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II
L’ENTERREMENT CIVIL

Quand j’ai connu M. Athanase Larive, il était déjà bien vieux. On aurait dit qu’il était tordu comme un cep de vigne s’il n’avait vécu au pays du cidre. Mettons qu’il ressemblait à un pommier antique et moussu, courbé vers la terre à force d’avoir porté le poids de ses pommes.

M. Larive était bossu, bossu autant qu’on peut l’être. Sous le règne de Louis-Philippe, le receveur de l’enregistrement qui avait la manie des calembours et dont la femme jouait du piano, avait donné au jeune Athanase le surnom de « dos dièse ». Le sobriquet en était resté au bossu, dont la colonne vertébrale piquait le ciel suivant l’angle capricieux de la note chère à Beethoven. A trois lieues à la ronde, M. Larive était connu sous le nom de Dos-Dièse, bien que la connaissance de la musique ne soit pas le fort des fermières et des herbagers.

C’est peut-être parce qu’il avait été frappé dans sa stature et raillé par le receveur de l’enregistrement que M. Larive en voulait à la Providence. L’amertume rongeait son cœur. Pourtant, si elle l’avait planté de travers, la Providence ne s’était pas montrée avare de tous ses biens. M. Larive était un bourgeois à son aise. Il avait de la terre, du vin dans sa cave et, après celle du notaire, sa maison était la plus belle du bourg.

Ces faveurs de la fortune ne le consolaient pas de sa bosse. Il montrait le poing au ciel en l’accusant de ses malheurs. Il se réjouissait d’être sacrilège lorsqu’il appelait la divinité, comme il l’avait entendu autrefois d’un vieux sans-culotte : « Le brigand qui est là-haut. » En cela, M. Dos-Dièse tombait dans l’hérésie de Marcion qui, au IIe siècle de notre ère, prêchait mensongèrement aux fidèles des églises de Syrie l’existence d’un dieu malfaisant, injuste et cruel. Vers l’époque de la guerre de Crimée, le vénérable curé doyen dénonça, du haut de la chaire, M. Larive comme marcionite. Mais M. Larive se vantait de ne pas aller au prône. Au surplus, il n’avait jamais entendu parler de Marcion qui, lui-même, après tout, était peut-être bossu.

La disgrâce la plus sensible de M. Dos-Dièse lui vint du projet qu’il forma, un peu après l’élection du prince-président, de prendre femme. A la vérité, il avait bien choisi. Adélaïde, ou, comme on dit dans le Cotentin, Dlaïde était droite comme un I et ses joues étaient fraîches comme un pommier en fleurs. C’était une simple paysanne mais habile au ménage, au soin des bêtes et de la laiterie. Et sa parole rustique avait du bon sens et de la gaîté.

Sa mère fut flattée de la demande de M. Larive, parce qu’elle considéra que le bossu avait du bien. Mais, au premier mot de mariage, Dlaïde éclata de rire. Elle affirma que, sa bosse fût-elle tout en or, elle ne voulait pas d’un homme qu’avait l’dos pointu et la goule démise, c’est-à-dire la bouche plus haute d’un côté que de l’autre. Car il est juste d’ajouter que M. Larive offrait un visage étrangement tordu sur des épaules inharmonieuses. En vain fut-il représenté à Dlaïde qu’elle roulerait carrosse.

— J’aime mieux la voiture à Gringore, répliquait-elle.

Et la voiture à Gringore, en Normandie, est celle qu’on prend avec ses deux jambes.

Le sort du soupirant fut scellé le jour où Dlaïde eut dit, d’un accent décisif : « Je ne veux pas d’un mari dans les cendres. » O merveilleuses beautés de notre langue lorsqu’elle est parlée selon son génie naturel ! Un mari dans les cendres, c’est un mari sans jeunesse et sans vigueur, grelottant dans sa cheminée… Villon, Rabelais, La Fontaine eussent recueilli comme des diamants les mots naïfs et puissants de Dlaïde.

Le rival heureux de M. Dos-Dièse fut un gars solide qui, aux processions, portait la bannière. De ce jour, le bossu jura une haine sans fin au ciel, à Rome et à son curé.


Il faut aller aujourd’hui dans des provinces reculées pour découvrir le type de l’anticlérical de vieille roche, tel qu’il existait sous Charles X. M. Combes, lorsqu’il était président du Conseil et qu’il donnait à dîner, parlait à ses voisines de table de « la Congrégation ». M. Athanase Larive était de cette école.

En ce temps-là, d’ailleurs, l’anticléricalisme passait pour une hardiesse, une élégance, et même pour une nouveauté, comme s’il y avait jamais rien de neuf. La plupart des bourgeois, et pas mal de châtelains se piquaient d’être des esprits forts. Entre le notaire, qui faisait semblant de lire le Voltaire et le Rousseau dont s’ornait sa bibliothèque, le médecin, qui était matérialiste, et le pharmacien, d’après lequel Flaubert aurait pu peindre son célèbre personnage, M. Larive se distinguait par son ardeur et son âpreté. Auprès de lui, tous étaient des tièdes. Et tous avaient des femmes qui, plus ou moins, allaient à la messe et voulaient le baptême pour leurs enfants. Mais le bossu était farouche et solitaire. Il raillait ses amis de leurs faiblesses. Aux cérémonies, il les retenait sous le porche de l’église, dont il ne passait jamais le seuil, s’agît-il de marier ou d’enterrer ses propres parents. Or, en lui-même, il méditait une manifestation plus éclatante de son impiété, et telle que le scandale en retentît sur tout le canton.

Ces choses se passaient il y a plus de soixante années, sous le règne de l’élu du peuple, Napoléon III, pour lequel M. Dos-Dièse avait voté avec des millions de Français. Il n’avait pas voulu de Lamartine, parce que ses poèmes parlaient de Dieu et sentaient la sacristie, ni du général Cavaignac, qui passait pour le candidat des calotins. Et puis, M. Dos-Dièse était un peu bonapartiste, en haine des Bourbons d’abord et parce que sa littérature se résumait en Béranger dont il savait les chansons contre les jésuites, les curés, les bedeaux et même les sonneurs.

Son premier voyage à Paris fut justement pour assister aux obsèques du chansonnier. Au milieu d’une grande affluence de curieux, il vit le cercueil de Béranger conduit au cimetière sans prêtre et sans croix. Ce fut pour le bossu un trait de lumière.

— Et moi aussi, dit-il, je serai enterré comme l’illustre Béranger. Moi aussi, je donnerai l’exemple. En voyant passer mes cendres dépourvues de l’appareil de la superstition, mes concitoyens seront étonnés. L’obscurantisme reculera. Au fond de nos campagnes, se lèveront la liberté et le progrès.

Le bossu agita ces pensées pendant son retour. Il tenait sa vengeance posthume contre la divinité, Dlaïde et le beau gars qui portait la bannière aux processions. Toutefois, l’enthousiasme de M. Dos-Dièse n’allait pas jusqu’à désirer de mourir tout de suite pour que son enterrement eût lieu plus tôt. Quoiqu’il fût de frêle apparence, il devait vivre encore bien longtemps. Le ciel le combla d’années. Et c’est justement ce qui fit qu’il n’eut pas la satisfaction d’outre-tombe sur laquelle il avait compté.


La résolution qu’avait prise le bossu, contempteur de la Providence, ne tarda pas à être connue, tant il mettait de provocation à la publier. A elle seule, elle était un scandale. Dans ces campagnes attachées à la religion, il n’y avait jamais eu d’enterrement civil. Même au temps de la Terreur, il s’était trouvé des prêtres insermentés pour administrer les agonisants, car on avait chouanné dans le pays. En claironnant son projet, M. Larive fit sensation. Les anticléricaux du bourg savaient bien qu’eux-mêmes, avant d’aller à leur dernière demeure, passeraient par l’église. Ils se fortifiaient dans l’incroyance par le défi de leur chef. Car M. Larive, qu’on avait sujet de croire affilié à la maçonnerie, était le chef incontesté de l’anticléricalisme dans le canton.

Des années s’écoulèrent. Des générations grandirent. Dans le bourg, beaucoup d’hommes et de femmes moururent… Le bossu vivait toujours. Était-ce sa bosse qui le conservait, ou la Providence le ménageait-elle pour des fins mystérieuses ? Mais, à chaque « inhumation », on répétait, en apercevant le sourire diabolique de Dos-Dièse :

— Quand il mourra, celui-là, ce sera un enterrement civil.

Et quelques-uns prononçaient ces mots avec une joie impie, mais la plupart avec horreur.

Et pendant ce temps aussi, plusieurs curés se succédèrent. Les uns, au pied de la croix et des autels, priaient pour sa conversion et le salut de son âme. Les autres, armés pour la lutte et la controverse, réfutaient et condamnaient ses doctrines pernicieuses. Mais tous sentaient que ce pécheur était endurci, qu’il n’y avait pas d’espoir qu’il vînt à résipiscence, et, au fond de leur cœur, ils redoutaient le jour où il ne mourrait que pour donner l’exemple de l’impénitence finale aggravée d’un scandale inouï.

Lorsque les institutions et les lois de laïcité apprirent au bossu que son parti triomphait, il n’eut pas de modération dans la victoire. Il craignit seulement — tant la vanité des hommes est puissante — que son idée ne fût prise par un autre et que, jusque dans la mort, le pouvoir ne trouvât des courtisans. Or, il y avait, à Paris, bien des enterrements civils illustres, celui de Gambetta, celui de Victor Hugo. Mais, dans le bourg, les anticléricaux eux-mêmes, une fois au linceul, continuaient à recevoir la bénédiction de l’Église.

Et, de nouveau, des années passèrent. Et M. Larive commença à devenir bien vieux. Sa bosse était toujours légendaire. Sa haine des curés aussi. Mais l’histoire de son enterrement civil s’éloignait. Il en avait trop parlé et il ne finissait pas de mourir. Et puis, les esprits changeaient. Il était venu un pharmacien qui, de temps en temps, allait à la messe, ce qui, de mémoire d’homme, ne s’était vu. Sans doute, le nouveau vétérinaire tenait bon. Pour le notaire, qui avait acheté, avec l’étude, la bibliothèque de ses prédécesseurs, s’il ne lisait pas Voltaire et Rousseau plus qu’eux, il persistait à se dire voltairien. Mais il l’entendait en ce sens que, si l’incrédulité est inoffensive chez les notaires, il faut de la religion pour le peuple et qu’au point de vue de la propriété et de l’ordre social, les prêtres ont du bon.

Lorsqu’il se promenait avec Dos-Dièse, après avoir parlé terre et placements, la discussion ne manquait jamais de prendre le même cours.

— Voyez-vous, disait le notaire, il faut aller doucement. Ces idées socialistes sont bien dangereuses. Après tout, le clergé a plutôt une bonne influence.

— Dites tout de suite, répliquait le bossu, que vous voulez nous ramener la dîme.

— Mais, M. Larive, quand vous recevez vos fermages, est-ce que ce n’est pas aussi une dîme ?

Dos-Dièse n’aimait pas penser à ces choses ni à d’autres qui le dérangeaient. Cependant un jour vint où l’on commença à parler d’une guerre possible. M. Larive en restait toujours à Rome et à la Congrégation. Même il déshérita un de ses neveux qui s’était permis de dire devant lui qu’il était plus facile de faire la guerre aux curés que de la faire aux Prussiens. Et bientôt, ce fut l’invasion, la plus terrible de toutes les guerres. Dans le bourg, chaque semaine, arrivait une nouvelle funèbre et les cloches sonnaient le glas. Lorsque tant de beaux jeunes gens mouraient, qui se souciait de savoir comment serait enterré un vieux bossu ? Le vétérinaire lui-même finit par perdre patience.

— Quand on lui parle du communiqué, il répond par les jésuites. Décidément Dos-Dièse radote.

Ainsi avait marché le temps.


Je suis revenu cet été à X… et j’ai pu voir enterrer M. Larive. L’enterrement a été civil : ses dernières volontés, qui dataient de 1857, étaient formelles. Quelques jours plus tôt, à X…, comme dans toutes les villes et villages de France, on avait rendu hommage aux soldats morts pour la patrie. Et tout le bourg, jusqu’aux fonctionnaires, était venu à l’église. En sortant, le receveur de l’enregistrement avait avoué à sa femme que le Dies iræ « lui faisait quelque chose ».

L’enterrement de M. Larive passa inaperçu. Le juge de paix déclara que le défunt « n’était pas à la page ». Quant aux âmes simples, elles ne furent même pas scandalisées. Lorsque le corps, rapidement conduit au cimetière, traversa le bourg, quelqu’un demanda :

— Pour tchi qui s’est pas fait enterrer comme les aut’gens ?

Et j’entendis une Cotentinoise, fraîche et gaie comme l’avait été Dlaïde, qui répondait :

— Cé pt’êt’bi paçqu’il avait l’dos pointu.

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