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Germinal

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Et le mariage de Paul et de Cécile fit certainement un pas sérieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait jeté des regards si pressants, que le jeune homme se montrait aimable, reconquérant de son air câlin les Grégoire atterrés par ses histoires de pillage. Un instant, M. Hennebeau, devant l'entente si étroite de sa femme et de son neveu, sentit se réveiller l'abominable soupçon, comme s'il avait surpris un attouchement, dans les coups d'oeil échangés. Mais, de nouveau, l'idée de ce mariage, fait là, devant lui, le rassura.

Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d'effarement.

—Monsieur, Monsieur, les voici!

C'étaient les délégués. Des portes battirent, on entendit passer un souffle d'effroi, au travers des pièces voisines.

—Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau.

Autour de la table, les convives s'étaient regardés, avec un vacillement d'inquiétude. Un silence régna. Puis, ils voulurent reprendre leurs plaisanteries: on feignit de mettre le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires tombèrent, les voix devinrent des chuchotements, pendant que les pas lourds des délégués, qu'on introduisait, écrasaient à côté le tapis du salon.

Madame Hennebeau dit à son mari, en baissant la voix:

—J'espère que vous allez boire votre café.

—Sans doute, répondit-il. Qu'ils attendent!

Il était nerveux, il prêtait l'oreille aux bruits, l'air uniquement occupé de sa tasse.

Paul et Cécile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un oeil à la serrure. Ils étouffaient des rires, ils parlaient très bas.

—Les voyez-vous?

—Oui… J'en vois un gros, avec deux autres petits, derrière.

—Hein? ils ont des figures abominables.

—Mais non, ils sont très gentils.

Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant que le café était trop chaud et qu'il le boirait après. Comme il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence. Tous s'étaient rassis, et ils restèrent à table, muets, n'osant plus remuer, écoutant de loin, l'oreille tendue, dans le malaise de ces grosses voix d'homme.

II

Dès la veille, dans une réunion tenue chez Rasseneur, Étienne et quelques camarades avaient choisi les délégués qui devaient se rendre le lendemain à la Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme en était, elle fut désolée, elle lui demanda s'il voulait qu'on les jetât à la rue. Maheu lui-même n'avait point accepté sans répugnance. Tous deux, au moment d'agir, malgré l'injustice de leur misère, retombaient à la résignation de la race, tremblant devant le lendemain, préférant encore plier l'échine. D'habitude, lui, pour la conduite de l'existence, s'en remettait au jugement de sa femme, qui était de bon conseil. Cette fois, cependant, il finit par se fâcher, d'autant plus qu'il partageait secrètement ses craintes.

—Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. Ce serait propre, de lâcher les camarades!… Je fais mon devoir.

Elle se coucha à son tour. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Puis, après un long silence, elle répondit:

—Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes
  foutus.

Midi sonnait, lorsqu'on déjeuna, car le rendez-vous était pour une heure, à l'Avantage, d'où l'on irait ensuite chez M. Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu'un petit morceau de beurre, personne n'y toucha. Le soir, on aurait des tartines.

—Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d'un coup
Étienne à Maheu.

Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par l'émotion.

—Ah! non, c'est trop! s'écria la Maheude. Je veux bien qu'il y aille, mais je lui défends de faire le chef… Tiens! pourquoi lui plutôt qu'un autre?

Alors, Étienne s'expliqua, avec sa fougue éloquente. Maheu était le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aimé, le plus respecté, celui qu'on citait pour son bon sens. Aussi les réclamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids décisif. D'abord, lui, Étienne, devait parler; mais il était à Montsou depuis trop peu de temps. On écouterait davantage un ancien du pays. Enfin, les camarades confiaient leurs intérêts au plus digne: il ne pouvait pas refuser, ce serait lâche.

La Maheude eut un geste désespéré.

—Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi, je consens, après tout!

—Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des bêtises.

Étienne, heureux de l'avoir décidé, lui tapa sur l'épaule.

—Tu diras ce que tu sens, et ce sera très bien.

La bouche pleine, le père Bonnemort, dont les jambes désenflaient, écoutait, en hochant la tête. Un silence se fit. Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants s'étouffaient et restaient très sages. Puis, après avoir avalé, le vieux murmura lentement:

—Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n'avais rien dit… Ah! j'en ai vu, j'en ai vu, de ces affaires! Il y a quarante ans, on nous flanquait à la porte de la Direction, et à coups de sabre encore! Aujourd'hui, ils vous recevront peut-être; mais ils ne vous répondront pas plus que ce mur… Dame! ils ont l'argent, ils s'en fichent!

Le silence retomba, Maheu et Étienne se levèrent et laissèrent la famille morne, devant les assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, où les délégués des corons voisins arrivaient par petits groupes. Là, quand les vingt membres de la délégation furent rassemblés, on arrêta les conditions qu'on opposerait à celles de la Compagnie; et l'on partit pour Montsou. L'aigre bise du nord-est balayait le pavé. Deux heures sonnèrent, comme on arrivait.

D'abord, le domestique leur dit d'attendre, en refermant la porte sur eux; puis, lorsqu'il revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamisé par les guipures. Et les mineurs, restés seuls, n'osèrent s'asseoir, embarrassés, tous très propres, vêtus de drap, rasés du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les styles, que le goût de l'antiquaille a mises à la mode: des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet italien du dix-septième siècle, un contador espagnol du quinzième, et un devant d'autel pour le lambrequin de la cheminée, et des chamarres d'anciennes chasubles réappliquées sur les portières. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les avait saisis d'un malaise respectueux. Les tapis d'Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c'était la chaleur, une chaleur égale de calorifère, dont l'enveloppement les surprenait, les joues glacées du vent de la route. Cinq minutes s'écoulèrent. Leur gêne augmentait, dans le bien-être de cette pièce riche, si confortablement close.

Enfin, M. Hennebeau entra, boutonné militairement, portant à sa redingote le petit noeud correct de sa décoration. Il parla le premier.

—Ah! vous voilà!… Vous vous révoltez, à ce qu'il paraît…

Et il s'interrompit, pour ajouter avec une raideur polie:

—Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer.

Les mineurs se tournèrent, cherchèrent des sièges du regard. Quelques-uns se risquèrent sur les chaises; tandis que les autres, inquiétés par les soies brodées, préféraient se tenir debout.

Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roulé son fauteuil devant la cheminée, les dénombrait vivement, tâchait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaître Pierron, caché au dernier rang; et ses yeux s'étaient arrêtés sur Étienne, assis en face de lui.

—Voyons, demanda-t-il, qu'avez-vous à me dire?

Il s'attendait à entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir Maheu s'avancer, qu'il ne put s'empêcher d'ajouter encore:

—Comment! c'est vous, un bon ouvrier qui s'est toujours montré si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche!… Ah! c'est mal, ça me chagrine que vous soyez à la tête des mécontents!

Maheu écoutait, les yeux baissés. Puis, il commença, la voix hésitante et sourde d'abord.

—Monsieur le directeur, c'est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n'a rien à reprocher, que les camarades m'ont choisi. Cela doit vous prouver qu'il ne s'agit pas d'une révolte de tapageurs, de mauvaises têtes cherchant à faire du désordre. Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu'il serait temps de s'arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours.

Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur:

—Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau système… On nous accuse de mal boiser. C'est vrai, nous ne donnons pas à ce travail le temps nécessaire. Mais, si nous le donnions, notre journée se trouverait réduite encore, et comme elle n'arrive déjà pas à nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous acharner à l'abattage, la seule besogne productive. Il n'y a pas d'autre arrangement possible, il faut que le travail soit payé pour être fait… Et qu'est-ce que vous avez inventé à la place? une chose qui ne peut pas nous entrer dans la tête, voyez-vous! Vous baissez le prix de la berline, puis vous prétendez compenser cette baisse en payant le boisage à part. Si cela était vrai, nous n'en serions pas moins volés, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui nous enrage, c'est que cela n'est pas même vrai: la Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voilà!

—Oui, oui, c'est la vérité, murmurèrent les autres délégués, en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre.

Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il était lancé, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s'écoutait avec surprise, comme si un étranger avait parlé en lui. C'étaient des choses amassées au fond de sa poitrine, des choses qu'il ne savait même pas là, et qui sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il disait leur misère à tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les petits criant la faim à la maison. Il cita les dernières paies désastreuses, les quinzaines dérisoires, mangées par les amendes et les chômages, rapportées aux familles en larmes. Est-ce qu'on avait résolu de les détruire?

—Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que, crever pour crever, nous préférons crever à ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins… Nous avons quitté les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage à part. Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles étaient, et nous voulons encore qu'on nous donne cinq centimes de plus par berline… Maintenant, c'est à vous de voir si vous êtes pour la justice et pour le travail.

Des voix, parmi les mineurs, s'élevèrent.

—C'est cela… Il a dit notre idée à tous… Nous ne demandons que la raison.

D'autres, sans parler, approuvaient d'un hochement de tête. La pièce luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement mystérieux d'antiquailles; et ils ne sentaient même plus le tapis, qu'ils écrasaient sous leurs chaussures lourdes.

—Laissez-moi donc répondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fâchait. Avant tout, il n'est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline… Voyons les chiffres.

Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tâcher de les diviser, interpella Pierron, qui se déroba, en bégayant. Au contraire, Levaque était à la tête des plus agressifs, embrouillant les choses, affirmant des faits qu'il ignorait. Le gros murmure des voix s'étouffait sous les tentures, dans la chaleur de serre.

—Si vous causez tous à la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons.

Il avait retrouvé son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de gérant qui a reçu une consigne et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Étienne du regard, il manoeuvrait pour le tirer du silence où le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, élargit-il brusquement la question.

—Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des excitations détestables. C'est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs… Oh! je n'ai besoin de la confession de personne, je vois bien qu'on vous a changés, vous si tranquilles autrefois. N'est-ce-pas? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour était venu d'être les maîtres… Enfin, on vous enrégimente dans cette fameuse Internationale, cette armée de brigands dont le rêve est la destruction de la société…

Étienne, alors, l'interrompit.

—Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n'a encore adhéré. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s'enrôleront. Ça dépend de la Compagnie.

Dès ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs n'avaient plus été là.

—La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette année, elle a dépensé trois cent mille francs à bâtir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des pensions qu'elle sert, ni du charbon, ni des médicaments qu'elle donne… Vous qui paraissez intelligent, qui êtes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de répandre ces vérités-là que de vous perdre, en fréquentant des gens de mauvaise réputation? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons dû nous séparer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste… On vous voit toujours chez lui, et c'est lui assurément qui vous a poussé à créer cette caisse de prévoyance, que nous tolérerions bien volontiers si elle était seulement une épargne, mais où nous sentons une arme contre nous, un fonds de réserve pour payer les frais de la guerre. Et, à ce propos, je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un contrôle sur cette caisse.

Étienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les lèvres agitées d'un petit battement nerveux. Il sourit à la dernière phrase, il répondit simplement:

—C'est donc une nouvelle exigence, car monsieur le directeur avait jusqu'ici négligé de réclamer ce contrôle… Notre désir, par malheur, est que la Compagnie s'occupe moins de nous, et qu'au lieu de jouer le rôle de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu'elle se partage. Est-ce honnête, à chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires?… Monsieur le directeur aura beau dire, le nouveau système est une baisse de salaire déguisée, et c'est ce qui nous révolte, car si la Compagnie a des économies à faire, elle agit très mal en les réalisant uniquement sur l'ouvrier.

—Ah! nous y voilà! cria M. Hennebeau. Je l'attendais, cette accusation d'affamer le peuple et de vivre de sa sueur! Comment pouvez-vous dire des bêtises pareilles, vous qui devriez savoir les risques énormes que les capitaux courent dans l'industrie, dans les mines par exemple? Une fosse tout équipée, aujourd'hui, coûte de quinze cent mille francs à deux millions; et que de peine avant de retirer un intérêt médiocre d'une telle somme engloutie! Presque la moitié des sociétés minières, en France, font faillite… Du reste, c'est stupide d'accuser de cruauté celles qui réussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mêmes. Croyez-vous que la Compagnie n'a pas autant à perdre que vous, dans la crise actuelle? Elle n'est pas la maîtresse du salaire, elle obéit à la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous-en aux faits, et non à elle… Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre!

—Si, dit le jeune homme, nous comprenons très bien qu'il n'y a pas d'amélioration possible pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c'est même à cause de ça que les ouvriers finiront, un jour ou l'autre, par s'arranger de façon à ce qu'elles aillent autrement.

Cette parole, si modérée de forme, fut prononcée à demi-voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu'il se fit un grand silence. Une gêne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. Les autres délégués, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade venait de réclamer leur part, au milieu de ce bien-être; et ils recommençaient à jeter des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les sièges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre babiole aurait payé leur soupe pendant un mois.

Enfin, M. Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour les congédier. Tous l'imitèrent. Étienne, légèrement, avait poussé le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue déjà empâtée et maladroite:

—Alors, monsieur, c'est tout ce que vous répondez… Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions.

—Moi, mon brave, s'écria le directeur, mais je ne repousse rien!… Je suis un salarié comme vous, je n'ai pas plus de volonté ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et mon seul rôle est de veiller à leur bonne exécution. Je vous ai dit ce que j'ai cru devoir vous dire, mais je me garderais bien de décider… Vous m'apportez vos exigences, je les ferai connaître à la Régie, puis je vous transmettrai la réponse.

Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, évitant de se passionner dans les questions, d'une sécheresse courtoise de simple instrument d'autorité. Et les mineurs, maintenant, le regardaient avec défiance, se demandaient d'où il venait, quel intérêt il pouvait avoir à mentir, ce qu'il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-être, un homme qu'on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien!

Étienne osa de nouveau intervenir.

—Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous échappent forcément… Si nous savions seulement où nous adresser!

M. Hennebeau ne se fâcha point. Il eut même un sourire.

—Ah! dame! cela se complique, du moment où vous n'avez pas confiance en moi… Il faut aller là-bas.

Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenêtres. Où était-ce, là-bas? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contrée inaccessible et religieuse, où trônait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c'était cette force qu'il avait derrière lui, cachée et rendant des oracles.

Un découragement les accabla, Étienne lui-même eut un haussement d'épaules pour leur dire que le mieux était de s'en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin.

—En voilà une rude leçon cependant, et c'est vous qui défendez les mauvais boisages!… Vous réfléchirez, mes amis, vous comprendrez qu'une grève serait un désastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim: comment ferez-vous?… Je compte sur votre sagesse d'ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard.

Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut obligé de résumer l'entretien: la Compagnie d'un côté avec son nouveau tarif, les ouvriers de l'autre avec leur demande d'une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que leurs conditions seraient certainement repoussées par la Régie.

—Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence.

Dans le vestibule, Pierron salua très bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Étienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s'en allèrent, au milieu de ce silence menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit.

Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle à manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s'assombrir. Puis, tandis qu'il buvait son café froid, on tâcha de parler d'autre chose. Mais les Grégoire eux-mêmes revinrent à la grève, étonnés qu'il n'y eût pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait Cécile, affirmait qu'on attendait les gendarmes.

Enfin, madame Hennebeau appela le domestique.

—Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenêtres et donnez de l'air.

III

Quinze jours s'étaient écoulés; et, le lundi de la troisième semaine, les feuilles de présence, envoyées à la Direction, indiquèrent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-là, on comptait sur la reprise du travail; mais l'obstination de la Régie à ne pas céder exaspérait les mineurs. Le Voreux, Crèvecoeur, Mirou, Madeleine n'étaient plus les seuls qui chômaient; à la Victoire et à Feutry-Cantel, la descente comptait à peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-même se trouvait atteint. Peu à peu, la grève devenait générale.

Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C'était l'usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, où dort le travail. Dans le ciel gris de décembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliées avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des tréteaux, le stock de charbon s'épuisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. A l'embarcadère du canal, il était resté une péniche à moitié chargée, comme assoupie dans l'eau trouble; et, sur le terri désert, dont les sulfures décomposés fumaient malgré la pluie, une charrette dressait mélancoliquement ses brancards. Mais les bâtiments surtout s'engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi où ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des générateurs, et la cheminée géante trop large pour les rares fumées. On ne chauffait la machine d'extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux désastres qui endommagent les voies, dès qu'on cesse de les entretenir; puis, à partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les échelles. Et, au-dessus de cette mort des bâtiments ensevelis dans leur drap de poussière noire, il n'y avait toujours que l'échappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient détruite, si le souffle s'était arrêté.

En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le préfet de Lille était accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des grévistes, préfet et gendarmes s'étaient décidés à rentrer chez eux. Jamais le coron n'avait donné un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour éviter d'aller au cabaret, dormaient la journée entière; les femmes, en se rationnant de café, devenaient raisonnables, moins enragées de bavardages et de querelles; et jusqu'aux bandes d'enfants qui avaient l'air de comprendre, d'une telle sagesse, qu'elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit. C'était le mot d'ordre, répété, circulant de bouche en bouche: on voulait être sage.

Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. Étienne, à titre de secrétaire, y avait partagé les trois mille francs de la caisse de prévoyance, entre les familles nécessiteuses; ensuite, de divers côtés, étaient arrivées quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des quêtes. Mais, aujourd'hui, toutes les ressources s'épuisaient, les mineurs n'avaient plus d'argent pour soutenir la grève, et la faim était là, menaçante. Maigrat, après avoir promis un crédit d'une quinzaine, s'était brusquement ravisé au bout de huit jours, coupant les vivres. D'habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-être celle-ci désirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d'ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte à la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu'il n'avait pas eu Catherine. Pour comble de misère, il gelait très fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pensée inquiète qu'on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n'était point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid.

Chez les Maheu, déjà tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une pièce de vingt francs prêtée par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l'argent; mais, pour paraître aussi affamés que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient à crédit chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. Dès le samedi, beaucoup de familles s'étaient couchées sans souper. Et, en face des jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous obéissaient au mot d'ordre, avec un tranquille courage.

C'était quand même une confiance absolue, une foi religieuse, le don aveugle d'une population de croyants. Puisqu'on leur avait promis l'ère de la justice, ils étaient prêts à souffrir pour la conquête du bonheur universel. La faim exaltait les têtes, jamais l'horizon fermé n'avait ouvert un au-delà plus large à ces hallucinés de la misère. Ils revoyaient là-bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la cité idéale de leur rêve, mais prochaine à cette heure et comme réelle, avec son peuple de frères, son âge d'or de travail et de repas en commun. Rien n'ébranlait la conviction qu'ils avaient d'y entrer enfin. La caisse s'était épuisée, la Compagnie ne céderait pas, chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir, et ils montraient le mépris souriant des faits. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les Maheu et les autres avaient digéré trop vite leur soupe d'eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige, l'extase d'une vie meilleure qui jetait les martyrs aux bêtes.

Désormais, Étienne était le chef incontesté. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, à mesure que l'étude l'affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits à lire, il recevait un nombre plus grand de lettres; même il s'était abonné au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attiré, de la part des camarades, une considération extraordinaire. Sa popularité croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance étendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'était un continuel gonflement de vanité, pour lui, l'ancien mécanicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d'un échelon, il entrait dans cette bourgeoisie exécrée, avec des satisfactions d'intelligence et de bien-être, qu'il ne s'avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrassé et timide, dès qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote. S'il continuait à s'instruire, dévorant tout, le manque de méthode rendait l'assimilation très lente, une telle confusion se produisait, qu'il finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises. Aussi, à certaines heures de bon sens, éprouvait-il une inquiétude sur sa mission, la peur de n'être point l'homme attendu. Peut-être aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans compromettre les camarades? Mais une révolte le remettait bientôt d'aplomb. Non, non, pas d'avocats! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple! Ça tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rêve de chef populaire le berçait de nouveau: Montsou à ses pieds, Paris dans un lointain de brouillard, qui sait? la députation un jour, la tribune d'une salle riche, où il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononcé par un ouvrier dans un Parlement.

Depuis quelques jours, Étienne était perplexe. Pluchart écrivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre à Montsou, pour chauffer le zèle des grévistes. Il s'agissait d'organiser une réunion privée, que le mécanicien présiderait; et il y avait, sous ce projet, l'idée d'exploiter la grève, de gagner à l'Internationale les mineurs, qui, jusque-là, s'étaient montrés méfiants. Étienne redoutait du tapage, mais il aurait cependant laissé venir Pluchart, si Rasseneur n'avait blâmé violemment cette intervention. Malgré sa puissance, le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les services étaient plus anciens, et qui gardait des fidèles parmi ses clients. Aussi hésitait-il encore, ne sachant que répondre.

Justement, le lundi, vers quatre heures, une nouvelle lettre arriva de Lille, comme Étienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du bas. Maheu, énervé d'oisiveté, était parti à la pêche: s'il avait la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l'écluse du canal, on le vendrait et on achèterait du pain. Le vieux Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises à neuf; tandis que les enfants étaient sortis avec Alzire, qui passait des heures sur le terri, à ramasser des escarbilles. Assise près du maigre feu, qu'on n'osait plus entretenir, la Maheude, dégrafée, un sein hors du corsage et tombant jusqu'au ventre, faisait téter Estelle.

Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l'interrogea.

—Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de l'argent?

Il répondit non du geste, et elle continua:

—Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire… Enfin, on tiendra tout de même. Quand on a le bon droit de son côté, n'est-ce pas? ça vous donne du coeur, on finit toujours par être les plus forts.

A cette heure, elle était pour la grève, raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la Compagnie à être juste, sans quitter le travail. Mais, puisqu'on l'avait quitté, on devait ne pas le reprendre, avant d'obtenir justice. Là-dessus, elle se montrait d'une énergie intraitable. Plutôt crever que de paraître avoir eu tort, lorsqu'on avait raison!

—Ah! s'écria Étienne, s'il éclatait un bon choléra, qui nous débarrassât de tous ces exploiteurs de la Compagnie!

—Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à personne. Ça ne nous avancerait guère, il en repousserait d'autres… Moi, je demande seulement que ceux-là reviennent à des idées plus sensées, et j'attends ça, car il y a des braves gens partout… Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique.

En effet, elle blâmait d'habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Qu'on voulût se faire payer son travail ce qu'il valait, c'était bon; mais pourquoi s'occuper d'un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement? pourquoi se mêler des affaires des autres, où il n'y avait que de mauvais coups à attraper? Et elle lui gardait son estime, parce qu'il ne se grisait pas et qu'il lui payait régulièrement ses quarante-cinq francs de pension. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste.

Étienne, alors, parla de la République, qui donnerait du pain à tout le monde. Mais la Maheude secoua la tête, car elle se souvenait de 48, une année de chien, qui les avait laissés nus comme des vers, elle et son homme, dans les premiers temps de leur ménage. Elle s'oubliait à en conter les embêtements d'une voix morne, les yeux perdus, la gorge à l'air, tandis que sa fille Estelle, sans lâcher le sein, s'endormait sur ses genoux. Et, absorbé lui aussi, Étienne regardait fixement ce sein énorme, dont la blancheur molle tranchait avec le teint massacré et jauni du visage.

—Pas un liard, murmurait-elle, rien à se mettre sous la dent, et toutes les fosses qui s'arrêtaient. Enfin, quoi! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd'hui!

Mais, à ce moment, la porte s'ouvrit, et ils restèrent muets de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle n'avait plus reparu au coron. Son trouble était si grand, qu'elle ne referma pas la porte, tremblante et muette. Elle comptait trouver sa mère seule, la vue du jeune homme dérangeait la phrase préparée en route.

—Qu'est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans même quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t'en!

Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots.

—Maman, c'est du café et du sucre… Oui, pour les enfants… J'ai fait des heures, j'ai songé à eux…

Elle tirait de ses poches une livre de café et une livre de sucre, qu'elle s'enhardit à poser sur la table. La grève du Voreux la tourmentait, tandis qu'elle travaillait à Jean-Bart, et elle n'avait trouvé que cette façon d'aider un peu ses parents, sous le prétexte de songer aux petits. Mais son bon coeur ne désarmait pas sa mère, qui répliqua:

—Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de rester à nous gagner du pain.

Elle l'accabla, elle se soulagea, en lui jetant à la face tout ce qu'elle répétait contre elle, depuis un mois. Filer avec un homme, se coller à seize ans, lorsqu'on avait une famille dans le besoin! Il fallait être la dernière des filles dénaturées. On pouvait pardonner une bêtise, mais une mère n'oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l'avait tenue à l'attache! Pas du tout, elle était libre comme l'air, on lui demandait seulement de rentrer coucher.

—Dis? qu'est-ce que tu as dans la peau, à ton âge?

Catherine, immobile près de la table, écoutait, la tête basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle tâchait de répondre, en paroles entrecoupées.

—Oh! s'il n'y avait que moi, pour ce que ça m'amuse!… C'est lui. Quand il veut, je suis bien forcée de vouloir, n'est-ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort… Est-ce qu'on sait comment les choses tournent? Enfin, c'est fait, et ce n'est pas à défaire, car autant lui qu'un autre, maintenant. Faut bien qu'il m'épouse.

Elle se défendait sans révolte, avec la résignation passive des filles qui subissent le mâle de bonne heure. N'était-ce pas la loi commune? Jamais elle n'avait rêvé autre chose, une violence derrière le terri, un enfant à seize ans, puis la misère dans le ménage, si son galant l'épousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que bouleversée d'être traitée en gueuse devant ce garçon, dont la présence l'oppressait et la désespérait.

Étienne, cependant, s'était levé, en affectant de secouer le feu à demi éteint, pour ne pas gêner l'explication. Mais leurs regards se rencontrèrent, il la trouvait pâle, éreintée, jolie quand même avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il éprouva un singulier sentiment, sa rancune était partie, il aurait simplement voulu qu'elle fût heureuse, chez cet homme qu'elle lui avait préféré. C'était un besoin de s'occuper d'elle encore, une envie d'aller à Montsou forcer l'autre à des égards. Mais elle ne vit que de la pitié dans cette tendresse qui s'offrait toujours, il devait la mépriser pour la dévisager de la sorte. Alors, son coeur se serra tellement, qu'elle étrangla, sans pouvoir bégayer d'autres paroles d'excuse.

—C'est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois embarrassée, car je t'aurais déjà fichu mon pied quelque part.

Comme si, brusquement, cette menace se réalisait, Catherine reçut dans le derrière, à toute volée, un coup de pied dont la violence l'étourdit de surprise et de douleur. C'était Chaval, entré d'un bond par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de bête mauvaise. Depuis une minute, il la guettait du dehors.

—Ah! salope, hurla-t-il, je t'ai suivie, je savais bien que tu revenais ici t'en faire foutre jusqu'au nez! Et c'est toi qui le paies, hein? Tu l'arroses de café avec mon argent!

La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne bougeaient pas. D'un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte.

—Sortiras-tu, nom de Dieu!

Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la mère.

—Un joli métier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est là-haut, les jambes en l'air!

Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traînait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clouée sur sa chaise. Elle en avait oublié de rentrer son sein. Estelle s'était endormie, le nez glissé en avant, dans la jupe de laine; et le sein énorme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache puissante.

—Quand la fille n'y est pas, c'est la mère qui se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n'est pas dégoûté, ton salaud de logeur!

Du coup, Étienne voulut gifler le camarade. La peur d'ameuter le coron par une bataille l'avait retenu de lui arracher Catherine des mains. Mais, à son tour, une rage l'emportait, et les deux hommes se trouvèrent face à face, le sang dans les yeux. C'était une vieille haine, une jalousie longtemps inavouée, qui éclatait. Maintenant, il fallait que l'un des deux mangeât l'autre.

—Prends garde! balbutia Étienne, les dents serrées. J'aurai ta peau.

—Essaie! répondit Chaval.

Ils se regardèrent encore pendant quelques secondes, de si près, que leur souffle ardent brûlait leur visage. Et ce fut Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour l'entraîner. Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tête.

—Quelle brute! murmura Étienne en fermant la porte violemment, agité d'une telle colère, qu'il dut se rasseoir.

En face de lui, la Maheude n'avait pas remué. Elle eut un grand geste, et un silence se fit, pénible et lourd des choses qu'ils ne disaient pas. Malgré son effort, il revenait quand même à sa gorge, à cette coulée de chair blanche, dont l'éclat maintenant le gênait. Sans doute, elle avait quarante ans et elle était déformée, comme une bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la désiraient encore, large, solide, avec sa grosse figure longue d'ancienne belle fille. Lentement, d'un air tranquille, elle avait pris à deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin rose s'obstinait, elle le renfonça du doigt, puis se boutonna, toute noire à présent, avachie dans son vieux caraco.

—C'est un cochon, dit-elle enfin. Il n'y a qu'un sale cochon pour avoir des idées si dégoûtantes… Moi, je m'en fiche! Ça ne méritait pas de réponse.

Puis, d'une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du regard:

—J'ai mes défauts bien sûr, mais je n'ai pas celui-là… Il n'y a que deux hommes qui m'ont touchée, un herscheur autrefois, à quinze ans, et Maheu ensuite. S'il m'avait lâchée comme l'autre, dame! je ne sais trop ce qu'il serait arrivé, et je ne suis pas plus fière pour m'être bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu'on n'a point fait le mal, c'est souvent que les occasions ont manqué… Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines qui n'en pourraient dire autant, n'est-ce pas?

—Ça, c'est bien vrai, répondit Étienne en se levant.

Et il sortit, pendant qu'elle se décidait à rallumer le feu, après avoir posé Estelle endormie sur deux chaises. Si le père attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de même de la soupe.

Dehors, la nuit tombait déjà, une nuit glaciale, et la tête basse, Étienne marchait, pris d'une tristesse noire. Ce n'était plus de la colère contre l'homme, de la pitié pour la pauvre fille maltraitée. La scène brutale s'effaçait, se noyait, le rejetait à la souffrance de tous, aux abominations de la misère. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il était effleuré parfois, s'éveillait en lui, dans la mélancolie affreuse du crépuscule, le torturait d'un malaise qu'il n'avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilité il se chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s'entêter à la résistance, maintenant qu'il n'y avait ni argent ni crédit? et quel serait le dénouement, s'il n'arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages? Brusquement, il venait d'avoir la vision du désastre: des enfants qui mouraient, des mères qui sanglotaient, tandis que les hommes, hâves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l'idée que la Compagnie serait la plus forte et qu'il aurait fait le malheur des camarades, l'emplissait d'une insupportable angoisse.

Lorsqu'il leva la tête, il vit qu'il était devant le Voreux. La masse sombre des bâtiments s'alourdissait sous les ténèbres croissantes. Au milieu du carreau désert, obstrué de grandes ombres immobiles, on eût dit un coin de forteresse abandonnée. Dès que la machine d'extraction s'arrêtait, l'âme s'en allait des murs. A cette heure de nuit, rien n'y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l'échappement de la pompe lui-même n'était qu'un râle lointain, venu on ne savait d'où, dans cet anéantissement de la fosse entière.

Étienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l'argent? En tout cas, la victoire lui coûterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il était repris d'une fureur de bataille, du besoin farouche d'en finir avec la misère, même au prix de la mort. Autant valait-il que le coron crevât d'un coup, si l'on devait continuer à crever en détail, de famine et d'injustice. Des lectures mal digérées lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient incendié leurs villes pour arrêter l'ennemi, des histoires vagues où les mères sauvaient les enfants de l'esclavage, en leur cassant la tête sur le pavé, où les hommes se laissaient mourir d'inanition, plutôt que de manger le pain des tyrans. Cela l'exaltait, une gaieté rouge se dégageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de cette lâcheté d'une heure. Et, dans ce réveil de sa foi, des bouffées d'orgueil reparaissaient et l'emportaient plus haut, la joie d'être le chef, de se voir obéi jusqu'au sacrifice, le rêve élargi de sa puissance, le soir du triomphe. Déjà, il imaginait une scène d'une grandeur simple, son refus du pouvoir, l'autorité remise entre les mains du peuple, quand il serait le maître.

Mais il s'éveilla, il tressaillit à la voix de Maheu qui lui contait sa chance, une truite superbe pêchée et vendue trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner seul au coron, en lui disant qu'il le suivait; et il entra s'attabler à l'Avantage, il attendit le départ d'un client pour avertir nettement Rasseneur qu'il allait écrire à Pluchart de venir tout de suite. Sa résolution était prise, il voulait organiser une réunion privée, car la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou adhéraient en masse à l'Internationale.

IV

Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir, qu'on organisa la réunion privée, pour le jeudi, à deux heures. La veuve, outrée des misères qu'on faisait à ses enfants, les charbonniers, ne décolérait plus, depuis surtout que son cabaret se vidait. Jamais grève n'avait eu moins soif, les soûlards s'enfermaient chez eux, par crainte de désobéir au mot d'ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et morne, d'un air de désolation. Plus de bière coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux étaient secs. Sur le pavé, au débit Casimir et à l'estaminet du Progrès, on ne voyait que les faces pâles des cabaretières interrogeant la route; puis, dans Montsou même, toute la ligne s'étendait déserte, de l'estaminet Lenfant à l'estaminet Tison, en passant par l'estaminet Piquette et le débit de la Tête-Coupée; seul, l'estaminet Saint-Éloi, que des porions fréquentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait jusqu'au Volcan, dont les dames chômaient, faute d'amateurs, bien qu'elles eussent baissé leur prix de dix sous à cinq sous, vu la rigueur des temps. C'était un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier.

—Nom de Dieu! s'était écriée la veuve Désir, en tapant des deux mains sur ses cuisses, c'est la faute aux gendarmes! Qu'ils me foutent en prison, s'ils le veulent, mais il faut que je les embête!

Pour elle, toutes les autorités, tous les patrons, c'étaient des gendarmes, un terme de mépris général, dans lequel elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la demande d'Étienne: sa maison entière appartenait aux mineurs, elle prêterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-même les invitations, puisque la loi l'exigeait. D'ailleurs, tant mieux, si la loi n'était pas contente! on verrait sa gueule. Dès le lendemain, le jeune homme lui apporta à signer une cinquantaine de lettres, qu'il avait fait copier par les voisins du coron sachant écrire; et l'on envoya ces lettres, dans les fosses, aux délégués et à des hommes dont on était sûr. L'ordre du jour avoué était de discuter la continuation de la grève; mais, en réalité, on attendait Pluchart, on comptait sur un discours de lui, pour enlever l'adhésion en masse à l'Internationale.

Le jeudi matin, Étienne fut pris d'inquiétude, en ne voyant pas arriver son ancien contremaître, qui avait promis par dépêche d'être là le mercredi soir. Que se passait-il donc? Il était désolé de ne pouvoir s'entendre avec lui, avant la réunion. Dès neuf heures, il se rendit à Montsou, dans l'idée que le mécanicien y était peut-être allé tout droit, sans s'arrêter au Voreux.

—Non, je n'ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir. Mais tout est prêt, venez donc voir.

Elle le conduisit dans la salle de bal. La décoration en était restée la même, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des écussons de carton doré alignant des noms de saints et de saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplacé la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans un angle; et, rangés de biais, des bancs garnissaient la salle.

—C'est parfait, déclara Étienne.

—Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous. Gueulez tant que ça vous plaira… Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s'ils viennent.

Malgré son inquiétude, il ne put s'empêcher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul réclamait un homme, pour être embrassé; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, à cause de la besogne.

Mais Étienne s'étonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s'écria:

—Tiens! c'est déjà vous!

Souvarine, qui avait travaillé la nuit au Voreux, les machineurs n'étant pas en grève, venait simplement par curiosité. Quant à Rasseneur, il semblait gêné depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire débonnaire.

—Pluchart n'est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta Étienne.

Le cabaretier détourna les yeux et répondit entre ses dents:

—Ça ne m'étonne pas, je ne l'attends plus.

—Comment?

Alors, il se décida, il regarda l'autre en face, et d'un air brave:

—C'est que, moi aussi, je lui ai envoyé une lettre, si tu veux que je te le dise; et, dans cette lettre, je l'ai supplié de ne pas venir… Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-mêmes, sans nous adresser aux étrangers.

Étienne, hors de lui, tremblant de colère, les yeux dans les yeux du camarade, répétait en bégayant:

—Tu as fait ça! tu as fait ça!

—J'ai fait ça, parfaitement! Et tu sais pourtant si j'ai confiance en Pluchart! C'est un malin et un solide, on peut marcher avec lui… Mais, vois-tu, je me fous de vos idées, moi! La politique, le gouvernement, tout ça, je m'en fous! Ce que je désire, c'est que le mineur soit mieux traité. J'ai travaillé au fond pendant vingt ans, j'y ai sué tellement de misère et de fatigue, que je me suis juré d'obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je le sens bien, vous n'obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l'ouvrier encore plus misérable…Quand il sera forcé par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera à coups de trique, comme un chien échappé qu'on fait rentrer à la niche… Voilà ce que je veux empêcher, entends-tu!

Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d'homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n'était pas stupide de croire qu'on pouvait d'un coup changer le monde, mettre les ouvriers à la place des patrons, partager l'argent comme on partage une pomme? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ça se réalisât peut-être. Alors, qu'on lui fichât la paix, avec les miracles! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c'était de marcher droit, d'exiger les réformes possibles, d'améliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s'il s'en occupait, d'amener la Compagnie à des conditions meilleures; au lieu que, va te faire fiche! on y crèverait tous, en s'obstinant.

Étienne l'avait laissé parler, la parole coupée par l'indignation.
Puis, il cria:

—Nom de Dieu! tu n'as donc pas de sang dans les veines?

Un instant, il l'aurait giflé; et, pour résister à la tentation, il se lança dans la salle à grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s'ouvrait un passage.

—Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n'a pas besoin d'entendre.

Après être allé lui-même la fermer, il s'assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roulé une cigarette, il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les lèvres pincées d'un mince sourire.

—Quand tu te fâcheras, ça n'avance à rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j'ai cru d'abord que tu avais du bon sens. C'était très bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer à ne pas remuer de chez eux, d'user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l'ordre. Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le gâchis!

A chacune de ses courses au milieu des bancs, Étienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les épaules, le secouait, en lui criant ses réponses dans la face.

—Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien être calme. Oui, je leur ai imposé une discipline! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger! Seulement, il ne faut pas qu'on se foute de nous, à la fin!… Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures où je sens ma tête qui déménage.

C'était, de son côté, une confession. Il se raillait de ses illusions de néophyte, de son rêve religieux d'une cité où la justice allait régner bientôt, entre les hommes devenus frères. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l'on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu'à la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait s'en mêler, autrement l'injustice serait éternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la bêtise d'avoir dit autrefois qu'on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait étudié. Maintenant, ses idées étaient mûres, il se vantait d'avoir un système. Pourtant, il l'expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les théories traversées et successivement abandonnées. Au sommet, restait debout l'idée de Karl Marx: le capital était le résultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquérir cette richesse volée. Dans la pratique, il s'était d'abord, avec Proudhon, laissé prendre par la chimère du crédit mutuel, d'une vaste banque d'échange, qui supprimait les intermédiaires; puis, les sociétés coopératives de Lassalle, dotées par l'État, transformant peu à peu la terre en une seule ville industrielle, l'avaient passionné, jusqu'au jour où le dégoût lui en était venu, devant la difficulté du contrôle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus à la collectivité. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment réaliser ce nouveau rêve, empêché encore par les scrupules de sa sensibilité et de sa raison, n'osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en était simplement à dire qu'il s'agissait de s'emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait.

—Mais qu'est-ce qu'il te prend? pourquoi passes-tu aux bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-même, tu le disais: il faut que ça pète!

Rasseneur rougit légèrement.

—Oui, je l'ai dit. Et si ça pète, tu verras que je ne suis pas plus lâche qu'un autre… Seulement, je refuse d'être avec ceux qui augmentent le gâchis, pour y pêcher une position.

A son tour, Étienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne crièrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnés par le froid de leur rivalité. C'était, au fond, ce qui outrait les systèmes, jetant l'un à une exagération révolutionnaire, poussant l'autre à une affectation de prudence, les emportant malgré eux au-delà de leurs idées vraies, dans ces fatalités des rôles qu'on ne choisit pas soi-même. Et Souvarine, qui les écoutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un mépris silencieux, l'écrasant mépris de l'homme prêt à donner sa vie, obscurément, sans même en tirer l'éclat du martyre.

—Alors, c'est pour moi que tu dis ça? demanda Étienne. Tu es jaloux?

—Jaloux de quoi? répondit Rasseneur. Je ne me pose pas en grand homme, je ne cherche pas à créer une section à Montsou, pour en devenir le secrétaire.

L'autre voulut l'interrompre, mais il ajouta:

—Sois donc franc! tu te fiches de l'Internationale, tu brûles seulement d'être à notre tête, de faire le monsieur en correspondant avec le fameux Conseil fédéral du Nord!

Un silence régna. Étienne, frémissant, reprit:

—C'est bon… Je croyais n'avoir rien à me reprocher. Toujours je te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne peux souffrir personne à ton côté, j'agirai désormais tout seul… Et, d'abord, je t'avertis que la réunion aura lieu, même si Pluchart ne vient pas, et que les camarades adhéreront malgré toi.

—Oh! adhérer, murmura le cabaretier, ce n'est pas fait… Il faudra les décider à payer la cotisation.

—Nullement. L'Internationale accorde du temps aux ouvriers en grève. Nous paierons plus tard, et c'est elle qui, tout de suite, viendra à notre secours.

Rasseneur, du coup, s'emporta.

—Eh bien! nous allons voir… J'en suis, de ta réunion, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tête aux amis, je les éclairerai sur leurs intérêts véritables. Nous saurons lequel ils entendent suivre, de moi, qu'ils connaissent depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversé chez nous, en moins d'une année… Non! non! fous-moi la paix! c'est maintenant à qui écrasera l'autre!

Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de fleurs tremblèrent au plafond, les écussons dorés sautèrent contre les murs. Puis, la grande salle retomba à sa paix lourde.

Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. Après avoir marché un instant en silence, Étienne se soulageait longuement. Était-ce sa faute, si on lâchait ce gros fainéant pour venir à lui? et il se défendait d'avoir recherché la popularité, il ne savait pas même comment tout cela s'était fait, la bonne amitié du coron, la confiance des mineurs, le pouvoir qu'il avait sur eux, à cette heure. Il s'indignait qu'on l'accusât de vouloir pousser au gâchis par ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternité.

Brusquement, il s'arrêta devant Souvarine, il cria:

—Vois-tu, si je savais coûter une goutte de sang à un ami, je filerais tout de suite en Amérique!

Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de nouveau ses lèvres.

—Oh! du sang, murmura-t-il, qu'est-ce que ça fait? la terre en a
  besoin.

Étienne, se calmant, prit une chaise et s'accouda de l'autre côté de la table. Cette face blonde, dont les yeux rêveurs s'ensauvageaient parfois d'une clarté rouge, l'inquiétait, exerçait sur sa volonté une action singulière. Sans que le camarade parlât, conquis par ce silence même, il se sentait absorbé peu à peu.

—Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place? N'ai-je pas raison de vouloir agir?… Le mieux, n'est-ce pas? est de nous mettre de cette Association.

Souvarine, après avoir soufflé lentement un jet de fumée, répondit par son mot favori:

—Oui, des bêtises! mais, en attendant, c'est toujours ça…
D'ailleurs, leur Internationale va marcher bientôt. Il s'en occupe.

—Qui donc?

—Lui!

Il avait prononcé ce mot à demi-voix, d'un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l'Orient. C'était du maître qu'il parlait, de Bakounine l'exterminateur.

—Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des lâches, avec leur évolution… Avant trois ans, l'Internationale, sous ses ordres, doit écraser le vieux monde.

Étienne tendait les oreilles, très attentif. Il brûlait de s'instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lâchait que de rares paroles obscures, comme s'il en eût gardé pour lui les mystères.

—Mais enfin explique-moi… Quel est votre but?

—Tout détruire… Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propriété, plus de Dieu ni de culte.

—J'entends bien. Seulement, à quoi ça vous mène-t-il?

—A la commune primitive et sans forme, à un monde nouveau, au recommencement de tout.

—Et les moyens d'exécution? comment comptez-vous vous y prendre?

—Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en action, sans phrases puisées dans les livres. Il faut qu'une série d'effroyables attentats épouvantent les puissants et réveillent le peuple.

En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pâles, et ses mains délicates étreignaient le bord de la table, à la briser. Saisi de peur, l'autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait reçu la vague confidence, des mines chargées sous les palais du tzar, des chefs de la police abattus à coups de couteau ainsi que des sangliers, une maîtresse à lui, la seule femme qu'il eût aimée, pendue à Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux, une dernière fois.

—Non! non! murmura Étienne, avec un grand geste qui écartait ces abominables visions, nous n'en sommes pas encore là, chez nous. L'assassinat, l'incendie, jamais! C'est monstrueux, c'est injuste, tous les camarades se lèveraient pour étrangler le coupable!

Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au rêve sombre de cette extermination du monde, fauché comme un champ de seigle, à ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait une réponse.

—Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir où nous allons, nous autres.

Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noyé et perdu:

—Tous les raisonnements sur l'avenir sont criminels, parce qu'ils empêchent la destruction pure et entravent la marche de la révolution.

Cela fit rire Étienne, malgré le froid que la réponse lui avait soufflé sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu'il y avait du bon dans ces idées, dont l'effrayante simplicité l'attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle à Rasseneur, si l'on en contait de pareilles aux camarades. Il s'agissait d'être pratique.

La veuve Désir leur proposa de déjeuner. Ils acceptèrent, ils passèrent dans la salle du cabaret, qu'une cloison mobile séparait du bal, pendant la semaine. Lorsqu'ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir; et, comme l'autre le retenait:

—A quoi bon? pour vous entendre dire des bêtises inutiles!… J'en ai assez vu. Bonsoir!

Il s'en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux lèvres.

L'inquiétude d'Étienne croissait. Il était une heure, décidément Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les délégués commencèrent à paraître, et il dut les recevoir, car il désirait veiller aux entrées, de peur que la Compagnie n'envoyât ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d'invitation, dévisageait les gens; beaucoup, d'ailleurs, pénétraient sans lettre, il suffisait qu'il les connût, pour qu'on leur ouvrît la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hâte. Ce calme goguenard acheva de l'énerver, d'autant plus que des farceurs étaient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d'autres encore: ceux-là se fichaient de la grève, trouvaient drôle de ne rien faire; et, attablés, dépensant leurs derniers deux sous à une chope, ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d'embêtement.

Un nouveau quart d'heure s'écoula. On s'impatientait dans la salle. Alors, Étienne, désespéré, eut un geste de résolution. Et il se décidait à entrer, quand la veuve Désir, qui allongeait la tête au-dehors, s'écria:

—Mais le voilà, votre monsieur!

C'était Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, traîné par un cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pavé, mince, bellâtre, la tête carrée et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir l'endimanchement d'un ouvrier cossu. Depuis cinq ans, il n'avait plus donné un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction, vaniteux de ses succès de tribune; mais il gardait des raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient pas, mangés par le fer. Très actif, il servait son ambition, en battant la province sans relâche, pour le placement de ses idées.

—Ah! ne m'en veuillez pas! dit-il, devançant les questions et les reproches. Hier, conférence à Preuilly le matin, réunion le soir à Valençay. Aujourd'hui, déjeuner à Marchiennes, avec Sauvagnat… Enfin, j'ai pu prendre une voiture. Je suis exténué, vous entendez ma voix. Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de même.

Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu'il se ravisa.

—Sapristi! et les cartes que j'oublie! Nous serions propres!

Il revint à la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre une petite caisse de bois noir, qu'il emporta sous son bras.

Étienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur, consterné, n'osait lui tendre la main. L'autre la lui serrait déjà, et il dit à peine un mot rapide de la lettre: quelle drôle d'idée! pourquoi ne pas faire cette réunion? on devait toujours faire une réunion, quand on le pouvait. La veuve Désir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile! il parlait sans boire. Seulement, il était pressé, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu'à Joiselle, où il voulait s'entendre avec Legoujeux. Tous alors entrèrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. Et la porte fut fermée à clef, pour être chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant crié à Mouquet qu'ils allaient peut-être bien foutre un enfant à eux tous, là-dedans.

Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes, dans l'air enfermé de la salle, où les odeurs chaudes du dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements coururent, les têtes se tournèrent, pendant que les nouveaux venus s'asseyaient aux places vides. On regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une surprise et un malaise.

Mais, immédiatement, sur la proposition d'Étienne, on constitua le bureau. Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la main. Pluchart fut nommé président, puis on désigna comme assesseurs Maheu et Étienne lui-même. Il y eut un remuement de chaises, le bureau s'installait; et l'on chercha un instant le président disparu derrière la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu'il n'avait pas lâchée. Quand il reparut, il tapa légèrement du poing pour réclamer l'attention; ensuite, il commença d'une voix enrouée:

—Citoyens…

Une petite porte s'ouvrit, il dut s'interrompre. C'était la veuve Désir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur un plateau.

—Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu'on parle, on a soif.

Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer. Il se dit très touché du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s'excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait.

Déjà, Rasseneur se plantait à côté de la table, près des chopes. Une chaise retournée lui servait de tribune. Il semblait très ému, il toussa avant de lancer à pleine voix:

—Camarades…

Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses, c'était la facilité de sa parole, la bonhomie avec laquelle il pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant, les noyait, les étourdissait, jusqu'à ce que tous criassent: «Oui, oui, c'est bien vrai, tu as raison!» Pourtant, ce jour-là, dès les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. Aussi avançait-il prudemment. Il ne discutait que la continuation de la grève, il attendait d'être applaudi, avant de s'attaquer à l'Internationale. Certes, l'honneur défendait de céder aux exigences de la Compagnie; mais, que de misères! quel avenir terrible, s'il fallait s'obstiner longtemps encore! Et, sans se prononcer pour la soumission, il amollissait les courages, il montrait les corons mourant de faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les partisans de la résistance. Trois ou quatre amis essayèrent de l'approuver, ce qui accentua le silence froid du plus grand nombre, la désapprobation peu à peu irritée qui accueillait ses phrases. Alors, désespérant de les reconquérir, la colère l'emporta, il leur prédit des malheurs, s'ils se laissaient tourner la tête par des provocations venues de l'étranger. Les deux tiers s'étaient levés, se fâchaient, voulaient l'empêcher d'en dire davantage, puisqu'il les insultait, en les traitant comme des enfants incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup des gorgées de bière, parlait quand même au milieu du tumulte, criait violemment qu'il n'était pas né, bien sûr, le gaillard qui l'empêcherait de faire son devoir!

Pluchart était debout. Comme il n'avait pas de sonnette, il tapait du poing sur la table, il répétait de sa voix étranglée:

—Citoyens… citoyens…

Enfin, il obtint un peu de calme, et la réunion, consultée, retira la parole à Rasseneur. Les délégués qui avaient représenté les fosses, dans l'entrevue avec le directeur, menaient les autres, tous enragés par la faim, travaillés d'idées nouvelles. C'était un vote réglé à l'avance.

—Tu t'en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant le poing à
Rasseneur.

Étienne s'était penché, derrière le dos du président, pour apaiser
Maheu, très rouge, mis hors de lui par ce discours d'hypocrite.

—Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole.

Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pénible et rauque; mais il s'y était habitué, toujours en course, promenant sa laryngite avec son programme. Peu à peu, il l'enflait et en tirait des effets pathétiques. Les bras ouverts, accompagnant les périodes d'un balancement d'épaules, il avait une éloquence qui tenait du prône, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre.

Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de l'Internationale, celui qu'il déballait d'abord, dans les localités où il débutait. Il en expliqua le but, l'émancipation des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l'humanité. Ses bras s'agitaient lentement, entassaient les étages, dressaient l'immense cathédrale du monde futur. Puis, c'était l'administration intérieure: il lut les statuts, parla des congrès, indiqua l'importance croissante de l'oeuvre, l'élargissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant à la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalités, les ouvriers du monde entier réunis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la société libre, où celui qui ne travaillerait pas, ne récolterait pas! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfumé dont l'écrasement rabattait les éclats de sa voix.

Une houle agita les têtes. Quelques-uns crièrent:

—C'est ça!… Nous en sommes!

Lui, continuait. C'était la conquête du monde avant trois ans. Et il énumérait les peuples conquis. De tous côtés pleuvaient les adhésions. Jamais religion naissante n'avait fait tant de fidèles. Puis, quand on serait les maîtres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient à leur tour le poing sur la gorge.

—Oui! oui!… C'est eux qui descendront!

D'un geste, il réclama le silence. Maintenant, il abordait la question des grèves. En principe, il les désapprouvait, elles étaient un moyen trop lent, qui aggravait plutôt les souffrances de l'ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inévitables, il fallait s'y résoudre, car elles avaient l'avantage de désorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait l'Internationale comme une providence pour les grévistes, il citait des exemples: à Paris, lors de la grève des bronziers, les patrons avaient tout accordé d'un coup, pris de terreur à la nouvelle que l'Internationale envoyait des secours; à Londres, elle avait sauvé les mineurs d'une houillère, en rapatriant à ses frais un convoi de Belges, appelés par le propriétaire de la mine. Il suffisait d'adhérer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armée des travailleurs, décidés à mourir les uns pour les autres, plutôt que de rester les esclaves de la société capitaliste.

Des applaudissements l'interrompirent. Il s'essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupèrent la parole.

—Ça y est! dit-il rapidement à Étienne. Ils en ont assez… Vite! les cartes!

Il avait plongé sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir.

—Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes de membres. Que vos délégués s'approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront… Plus tard, on réglera tout.

Rasseneur s'élança, protesta encore. De son côté, Étienne s'agitait, ayant à prononcer un discours. Une confusion extrême s'ensuivit. Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu'on pût distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussière montait du parquet, la poussière volante des anciens bals, empoisonnant l'air de l'odeur forte des herscheuses et des galibots.

Brusquement, la petite porte s'ouvrit, la veuve Désir l'emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d'une voix tonnante:

—Taisez-vous donc, nom de Dieu!… V'là les gendarmes!

C'était le commissaire de l'arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser procès-verbal et dissoudre la réunion. Quatre gendarmes l'accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait à la porte, en répondant qu'elle était chez elle, qu'on avait bien le droit de réunir des amis. Mais on l'avait bousculée, et elle accourait prévenir ses enfants.

—Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la ruelle… Dépêchez-vous donc!

Déjà, le commissaire frappait à coups de poing; et, comme on n'ouvrait pas, il menaçait d'enfoncer la porte. Un mouchard avait dû parler, car il criait que la réunion était illégale, un grand nombre de mineurs se trouvant là sans lettre d'invitation.

Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n'avait pas même voté, ni pour l'adhésion, ni pour la continuation de la grève. Tous s'entêtaient à parler à la fois. Enfin, le président eut l'idée d'un vote par acclamation. Des bras se levèrent, les délégués déclarèrent en hâte qu'ils adhéraient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l'Internationale.

Cependant, la débandade commençait. Protégeant la retraite, la veuve Désir était allée s'accoter contre la porte, que les crosses des gendarmes ébranlaient dans son dos. Les mineurs enjambaient les bancs, s'échappaient à la file, par la cuisine et le bûcher. Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures, rêvant de se faire offrir une chope, pour se remettre. Étienne, après s'être emparé de la petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu, qui tenaient à honneur de sortir les derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en présence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore barricade.

—Ça vous avance à grand-chose, de tout casser chez moi! dit-elle.
Vous voyez bien qu'il n'y a personne.

Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, menaça simplement de la conduire en prison. Et il s'en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris d'admiration devant la bonne blague des camarades, se fichaient de la force armée.

Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de la caisse, galopa, suivi des autres. L'idée brusque de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne l'avait pas vu; et Maheu, tout en courant, répondit qu'il était malade: une maladie complaisante, la peur de se compromettre. On voulait retenir Pluchart; mais, sans s'arrêter, il déclara qu'il repartait à l'instant pour Joiselle, où Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas la course, les talons en l'air, tous lancés au travers de Montsou. Des mots s'échangeaient, entrecoupés par le halètement des poitrines. Étienne et Maheu riaient de confiance, certains désormais du triomphe: lorsque l'Internationale aurait envoyé des secours, ce serait la Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet élan d'espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pavé des routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d'assombri et de farouche, une violence dont le vent allait enfiévrer les corons, aux quatre coins du pays.

V

Une autre quinzaine s'écoula. On était aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l'immense plaine. Et la misère avait empiré encore, les corons agonisaient d'heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoyés de Londres, par l'Internationale, n'avaient pas donné trois jours de pain. Puis, rien n'était venu. Cette grande espérance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs frères eux-mêmes les abandonnaient? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde.

Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. Étienne s'était multiplié avec les délégués: on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu'à Paris; on faisait des quêtes, on organisait des conférences. Ces efforts n'aboutissaient guère, l'opinion, qui s'était émue d'abord, devenait indifférente, depuis que la grève s'éternisait, très calme, sans drames passionnants. A peine de maigres aumônes suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant pièce à pièce le ménage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles même. Un instant, on s'était cru sauvé, les petits détaillants de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des crédits, pour tâcher de lui reprendre la clientèle; et, durant une semaine, Verdonck l'épicier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs avances s'épuisaient, les trois s'arrêtèrent. Des huissiers s'en réjouirent, il n'en résultait qu'un écrasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crédit nulle part, plus une vieille casserole à vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux.

Étienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonné ses appointements, il était allé à Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son désespoir était que la grève se fût produite trop tôt, lorsque la caisse de prévoyance n'avait pas eu le temps de s'emplir. Il y voyait la cause unique du désastre, car les ouvriers triompheraient sûrement des patrons, le jour où ils trouveraient dans l'épargne l'argent nécessaire à la résistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser à la grève, pour détruire les premiers fonds de la caisse.

La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il préférait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu'il passait près de Réquillart, il avait aperçu, au bord de la route, une vieille femme évanouie. Sans doute, elle se mourait d'inanition; et, après l'avoir relevée, il s'était mis à héler une fille, qu'il voyait de l'autre côté de la palissade.

—Tiens! c'est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose.

La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son père s'était ménagée au milieu des décombres. Elle en ressortit aussitôt avec du genièvre et un pain. Le genièvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goulûment. C'était la mère d'un mineur, elle habitait un coron, du côté de Cougny, et elle était tombée là, en revenant de Joiselle, où elle avait tenté vainement d'emprunter dix sous à une soeur. Lorsqu'elle eut mangé, elle s'en alla, étourdie.

Étienne était resté dans le champ vague de Réquillart, dont les hangars écroulés disparaissaient sous les ronces.

—Eh bien! tu n'entres pas boire un petit verre? lui demanda la
Mouquette gaiement.

Et, comme il hésitait:

—Alors, tu as toujours peur de moi?

Il la suivit, gagné par son rire. Ce pain qu'elle avait donné de si grand coeur, l'attendrissait. Elle ne voulut pas le recevoir dans la chambre du père, elle l'emmena dans sa chambre à elle, où elle versa tout de suite deux petits verres de genièvre. Cette chambre était très propre, il lui en fit compliment. D'ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien: le père continuait son service de palefrenier, au Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisés, s'était mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n'en est pas plus fainéante pour ça.

—Dis? murmura-t-elle tout d'un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer?

Il ne put s'empêcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lancé ça d'un air mignon.

—Mais je t'aime bien, répondit-il.

—Non, non, pas comme je veux… Tu sais que j'en meurs d'envie.
Dis? ça me ferait tant plaisir!

C'était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant à lui, l'étreignant de ses deux bras frissonnants, la face levée dans une telle supplication d'amour, qu'il en était très touché. Sa grosse figure ronde n'avait rien de beau, avec son teint jauni, mangé par le charbon; mais ses yeux luisaient d'une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de désir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n'osa plus refuser.

—Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien!

Et elle se livra dans une maladresse et un évanouissement de vierge, comme si c'était la première fois, et qu'elle n'eût jamais connu d'homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui déborda de reconnaissance: elle lui disait merci, elle lui baisait les mains.

Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d'avoir eu la Mouquette. En s'en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle était une brave fille.

Quand il rentra au coron, d'ailleurs, des choses graves qu'il apprit lui firent oublier l'aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-être à une concession, si les délégués tentaient une nouvelle démarche près du directeur. Du moins, des porions avaient répandu ce bruit. La vérité était que, dans la lutte engagée, la mine souffrait plus encore que les mineurs. Des deux côtés, l'obstination entassait des ruines: tandis que le travail crevait de faim, le capital se détruisait. Chaque jour de chômage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s'arrête est une machine morte. L'outillage et le matériel s'altéraient, l'argent immobilisé fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s'épuisait sur le carreau des fosses, la clientèle parlait de s'adresser en Belgique; et il y avait là, pour l'avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu'elle cachait avec soin, c'étaient les dégâts croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des éboulements se produisaient à chaque heure. Bientôt, les désastres étaient devenus tels, qu'ils devaient nécessiter de longs mois de réparation, avant que l'abattage pût être repris. Déjà, des histoires couraient la contrée: à Crèvecoeur, trois cents mètres de voie s'étaient effondrés d'un bloc, bouchant l'accès de la veine Cinq-Paumes; à Madeleine, la veine Maugrétout s'émiettait et s'emplissait d'eau. La Direction refusait d'en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l'un sur l'autre, l'avaient forcée d'avouer. Un matin, près de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, éboulée de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement intérieur du Voreux qui ébranla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaître.

Étienne et les délégués hésitaient à risquer une démarche, sans connaître les intentions de la Régie. Dansaert, qu'ils interrogèrent, évita de répondre: certainement, on déplorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d'amener une entente; mais il ne précisait pas. Ils finirent par décider qu'ils se rendraient près de M. Hennebeau, pour mettre la raison de leur côté; car ils ne voulaient pas qu'on les accusât plus tard d'avoir refusé à la Compagnie une occasion de reconnaître ses torts. Seulement, ils jurèrent de ne céder sur rien, de maintenir quand même leurs conditions, qui étaient les seules justes.

L'entrevue eut lieu le mardi matin, le jour où le coron tombait à la misère noire. Elle fut moins cordiale que la première. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n'avaient rien de nouveau à leur dire. D'abord, M. Hennebeau affecta la surprise: aucun ordre ne lui était parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s'entêteraient dans leur révolte détestable; et cette raideur autoritaire produisit l'effet le plus fâcheux, à tel point que, si les délégués s'étaient dérangés avec des intentions conciliantes, la façon dont on les recevait aurait suffi à les faire s'obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles: ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage à part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on l'accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu'il prenait l'offre sur lui, que rien n'était résolu, qu'il se flattait pourtant d'obtenir à Paris cette concession. Mais les délégués refusèrent et répétèrent leurs exigences: le maintien de l'ancien système, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu'il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d'accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux à terre, le crâne dur, ils dirent non, toujours non, d'un branle farouche. On se sépara brutalement. M. Hennebeau faisait claquer les portes. Étienne, Maheu et les autres s'en allaient, tapant leurs gros talons sur le pavé, dans la rage muette des vaincus poussés à bout.

Vers deux heures, les femmes du coron tentèrent, de leur côté, une démarche près de Maigrat. Il n'y avait plus que cet espoir, fléchir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de crédit. C'était une idée de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle décida la Brûlé et la Levaque à l'accompagner; quant à la Pierronne, elle s'excusa, elle raconta qu'elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n'en finissait pas de guérir. D'autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et misérables, ils hochèrent la tête d'inquiétude. Des portes se fermèrent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la première fois, et rien n'était d'un plus mauvais signe: d'ordinaire, tout se gâtait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une scène violente. D'abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu'elles venaient payer leurs dettes: ça, c'était gentil, de s'être entendu, pour apporter l'argent d'un coup. Puis, dès que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s'emporter. Est-ce qu'elles se fichaient du monde? Encore du crédit, elles rêvaient donc de le mettre sur la paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain! Et il les renvoyait à l'épicier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu'elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l'écoutaient d'un air d'humilité peureuse, s'excusaient, guettaient dans ses yeux s'il se laissait attendrir. Il recommença à dire des farces, il offrit sa boutique à la Brûlé, si elle le prenait pour galant. Une telle lâcheté les tenait toutes, qu'elles en rirent; et la Levaque renchérit, déclara qu'elle voulait bien, elle. Mais il fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le traitèrent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l'air dans un élan d'indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu'un homme pareil ne méritait pas de manger.

Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentrèrent les mains vides, les hommes les regardèrent, puis baissèrent la tête. C'était fini, la journée s'achèverait sans une cuillerée de soupe; et les autres journées s'étendaient dans une ombre glacée, où ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. Cet excès de misère les faisait s'entêter davantage, muets, comme des bêtes traquées, résolues à mourir au fond de leur trou, plutôt que d'en sortir. Qui aurait osé parler le premier de soumission? on avait juré avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu'on tenait à la fosse, quand il y en avait un sous un éboulement. Ça se devait, ils étaient là-bas à une bonne école pour savoir se résigner; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu'on avalait le feu et l'eau depuis l'âge de douze ans; et leur dévouement se doublait ainsi d'un orgueil de soldats, d'hommes fiers de leur métier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice.

Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, où fumait la dernière pâtée d'escaillage. Après avoir vidé les matelas poignée à poignée, on s'était décidé l'avant-veille à vendre pour trois francs le coucou; et la pièce semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l'emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d'autre luxe que la boîte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme à un bijou. Les deux bonnes chaises étaient parties, le père Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentré du jardin. Et le crépuscule livide qui tombait semblait augmenter le froid.

—Quoi faire? répéta la Maheude, accroupie au coin du fourneau.

Étienne, debout, regardait les portraits de l'empereur et de l'impératrice, collés contre le mur. Il les en aurait arrachés depuis longtemps, sans la famille qui les défendait, pour l'ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrées:

—Et dire qu'on n'aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous regardent crever!

—Si je portais la boîte? reprit la femme toute pâle, après une
  hésitation.

Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tête sur la poitrine, s'était redressé.

—Non, je ne veux pas!

Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce. Était-ce Dieu possible, d'en être réduit à cette misère! le buffet sans une miette, plus rien à vendre, pas même une idée pour avoir un pain! Et le feu qui allait s'éteindre! Elle s'emporta contre Alzire qu'elle avait envoyée le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui était revenue les mains vides, en disant que la Compagnie défendait la glane. Est-ce qu'on ne s'en foutait pas, de la Compagnie? comme si l'on volait quelqu'un, à ramasser les brins de charbon perdus! La petite, désespérée, racontait qu'un homme l'avait menacée d'une gifle; puis, elle promit d'y retourner, le lendemain, et de se laisser battre.

—Et ce bougre de Jeanlin? cria la mère, où est-il encore, je vous le demande?… Il devait apporter de la salade: on en aurait brouté comme des bêtes, au moins! Vous verrez qu'il ne rentrera pas. Hier déjà, il a découché. Je ne sais ce qu'il trafique, mais la rosse a toujours l'air d'avoir le ventre plein.

—Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route.

Du coup, elle brandit les deux poings, hors d'elle.

—Si je savais ça!… Mes enfants mendier! J'aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite.

Maheu, de nouveau, s'était affaissé, au bord de la table. Lénore et Henri, étonnés qu'on ne mangeât pas, commençaient à geindre; tandis que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous s'engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le grand-père toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se tournaient en hydropisie, le père asthmatique, les genoux enflés d'eau, la mère et les petits travaillés de la scrofule et de l'anémie héréditaires. Sans doute, le métier voulait ça; on ne s'en plaignait que lorsque le manque de nourriture achevait le monde; et déjà l'on tombait comme des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver à souper. Quoi faire, où aller, mon Dieu?

Alors, dans le crépuscule dont la morne tristesse assombrissait de plus en plus la pièce, Étienne, qui hésitait depuis un instant, se décida, le coeur crevé.

—Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part.

Et il sortit. L'idée de la Mouquette lui était venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le fâchait, d'être ainsi forcé de retourner à Réquillart: cette fille lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse; mais on ne lâchait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle, s'il le fallait.

—Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude. C'est trop bête.

Elle rouvrit la porte derrière le jeune homme et la rejeta violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clarté d'un bout de chandelle qu'Alzire venait d'allumer. Dehors, une courte réflexion l'arrêta. Puis, elle entra chez les Levaque.

—Dis donc, je t'ai prêté un pain, l'autre jour. Si tu me le rendais.

Mais elle s'interrompit, ce qu'elle voyait n'était guère encourageant; et la maison sentait la misère plus que la sienne.

La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu éteint, tandis que Levaque, soûlé par des cloutiers, l'estomac vide, dormait sur la table. Adossé au mur, Bouteloup frottait machinalement ses épaules, avec l'ahurissement d'un bon diable, dont on a mangé les économies, et qui s'étonne d'avoir à se serrer le ventre.

—Un pain, ah! ma chère, répondit la Levaque. Moi qui voulais t'en emprunter un autre!

Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui écrasa la face contre la table.

—Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ça te brûle les boyaux!… Au lieu de te faire payer à boire, est-ce que tu n'aurais pas dû demander vingt sous à un ami?

Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saleté du ménage, abandonné depuis si longtemps déjà, qu'une odeur insupportable s'exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s'en fichait! Son fils, ce gueux de Bébert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux débarras, s'il ne revenait plus. Puis, elle dit qu'elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup.

—Allons, houp! montons… Le feu est mort, pas besoin d'allumer la chandelle pour voir les assiettes vides… Viens-tu à la fin, Louis? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ça soulage… Et que ce nom de Dieu de saoulard crève ici de froid tout seul!

Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa résolument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s'entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute à lui ouvrir.

—Tiens! c'est toi, s'écria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c'était le médecin.

Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille.

—Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l'air bonne, c'est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brûle tout ce qu'on a.

Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l'homme malade. D'ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin: bien sûr qu'on avait déménagé le plat. Des miettes traînaient sur la table; et, au beau milieu, elle aperçut une bouteille de vin oubliée.

—Maman est allée à Montsou pour tâcher d'avoir un pain, reprit la
Pierronne. Nous nous morfondons à l'attendre.

Mais sa voix s'étrangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi était tombée sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l'histoire: oui, c'était du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apporté cette bouteille-là pour son homme, à qui le médecin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas fière, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-même ses aumônes!

—Je sais, dit la Maheude, je les connais.

Son coeur se serrait à l'idée que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ça ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient porté de l'eau à la rivière. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron? Peut-être tout de même en aurait-elle tiré quelque chose.

—J'étais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s'il y avait plus gras chez vous que chez nous… As-tu seulement du vermicelle, à charge de revanche?

La Pierronne se désespéra bruyamment.

—Rien du tout, ma chère. Pas ce qui s'appelle un grain de semoule… Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle n'a point réussi. Nous allons nous coucher sans souper.

A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s'emporta, elle tapa du poing contre la porte. C'était cette coureuse de Lydie qu'elle avait enfermée, disait-elle, pour la punir de n'être rentrée qu'à cinq heures, après toute une journée de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement.

Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à partir. Ce grand feu la pénétrait d'un bien-être douloureux, la pensée qu'on mangeait là, lui creusait l'estomac davantage. Évidemment, ils avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite, pour bâfrer leur lapin. Ah! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait bonheur à sa maison!

—Bonsoir, dit-elle tout d'un coup.

Dehors, la nuit était tombée, et la lune, derrière des nuages, éclairait la terre d'une clarté louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, désolée, n'osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. A quoi bon frapper? c'était misère et compagnie. Depuis des semaines qu'on ne mangeait plus, l'odeur de l'oignon elle-même était partie, cette odeur forte qui annonçait le coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n'avait que l'odeur des vieux caveaux, l'humidité des trous où rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes étouffées, des jurons perdus; et, dans le silence qui s'alourdissait peu à peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l'écrasement des corps jetés en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides.

Comme elle passait devant l'église, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hâter, car elle avait reconnu le curé de Montsou, l'abbé Joire, qui disait la messe le dimanche à la chapelle du coron: sans doute il sortait de la sacristie, où le règlement de quelque affaire l'avait appelé. Le dos rond, il courait de son air d'homme gras et doux, désireux de vivre en paix avec tout le monde. S'il avait fait sa course à la nuit, ce devait être pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu'il venait d'obtenir de l'avancement. Même, il s'était promené déjà avec son successeur, un abbé maigre, aux yeux de braise rouge.

—Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude.

Mais il ne s'arrêta point.

—Bonsoir, bonsoir, ma brave femme.

Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra.

Personne n'avait bougé. Maheu était toujours au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s'était pas dit une parole, seule la chandelle avait brûlé, si courte, que la lumière elle-même bientôt leur manquerait. Au bruit de la porte, les enfants tournèrent la tête; mais, en voyant que la mère ne rapportait rien, ils se remirent à regarder par terre, renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur qu'on ne les grondât. La Maheude était retombée à sa place, près du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore à causer; et c'était maintenant une attente anéantie, sans courage, l'attente dernière du secours qu'Étienne, peut-être, allait déterrer quelque part. Les minutes s'écoulaient, ils finissaient par ne plus y compter.

Lorsque Étienne reparut, il avait, dans un torchon, une douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies.

—Voilà tout ce que j'ai trouvé, dit-il.

Chez la Mouquette, le pain manquait également: c'était son dîner qu'elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout son coeur.

—Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part. J'ai mangé là-bas.

Il mentait, il regardait d'un air sombre les enfants se jeter sur la nourriture. Le père et la mère, eux aussi, se retenaient, afin d'en laisser davantage; mais le vieux, goulûment, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire.

Alors, Étienne dit qu'il avait appris des nouvelles. La Compagnie, irritée de l'entêtement des grévistes, parlait de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait la guerre, décidément. Et un bruit plus grave circulait, elle se vantait d'avoir décidé un grand nombre d'ouvriers à redescendre: le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel devaient être au complet; même il y aurait, à Madeleine et à Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent exaspérés.

—Nom de Dieu! cria le père, s'il y a des traîtres, faut régler leur compte!

Et, debout, cédant à l'emportement de sa souffrance:

—A demain soir, dans la forêt!… Puisqu'on nous empêche de nous entendre au Bon-Joyeux, c'est dans la forêt que nous serons chez nous.

Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. C'était le cri ancien de ralliement, le rendez-vous où les mineurs de jadis allaient comploter leur résistance aux soldats du roi.

—Oui, oui, à Vandame! J'en suis, si l'on va là-bas!

La Maheude eut un geste énergique.

—Nous irons tous. Ça finira, ces injustices et ces traîtrises!

Étienne décida que le rendez-vous serait donné à tous les corons, pour le lendemain soir. Mais le feu était mort, comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement s'éteignit. Il n'y avait plus de houille, plus de pétrole, il fallut se coucher à tâtons, dans le grand froid qui pinçait la peau. Les petits pleuraient.

VI

Jeanlin, guéri, marchait à présent; mais ses jambes étaient si mal recollées, qu'il boitait de la droite et de la gauche; et il fallait le voir filer d'un train de canard, courant aussi fort qu'autrefois, avec son adresse de bête malfaisante et voleuse.

Ce soir-là, au crépuscule, sur la route de Réquillart, Jeanlin, accompagné de ses inséparables, Bébert et Lydie, faisait le guet. Il s'était embusqué dans un terrain vague, derrière une palissade, en face d'une épicerie borgne, plantée de travers à l'encoignure d'un sentier. Une vieille femme, presque aveugle, y étalait trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussière; et c'était une antique morue sèche, pendue à la porte, chinée de chiures de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces. Déjà deux fois, il avait lancé Bébert, pour aller la décrocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours des gêneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires!

Un monsieur à cheval déboucha, et les enfants s'aplatirent au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau. Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la grève, voyageant seul au milieu des corons révoltés, mettant un courage tranquille à s'assurer en personne de l'état du pays. Et jamais une pierre n'avait sifflé à ses oreilles, il ne rencontrait que des hommes silencieux et lents à le saluer, il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans les coins. Au trot de sa jument, la tête droite pour ne déranger personne, il passait, tandis que son coeur se gonflait d'un besoin inassouvi, à travers cette goinfrerie des amours libres. Il aperçut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. Jusqu'aux marmots qui déjà s'égayaient à frotter leur misère! Ses yeux s'étaient mouillés, il disparut, raide sur la selle, militairement boutonné dans sa redingote.

—Foutu sort! dit Jeanlin, ça ne finira pas… Vas-y, Bébert! tire sur la queue!

Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l'enfant étouffa encore un juron, quand il entendit la voix de son frère Zacharie, en train de raconter à Mouquet comment il avait découvert une pièce de quarante sous, cousue dans une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d'aise, en se tapant sur les épaules. Mouquet eut l'idée d'une grande partie de crosse pour le lendemain: on partirait à deux heures de l'Avantage, on irait du côté de Montoire, près de Marchiennes. Zacharie accepta. Qu'est-ce qu'on avait à les embêter avec la grève? autant rigoler, puisqu'on ne fichait rien! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque Étienne, qui venait du canal, les arrêta et se mit à causer.

—Est-ce qu'ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exaspéré. V'là la nuit, la vieille rentre ses sacs.

Un autre mineur descendait vers Réquillart. Étienne s'éloigna avec lui; et, comme ils passaient devant la palissade, l'enfant les entendit parler de la forêt: on avait dû remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne pouvoir avertir en un jour tous les corons.

—Dites donc, murmura-t-il à ses deux camarades, la grande machine est pour demain. Faut en être. Hein? nous filerons, l'après-midi.

Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert.

—Hardi! tire sur la queue!… Et méfie-toi, la vieille a son balai.

Heureusement, la nuit se faisait noire. Bébert, d'un bond, s'était pendu à la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en l'agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant tous les trois. L'épicière, étonnée, sortit de sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans les ténèbres.

Ces vauriens finissaient par être la terreur du pays. Ils l'avaient envahi peu à peu, ainsi qu'une horde sauvage. D'abord, ils s'étaient contentés du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon, d'où ils sortaient pareils à des nègres, faisant des parties de cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se perdaient, comme au fond d'une forêt vierge. Puis, ils avaient pris d'assaut le terri, ils en descendaient sur leur derrière les parties nues, bouillantes encore des incendies intérieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties anciennes, cachés la journée entière, occupés à des petits jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils élargissaient toujours leurs conquêtes, allaient se battre au sang dans les tas de briques, couraient les prés en mangeant sans pain toutes sortes d'herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour prendre des poissons de vase qu'ils avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient à des kilomètres, jusqu'aux futaies de Vandame, sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles en été. Bientôt l'immense plaine leur avait appartenu.

Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou à Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c'était un besoin croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine de ces expéditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les champs d'oignons, pillant les vergers, attaquant les étalages. Dans le pays, on accusait les mineurs en grève, on parlait d'une vaste bande organisée. Un jour même, il avait forcé Lydie à voler sa mère, il s'était fait apporter par elle deux douzaines de sucres d'orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fenêtre; et la petite, rouée de coups, ne l'avait pas trahi, tellement elle tremblait devant son autorité. Le pis était qu'il se taillait la part du lion. Bébert, également, devait lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout.

Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie comme on bat une femme légitime, et il profitait de la crédulité de Bébert pour l'engager dans des aventures désagréables, très amusé de faire tourner en bourrique ce gros garçon, plus fort que lui, qui l'aurait assommé d'un coup de poing. Il les méprisait tous les deux, les traitait en esclaves, leur racontait qu'il avait pour maîtresse une princesse, devant laquelle ils étaient indignes de se montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu'il disparaissait brusquement, au bout d'une rue, au tournant d'un sentier, n'importe où il se trouvait, après leur avoir ordonné, l'air terrible, de rentrer au coron. D'abord, il empochait le butin.

Ce fut d'ailleurs ce qui arriva, ce soir-là.

—Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade, lorsqu'ils s'arrêtèrent tous trois, à un coude de la route, près de Réquillart.

Bébert protesta.

—J'en veux, tu sais. C'est moi qui l'ai prise.

—Hein, quoi? cria-t-il. T'en auras, si je t'en donne, et pas ce soir, bien sûr: demain, s'il en reste.

Il bourra Lydie, il les planta l'un et l'autre sur la même ligne, comme des soldats au port d'armes. Puis, passant derrière eux:

—Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous retourner… Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura des bêtes qui vous mangeront… Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si Bébert touche à Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des claques.

Alors, il s'évanouit au fond de l'ombre, avec une telle légèreté, qu'on n'entendit même pas le bruit de ses pieds nus. Les deux enfants demeurèrent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en arrière, par crainte de recevoir une gifle de l'invisible. Lentement, une grande affection était née entre eux, dans leur commune terreur. Lui, toujours, songeait à la prendre, à la serrer très fort entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et elle aussi, aurait bien voulu, car ça l'aurait changée, d'être ainsi caressée gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis de désobéir. Quand ils s'en allèrent, bien que la nuit fût très noire, ils ne s'embrassèrent même pas, ils marchèrent côte à côte, attendris et désespérés, certains que, s'ils se touchaient, le capitaine par-derrière leur allongerait des claques.

Étienne, à la même heure, était entré à Réquillart. La veille, Mouquette l'avait supplié de revenir, et il revenait, honteux, pris d'un goût qu'il refusait de s'avouer, pour cette fille qui l'adorait comme un Jésus. C'était, d'ailleurs, dans l'intention de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu'elle ne devait plus le poursuivre, à cause des camarades. On n'était guère à la joie, ça manquait d'honnêteté, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne l'ayant pas trouvée chez elle, il s'était décidé à l'attendre, il guettait les ombres au passage.

Sous le beffroi en ruine, l'ancien puits s'ouvrait, à demi obstrué. Une poutre toute droite, où tenait un morceau de toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement éclaté des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir du fond de la terre. C'était un coin de sauvage abandon, l'entrée herbue et chevelue d'un gouffre, embarrassée de vieux bois, plantée de prunelliers et d'aubépines, que les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant éviter de gros frais d'entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle attendait d'avoir installé au Voreux un ventilateur, car le foyer d'aérage des deux puits, qui communiquaient, se trouvait placé au pied de Réquillart, dont l'ancien goyot d'épuisement servait de cheminée. On s'était contenté de consolider le cuvelage du niveau par des étais placés en travers, barrant l'extraction, et on avait délaissé les galeries supérieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le fourneau d'enfer, l'énorme brasier de houille, au tirage si puissant, que l'appel d'air faisait souffler le vent en tempête, d'un bout à l'autre de la fosse voisine. Par prudence, afin qu'on pût monter et descendre encore, l'ordre était donné d'entretenir le goyot des échelles; seulement, personne ne s'en occupait, les échelles se pourrissaient d'humidité, des paliers s'étaient effondrés déjà. En haut, une grande ronce bouchait l'entrée du goyot; et comme la première échelle avait perdu des échelons, il fallait, pour l'atteindre, se pendre à une racine du sorbier, puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir.

Étienne patientait, caché derrière un buisson, lorsqu'il entendit, parmi les branches, un long frôlement. Il crut à la fuite effrayée d'une couleuvre. Mais la brusque lueur d'une allumette l'étonna, et il demeura stupéfait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s'abîmait dans la terre. Une curiosité si vive le saisit, qu'il s'approcha du trou: l'enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxième palier. Il hésita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre mètres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un échelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n'avait rien dû entendre, Étienne voyait toujours, sous lui, la lumière s'enfoncer, tandis que l'ombre du petit, colossale et inquiétante, dansait, avec le déhanchement de ses jambes infirmes. Il gambillait, d'une adresse de singe à se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand des échelons manquaient. Les échelles, de sept mètres, se succédaient, les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, près de se rompre; les paliers étroits défilaient, verdis, pourris tellement, qu'on marchait comme dans de la mousse; et, à mesure qu'on descendait, la chaleur était suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de tirage, heureusement peu actif depuis la grève, car en temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour, on n'aurait pu se risquer là, sans se rôtir le poil.

—Quel nom de Dieu de crapaud! jurait Étienne étouffé, où diable va-t-il?

Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le bois humide. Au moins, s'il avait eu une chandelle comme l'enfant; mais il se cognait à chaque minute, il n'était guidé que par la lueur vague, fuyant sous lui. C'était bien la vingtième échelle déjà, et la descente continuait. Alors, il les compta: vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il s'enfonçait, et il s'enfonçait toujours. Une cuisson ardente lui enflait la tête, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin, il arriva à un accrochage, et il aperçut la chandelle qui filait au fond d'une galerie. Trente échelles, cela faisait deux cent dix mètres environ.

—Est-ce qu'il va me promener longtemps? pensait-il. C'est pour sûr dans l'écurie qu'il se terre.

Mais, à gauche, la voie qui conduisait à l'écurie était barrée par un éboulement. Le voyage recommença, plus pénible et plus dangereux. Des chauves-souris, effarées, voletaient, se collaient à la voûte de l'accrochage. Il dut se hâter pour ne pas perdre de vue la lumière, il se jeta dans la même galerie; seulement, où l'enfant passait à l'aise, avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes les anciennes voies, s'était resserrée, se resserrait encore chaque jour, sous la continuelle poussée des terrains; et il n'y avait plus, à certaines places, qu'un boyau, qui devait finir par s'effacer lui-même. Dans ce travail d'étranglement, les bois éclatés, déchirés, devenaient un péril, menaçaient de lui scier la chair, de l'enfiler au passage, à la pointe de leurs échardes, aiguës comme des épées. Il n'avançait qu'avec précaution, à genoux ou sur le ventre, tâtant l'ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le piétina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de fuite.

—Tonnerre de Dieu! y sommes-nous à la fin? gronda-t-il, les reins cassés, hors d'haleine.

On y était. Au bout d'un kilomètre, le boyau s'élargissait, on tombait dans une partie de voie admirablement conservée. C'était le fond de l'ancienne voie de roulage, taillée à travers banc, pareille à une grotte naturelle. Il avait dû s'arrêter, il voyait de loin l'enfant qui venait de poser sa chandelle entre deux pierres, et qui se mettait à l'aise, l'air tranquille et soulagé, en homme heureux de rentrer chez lui. Une installation complète changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas de foin faisait une couche molle; sur d'anciens bois, plantés en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes, des litres de genièvre entamés: une vraie caverne scélérate, du butin entassé depuis des semaines, même du butin inutile, du savon et du cirage, volés pour le plaisir du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en jouissait en brigand égoïste.

—Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria Étienne, lorsqu'il eut soufflé un moment. Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim là-haut?

Jeanlin, atterré, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa vite.

—Veux-tu dîner avec moi? finit-il par dire. Hein? un morceau de morue grillée?… Tu vas voir.

Il n'avait pas lâché sa morue, et s'était mis à en gratter proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau neuf, un de ces petits couteaux-poignards à manche d'os, où sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot «Amour», simplement.

—Tu as un joli couteau, fit remarquer Étienne.

—C'est un cadeau de Lydie, répondit Jeanlin, qui négligea d'ajouter que Lydie l'avait volé, sur son ordre, à un camelot de Montsou, devant le débit de la Tête-Coupée.

Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d'un air fier:

—N'est-ce pas qu'on est bien chez moi?… On a un peu plus chaud que là-haut, et ça sent joliment meilleur!

Étienne s'était assis, curieux de le faire causer. Il n'avait plus de colère, un intérêt le prenait, pour cette crapule d'enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en effet, il goûtait un bien-être, au fond de ce trou: la chaleur n'y était plus trop forte, une température égale y régnait en dehors des saisons, d'une tiédeur de bain, pendant que le rude décembre gerçait sur la terre la peau des misérables. En vieillissant, les galeries s'épuraient des gaz nuisibles, tout le grisou était parti, on ne sentait là maintenant que l'odeur des anciens bois fermentés, une odeur subtile d'éther, comme aiguisée d'une pointe de girofle. Ces bois, du reste, devenaient amusants à voir, d'une pâleur jaunie de marbre, frangés de guipures blanchâtres, de végétations floconneuses qui semblaient les draper d'une passementerie de soie et de perles. D'autres se hérissaient de champignons. Et il y avait des vols de papillons blancs, des mouches et des araignées de neige, une population décolorée, à jamais ignorante du soleil.

—Alors, tu n'as pas peur? demanda Étienne.

Jeanlin le regarda, étonné.

—Peur de quoi? puisque je suis tout seul.

Mais la morue était grattée enfin. Il alluma un petit feu de bois, étala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en deux. C'était un régal terriblement salé, exquis tout de même pour des estomacs solides.

Étienne avait accepté sa part.

—Ça ne m'étonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que c'est cochon de t'empiffrer!… Et les autres, tu n'y songes pas?

—Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop bêtes?

—D'ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton père apprenait que tu voles, il t'arrangerait.

—Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas! C'est toi qui le dis toujours. Quand j'ai chipé ce pain chez Maigrat, c'était bien sûr un pain qu'il nous devait.

Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublé. Il le regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes oreilles, dans sa dégénérescence d'avorton à l'intelligence obscure et d'une ruse de sauvage, lentement repris par l'animalité ancienne. La mine, qui l'avait fait, venait de l'achever, en lui cassant les jambes.

—Et Lydie, demanda de nouveau Étienne, est-ce que tu l'amènes ici, des fois?

Jeanlin eut un rire méprisant.

—La petite, ah! non, par exemple!… Les femmes, ça bavarde.

Et il continuait à rire, plein d'un immense dédain pour Lydie et Bébert. Jamais on n'avait vu des enfants si cruches. L'idée qu'ils gobaient toutes ses bourdes, et qu'ils s'en allaient les mains vides, pendant qu'il mangeait la morue, au chaud, lui chatouillait les côtes d'aise. Puis, il conclut, avec une gravité de petit philosophe:

—Faut mieux être seul, on est toujours d'accord.

Étienne avait fini son pain. Il but une gorgée de genièvre. Un instant, il s'était demandé s'il n'allait pas mal reconnaître l'hospitalité de Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et en lui défendant de marauder davantage, sous la menace de tout dire à son père. Mais, en examinant cette retraite profonde, une idée le travaillait: qui sait s'il n'en aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le cas où les choses se gâteraient, là-haut? Il fit jurer à l'enfant de ne pas découcher, comme il lui arrivait de le faire, lorsqu'il s'oubliait dans son foin; et, prenant un bout de chandelle, il s'en alla le premier, il le laissa ranger tranquillement son ménage.

La Mouquette se désespérait à l'attendre, assise sur une poutre, malgré le grand froid. Quand elle l'aperçut, elle lui sauta au cou; et ce fut comme s'il lui enfonçait un couteau dans le coeur, lorsqu'il lui dit sa volonté de ne plus la voir. Mon Dieu! pourquoi? est-ce qu'elle ne l'aimait point assez? Craignant de succomber lui-même à l'envie d'entrer chez elle, il l'entraînait vers la route, il lui expliquait, le plus doucement possible, qu'elle le compromettait aux yeux des camarades, qu'elle compromettait la cause de la politique. Elle s'étonna, qu'est-ce que ça pouvait faire à la politique? Enfin, la pensée lui vint qu'il rougissait de la connaître; d'ailleurs, elle n'en était pas blessée, c'était tout naturel; et elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour avoir l'air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu'une petite fois, de temps à autre. Éperdument, elle le suppliait, elle jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes. Lui, très ému, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la quittant, il voulut au moins l'embrasser. Pas à pas, ils étaient arrivés aux premières maisons de Montsou, et ils se tenaient à pleins bras, sous la lune large et ronde, lorsqu'une femme passa près d'eux, avec un brusque sursaut, comme si elle avait buté contre une pierre.

—Qui est-ce? demanda Étienne inquiet.

—C'est Catherine, répondit la Mouquette. Elle revient de Jean-Bart.

La femme, maintenant, s'en allait, la tête basse, les jambes faibles, l'air très las. Et le jeune homme la regardait, désespéré d'avoir été vu par elle, le coeur crevé d'un remords sans cause. Est-ce qu'elle n'était pas avec un homme? est-ce qu'elle ne l'avait pas fait souffrir de la même souffrance, là, sur ce chemin de Réquillart, lorsqu'elle s'était donnée à cet homme? Mais cela, malgré tout, le désolait, de lui avoir rendu la pareille.

—Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes, quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c'est que tu en veux une autre.

Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelée, une de ces belles journées d'hiver, où la terre dure sonne comme un cristal sous les pieds. Dès une heure, Jeanlin avait filé; mais il dut attendre Bébert derrière l'église, et ils faillirent partir sans Lydie, que sa mère avait encore enfermée dans la cave. On venait de l'en faire sortir et de lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec les rats, pour la nuit entière. Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller à la salade. Jeanlin l'en détourna: on verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant l'Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il la saisit d'un bond par les oreilles, la fourra dans le panier de la petite; et tous les trois galopèrent. On allait joliment s'amuser, à la faire courir comme un chien, jusqu'à la forêt.

Mais ils s'arrêtèrent, pour regarder Zacharie et Mouquet, qui, après avoir bu une chope avec deux autres camarades, entamaient leur grande partie de crosse. L'enjeu était une casquette neuve et un foulard rouge, déposés chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux à la ferme Paillot, près de trois kilomètres; et ce fut Zacharie qui l'emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet en demandait huit. On avait posé la cholette, le petit oeuf de buis, sur le pavé, une pointe en l'air. Tous tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni d'une ficelle fortement serrée. Deux heures sonnaient comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son premier coup composé d'une série de trois, lança la cholette à plus de quatre cents mètres, au travers des champs de betteraves; car il était défendu de choler dans les villages et sur les routes, où l'on avait tué du monde. Mouquet, solide lui aussi, déchola d'un bras si rude, que son coup unique ramena la bille de cent cinquante mètres en arrière. Et la partie continua, un camp cholant, l'autre camp décholant, toujours au pas de course, les pieds meurtris par les arêtes gelées des terres de labour.

D'abord, Jeanlin, Bébert et Lydie avaient galopé derrière les joueurs, enthousiasmés des grands coups. Puis, l'idée de Pologne qu'ils secouaient dans le panier leur était revenue; et, lâchant le jeu en pleine campagne, ils avaient sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle décampa, ils se jetèrent derrière elle, ce fut une chasse d'une heure, à toutes jambes, avec des crochets continuels, des hurlements pour l'effrayer, des grands bras ouverts et refermés sur le vide. Si elle n'avait pas eu un commencement de grossesse, jamais ils ne l'auraient rattrapée.

Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tête. Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c'était Zacharie qui avait failli fendre le crâne de son frère. Les joueurs en étaient au quatrième tour: de la ferme Paillot, ils avaient filé aux Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins à Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de Montoire au Pré-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes à l'estaminet Vincent et au débit des Trois-Sages. Mouquet, cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups à choler, sa victoire était sûre, lorsque Zacharie, qui usait de son droit en ricanant, déchola avec tant d'adresse, que la cholette roula dans un fossé profond. Le partenaire de Mouquet ne put l'en sortir, ce fut un désastre. Tous quatre criaient, la partie s'en passionna, car on était manche à manche, il fallait recommencer. Du Pré-des-Vaches, il n'y avait pas deux kilomètres à la pointe des Herbes-Rousses: en cinq coups. Là-bas, ils se rafraîchiraient chez Lerenard.

Mais Jeanlin avait une idée. Il les laissa partir, il sortit une ficelle de sa poche, qu'il lia à une patte de Pologne, la patte gauche de derrière. Et cela fut très amusant, la lapine courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se déhanchant d'une si lamentable façon, que jamais ils n'avaient tant ri. Ensuite, ils l'attachèrent par le cou, pour qu'elle galopât; et, comme elle se fatiguait, ils la traînaient, sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. Ça durait depuis plus d'une heure, elle râlait, lorsqu'ils la remirent vivement dans le panier, en entendant près du bois à Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois encore.

A présent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient les kilomètres, sans autre repos que le temps de vider des chopes, dans tous les cabarets qu'ils se donnaient pour but. Des Herbes-Rousses, ils avaient filé à Buchy, puis à la Croix-de-Pierre, puis à Chamblay. La terre sonnait sous la débandade de leurs pieds, galopant sans relâche à la suite de la cholette, qui rebondissait sur la glace: c'était un bon temps, on n'enfonçait pas, on ne courait que le risque de se casser les jambes. Dans l'air sec, les grands coups de crosse pétaient, pareils à des coups de feu. Les mains musculeuses serraient le manche ficelé, le corps entier se lançait, comme pour assommer un boeuf; et cela pendant des heures, d'un bout à l'autre de la plaine, par-dessus les fossés, les haies, les talus des routes, les murs bas des enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et des charnières en fer dans les genoux. Les haveurs s'y dérouillaient de la mine avec passion. Il y avait des enragés de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A quarante, on ne cholait plus, on était trop lourd.

Cinq heures sonnèrent, le crépuscule venait déjà. Encore un tour, jusqu'à la forêt de Vandame, pour décider qui gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait, avec son indifférence gouailleuse de la politique: ce serait drôle de tomber là-bas, au milieu des camarades. Quant à Jeanlin, depuis le départ du coron, il visait la forêt, avec son air de battre les champs. D'un geste indigné, il menaça Lydie, qui, travaillée de remords et de crainte, parlait de retourner au Voreux cueillir ses pissenlits: est-ce qu'ils allaient lâcher la réunion? lui, voulait entendre ce que les vieux diraient. Il poussait Bébert, il proposa d'égayer le bout de chemin, jusqu'aux arbres, en détachant Pologne et en la poursuivant à coups de cailloux. Son idée sourde était de la tuer, une convoitise lui venait de l'emporter et de la manger, au fond de son trou de Réquillart. La lapine reprit sa course, le nez frisé, les oreilles rabattues; une pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et, malgré l'ombre croissante, elle y serait restée, si les galopins n'avaient aperçu, au centre d'une clairière, Étienne et Maheu debout. Éperdument, ils se jetèrent sur la bête, la rentrèrent encore dans le panier. Presque à la même minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres, donnant le dernier coup de crosse, lançaient la cholette, qui roula à quelques mètres de la clairière. Ils tombaient tous en plein rendez-vous.

Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la plaine rase, c'était, depuis le crépuscule, un long acheminement, un ruissellement d'ombres silencieuses, filant isolées, s'en allant par groupes, vers les futaies violâtres de la forêt. Chaque coron se vidait, les femmes et les enfants eux-mêmes partaient comme pour une promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette foule en marche, qui se glissait au même but, on la sentait seulement, piétinante, confuse, emportée d'une seule âme. Entre les haies, parmi les buissons, il n'y avait qu'un frôlement léger, une vague rumeur des voix de la nuit.

M. Hennebeau, qui justement rentrait à cette heure, monté sur sa jument, prêtait l'oreille à ces bruits perdus. Il avait rencontré des couples, tout un lent défilé de promeneurs, par cette belle soirée d'hiver. Encore des galants qui allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derrière les murs. N'étaient-ce pas là ses rencontres habituelles, des filles culbutées au fond de chaque fossé, des gueux se bourrant de la seule joie qui ne coûtait rien? Et ces imbéciles se plaignaient de la vie, lorsqu'ils avaient, à pleines ventrées, cet unique bonheur de s'aimer! Volontiers, il aurait crevé de faim comme eux, s'il avait pu recommencer l'existence avec une femme qui se serait donnée à lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout son coeur. Son malheur était sans consolation, il enviait ces misérables. La tête basse, il rentrait, au pas ralenti de son cheval, désespéré par ces longs bruits, perdus au fond de la campagne noire, et où il n'entendait que des baisers.

VII

C'était au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairière qu'une coupe de bois venait d'ouvrir. Elle s'allongeait en une pente douce, ceinte d'une haute futaie, des hêtres superbes, dont les troncs, droits et réguliers, l'entouraient d'une colonnade blanche, verdie de lichens; et des géants abattus gisaient encore dans l'herbe, tandis que, vers la gauche, un tas de bois débité alignait son cube géométrique. Le froid s'aiguisait avec le crépuscule, les mousses gelées craquaient sous les pas. Il faisait nuit noire à terre, les branches hautes se découpaient sur le ciel pâle, où la lune pleine, montant à l'horizon, allait éteindre les étoiles.

Près de trois mille charbonniers étaient au rendez-vous, une foule grouillante, des hommes, des femmes, des enfants, emplissant peu à peu la clairière, débordant au loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours, le flot des têtes, noyé d'ombre, s'élargissait jusqu'aux taillis voisins. Un grondement en sortait, pareil à un vent d'orage, dans cette forêt immobile et glacée.

En haut, dominant la pente, Étienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. Une querelle s'était élevée, on entendait leurs voix, par éclats brusques. Près d'eux, des hommes les écoutaient: Levaque les poings serrés, Pierron tournant le dos, très inquiet de n'avoir pu prétexter des fièvres plus longtemps; et il y avait aussi le père Bonnemort et le vieux Mouque, côte à côte, sur une souche, l'air profondément réfléchi. Puis, derrière, les blagueurs étaient là, Zacharie, Mouquet, d'autres encore, venus pour rire; tandis que, recueillies au contraire, graves ainsi qu'à l'église, des femmes se mettaient en groupe. La Maheude, muette, hochait la tête aux sourds jurons de la Levaque. Philomène toussait, reprise de sa bronchite depuis l'hiver. Seule, la Mouquette riait à belles dents, égayée par la façon dont la mère Brûlé traitait sa fille, une dénaturée qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraissée des lâchetés de son homme. Et, sur le tas de bois, Jeanlin s'était planté, hissant Lydie, forçant Bébert à le suivre, tous les trois en l'air, plus haut que tout le monde.

La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procéder régulièrement à l'élection d'un bureau. Sa défaite, au Bon-Joyeux, l'enrageait; et il s'était juré d'avoir sa revanche, car il se flattait de reconquérir son autorité ancienne, lorsqu'on serait en face, non plus des délégués, mais du peuple des mineurs. Étienne, révolté, avait trouvé l'idée d'un bureau imbécile, dans cette forêt. Il fallait agir révolutionnairement, en sauvages, puisqu'on les traquait comme des loups.

Voyant la dispute s'éterniser, il s'empara tout d'un coup de la foule, il monta sur un tronc d'arbre, en criant:

—Camarades! camarades!

La rumeur confuse de ce peuple s'éteignit dans un long soupir, tandis que Maheu étouffait les protestations de Rasseneur. Étienne continuait d'une voix éclatante:

—Camarades, puisqu'on nous défend de parler, puisqu'on nous envoie les gendarmes comme si nous étions des brigands, c'est ici qu'il faut nous entendre! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu'on ne fait taire les oiseaux et les bêtes!

Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations.

—Oui, oui, la forêt est à nous, on a bien le droit d'y causer…
  Parle!

Alors, Étienne se tint un instant immobile sur le tronc d'arbre. La lune, trop basse encore à l'horizon, n'éclairait toujours que les branches hautes; et la foule restait noyée de ténèbres, peu à peu calmée, silencieuse. Lui, noir également, faisait au-dessus d'elle, en haut de la pente, une barre d'ombre.

Il leva un bras dans un geste lent, il commença; mais sa voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d'un simple mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il plaçait le discours que le commissaire de police lui avait coupé au Bon-Joyeux; et il débutait par un historique rapide de la grève, en affectant l'éloquence scientifique: des faits, rien que des faits. D'abord, il dit sa répugnance contre la grève: les mineurs ne l'avaient pas voulue, c'était la Direction qui les avait provoqués, avec son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la première démarche des délégués chez le directeur, la mauvaise foi de la Régie, et plus tard, lors de la seconde démarche, sa concession tardive, les dix centimes qu'elle rendait, après avoir tâché de les voler. Maintenant, on en était là, il établissait par des chiffres le vide de la caisse de prévoyance, indiquait l'emploi des secours envoyés, excusait en quelques phrases l'Internationale, Pluchart et les autres, de ne pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conquête du monde. Donc, la situation s'aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et menaçait d'embaucher des ouvriers en Belgique; en outre, elle intimidait les faibles, elle avait décidé un certain nombre de mineurs à redescendre. Il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l'espoir mort, la lutte arrivée aux fièvres dernières du courage. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton.

—C'est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une décision ce soir. Voulez-vous la continuation de la grève? et, en ce cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie?

Un silence profond tomba du ciel étoilé. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui étouffait le coeur; et l'on n'entendait que son souffle désespéré, au travers des arbres.

Mais Étienne, déjà, continuait d'une voix changée. Ce n'était plus le secrétaire de l'association qui parlait, c'était le chef de bande, l'apôtre apportant la vérité. Est-ce qu'il se trouverait des lâches pour manquer à leur parole? Quoi! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la tête basse, et l'éternelle misère recommencerait! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de détruire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur? Toujours se soumettre devant la faim, jusqu'au moment où la faim, de nouveau, jetait les plus calmes à la révolte, n'était-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage? Et il montrait les mineurs exploités, supportant à eux seuls les désastres des crises, réduits à ne plus manger, dès que les nécessités de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non! le tarif de boisage n'était pas acceptable, il n'y avait là qu'une économie déguisée, on voulait voler à chaque homme une heure de son travail par jour. C'était trop cette fois, le temps venait où les misérables, poussés à bout, feraient justice.

Il resta les bras en l'air. La foule, à ce mot de justice, secouée d'un long frisson, éclata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sèches. Des voix criaient:

—Justice!… Il est temps, justice!

Peu à peu, Étienne s'échauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'épaule. Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une énergie familière, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis détendus et lançant les poings en avant, sa mâchoire brusquement avancée, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'était pas grand, mais il se faisait écouter.

—Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine doit être au mineur, comme la mer est au pêcheur, comme la terre est au paysan… Entendez-vous! la mine vous appartient, à vous tous qui, depuis un siècle, l'avez payée de tant de sang et de misère!

Carrément, il aborda des questions obscures de droit, le défilé des lois spéciales sur les mines, où il se perdait. Le sous-sol, comme le sol, était à la nation: seul, un privilège odieux en assurait le monopole à des Compagnies; d'autant plus que, pour Montsou, la prétendue légalité des concessions se compliquait des traités passés jadis avec les propriétaires des anciens fiefs, selon la vieille coutume du Hainaut. Le peuple des mineurs n'avait donc qu'à reconquérir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le pays entier, au-delà de la forêt. A ce moment, la lune, qui montait de l'horizon, glissant des hautes branches, l'éclaira. Lorsque la foule, encore dans l'ombre, l'aperçut ainsi, blanc de lumière, distribuant la fortune de ses mains ouvertes, elle applaudit de nouveau, d'un battement prolongé.

—Oui, oui, il a raison, bravo!

Dès lors, Étienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des instruments de travail à la collectivité, ainsi qu'il le répétait en une phrase, dont la barbarie le grattait délicieusement. Chez lui, à cette heure, l'évolution était complète. Parti de la fraternité attendrie des catéchumènes, du besoin de réformer le salariat, il aboutissait à l'idée politique de le supprimer. Depuis la réunion du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'était raidi en un programme compliqué, dont il discutait scientifiquement chaque article. D'abord, il posait que la liberté ne pouvait être obtenue que par la destruction de l'État. Puis, quand le peuple se serait emparé du gouvernement, les réformes commenceraient: retour à la commune primitive, substitution d'une famille égalitaire et libre à la famille morale et oppressive, égalité absolue, civile, politique et économique, garantie de l'indépendance individuelle grâce à la possession et au produit intégral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, payée par la collectivité. Cela entraînait une refonte totale de la vieille société pourrie; il attaquait le mariage, le droit de tester, il réglementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des siècles morts, d'un grand geste de son bras, toujours le même, le geste du faucheur qui rase la moisson mûre; et il reconstruisait ensuite de l'autre main, il bâtissait la future humanité, l'édifice de vérité et de justice, grandissant dans l'aurore du vingtième siècle. A cette tension cérébrale, la raison chancelait, il ne restait que l'idée fixe du sectaire. Les scrupules de sa sensibilité et de son bon sens étaient emportés, rien ne devenait plus facile que la réalisation de ce monde nouveau: il avait tout prévu, il en parlait comme d'une machine qu'il monterait en deux heures, et ni le feu, et ni le sang ne lui coûtaient.

—Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat. C'est à nous d'avoir le pouvoir et la richesse!

Une acclamation roula jusqu'à lui, du fond de la forêt. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairière, découpait en arêtes vives la houle des têtes, jusqu'aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisâtres. Et c'était sous l'air glacial, une furie de visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affamés et lâchés au juste pillage de l'antique bien dont on les dépossédait. Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffés aux entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fièvre d'espoir des premiers chrétiens de l'Église, attendant le règne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient échappé, ils n'entendaient guère ces raisonnements techniques et abstraits; mais l'obscurité même, l'abstraction élargissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un éblouissement. Quel rêve! être les maîtres, cesser de souffrir, jouir enfin!

—C'est ça, nom de Dieu! à notre tour!… Mort aux exploiteurs!

Les femmes déliraient, la Maheude sortie de son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille Brûlé hors d'elle, agitant des bras de sorcière, et Philomène secouée d'un accès de toux, et la Mouquette si allumée, qu'elle criait des mots tendres à l'orateur. Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colère, entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal à l'aise, étonnés que le camarade en pût dire si long, sans boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le plus de vacarme, excitant Bébert et Lydie, agitant le panier où Pologne gisait.

La clameur recommença. Étienne goûtait l'ivresse de sa popularité. C'était son pouvoir qu'il tenait, comme matérialisé, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d'un mot battre les coeurs. Souvarine, s'il avait daigné venir, aurait applaudi ses idées à mesure qu'il les aurait reconnues, content des progrès anarchiques de son élève, satisfait du programme, sauf l'article sur l'instruction, un reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance devait être le bain où se retremperaient les hommes. Quant à Rasseneur, il haussait les épaules de dédain et de colère.

—Tu me laisseras parler! cria-t-il à Étienne.

Celui-ci sauta du tronc d'arbre.

—Parle, nous verrons s'ils t'écoutent.

Déjà Rasseneur l'avait remplacé et réclamait du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui l'avaient reconnu, aux derniers perdus sous les hêtres; et l'on refusait de l'entendre, c'était une idole renversée, dont la vue seule fâchait ses anciens fidèles. Son élocution facile, sa parole coulante et bonne enfant, qui avait si longtemps charmé, était traitée à cette heure de tisane tiède, faite pour endormir les lâches. Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d'apaisement qu'il promenait, l'impossibilité de changer le monde à coups de lois, la nécessité de laisser à l'évolution sociale le temps de s'accomplir: on le plaisantait, on le chutait, sa défaite du Bon-Joyeux s'aggravait encore et devenait irrémédiable. On finit par lui jeter des poignées de mousse gelée, une femme cria d'une voix aiguë:

—A bas le traître!

Il expliquait que la mine ne pouvait être la propriété du mineur, comme le métier est celle du tisserand, et il disait préférer la participation aux bénéfices, l'ouvrier intéressé, devenu l'enfant de la maison.

—A bas le traître! répétèrent mille voix, tandis que des pierres commençaient à siffler.

Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes. C'était l'écroulement de son existence, vingt années de camaraderie ambitieuse qui s'effondraient sous l'ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d'arbre, frappé au coeur, sans force pour continuer.

—Ça te fait rire, bégaya-t-il en s'adressant à Étienne triomphant.
C'est bon, je souhaite que ça t'arrive… Ça t'arrivera, entends-tu!

Et, comme pour rejeter toute responsabilité dans les malheurs qu'il prévoyait, il fit un grand geste, il s'éloigna seul, à travers la campagne muette et blanche.

Des huées s'élevaient, et l'on fut surpris d'apercevoir, debout sur le tronc, le père Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme. Jusque-là, Mouque et lui s'étaient tenus absorbés, dans cet air qu'ils avaient de toujours réfléchir à des choses anciennes. Sans doute il cédait à une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le passé, si violemment, que des souvenirs remontaient et coulaient de ses lèvres, pendant des heures. Un grand silence s'était fait, on écoutait ce vieillard, d'une pâleur de spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens immédiats avec la discussion, de longues histoires que personne ne pouvait comprendre, le saisissement augmenta. C'était de sa jeunesse qu'il causait, il disait la mort de ses deux oncles écrasés au Voreux, puis il passait à la fluxion de poitrine qui avait emporté sa femme. Pourtant, il ne lâchait pas son idée: ça n'avait jamais bien marché, et ça ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la forêt, ils s'étaient réunis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de travail; mais il resta court, il commença le récit d'une autre grève: il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, là-bas à la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu'on était rentré sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil.

—Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre…
Ah! j'ai juré, oui! j'ai juré!

La foule écoutait, béante, prise d'un malaise, lorsque Étienne, qui suivait la scène, sauta sur l'arbre abattu et garda le vieillard à son côté. Il venait de reconnaître Chaval parmi les amis, au premier rang. L'idée que Catherine devait être là l'avait soulevé d'une nouvelle flamme, d'un besoin de se faire acclamer devant elle.

—Camarades, vous avez entendu, voilà un de nos anciens, voilà ce qu'il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n'en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux.

Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable? un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants: l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, après quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflées par l'eau des tailles. Oui! le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle, d'où il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait là-bas, on finirait bien par lui voir la face aux clartés des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair humaine!

Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, désignait l'ennemi, là-bas, il ne savait où, d'un bout à l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regardèrent du côté de Vandame, pris d'inquiétude à l'idée de quelque éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s'élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair.

Lui, tout de suite, voulut conclure:

—Camarades, quelle est votre décision?… Votez-vous la continuation de la grève?

—Oui! oui! hurlèrent les voix.

—Et quelles mesures arrêtez-vous?… Notre défaite est certaine, si des lâches descendent demain.

Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête:

—Mort aux lâches!

—Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée… Voici ce que nous pourrions faire: nous présenter aux fosses, ramener les traîtres par notre présence, montrer à la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plutôt que de céder.

—C'est cela, aux fosses! aux fosses!

Depuis qu'il parlait, Étienne avait cherché Catherine, parmi les têtes pâles, grondantes devant lui. Elle n'y était décidément pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en haussant les épaules, dévoré de jalousie, prêt à se vendre pour un peu de cette popularité.

—Et, s'il y a des mouchards parmi nous, camarades, continua Étienne, qu'ils se méfient, on les connaît… Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n'ont pas quitté leur fosse…

—C'est pour moi que tu dis ça? demanda Chaval d'un air de bravade.

—Pour toi ou pour un autre… Mais, puisque tu parles, tu devrais comprendre que ceux qui mangent n'ont rien à faire avec ceux qui ont faim. Tu travailles à Jean-Bart…

Une voix gouailleuse interrompit:

—Oh! il travaille… Il a une femme qui travaille pour lui.

Chaval jura, le sang au visage.

—Nom de Dieu! c'est défendu de travailler, alors?

—Oui! cria Étienne, quand les camarades endurent la misère pour le bien de tous, c'est défendu de se mettre en égoïste et en cafard du côté des patrons. Si la grève était générale, il y a longtemps que nous serions les maîtres… Est-ce qu'un seul homme de Vandame aurait dû descendre, lorsque Montsou a chômé? Le grand coup, ce serait que le travail s'arrêtât dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu? Il n'y a que des traîtres aux tailles de Jean-Bart, vous êtes tous des traîtres!

Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings se levaient, des cris: A mort! à mort! commençaient à gronder. Il avait blêmi. Mais, dans sa rage de triompher d'Étienne, une idée le redressa.

—Écoutez-moi donc! Venez demain à Jean-Bart, et vous verrez si je travaille!… Nous sommes des vôtres, on m'a envoyé vous dire ça. Faut éteindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi, se mettent en grève. Tant mieux si les pompes s'arrêtent! l'eau crèvera les fosses, tout sera foutu!

On l'applaudit furieusement à son tour, et dès lors Étienne lui-même fut débordé. Des orateurs se succédaient sur le tronc d'arbre, gesticulant dans le bruit, lançant des propositions farouches. C'était le coup de folie de la foi, l'impatience d'une secte religieuse, qui, lasse d'espérer le miracle attendu, se décidait à le provoquer enfin. Les têtes, vidées par la famine, voyaient rouge, rêvaient d'incendie et de sang, au milieu d'une gloire d'apothéose, où montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la forêt profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gelées craquaient sous les talons; tandis que les hêtres, debout dans leur force, avec les délicates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n'apercevaient ni n'entendaient les êtres misérables, qui s'agitaient à leur pied.

Il y eut des poussées, la Maheude se retrouva près de Maheu, et l'un et l'autre, sortis de leur bon sens, emportés dans la lente exaspération dont ils étaient travaillés depuis des mois, approuvèrent Levaque, qui renchérissait en demandant la tête des ingénieurs. Pierron avait disparu. Bonnemort et Mouque causaient à la fois, disaient des choses vagues et violentes, qu'on ne distinguait pas. Par blague, Zacharie réclama la démolition des églises, pendant que Mouquet, sa crosse à la main, en tapait la terre, histoire simplement d'augmenter le bruit. Les femmes s'enrageaient: la Levaque, les poings aux hanches, s'empoignait avec Philomène, qu'elle accusait d'avoir ri; la Mouquette parlait de démonter les gendarmes à coups de pied quelque part; la Brûlé, qui venait de gifler Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait d'allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons qu'elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin était resté suffoqué, Bébert ayant appris par un galibot que madame Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu'il eut décidé qu'il retournerait lâcher furtivement la bête, à la porte de l'Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire.

—Camarades! camarades! répétait Étienne épuisé, enroué à vouloir obtenir une minute de silence, pour s'entendre définitivement.

Enfin, on l'écouta.

—Camarades! demain matin, à Jean-Bart, est-ce convenu?

—Oui, oui, à Jean-Bart! mort aux traîtres!

L'ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s'éteignit dans la clarté pure de la lune.

Cinquième partie

I

A quatre heures, la lune s'était couchée, il faisait une nuit très noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de briques restait muette et sombre, portes et fenêtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la séparait de la fosse Jean-Bart. Sur l'autre façade, passait la route déserte de Vandame, un gros bourg, caché derrière la forêt, à trois kilomètres environ.

Deneulin, las d'avoir passé, la veille, une partie de la journée au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu'il rêva qu'on l'appelait. Il finit par s'éveiller, entendit réellement une voix, courut ouvrir la fenêtre. C'était un de ses porions, debout dans le jardin.

—Quoi donc? demanda-t-il.

—Monsieur, c'est une révolte, la moitié des hommes ne veulent plus travailler et empêchent les autres de descendre.

Il comprenait mal, la tête lourde et bourdonnante de sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche glacée.

—Forcez-les à descendre, sacrebleu! bégaya-t-il.

—Voilà une heure que ça dure, reprit le porion. Alors, nous avons eu l'idée de venir vous chercher. Il n'y a que vous qui leur ferez peut-être entendre raison.

—C'est bien, j'y vais.

Vivement, il s'habilla, l'esprit net maintenant, très inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la cuisinière, ni le domestique n'avait bougé. Mais, de l'autre côté du palier, des voix alarmées chuchotaient; et, lorsqu'il sortit, il vit s'ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent, vêtues de peignoirs blancs, passés à la hâte.

—Père, qu'y a-t-il?

L'aînée, Lucie, avait vingt-deux ans déjà, grande, brune, l'air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, âgée de dix-neuf ans à peine, était petite, les cheveux dorés, d'une grâce caressante.

—Rien de grave, répondit-il pour les rassurer. Il paraît que des tapageurs font du bruit, là-bas. Je vais voir.

Mais elles se récrièrent, elles ne voulaient pas le laisser partir sans qu'il prît quelque chose de chaud. Autrement, il leur rentrerait malade, l'estomac délabré, comme toujours. Lui, se débattait, donnait sa parole d'honneur qu'il était trop pressé.

—Écoute, finit par dire Jeanne en se pendant à son cou, tu vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits; ou je reste comme ça, tu es obligé de m'emporter avec toi.

Il dut se résigner, en jurant que les biscuits l'étoufferaient. Déjà, elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. En bas, dans la salle à manger, elles s'empressèrent de le servir, l'une versant le rhum, l'autre courant à l'office chercher un paquet de biscuits. Ayant perdu leur mère très jeunes, elles s'étaient élevées toutes seules, assez mal, gâtées par leur père, l'aînée hantée du rêve de chanter sur les théâtres, la cadette folle de peinture, d'une hardiesse de goût qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait dû être diminué, à la suite de gros embarras d'affaires, il était brusquement poussé, chez ces filles d'air extravagant, des ménagères très sages et très rusées, dont l'oeil découvrait les erreurs de centimes, dans les comptes. Aujourd'hui, avec leurs allures garçonnières d'artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes, arrivaient enfin à rendre décente la gêne croissante de la maison.

—Mange, papa, répétait Lucie.

Puis, remarquant la préoccupation où il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur.

—C'est donc grave, que tu nous fais cette grimace?… Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous à ce déjeuner.

Elle parlait d'une partie projetée pour le matin. Madame Hennebeau devait aller, avec sa calèche, chercher d'abord Cécile, chez les Grégoire; ensuite, elle viendrait les prendre, et l'on irait toutes à Marchiennes, déjeuner aux Forges, où la femme du directeur les avait invitées. C'était une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et les fours à coke.

—Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour.

Mais il se fâchait.

—En voilà une idée! Je vous répète que ce n'est rien… Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures, comme c'est convenu.

Il les embrassa, il se hâta de partir. On entendit le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre gelée du jardin.

Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du rhum, tandis que Lucie mettait les biscuits sous clef. La pièce avait la propreté froide des salles où la table est maigrement servie. Et toutes deux profitaient de cette descente matinale pour voir si rien, la veille, n'était resté à la débandade. Une serviette traînait, le domestique serait grondé. Enfin, elles remontèrent.

Pendant qu'il coupait au plus court, par les allées étroites de son potager, Deneulin songeait à sa fortune compromise, à ce denier de Montsou, ce million qu'il avait réalisé en rêvant de le décupler, et qui courait aujourd'hui de si grands risques. C'était une suite ininterrompue de mauvaises chances, des réparations énormes et imprévues, des conditions d'exploitation ruineuses, puis le désastre de cette crise industrielle, juste à l'heure où les bénéfices commençaient. Si la grève éclatait chez lui, il était par terre. Il poussa une petite porte: les bâtiments de la fosse se devinaient, dans la nuit noire, à un redoublement d'ombre, étoilé de quelques lanternes.

Jean-Bart n'avait pas l'importance du Voreux, mais l'installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot des ingénieurs. On ne s'était pas contenté d'élargir le puits d'un mètre cinquante et de le creuser jusqu'à sept cent huit mètres de profondeur, on l'avait équipé à neuf, machine neuve, cages neuves, tout un matériel neuf, établi d'après les derniers perfectionnements de la science; et même une recherche d'élégance se retrouvait jusque dans les constructions, un hangar de criblage à lambrequin découpé, un beffroi orné d'une horloge, une salle de recette et une chambre de machine, arrondies en chevet de chapelle renaissance, que la cheminée surmontait d'une spirale de mosaïque, faite de briques noires et de briques rouges. La pompe était placée sur l'autre puits de la concession, à la vieille fosse Gaston-Marie, uniquement réservée pour l'épuisement. Jean-Bart, à droite et à gauche de l'extraction, n'avait que deux goyots, celui d'un ventilateur à vapeur et celui des échelles.

Le matin, dès trois heures, Chaval était arrivé le premier, débauchant les camarades, les convainquant qu'il fallait imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de cinq centimes par berline. Bientôt, les quatre cents ouvriers du fond avaient débordé de la baraque dans la salle de recette, au milieu d'un tumulte de gestes et de cris. Ceux qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres, encore en sabots, le paletot sur les épaules à cause du grand froid, barraient le puits; et les porions s'étaient enroués à vouloir mettre de l'ordre, à les supplier d'être raisonnables, de ne pas empêcher de descendre ceux qui en avaient la bonne volonté.

Mais Chaval s'emporta, quand il aperçut Catherine en culotte et en veste, la tête serrée dans le béguin bleu. Il lui avait, en se levant, signifié brutalement de rester couchée. Elle, désespérée de cet arrêt du travail, l'avait suivi tout de même, car il ne lui donnait jamais d'argent, elle devait souvent payer pour elle et pour lui; et qu'allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien? Une peur l'obsédait, la peur d'une maison publique de Marchiennes, où finissaient les herscheuses sans pain et sans gîte.

—Nom de Dieu! cria Chaval, qu'est-ce que tu viens foutre ici?

Elle bégaya qu'elle n'avait pas des rentes et qu'elle voulait travailler.

—Alors, tu te mets contre moi, garce!… Rentre tout de suite, ou je te raccompagne à coups de sabot dans le derrière!

Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, résolue à voir comment tourneraient les choses.

Deneulin arrivait par l'escalier du criblage. Malgré la faible clarté des lanternes, d'un vif regard il embrassa la scène, cette cohue noyée d'ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les herscheuses, jusqu'aux galibots. Dans la nef, neuve et encore propre, la besogne arrêtée attendait: la machine, sous pression, avait de légers sifflements de vapeur; les cages demeuraient pendues aux câbles immobiles; les berlines, abandonnées en route, encombraient les dalles de fonte. On venait de prendre à peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail recommencerait.

—Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-t-il à pleine voix. Qu'est-ce qui vous fâche? Expliquez-moi ça, nous allons nous entendre.

D'ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l'allure brusque, il tâchait d'abord de les conquérir par une bonhomie qui avait des éclats de clairon; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui l'homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux, le premier au danger, dès qu'un accident épouvantait la fosse. Deux fois, après des coups de grisou, on l'avait descendu, lié par une corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient.

—Voyons, reprit-il, vous n'allez pas me faire repentir d'avoir répondu de vous. Vous savez que j'ai refusé un poste de gendarmes… Parlez tranquillement, je vous écoute.

Tous se taisaient maintenant, gênés, s'écartant de lui; et ce fut
Chaval qui finit par dire:

—Voilà, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer à travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline.

Il parut surpris.

—Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la Régie de Montsou.

—C'est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de même dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu'il n'y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels… Nous voulons cinq centimes de plus, n'est-ce pas, vous autres?

Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu à peu, tous se rapprochaient en un cercle étroit.

Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d'homme amoureux des gouvernements forts, se serrait, de peur de céder à la tentation d'en saisir un par la peau du cou. Il préféra discuter, parler raison.

—Vous voulez cinq centimes, et j'accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu… Comprenez donc qu'il faut que je vive, moi d'abord, pour que vous viviez. Et je suis à bout, la moindre augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute… Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la dernière grève, j'ai cédé, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n'en a pas moins été ruineuse, car voici deux années que je me débats… Aujourd'hui, j'aimerais mieux lâcher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, où prendre de l'argent pour vous payer.

Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maître qui leur contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient le nez, têtus, incrédules, refusant de s'entrer dans le crâne qu'un chef ne gagnât pas des millions sur ses ouvriers.

Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, prêt à le dévorer, s'il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C'était une concurrence sauvage, qui le forçait aux économies, d'autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l'extraction, condition défavorable à peine compensée par la forte épaisseur des couches de houille. Jamais il n'aurait haussé les salaires, à la suite de la dernière grève, sans la nécessité où il s'était trouvé d'imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lâcher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau résultat pour eux, s'ils l'obligeaient à vendre, de passer sous le joug terrible de la Régie! Lui, ne trônait pas au loin, dans un tabernacle ignoré; il n'était pas un de ces actionnaires qui paient des gérants pour tondre le mineur, et que celui-ci n'a jamais vus; il était un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa vie. L'arrêt du travail allait être la mort, tout bonnement, car il n'avait pas de stock, et il fallait pourtant qu'il expédiât les commandes. D'autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiées ses amis? Ce serait la faillite.

—Et voilà, mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre… On ne demande pas à un homme de s'égorger lui-même, n'est-ce pas? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en grève, c'est comme si je me coupais le cou.

Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait hésiter. Plusieurs retournèrent près du puits.

—Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre… Quels sont ceux qui veulent travailler?

Catherine s'était avancée une des premières. Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant:

—Nous sommes tous d'accord, il n'y a que les jean-foutre qui lâchent les camarades!

Dès lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommençaient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les écraser contre les murs. Un instant, le directeur, désespéré, essaya de lutter seul, de réduire violemment cette foule; mais c'était une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essoufflé sur une chaise, si éperdu de son impuissance, que pas une idée ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit à un surveillant d'aller lui chercher Chaval; puis, quand ce dernier eut consenti à l'entretien, il congédia le monde du geste.

—Laissez-nous.

L'idée de Deneulin était de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux, dévoré de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s'étonner qu'un ouvrier de son mérite compromît de la sorte son avenir. A l'entendre, il avait depuis longtemps jeté les yeux sur lui pour un avancement rapide; et il termina en offrant carrément de le nommer porion, plus tard. Chaval l'écoutait, silencieux, les poings d'abord serrés, puis peu à peu détendus. Tout un travail s'opérait au fond de son crâne: s'il s'entêtait dans la grève, il n'y serait jamais que le lieutenant d'Étienne, tandis qu'une autre ambition s'ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d'orgueil lui montait à la face et le grisait. Du reste, la bande de grévistes, qu'il attendait depuis le matin, ne viendrait plus à cette heure; quelque obstacle avait dû l'arrêter, des gendarmes peut-être: il n'était que temps de se soumettre. Mais il n'en refusait pas moins de la tête, il faisait l'homme incorruptible, à grandes tapes indignées sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donné par lui à ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les décider à descendre.

Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à l'écart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pérorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s'en allèrent, exaspérés, s'obstinant dans la résolution qu'il leur avait fait prendre. Il était déjà plus de sept heures, le jour se levait, très clair, un jour gai de grande gelée. Et, tout d'un coup, le branle de la fosse recommença, la besogne arrêtée continuait. Ce fut d'abord la machine dont la bielle plongea, déroulant et enroulant les câbles des bobines. Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s'emplissaient, s'engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre.

—Nom de Dieu! qu'est-ce que tu fous là? cria Chaval à Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flâner!

A neuf heures, lorsque madame Hennebeau arriva dans sa voiture, avec Cécile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes prêtes, très élégantes malgré leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s'étonna, en apercevant Négrel qui accompagnait la calèche à cheval. Quoi donc, les hommes en étaient? Alors, madame Hennebeau expliqua de son air maternel qu'on l'avait effrayée, que les chemins étaient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu'elle préférait emmener un défenseur. Négrel riait, les rassurait: rien d'inquiétant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succès, Deneulin raconta la révolte réprimée de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s'égayaient de cette journée superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long frémissement qui s'enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s'ils avaient collé l'oreille contre la terre.

—Eh bien! c'est convenu, répéta madame Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dînez avec nous… madame Grégoire m'a également promis de venir reprendre Cécile.

—Comptez sur moi, répondit Deneulin.

La calèche partit du côté de Vandame. Jeanne et Lucie s'étaient penchées, pour rire encore à leur père, resté debout au bord du chemin; tandis que Négrel trottait galamment, derrière les roues qui fuyaient.

On traversa la forêt, on prit la route de Vandame à Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda à madame Hennebeau si elle connaissait la Côte-Verte; et celle-ci, malgré son séjour de cinq ans déjà dans le pays, avoua qu'elle n'était jamais allée de ce côté. Alors, on fit un détour. Le Tartaret, à la lisière du bois, était une lande inculte, d'une stérilité volcanique, sous laquelle, depuis des siècles, brûlait une mine de houille incendiée. Cela se perdait dans la légende, des mineurs du pays racontaient une histoire: le feu du ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, où les herscheuses se souillaient d'abominations; si bien qu'elles n'avaient pas même eu le temps de remonter, et qu'aujourd'hui encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinées, rouge sombre, se couvraient d'une efflorescence d'alun, comme d'une lèpre. Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer un oeil à ces trous, juraient y voir des flammes, les âmes criminelles en train de grésiller dans la braise intérieure. Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs chaudes, empoisonnant l'ordure et la sale cuisine du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu'un miracle d'éternel printemps, au milieu de cette lande maudite du Tartaret, la Côte-Verte se dressait avec ses gazons toujours verts, ses hêtres dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses champs où mûrissaient jusqu'à trois récoltes. C'était une serre naturelle, chauffée par l'incendie des couches profondes. Jamais la neige n'y séjournait. L'énorme bouquet de verdure, à côté des arbres dépouillés de la forêt, s'épanouissait dans cette journée de décembre, sans que la gelée en eût même roussi les bords.

Bientôt, la calèche fila en plaine. Négrel plaisantait la légende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d'une mine, par la fermentation des poussières du charbon; quand on ne pouvait s'en rendre maître, il brûlait sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu'on avait inondée, en détournant et en jetant dans le puits une rivière. Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient à chaque minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux, avec des regards obliques, dévisageant ce luxe qui les forçait à se ranger. Leur nombre augmentait toujours, les chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fût ainsi par les chemins? Ces demoiselles s'effrayaient, Négrel commençait à flairer quelque bagarre, dans la campagne frémissante; et ce fut un soulagement lorsqu'on arriva enfin à Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les éteindre, les batteries des fours à coke et les tours des hauts fourneaux lâchaient des fumées, dont la suie éternelle pleuvait dans l'air.

II

A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure déjà, poussant les berlines jusqu'au relais; et elle était trempée d'un tel flot de sueur, qu'elle s'arrêta un instant pour s'essuyer la face.

Du fond de la taille, où il tapait à la veine avec les camarades du marchandage, Chaval s'étonna, lorsqu'il n'entendit plus le grondement des roues. Les lampes brûlaient mal, la poussière du charbon empêchait de voir.

—Quoi donc? cria-t-il.

Quand elle lui eut répondu qu'elle allait fondre bien sûr, et qu'elle se sentait le coeur qui se décrochait, il répliqua furieusement:

—Bête, fais comme nous, ôte ta chemise!

C'était à sept cent huit mètres, au nord, dans la première voie de la veine Désirée, que trois kilomètres séparaient de l'accrochage. Lorsqu'ils parlaient de cette région de la fosse, les mineurs du pays pâlissaient et baissaient la voix, comme s'ils avaient parlé de l'enfer; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la tête, en hommes qui préféraient ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A mesure que les galeries s'enfonçaient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans l'incendie intérieur, qui, là-haut, calcinait les roches. Les tailles, au point où l'on en était arrivé, avaient une température moyenne de quarante-cinq degrés. On s'y trouvait en pleine cité maudite, au milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables.

Catherine, qui avait déjà enlevé sa veste, hésita, puis ôta également sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serrée aux hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit à rouler.

—Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix haute.

Dans son étouffement, il y avait une vague peur. Depuis cinq jours qu'ils travaillaient là, elle songeait aux contes dont on avait bercé son enfance, à ces herscheuses du temps jadis qui brûlaient sous le Tartaret, en punition de choses qu'on n'osait pas répéter. Sans doute, elle était trop grande maintenant pour croire de pareilles bêtises; mais, pourtant, qu'aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu sortir du mur une fille rouge comme un poêle, avec des yeux pareils à des tisons? Cette idée redoublait ses sueurs.

Au relais, à quatre-vingts mètres de la taille, une autre herscheuse prenait la berline et la roulait à quatre-vingts mètres plus loin, jusqu'au pied du plan incliné, pour que le receveur l'expédiât avec celles qui descendaient des voies d'en haut.

—Fichtre! tu te mets à ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de trente ans, quand elle aperçut Catherine en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan m'embêtent avec leurs saletés.

—Ah bien! répliqua la jeune fille, je m'en moque, des hommes! je souffre trop.

Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis était que, dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable. On côtoyait d'anciens travaux, une galerie abandonnée de Gaston-Marie, très profonde, où un coup de grisou, dix ans plus tôt, avait incendié la veine, qui brûlait toujours, derrière le «corroi», le mur d'argile bâti là et réparé continuellement, afin de limiter le désastre. Privé d'air, le feu aurait dû s'éteindre; mais sans doute des courants inconnus l'avivaient, il s'entretenait depuis dix années, il chauffait l'argile du corroi comme on chauffe les briques d'un four, au point qu'on en recevait au passage la cuisson. Et c'était le long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent mètres, que se faisait le roulage, dans une température de soixante degrés.

Après deux voyages, Catherine étouffa de nouveau. Heureusement, la voie était large et commode, dans cette veine Désirée, une des plus épaisses de la région. La couche avait un mètre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. Mais ils auraient préféré le travail à col tordu, et un peu de fraîcheur.

—Ah! ça, est-ce que tu dors? reprit violemment Chaval, dès qu'il cessa d'entendre remuer Catherine. Qui est-ce qui m'a fichu une rosse de cette espèce? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler!

Elle était au bas de la taille, appuyée sur sa pelle; et un malaise l'envahissait, pendant qu'elle les regardait tous d'un air imbécile, sans obéir. Elle les voyait mal, à la lueur rougeâtre des lampes, entièrement nus comme des bêtes, si noirs, si encrassés de sueur et de charbon, que leur nudité ne la gênait pas. C'était une besogne obscure, des échines de singe qui se tendaient, une vision infernale de membres roussis, s'épuisant au milieu de coups sourds et de gémissements. Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les rivelaines s'arrêtèrent de taper, et ils la plaisantèrent d'avoir ôté sa culotte.

—Eh! tu vas l'enrhumer, méfie-toi!

—C'est qu'elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en a pour deux!

—Oh! faudrait voir. Relève ça. Plus haut! plus haut!

Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires, retomba sur elle.

—Ça y est-il, nom de Dieu!… Ah! pour les saletés, elle est bonne.
Elle resterait là, à en entendre jusqu'à demain.

Péniblement, Catherine s'était décidée à emplir sa berline; puis, elle la poussa. La galerie était trop large pour qu'elle pût s'arc-bouter aux deux côtés des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, où ils cherchaient un point d'appui, pendant qu'elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant, la taille cassée. Et, dès qu'elle longeait le corroi, le supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitôt de tout son corps, en gouttes énormes, comme une pluie d'orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglée, souillée elle aussi d'une boue noire. Sa chemise étroite, comme trempée d'encre, collait à sa peau, lui remontait jusqu'aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en était si douloureusement bridée, qu'il lui fallut lâcher encore la besogne.

Qu'avait-elle donc, ce jour-là? Jamais elle ne s'était senti ainsi du coton dans les os. Ça devait être un mauvais air. L'aérage ne se faisait pas, au fond de cette voie éloignée. On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes refusaient de brûler; sans parler du grisou, dont on ne s'occupait plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d'un bout de la quinzaine à l'autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d'asphyxie, en haut des gaz légers qui s'allument et foudroient tous les chantiers d'une fosse, des centaines d'hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait tellement avalé, qu'elle s'étonnait de le supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu.

N'en pouvant plus, elle éprouva un besoin d'ôter sa chemise. Cela tournait à la torture, ce linge dont les moindres plis la coupaient, la brûlaient. Elle résista, voulut rouler encore, fut forcée de se remettre debout. Alors, vivement, en se disant qu'elle se couvrirait au relais, elle enleva tout, la corde, la chemise, si fiévreuse, qu'elle aurait arraché la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant, pitoyable, ravalée au trot de la femelle quêtant sa vie par la boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouillée de suie, avec de la crotte jusqu'au ventre, ainsi qu'une jument de fiacre. A quatre pattes, elle poussait.

Mais un désespoir lui vint, elle n'était pas soulagée, d'être nue. Quoi ôter encore? Le bourdonnement de ses oreilles l'assourdissait, il lui semblait sentir un étau la serrer aux tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, calée dans le charbon de la berline, lui parut s'éteindre. Seule, l'intention d'en remonter la mèche surnageait, au milieu de ses idées confuses. Deux fois elle voulut l'examiner, et les deux fois, à mesure qu'elle la posait devant elle, par terre, elle la vit pâlir, comme si elle aussi eût manqué de souffle. Brusquement, la lampe s'éteignit. Alors, tout roula au fond des ténèbres, une meule tournait dans sa tête, son coeur défaillait, s'arrêtait de battre, engourdi à son tour par la fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s'était renversée, elle agonisait dans l'air d'asphyxie, au ras du sol.

—Je crois, nom de Dieu! qu'elle flâne encore, gronda la voix de
  Chaval.

Il écouta du haut de la taille, n'entendit point le bruit des roues.

—Eh! Catherine, sacrée couleuvre!

La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une haleine ne répondait.

—Veux-tu que j'aille te faire grouiller, moi!

Rien ne remuait, toujours le même silence de mort. Furieux, il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu'il faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la voie. Béant, il la regardait. Qu'avait-elle donc? Ce n'était pas une frime au moins, histoire de faire un somme? Mais la lampe, qu'il avait baissée pour lui éclairer la face, menaça de s'éteindre. Il la releva, la baissa de nouveau, finit par comprendre: ça devait être un coup de mauvais air. Sa violence était tombée, le dévouement du mineur s'éveillait, en face du camarade en péril. Déjà il criait qu'on lui apportât sa chemise; et il avait saisi à pleins bras la fille nue et évanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand on lui eut jeté sur les épaules leurs vêtements, il partit au pas de course, soutenant d'une main son fardeau, portant les deux lampes de l'autre. Les galeries profondes se déroulaient, il galopait, prenait à droite, prenait à gauche, allait chercher la vie dans l'air glacé de la plaine, que soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l'arrêta, le ruissellement d'une infiltration coulant de la roche. Il se trouvait à un carrefour d'une grande galerie de roulage, qui desservait autrefois Gaston-Marie. L'aérage y soufflait en un vent de tempête, la fraîcheur y était si grande, qu'il fut secoué d'un frisson, lorsqu'il eut assis par terre, contre les bois, sa maîtresse toujours sans connaissance, les yeux fermés.

—Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague… Tiens-toi un peu que je trempe ça dans l'eau.

Il s'effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle était comme une morte, enterrée déjà au fond de la terre, avec son corps fluet de fille tardive, où les formes de la puberté hésitaient encore. Puis, un frémissement courut sur sa gorge d'enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite misérable, déflorée avant l'âge. Elle ouvrit les yeux, elle bégaya:

—J'ai froid.

—Ah! j'aime mieux ça, par exemple! cria Chaval soulagé.

Il la rhabilla, glissa aisément la chemise, jura de la peine qu'il eut à passer la culotte, car elle ne pouvait s'aider beaucoup. Elle restait étourdie, ne comprenait pas où elle se trouvait, ni pourquoi elle était nue. Quand elle se souvint, elle fut honteuse. Comment avait-elle osé enlever tout! Et elle le questionnait: est-ce qu'on l'avait aperçue ainsi, sans un mouchoir à la taille seulement, pour se cacher? Lui, qui rigolait, inventait des histoires, racontait qu'il venait de l'apporter là, au milieu de tous les camarades faisant la haie. Quelle idée aussi d'avoir écouté son conseil et de s'être mis le derrière à l'air! Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne devaient pas même savoir si elle l'avait rond ou carré, tellement il galopait raide.

—Bigre! mais je crève de froid, dit-il en se rhabillant à son tour.

Jamais elle ne l'avait vu si gentil. D'ordinaire, pour une bonne parole qu'il lui disait, elle empoignait tout de suite deux sottises. Cela aurait été si bon de vivre d'accord! Une tendresse la pénétrait, dans l'alanguissement de sa fatigue. Elle lui sourit, elle murmura:

—Embrasse-moi.

Il l'embrassa, il se coucha près d'elle, en attendant qu'elle pût marcher.

—Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier là-bas, car je n'en pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie!

—Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous les arbres… Tu as du mal dans ce chantier, ça, je m'en doute, ma pauvre fille.

Elle fut si touchée de l'entendre en convenir, qu'elle fit la vaillante.

—Oh! c'est une mauvaise disposition. Puis, aujourd'hui, l'air est empoisonné… Mais tu verras, tout à l'heure, si je suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille, n'est-ce pas? Moi, j'y crèverais plutôt que de lâcher.

Il y eut un silence. Lui, la tenait d'un bras à la taille, en la serrant contre sa poitrine, pour l'empêcher d'attraper du mal. Elle, bien qu'elle se sentît déjà la force de retourner au chantier, s'oubliait avec délices.

—Seulement, continua-t-elle très bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil… Oui, on est si content, quand on s'aime un peu.

Et elle se mit à pleurer doucement.

—Mais je t'aime, cria-t-il, puisque je t'ai prise avec moi.

Elle ne répondit que d'un hochement de tête. Souvent, il y avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les avoir, en se fichant de leur bonheur à elles. Ses larmes coulaient plus chaudes, cela la désespérait maintenant, de songer à la bonne vie qu'elle mènerait, si elle était tombée sur un autre garçon, dont elle aurait senti toujours le bras passé ainsi à sa taille. Un autre? et l'image vague de cet autre se dressait dans sa grosse émotion. Mais c'était fini, elle n'avait plus que le désir de vivre jusqu'au bout avec celui-là, s'il voulait seulement ne pas la bousculer si fort.

—Alors, dit-elle, tâche donc d'être comme ça de temps en temps.

Des sanglots lui coupèrent la parole, et il l'embrassa de nouveau.

—Es-tu bête!… Tiens! je jure d'être gentil. On n'est pas plus méchant qu'un autre, va!

Elle le regardait, elle recommençait à sourire dans ses larmes. Peut-être qu'il avait raison, on n'en rencontrait guère, des femmes heureuses. Puis, bien qu'elle se défiât de son serment, elle s'abandonnait à la joie de le voir aimable. Mon Dieu! si cela avait pu durer! Tous deux s'étaient repris; et, comme ils se serraient d'une longue étreinte, des pas les firent se mettre debout. Trois camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir.

On repartit ensemble. Il était près de dix heures, et l'on déjeuna dans un coin frais, avant de se remettre à suer au fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de leur briquet, ils allaient boire une gorgée de café à leur gourde, lorsqu'une rumeur, venue des chantiers lointains, les inquiéta. Quoi donc? était-ce un accident encore? Ils se levèrent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des galibots les croisaient à chaque instant; et aucun ne savait, tous criaient, ça devait être un grand malheur. Peu à peu, la mine entière s'effarait, des ombres affolées débouchaient des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les ténèbres. Où était-ce? pourquoi ne le disait-on pas?

Tout d'un coup, un porion passa en criant:

—On coupe les câbles! on coupe les câbles!

Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers des voies obscures. Les têtes se perdaient. A propos de quoi coupait-on les câbles? et qui les coupait, lorsque les hommes étaient au fond? Cela paraissait monstrueux.

Mais la voix d'un autre porion éclata, puis se perdit.

—Ceux de Montsou coupent les câbles! Que tout le monde sorte!

Quand il eut compris, Chaval arrêta net Catherine. L'idée qu'il rencontrerait là-haut ceux de Montsou, s'il sortait, lui engourdissait les jambes. Elle était donc venue, cette bande qu'il croyait aux mains des gendarmes! Un instant, il songea à rebrousser chemin et à remonter par Gaston-Marie; mais la manoeuvre ne s'y faisait plus. Il jurait, hésitant, cachant sa peur, répétant que c'était bête de courir comme ça. On n'allait pas les laisser au fond, peut-être!

La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha.

—Que tout le monde sorte! Aux échelles! aux échelles!

Et Chaval fut emporté avec les camarades. Il bouscula Catherine, il l'accusa de ne pas courir assez fort. Elle voulait donc qu'ils restassent seuls dans la fosse, à crever de faim? car les brigands de Montsou étaient capables de casser les échelles, sans attendre que le monde fût sorti. Cette supposition abominable acheva de les détraquer tous, il n'y eut plus, le long des galeries, qu'une débandade enragée, une course de fous à qui arriverait le premier, pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que les échelles étaient cassées, que personne ne sortirait. Et, quand ils commencèrent à déboucher par groupes épouvantés dans la salle d'accrochage, ce fut un véritable engouffrement: ils se jetaient vers le puits, ils s'écrasaient à l'étroite porte du goyot des échelles; tandis qu'un vieux palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les chevaux à l'écurie, les regardait d'un air de dédaigneuse insouciance, habitué aux nuits passées dans la fosse, certain qu'on le tirerait toujours de là.

—Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval à Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes.

Ahurie, suffoquée par cette course de trois kilomètres qui l'avait encore une fois trempée de sueur, elle s'abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule. Alors, il la tira par le bras, à le lui briser; et elle jeta une plainte, ses larmes jaillirent: déjà il oubliait son serment, jamais elle ne serait heureuse.

—Passe donc! hurla-t-il.

Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le temps il la brutaliserait. Aussi résistait-elle, pendant que le flot éperdu des camarades les repoussait de côté. Les filtrations du puits tombaient à grosses gouttes, et le plancher de l'accrochage, ébranlé par le piétinement, tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux, profond de dix mètres. Justement, c'était à Jean-Bart, deux ans plus tôt, qu'un terrible accident, la rupture d'un câble, avait culbuté la cage au fond du bougnou, dans lequel deux hommes s'étaient noyés. Et tous y songeaient, on allait tous y rester, si l'on s'entassait sur les planches.

—Sacrée tête de pioche! cria Chaval, crève donc, je serai débarrassé!

Il monta, et elle le suivit.

Du fond au jour, il y avait cent deux échelles, d'environ sept mètres, posées chacune sur un étroit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans lequel un trou carré permettait à peine le passage des épaules. C'était comme une cheminée plate, de sept cents mètres de hauteur, entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d'extraction, un boyau humide, noir et sans fin, où les échelles se superposaient, presque droites, par étages réguliers. Il fallait vingt-cinq minutes à un homme solide pour gravir cette colonne géante. D'ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe.

Catherine, d'abord, monta gaillardement. Ses pieds nus étaient faits à l'escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des échelons carrés, recouverts d'une tringle de fer, qui empêchait l'usure. Ses mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants, trop gros pour elles. Et même cela l'occupait, la sortait de son chagrin, cette montée imprévue, ce long serpent d'hommes se coulant, se hissant, trois par échelle, si bien que la tête déboucherait au jour, lorsque la queue traînerait encore sur le bougnou. On n'en était pas là, les premiers devaient se trouver à peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles à des étoiles voyageuses, s'espaçaient de bas en haut, en une ligne toujours grandissante.

Derrière elle, Catherine entendit un galibot compter les échelles. Cela lui donna l'idée de les compter aussi. On en avait déjà monté quinze, et l'on arrivait à un accrochage. Mais, au même instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en proche, toute la colonne s'arrêtait, s'immobilisait. Quoi donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour questionner et s'épouvanter. L'angoisse augmentait depuis le fond, l'inconnu de là-haut les étranglait davantage, à mesure qu'ils se rapprochaient du jour. Quelqu'un annonça qu'il fallait redescendre, que les échelles étaient cassées. C'était la préoccupation de tous, la peur de se trouver dans le vide. Une autre explication descendit de bouche en bouche, l'accident d'un haveur glissé d'un échelon. On ne savait au juste, des cris empêchaient d'entendre, est-ce qu'on allait coucher là? Enfin, sans qu'on fût mieux renseigné, la montée reprit, du même mouvement lent et pénible, au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sûr, les échelles cassées.

A la trente-deuxième échelle, comme on dépassait un troisième accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir. D'abord, elle avait éprouvé à la peau des picotements légers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait les muscles. Et, dans l'étourdissement qui l'envahissait, elle se rappelait les histoires du grand-père Bonnemort, du temps qu'il n'y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient le charbon sur leurs épaules, le long des échelles plantées à nu; si bien que, lorsqu'une d'elles glissait, ou que simplement un morceau de houille déboulait d'un panier, trois ou quatre enfants dégringolaient du coup, la tête en bas. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n'irait au bout.

De nouveaux arrêts lui permirent de respirer. Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d'en haut, achevait de l'étourdir. Au-dessus et au-dessous d'elle, les respirations s'embarrassaient, un vertige se dégageait de cette ascension interminable, dont la nausée la secouait avec les autres. Elle suffoquait, ivre de ténèbres, exaspérée de l'écrasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait aussi de l'humidité, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie battait si fort, qu'elle menaçait d'éteindre les lampes.

Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de réponse. Que fichait-elle là-dessous, est-ce qu'elle avait laissé tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si lourdement, qu'il en était seulement à la cinquante-neuvième échelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par bégayer qu'elle tenait bon tout de même. Il l'aurait traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude. Le fer des échelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu'on la sciait là, jusqu'à l'os. Après chaque brassée, elle s'attendait à voir ses mains lâcher les montants, pelées et roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle croyait tomber en arrière, les épaules arrachées, les cuisses démanchées, dans leur continuel effort. C'était surtout du peu de pente des échelles qu'elle souffrait, de cette plantation presque droite, qui l'obligeait de se hisser à la force des poignets, le ventre collé contre le bois. L'essoufflement des haleines à présent couvrait le roulement des pas, un râle énorme, décuplé par la cloison du goyot, s'élevait du fond, expirait au jour. Il y eut un gémissement, des mots coururent, un galibot venait de s'ouvrir le crâne à l'arête d'un palier.

Et Catherine montait. On dépassa le niveau. La pluie avait cessé, un brouillard alourdissait l'air de cave, empoisonné d'une odeur de vieux fers et de bois humide. Machinalement, elle s'obstinait tout bas à compter: quatre-vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-neuf. Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n'avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la précipiter. Le pis était que ceux d'en bas poussaient maintenant, et que la colonne entière se ruait, cédant à la colère croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des camarades, les premiers, étaient sortis; il n'y avait donc pas d'échelles cassées; mais l'idée qu'on pouvait en casser encore, pour empêcher les derniers de sortir, lorsque d'autres respiraient déjà là-haut, achevait de les rendre fous. Et, comme un nouvel arrêt se produisait, des jurons éclatèrent, tous continuèrent à monter, se bousculant, passant sur les corps, à qui arriverait quand même.

Alors, Catherine tomba. Elle avait crié le nom de Chaval, dans un appel désespéré. Il n'entendit pas, il se battait, il enfonçait les côtes d'un camarade, à coups de talon, pour être avant lui. Elle fut roulée, piétinée. Dans son évanouissement, elle rêvait: il lui semblait qu'elle était une des petites herscheuses de jadis, et qu'un morceau de charbon, glissé d'un panier, au-dessus d'elle, venait de la jeter en bas du puits, ainsi qu'un moineau atteint d'un caillou. Cinq échelles seulement restaient à gravir, on avait mis près d'une heure. Jamais elle ne sut comment elle était arrivée au jour, portée par des épaules, maintenue par l'étranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans un éblouissement de soleil, au milieu d'une foule hurlante qui la huait.

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