puis me défendre d'une impression quasi religieuse à contempler les merveilles naturelles de cette caverne, devenue ma prison. D'ailleurs, je n'ai jamais perdu l'espoir de découvrir, à travers les parois, quelque fissure ignorée des pirates, par laquelle il me serait possible de fuir!… Il est vrai… une fois dehors, il me faudrait attendre qu'un navire passât en vue… Mon évasion serait vite connue à Bee-Hive… Je ne tarderais pas à être repris… à moins que… j'y pense… le canot… le canot de l'Ebba, qui est remisé au fond de la crique… Si je parvenais à m'en emparer… à sortir des passes… à me diriger vers Saint-Georges ou Hamilton…»
Dans la soirée, — il était neuf heures environ, — je suis allé m'étendre sur un tapis de sable, au pied de l'un des piliers, une centaine de mètres à l'est du lagon. Peu d'instants après, des pas d'abord, des voix ensuite, se sont fait entendre à courte distance.
Blotti de mon mieux derrière la base rocheuse du pilier, je prête une oreille attentive…
Ces voix, je les reconnais. Ce sont celles de Ker Karraje et de l'ingénieur Serkö. Ces deux hommes se sont arrêtés et causent en anglais, — langue qui est généralement employée à Back-Cup. Il me sera donc possible de comprendre ce qu'ils disent.
Précisément, il est question de Thomas Roch, ou plutôt de son
Fulgurateur.
«Dans huit jours, dit Ker Karraje, je compte prendre la mer avec l'Ebba, et je rapporterai les diverses pièces, qui doivent être achevées dans l'usine de la Virginie…
— Et lorsqu'elles seront en notre possession, répond l'ingénieur Serkö, je m'occuperai d'en opérer ici le montage et d'établir les châssis de lancement. Mais, auparavant, il est nécessaire de procéder à un travail qui me paraît indispensable…
— Et qui consistera?… demande Ker Karraje.
— À percer la paroi de l'îlot.
— La percer?…
— Oh! rien qu'un couloir assez étroit pour ne donner passage qu'à un seul homme, une sorte de boyau facile à obstruer, et dont l'orifice extérieur sera dissimulé au milieu des roches.
— À quoi bon, Serkö?…
— J'ai souvent réfléchi à l'utilité d'avoir une communication avec le dehors autrement que par le tunnel sous-marin… On ne sait ce qui peut arriver dans l'avenir…
— Mais ces parois sont si épaisses et d'une substance si dure… fait observer Ker Karraje.
— Avec quelques grains de l'explosif Roch, répond l'ingénieur Serkö, je me charge de réduire la roche en si fine poussière qu'il n'y aura plus qu'à souffler dessus!»
On comprend de quel intérêt devait être pour moi ce sujet de conversation.
Voici qu'il était question d'ouvrir une communication, autre que le tunnel, entre l'intérieur et l'extérieur de Back-Cup… Qui sait s'il ne se présenterait pas quelque chance?…
Or, au moment où je me faisais cette réflexion, Ker Karraje répondait:
«C'est entendu, Serkö, et s'il était nécessaire un jour de défendre Back-Cup, empêcher qu'aucun navire pût en approcher… Il faudrait, il est vrai, que notre retraite eut été découverte, soit par hasard… soit par suite d'une dénonciation…
— Nous n'avons à craindre, répond l'ingénieur Serkö, ni hasard ni dénonciation…
— De la part d'un de nos compagnons, non, sans doute, mais de la part de ce Simon Hart…
— Lui! s'écrie l'ingénieur Serkö. C'est qu'alors il serait parvenu à s'échapper… et l'on ne s'échappe pas de Back-Cup!… D'ailleurs, je l'avoue, ce brave homme m'intéresse… C'est un collègue, après tout, et j'ai toujours le soupçon qu'il en sait plus qu'il ne dit sur l'invention de Thomas Roch… Je le chapitrerai de telle sorte que nous finirons par nous entendre, par causer physique, mécanique, balistique, comme une paire d'amis…
— N'importe! reprend ce généreux et sensible comte d'Artigas. Lorsque nous serons en possession du secret tout entier, mieux vaudra se débarrasser de…
— Nous avons le temps, Ker Karraje…» «Si Dieu vous le laisse, misérables!…» ai-je pensé, en comprimant mon coeur qui battait avec violence. Et pourtant, sans une prochaine intervention de la Providence, que pourrais-je espérer?… La conversation change alors de cours, et Ker Karraje de faire cette observation: «Maintenant que nous connaissons la composition de l'explosif, Serkö, il faut à tout prix que Thomas Roch nous livre celle du déflagrateur…
— En effet, réplique l'ingénieur Serkö, et je m'applique à l'y décider. Par malheur, Thomas Roch refuse de discuter là-dessus. D'ailleurs, il a déjà fabriqué quelques gouttes de ce déflagrateur qui ont servi à essayer l'explosif, et il nous en fournira lorsqu'il s'agira de percer le couloir…
— Mais… pour nos expéditions en mer… demanda Ker Karraje.
— Patience… nous finirons par avoir entre nos mains toutes les foudres de son Fulgurateur…
— Es-tu sûr, Serkö?…
— Sûr… en y mettant le prix, Ker Karraje.»
L'entretien se termina sur ces mots, puis les deux hommes s'éloignent, sans m'avoir aperçu, — très heureusement. Si l'ingénieur Serkö a pris quelque peu la défense d'un collègue, le comte d'Artigas me paraît animé d'intentions moins bienveillantes à mon égard. Au moindre soupçon, on m'enverrait dans le lagon, et, si je franchissais le tunnel, ce ne serait qu'à l'état de cadavre, emporté par la mer descendante.
— 21 août. — Le lendemain, l'ingénieur Serkö est venu reconnaître en quel endroit il conviendrait d'effectuer le percement du couloir, de manière qu'au-dehors on ne pût soupçonner son existence. Après de minutieuses recherches, il est décidé que le percement s'effectuera dans la paroi du nord, à vingt mètres avant les premières cellules de Bee-Hive.
J'ai hâte que ce couloir soit achevé. Qui sait s'il ne servira pas à ma fuite?… Ah! si j'avais su nager, peut-être aurais-je déjà tenté de m'évader par le tunnel, puisque je connais exactement la place de son orifice. Lors de la lutte dont le lagon a été le théâtre, quand les eaux se sont dénivelées sous le dernier coup de queue de la baleine, la partie supérieure de cet orifice s'est un instant dégagée… Je l'ai vu… Eh bien, est-ce qu'il ne découvre pas dans les grandes marées?… Aux époques de pleine et de nouvelle lune, alors que la mer atteint son maximum de dépression au-dessous du niveau moyen, il est possible que… Je m'en assurerai!
À quoi cette constatation pourra me servir, je l'ignore, mais je ne dois rien négliger pour m'enfuir de Back-Cup.
— 29 août. — Ce matin, j'assiste au départ du tug. Il s'agit sans doute de ce voyage à l'un des ports d'Amérique afin de prendre livraison des engins qui doivent être fabriqués.
Le comte d'Artigas s'entretient quelques instants avec l'ingénieur Serkö, qui, paraît-il, ne doit point l'accompagner, et auquel il me semble faire certaines recommandations dont je pourrais bien être l'objet. Puis, après avoir mis le pied sur la plate-forme de l'appareil, il descend à l'intérieur, suivi du capitaine Spade et de l'équipage de l'Ebba. Dès que son panneau est refermé, le tug s'enfonce sous les eaux, dont un léger bouillonnement trouble un instant la surface.
Les heures se passent, la journée s'achève. Puisque le tug n'est pas revenu à son poste, j'en conclus qu'il va remorquer la goélette pendant ce voyage… peut-être aussi détruire les navires qui croisent sur ces parages?…
Cependant, il est probable que l'absence de la goélette sera de courte durée, car une huitaine de jours doivent suffire pour l'aller et le retour.
Du reste, l'Ebba a chance d'être favorisée par le temps, si j'en juge par le calme de l'atmosphère qui règne à l'intérieur de la caverne. Nous sommes, d'ailleurs, dans la belle saison, étant donné la latitude des Bermudes. Ah! si je pouvais trouver une issue à travers les parois de ma prison!…
XIII
À Dieu vat!
— Du 29 août au 10 septembre. — Treize jours se sont écoulés, et l'Ebba n'est pas encore de retour. N'est-elle donc pas directement allée à la côte américaine?… S'est-elle attardée à quelques pirateries au large de Back-Cup?… Il me semble, cependant, que Ker Karraje ne devrait se préoccuper que de rapporter les engins. Il est vrai, peut-être l'usine de la Virginie n'avait-elle pas achevé leur fabrication?…
Au surplus, l'ingénieur Serkö ne me paraît pas autrement pris d'impatience. Il me fait toujours l'accueil que l'on sait, avec son air bon enfant, auquel je n'ai point lieu de me fier, et pour cause. Il affecte de s'informer de mon état de santé, m'engage à la plus complète résignation, m'appelle Ali Baba, m'assure qu'il n'existe pas à la surface de la terre un lieu plus enchanteur que cette caverne des Mille et Une Nuits, que j'y suis nourri, chauffé, logé, habillé, sans avoir à payer ni impôt ni taxe, et que, même à Monaco, les habitants de cette heureuse principauté ne jouissent pas d'une existence plus exempte de soucis…
Quelquefois, devant ce verbiage ironique, je sens la rougeur me monter au visage. La tentation me vient de sauter à la gorge de cet impitoyable railleur, de l'étrangler en un tour de main… On me tuera après… Et qu'importe?… Ne vaut-il pas mieux finir ainsi que d'être condamné à vivre des années et des années dans cet infâme milieu de Back-Cup?…
Toutefois, la raison retrouve son empire et, finalement, je me borne à hausser les épaules.
Quant à Thomas Roch, c'est à peine si je l'ai aperçu pendant les premiers jours qui ont suivi le départ de l'Ebba. Enfermé dans son laboratoire, il s'occupe sans cesse de ses manipulations multiples. À supposer qu'il utilise toutes les substances mises à sa disposition, il aura de quoi faire sauter Back-Cup et les Bermudes avec!
Je me rattache toujours à l'espoir qu'il ne consentira jamais à livrer la composition du déflagrateur, et que les efforts de l'ingénieur Serkö n'aboutiront point à lui acheter ce dernier secret… Cet espoir ne sera-t-il pas déçu?…
— 13 septembre. — Aujourd'hui, de mes yeux, j'ai pu constater la puissance de l'explosif et observer, en même temps, de quelle façon s'emploie le déflagrateur.
Dans la matinée, les hommes ont commencé le percement de la paroi à l'endroit préalablement choisi pour établir la communication avec la base extérieure de l'îlot.
Sous la direction de l'ingénieur, les travailleurs ont débuté en attaquant le pied de la muraille, dont le calcaire, extrêmement dur, pourrait être comparé au granit. C'est avec le pic, manié par des bras vigoureux, que furent portés les premiers coups. À n'employer que cet instrument, le travail eût été très long et très pénible, puisque la paroi ne mesure pas moins de vingt à vingt-cinq mètres d'épaisseur en cette partie du soubassement de Back-Cup. Mais, grâce au Fulgurateur Roch, il sera possible d'achever ce travail en un assez court délai.
Ce que j'ai vu est bien pour me stupéfier. Le désagrégement de la paroi que le pic n'entamait pas sans grande dépense de force, s'est opéré avec une facilité vraiment extraordinaire.
Oui! quelques grammes de cet explosif suffisent à broyer la masse rocheuse, à l'émietter, à la réduire en une poussière presque impalpable que le moindre souffle disperse comme une vapeur! Oui! — je le répète, — cinq à dix grammes, dont l'explosion produit une excavation d'un mètre cube, avec un bruit sec que l'on peut comparer à la détonation d'une pièce d'artillerie, due au formidable ébranlement des couches d'air.
La première fois qu'on s'est servi de cet explosif, bien qu'il fût employé à une si minuscule dose, plusieurs des hommes, qui se trouvaient trop rapprochés de la paroi, furent renversés. Deux se relevèrent blessés grièvement, et l'ingénieur Serkö lui-même, qui avait été rejeté à quelques pas, ne s'en tira pas sans de rudes contusions.
Voici comment on opère avec cette substance, dont la force brisante dépasse tout ce qu'on a inventé jusqu'à ce jour:
Un trou, long de cinq centimètres sur une section de dix millimètres, est préalablement percé en sens oblique dans la roche. Quelques grammes de l'explosif y sont introduits, et il n'est même pas nécessaire d'obstruer le trou au moyen d'une bourre.
Alors intervient Thomas Roch. Sa main tient un petit étui de verre, contenant un liquide bleuâtre, d'apparence huileuse, et très prompt à se coaguler dès qu'il subit le contact de l'air.
Il en verse une goutte à l'orifice du trou, puis se retire sans trop de hâte. Il faut, en effet, un certain temps, — trente-cinq secondes environ, — pour que la combinaison du déflagrateur et de l'explosif se produise. Et alors, quand elle est faite, la puissance de désagrégement est telle, — j'y insiste, — qu'on peut la croire illimitée, et, en tout cas, des milliers de fois supérieure à celle des centaines d'explosifs actuellement connus.
Dans ces conditions, on le conçoit, le percement de cette épaisse et dure paroi sera achevé en une huitaine de jours.
— 19 septembre. — Depuis quelque temps, j'ai observé que le phénomène du flux et du reflux, qui se manifeste très sensiblement à travers le tunnel sous-marin, produit des courants en sens contraire, deux fois par vingt-quatre heures. Il n'est donc pas douteux qu'un objet flottant, jeté à la surface du lagon, serait entraîné au-dehors par le jusant, si l'orifice du tunnel découvrait à sa partie supérieure. Or ce découvrement n'arrive-t- il pas au plus bas étiage des marées d'équinoxe?… Je vais pouvoir m'en assurer, puisque nous sommes précisément à cette époque. Après-demain, c'est le 21 septembre, et aujourd'hui, 19, j'ai déjà vu se dessiner le sommet de la courbure au-dessus de l'eau à mer basse.
Eh bien, si je ne puis moi-même tenter le passage du tunnel, est- ce qu'une bouteille, jetée à la surface du lagon, n'aurait pas quelque chance de passer pendant les dernières minutes du jusant?… Et pourquoi un hasard, — hasard ultra-providentiel, j'en conviens, — ne ferait-il pas que cette bouteille fût recueillie par un navire au large de Back-Cup?… Pourquoi même les courants ne la jetteraient-ils pas sur une des plages des Bermudes?… Et si cette bouteille contenait une notice…
Telle est l'idée qui me travaille l'esprit. Puis les objections se présentent, — celle-ci entre autres: c'est qu'une bouteille risque de se briser soit en traversant le tunnel, soit en heurtant les récifs extérieurs avant d'avoir atteint le large… Oui… mais si elle était remplacée par un baril, hermétiquement fermé, un tonnelet semblable à ceux qui soutiennent les filets de pêche, ce baril ne serait pas exposé aux mêmes chances de bris que la fragile bouteille et pourrait gagner la pleine mer…
— 20 septembre. — Ce soir, je suis entré inaperçu dans l'un des magasins où sont entassés divers objets provenant du pillage des navires, et j'ai pu me procurer un tonnelet très convenable pour ma tentative.
Après avoir caché ce tonnelet sous mon vêtement, je retourne à Bee-Hive et je rentre dans ma cellule. Puis, sans perdre un instant, je me mets à l'oeuvre. Papier, encre, plume, rien ne me manque, puisque voilà trois mois que j'ai pu prendre les notes quotidiennes qui sont consignées en ce récit.
Je trace sur une feuille les lignes suivantes: «Depuis le 19 juin, après un double enlèvement opéré le 15 du même mois, Thomas Roch et son gardien Gaydon, ou plutôt l'ingénieur français Simon Hart, qui occupaient le pavillon 17, à Healthful-House, près New-Berne, Caroline du Nord, États-Unis d'Amérique, ont été conduits à bord de la goélette Ebba, appartenant au comte d'Artigas. Tous deux, actuellement, sont enfermés à l'intérieur d'une caverne, qui sert de retraite au susdit comte d'Artigas, de son vrai nom Ker Karraje, le pirate qui exerçait autrefois sur les parages de l'Ouest-Pacifique, et à la centaine d'hommes dont se compose la bande de ce redoutable malfaiteur. Lorsqu'il aura en sa possession le Fulgurateur Roch, d'une puissance pour ainsi dire sans limites, Ker Karraje pourra continuer ses actes de piraterie dans des conditions où l'impunité de ses crimes lui sera plus assurée.
«Ainsi il est urgent que les États intéressés détruisent son repaire dans le plus bref délai.
«La caverne où s'est réfugié le pirate Ker Karraje est ménagée à l'intérieur de l'îlot de Back-Cup, qui est à tort considéré comme un volcan en éruption. Situé à l'extrémité ouest de l'archipel des Bermudes, défendu par des récifs à l'est, il est d'abord franc au sud, à l'ouest et au nord.
«Quant à la communication entre le dehors et le dedans, elle n'est encore possible que par un tunnel, qui s'ouvre à quelques mètres au-dessous de la surface moyenne des eaux, au fond d'une étroite passe à l'ouest. Aussi, pour pénétrer à l'intérieur de Back-Cup, est-il nécessaire d'avoir un appareil sous-marin — du moins tant que ne sera pas achevé le couloir que l'on est en train de percer dans la partie nord-ouest.
«Le pirate Ker Karraje dispose d'un appareil de ce genre, — celui-là même que le comte d'Artigas avait fait construire et qui est censé avoir péri, pendant ses expériences, dans la baie de Charleston. Ce tug s'emploie non seulement aux entrées et aux sorties par le tunnel, mais aussi à remorquer la goélette comme à attaquer les navires de commerce qui fréquentent les parages des Bermudes.
«Cette goélette, l'Ebba, bien connue sur le littoral de l'Ouest- Amérique, a pour unique port d'attache une petite crique, abritée derrière un entassement de roches, invisible du large, et située à l'ouest de l'îlot.
«Ce qu'il convient de faire, avant d'opérer un débarquement sur Back-Cup et de préférence sur la partie de l'ouest, où s'étaient installés autrefois les pêcheurs bermudiens, c'est d'ouvrir une brèche dans sa paroi avec les plus puissants projectiles à la mélinite. Après le débarquement, cette brèche permettra de pénétrer à l'intérieur de Back-Cup.
«Il faut aussi prévoir le cas où le Fulgurateur Roch serait en mesure de fonctionner. Il serait possible que Ker Karraje, surpris par une attaque, cherchât à l'employer pour défendre Back-Cup. Qu'on le sache bien, si sa puissance destructive dépasse tout ce qu'on a imaginé jusqu'à ce jour, elle ne s'étend que sur une zone de dix-sept à dix-huit cents mètres. Quant à la distance de cette zone dangereuse, elle est variable; mais le réglage du tir une fois établi est très long à modifier, et un navire qui aurait dépassé ladite zone pourrait s'approcher impunément de l'îlot.
«Ce document est écrit aujourd'hui, 20 septembre, huit heures du soir, et signé de mon nom. «Ingénieur SIMON HART.»
Tel est le libellé de la notice que je viens de rédiger. Elle dit tout ce qu'il y avait à dire au sujet de l'îlot, dont le gisement exact est porté sur les cartes modernes, comme au sujet de la défense de Back-Cup, que Ker Karraje tentera peut-être d'organiser, et de l'importance qu'il y a d'agir sans retard. J'y ai joint un plan de la caverne, indiquant sa configuration interne, l'emplacement du lagon, les dispositions de Bee-Hive, les places qu'occupent l'habitation de Ker Karraje, ma cellule, le laboratoire de Thomas Roch. Mais il faut que cette notice soit recueillie, et le sera-t-elle jamais?…
Enfin, après avoir enveloppé ce document d'un fort morceau de toile goudronnée, je le place dans le tonnelet, cerclé de fer, qui mesure environ quinze centimètres de long sur huit centimètres de large. Il est parfaitement étanche, ainsi que je m'en suis assuré, et en état de résister aux chocs, soit pendant la traversée du tunnel, soit contre les récifs du dehors.
Il est vrai, au lieu d'arriver en mains sûres, ne court-il pas le risque d'être lancé par le reflux sur les roches de l'îlot, d'être trouvé par l'équipage de l'Ebba, lorsque la goélette se rend au fond de la crique?… Si ce document tombe en la possession de Ker Karraje, signé de mon nom, révélant le sien, je n'aurai plus à me préoccuper des moyens de fuir Back-Cup, et mon sort sera vite réglé.
La nuit est venue. On devine si je l'ai attendue avec une fiévreuse impatience! D'après mes calculs, basés sur des observations précédentes, l'étale de la mer basse doit se produire à huit heures quarante-cinq. À ce moment, la partie supérieure de l'orifice découvrira de cinquante centimètres à peu près. La hauteur entre la surface des eaux et la voûte du tunnel sera plus que suffisante pour le passage du tonnelet. Je compte, d'ailleurs, l'envoyer une demi-heure avant l'étale, afin que le jusant, qui se propagera encore du dedans au-dehors, puisse l'entraîner.
Vers huit heures, au milieu de la pénombre, je quitte ma cellule. Personne sur les berges. Je me dirige vers la paroi dans laquelle est percé le tunnel. À la clarté de la dernière lampe électrique allumée de ce côté, je vois l'orifice arrondir son arc supérieur au-dessus des eaux, et le courant prendre cette direction.
Après être descendu sur les roches jusqu'au niveau du lagon, je lance le tonnelet, qui renferme la précieuse notice, et, avec elle, tout mon espoir:
«À Dieu vat, ai-je répété, à Dieu vat! comme disent nos marins français.»
Le petit baril, d'abord stationnaire, revient vers la berge sous l'action d'un remous. Il me faut le repousser avec force, afin que le reflux le saisisse…
C'est fait, et, en moins de vingt secondes, il a disparu à travers le tunnel…
— Oui!… À Dieu vat!… Que le Ciel te conduise, mon petit tonnelet!… Qu'il protège tous ceux que Ker Karraje menace, et puisse cette bande de pirates ne pas échapper aux châtiments de la justice humaine!
XIV
Le Sword aux prises avec le tug
Toute cette nuit sans sommeil, j'ai suivi ce tonnelet par la pensée. Que de fois il m'a semblé le voir se heurter aux roches, accoster la crique, s'arrêter dans quelque excavation… Une sueur froide me courait de la tête aux pieds… Enfin, le tunnel est franchi… le tonnelet s'engage à travers la passe… le jusant le conduit en pleine mer… Grand Dieu! si le flot allait le ramener à l'entrée, puis à l'intérieur de Back-Cup… si, le jour venu, je l'apercevais…
Levé dès les premières lueurs de l'aube, je m'achemine vers la grève…
Aucun objet ne flotte sur les eaux tranquilles du lagon.
Les jours suivants, on a continué le travail de percement du couloir dans les conditions que l'on sait. L'ingénieur Serkö fait sauter la dernière roche à quatre heures de l'après-midi du 23 septembre. La communication est établie, — rien qu'un étroit boyau, où il faut se courber, mais cela suffit. À l'extérieur, son orifice se perd au milieu des éboulis du littoral, et il serait facile de l'obstruer, si cette mesure devenait nécessaire.
Il va sans dire qu'à partir de ce jour ce couloir va être sévèrement gardé. Personne, sans autorisation, ne pourra y passer ni pour pénétrer dans la caverne ni pour en sortir… Donc, impossible de s'échapper par là…
— 25 septembre. — Aujourd'hui, dans la matinée, le tug est remonté des profondeurs du lagon à sa surface. Le comte d'Artigas, le capitaine Spade, l'équipage de la goélette accostent la jetée. On procède au débarquement des marchandises rapportées par l'Ebba. J'aperçois un certain nombre de ballots pour le ravitaillement de Back-Cup, des caisses de viandes et de conserves, des fûts de vin et d'eau-de-vie, — en outre, plusieurs colis destinés à Thomas Roch. En même temps, les hommes mettent à terre les diverses pièces des engins qui affectent la forme discoïde.
Thomas Roch assiste à cette opération. Son oeil brille d'un feu extraordinaire. Après avoir saisi une de ces pièces, il l'examine, il hoche la tête en signe de satisfaction. J'observe que sa joie n'éclate point en propos incohérents, qu'il n'a plus rien en lui de l'ancien pensionnaire de Healthful-House. J'en viens même à me demander si cette folie partielle, que l'on croyait incurable, n'est pas radicalement guérie?…
Enfin, Thomas Roch s'embarque dans le canot affecté au service du lagon, et l'ingénieur Serkö l'accompagne à son laboratoire. En une heure, toute la cargaison du tug a été transportée sur l'autre rive.
Quant à Ker Karraje, il n'a échangé que quelques mots avec l'ingénieur Serkö. Plus tard, tous deux se sont rencontrés dans l'après-midi, et ont conversé longuement en se promenant devant Bee-Hive.
L'entretien terminé, ils se dirigent vers le couloir, et y pénètrent, suivis du capitaine Spade. Que ne puis-je m'y introduire derrière eux!… Que ne puis-je aller respirer, ne fût- ce qu'un instant, cet air vivifiant de l'Atlantique, dont Back-Cup ne reçoit, pour ainsi dire, que les souffles épuisés!…
— Du 26 septembre au 10 octobre. — Quinze jours viennent de s'écouler. Sous la direction de l'ingénieur Serkö et de Thomas Roch, on a travaillé à l'ajustement des engins. Puis, on s'est occupé du montage des supports de lancement. Ce sont de simples chevalets, munis d'augets, dont l'inclinaison est variable, et qu'il sera facile d'installer à bord de l'Ebba ou même sur la plate-forme du tug maintenu à fleur d'eau.
Ainsi donc, Ker Karraje va être maître des océans rien qu'avec sa goélette!… Aucun navire de guerre ne pourra traverser la zone dangereuse et l'_Ebba _se tiendra hors de portée de ses projectiles!… Ah! si du moins ma notice avait été recueillie… si l'on connaissait ce repaire de Back-Cup!… On saurait bien, sinon le détruire, du moins empêcher son ravitaillement…
— 20 octobre. — À mon extrême surprise, ce matin, je n'ai plus aperçu le tug à son poste habituel. Je me rappelle que, la veille, on a renouvelé les éléments de ses piles; mais je pensais que c'était pour les avoir en état. S'il est parti, à présent que le nouveau couloir est praticable, c'est qu'il s'agit de quelque expédition sur ces parages. En effet, rien ne manque plus à Back- Cup des pièces et substances nécessaires à Thomas Roch.
Cependant, nous voici dans la saison de l'équinoxe. La mer des
Bermudes est troublée par de fréquentes tempêtes.
Les rafales s'y déchaînent avec une effroyable turbulence. Cela se sent aux violents coups d'air, qui s'engouffrent par le cratère de Back-Cup, aux tourbillonnantes vapeurs mêlées de pluie dont s'emplit la vaste caverne, et aussi à l'agitation des eaux du lagon, qui balaient de leurs embruns les roches des berges.
Mais est-il certain que la goélette ait quitté la crique de Back- Cup?… N'est-elle pas d'un trop faible gabarit, — même avec l'aide de son remorqueur, — pour affronter des mers si mauvaises?…
D'autre part, comment admettre que le tug, bien qu'il ne doive rien craindre de la houle, puisqu'il retrouve les eaux calmes à quelques mètres au-dessous de leur surface, ait entrepris un voyage sans accompagner la goélette?…
Je ne sais à quelle cause attribuer ce départ de l'appareil sous- marin, — départ qui va se prolonger, car il n'est pas revenu dans la journée.
Cette fois, l'ingénieur Serkö est resté à Back-Cup. Seuls Ker Karraje, le capitaine Spade, les équipages du tug et de l'Ebba ont quitté l'îlot…
L'existence se continue dans son habituelle et affadissante monotonie, au milieu de cette colonie d'emmurés. Je passe des heures entières au fond de mon alvéole, méditant, espérant, désespérant, me rattachant, par un lien qui s'affaiblit chaque jour, à ce tonnelet abandonné au caprice des courants, — et rédigeant ces notes, qui ne me survivront probablement pas…
Thomas Roch est constamment occupé dans son laboratoire — à la fabrication de son déflagrateur. Je suis toujours féru de cette idée qu'il ne voudra vendre à aucun prix la composition de ce liquide… Mais je sais aussi qu'il n'hésiterait pas à mettre son invention au service de Ker Karraje.
Je rencontre souvent l'ingénieur Serkö, alors que mes promenades m'amènent aux environs de Bee-Hive. Cet homme se montre chaque fois disposé à s'entretenir avec moi… sur le ton d'une impertinente légèreté, il est vrai.
Nous causons de choses et d'autres, — rarement de ma situation, à propos de laquelle il est inutile de récriminer, ce qui m'attirerait de nouvelles railleries.
— 22 octobre. — Aujourd'hui, j'ai cru devoir demander à l'ingénieur Serkö si la goélette avait repris la mer avec le tug.
«Oui, monsieur Simon Hart, répondit-il, et, quoique le temps soit détestable au large, de vrais coups de chien, n'ayez point de crainte pour notre chère Ebba!…
— Est-ce que son absence doit se prolonger?…
— Nous l'attendons sous quarante-huit heures… C'est le dernier voyage que le comte d'Artigas s'est décidé à entreprendre avant que les tempêtes de l'hiver aient rendu ces parages absolument impraticables.
— Voyage d'agrément… ou d'affaires?…» ai-je répliqué. L'ingénieur Serkö me répond en souriant: «Voyage d'affaires, monsieur Hart, voyage d'affaires! À l'heure qu'il est, nos engins sont achevés, et, le beau temps revenu, nous n'aurons plus qu'à reprendre l'offensive…
— Contre de malheureux navires…
— Aussi malheureux… que richement chargés!
— Actes de piraterie dont l'impunité ne vous sera pas toujours assurée, je l'espère! me suis-je écrié.
— Calmez-vous, mon cher collègue, calmez-vous!… Vous le savez de reste, personne ne découvrira jamais notre retraite de Back- Cup, personne ne pourra jamais en dévoiler le secret!… Et d'ailleurs, avec ces engins d'un si facile maniement et d'une puissance si terrible, il nous serait facile d'anéantir tout navire qui passerait dans un certain rayon de l'îlot…
— À la condition, ai-je dit, que Thomas Roch vous ait vendu la composition de son déflagrateur comme il vous a vendu celle de son Fulgurateur…
— Cela est fait, monsieur Hart, et je dois vous enlever toute inquiétude à cet égard.»
De cette réponse catégorique, j'aurais dû conclure que le malheur est consommé, si, à l'intonation hésitante de sa voix, je n'avais senti une fois de plus qu'il ne fallait pas s'en rapporter aux paroles de l'ingénieur Serkö.
— 25 octobre. — L'effrayante aventure à laquelle je viens d'être mêlé, et comment n'y ai-je pas laissé la vie!… C'est miracle que je puisse aujourd'hui reprendre le cours de ces notes interrompu pendant quarante-huit heures!… Avec un peu plus de bonne chance, j'eusse été délivré!… Je serais présentement dans un des ports des Bermudes, Saint-Georges ou Hamilton… Les mystères de Back-Cup seraient dévoilés… La goélette, signalée à toutes les nations, ne pourrait se montrer dans aucun port. Le ravitaillement de Back-Cup deviendrait impossible… Les bandits de Ker Karraje seraient condamnés à y mourir de faim!…
Voici ce qui s'est passé:
Le soir du 23 octobre, vers huit heures, j'avais quitté ma cellule dans un indéfinissable état de nervosité, comme si j'eusse éprouvé le pressentiment de quelque événement grave et prochain. En vain avais-je voulu demander un peu de calme au sommeil. Désespérant de dormir, j'étais sorti.
Au-dehors de Back-Cup, il devait faire très mauvais temps. Les rafales pénétraient à travers le cratère et soulevaient une sorte de houle à la surface du lagon.
Je me dirigeai du côté de la berge de Bee-Hive.
Personne, à cette heure. Température assez basse, atmosphère humide. Tous les frelons de la ruche étaient blottis au fond de leurs alvéoles.
Un homme gardait l'orifice du couloir, bien que, par surcroît de précaution, ce couloir fût obstrué à son issue sur le littoral. De la place qu'il occupait, cet homme ne pouvait apercevoir les berges. Au surplus, je ne vis que deux lampes allumées au-dessus de la rive droite et de la rive gauche du lagon, en sorte qu'une profonde obscurité régnait sous la forêt de piliers.
J'allais ainsi au milieu de l'ombre, lorsque quelqu'un vint à passer près de moi.
Je reconnus Thomas Roch.
Thomas Roch marchait lentement, absorbé dans ses réflexions comme d'habitude, l'imagination toujours tendue, l'esprit toujours en travail.
Ne s'offrait-il pas là une occasion favorable de lui parler, de l'instruire de ce que vraisemblablement il ne savait pas… Il ignore… il doit ignorer en quelles mains est tombée sa personne… Il ne peut se douter que le comte d'Artigas n'est autre que le pirate Ker Karraje… Il ne soupçonne pas à quel bandit il a livré une partie de son invention… Il faut lui apprendre que des millions qui l'ont payée il n'aura jamais la jouissance… Pas plus que moi, il n'aura la liberté de quitter cette prison de Back-Cup… Oui!… Je ferai appel à ses sentiments d'humanité, aux malheurs dont il sera responsable, s'il ne garde pas ses derniers secrets…
J'en étais là de mes réflexions, lorsque je me sentis vivement saisir par-derrière.
Deux hommes me tenaient les bras, et un troisième se dressa devant moi.
Je voulus appeler.
«Pas un cri! me dit cet homme qui s'exprimait en anglais. N'êtes- vous pas Simon Hart?…
— Comment savez-vous?…
— Je vous ai vu sortir de votre cellule…
— Qui êtes-vous donc?…
— Le lieutenant Davon, de la marine britannique, officier à bord du Standard, en station aux Bermudes.» Il me fut impossible de répondre, tant j'étais suffoqué par l'émotion.
«Nous venons vous arracher des mains de Ker Karraje, et enlever avec vous l'inventeur français Thomas Roch… ajoute le lieutenant Davon.
— Thomas Roch!… ai-je balbutié.
— Oui… Le document, signé de votre nom, a été recueilli sur une grève de Saint-Georges…
— Dans un tonnelet, lieutenant Davon… un tonnelet que j'ai lancé sur les eaux de ce lagon…
— Et qui contenait, répondit l'officier, la notice par laquelle nous avons appris que l'îlot de Back-Cup servait de refuge à Ker Karraje et à sa bande… Ker Karraje, ce faux comte d'Artigas, l'auteur du double enlèvement de Healthful-House…
— Ah! lieutenant Davon…
— Maintenant, pas un instant à perdre… Il faut profiter de l'obscurité…
— Un seul mot, lieutenant Davon… Comment avez-vous pu pénétrer à l'intérieur de Back-Cup?…
— Au moyen du bateau sous-marin le Sword, qui, depuis six mois, était en expérience à Saint-Georges…
— Un bateau sous-marin?…
— Oui… il nous attend au pied de ces roches.
— Là… là!… ai-je répété.
— Monsieur Hart, où est le tug de Ker Karraje?…
— Parti depuis trois semaines…
— Ker Karraje n'est pas à Back-Cup?…
— Non… mais nous l'attendons d'un jour et même d'une heure à l'autre…
— Qu'importe! répondit le lieutenant Davon. Ce n'est pas de Ker Karraje qu'il s'agit… c'est Thomas Roch que nous avons mission d'enlever… avec vous, monsieur Hart… Le _Sword _ne quittera pas le lagon, sans que vous soyez tous deux à bord!… S'il ne reparaissait pas à Saint-Georges, cela signifierait que j'aurais échoué… et on recommencerait…
— Où est le Sword, lieutenant?…
— De ce côté… dans l'ombre de la grève, où l'on ne peut l'apercevoir. Grâce à vos indications, mon équipage et moi, nous avons reconnu l'entrée du tunnel sous-marin. Le _Sword _l'a heureusement franchi… Il y a dix minutes qu'il est remonté à la surface du lagon… Deux de mes hommes m'ont accompagné sur cette berge… Je vous ai vu sortir de la cellule indiquée sur votre plan… Savez-vous où est à présent Thomas Roch?…
— À quelques pas d'ici… Il vient de passer et se dirigeait vers son laboratoire…
— Dieu soit béni, monsieur Hart!
— Oui!… qu'il le soit, lieutenant Davon!» Le lieutenant, les deux hommes et moi, nous prîmes le sentier qui contourne le lagon. À peine fûmes-nous éloignés d'une dizaine de mètres que j'aperçus Thomas Roch. Se jeter sur lui, le bâillonner avant qu'il eût pu pousser un cri, l'attacher avant qu'il eût pu faire un mouvement, le transporter à l'endroit où était amarré le Sword, cela s'accomplit en moins d'une minute. Ce Sword était une embarcation submersible d'une douzaine de tonneaux seulement, — par conséquent, de dimensions et de puissance très inférieures à celles du tug. Deux dynamos, actionnées par des accumulateurs, qui avaient été chargés douze heures auparavant dans le port de Saint- Georges, imprimaient le mouvement à son hélice. Mais, quel qu'il fût, ce Sword devait suffire à nous sortir de notre prison, à nous rendre la liberté, — cette liberté à laquelle je ne croyais plus!… Enfin, Thomas Roch allait être arraché des mains de Ker Karraje et de l'ingénieur Serkö… Ces coquins ne pourraient utiliser son invention… Et rien n'empêcherait des navires d'approcher de l'îlot, d'opérer un débarquement, de forcer l'entrée du couloir, de s'emparer des pirates!…
Nous n'avions rencontré personne pendant que les deux hommes transportaient Thomas Roch. Nous sommes descendus tous à l'intérieur du Sword… Le panneau supérieur s'est fermé… les compartiments à eau se sont remplis… le Sword s'est immergé… Nous étions sauvés…
Le Sword, divisé en trois sections par des cloisons étanches, était aménagé de la sorte. La première section, contenant les accumulateurs et la machinerie, s'étendait depuis le maître-bau jusqu'à l'arrière. La seconde, celle du pilote, occupait le milieu de l'embarcation, surmontée d'un périscope à verres lenticulaires, d'où partaient les rayons d'un fanal électrique qui permettait de se diriger sous les eaux. La troisième était à l'avant, et c'est là que Thomas Roch et moi, nous avions été renfermés.
Il va sans dire que mon compagnon, s'il avait été délivré du bâillon qui l'étouffait, n'était pas dégagé de ses liens, et je doutais qu'il eût conscience de ce qui se passait…
Mais nous avions hâte de partir, avec l'espoir d'être à Saint-
Georges cette nuit même, si aucun obstacle ne nous arrêtait…
Après avoir poussé la porte de la cloison, je rejoignis le lieutenant Davon dans le second compartiment, près de l'homme préposé à la manoeuvre du gouvernail.
Dans celui de l'arrière, trois autres hommes, y compris le mécanicien, attendaient les ordres du lieutenant pour mettre le propulseur en mouvement.
«Lieutenant Davon, dis-je alors, je pense qu'il n'y a aucun inconvénient à laisser Thomas Roch seul… Si je puis vous être utile pour gagner l'orifice du tunnel…
— Oui… restez près de moi, monsieur Hart.» Il était alors huit heures trente-sept — exactement. Les rayons électriques, projetés à travers le périscope, éclairaient d'une vague lueur les couches dans lesquelles se maintenait le Sword. À partir de la berge près de laquelle il stationnait, il serait nécessaire de traverser le lagon sur toute sa longueur. Trouver l'orifice du tunnel serait certainement une difficulté, non insurmontable. Dût-on longer l'accore des rives, il était impossible qu'on ne le découvrît pas, même en un temps relativement court. Puis, le tunnel franchi à petite vitesse, en évitant de heurter ses parois, le Sword remonterait à la surface de la mer et ferait route sur Saint- Georges.
«À quelle profondeur sommes-nous?… demandai-je au lieutenant.
— À quatre mètres cinquante.
— Il n'est pas nécessaire de s'immerger davantage, répondis-je. D'après ce que j'ai observé pendant la grande marée d'équinoxe, nous devons être dans l'axe du tunnel.
— All right!» répondit le lieutenant. Oui! All right, et il me semblait que la Providence prononçait ces mots par la bouche de l'officier… De fait, elle n'aurait pu choisir un meilleur agent de ses volontés! J'ai regardé le lieutenant à la lueur du fanal. C'est un homme de trente ans, froid, flegmatique, la physionomie résolue, — l'officier anglais dans toute son impassibilité native, — pas plus ému qu'il ne l'eût été à bord du Standard, opérant avec un extraordinaire sang-froid, je dirais même avec la précision d'une machine.
«En traversant le tunnel, me dit-il, j'ai estimé sa longueur à une quarantaine de mètres…
— Oui… d'une extrémité à l'autre, lieutenant Davon… une quarantaine de mètres.»
Et, en effet, ce chiffre devait être exact, puisque le couloir percé au niveau du littoral ne mesurait que trente mètres environ.
Ordre fut donné au mécanicien d'actionner l'hélice. Le Sword avança avec une extrême lenteur, par crainte de collision contre la berge.
Parfois il s'en approchait assez pour qu'une masse noirâtre s'estompât au fond du fuseau lumineux projeté par le fanal. Un coup de barre rectifiait alors la direction. Mais si la conduite d'un bateau sous-marin est déjà difficile en pleine mer, combien davantage sous les eaux de ce lagon!
Après cinq minutes de marche, le Sword, dont la plongée était maintenue entre quatre et cinq mètres, n'avait pas encore atteint l'orifice du tunnel.
En ce moment, je dis: «Lieutenant Davon, peut-être serait-il sage de revenir à la surface, afin de mieux reconnaître la paroi où se trouve l'orifice?…
— C'est mon avis, monsieur Hart, si vous pouvez l'indiquer exactement…
— Je le puis.
— Bien.»
Par prudence, le courant du fanal fut interrompu, le milieu liquide redevint obscur. Sur l'ordre qu'il reçut, le mécanicien mit les pompes en fonction, et le Sword, délesté, remonta peu à peu à la surface du lagon.
Je restai à ma place, afin de relever la position à travers les lentilles du périscope.
Enfin, le _Sword _arrêta son mouvement ascensionnel, émergeant d'un pied au plus.
De ce côté, éclairé par la lampe de la berge, je reconnus Bee-
Hive.
«Votre avis!… me demanda le lieutenant Davon.
— Nous sommes trop au nord… L'orifice est dans l'ouest de la caverne.
— Il n'y a personne sur les berges?…
— Personne.
— C'est au mieux, monsieur Hart. Nous allons rester à fleur d'eau. Puis, lorsque le Sword, sur votre indication, sera devant la paroi, il se laissera couler…»
C'était le meilleur parti à prendre, et le pilote mit le _Sword _dans l'axe même du tunnel, après l'avoir éloigné de la berge dont il l'avait trop rapproché. La barre fut redressée légèrement, et, poussé par son hélice, l'appareil se mit en bonne direction.
Lorsque nous n'étions plus qu'à une dizaine de mètres, je commandai de stopper. Dès que le courant fut interrompu, le _Sword _s'arrêta, ouvrit ses prises d'eau, remplit ses réservoirs, s'enfonça avec lenteur.
Alors le fanal du périscope fut remis en activité, et, désignant dans la partie sombre de la paroi une sorte de cercle noir qui ne réfléchissait pas les rayons du fanal:
«Là… là… le tunnel!» m'écriai-je.
N'était-ce pas la porte par laquelle j'allais m'échapper de cette prison?… N'était-ce pas la liberté qui m'attendait au large?…
Le Sword se mut en douceur vers l'orifice…
Ah!… l'horrible malchance, et comment avais-je pu résister à ce coup?… Comment mon coeur ne s'était-il pas brisé?…
Une vague lueur apparaissait à travers les profondeurs du tunnel, moins de vingt mètres en avant. Cette lumière, qui s'avançait sur nous, ne pouvait être que la lumière projetée par le look-out du bateau sous-marin de Ker Karraje.
«Le tug!… ai-je crié. Lieutenant… voici le tug qui rentre à
Back-Cup!…
— Machine arrière!» ordonna le lieutenant Davon. Et le Sword recula au moment où il allait s'engager à travers le tunnel. Peut- être une chance nous restait-elle d'échapper, car d'une main rapide, le lieutenant avait éteint notre fanal, et il était possible que ni le capitaine Spade ni aucun de ses compagnons n'eussent aperçu le Sword… Peut-être, en s'écartant, livrerait-il passage au tug… Peut-être sa masse obscure se confondrait-elle avec les basses couches du lagon… Peut-être le tug passerait-il sans le voir?… Lorsqu'il aurait regagné son poste de mouillage, le Sword se remettrait en direction… et donnerait dans l'orifice…
L'hélice du Sword tournant à contre, nous avons rebroussé vers la berge du côté sud… Encore quelques instants et le Sword n'aurait plus qu'à stopper…
Non!… Le capitaine Spade avait reconnu la présence d'un bateau sous-marin, prêt à s'engager à travers le tunnel, et il se disposait à le poursuivre sous les eaux du lagon… Que pourrait cette frêle embarcation lorsqu'elle serait attaquée par le puissant appareil de Ker Karraje?…
Le lieutenant Davon me dit alors:
«Retournez dans le compartiment où se trouve Thomas Roch, monsieur Hart… Fermez la porte, tandis que je vais fermer celle du compartiment de l'arrière… Si nous sommes abordés, il est possible que, grâce à ses cloisons, le Sword se soutienne entre deux eaux…»
Après avoir serré la main du lieutenant, dont le sang-froid ne se démentait pas devant ce danger, je regagnai l'avant, près de Thomas Roch… Je refermai la porte et j'attendis dans une obscurité complète.
Alors j'eus le sentiment ou plutôt l'impression des manoeuvres que faisait le _Sword _pour échapper au tug, ses portées, ses girations, ses plongées. Tantôt il évoluait brusquement, afin d'éviter un choc; tantôt il remontait à la surface, ou s'immergeait jusqu'aux extrêmes profondeurs du lagon. S'imagine-t- on cette lutte des deux appareils sous ces eaux troublées, évoluant comme deux monstres marins d'inégale puissance?
Quelques minutes s'écoulèrent… Je me demandais si la poursuite n'était pas suspendue, si le Sword n'avait pas enfin pu s'élancer à travers le tunnel…
Une collision se produisit… Il ne sembla pas que ce choc eût été très violent… Mais je ne pus me faire illusion, — c'était bien le _Sword _qui venait d'être abordé par sa hanche de tribord… Peut-être, cependant, sa coque de tôle avait-elle résisté?… Et même, dans le cas contraire, peut-être l'eau n'avait-elle envahi qu'un des compartiments?…
Presque aussitôt, un second choc repoussa le Sword, avec une extrême violence, cette fois. Il fut comme soulevé par l'éperon du tug, contre lequel il se scia, pour ainsi dire, en se rabattant. Puis, je sentis qu'il se redressait, l'avant en haut, et qu'il coulait à pic sous la surcharge d'eau dont s'était rempli le compartiment de l'arrière…
Brusquement, sans avoir pu nous retenir aux parois, Thomas Roch et moi, nous fûmes culbutés l'un sur l'autre… Enfin, après un dernier heurt qui provoqua un bruit de tôle déchirées, le Sword ragua le fond et devint immobile…
À partir de ce moment, que s'était-il passé?… Je ne savais, ayant perdu connaissance.
Depuis, je viens d'apprendre que des heures, — de longues heures, — s'étaient écoulées. Tout ce qui me revient à la mémoire, c'est que ma dernière pensée avait été:
«Si je meurs, du moins Thomas Roch et son secret meurent avec moi… et les pirates de Back-Cup n'échapperont pas au châtiment de leurs crimes!»
XV
Attente
Aussitôt mes sens repris, j'observe que je suis étendu sur le cadre de ma cellule, où, parait-il, je repose depuis trente heures.
Je ne suis pas seul. L'ingénieur Serkö est près de moi. Il m'a fait donner tous les soins nécessaires, il m'a soigné lui-même, — non comme un ami, je pense, mais comme l'homme dont on attend d'indispensables explications, quitte à se débarrasser de lui, si l'intérêt commun l'exige.
Assez faible encore, je serais incapable de faire un pas. Peu s'en est fallu que j'aie été asphyxié au fond de cet étroit compartiment du Sword, tandis qu'il gisait sous les eaux du lagon. Suis-je en état de répondre aux questions que l'ingénieur Serkö brûle de m'adresser relativement à cette aventure?… Oui… mais je me tiendrai sur une extrême réserve.
Et, tout d'abord, je me demande où sont le lieutenant Davon et l'équipage du Sword. Ces courageux Anglais ont-ils péri dans la collision?… Sont-ils sains et saufs, ainsi que nous le sommes, - - car je suppose que Thomas Roch a survécu comme moi, après le double choc du tug et du Sword?…
La première question de l'ingénieur Serkö est celle-ci:
«Expliquez-moi ce qui s'est passé, monsieur Hart?» Au lieu de répondre, l'idée me vient d'interroger.
«Et Thomas Roch?… ai-je demandé.
— En bonne santé, monsieur Hart… Que s'est-il passé?… répète- t-il d'un ton impérieux.
— Avant tout, apprenez-moi, ai-je dit, ce que sont devenus… les autres?…
— Quels autres?… réplique l'ingénieur Serkö, dont l'oeil commence à me lancer de mauvais regards.
— Ces hommes qui se sont jetés sur moi et sur Thomas Roch, ces hommes qui nous ont bâillonnés… emportés… enfermés… où?… je ne le sais même pas!»
Toute réflexion faite, le mieux est de soutenir que j'ai été surpris, ce soir-là, par une agression brusque, pendant laquelle je n'ai eu le temps ni de me reconnaître ni de reconnaître les auteurs de cette agression.
«Ces hommes, répond l'ingénieur Serkö, vous saurez de quelle manière l'affaire a fini pour eux… Auparavant, dites-moi comment les choses se sont passées…»
Et, à l'intonation menaçante que prend sa voix en répétant cette question formulée pour la troisième fois, je comprends de quels soupçons je suis l'objet. Et, cependant, pour être en mesure de m'accuser de relations avec le dehors, il faudrait que le tonnelet contenant ma notice fût tombé entre les mains de Ker Karraje… Or cela n'est pas, puisque ce tonnelet a été recueilli par les autorités des Bermudes… Une telle accusation à mon égard ne reposerait sur rien de sérieux.
Aussi me suis-je borné à raconter que, la veille, vers huit heures du soir, je me promenais sur la berge, après avoir vu Thomas Roch se diriger du côté de son laboratoire, lorsque trois hommes m'ont saisi par-derrière… Un bâillon sur la bouche et les yeux bandés, je me suis senti entraîné, puis descendu dans une sorte de trou avec une autre personne que j'ai cru reconnaître à ses gémissements pour mon ancien pensionnaire… J'eus la pensée que nous étions à bord d'un appareil flottant… et, tout naturellement, que ce devait être à bord du tug qui était de retour?… Puis il m'a semblé que cet appareil s'enfonçait sous les eaux… Alors un choc m'a renversé au fond de ce trou, l'air a bientôt manqué… et, finalement, j'ai perdu connaissance… Je ne savais rien de plus…
L'ingénieur Serkö m'écoute avec une profonde attention, l'oeil dur, le front plissé, et, cependant, rien ne l'autorise à croire que je ne lui aie pas dit la vérité.
«Vous prétendez que trois hommes se sont jetés sur vous?… me demande-t-il.
— Oui… et j'ai cru que c'étaient de vos gens… Je ne les avais pas vus s'approcher… Qui sont-ils?
— Des étrangers que vous avez dû reconnaître à leur langage?…
— Ils n'ont pas parlé.
— Vous ne soupçonnez pas de quelle nationalité?…
— Aucunement.
— Vous ignorez quelles étaient leurs intentions en pénétrant à l'intérieur de la caverne?…
— Je l'ignore.
— Et quelle est votre idée là-dessus?…
— Mon idée, monsieur Serkö?… Je vous le répète, j'ai cru que deux ou trois de vos pirates étaient chargés de me jeter dans le lagon par ordre du comte d'Artigas… qu'ils allaient en faire autant de Thomas Roch… que, possesseurs de tous ses secrets, — ainsi que vous me l'avez affirmé, — vous n'aviez plus qu'à vous débarrasser de lui comme de moi…
— Vraiment, monsieur Hart, cette pensée a pu naître dans votre cerveau… répond l'ingénieur Serkö, sans reprendre néanmoins son ton d'habituelle raillerie.
— Oui… mais elle n'a pas persisté, lorsque, m'étant débarrassé de mon bandeau, j'ai pu voir qu'on m'avait descendu dans un des compartiments du tug.
— Ce n'était pas le tug, c'était un bateau du même genre qui s'est introduit par le tunnel…
— Un bateau sous-marin?… me suis-je écrié.
— Oui… et monté par des hommes chargés de vous enlever avec
Thomas Roch…
— Nous enlever?… dis-je, en continuant de feindre la surprise.
— Et, ajouta l'ingénieur Serkö, je vous demande ce que vous pensez de cette affaire…
— Ce que j'en pense?… Mais elle ne me paraît comporter qu'une seule explication plausible. Si le secret de votre retraite n'a pas été trahi, — et je ne sais comment une trahison aurait pu se produire ni quelle imprudence vous et les vôtres auriez pu commettre, — mon avis est que ce bateau sous-marin, en cours d'expériences sur ces parages, a découvert par hasard l'orifice du tunnel… qu'après s'y être engagé, il a remonté à la surface du lagon… que son équipage, très surpris de se trouver à l'intérieur d'une caverne habitée s'est emparé des premiers habitants qu'il a rencontrés… Thomas Roch… moi… d'autres peut-être… car enfin j'ignore…»
L'ingénieur Serkö est redevenu très sérieux. Sent-il l'inanité de l'hypothèse que j'essaie de lui suggérer?… Croit-il que j'en sais plus que je ne veux dire?… Quoi qu'il en soit, il semble accepter ma réponse, et il ajoute:
«En effet, monsieur Hart, les choses ont dû se passer de cette façon, et lorsque le bateau étranger a voulu s'engager à travers le tunnel, au moment où le tug en sortait, il y a eu collision… une collision dont il a été la victime… Mais nous ne sommes point gens à laisser périr nos semblables… D'ailleurs, votre disparition et celle de Thomas Roch avaient été presque aussitôt constatées… Il fallait à tout prix sauver deux existences si précieuses… On s'est mis à la besogne… Nous avons d'habiles scaphandriers parmi nos hommes. Ils sont descendus dans les profondeurs du lagon… ils ont passé des amarres sous la coque du Sword…
— Le Sword?… ai-je observé.
— C'est le nom que nous avons lu sur l'avant de ce bateau, quand il fut ramené à la surface… Quelle satisfaction, lorsque nous vous avons retrouvé, — sans connaissance, il est vrai, — mais respirant encore, et quel bonheur d'avoir pu vous rappeler à la vie!… Par malheur, à l'égard de l'officier qui commandait le Sword et de son équipage, nos soins ont été inutiles… Le choc avait crevé les compartiments du milieu et de l'arrière qu'ils occupaient, et ils ont payé de leur existence cette mauvaise chance… due au seul hasard, comme vous dites… d'avoir envahi notre mystérieuse retraite.»
En apprenant la mort du lieutenant Davon et de ses compagnons, mon coeur s'est serré affreusement. Mais, pour rester fidèle à mon rôle, comme c'étaient des gens que je ne connaissais pas… que j'étais censé ne pas connaître… il a fallu me contenir… L'essentiel, en effet, est de ne donner aucun motif de soupçonner une connivence entre l'officier du Sword et moi… Qui sait, en somme, si l'ingénieur Serkö attribue cette arrivée du _Sword _au «seul hasard», s'il n'a pas ses raisons pour admettre, provisoirement du moins, l'explication que j'ai imaginée?…
En fin de compte, cette inespérée occasion de recouvrer ma liberté est perdue… Se représentera-t-elle?… Dans tous les cas, on sait à quoi s'en tenir sur le pirate Ker Karraje, puisque ma notice est parvenue entre les mains des autorités anglaises de l'archipel… Le Sword ne reparaissant pas aux Bermudes, nul doute que de nouveaux efforts soient tentés contre l'îlot de Back- Cup, où, sans cette malencontreuse coïncidence, — la rentrée du tug au moment de la sortie du Sword, — je ne serais plus prisonnier à cette heure!
J'ai repris mon existence habituelle, et, n'ayant inspiré aucune défiance, je suis toujours libre d'aller et de venir à l'intérieur de la caverne.
Il est constant que cette dernière aventure n'a eu aucune fâcheuse conséquence pour Thomas Roch. Des soins intelligents l'ont sauvé comme ils m'ont sauvé moi-même. En toute plénitude de ses facultés intellectuelles, il s'est remis au travail et passe des journées entières dans son laboratoire.
Quant à l'Ebba, elle a rapporté de son dernier voyage des ballots, des caisses, quantité d'objets de provenances diverses, et j'en conclus que plusieurs bâtiments ont été pillés au cours de cette dernière campagne de piraterie.
Cependant, le travail est poursuivi avec activité en ce qui concerne l'établissement des chevalets. Le nombre des engins s'élève à une cinquantaine. Si Ker Karraje et l'ingénieur Serkö se voyaient dans l'obligation de défendre Back-Cup, trois ou quatre suffiraient à garantir l'îlot de toute approche, étant donné qu'ils couvriraient une zone sur laquelle aucun navire ne pourrait entrer sans être anéanti. Et, j'y songe, n'est-il pas probable qu'ils vont mettre Back-Cup en état de défense, après avoir raisonné de la façon suivante:
«Si l'apparition du Sword dans les eaux du lagon n'a été que l'effet du hasard, rien n'est changé à notre situation, et nulle puissance, pas même l'Angleterre, n'aura la pensée d'aller rechercher le Sword sous la carapace de l'îlot. Si, au contraire, par suite d'une incompréhensible révélation, on a appris que Back-Cup est devenu la retraite de Ker Karraje, si l'expédition du Sword a été une première tentative faite contre l'îlot, on doit s'attendre à une seconde dans des conditions différentes, soit une attaque à distance, soit une tentative de débarquement. Donc, avant que nous ayons pu quitter Back-Cup et emporter nos richesses, il faut employer le Fulgurateur Roch pour la défensive.»
À mon sens, ce raisonnement a dû même être poussé plus loin, et ces malfaiteurs se seront dit:
«Y a-t-il connexité entre cette révélation, de quelque façon qu'elle ait eu lieu, et le double enlèvement de Healthful- House?… Sait-on que Thomas Roch et son gardien sont enfermés à Back-Cup?… Sait-on que c'est au profit du pirate Ker Karraje que cet enlèvement a été effectué?… Américains, Anglais, Français, Allemands, Russes, ont-ils lieu de craindre que toute attaque de vive force contre l'îlot ne soit condamnée à l'insuccès?…»
Pourtant, à supposer que tout cela soit connu, si grands même que soient les dangers, Ker Karraje a dû comprendre que l'on ne reculerait pas. Un intérêt de premier ordre, un devoir de salut public et d'humanité, exigent l'anéantissement de son repaire. Après avoir écumé autrefois les mers de l'Ouest-Pacifique, le pirate et ses complices infestent maintenant les parages de l'Ouest-Atlantique… Il faut les détruire à n'importe quel prix!
Dans tous les cas, et rien qu'à tenir compte de cette dernière hypothèse, une surveillance constante s'impose à ceux qui habitent la caverne de Back-Cup. Aussi, à partir de ce jour, est-elle organisée dans les conditions les plus sévères. Grâce au couloir, et sans qu'il soit besoin de franchir le tunnel, les pirates ne cessent de veiller au-dehors. Cachés entre les basses roches du littoral, ils observent nuit et jour les divers points de l'horizon, se relevant matin et soir par escouades de douze hommes. Toute apparition de navire au large, toute approche d'embarcation quelconque seraient immédiatement relevées.
Rien de nouveau pendant les journées suivantes, qui se succèdent avec une désespérante monotonie. En réalité, on sent que Back-Cup ne jouit plus de sa sécurité d'autrefois. Il y règne comme une vague et décourageante inquiétude. À chaque instant, on craint d'entendre ce cri: Alerte! alerte! jeté par les veilleurs du littoral. La situation n'est plus ce qu'elle était avant l'arrivée du Sword. Brave lieutenant Davon, brave équipage, que l'Angleterre, que les États civilisés n'oublient jamais que vous avez sacrifié votre vie pour la cause de l'humanité!
Il est évident que, maintenant, et quelque puissants que soient leurs moyens de défense, plus encore que ne le serait un barrage torpédique, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade sont en proie à des troubles qu'ils essaient vainement de dissimuler. Aussi ont-ils de fréquents conciliabules. Peut-être agitent-ils la question d'abandonner Back-Cup en emportant leurs richesses, car si cette retraite est connue, on saura bien la réduire, ne fût-ce que par la famine.
J'ignore ce qu'il y a de vrai à cet égard, mais l'essentiel est qu'on ne me soupçonne pas d'avoir lancé à travers le tunnel ce tonnelet si providentiellement recueilli aux Bermudes. Jamais, — je le constate, — l'ingénieur Serkö ne m'a fait d'allusion à cet égard. Non! Je ne suis ni suspecté, ni suspect. S'il en était autrement, je connais assez le caractère du comte d'Artigas pour savoir qu'il m'aurait déjà envoyé rejoindre dans l'abîme le lieutenant Davon et l'équipage du Sword.
Ces parages sont désormais visités journellement par les grandes tempêtes hivernales. D'effroyables rafales hurlent à la cime de l'îlot.
Les tourbillons d'air, qui se propagent à travers la forêt des piliers, produisent de superbes sonorités, comme si cette caverne formait la caisse d'harmonie d'un gigantesque instrument. Et ces mugissements sont tels, par instants, qu'ils couvriraient les détonations d'une artillerie d'escadre. Nombre d'oiseaux marins, fuyant la tourmente, pénètrent à l'intérieur et, durant les rares accalmies, nous assourdissent de leurs cris aigus.
Il est à présumer que, par de si mauvais temps, la goélette ne pourrait tenir la mer. Il n'en est pas question, d'ailleurs, puisque l'approvisionnement de Back-Cup est assuré pour toute la saison. J'imagine aussi que le comte d'Artigas sera dorénavant moins empressé d'aller promener son Ebba le long du littoral américain, où il y risquerait d'être reçu non plus avec les égards dus à un riche yachtman, mais avec l'accueil que mérite le pirate Ker Karraje!
Toutefois, j'y songe, si l'apparition du Sword a été le début d'une campagne contre l'îlot dénoncé à la vindicte publique, une question se pose, — question de la dernière gravité pour l'avenir de Back-Cup.
Aussi, un jour, — très prudemment, ne voulant exciter aucun soupçon, — je me hasarde à tâter l'ingénieur Serkö sur ce sujet.
Nous étions dans le voisinage du laboratoire de Thomas Roch. La conversation durait depuis quelques minutes, lorsque l'ingénieur Serkö revint à me parler de cette extraordinaire apparition d'un bateau sous-marin de nationalité anglaise dans les eaux du lagon. Cette fois, il me parut incliner à croire qu'il y avait peut-être eu là une tentative faite contre la bande de Ker Karraje.
«Ce n'est pas mon avis, ai-je répondu, afin d'arriver à la question que je voulais lui poser.
— Et pourquoi?… me demanda-t-il.
— Parce que si votre retraite était connue, un nouvel effort aurait été tenté déjà, sinon pour pénétrer dans la caverne, du moins pour détruire Back-Cup.
— Le détruire!… s'écrie l'ingénieur Serkö, le détruire!… Ce serait au moins très dangereux avec les moyens de défense dont nous disposons maintenant!…
— Cela, on l'ignore, monsieur Serkö. On ne sait ni dans l'ancien ni dans le nouveau continent que l'enlèvement de Healthful-House a été effectué à votre profit… que vous êtes parvenu à traiter de son invention avec Thomas Roch…»
L'ingénieur Serkö ne répond rien à cette observation, qui, d'ailleurs, est sans réplique.
Je continue en disant:
«Donc, une escadre, envoyée par les puissances maritimes qui ont intérêt à l'anéantissement de cet îlot, n'hésiterait pas à s'en approcher… à l'accabler de ses projectiles… Or, puisque cela ne s'est pas encore fait, c'est que cela ne doit pas se faire, c'est qu'on ne sait rien de ce qui concerne Ker Karraje… Et, vous voudrez bien en convenir, c'est l'hypothèse la plus heureuse pour vous…
— Soit, répond l'ingénieur Serkö, mais ce qui est… est. Qu'on le sache ou non, si des navires de guerre s'approchent à quatre ou cinq milles de l'îlot, ils seront coulés avant d'avoir pu faire usage de leurs pièces!
— Soit, dis-je à mon tour, et après?…
— Après?… La probabilité est que d'autres n'oseront plus s'y risquer…
— Soit, toujours! Mais ces navires vous investiront en dehors de la zone dangereuse, et, d'autre part, l'Ebba ne pourra plus se rendre dans les ports qu'elle fréquentait autrefois avec le comte d'Artigas!… Dès lors, comment parviendrez-vous à assurer le ravitaillement de l'îlot!»
L'ingénieur Serkö garde le silence.
Cette question qui a dû déjà le préoccuper, il est incontestable qu'il n'a pu la résoudre… Et je pense bien que les pirates songent à abandonner Back-Cup…
Cependant, ne voulant point se laisser, par mes observations, mettre au pied du mur:
«Il nous restera toujours le tug, dit-il, et ce que l'Ebba ne pourrait plus faire, il le ferait…
— Le tug!… me suis-je écrié. Si l'on connaît les secrets de Ker Karraje, serait-il admissible qu'on ne connût pas aussi l'existence du bateau sous-marin du comte d'Artigas?…»
L'ingénieur Serkö me jette un regard soupçonneux. «Monsieur Simon Hart, dit-il, vous me paraissez pousser un peu loin vos déductions…
— Moi, monsieur Serkö?…
— Oui… et je trouve que vous parlez de tout cela en homme qui en saurait plus long qu'il ne convient!»
Cette remarque me coupe net. Il est évident que mon argumentation risque de donner à penser que j'ai pu être pour une part dans ces derniers événements. Les yeux de l'ingénieur Serkö sont implacablement dardés sur moi, ils me percent le crâne, ils me fouillent le cerveau…
Toutefois, je ne perds rien de mon sang-froid, et, d'un ton tranquille, je réponds:
«Monsieur Serkö, par métier comme par goût, je suis habitué à raisonner sur toutes choses. C'est pourquoi je vous ai communiqué le résultat de mon raisonnement, dont vous tiendrez ou ne tiendrez pas compte, à votre convenance.»
Là-dessus, nous nous séparons. Mais, faute d'avoir gardé une suffisante réserve, peut-être ai-je inspiré des soupçons contre lesquels il ne me sera pas aisé de réagir…
De cet entretien, en somme, je garde ce précieux renseignement: c'est que la zone que le Fulgurateur Roch interdit aux bâtiments est établie entre quatre et cinq milles… Peut-être à la prochaine marée d'équinoxe… une notice dans un second tonnelet?… Il est vrai, que de longs mois à attendre avant que l'orifice du tunnel découvre à mer basse!… Et puis, cette nouvelle notice arriverait-elle à bon port comme la première?…
Le mauvais temps continue, et les rafales sont plus effroyables que jamais, — ce qui est habituel à la période hivernale des Bermudes. Est-ce donc l'état de la mer qui retarde une autre campagne contre Back-Cup?… Le lieutenant Davon m'avait pourtant affirmé que, si son expédition échouait, si on ne voyait pas revenir le Sword à Saint-Georges, la tentative serait reprise dans des conditions différentes, afin d'en finir avec ce repaire de bandits… Il faut bien que l'oeuvre de justice s'accomplisse tôt ou tard et amène la destruction complète de Back-Cup… dussé- je ne pas survivre à cette destruction!…
Ah! que ne puis-je aller respirer, ne fût-ce qu'un instant, l'air vivifiant du dehors!… Que ne m'est-il permis de jeter un regard au lointain horizon des Bermudes!… Toute ma vie se concentre sur ce désir, — franchir le couloir, atteindre le littoral, me cacher entre les roches… Et qui sait si je ne serais pas le premier à apercevoir les fumées d'une escadre faisant route vers l'îlot?…
Par malheur, ce projet est irréalisable, puisque des hommes de garde sont postés, jour et nuit, aux deux extrémités du couloir. Personne ne peut y pénétrer sans l'autorisation de l'ingénieur Serkö. À l'essayer, je me verrais menacé de perdre la liberté de circuler à l'intérieur de la caverne — et même de pis…
En effet, depuis notre dernière conversation, il me semble que l'ingénieur Serkö a changé d'allure vis-à-vis de moi. Son regard, jusque-là railleur, est devenu défiant, soupçonneux, inquisiteur, aussi dur que celui de Ker Karraje!
— 17 novembre. — Aujourd'hui, dans l'après-midi, une vive agitation s'est produite à Bee-Hive. On se précipite hors des cellules… Des cris éclatent de toutes parts.
Je me jette à bas de mon cadre, je sors en toute hâte. Les pirates courent du côté du couloir, à l'entrée duquel se trouvent Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade, le maître d'équipage Effrondat, le mécanicien Gibson, le Malais au service du comte d'Artigas. Ce qui provoque ce tumulte, je ne tarde pas à l'apprendre, car les veilleurs viennent de rentrer en jetant le cri d'alarme. Plusieurs navires sont signalés vers le nord-ouest, — des bâtiments de guerre, qui marchent à toute vapeur dans la direction de Back-Cup.
XVI
Encore quelques heures
Quel effet produit sur moi cette nouvelle, et de quelle indicible émotion toute mon âme est saisie!… Le dénouement de cette situation approche, je le sens… Puisse-t-il être tel que le réclament la civilisation et l'humanité!
Jusqu'à présent, j'ai rédigé mes notes jour par jour. Désormais, il importe que je les tienne au courant heure par heure, minute par minute. Qui sait si le dernier secret de Thomas Roch ne va pas m'être révélé, si je n'aurai pas eu le temps de l'y consigner?… Si je péris pendant l'attaque, Dieu veuille qu'on retrouve sur mon cadavre le récit des cinq mois que j'ai passés dans la caverne de Back-Cup!
Tout d'abord, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade et plusieurs autres de leurs compagnons sont allés prendre leur poste sur la base extérieure de l'îlot. Que ne donnerais-je pas pour qu'il me fût possible de les suivre, de me blottir entre les roches, d'observer les navires signalés au large…
Une heure plus tard, tous reviennent à Bee-Hive, après avoir laissé une vingtaine d'hommes en surveillance. Comme, à cette époque, les jours sont déjà de très courte durée, il n'y a rien à craindre avant le lendemain. Du moment qu'il ne s'agit pas d'un débarquement, et dans l'état de défense où les assaillants doivent supposer Back-Cup, il est inadmissible qu'ils puissent songer à une attaque de nuit.
Jusqu'au soir, on a travaillé à disposer les chevalets sur divers points du littoral. Il y en a six, qui ont été transportés par le couloir aux places choisies d'avance.
Cela fait, l'ingénieur Serkö rejoint Thomas Roch dans son laboratoire. Veut-il donc l'instruire de ce qui se passe… lui apprendre qu'une escadre est en vue de Back-Cup… lui dire que son Fulgurateur va servir à la défense de l'îlot?…
Ce qui est certain, c'est qu'une cinquantaine d'engins, chargés chacun de plusieurs kilogrammes de l'explosif et de la matière fusante qui leur assure une trajectoire supérieure à celle de tout autre projectile, sont prêts à faire leur oeuvre de destruction.
Quant au liquide du déflagrateur, Thomas Roch en a fabriqué un certain nombre d'étuis, et, — je ne le sais que trop, — il ne refusera pas son concours aux pirates de Ker Karraje! Pendant ces préparatifs, la nuit est venue. Une demi-obscurité règne au-dedans de la caverne, car on n'a allumé que les lampes de Bee-Hive. Je regagne ma cellule, ayant intérêt à me montrer le moins possible. Les soupçons que j'ai pu inspirer à l'ingénieur Serkö ne se raviveront-ils pas à cette heure où l'escadre s'approche de Back- Cup?… Mais les navires aperçus conserveront-ils cette direction?… Ne vont-ils pas passer au large des Bermudes et disparaître à l'horizon?… Un instant, ce doute s'est présenté à mon esprit… Non… non!… Et, d'ailleurs, d'après les relèvements du capitaine Spade, — je viens de l'entendre dire à lui-même, — il est certain que les bâtiments sont restés en vue de l'îlot.
À quelle nation appartiennent-ils?… Les Anglais, désireux de venger la destruction du Sword, ont-ils pris seuls la charge de cette expédition?… Des croiseurs d'autres nations ne se sont-ils pas joints à eux?… Je ne sais rien… il m'est impossible de rien savoir!… Eh! qu'importe?… Ce qu'il faut, c'est que cet antre soit détruit, dussé-je être écrasé sous ses ruines, dussé-je périr comme l'héroïque lieutenant Davon et son brave équipage!
Les préparatifs de défense se continuent avec sang-froid et méthode, sous la surveillance de l'ingénieur Serkö. Il est visible que ces pirates se croient assurés d'anéantir les assaillants dès qu'ils s'engageront sur la zone dangereuse. Leur confiance dans le Fulgurateur Roch est absolue. Tout à cette pensée féroce que ces navires ne peuvent rien contre eux, ils ne songent ni aux difficultés ni aux menaces de l'avenir!…
À ce que je suppose, les chevalets ont dû être établis sur la partie nord-ouest du littoral, les augets orientés pour envoyer les engins dans les directions du nord, de l'ouest et du sud. Quant à l'est de l'îlot, on le sait, il est défendu par les récifs qui se prolongent du côté des premières Bermudes.
Vers neuf heures, je me hasarde à sortir de ma cellule. On ne fera point attention à moi et peut-être passerai-je inaperçu au milieu de l'obscurité. Ah! si je parvenais à m'introduire dans le couloir, à gagner le littoral, à me cacher derrière quelque roche!… Être là au lever du jour!… Et pourquoi n'y réussirais- je pas, maintenant que Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade, les pirates ont pris leur poste au-dehors?…
En ce moment, les berges du lagon sont désertes, mais l'entrée du couloir est gardée par le Malais du comte d'Artigas. Je sors, cependant, et, sans idée arrêtée, je m'achemine vers le laboratoire de Thomas Roch. Mes pensées sont concentrées sur mon compatriote!… En y réfléchissant, je suis porté à croire qu'il ignore la présence d'une escadre dans les eaux de Back-Cup. Ce ne sera qu'au dernier instant, sans doute, que l'ingénieur Serkö le mettra brusquement en face de sa vengeance à accomplir!…
Alors cette idée me vient tout à coup de mettre, moi, Thomas Roch en face de la responsabilité de ses actes, de lui révéler, à cette heure suprême, quels sont ces hommes qui veulent le faire concourir à leurs criminels projets…
Oui… je le tenterai, et, au fond de cette âme révoltée contre l'injustice humaine, puissé-je faire vibrer un reste de patriotisme!
Thomas Roch est enfermé dans son laboratoire. Il y doit être seul, car jamais personne n'y a été admis tandis qu'il préparait les substances du déflagrateur…
Je me dirige de ce côté et, en passant près de la berge du lagon, je constate que le tug est toujours mouillé le long de la petite jetée.
Arrivé en cet endroit, je crois prudent de me glisser entre les premières rangées de piliers, de manière à gagner le laboratoire latéralement, — ce qui me permettra de voir si personne n'est avec Thomas Roch.
Dès que je me suis enfoncé sous ces sombres arceaux, une vive lumière m'apparaît, qui pointe sur l'autre rive du lagon.
Cette lumière s'échappe de l'ampoule du laboratoire, et elle projette ses rayons à travers une étroite fenêtre de la devanture.
Sauf à cette place, la berge méridionale est obscure tandis que, à l'opposé, Bee-Hive est en partie éclairée jusqu'à la paroi du nord. À l'ouverture supérieure de la voûte, au-dessus de l'obscur lagon, brillent quelques scintillantes étoiles. Le ciel est pur, la tempête s'est apaisée, le tourbillon des bourrasques ne pénètre plus à l'intérieur de Back-Cup.
Arrivé près du laboratoire, je rampe le long de la paroi et, après m'être haussé jusqu'à la vitre, j'aperçois Thomas Roch…
Il est seul. Sa tête, vivement illuminée, se présente de trois quarts. Si ses traits sont tirés, si le pli de son front est plus accusé, du moins sa physionomie dénote une tranquillité parfaite, une pleine possession de lui-même. Non! ce n'est plus le pensionnaire du pavillon 17, le fou de Healthful-House, et je me demande s'il n'est pas radicalement guéri, s'il n'y a plus à redouter que sa raison sombre dans une dernière crise?…
Thomas Roch vient de poser sur un établi deux étuis de verre, et il en tient un troisième à la main. En l'exposant à la lumière de l'ampoule, il observe la limpidité du liquide que cet étui renferme. J'ai un instant l'envie de me précipiter dans le laboratoire, de saisir ces tubes, de les briser… Mais Thomas Roch n'aurait-il pas le temps d'en fabriquer d'autres?… Mieux vaut m'en tenir à mon premier projet.
Je pousse la porte, j'entre, et je dis:
«Thomas Roch?…»
Il ne m'a pas vu, il ne m'a pas entendu.
«Thomas Roch?…» répétai-je. Il relève la tête, se retourne, me regarde… «Ah! c'est vous, Simon Hart!» répond-il d'un ton calme, — indifférent même. Il connaît mon nom. L'ingénieur Serkö a voulu lui apprendre que c'était, non le gardien Gaydon, mais Simon Hart, qui le surveillait à Healthful-House. «Vous savez?… dis-je.
— Comme je sais dans quel but vous avez rempli près de moi ces fonctions… Oui! vous aviez l'espoir de surprendre un secret qu'on n'avait pas voulu m'acheter à son prix!»
Thomas Roch n'ignore rien, et peut-être est-il préférable que cela soit, eu égard à ce que je veux lui dire.
«Eh bien! vous n'avez pas réussi, Simon Hart, et, en ce qui concerne ceci, ajoute-t-il, tandis qu'il agite le tube de verre, personne n'a réussi encore… ni ne réussira!»
Thomas Roch, ainsi que je m'en doutais, n'a donc pas fait connaître la composition de son déflagrateur!… Après l'avoir regardé bien en face, je réponds: «Vous savez qui je suis, Thomas Roch… mais savez-vous chez qui vous êtes ici?…
— Chez moi!» s'écrie-t-il. Oui! c'est ce que Ker Karraje lui a laissé croire!… À Back-Cup, l'inventeur se croit chez lui… Les richesses accumulées dans cette caverne lui appartiennent… Si on vient attaquer Back-Cup, c'est pour lui voler son bien… et il le défendra… et il a le droit de le défendre! «Thomas Roch, repris- je, écoutez-moi…
— Qu'avez-vous à me dire, Simon Hart?…
— Cette caverne où nous avons été entraînés tous les deux est occupée par une bande de pirates…» Thomas Roch ne me laisse pas achever, — je ne sais même s'il m'a compris, — et il s'écrie avec véhémence:
«Je vous répète que les trésors entassés ici sont le prix de mon invention… Ils m'appartiennent… On m'a payé le Fulgurateur Roch ce que j'en demandais… ce qui m'avait été refusé partout ailleurs… même dans mon propre pays… qui est le vôtre… et je ne me laisserai pas dépouiller!»
Que répondre à ces affirmations insensées?… Je continue cependant en disant: «Thomas Roch, avez-vous conservé le souvenir de Healthful-House?
— Healthful-House… où l'on m'avait séquestré, après avoir donné mission au gardien Gaydon d'épier mes moindres paroles… de me voler mon secret…
— Ce secret, Thomas Roch, je n'ai jamais songé à vous en enlever le bénéfice… Je n'aurais pas accepté une telle mission… Mais vous étiez malade… votre raison était atteinte… et il ne fallait pas qu'une telle invention fût perdue… Oui… si vous me l'aviez livrée dans une de vos crises, vous en eussiez conservé tout le bénéfice et tout l'honneur!
— Vraiment, Simon Hart! répond dédaigneusement Thomas Roch. Honneur et bénéfice… c'est me dire cela un peu tard!… Vous oubliez que l'on m'avait fait jeter dans un cabanon… sous prétexte de folie… oui! prétexte, car ma raison ne m'a jamais abandonné, pas même une heure, et vous le voyez bien par tout ce que j'ai fait depuis que je suis libre…
— Libre!… Vous vous croyez libre, Thomas Roch!… Entre les parois de cette caverne, n'êtes-vous pas enfermé plus étroitement que vous ne l'étiez entre les murs de Healthful-House!
— L'homme qui est chez lui, réplique Thomas Roch d'une voix que la colère commence à surélever, sort comme il lui plaît et quand il lui plaît!… Je n'ai qu'un mot à dire pour que toutes les portes s'ouvrent devant moi!… Cette demeure est la mienne!… Le comte d'Artigas m'en a donné la propriété avec tout ce qu'elle contient!… Malheur à ceux qui viendraient l'attaquer!… J'ai là de quoi les anéantir, Simon Hart!»
Et, en parlant ainsi, l'inventeur agite fébrilement le tube de verre qu'il tient à la main.
Je m'écrie alors:
«Le comte d'Artigas vous a trompé, Thomas Roch, comme il en a trompé tant d'autres!… Sous ce nom se cache l'un des plus redoutables malfaiteurs qui aient désolé les mers du Pacifique et de l'Atlantique!… C'est un bandit chargé de crimes… c'est l'odieux Ker Karraje…
— Ker Karraje!» répète Thomas Roch. Et je me demande si ce nom ne lui cause pas une certaine impression, si sa mémoire ne lui rappelle pas ce que fut celui qui le porte… En tout cas, je constate que cette impression s'efface presque aussitôt. «Je ne connais pas ce Ker Karraje, dit Thomas Roch en tendant le bras vers la porte pour m'enjoindre de sortir. Je ne connais que le comte d'Artigas…
— Thomas Roch, ai-je repris en faisant un dernier effort, le comte d'Artigas et Ker Karraje ne sont qu'un seul et même homme!… Si cet homme vous a acheté votre secret, c'est dans le but d'assurer l'impunité de ses crimes, la facilité d'en commettre de nouveaux. Oui… le chef de ces pirates…
— Les pirates… s'écrie Thomas Roch, dont l'irritation s'accroît à mesure qu'il se sent pressé davantage, les pirates, ce sont ceux qui oseraient me menacer jusque dans cette retraite, qui l'ont essayé avec le Sword, car Serkö m'a tout appris… qui ont voulu me voler chez moi ce qui m'appartient… ce qui n'est que le juste prix de ma découverte…
— Non, Thomas Roch, ce sont ceux qui vous ont emprisonné dans cette caverne de Back-Cup, qui vont employer votre génie à les défendre, et qui se déferont de vous lorsqu'ils auront l'entière possession de vos secrets!…»
Thomas Roch m'interrompt à ces mots… Il ne semble plus rien entendre de ce que je lui dis… C'est sa propre pensée qu'il suit et non la mienne, — cette obsédante pensée de vengeance, habilement exploitée par l'ingénieur Serkö, et dans laquelle s'est concentrée toute sa haine.
«Les bandits, reprend-il, ce sont ces hommes qui m'ont repoussé sans vouloir m'entendre… qui m'ont abreuvé d'injustices… qui m'ont écrasé sous les dédains et les rebuts… qui m'ont chassé de pays en pays, alors que je leur apportais la supériorité, l'invincibilité, la toute-puissance!…»
Oui! l'éternelle histoire de l'inventeur qu'on ne veut pas écouter, auquel des indifférents ou des envieux refusent les moyens d'expérimenter ses inventions, de les acheter au prix qu'il les estime… Je la connais… et n'ignore rien non plus de tout ce qui s'est écrit d'exagéré à ce sujet…
À vrai dire, ce n'est pas le moment de discuter avec Thomas Roch… Ce que je comprends, c'est que mes arguments n'ont plus prise sur cette âme bouleversée, sur ce coeur dans lequel les déceptions ont attisé tant de haine, sur ce malheureux qui est la dupe de Ker Karraje et de ses complices!… En lui révélant le véritable nom du comte d'Artigas, en lui dénonçant cette bande et son chef, j'espérais l'arracher à leur influence, lui montrer le but criminel vers lequel on le poussait… Je me suis trompé!… Il ne me croit pas!… Et puis, Artigas ou Ker Karraje, qu'importe!… N'est-ce pas lui, Thomas Roch, le maître de Back- Cup?… N'est-il pas le possesseur de ces richesses que vingt années de meurtres et de rapines y ont entassées?…
Désarmé devant une telle dégénérescence morale, ne sachant plus à quel endroit toucher cette nature ulcérée, cette âme inconsciente de la responsabilité de ses actes, je recule peu à peu vers la porte du laboratoire… Il ne me reste plus qu'à me retirer… Ce qui doit s'accomplir s'accomplira, puisqu'il n'aura pas été en mon pouvoir d'empêcher l'effroyable dénouement dont nous séparent quelques heures à peine.
D'ailleurs, Thomas Roch ne me voit même pas… Il me paraît avoir oublié que je suis là, comme il a oublié tout ce qui vient de se dire entre nous. Il s'est remis à ses manipulations, sans prendre garde qu'il n'est pas seul…
Il n'y a qu'un moyen pour prévenir l'imminente catastrophe… Me précipiter sur Thomas Roch… le mettre hors d'état de nuire… le frapper… le tuer… Oui! le tuer!… C'est mon droit… c'est mon devoir…
Je n'ai pas d'armes, mais sur cet établi, j'aperçois des outils… un ciseau, un marteau… Qui me retient de fracasser la tête de l'inventeur?… Lui mort, je brise ses tubes, et son invention est morte avec lui!… Les navires pourront s'approcher… débarquer leurs hommes sur Back-Cup… démolir l'îlot à coups de canon!… Ker Karraje et ses complices seront détruits jusqu'au dernier… Devant un meurtre qui amènera le châtiment de tant de crimes, puis-je hésiter?…
Je me dirige vers l'établi… Un ciseau d'acier est là… Ma main va le saisir…
Thomas Roch se retourne.
Il est trop tard pour le frapper… Une lutte s'ensuivrait… La lutte, c'est le bruit… Les cris seraient entendus… Il y a encore quelques pirates de ce côté… J'entends même des pas qui font grincer le sable de la berge… Je n'ai que le temps de m'enfuir, si je ne veux pas être surpris…
Cependant, une dernière fois, je tente d'éveiller chez l'inventeur les sentiments de patriotisme, et je lui dis:
«Thomas Roch, des navires sont en vue… Ils viennent pour détruire ce repaire!… Peut-être l'un d'eux porte-t-il le pavillon de la France?…»
Thomas Roch me regarde… Il ne savait pas que Back-Cup allait être attaqué, et je viens de le lui apprendre… Les plis de son front se creusent… Son regard s'allume…
«Thomas Roch… oserez-vous tirer sur le pavillon de votre pays… le pavillon tricolore?…»
Thomas Roch relève la tête, la secoue nerveusement, puis fait un geste de dédain.
«Quoi!… votre patrie?…
— Je n'ai plus de patrie, Simon Hart! s'écrie-t-il. L'inventeur rebuté n'a plus de patrie!… Là où il a trouvé asile, là est son pays!… On veut s'emparer de mon bien… je vais me défendre… et malheur… malheur à ceux qui osent m'attaquer!…»
Puis, se précipitant vers la porte du laboratoire, l'ouvrant avec violence:
«Sortez… sortez!…» répète-t-il d'une voix si puissante qu'on doit l'entendre de la berge de Bee-Hive.
Je n'ai pas une seconde à perdre et je m'enfuis.
XVII
Un contre cinq
Une heure durant, j'ai erré sous les obscurs arceaux de Back-Cup, entre les arbres de pierre, jusqu'à l'extrême limite de la caverne. C'est de ce côté que j'ai tant de fois cherché une issue, une faille, une lézarde de la paroi, à travers laquelle j'aurais pu me glisser, jusqu'au littoral de l'îlot.
Mes recherches ont été inutiles. À présent, dans l'état où je suis, en proie à d'indéfinissables hallucinations, il me semble que ces parois s'épaississent encore… que les murs de ma prison se rétrécissent peu à peu… qu'ils vont m'écraser…
Combien de temps a duré ce trouble intellectuel?… je ne saurais le dire.
Je me suis alors retrouvé du côté de Bee-Hive, en face de cette cellule où je ne puis espérer ni repos ni sommeil… Dormir, lorsqu'on est en proie à une telle surexcitation cérébrale… dormir, lorsque je touche au dénouement d'une situation qui menaçait de se prolonger pendant de longues années…
Mais, ce dénouement, quel sera-t-il en ce qui me concerne?… Que dois-je attendre de l'attaque préparée contre Back-Cup, dont je n'ai pas réussi à assurer le succès en mettant Thomas Roch hors d'état de nuire?… Ses engins sont prêts à s'élancer, dès que les bâtiments auront pénétré sur la zone dangereuse, et, même sans avoir été atteints, ils seront anéantis…
Quoi qu'il en soit, ces dernières heures de la nuit, je suis condamné à les passer au fond de ma cellule. Le moment est venu d'y rentrer. Le jour levé, je verrai ce qu'il conviendra de faire. Et sais-je même si, cette nuit, des détonations ne vont pas ébranler les rochers de Back-Cup, celles du Fulgurateur Roch qui foudroiera les navires avant qu'ils aient pu s'embosser contre l'îlot?…
À cet instant, je jette un dernier regard aux alentours de Bee- Hive. À l'opposé brille une lumière… une seule… celle du laboratoire dont le reflet frissonne entre les eaux du lagon.
Les berges sont désertes, personne sur la jetée… L'idée me vient que Bee-Hive doit être vide à cette heure, et que les pirates sont allés occuper leur poste de combat…
Alors, poussé par un irrésistible instinct, au lieu de regagner ma cellule, voici que je me glisse le long de la paroi, écoutant, épiant, prêt à me blottir en quelque anfractuosité, si des pas ou des voix se font entendre…
J'arrive ainsi devant l'orifice du couloir…
Dieu puissant!… Personne n'est de garde en cet endroit… Le passage est libre…
Sans prendre le temps de raisonner, je m'élance à travers l'obscur boyau… J'en longe les parois en tâtonnant… Bientôt, un air plus frais me baigne le visage, — l'air salin, l'air de la mer, cet air que je n'ai pas respiré depuis cinq longs mois… cet air vivifiant que je hume à pleins poumons…
L'autre extrémité du couloir se découpe sur un ciel pointillé d'étoiles. Aucune ombre ne l'obstrue… et peut-être vais-je pouvoir sortir de Back-Cup…
Après m'être couché à plat ventre, je rampe lentement, sans bruit.
Parvenu près de l'orifice que ma tête dépasse, je regarde…
Personne… personne!
En rasant la base de l'îlot vers l'est, du côté que les récifs rendent inabordable et qui ne doit pas être surveillé, j'atteins une étroite excavation — à deux cents mètres environ de l'endroit où la pointe du littoral s'avance vers le nord-ouest.
Enfin… je suis hors de cette caverne, — non pas libre, mais c'est un commencement de liberté.
Sur la pointe se détache la silhouette de quelques veilleurs immobiles que l'on pourrait confondre avec les roches.
Le firmament est pur, et les constellations brillent de cet éclat intense que leur donnent les froides nuits de l'hiver.
À l'horizon, vers le nord-ouest, comme une ligne lumineuse, se montrent les feux de position des navires.
À diverses ébauches de blancheurs dans la direction du levant, j'estime qu'il doit être environ cinq heures du matin.
— 18 novembre. — Déjà, la clarté est suffisante, et je vais pouvoir compléter mes notes en relatant les détails de ma visite au laboratoire de Thomas Roch — les dernières lignes que ma main va tracer, peut-être…
Je commence à écrire, et, à mesure que des incidents se produiront pendant l'attaque, ils trouveront place sur mon carnet.
La légère et humide vapeur, qui embrume la mer, ne tarde pas à se dissiper au souffle de la brise. Je distingue enfin les navires signalés…
Ces navires, au nombre de cinq, sont rangés en ligne, à une distance d'au moins six milles, — conséquemment hors de la portée des engins Roch.
Une des craintes que j'avais est donc dissipée, — la crainte que ces bâtiments, après avoir passé en vue des Bermudes, n'eussent continué leur route vers les parages des Antilles et du Mexique… Non! ils sont là, stationnaires… attendant le plein jour pour attaquer Back-Cup…
En cet instant, un certain mouvement se produit sur le littoral.
Trois ou quatre pirates surgissent d'entre les dernières roches.
Les veilleurs de la pointe reviennent en arrière. Toute la bande
est là, au complet.
Elle n'a point cherché un abri à l'intérieur de la caverne, sachant bien que les bâtiments ne peuvent s'approcher assez pour que les projectiles de leurs grosses pièces atteignent l'îlot.
Au fond de cette anfractuosité où je suis enfoncé jusqu'à la tête, je ne risque pas d'être découvert, et il n'est pas présumable que l'on vienne de ce côté. Une fâcheuse circonstance pourrait se produire, toutefois: ce serait que l'ingénieur Serkö ou tout autre voulût s'assurer que je suis dans ma cellule et au besoin m'y enfermer… Il est vrai, qu'a-t-on à redouter de moi?…
À sept heures vingt-cinq, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade se portent à l'extrémité de la pointe, d'où ils observent l'horizon du nord-ouest. Derrière eux sont installés les six chevalets, dont les augets soutiennent les engins autopropulsifs. Après avoir été enflammés par le déflagrateur, c'est de là qu'ils partiront en décrivant une longue trajectoire jusqu'à la zone où leur explosion bouleversera l'atmosphère ambiante.
Sept heures trente-cinq, — quelques fumées se déroulent au-dessus des navires, qui vont appareiller, et venir à portée des engins de Back-Cup.
D'horribles cris de joie, une salve de hourrahs, — je devrais dire de hurlements de bêtes fauves, — sont poussés par cette horde de bandits.
À ce moment, l'ingénieur Serkö quitte Ker Karraje, qu'il laisse avec le capitaine Spade; il se dirige vers l'ouverture du couloir et pénètre dans la caverne, où il va certainement chercher Thomas Roch.
À l'ordre que lui donnera Ker Karraje de lancer ses engins contre les navires, Thomas Roch se souviendra-t-il de ce que je viens de lui dire?… Son crime ne lui apparaîtra-t-il pas dans toute son horreur?… Refusera-t-il d'obéir?… Non… je n'en ai que trop la certitude!… Et pourquoi conserverais-je une illusion à ce sujet?… L'inventeur n'est-il pas ici chez lui?… Il l'a répété… il le croit… On vient l'attaquer… il se défend!
Cependant, les cinq bâtiments marchent à petite vitesse, le cap sur la pointe de l'îlot. Peut-être, à bord, a-t-on l'idée que Thomas Roch n'a pas encore livré son dernier secret aux pirates de Back-Cup, — et il ne l'était point, en effet, le jour où j'ai jeté le tonnelet dans les eaux du lagon. Or, si les commandants ont l'intention d'opérer un débarquement sur l'îlot, si leurs navires se risquent sur cette zone large d'un mille, il n'en restera bientôt plus que d'informes débris à la surface de la mer!…
Voici Thomas Roch, accompagné de l'ingénieur Serkö. Au sortir du couloir, tous deux se dirigent vers celui des chevalets qui est pointé dans la direction du navire de tête.
Ker Karraje et le capitaine Spade les attendent l'un et l'autre en cet endroit.
Autant que j'en puis juger, Thomas Roch est calme. Il sait ce qu'il va faire. Aucune hésitation ne troublera l'âme de ce malheureux, égaré par ses haines!
Entre ses doigts brille un des étuis de verre dans lequel est enfermé le liquide du déflagrateur.
Ses regards se portent alors vers le navire le moins éloigné, qui se trouve à la distance de cinq milles environ.
C'est un croiseur de moyenne dimension, — deux mille cinq cents tonnes au plus.
Le pavillon n'est pas hissé; mais, par sa construction, il me semble bien que ce navire est d'une nationalité qui ne saurait être très sympathique à un Français.
Les quatre autres bâtiments restent en arrière.
C'est ce croiseur qui a mission de commencer l'attaque contre l'îlot.
Que son artillerie tire donc, puisque les pirates le laissent s'approcher, et, dès qu'il sera à portée, puisse le premier de ses projectiles frapper Thomas Roch!…
Tandis que l'ingénieur Serkö relève avec précision la marche du croiseur, Thomas Roch vient se placer devant le chevalet. Ce chevalet porte trois engins, chargés de l'explosif, auxquels la matière fusante doit assurer une longue trajectoire, sans qu'il ait été nécessaire de leur imprimer un mouvement de giration, — ce que l'inventeur Turpin avait imaginé pour ses projectiles gyroscopiques. Il suffit, d'ailleurs, qu'ils éclatent à quelques centaines de mètres du bâtiment pour que celui-ci soit anéanti du coup.
Le moment est venu.
«Thomas Roch!» s'écrie l'ingénieur Serkö.
Il lui montre du doigt le croiseur. Celui-ci gagne lentement vers la pointe nord-ouest et n'est plus qu'à une distance comprise entre quatre et cinq milles…
Thomas Roch fait un signe affirmatif, indiquant d'un geste qu'il veut être seul devant le chevalet.
Ker Karraje, le capitaine Spade et les autres reculent d'une cinquantaine de pas.
Alors, Thomas Roch débouche l'étui de verre qu'il tient de la main droite, verse successivement sur les trois engins, par une ouverture ménagée à leur tige, quelques gouttes du liquide, qui se mêle à la matière fusante…
Quarante-cinq secondes s'écoulent, — temps nécessaire pour que la combinaison se produise, — quarante-cinq secondes pendant lesquelles il semble que mon coeur ait cessé de battre…
Un effroyable sifflement déchire l'air, et les trois engins, décrivant une courbe très allongée à cent mètres dans l'air, dépassent le croiseur…
L'ont-ils donc manqué?… Le danger a-t-il disparu?…
Non! ces engins, à la façon du projectile discoïde du commandant d'artillerie Chapel, reviennent sur eux-mêmes comme un boomerang australien…
Presque aussitôt, l'espace est secoué avec une violence comparable à celle d'une poudrière de mélinite ou de dynamite qui ferait explosion. Les basses couches atmosphériques sont refoulées jusqu'à l'îlot de Back-Cup, lequel tremble sur sa base…
Je regarde…
Le croiseur a disparu, démembré, éventré, coulé par le fond. C'est l'effet du boulet Zalinski, mais centuplé par l'infinie puissance du Fulgurateur Roch.
Quelles vociférations poussent ces bandits, en se précipitant vers l'extrémité de la pointe. Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade, immobiles, peuvent à peine croire ce qu'ont vu leurs propres yeux!
Quant à Thomas Roch, il est là, les bras croisés, l'oeil étincelant, la figure rayonnante.
Je comprends, en l'abhorrant, ce triomphe de l'inventeur, dont la haine est doublée d'une vengeance satisfaite!…
Et si les autres navires s'approchent, il en sera d'eux comme du croiseur. Ils seront inévitablement détruits, dans les mêmes circonstances, sans qu'ils puissent échapper à leur sort! Eh bien! quoique mon dernier espoir doive disparaître avec eux, qu'ils prennent la fuite, qu'ils regagnent la haute mer, qu'ils abandonnent une attaque inutile!… Les nations s'entendront pour procéder autrement à l'anéantissement de l'îlot!… On entourera Back-Cup d'une ceinture de bâtiments que les pirates ne pourront franchir, et ils mourront de faim dans leur repaire comme des bêtes fauves dans leur antre!…
Mais, — je le sais, — ce n'est pas à des navires de guerre qu'il faut demander de reculer, même s'ils courent à une perte certaine. Ceux-ci n'hésiteront pas à s'engager l'un après l'autre, dussent- ils être engloutis dans les profondeurs de l'Océan!
Et, en effet, voici que des signaux multiples sont échangés de bord à bord. Presque aussitôt, l'horizon se noircit d'une fumée plus épaisse, rabattue par le vent du nord-ouest, et les quatre navires se sont mis en marche.
L'un d'eux les devance, au tirage forcé, ayant hâte d'être à portée pour faire feu de ses grosses pièces…
Moi, à tout risque, je sors de mon trou… Je regarde, les yeux enfiévrés… J'attends, sans pouvoir l'empêcher, une seconde catastrophe…
Ce navire, qui grandit à vue d'oeil, est un croiseur d'un tonnage à peu près égal à celui du bâtiment qui l'avait précédé. Aucun pavillon ne flotte à sa corne, et je ne puis reconnaître à quelle nation il appartient. Il est visible qu'il pousse ses feux, afin de franchir la zone dangereuse, avant que de nouveaux engins aient été lancés. Mais comment échappera-t-il à leur puissance destructive, puisqu'ils peuvent le prendre à revers?…
Thomas Roch s'est placé devant le deuxième chevalet, au moment où le navire passe à la surface de l'abîme dans lequel, après l'autre vaisseau, il va s'engloutir à son tour…
Rien ne trouble le silence de l'espace, bien qu'il vienne quelques souffles du large.
Soudain, le tambour bat à bord du croiseur… Des sonneries se font entendre. Leurs voix de cuivre arrivent jusqu'à moi…
Je les reconnais, ces sonneries… des sonneries françaises… Grand Dieu!… c'est un bâtiment de mon pays qui a devancé les autres et qu'un inventeur français va anéantir!…
Non!… Cela ne sera pas… Je vais m'élancer sur Thomas Roch… Je vais lui crier que ce bâtiment est français… Il ne l'a pas reconnu… il le reconnaîtra…
En cet instant, sur un signe de l'ingénieur Serkö, Thomas Roch lève sa main qui tient l'étui de verre…
Alors les sonneries jettent des éclats plus vibrants. C'est le salut au drapeau… Un pavillon se déploie à la brise… le pavillon tricolore, dont le bleu, le blanc, le rouge se détachent lumineusement sur le ciel.
Ah!… que se passe-t-il?… Je comprends!… À la vue de son pavillon national, Thomas Roch est comme fasciné!… Son bras s'abaisse peu à peu à mesure que ce pavillon monte lentement dans les airs!… Puis il recule… il couvre ses yeux de sa main, comme pour leur cacher les plis de l'étamine aux trois couleurs…
Ciel puissant!… tout sentiment de patriotisme n'est donc pas éteint dans ce coeur ulcéré, puisqu'il bat encore à la vue du drapeau de son pays!…
Mon émotion n'est pas moindre que la sienne!… Au risque d'être aperçu, — et que m'importe? — je rampe le long des roches… Je veux être là pour soutenir Thomas Roch et l'empêcher de faiblir!… Dussé-je le payer de ma vie, je l'adjurerai une dernière fois au nom de sa patrie!… Je lui crierai:
«Français, c'est le pavillon tricolore qui est arboré sur ce navire!… Français, c'est un morceau de la France qui s'approche!… Français, seras-tu assez criminel pour le frapper?…»
Mais mon intervention ne sera pas nécessaire… Thomas Roch n'est pas en proie à une de ces crises qui le terrassaient autrefois… Il est maître de lui même…
Et, lorsqu'il s'est vu face au drapeau, il a compris… il s'est rejeté en arrière…
Quelques pirates se rapprochent afin de le ramener devant le chevalet… Il les repousse… il se débat…
Ker Karraje et l'ingénieur Serkö accourent… Ils lui montrent le navire qui s'avance rapidement… Ils lui ordonnent de lancer ses engins…
Thomas Roch refuse.
Le capitaine Spade, les autres, au comble de la fureur, le menacent… l'invectivent… le frappent… ils veulent lui arracher l'étui de la main…
Thomas Roch jette l'étui à terre et l'écrase sous son talon…
Quelle épouvante s'empare alors de tous ces misérables!… Ce croiseur a franchi la zone, et ils ne peuvent répondre aux projectiles, qui commencent à tomber sur l'îlot, dont les roches volent en éclats…
Mais où est donc Thomas Roch?… A-t-il été atteint par un de ces projectiles?… Non… je l'aperçois une dernière fois, au moment où il s'élance à travers le couloir…
Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, les autres vont, à sa suite, chercher un abri à l'intérieur de Back-Cup…
Moi… à aucun prix je ne veux rentrer dans la caverne, — dussé- je être tué à cette place! Je vais prendre mes dernières notes et, lorsque les marins français débarqueront sur la pointe, j'irai…
FIN DES NOTES DE L'INGÉNIEUR SIMON HART
XVIII
À bord du Tonnant
Après la tentative faite par le lieutenant Davon, auquel mission avait été donnée de pénétrer à l'intérieur de Back-Cup avec le Sword, les autorités anglaises ne purent mettre en doute que ces hardis marins n'eussent succombé. En effet, le Sword n'avait pas reparu aux Bermudes. S'était-il brisé contre les récifs sous- marins en cherchant l'entrée du tunnel? Avait-il été détruit par les pirates de Ker Karraje? On ne savait.
Le but de cette expédition, en se conformant aux indications du document recueilli dans le tonnelet sur la grève de Saint-Georges, était d'enlever Thomas Roch avant que la fabrication de ses engins fût achevée. L'inventeur français repris, — sans oublier l'ingénieur Simon Hart, — il serait remis entre les mains des autorités bermudiennes. Cela fait, on n'aurait plus rien à redouter du Fulgurateur Roch en accostant l'îlot de Back-Cup.
Mais, quelques jours s'étant écoulés sans que le Sword fût de retour, on dut le considérer comme perdu. Les autorités décidèrent alors qu'une seconde expédition serait tentée dans d'autres conditions d'offensive.
En effet, il fallait tenir compte du temps qui s'était écoulé — près de huit semaines — depuis le jour où la notice de Simon Hart avait été confiée au tonnelet. Peut-être Ker Karraje possédait-il actuellement tous les secrets de Thomas Roch?
Une entente, conclue entre les puissances maritimes, décida l'envoi de cinq navires de guerre sur les parages des Bermudes. Puisqu'il existait une vaste caverne à l'intérieur du massif de Back-Cup, on tenterait d'abattre ses parois comme les murs d'un bastion sous les coups de la puissante artillerie moderne.
L'escadre se réunit à l'entrée de la Chesapeake, en Virginie, et se dirigea vers l'archipel, en vue duquel elle arriva dans la soirée du 17 novembre.
Le lendemain matin, le navire désigné pour la première attaque se mit en marche. Il était encore à quatre milles et demi de l'îlot lorsque trois engins, après l'avoir dépassé, revinrent sur eux- mêmes, le prirent à revers, éclatèrent à cinquante mètres de son bord, et il coula en quelques secondes.
L'effet de cette explosion, due à un formidable bouleversement des couches atmosphériques, à un ébranlement de l'espace, supérieur à tout ce que l'on avait obtenu jusqu'alors des nouveaux explosifs, avait été instantané. Les quatre navires restés en arrière en éprouvèrent un effroyable contrecoup à la distance où ils se trouvaient.
Deux conséquences étaient à déduire de cette soudaine catastrophe:
1° Le pirate Ker Karraje disposait du Fulgurateur Roch.
2° Le nouvel engin possédait la puissance destructive que lui attribuait son inventeur.
Après cette disparition du croiseur d'avant-garde, les autres bâtiments envoyèrent leurs canots afin de recueillir les survivants de ce désastre, accrochés à quelques épaves.
C'est alors que les navires échangèrent des signaux et se lancèrent vers l'îlot de Back-Cup.
Le plus rapide, le Tonnant, — un navire de guerre français, — prit l'avance à toute vapeur, tandis que les autres bâtiments forçaient leurs feux pour le rejoindre.
Le _Tonnant _pénétra d'un demi-mille sur la zone qui venait d'être bouleversée par l'explosion, au risque d'être anéanti par d'autres engins. Au moment où il évoluait afin de mettre ses grosses pièces en direction, il arbora le pavillon tricolore.
Du haut des passerelles, les officiers pouvaient apercevoir la bande de Ker Karraje éparpillée sur les roches de l'îlot.
L'occasion était favorable pour écraser ces malfaiteurs, en attendant qu'on pût éventrer leur retraite à coups de canon. Aussi le Tonnant envoya-t-il ses premières décharges, auxquelles répondit une fuite précipitée des pirates à l'intérieur de Back- Cup…
Quelques minutes après, l'espace fut secoué par une commotion telle que la voûte du ciel sembla s'écrouler dans les abîmes de l'Atlantique.
À la place de l'îlot, il n'y avait plus qu'un amas de roches fumantes, roulant les unes sur les autres comme les pierres d'une avalanche. Au lieu de la coupe renversée, la coupe brisée!… Au lieu de Back-Cup, un entassement de récifs, sur lesquels écumait la mer que l'explosion avait soulevée en un énorme mascaret!…
Quelle avait été la cause de cette explosion?… Était-ce volontairement qu'elle avait été provoquée par les pirates, qui voyaient toute défense impossible?…
Le Tonnant n'avait été que légèrement atteint par les débris de l'îlot. Son commandant fit mettre les embarcations à la mer, et elles se dirigèrent vers ce qui émergeait de Back-Cup.
Après avoir débarqué sous les ordres de leurs officiers, les équipages explorèrent ces débris, qui se confondaient avec le banc rocheux dans la direction des Bermudes.
Çà et là furent recueillis quelques cadavres affreusement mutilés, des membres épars, une boue ensanglantée de chair humaine… De la caverne, on ne voyait plus rien. Tout était enseveli sous ses ruines.
Un seul corps se retrouva intact sur la partie nord-est du récif. Bien que ce corps n'eût plus que le souffle, on garda l'espoir de le ramener à la vie. Étendu sur le côté, sa main crispée tenait un carnet de notes, où se lisait une dernière ligne inachevée…
C'était l'ingénieur français Simon Hart, qui fut transporté à bord du Tonnant. Malgré les soins qui lui furent donnés, on ne parvint pas à lui faire reprendre connaissance.
Toutefois, par la lecture des notes, rédigées jusqu'au moment où s'était produite l'explosion de la caverne, il fut possible de reconstituer une partie de ce qui s'était passé pendant les dernières heures de Back-Cup.
D'ailleurs, Simon Hart devait survivre à cette catastrophe, — seul de tous ceux qui en avaient été les trop justes victimes. Dès qu'il se trouva en état de répondre aux questions, voici ce qu'il y eut lieu d'admettre d'après son récit, — ce qui, en somme, était la vérité.
Remué dans toute son âme à la vue du pavillon tricolore, ayant enfin conscience du crime de lèse-patrie qu'il allait commettre, Thomas Roch, s'élançant à travers le couloir, avait gagné le magasin dans lequel étaient entassées des quantités considérables de son explosif. Puis, avant qu'on eût pu l'en empêcher, il avait provoqué la terrible explosion et détruit l'îlot de Back-Cup.
Et, maintenant, ont disparu Ker Karraje et ses pirates, — et avec eux, Thomas Roch et le secret de son invention!