Fêtes et coutumes populaires: Les fêtes patronales—Le réveillon—Masques et travestis—Le joli mois de Mai—Les noces en Bretagne—La fête des morts—Les feux de la Saint-Jean—Danses et Musiques populaires
Qu'on m'apporte du houx
Pour y percer trois trous...
Du houx, du buis ou du sureau
Avec une peau de chevreau,
Pour faire une musette, lon la,
Pour chanter mes amours
Tout le long de mes jours!
Ainsi chantait Pierre Dupont, à peu près au même temps où «la bonne dame de Nohant» écrivait ses Maîtres-Sonneurs. Ironie des choses! C'est dans le pays même de Joset, de la Fadette et du Champi, que la musette berrichonne compte le moins de dévots.
«Il y a encore dans la Vallée-Noire quelques mauvais sonneurs, confiait mélancoliquement à Lapaire Maurice Rollinat. Quant aux maîtres, comme le Joset de George Sand, ils ont complètement disparu. Les abominables crins-crins et clarinettes sont en train de supplanter les si poétiques vielles et cornemuses. L'âme des solitudes n'aura bientôt plus pour pleurer que le chant perdu des crapauds.»
Eh quoi! dira-t-on, la vielle aussi? De tous les instruments dont se servaient les ménétriers d'autrefois, flûtes, violes, rebecs, théorbes, micamons, tambourins, c'était la vielle qui gardait leur préférence, comme ayant «plus clere vois et doux sons». Et l'on sait quel renouveau inattendu, à la fin du XVIIIe siècle, lui ouvrit toutes grandes les portes de Trianon, fit d'elle et du clavecin les délices d'une société qui préludait par des bergeries à la tragédie de 93. De la cour et des salons, la vielle descendit dans la rue avec Fanchon la Vielleuse; nos campagnes lui furent un dernier asile. J'ai connu des joueurs de vielle en Bretagne, entre autres Pierre Rondet, dont le souvenir est toujours vivant à Mégrit; et le père «Zim-Zim» qui se tenait en permanence au coin de la rue Saint-Léonard, à Nantes, et que la malignité publique accusait de «coucher sur une paillasse bourrée de billets de banque». Il y a peu de temps encore, au bois de Clamart, je rencontrai un vielleux auvergnat, Marion Bournazot, né natif de Saint-Laurent-des-Églises par Ambarzac (Haute-Vienne), qui, seul à l'écart, «tournait la manivelle», les yeux perdus dans son rêve. Si grêle, comme fêlé, l'antique instrument devait receler dans ses flancs un peu de l'âme du pays où il était né. Il était à sa manière un évocateur. Ne dit-on point qu'à Nantes, entre deux noyades, Carrier aimait jouer de la vielle? Si le farouche proconsul s'est quelquefois humanisé, ce n'a pu être qu'à ces heures-là, tandis que s'éveillaient au creux de l'instrument les vieux airs entendus dans son pays d'Aurillac.
Cette même vielle, chez les Savoyards, s'appelait fanfoni. C'était au temps, déjà lointain, où, costumés en ramoneurs, les enfants de la rude province battaient l'estrade en compagnie de leur inévitable marmotte. Il n'y a plus de ramoneurs ambulants: il n'y a que des fumistes sédentaires, et Mme Récamier, qui commença de concevoir des doutes sur sa beauté le jour où les petits Savoyards ne se détournèrent plus sur son passage, devrait recourir maintenant à un critérium moins infaillible.
Mais combien d'autres provinces qui ne se sont pas montrées plus respectueuses à l'égard de leurs musiques et de leurs danses traditionnelles! Où sont les galants joueurs de fifres qui précédaient, à la grande dukasse de Dunkerque, les mannequins du bonhomme Reuss et de sa femme Gentille? Où la zuarne enrubannée des fluteux morvandiaux? On dit que les fanfares militaires jouent encore, à Douai, l'air de danse de Gayant, arrangé en pas redoublé; mais, à Metz et dans toute la Lorraine, on ne danse plus les antiques trimazos:
C'est maye, la mi-maye,
C'est le joli mois de maye
Aux trimazos!
Vernon ne connaît plus les entrechats de la Tête-de-Veau; Gap le belliqueux bachuber; Cancale et Vitré, la piquante gigoyette; Riez, la bravade sarrasine; Bourg-en-Bresse, le chibreli, le rigodon et le branle-carré, évincés les uns et les autres par l'insipide quadrille et la fastidieuse polka. Évanouies encore, sombrées dans l'oubli, ces danses si pittoresques, tantôt profanes, comme la poitevine, dont Louis XI, à Plessis-les-Tours, régalait sa morose vieillesse, la périgourdine, la tresche, la villanelle; tantôt d'origine religieuse et qui nous reportaient en plein paganisme, comme le pas des Brandons et l'étrange sarabande de Saint-Lyphard, avec son simulacre de sacrifice humain sur les rochers du Crugo.
Aussi bien les caroles du XIIe siècle, pour si anciennes soient-elles, ne seraient, d'après certains médiévistes, que «le reflet de plus anciennes danses paysannes». Et qui sait, au bout du compte, si celles-ci ne viennent pas elles-mêmes des branles sacrés qu'exécutaient, sous la lune, nos aïeux celtes et qu'ils avaient apportés peut-être des plateaux de la Haute-Asie? «La danse est une prière», dit, chez M. Anatole France, le mage Sembobitis. Ce mage parlait d'or; mais il ne parlait que de la danse populaire. C'est la seule qui ait gardé de son origine liturgique je ne sais quoi de grave et de frémissant, comme la musique populaire est la seule capable d'éveiller en nous certains sentiments très simples et très primitifs: l'amour du pays natal, l'attachement à la tradition, etc.
En 1870, le préfet du Finistère mobilisa tous les sonneurs de biniou de son département et les envoya au camp de Conlie. Sans le savoir, il reprenait une disposition du commissaire Dalbarade, lequel, à la date du 11 juillet 1794, au plein de la Terreur, écrivait à l'amiral Villaret-Joyeuse: «Il convient de donner aux équipages des «bignoux» et des tambourins pour entretenir la joie parmi eux...» Villaret-Joyeuse s'exécuta-t-il? On le croit. Toujours est-il qu'à partir de ce moment les désertions s'arrêtèrent; la nostalgie dont souffraient nos équipages disparut comme par enchantement...
Et voilà de ces miracles tels qu'on n'en connaît point à l'actif des instruments de musique savante,—ces aristocrates!
La cérémonie des Noces en Bretagne9.
Il est peu de pays, je crois, où le mariage prête à un cérémonial plus compliqué, plus pittoresque aussi, qu'en Basse-Bretagne. Il y a une cinquantaine d'années surtout, avant que les chemins de fer n'eussent éventré de toutes parts
La terre de granit recouverte de chênes,
on pouvait assister, dans les fermes où se trouvait une jeune fille à marier, aux scènes de mœurs les plus inattendues. La demande en mariage ne se faisait point par l'intermédiaire des parents. C'était un tailleur, homme d'esprit souple et de langue acérée, qui en était ordinairement chargé. On appelait ce messager d'amour le bazvalan, des deux mots celtiques: baz, baguette, et balan, genêt, parce qu'il avait d'habitude pour caducée une branche de genêt fleuri. On le reconnaissait du premier coup d'œil à cet insigne et aussi à ses bas de chausses bi-partites, dont l'un était rouge et l'autre violet.
Le bazvalan commençait par s'assurer de l'assentiment de la jeune fille et des parents. Il revenait une seconde fois à la ferme pour la demande officielle; mais il était accompagné cette fois-là du jeune homme à qui l'on ménageait un tête-à-tête avec la jeune fille. Leur entretien terminé, les nouveaux accordés s'approchaient, en se tenant par le petit doigt, de la table où avaient déjà pris place leurs parents respectifs; on leur apportait une miche de pain frais, un couteau et un verre. Le même couteau devait leur servir à couper le pain et ils devaient boire dans le même verre l'hydromel ou le cidre que leur versait le bazvalan. Après cette sorte de communion préparatoire, qui s'observe encore à Plougastel ils étaient regardés comme liés l'un à l'autre: celui des deux qui se fût dédit eût été l'objet du mépris public.
Entre temps et d'un commun accord, les parents des nouveaux fiancés avaient fixé la date des noces. La jeune fille, accompagnée de son garçon d'honneur, le jeune homme, de sa fille d'honneur, s'étaient rendus de porte en porte pour faire leurs invitations. Plus on est pauvre en Bretagne, plus on tâche qu'il y ait d'invités à la noce. C'est que, là-bas, les convives ne paient pas seulement leur écot: ils offrent encore aux mariés les éléments du repas de noce, beurre, œufs, boudins, arbelèze, cuissots de veau, et la boisson par surcroît. Aucun peuple n'a l'esprit plus communautaire et n'est en même temps plus jalousement individualiste. Je ne me charge pas de vous expliquer cette contradiction. Tant y a que, grâce aux cadeaux de toutes sortes qui affluent chez les nouveaux époux, les moins fortunés ont de quoi se mettre en ménage et faire face aux premières nécessités de leur vie commune. La mutualité bien entendue produit de ces miracles.
Mais c'est dans les fermes riches de la Cornouaille que les cérémonies du mariage revêtaient une originalité et une couleur dont on ne trouverait nulle part les équivalents. La noce avait toujours lieu à cheval. Dès la fine pointe de l'aube, au jour marqué, la cour de la ferme se remplissait d'une joyeuse cavalcade qui venait chercher la jeune fille et ses parents pour les conduire à l'église.
«Le fiancé est à leur tête, raconte La Villemarqué, le garçon d'honneur à ses côtés. À un signal convenu, son bazvalan descend de cheval, monte les degrés du perron et déclame à la porte de la future, sur un thème invariable, mais arbitrairement modulé, un chant improvisé, auquel doit répondre un autre chanteur de la maison qui fait près de la jeune fille, comme le bazvalan près du jeune homme, l'office d'avocat et que l'on nomme breutaer.»
Le tournoi des deux rimeurs prend fin par la victoire du bazvalan. Le malin personnage est introduit dans la grande pièce du logis, qui sert tout à la fois de salon, de réfectoire et de cuisine. Il s'assied un moment à la table des maîtres, puis retourne dans la cour chercher le fiancé... Le père de la jeune fille attend son futur gendre sur le pas de la porte: dès qu'il paraît, il lui remet une sangle de cheval que le fiancé devra passer à la ceinture de sa belle. C'est l'occasion d'un nouvel impromptu rimé pour le breutaer: «J'ai vu dans une prairie une jeune cavale joyeuse, etc., etc.» Le tour du bazvalan vient ensuite. Il prend la jeune fille par le petit doigt et la mène vers ses parents:
«Allons, jeune fille, lui dit-il, courbez vos deux genoux et baissez le front sous les mains de votre père... Vous pleurez?... Oh! regardez votre père et votre pauvre mère... Eux ils pleurent aussi, mais combien leurs larmes sont plus amères que les vôtres!... ils vont se séparer de la fille qu'ils ont bercée et fait danser dans leurs bras! Qui ne sentirait son cœur se briser à la vue d'une pareille douleur? Et pourtant il faut que ces pleurs tarissent... Père tendre, ta fille est là, regarde, à genoux, les bras tendus!... Pauvre mère, avance tes mains!... Une prière et une bénédiction pour l'enfant qui va partir! (Le père et la mère donnent leur bénédiction à la jeune fille.) Assez maintenant. Vous avez obéi aux commandements de Dieu. Jeune fille, embrasse tes parents et relève-toi forte, car tu appartiens désormais à un homme!»
Les assistants montaient aussitôt à cheval. En tête, sur la même haquenée, s'avançaient le fiancé et sa future, celle-ci avec autant de galons d'argent à ses manches ou de petits miroirs à sa coiffe qu'elle recevait de mille livres de dot. Le rendez-vous général était au bourg voisin, que de longues distances séparaient souvent de la ferme. Mais, avant de pénétrer dans la mairie et à l'église, il restait une dernière formalité à remplir. Précédés du bazvalan, le fiancé et sa future se dirigeaient vers le cimetière et, arrivés devant les tombes de leurs parents, ils se mettaient à genoux, tandis que le bazvalan récitait à voix haute la formule consacrée:
«Maintenant que les vivants ont consenti au mariage de leur fille, nous venons vers vous, âmes des ancêtres, et nous vous adjurons de nous délivrer aussi votre consentement. Vous voyez tout, et vous savez l'avenir autant que le passé. Accordez-nous la jeune fille que recherche notre ami et, connaissant de quelle affection il vous eût chéries, bonnes âmes, agréez-le pour votre enfant.»
Cette fois il n'y avait plus qu'à passer devant M. le maire et M. le recteur (curé). Ces deux parties du cérémonial n'avaient rien d'extraordinaire. Il paraît cependant qu'en certaines paroisses, quand l'assistance était toute rendue dans la sacristie, le prêtre tirait d'un panier que portait le garçon d'honneur un petit pain blanc sur lequel il faisait le signe de la croix avec la pointe d'un couteau et qu'il partageait entre les deux époux.
La noce sortait enfin de l'église. Bim! Boum! De tous côtés, sur la place du bourg, pétaradaient les coups de fusil; bombardes et binious éclataient en sonorités aiguës. L'assistance remontait à cheval et reprenait le chemin de la ferme. Sur l'aire neuve, dans le courtil et les granges, des tentes étaient dressées, vastes quelquefois à pouvoir loger 1500 convives. Comment décrire ces banquets de Gamache? Longtemps contenue et d'autant plus exubérante, la gaieté bretonne, comme un cidre pétillant, lâchait sa bonde et giclait au grand soleil. Commencé à midi, le festin ne s'achevait souvent qu'à six heures du soir. Chaque service était annoncé par un air de biniou et de bombarde. Puis, les tables enlevées, jeunes filles et garçons nouaient leurs rondes sur l'aire neuve. Les jabadao succédaient aux passe-pieds, les laridés aux gavottes. C'est la scène qu'a finement traduite le peintre Leleux dans le tableau dont nous donnons une reproduction. Bien avant dans la nuit, surtout en été, les danses se prolongeaient, et il ne fallait pas moins, pour suspendre l'entrain des couples, que l'annonce, faite à pleine voix par le bazvalan, des préliminaires de la Soupe au lait.
Nombre de vieux us matrimoniaux ont disparu, même en Bretagne, ce Conservatoire par excellence de la tradition: la coutume de la soupe au lait s'y est maintenue avec fidélité. Brizeux l'a popularisée dans une ballade célèbre:
Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l'or.
Près du lit des époux chantons la soupe blanche.
La voilà sur le feu qui bout dans son bassin.
Comme les flots de joie et d'amour dans leur sein,
La voilà sur le feu qui déborde et s'épanche.
Chantons, etc.
Bien! Le lait jusqu'aux bords dans les écuelles fume:
Dans un seul vase offrons leur part aux deux époux,
Pour qu'ils boivent toujours ainsi que ce lait doux
Dans un vase commun le miel et l'amertume.
Chantons, etc.
Admirez! admirez! De ses larges mamelles
La génisse féconde a donné ce lait blanc.
Ainsi la jeune mère, avant la fin de l'an,
Versera son lait pur à deux bouches jumelles.
Chantons, etc.
Saint Herbod, écoutez les appels de notre âme,
Et vous, sainte Enora, les vœux de notre cœur:
Oh! ne laissez jamais sans la douce liqueur
Les pis de la génisse et les seins de la femme.
Chantons, etc.
Assez! Les mariés ont bu la soupe blanche.
L'épouse rougissante est pleine d'embarras.
Elle voudrait cacher sa tête sous son bras.
L'époux attire à lui cette fleur qui se penche.
Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l'or.
Ce que ne dit point le poète, c'est le mélange de sérieux et de gaieté qui accompagne cette petite scène: les nouveaux mariés sont assis sur un banc, quelquefois même couchés dans leurs lits clos à volets mobiles. Le garçon et la fille d'honneur leur apportent sur un plateau le bassin qui contient la soupe; mais les cuillers sont percées; les morceaux de pain sont liés par un fil invisible. Le lait fuit de tous côtés, tandis qu'aux éclats de rire de l'assistance, les mariés font leurs efforts pour en attraper quelques gouttes. De guerre lasse, ils laissent tomber la cuiller.
C'est le moment que guettent les garçons et les filles d'honneur pour entonner la chanson de la soupe au lait. Il y a plusieurs variantes de cette chanson. Celle qu'on chante sur le littoral trégorrois est particulièrement grave et mélancolique. Je ne puis en donner ici qu'un court fragment. L'auteur anonyme de cette émouvante composition y a fait tenir tout le drame de la vie bretonne; il ne flatte pas les nouveaux époux; il leur peint le mariage sous des couleurs plutôt sévères.
«Aimez-vous bien l'un l'autre, dit-il en terminant. Gardez l'un pour l'autre une étroite fidélité; élevez vos enfants dans la crainte de Dieu.—Par ainsi, chrétiens, quand l'heure de la mort sonnera pour vous, votre séparation ne sera point éternelle, et Dieu vous donnera la joie de vous retrouver dans son paradis.»
La première journée des noces est terminée. La seconde est d'un caractère tout différent. Elle commence par un service funèbre auquel assistent tous les invités de la veille: les morts ne sont jamais oubliés en Bretagne. Mais il y a une autre catégorie de malheureux pour qui ce jour est un jour de liesse; ce sont les pauvres, ces hôtes de Dieu, comme les appelle une expression bretonne. Pareils à un volier de moineaux pillards, ils s'abattent sur la ferme des quatre aires du vent. Tous les éclopés de la création sont réunis là; on dirait une nouvelle Cour des miracles.
«Revêtus de leurs haillons les plus propres, dit La Villemarqué, ils mangent les restes du festin de la veille; la nouvelle mariée, la jupe retroussée, sert elle-même les femmes, et son mari les hommes. Au second service, celui-ci offre le bras à la mendiante la plus respectable; la jeune femme donne le sien au mendiant le plus considéré de l'assemblée, et ils vont danser avec eux dans la cour. Il faut voir de quel air se trémoussent ces pauvres gens! Les uns sont nu-pieds; les «merveilleux» portent des sabots; il y en a nu-tête; d'autres ont des chapeaux tellement percés que leurs cheveux s'échappent par les crevasses; tous les haillons volent au vent; mainte ouverture trahit la misère, mais laisse voir battre le cœur; les pieds s'agitent dans la fange, mais l'âme est dans le ciel.»
La nuit venue, les pauvres, avant de quitter la ferme, adressent aux nouveaux époux leurs souhaits de prospérité. Le plus âgé de la bande se place ensuite au milieu de l'aire, s'agenouille et récite un De profundis pour les trépassés. Cette fois tout est fini. Le De profundis achevé, les pauvres se relèvent et s'en vont; mais leur lèvres reconnaissantes balbutient encore de sourdes prières.
«Le murmure monotone de leurs voix, dit un poète, se fait entendre quelque temps au dehors et meurt insensiblement dans les bois, tandis que les époux, dont ils ont sanctifié l'union par leur présence, commencent une vie nouvelle sous les auspices de la charité.»
La Fête des Morts.
C'est l'automne. Les dernières feuilles tombent; une bise aigre balaie les rues, siffle aux carrefours. Plus d'hirondelles! Aux encoignures des restaurants et des cafés populaires, le «chand de marrons» établit son fourneau en plein vent; les «biquots», cependant, font retraite vers leurs vallées natales. Jusqu'au printemps prochain, nous n'entendrons plus leur pilouit et leur musette; nous ne les verrons plus, le béret sur l'oreille, pousser leurs troupeaux de chèvres, au petit jour, à travers les rues de la capitale. Originaires du pays basque, ils restent fidèles à leurs Pyrénées et à leurs gaves. Ce sont, comme les hirondelles, des migrateurs, des temporaires. Quelques-uns pourtant, si l'on en croit un de leurs historiens, préfèrent hiverner à Paris, dans une étable bien chaude, où bêtes et gens fraternisent. Mais ils sont l'exception; le gros des migrateurs reprend, chaque automne, le chemin du pays...
Autre signe de l'hiver qui vient: la violette de Parme a fait son apparition aux Halles. Elle nous arrive de Cannes, de Nice, de Menton, où sa culture occupe plusieurs centaines d'hectares. Il y a belle lurette que nos violettes parisiennes sont fanées: là-bas, dans les régions aimées du soleil, la jolie fleur chantée par Henri Heine et dont l'impératrice Élisabeth portait en tout temps un bouquet à son corsage ne connaît ni été ni hiver; elle fleurit à toutes les époques; on en fait des expéditions considérables sur Paris, sur l'Allemagne, sur l'Angleterre principalement, qui nourrit pour la violette une prédilection voisine du culte et que n'est pas près de connaître la coûteuse et fastueuse orchidée, fleur de millionnaires interdite aux bourses des petites girles londonniennes...
Et, enfin, voici les chrysanthèmes! Ah! ceux-là, plus que toutes les autres fleurs, ils sentent la Toussaint, l'hiver, le déclin et la mort des choses. Les botanistes expliquent que le nom de «chrysanthème» est dû à la couleur caractéristique jaune doré que présente le type primitif de cette fleur. Aujourd'hui, grâce à des sélections plus ou moins heureuses, nous possédons des chrysanthèmes où toutes les couleurs se marient, à l'exception justement du jaune d'or. Il y a, dit-on, deux cents variétés de violettes; il y en a peut-être quatre ou cinq cents de chrysanthèmes; groupes et sous-groupes, un profane comme moi s'y perd. Puis quels noms rébarbatifs! Passe pour le chrysanthème pompon ou le chrysanthème hybride; mais que dire du chrysanthème matricarioïforme, et n'est-il pas épouvantable de penser qu'on inflige de pareils noms à cette chose délicate, semi-ailée, à cette cassolette vivante qu'est une fleur?
Le chrysanthème, depuis 1876, est promu à la dignité d'ordre impérial. C'est l'empereur Mutsuhito qui a fondé cet ordre, peu répandu, à vrai dire, et conféré seulement aux princes et aux chefs d'État: le ruban en est rouge, liséré de violet; la décoration elle-même, par ses capitules et ses rayons, évoque assez bien l'image de la fleur nationale des Nippons.
Chez nous, le chrysanthème ne pouvait aspirer à un destin si glorieux. Plante d'ornement, il est devenu néanmoins, avec l'immortelle, la fleur du souvenir. On le préfère même, pour cette destination, à l'immortelle, qui reste seulement employée pour la confection des couronnes funéraires. Tout le long de la rue de la Roquette, qui est l'artère principale menant au Père-Lachaise, vous ne verrez, ces jours-ci, que bouquets de chrysanthèmes. Les fleurs, comme les livres, ont leur destin. Jusqu'en 1815, l'helicrysum orientale ou immortelle jaune était à peu près inconnu en France. Originaire de la Crète et de Rhodes, il fut importé chez nous sous la Restauration, et la Provence en monopolisa quelque temps la culture industrielle. Tout de suite, sa faveur fut grande; son nom, plus que sa couleur, lui valut de symboliser la pérennité du souvenir que nous gardons à nos morts. Il y a, sans doute, d'autres immortelles que l'helichrysum orientale ou immortelle jaune. Telles sont l'immortelle de la Malmaison ou helichrysum bracteatum, l'immortelle blanche ou antennaria margaritacea, l'immortelle des Alpes, plus connue sous le nom d'edelveiss... Après trois quarts de siècle d'une faveur sans partage, l'immortelle est à peu près détrônée aujourd'hui dans la sympathie publique par le chrysanthème. Mais combien d'années durera la vogue de celui-ci? Vienne quelque autre plante exotique, dont l'acclimatation ne sera pas trop difficile ni la culture trop coûteuse, et le chrysanthème, comme l'immortelle, verra se détourner de lui ses anciens adorateurs...
Le culte des morts est aussi ancien que la race humaine. Si haut qu'on remonte dans l'histoire, on le trouve déjà établi au cœur de l'homme: bien avant qu'il y eût des philosophes, les générations primitives du globe envisageaient la mort non comme une dissolution de l'être, mais comme un simple changement d'existence.
Sans doute, ces générations primitives ne croyaient pas que l'âme, se dégageait de sa dépouille charnelle pour entrer dans une demeure céleste; elles ne croyaient pas davantage qu'après s'être échappée d'un corps elle allait en ranimer un autre. Elles croyaient que l'âme du mort restait dans le voisinage des vivants et poursuivait à côté d'eux une existence souterraine et mystérieuse. Et c'est pourquoi, à la fin de la cérémonie funèbre, elles l'appelaient trois fois par son nom, trois fois lui souhaitaient de se bien porter, trois fois ajoutaient: «Que la terre te soit légère!» L'expression a passé jusqu'à nous, comme aussi la coutume du Ci-gît ou du Ici repose qu'on inscrivait sur les monuments funéraires et que nous continuons d'inscrire sur les tombes de nos morts.
Cette croyance dans un prolongement souterrain de la vie a reçu des rationalistes diverses explications. Et les meilleures, s'il faut dire, ne sont guère satisfaisantes. C'est ainsi que, d'après Herbert Spencer, l'ombre mouvante des objets, l'image humaine réfléchie par les eaux, surtout les fantômes évoqués dans le rêve et l'hallucination durent suggérer aux premiers hommes la conception d'un «double», d'un corps subtil, plus ou moins séparable du corps mortel, d'un simulacre survivant à la mort et auquel on donna postérieurement le nom d'âme. De cette croyance primitive serait dérivée la nécessité de la sépulture. Pour que l'âme se fixât dans sa nouvelle demeure, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fut recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de domicile. Elle était errante et misérable, et c'est elle qui, pour punir les vivants de ne pas lui avoir donné le repos auquel elle aspirait, les effrayait par des apparitions lugubres.
AU PÈRE-LACHAISE.
Monument aux morts, exécuté par M. Bartholomé pour la sculpture et par M. Formigé pour l'architecture, installé en 189*
Mais la sépulture ne suffisait point. Et les morts avaient encore d'autres exigences. Si près des vivants, ils ne voulaient pas être oubliés d'eux; ils requéraient des hommages, des soins particuliers. Volontaires d'abord, ces soins devinrent rapidement obligatoires, prirent la forme de rites. Ainsi se serait établi le culte des morts.
Il y avait un jour de l'année surtout qui était consacré chez les anciens à ce culte. Chez les Latins, les fêtes dont on les honorait ce jour-là étaient appelées feralia. Elles se passaient comme les nôtres en plein air. Les sanctuaires étaient fermés en effet pendant les feralia; toute cérémonie était suspendue; il semblait qu'il n'y eût plus d'autres dieux que les mânes des défunts présents sous terre. Aussi leurs tombes étaient-elles le rendez-vous de toute la population des campagnes et des villes. On les jonchait de fleurs et de couronnes; on y joignait des épis, quelques grains de sel, du pain trempé dans du vin pur. Le reste de la journée s'écoulait en prières et en commémorations.
On voit que notre fête des trépassés ressemble singulièrement aux feralia des Latins. Et, de même, nous leur avons emprunté la fête qui précède le jour des morts et que nous appelons La Toussaint. Dans l'ancienne Rome, cependant, cette fête, qui s'appelait les caristia, suivait le jour des Morts au lieu de le précéder.
Ovide nous a laissé une description charmante des caristia:
«Après la visite aux tombeaux et aux proches qui ne sont plus, dit-il, il est doux de se tourner vers les vivants; après tant de pertes, il est doux de voir ce qui reste de notre sang et, les progrès de notre descendance. Venez donc, cœurs innocents; mais loin, bien loin, le frère perfide, la mère cruelle à ses enfants, la marâtre qui hait sa bru, et ce fils qui calcule les jours de ses parents obstinés à vivre! Loin, celui dont le crime accroît la richesse et celle qui donne au laboureur des semences brûlées! Maintenant, offrez l'encens aux mânes de la famille; mettez à part sur le plateau des mets arrosés de libations, et que ce gage de piété reconnaissante nourrisse les lares qui résident dans l'enceinte de la maison!»
Ce nom de lares, que portaient les mânes considérés comme protecteurs de la famille, de la maison, du domaine, de la tribu et de la cité, paraît avoir signifié maître ou chef. On voulait marquer ainsi que les ancêtres, même disparus, gardaient encore une autorité morale sur les foyers qu'ils avaient fondés. Ils étaient représentés dans l'atrium sous forme d'images de cire ou de statues de bois.
Ce n'étaient point là de vains simulacres, puisque, à certains jours de l'année au moins, les âmes des défunts quittaient leur sépulture et revenaient dans les maisons où elles avaient habité de leur vivant. La même croyance est répandue encore aujourd'hui chez les Bretons. La croyance à une sorte de survie matérielle et souterraine est également manifeste chez eux à certains traits: on voit encore, sur les anciennes tombes bretonnes, des trous en forme de calices et de buires qui servaient aux libations de laitage et de vin. À Collorec, en Cornouaille, une écuelle est placée près de chaque tombe,—l'écuelle même, dit M. Le Braz, où le défunt avait coutume de manger sa soupe quand il était de ce monde.
Ne rions point de ces lointaines survivances et quand elles témoigneraient d'un esprit singulièrement archaïque. «C'est peut-être à la vue de la mort, dit magnifiquement Fustel de Coulanges, que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères; elle éleva sa pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin...»
À quelques détails près, d'ailleurs, on peut dire que les rites de la fête des Morts sont les mêmes dans toute la chrétienté: en Islande comme à Cadix, à Vladivostock comme à Brest, c'est partout, ce jour-là, les mêmes théories funèbres, le même défilé recueilli de pèlerins se rendant au champ du repos avec des couronnes et des prières. Paris ne fait pas exception à la règle. Témoin la foule qui se presse dans ses cimetières et particulièrement au Père-Lachaise, le plus grand cimetière peut-être du monde et où reposent à cette heure plus d'un million de défunts. Le Père-Lachaise a eu son historien récemment en M. Fraigneau. Et c'est qu'il a vraiment une histoire. Bien d'église à l'origine, connu sous le nom de Champ-Lévêque et appartenant au chapitre de la cathédrale de Paris, il est acheté par les Jésuites de la rue Saint-Antoine en 1626 et prend le nom de Mont-Louis sous Louis XIV, qui y fait construire une résidence somptueuse pour son confesseur, le Père François Lachaise. D'où le nom de «Terres du Père-Lachaise» donné au domaine et qui a prévalu jusqu'à nos jours. Sous la Convention, on songe à faire de ces terres, confisquées par l'État, un lieu de sépulture. Mais les événements ne permettent pas d'exécuter le projet. Napoléon Ier le reprend; il confie à l'architecte Brongniard le soin d'opérer les transformations nécessaires et, le 21 mai 1804, Frochot, préfet de la Seine, procède à l'ouverture de la nouvelle nécropole, appelée officiellement cimetière de l'Est.
Agrandie d'année en année, cette nécropole couvre aujourd'hui un énorme espace. Elle a ses rues et ses avenues comme une véritable cité, et on l'appelle en effet la Cité des Morts. Pour vaste qu'elle soit cependant, on estime que, dans une vingtaine d'années au plus, il ne restera pas un seul pouce de terrain à céder dans cette cité funèbre, qui renferme à l'heure actuelle 80500 tombes. Ajoutons, pour les amateurs de statistiques, que ces 80500 tombes représentent, d'après les évaluations de M. Fraigneau, une somme de plus de 400 millions «dépensés par les générations qui s'y sont succédé depuis un siècle». Le prix du terrain atteint de nos jours, au Père-Lachaise, un chiffre rarement dépassé dans les quartiers les plus luxueux de Paris. Le premier et le deuxième mètres carrés s'y vendent chacun 1 050 francs; le troisième ainsi que le quatrième 1 575 francs; le cinquième et le sixième 2 100 francs. Enfin, quand cette limite est excédée, chaque nouveau mètre de concession est taxé à 3 150 francs. En appliquant cette règle d'évaluation à l'espace occupé par des monuments comme celui de Casimir-Perier ou celui de Thiers, les plus vastes du Père-Lachaise, on trouve que le premier vaudrait aujourd'hui 600 000 francs, le second 120 000 francs.
On ne dort pas son sommeil gratis pro Deo dans la grande nécropole parisienne. Mais le prix du terrain n'est pas beaucoup moins élevé au cimetière Montmartre ou au cimetière Montparnasse. Ce pourquoi le commun des trépassés se dirige de plus en plus vers les cimetières suburbains, Pantin, Billancourt et Bagneux notamment. Qui n'a pas vu, le 1er et le 2 novembre, ces cimetières parisiens, ne peut savoir à quel point le culte des morts est demeuré vivace au cœur de la foule. Une fois dans l'année, la terrible égalité du sépulcre abolit toutes les distinctions sociales. La mondaine gantée de noir prie à côté de l'ouvrier en bourgeron; une pensée commune les rapproche pour un moment; l'homme oublie ses haines, la mondaine ses préjugés. C'est la trêve universelle du Souvenir.
Aussi ne sont-ce point les scènes touchantes ou dramatiques qui manquent à l'observateur quand il se rend avec la foule dans un de ces cimetières parisiens, grands comme des villes, profonds comme des forêts, et qui gardent cependant, par un singulier privilège, on ne sait quel charme passionnant d'intimité. M. Jules Claretie a raconté quelque part l'impression inoubliable que lui fit, dans un de ces cimetières, la rencontre d'une tombe de jeune fille que le fiancé de la pauvre enfant avait, pour le jour des Morts, transformée en un bouquet immense. Des fleurs partout. Partout des roses, des roses d'une blancheur, d'une candeur éblouissante. C'était comme une symphonie en blanc majeur, comme une explosion de lumière blanche. Il semblait qu'il eût neigé sur cette tombe de vierge. L'hermine a plus de taches que n'en avaient ces pétales immaculés. Une couronne embaumée enveloppait, comme d'un nimbe, le nom de la jeune morte: Marie, et portait ces mots tracés, avec des violettes du pôle, sur les roses blanches: À ma fiancée! Par un sentiment d'une exquise délicatesse, à côté de la date de la mort, le fiancé avait fait graver la date du jour où devait avoir lieu le mariage. Il s'en fallait de quelques heures à peine que la «promise» ne fût devenue l'épouse, et le blanc bouquet de fleurs d'oranger, déjà commandé et tout prêt, était là, sur ce tombeau, mais changé en bouquet funèbre...
Moi-même, le hasard m'a fait assister dans le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois, en Seine-et-Oise, à une scène moins poétique peut-être, mais à coup sûr aussi dramatique que celle rapportée par M. Jules Claretie.
Comme j'errais dans les allées, je vis venir des jeunes gens et des jeunes filles qui, avec des couronnes nouées de rubans tricolores, se dirigeaient vers une tombe ombragée du feuillage languissant des saules. Je les suivis, un peu intrigué; une croix en granit surmontait la tombe devant laquelle ils s'arrêtèrent et qui portait cette double inscription:
ANDRÉ DELORME
MORT POUR LA PATRIE
1870
JEANNE BERNIER
TUÉE PAR L'ENNEMI
1870
Le cortège entoura la tombe et y suspendit ses couronnes. La cérémonie qui se déroulait sous mes yeux avait évidemment un caractère patriotique; mais la jeunesse des manifestants, l'association de ce nom d'homme et de femme sur le fût du monument, m'inclinaient à penser que le patriotisme n'était pas seul en jeu.
Un des assistants, qui vit mon embarras, voulut bien me donner quelques explications, et voici ce qu'il me raconta:
«André Delorme et Jeanne Bernier étaient fiancés quand éclata la guerre. André avait dix-neuf ans; Jeanne dix-sept. Dès nos premiers revers, André s'engagea dans un régiment de marche et fit courageusement son devoir. Sur ces entrefaites, les Prussiens, qui étaient entrés à Montlhéry, établirent un campement entre Sainte-Geneviève et Fleury... Un soir, vers neuf heures, un jeune fantassin se traînait péniblement à travers bois, par des sentiers seulement connus des habitants du pays. C'était André, qui, quoique grièvement blessé à Choisy-le-Roi, n'avait pu résister au désir de revoir sa fiancée. Le jeune soldat n'était plus qu'à quelques pas de la maison de Jeanne. Il allait entrer, quand, par les carreaux, il aperçut la jeune fille qui se débattait aux bras d'un officier prussien. Fou de rage, il tira son revolver, fit feu et tua l'officier. Au bruit de la détonation, une douzaine de «casques à pointe» accoururent, s'emparèrent d'André, le ligottèrent et, sans plus de formalité, le collèrent au mur. On a recueilli ses dernières paroles: «Frappez-moi, dit le jeune homme à ses bourreaux. Je meurs pour la patrie et pour ma fiancée...» La crépitation des mausers étouffa sa voix. On croyait ne relever qu'un cadavre; mais, au moment où la fusillade éclatait, Jeanne Bernier s'était élancée pour couvrir André Delorme et, à travers la fumée, on vit deux corps enlacés rouler à terre. Depuis cette époque, la tombe où ils dorment côte à côte est en grande vénération chez les jeunes gens du pays et, le 2 novembre de chaque année, les fiancés et les conscrits viennent y suspendre des couronnes...»
Le caractère dramatique de cette cérémonie est particulier à Sainte-Geneviève-des-Bois. Le culte des morts, en ce jour de l'année déclinante qui leur est plus spécialement consacré, ne laisse pas d'avoir cependant, un peu partout, des conséquences assez inattendues. Dans combien de ménages parisiens, par exemple, demande M. Hugues Le Roux, le dialogue suivant ne s'engage-t-il pas, le matin du 3 novembre, entre Madame et la cuisinière:
«Eh bien, Marie, avez-vous fait un bon marché?
—Ah! oui, Madame, vous pouvez le dire, un joli marché! Je ne rapporte pas de poisson...
—Comment pas de poisson?
—On ne peut pas s'en procurer. Les poissardes disent que c'est comme cela tous les ans le 2 novembre... À cause du «coup de vent des morts».
—Le coup de vent des morts?...»
Madame demeure bouche bée. C'est pourtant sa cuisinière qui a raison. Vous pouvez prendre le train, ce jour-là, pour n'importe quelle plage de la Manche, de l'Océan ou de la Méditerranée: de Dunkerque à l'embouchure de la Bidassoa et du cap Cerbère à Menton, vous ne verrez pas une voile de pêcheur sur la mer.
Devant l'église, sur les estacades, à l'intérieur des cabarets ou d'un de ces Abris du Marin fondés par M. de Thézac et qui rendent tant de services à nos populations maritimes, les hommes sont assis, la pipe aux dents, leur bonnet de laine sur l'oreille, les bottes et la vareuse sèche. Ils ne se fient pas à l'accalmie qui suit la tempête. Ils savent à quoi s'en tenir sur ces invites du flot. S'ils y cédaient, ils ne tarderaient pas à voir remonter du large ces théories de noyés dont parle le poète, «hâves, un cierge au poing, le front dans des cagoules», qui tournent autour des barques en réclamant la sépulture d'une voix lamentable. Deux fois dans l'année, le 2 novembre et le 25 décembre, au jour des Morts et à Noël, les crierien émergent de l'abîme et se rendent en procession vers les villes englouties du littoral, cette Tolente ou cette Is merveilleuse que frappa la colère divine. D'immenses cathédrales, aux cintres lumineux, étincellent sous les eaux. Is seule en comptait trente. Le bruit des cloches qu'on entend au large dans la nuit du 1er au 2 novembre vient de ces églises sous-marines où officient, devant le peuple des noyés, les «évêques de la mer». Singuliers prélats, par parenthèse, mitrés, chapés et crossés, mais dont la croupe se recourbe en queue de poisson! Une légende veut qu'ils soient commis à la garde d'un des trois vêtements de sainte Véronique, le linge même où s'imprima, sur la route du calvaire, la face auguste de Notre Seigneur et dont le voile conservé au Vatican ne serait qu'une réplique...
Est-ce pour commémorer le souvenir de ces infortunées victimes de la mer et rappeler aux vivants combien ils pèsent peu dans la main de l'Éternel? Toujours est-il que jusqu'en ces dernières années encore, sur le littoral breton et notamment à l'île de Sein, la vigile des Morts prêtait à un usage singulier: le tro ann anaoun ou «tour des âmes», dont j'ai parlé dans mon livre Sur la côte.
Le matin de la Toussaint, au prône de la première messe, M. le «recteur» (curé) désignait en chaire huit hommes de la paroisse chargés de tenir le rôle d'anaoun. Une quête à domicile était faite dans la journée par leurs soins. La nuit venue, après les trois Nocturnes des morts, quatre d'entre eux rentraient à l'église pour sonner le glas qui ne cessait plus de tinter. Les quatre autres, avec des clochettes, faisaient le tour du village. Ils s'arrêtaient devant toutes les maisons et, de préférence, devant celles où il y avait eu des morts pendant l'année. Leur mélopée frissonnante s'élevait alors dans la nuit:
Christenien, divunet,
Da pedi Doue gan ann anaoun tremenet,
Da lavarat eur pater hag eun ave:
Requiescant in pace!
«Chrétiens, éveillez-vous; priez Dieu pour les âmes des défunts. Et dites à leur intention un pater et un ave». De l'intérieur, des voix répondaient: Amen... Cette lugubre procession, ne se terminait qu'au petit jour.
La coutume des quêtes, au jour des Morts, n'est du reste pas spéciale à la Bretagne. On la retrouve en Italie, où le peuple, dans la voix du glas, croit entendre la voix même des trépassés:
Padre, madre,
Fratre, sorelle,
Apportate mi
Qualche cosa!
«Mon père, ma mère, ma sœur, mon frère, apportez-moi quelque chose.»
De fait, il y a ce jour-là, dans les églises, une telle abondance de dons et d'offrandes que l'intérieur en ressemble plutôt à une halle qu'à un lieu de prière. Tous ces présents sont en nature; le clergé les revend aux enchères et l'argent sert à payer des messes pour les âmes du Purgatoire.
En certaines contrées, il est vrai, le sentiment populaire, si touchant, qui fait participer les défunts, pendant un jour de l'année, à la nourriture des vivants, s'est gâté insensiblement et a fini par dégénérer en une façon de parodie.
À Bruges, par exemple, on pétrissait autrefois dans chaque ménage, le jour des Morts, des galettes spéciales nommées pankœken, qu'on faisait bénir à l'église, puis qu'on répartissait entre tous les membres de la communauté. Chaque galette dévotement croquée rachetait une âme. Aujourd'hui, le pankœken ne se mange plus en famille. Mais, par une déviation singulière de l'usage, on en fabrique encore dans certains restaurants et cabarets populaires, où les meurt-de-faim de la localité, ravis de l'aubaine, se tiennent en permanence pendant toute la journée du 2 novembre et, moyennant une petite rémunération et quelques chopes supplémentaires, se chargent d'engloutir autant de galettes funèbres qu'on veut bien leur en offrir. Le peuple croit, en effet, que le pankœken peut être mangé par n'importe qui et que, pourvu qu'on le mange à l'intention d'un défunt bien déterminé, l'acte conserve toute son efficacité...
Si la croyance populaire dit vrai, c'est bien la première fois, entre nous, qu'une indigestion aura passé pour méritoire aux yeux de l'Éternel.
Noëls de France.
«Au gui nouveau! Au gui fleuri!»
Voilà qu'il retentit une fois de plus à nos oreilles, l'appel des vendeurs ambulants de mistletoe. Pendues à un gros bâton de frêne ou de bouleau, les jolies touffes vertes du viscum album balancent au pas du marchand les fines opales de leurs baies, Noël est proche.
«Au gui nouveau! Au gui fleuri!»
Et c'est un peu de l'âme de la forêt, un peu aussi de l'âme du Passé, qui revit dans ce naïf appel du petit détaillant. Ainsi nos aïeux, jadis, s'en allaient par les rues criant l'antique Aguilané, corruption probable d'Eguinaned (le blé germe) ou, suivant d'autres, d'Acquit l'an neuf, dont le sens est plus aisé à entendre. Le gui parisien nous arrive de Meudon, de Chaville, de Verrières: il appartient à qui veut le cueillir. Les errants du pavé le savent et, confiants dans la tolérance de l'administration domaniale, ils se font une ressource, décembre venu, de la cueillette du joli végétal.
On vend bien du gui, pendant la semaine de Noël et du Jour de l'An, au pavillon des Halles; mais ce n'est plus là du gui parisien. Importé par chemin de fer, il arrive de Normandie et de Bretagne; il n'a point poussé sur les peupliers, comme le gui parisien, mais sur les pommiers, dont il est pourtant un dangereux parasite. Vainement, nos professeurs d'agriculture mettent-ils en garde contre ses ravages les cultivateurs normands et bretons: le gui s'obstine; et il est vrai que les bénéfices de sa cueillette compensent largement le mal qu'il fait aux arbres. Ce n'est pas seulement sur Paris qu'on l'expédie: l'Angleterre en fait une consommation prodigieuse. De Granville et de Saint-Malo partent chaque hiver, à destination de Southampton et de Londres, des chargements complets de gui: 90000 kilos pour Granville, davantage encore pour Saint-Malo, qui tient la tête de l'exportation. Cargaisons féeriques! Voiliers et steamers de rêve! On comprend qu'ils aient tenté les poètes, et l'on chanterait volontiers avec l'un deux, Charles Frémine, ces flottilles odorantes et fleuries,
Qui s'en vont dans le mystère,
Dans le brouillard et les frimas.
Porter aux Normands d'Angleterre
La parure de leur Christmas...
Le gui a, du reste, un concurrent redoutable dans un autre végétal d'hiver, auquel on l'associe de plus en plus dans la décoration des frairies noélesques: je veux parler du houx.
Cette iliacée n'a pas d'histoire; elle ne joue pas, comme le gui, un rôle important dans nos traditions nationales. Les druides ne la coupaient pas, avec une faucille d'or, la sixième nuit du solstice d'hiver, la «nuit mère», et les eubages ne la recevaient pas dans un drap de lin d'une blancheur immaculée. Mais le houx, si son passé manque de lustre, n'en est pas moins un fort aimable arbrisseau, dont les feuilles d'un vert sombre, lisses et comme vernissées, surtout les baies d'un rouge vif, font un contraste à souhait pour les yeux avec le pâle feuillage et les baies laiteuses du gui.
C'est cette opposition, vraisemblablement, qui a déterminé sa vogue. Sur les 175 espèces de houx connues, une seule habite la France, l'ilex aquifolium, au tronc droit, chargé de feuilles épineuses et persistantes, qui s'accommode des terrains les plus ingrats. Il vit en liberté dans nos forêts, où il atteint quelquefois huit et dix mètres de haut; mais on le cultive aussi en buisson dans nos jardins. Ses applications sont fort variées: de sa seconde écorce, on tire la glu; l'ébénisterie recherche son bois, qui prend au polissage la teinte de l'ébène; avec ses jeunes rameaux, souples et résistants à la fois, on fabrique des manches de fouets et des houssines; enfin, avec ses feuilles, que l'ancienne médecine utilisait comme fébrifuge, on obtient des sparadraps très adhésifs.
Mais c'est surtout comme plante ornementale que le houx est apprécié. D'où vient celui qu'on vend dans nos rues aux alentours de la Saint-Sylvestre? Un peu de toutes les régions, des forêts du Morvan et de Bretagne, des boqueteaux normands, du Jura, des Vosges, même de la banlieue parisienne. Les Halles en reçoivent chaque matin de pleins chargements, que se disputent les petits détaillants du pavé. Je causais certain jour, dans la rue Montmartre, avec une brave femme dont l'éventaire roulant était ainsi tout pavoisé de houx sombre aux éclatantes baies corallines.
«Une belle botte, monsieur, toute fraîche et toute fleurie!...
—Combien?
—Deux francs.»
C'était un peu cher; mais mon interlocutrice m'expliqua que Noël était proche, qui déterminait annuellement une hausse considérable de ce joli végétal.
«Nous l'achetons nous-mêmes en gros, sur le carreau des Halles, 1 fr. 25, 1 fr. 50 la botte... Et il y a les déchets, les baies qui se détachent, les feuilles qui perdent leur vernis... Après l'Épiphanie, monsieur, je vous donnerai la même botte pour quinze sous.»
Mais le gui, le houx, ne sont pas les seules plantes noélesques. Comment oublier encore le sapin? Il a toutes les dimensions, ce sapin de Noël: il est tantôt un géant et tantôt un nain; il tient dans un petit pot grand comme le pouce et, d'autres fois, il pourrait abriter toute une famille à son ombre. Mais, énorme ou minuscule, artificiel ou naturel, il porte toujours les mêmes fruits étranges: des joujoux, des sucreries, des oranges, des gâteaux, et il est tout illuminé par des cordons de lanternes vénitiennes. Là où il y a des enfants, soyez sûrs qu'il y a un arbre de Noël. Encore est-il bon de remarquer que, pour répandue qu'elle soit aujourd'hui, cette coutume des arbres de Noël était à peu près ignorée chez nous (sauf dans le Berry) avant la guerre de 1870. C'est à l'Alsace que nous l'avons empruntée, et il y a quelque chose de touchant dans cette adoption par toute la France d'une coutume restée purement locale jusqu'alors et qui évoque pour nous la chère province perdue. À l'arbre de Noël s'attache, d'ailleurs, le souvenir du grand Klaus, bien connu, lui aussi, des anciennes familles alsaciennes.
«Toc! Toc!
—Qui frappe à la porte?
—C'est moi, le grand Klaus, patron des petits enfants sages, qui leur apporte un sapin tout chargé de bonbons et de jouets et qui réserve aux méchants une dégelée de coups de gaule...»
Et l'huis bâillait tout large, et mein Herr Klaus entrait avec sa longue barbe de dieu polaire, ses sourcils embroussaillés, sa robe de futaine, sa hotte et son sapin. Klaus, en Alsace, est le petit nom d'amitié du vénérable évêque de Myre, saint Nicolas. Les enfants ouvraient de grands yeux, se serraient peureusement contre leurs mères, et la poignée de genêts que brandissait le bon saint leur communiquait un effroi salutaire. C'est tout ce que voulait mein Herr: le rôle de croquemitaine lui convenait assez peu et il ne l'acceptait qu'à son corps défendant. Combien il préférait les cris de joie et les claquements de mains qui succédaient à l'émotion paralysante du premier moment, quand, de sa hotte vidée sur le parquet, sortaient, pendus aux branches du fatidique sapin, les beaux polichinelles, les sacs de pralines et les ménageries d'arches de Noë!
En Lorraine, il reprenait son nom français et faisait sa tournée accompagné du père Fouettard. Mon ami René-Marc Ferry se souvient de l'y avoir rencontré déambulant au crépuscule par les rues pleines de neige.
«Je revois encore sa barbe blanche, écrit-il, sa mitre et sa crosse, les durs feuillages qu'il tenait dans ses mains croisées et qui brillaient sur la bure de son manteau; mais il avait aussi un sac plein d'amandes et de raisins secs, et sa voix était douce. Hélas! à côté de lui, son compagnon, son serviteur, le père Fouettard, portait des verges de bruyère et prononçait des paroles sévères dont l'à-propos étonnait les esprits enfantins.»
Saint Nicolas est un peu parent du bonhomme Noël: leurs physionomies du moins se ressemblent et leurs fêtes ne sont séparées que par un léger intervalle. Et, à mesure que l'année perdait de son caractère religieux, qu'on restreignait le nombre des fêtes chômées, il arrivait qu'on ne sentait plus la nécessité d'un dédoublement de cérémonies: c'est ainsi que le grand Klaus s'effaça peu à peu devant le vieux Noël.
Mais, si saint Nicolas nous a brûlé la politesse, son sapin magique a survécu. Il est, avec le gui et le houx, l'élément décoratif par excellence des veillées noélesques. C'est rarement un arbre, le plus souvent une branche fichée dans une caisse en bois, avec un peu de mousse au pied. Et il se fait, chaque année, de ces branches de sapin, un trafic considérable. Magnifique puissance de la tradition! Noël est vieux comme le monde: avant de devenir une fête chrétienne, il fut, chez les Celtes nos pères, la grande fête de la germination. Et le gui, le houx, les branches de sapin, qu'on vend par les rues de ce Paris sceptique et gouailleur, mais si candide au fond, attestent la persistance du sentiment ancestral. Le nom même de Noël vient du latin novellum, qui nous a donné novel, nouvel, nouveau. Sol novus, qu'on retrouve dans l'office de Noël, fut longtemps le nom du 25 décembre. Et les vieux cantiques consacrent à leur tour cette étymologie:
Hâtons-nous de nous rendre
Près du soleil nouveau...
Mais que nous font les savants et leurs étymologies? Ne songeons qu'à la fête qui vient, à la jolie fête traditionnelle qui a provoqué et qui provoque encore d'un bout de la France à l'autre tant de coutumes charmantes, tant de manifestations d'une si délicate mysticité. Glissons, si vous voulez, sur les plus connues, telles que la coutume des souliers que les enfants déposent dans les cheminées; ne nous attardons pas non plus à la coutume des bûches de Noël. L'usage en est fort ancien pourtant et s'est pieusement conservé dans nos campagnes. Sans l'énorme souche brasillante, un réveillon se pourrait-il concevoir? Le fait est que tous les foyers, ce soir-là, ont leur clair feu de bois, ceux mêmes qu'on n'alimente d'habitude que de fougères, de goémons ou de bouses de vache séchées.
Longtemps à l'avance, en Bretagne, vous voyez les pauvres errer dans les cépées ou le long des talus plantés d'arbres, en quête de cette souche morte abandonnée, kef Nedelek, la bûche de Noël, dont les charbons éteints jouissent de propriétés merveilleuses. En Normandie non plus, point de bonne veillée sans une grosse chouque de hêtre ou d'ormeau flambant à grand bruit sous le haut chambranle de la cheminée, tandis que cuit autour d'elle, dans leurs chopines à fleurs, le flip cher aux gosiers cauchois, mélange de cidre doux, d'épices et d'eau-de-vie. Ailleurs, dans le Bessin, par exemple, la bûche de Noël s'appelle tréfoué, du vieux mot roman tréfoir, que nous rencontrons dans notre langue dès le XIIIe siècle; en Provence elle s'appelle lou cacho-fio et on l'aspergeait trois fois de vin avant de l'allumer en disant:
Dieu nous fasse la grâce de vivre l'an qui vient!
Si nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins!
Que de jolies légendes, que de contes émouvants ou gracieux, sont nés là, parmi les flammèches d'or du kef, de la chouque, du tréfoué et du cacho-fio! S'ils s'interrompent un moment de prendre leur essor, c'est qu'à l'extérieur des pas se sont fait entendre dans la nuit et qu'une rumeur de voix grossissantes, sur un mode de plain-chant, est venue jusqu'aux réveillonneurs.
Place aux petits mendiants de la grande frairie décembrale! Noël est leur fête par excellence. Il y a encore quelques villes de l'Ouest où on les voit rôder de maison en maison, clamant l'Aguilé. Une baguette de saule écorcée aux doigts, ils frappent à l'huis pour demander leur part du festin. De fait, leur besace ne tarde pas à s'emplir, non de croûtes de pain, de reliefs abandonnés, mais de beaux et bons gâteaux de fine farine blutée exprès à leur intention. Cet usage des gâteaux est répandu dans toute la France. Aucune de nos provinces n'en a le monopole. Sous vingt noms différents on les retrouve: dans les apognes de Nevers, les cochenilles de Chartres, les bourrettes de Valognes, les cornabœux du Berry, les cogneux de Lorraine, les cuigns de Bretagne, les aiguilans de Vierzon, les hôlais d'Argentan et les quénioles de la Flandre.
À Rouen et aux environs, on les nomme aguignettes. Le gentil vocable que celui-là!
Aguignette,
Miette, miette,
J'ons des miettes dans not' pouquette,
Pour nourrir vos p'tites poulettes!...
Passez, au soir tombant, le 24 décembre, dans la rue Grand-Pont et la rue de la Grosse-Horloge, vous n'ouïrez partout que ce refrain. Il est poussé par de petits pèlerins qui brandissent au bout de leurs bâtons des lanternes vénitiennes frappées d'un R. F. en grosses lettres rouges. Ne faut-il point marcher avec son temps et, pour fêter Noël, ces mioches n'en sont-ils pas moins de bons républicains? Et, d'ailleurs, que voit-on, je vous prie, sur ces aguignettes rouennaises, honneur et gloire des neulliers de Darnetal, de Sotteville et de Maromme? Un coq, le fier gallinacé national, emblème du peuple souverain!
Ainsi fraternisent sur une galette, comme ils devraient fraterniser dans l'esprit public, le présent et le passé, le progrès et la tradition.
Il est encore une de nos provinces où la veillée de Noël revêt un caractère bien pittoresque: c'est la Flandre. Le réveillon s'y appelle l'écriène. Mais l'écriène est surtout propre aux paysans. Figurez-vous, avec M. Ernest Laut, une salle basse, pavée de larges dalles en pierres bleues, meublée d'armoires et de huches aux ferrures luisantes et, dans cette salle, sous le vaste rabatiau de la cheminée, une trentaine de personnes, hommes, femmes, enfants, assises en cercle sur des quéyères autour d'un grand feu de sarments. Les femmes tricotent, font du crochet, rassarcissent des bas; les hommes tirent de leurs courtes boraines d'âcres bouffées blondes; la table, devant la fenêtre, est déjà encombrée de petits bols prêts à recevoir le moka. Et, cependant que l'odorant liquide s'égoutte dans la cafetière, un des invités, le plus ancien, qui est quelquefois aussi le mieux disant, se met à conter d'une voix chevrotante quelque belle histoire du temps passé, du temps que les bêtes parlaient et que les poules avaient des dents.
Même chez les mineurs des grands districts houillers, dans ces plaines enfumées et tristes où les corons, que surplombe le haut beffroi de la fosse, s'alignent en files monotones le long des routes et des canaux, la vigile de Noël, si nous en croyons M. Laut, a gardé quelque chose de sa primitive douceur. La maison, pour la circonstance, a été nettoyée de fond en comble; la table récurée à la brosse et au savon, les cuivres frottés, le carrelage lavé à grande eau. On réveillonnera cette nuit avec du boudin et des quénioles, sorte de galettes dorées, fleurant bon le froment et les œufs frais, et sur leur panse arrondie, comme sur un coussin, étalant un joli Jésus de sucre rose. Si le ménage est à l'aise, on achètera même un sapin de Noël coupé dans la forêt voisine et aux branches duquel on suspendra des jouets à bon marché, des bâtons de guimauve et des oranges. Il faudra voir la frimousse extasiée des bébés à leur réveil. Cris de joie, battements de mains, charivari délicieux, plus doux au cœur des parents que toutes les musiques et toutes les harmonies!...
Décidément, sur ce sol béni de la vieille France, aux quatre aires de l'horizon, en Gascogne comme en Lorraine, dans le Dauphiné comme en Bretagne, cette nuit de Noël n'est qu'une succession de merveilles. Étonnez-vous après cela qu'elle ait donné naissance à toute une littérature spéciale et que, parmi les productions de la muse populaire, il n'en soit point qui approche pour l'étendue et l'importance de cette branche du folklore national!