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Feuilles tombées

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Sans date.

Le bain à Trouville.

Les femmes portent cette année, au bain, des jerseys collants à la taille, une ceinture et une sorte de jupe assez longue, qui est d’étoffe fine et qui sait appliquer si bien sur les formes, quand elle est mouillée, qu’on peut supposer qu’elle dispense de porter un pantalon. Des femmes plus hardies sont vêtues du maillot noir, fortement décolleté, terminé à mi-cuisse, découvrant complètement les bras et l’aisselle,—le maillot d’homme.—Comme celles qui osent ces costumes de bain sont dignes de les porter, leur exhibition dans l’eau est de l’effet le plus élégant, le plus gracieux, et il faut dire nettement: le plus beau.

Ces torses de femmes, émergeant de la mer, noirs et luisants comme des otaries, et révélant sans aucune pudeur des seins superbes, dressés, provocants de la pointe: ces beaux bras, ces dos, ces ventres, et, au sortir de l’eau, ces fines hanches mouvantes et ces jambes qui marchent si bien, avec une si noble lenteur, dans l’eau qui les entrave; et ces mouvements charmants de la natation, et la montée à l’échelle du canot, le geste de s’y asseoir, l’attitude de ces femmes, vraiment nues, assises le torse droit, dans une attitude de déesse, en cette barque, en face du vieux matelot qui pagaye doucement; et leur lente retombée dans la mer; c’est un des plus jolis spectacles que notre vie, si chiche de beauté plastique, puisse offrir.

Août 1909.

Lorsque je songe à mon heure dernière, l’angoisse la plus pénible que j’éprouve c’est de penser à la faculté d’émotion qui va périr avec moi, j’ai la sensation que c’est une richesse, un trésor considérable qui va être jeté à la mer.

8 janvier 1912.

Je suis un lyrique détourné de sa voie. Je ne fais que me chanter moi-même, d’une façon timide, sous le couvert de figures auxquelles je donne des noms. Mes romans sont mes haines, mes mépris, mes aspirations, mes dépits et mes rages.

Janvier 1912.

L’Art pour l’art.

Conception qui semble fausse, parce qu’on entend généralement par là que l’art né de l’art même n’a pour fin que lui-même. Mais l’art ne naît pas de l’art. L’art naît de collaboration amoureuse de notre inconscience, d’une part, et d’autre part de la vie.

L’art produit par un homme uniquement préoccupé d’œuvres d’art, est stérile. L’art viable ne vient pas du temple; il vient de la rue et s’achemine vers le temple.

Ce n’est pas sur le but de l’art que l’on se trompe en prononçant la formule l’art pour l’art, c’est sur l’origine de l’art. L’art n’a pas d’autre fin que l’art, mais il ne provient pas que de l’art.

L’émotion qui vient de l’admiration de l’œuvre d’art a quelque chose qui brûle et consume les organes de la fécondation artistique chez celui qui l’éprouve. Elle le leurre. Elle le pousse à faire œuvre d’art, mais elle le bute à l’imitation de l’œuvre d’art. L’œuvre d’art originale a une origine plus modeste; elle est d’ordinaire plébéienne, si l’on peut dire: ses générateurs ne sont pas œuvre d’art.

1912.

Les compliments du monde sont aussi prompts, aussi vifs que les dénigrements.

1912.

«De balustres plus hauts.» Titre possible d’un roman de l’auteur de «l’Enfant à la Balustrade».

Conclure à un stoïcisme qui admet et pratique le sourire—à mon sens le degré le plus élevé de l’héroïsme. Tableau de toutes les injustices possibles; beauté de la raison bafouée, exaltation des médiocrités, triomphes des médiocres—et conclusion sereine dans la contemplation intérieure, comportant une sorte de joie qu’une conception de beauté s’élève de ce bourbier, sourire ému à la fleur qui naît de la fange.

1912.

Celui qui «s’exprime bien», c’est celui qui fait un soliloque, c’est celui qui, s’adressant dans la conversation à autrui, ne tient pas compte d’autrui, mais de soi-même. Celui qui tient compte d’autrui, ne s’exprime plus déjà bien; il s’exprime et il se déprime à l’usage d’autrui; la force qu’il emploie à définir autrui, puis à dire pour autrui ce qui peut être entendu par autrui, il l’emploie à ses propres dépens, il se fatigue, et de plus il se trahit en usant d’une langue qui n’est pas tout à fait la sienne.

1913.

Les femmes qui sont douées d’imagination, on n’a pas en somme avec elles d’autre plaisir que celui de la conversation; car elles n’emploient leur imagination qu’à concevoir d’autres amours, et vous en souffrez si vous êtes leur amant. Il ne faut pas être leur amant, il faut être celui qu’elles peuvent rêver d’avoir pour amant.

Sans date.

On est en train d’apprécier un monsieur, et, d’ailleurs, avec bienveillance. Quelqu’un conclut:

—Oui, oui; mais c’est un homme qui ne casse rien.

Ça y est. L’homme est exécuté, car, pour être un citoyen qui compte, il faut casser quelque chose. L’état d’esprit qui exige ce sacrifice, est aujourd’hui généralisé.

S’il s’applique à un homme qu’on dit, par exemple, intelligent, le «il ne casse rien» signifiera que le pauvre garçon n’a rien d’extraordinaire.

Or il faut être extraordinaire.

Quelle singulière conception des choses! Nous venons de traverser un siècle scientifique, lequel nous a appris qu’il n’y a que des phénomènes naturels. La multitude infinie des sphères ne se maintient probablement qu’en vertu d’un parfait équilibre. Si l’une d’elles seulement se mettait à faire des excentricités, il n’y aurait, je le crois, plus guère de beaux jours pour les amateurs d’extraordinaire.

Est-ce que, par hasard, ce qu’on appelait autrefois le Sens commun—et qui est tout simplement l’auteur de la Sagesse des Nations—ne pourrait pas être appelé en consultation? Pas prétentieux pour deux sous, il avait, lui, le goût de la bâtisse, ce qui nous serait bien utile: on a beaucoup cassé...

Sans date.

Le véritable esprit du classicisme, je le vois exprimé par cette phrase de Joubert: «Ce n’est pas ma phrase que je polis, mais mon idée.»

18 octobre 1921.

Quel torrent nous entraîne! Assis dans un des endroits les plus beaux et les plus aimés—au Jardin du Luxembourg par une après-midi radieuse et chaude—je savoure ces instants heureux, je pense agréablement au passé que j’ai vécu là; j’ai conscience de jouir de quelques minutes privilégiées... et je n’en ai pas consacré dix à cette méditation qui est conforme à mes goûts, que je bâille!... Quelque chose m’ordonne d’agir. Nul temps n’est donc fait pour rêver? Ma nature m’ordonne secrètement de me lever et de courir à ces actions qui, même futiles et même tout à fait vaines, du moins ont cela pour elles qu’elles nous arrachent à la conscience de vivre. On vit; on ne doit pas se regarder vivre.

Juillet 1923.

Prendre un ton simple, «se mettre à la portée», c’est très bien, et l’on peut dire d’excellentes choses sur ce mode; mais c’est une dangereuse habitude de l’esprit; il risque, en l’adoptant, que le parti exprimé trop simplement ne gagne la pensée; gardons-nous, sous le prétexte de nous faire comprendre des simples, de n’avoir plus que des idées puériles.

Même date.

En un sens la littérature est bien plus que la vie, puisque chez certains—comme moi—le fait d’écrire me fait passer à un état d’activité, d’intelligence, de passion même, qu’ils n’atteignent pas dans la vie.

C’est à cause de cela que la littérature est si frappante pour ceux-là mêmes qui vivent le plus. Ils ne s’élèvent pas à ce degré où un homme assis à sa table et dénué de passions est arrivé par un enchantement.

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NOTES:

[A] «C’est ainsi que j’ai appris, dès ma prime jeunesse, que les écervelés, seuls, imaginent pouvoir soustraire même un petit enfant à l’influence des événements publics; et nul, depuis lors, ne m’a paru plus niais qu’un monsieur ou une dame qui, en buvant une tasse de thé ou un verre de porto, se proclament anarchistes.» (La Touraine, p. 49.)

[B] «Je ne crois pas mauvais que la proportion soit rompue en faveur de ceux qui aperçoivent la vie conformément à une idée préétablie. Ceux qui jugent impitoyablement chaque objet, chaque individu, chaque action, ont leur utilité grande, mais à quelle anarchie le monde serait-il livré si la nature prévoyante n’avait créé la plupart des hommes ingénus, aveugles et crédules!» (La Touraine, p. 71.)

[C] Il va de soi que je ne vise pas ici la veine de la comédie, dont le Bel Avenir par exemple offre une si alerte réussite, mais celle de Les Leçons d’Amour dans un parc, la veine d’un XVIIIᵉ siècle qui a passé par Anatole France. Il n’y aurait rien à dire contre France si seulement nos écrivains consentaient à l’oublier, à nous laisser à nous, lecteurs, le soin de nous souvenir de lui.

[D] Ces quelques pages ne prétendent en aucune façon à étudier en son détail l’œuvre de Boylesve—qui au reste, du vivant de l’auteur et au lendemain de sa mort, a donné lieu à nombre d’excellents articles: parmi eux il convient d’isoler celui de Jean-Louis Vaudoyer: Près de René Boylesve (Hommage à Boylesve—Les Nouvelles Littéraires, 23 janvier 1926): en des dimensions que le cadre mesurait, avec ce bonheur d’expression qui est celui de J.-L. V., je ne sais rien sur Boylesve de plus finement, de plus tendrement exact.—Je tiens toutefois à marquer ici ma conviction qu’avec le recul cette œuvre apparaîtra la plus importante et la plus solide qu’ait produite le roman français entre Flaubert et Proust. J’ai parlé ailleurs de «la solidité à toute épreuve» des livres de Flaubert; or c’est par la solidité que valent avant tout ceux de Boylesve: dans un ouvrage littéraire, quel qu’il fût, il n’était rien qu’il estimât autant que la solidité, et c’est à cause d’elle qu’il était demeuré à Flaubert si fidèle. D’autre part, il y a en Boylesve des traces d’un pré-proustisme indéniable (dont il serait fort intéressant de repérer et de suivre les manifestations). Par où s’expliquent et sa résistance à Proust, et l’étendue de son abandon. Les ouvrages post-proustiens de Boylesve ne permettent pas de tout à fait apprécier ce qu’il aurait pu accomplir dans cette voie: comme il en va avec tous les artistes qui ont leurs biens en terres et non en argent liquide, les phases de transition étaient chez lui longues et difficultueuses. Telle que son œuvre nous parvient, je crois que l’avenir retiendra surtout à côté de certains des premiers livres: Mademoiselle Cloque, La Becquée, L’Enfant à la Balustrade,—témoignages français non moins probants que ces portraits de famille qu’Ingres exécutait à la mine de plomb—les deux romans intimes et les deux romans-somme de période médiane.

[E] Bien entendu je prends ici ces mots de «subjectif» et d’«objectif» dans le sens courant, et non point dans leur saine et seule valide acception philosophique. (Je tiens à me prémunir contre les foudres légitimes de mon ami Ramon Fernandez.)

[F] La Touraine, p. 99-101.

[G] L’Enfant à la Balustrade, p. 385-386.

[H] La Touraine, p. 92-94.

[I] La Touraine, p. 94-96.

[J] «Plus nous avançons dans la lecture des Essais, plus nous nous éloignons des exercices un peu rhétoriques du début, plus nous voyons Montaigne soucieux non seulement de se définir, mais encore de se classer: son moi ne remplit pas le cadre, il y a de l’espace autour de lui dans ce noble tableau où tient Épaminondas.» (Ramon Fernandez, Messages p. 155.)

[K] Le besoin d’être jugé, besoin français s’il en est, proche parent du besoin de se juger, qu’il ne faut cependant pas tout à fait confondre avec lui,—le besoin de se juger appartenant en commun, en tout pays et en tout temps, aux hommes qui comptent; le besoin d’être jugé plus particulier, lui, à ceux de notre race,—que le Français y soit porté par l’instinct social si développé en lui, et qui souvent l’incline à un respect du «social» comme tel; ou que, plus profondément, en vertu tout ensemble et de son courage intellectuel et d’un certain scepticisme foncier quand un jugement que l’on peut former sur soi, il tende à révoquer en doute ce jugement tant qu’il n’est pas contresigné par autrui.—Quoi qu’il en soit, ce besoin d’être jugé, Boylesve l’éprouvait au maximum (et en ce sens le fragment de Feuilles tombées que j’ai cité tout à l’heure: «J’aime mieux la forme des choses qu’un visage: elle sait me plaire et elle ne me juge point», s’il correspond à l’état d’exaltation solitaire, n’exprime pas et même trahit l’ossature de sa pensée normale). C’est en fonction de ce besoin d’être jugé que s’explique et que se légitime la considération dans laquelle Boylesve tenait, et voulait que l’on tînt, les manifestations de l’opinion publique. Dans nos longs tête-à-tête, c’était là le sujet où nous prenions parfois ces «positions opposées ou simplement différentes» auxquelles j’ai fait allusion,—le point où il m’était plus facile de le comprendre que de le suivre; mais c’est que je n’avais pas encore su voir dans cette considération pour l’opinion publique ce que trop tard j’y aperçois aujourd’hui: la pointe, la dentelure héroïque du besoin d’être jugé.—A cet égard, comme à maints autres (Mon Amour ne s’inscrit-il pas, en regard de Dominique, comme l’autre volet d’un idéal dyptique?), Boylesve rappelle Fromentin—à qui du reste il ressemblait, au témoignage de Madame Vaudoyer qui avait connu Fromentin, et que frappait à nouveau cette ressemblance tandis que nous regardions ensemble le portrait de Fromentin par Ricard. Dans le chapitre—qui est sans doute le chef-d’œuvre des Maîtres d’autrefois,—le chapitre sur Ruysdaël, ayant à parler du peintre le plus près de son cœur, Fromentin commence par faire à l’opinion publique des concessions si étendues que d’abord il semble que l’on ne voie clairement que les manques de Ruysdaël; mais c’est afin—à la faveur de ces concessions mêmes—d’obtenir gain de cause en ce qui concerne l’intime, l’irremplaçable de son génie. Sans cesse, dans ses jugements, dans ses propos et jusque dans son attitude, Boylesve procédait de la sorte. Abandonner l’inessentiel pour ne jamais transiger sur le noyau: se replier mais pour tenir, là aussi il y a—non plus la pointe ou la dentelure—mais le retrait héroïque d’un autre besoin: celui de sauver l’enjeu central de la partie, de sauver la citadelle.

[L] «Quelle est donc la vertu singulière de l’angoisse chrétienne, pour qu’elle communique à tous les grands esprits qui en sont touchés je ne sais quelle beauté et quelle magnanimité d’âme, ou quelle passion enfin, que n’ont pas tout de même un Socrate, un Montaigne, un Gœthe!»

(Feuilles tombées.)

[M] Mᵐᵉ René Boylesve.

[N] Il s’agit du Bel avenir.

[O] Le Bel Avenir.

[P] Il s’agit de l’héroïne de Mon Amour.


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