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Henri IV (1re partie)

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ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

A Bangor.--La maison de l'archidiacre.

Entrent HOTSPUR, WORCESTER, MORTIMER ET GLENDOWER.


MORTIMER.--Ces promesses sont belles: nos partisans sont sûrs, et notre début présente les plus belles espérances.

HOTSPUR.--Lord Mortimer,--et vous, cousin Glendower, voulez-vous que nous nous asseyions?--et vous aussi, mon oncle Worcester.--Malédiction! j'ai oublié la carte.

GLENDOWER.--Non: la voici. Assieds-toi, cousin Percy, assieds-toi, mon bon cousin Hotspur: toutes les fois que Lancaster parle de vous sous ce nom, son visage pâlit; et poussant un soupir, il vous souhaite le ciel.

HOTSPUR.--Et à vous l'enfer, toutes les fois qu'il entend prononcer le nom d'Owen Glendower.

GLENDOWER.--Je ne peux l'en blâmer: lors de ma naissance, le front du firmament se remplit de figures enflammées et de signaux brûlants, et à l'instant où je vins au monde, les immenses fondements de la terre tremblèrent comme un poltron.

HOTSPUR.--Eh bon! ne fussiez-vous jamais né, la chatte de votre mère eût-elle simplement fait ses chats, le globe n'en aurait pas moins tremblé dans ce moment-là.

GLENDOWER.--Je vous dis que la terre trembla quand je naquis.

HOTSPUR.--Et je dis, moi, que si vous supposez que ce soit de peur de vous, la terre et moi nous ne nous ressemblons guère.

GLENDOWER.--Le ciel était tout en feu, et la terre a tremblé.

HOTSPUR.--Eh bien, la terre aura tremblé de voir le ciel en feu, et non pas de terreur de votre naissance. Souvent la nature malade lance d'étranges éruptions; souvent la terre en travail est pressée et tourmentée d'une sorte de colique causée par les vents désordonnés que renferment ses entrailles. En s'efforçant de sortir, ils secouent cette vieille bonne dame de terre, et jettent à bas les clochers et les tours couvertes de mousse. Sans doute qu'à votre naissance notre grand'mère la terre, souffrant de cette incommodité, se sera agitée de douleur.

GLENDOWER.--Cousin, il est bien des hommes de qui je ne souffre pas ces sortes de contradictions.--Permettez-moi de vous répéter encore qu'à ma naissance le front des cieux s'est couvert de figures enflammées, que les chèvres sont descendues des montagnes, et que les grands troupeaux ont épouvanté les plaines de leurs étranges clameurs. Tous ces signes m'ont annoncé comme un être extraordinaire, et tous les événements de ma vie démontrent que je ne suis pas dans la classe des hommes vulgaires. Quel homme parmi les vivants, de tous ceux qu'enferme la mer qui gronde autour des rivages, de l'Angleterre, de l'Ecosse et des terres de Galles, peut se vanter de m'avoir jamais appelé son élève, ou de m'avoir enseigné à lire? Trouvez-moi un simple fils de femme qui puisse me suivre dans les pénibles sentiers de la science, ou m'accompagner dans la recherche de ses profonds secrets?

HOTSPUR.--Je crois bien qu'il n'est point d'homme qui parle mieux le gallois.--Je vais dîner.

MORTIMER.--Finissez, cousin Percy; vous le rendrez fou.

GLENDOWER.--Je puis appeler les esprits du fond de l'abîme.

HOTSPUR.--Et moi aussi je le peux, et il n'y a pas un homme qui ne le puisse; mais viendront-ils quand vous les appellerez?

GLENDOWER.--Et je puis vous apprendre, cousin, à commander au diable.

HOTSPUR.--Et moi, cousin, je puis vous apprendre à faire honte au diable en disant la vérité; dites la vérité, et vous ferez honte au diable 46. Si vous avez le pouvoir de l'évoquer, faites-le venir ici, et je jure bien que j'aurai le pouvoir, moi, de le faire enfuir de honte. Oh! tant que vous vivrez, dites la vérité, et vous ferez honte au diable.

MORTIMER.--Allons, allons, finissons tous ces inutiles bavardages.

GLENDOWER.--Trois fois Henri Bolingbroke a levé une armée pour m'attaquer, et trois fois je vous l'ai renvoyé des rives de la Wye et de la sablonneuse Severn sans avoir pu porter une seule botte 47, et battu des orages.

Note 46: (retour) Tell truth and shame the devil. Proverbe.
Note 47: (retour) Have I sent him Bootless home, and weather beaten back Home without boots!

Jeu de mots entre boot, butin, et boot, botte.

HOTSPUR.--Sans bottes et par le mauvais temps encore! Comment diable aura-t-il fait pour ne pas gagner la fièvre?

GLENDOWER.--Allons, voici la carte. Ferons-nous par tiers, comme nous en sommes convenus, le partage de nos droits?

MORTIMER.--L'archidiacre a déjà tracé avec une parfaite égalité les limites des trois parts. L'Angleterre, depuis la Trent et la Severn jusqu'ici, au sud et à l'est, m'est assignée pour mon lot. Toute la partie de l'ouest, et le pays de Galles au delà des rives de la Severn et toutes les terres fertiles comprises entre ces limites, sont à Owen Glendower. Et à vous, cher cousin, tout le reste vers le nord, à partir de la Trent. Déjà nos trois traités de partage sont dressés. Après les avoir mutuellement scellés, opération qui peut être terminée ce soir, demain, cousin Percy, vous, et moi et le bon Worcester, nous partirons ensemble pour aller rejoindre votre père, et les troupes écossaises, au rendez-vous qui nous est donné à Shrewsbury. Mon père Glendower n'est pas prêt encore, et nous n'aurons pas besoin de son secours d'ici à quatorze jours.--(A Glendower.) Dans cet intervalle, vous aurez eu le temps de rassembler vos vassaux, vos amis et les gentilshommes de votre voisinage.

GLENDOWER.--Je vous aurai rejoints avant ce temps, milords, et vos dames viendront sous mon escorte. Il faut en ce moment leur échapper adroitement et sans leur dire adieu; car il y aurait un déluge de répandu quand vos femmes et vous auriez à vous dire adieu.

HOTSPUR.--Il me semble que ma portion au nord, depuis Burton jusqu'ici, n'égale pas les vôtres en étendue. Voyez comme cette rivière vient par ici me faire un crochet dans mes terres et m'en couper les meilleures, une énorme demi-lune, un angle prodigieux. Je veux que le courant soit coupé en cet endroit. Les ondes claires et argentées de la Trent couleront ici dans un nouveau canal uni et droit; elle ne serpentera plus dans ce profond détour, pour me venir voler un si riche coin de terre.

GLENDOWER.--Elle ne serpentera plus? Elle serpentera, il le faut bien. Vous voyez que c'est là son cours.

MORTIMER.--Oui, mais remarquez donc comme elle continue et revient sur moi de l'autre côté pour vous élargir de même, me retranchant sur ce point là tout autant qu'elle vous ôte sur l'autre.

WORCESTER.--Sans doute, mais vous pouvez, sans qu'il en coûte fort cher, couper ici la rivière; et en regagnant du côté du nord cette pointe de terre, la faire ainsi couler tout droit et sans détours.

HOTSPUR.--Je veux qu'il en soit ainsi; cela ne coûtera pas cher.

GLENDOWER.--Et moi, je ne veux pas qu'on change son cours.

HOTSPUR.--Vous ne le voulez pas?

GLENDOWER.--Non, et vous ne le ferez pas.

HOTSPUR.--Qui me dira non?

GLENDOWER.--Qui? ce sera moi.

HOTSPUR.--Tâchez donc que je ne l'entende pas. Parlez gallois.

GLENDOWER.--Je sais parler anglais, milord, et tout aussi bien que vous; car j'ai été élevé à la cour d'Angleterre, et très-jeune encore j'ai arrangé pour la harpe, et très-agréablement, une quantité de chansons anglaises, et j'ai su ajouter à la langue d'utiles ornements, mérite qu'on n'a jamais remarqué en vous.

HOTSPUR.--Vraiment, je m'en félicite de tout mon coeur. J'aimerais mieux être chat et crier miaou, que d'être un de vos ouvriers en vers de ballades. J'aimerais mieux entendre grincer un chandelier de cuivre ou une roue mal graissée gratter son essieu; cela m'agacerait moins les dents, beaucoup moins que tous ces diminutifs de poésie: elles ressemblent à l'allure forcée d'un poulain qu'on dresse.

GLENDOWER.--Allons, on vous changera le cours de la Trent.

HOTSPUR.--Oh! je ne m'en embarrasse guère. J'en donnerai, quand on voudra, trois fois autant à l'ami de qui j'aurai à me louer; mais en fait de marché, voilà comme je suis, je chicanerais sur la neuvième partie d'un cheveu. Les articles sont-ils dressés? Partons-nous?

GLENDOWER.--La lune est belle; vous pouvez partir la nuit. Je vais presser le rédacteur pendant ce temps, et vous, préparez vos femmes à votre départ.--Je crains que ma fille n'en perde la raison, tant elle aime passionnément son cher Mortimer!

(Il sort.)

MORTIMER.--Fi, cousin Percy! pouvez-vous contrarier ainsi mon père.

HOTSPUR.--Je ne peux m'en empêcher. Il me met quelquefois en colère, quand il vient me parler de la taupe et de la fourmi, de l'enchanteur Merlin et de ses prophéties, et d'un dragon, et d'un poisson sans nageoires, d'un grillon aux ailes rognées, d'un corbeau dans la mue, d'un lion couchant, d'un chat dansant, et de tout ce ramas de folies qui me mettent hors de sens, je vous le dis de bonne foi. La nuit dernière il m'a tenu au moins neuf heures entières à faire l'énumération des noms des diables qu'il a pour laquais. Je lui disais: Hom, et fort bien, continuez; mais je n'en ai pas écouté un mot. Oh! il est aussi ennuyeux qu'un cheval éreinté, ou une femme qui gronde; pis qu'une maison où il fume.--Oui, j'aimerais mieux vivre de fromage et d'ail, dans un moulin bien loin, que de faire bonne chère dans quelque maison de plaisance que ce fût de toute la chrétienté, s'il fallait l'avoir là à me parler.

MORTIMER.--Croyez-moi, c'est un digne gentilhomme, extrêmement instruit, et qui possède de singuliers secrets; vaillant comme un lion, merveilleusement affable, et aussi généreux que les mines de l'Inde. Voulez-vous que je vous dise, cousin? il fait le plus grand cas de votre caractère, et il fait même violence à sa nature pour fléchir lorsque vous contrariez ses idées; oui, je vous le proteste. Je vous garantis qu'il n'est pas d'homme sous le ciel qui eût pu le provoquer comme vous avez fait, sans s'exposer au châtiment et au danger. Mais ne recommencez pas souvent, je vous en supplie.

WORCESTER.--En vérité, milord, vous vous obstinez beaucoup trop à la contradiction; depuis que vous êtes arrivé, vous en avez assez fait pour pousser sa patience à bout. Il faut absolument, milord, que vous appreniez à vous corriger de ce défaut. Quelquefois il annonce de la grandeur, du courage, du feu, et voilà le plus grand éloge qu'on en puisse faire. Mais souvent il décèle une opiniâtreté furieuse, un défaut d'éducation, un manque d'empire sur soi-même, de l'orgueil, de la hauteur, de la présomption et du dédain; et le moindre de ces vices, dès qu'un gentilhomme en est possédé, lui fait perdre les coeurs; et laisse derrière soi une souillure qui ternit l'éclat de ses autres qualités, et leur dérobe les louanges qu'elles méritent.

HOTSPUR.--Fort bien, me voici à l'école; Que vos bonnes manières vous fassent prospérer!--Je vois venir nos femmes, faisons nos adieux.

(Rentrent Glendower avec lady Mortimer, et lady Percy.)

MORTIMER.--Voilà ce qui me dépite et m'impatiente à mourir. Ma femme ne sait pas dire un mot d'anglais, ni moi un moi de gallois.

GLENDOWER.--Ma fille pleure, elle ne veut point se séparer de vous; elle veut aussi se faire soldat et aller à la guerre.

MORTIMER.--Mon bon père, dites-lui qu'elle et ma tante Percy nous suivront de près sous votre escorte.

(Glendower parle à sa fille en gallois, et elle lui répond dans le même langage.)

GLENDOWER.--Elle se désespère. C'est une petite créature entêtée et volontaire, sur qui la persuasion ne peut rien.

(Lady Mortimer parle à son époux en gallois.)

MORTIMER.--J'entends tes regards: pour ce joli gallois qui tombe de ces yeux gonflés de larmes, j'y suis parfaitement habile; et si la honte ne me retenait pas, je te répondrais dans le même langage, (Lady Mortimer parle.) Oui, je comprends tes baisers et toi les miens, et c'est un dialogue tout en sentiment.--Mais je te promets, ma bien-aimée, de ne pas perdre un instant jusqu'à ce que j'aie appris ta langue; car dans ta bouche le gallois a autant de douceur que les airs les mieux composés chantés par une belle reine, sous un berceau d'été, avec les plus ravissantes modulations et l'accompagnement de son luth.

GLENDOWER.--Si vous vous attendrissez, elle perdra la raison.

(Lady Mortimer parle encore.)

MORTIMER.--Oh! je suis parfaitement ignorant de ceci.

GLENDOWER.--Elle vous invite à vous coucher sur les joncs voluptueux, et à reposer votre tête chérie sur ses genoux; elle vous chantera l'air que vous aimez, et fera régner sur vos paupières le dieu du sommeil qui charmera vos sens par un doux assoupissement, et vous fera passer de la veille au sommeil par un aussi doux changement que celui qui sépare le jour de la nuit, une heure avant que le céleste attelage commence à l'orient sa course dorée.

MORTIMER.--Je veux bien de tout mon coeur m'asseoir et l'entendre chanter. Pendant ce temps-là, à ce que je présume, notre traité sera rédigé.

GLENDOWER.--Allons, asseyez-vous. Les musiciens qui vont jouer des instruments volent dans les airs à mille lieues de vous, et cependant ils vont à l'instant être en ces lieux: asseyez-vous et soyez attentifs.

HOTSPUR.--Viens, Kate: tu sais aussi admirablement te coucher. Allons, vite, vite, que je puisse reposer ma tête sur tes genoux.

LADY PERCY.--Laisse-moi tranquille, oison sans cervelle.

(Glendower prononce quelques mots en gallois, et l'on entend des instruments.)

HOTSPUR.--Oh! je commence à m'apercevoir que le diable entend le gallois; cela ne m'étonne pas, il est si capricieux. Par Notre-Dame, il est bon musicien!

LADY PERCY.--Vous devriez être musicien des pieds à la tête, car vous n'êtes gouverné que par vos caprices. Allons, tenez-vous tranquille, mauvais sujet, et écoutez cette lady chanter en gallois.

HOTSPUR.--J'aimerais beaucoup mieux entendre Lady, ma chienne, hurler en irlandais.

LADY PERCY.--Veux-tu avoir la tête cassée?

HOTSPUR.--Non.

LADY PERCY.--Tiens-toi donc tranquille.

HOTSPUR.--Ni l'un ni l'autre: je suis comme les femmes.

LADY PERCY.--Va, Dieu te conduise.

HOTSPUR.--Au lit de la Galloise?

LADY PERCY.--Que dis-tu là?

HOTSPUR.--Paix! Elle chante. (Lady Mortimer chante une chanson galloise.) Allons, Kate, je veux que vous me chantiez aussi votre chanson.

LADY PERCY.--Non, par ma foi.

HOTSPUR.--Non, par ma foi! Mon coeur, vous jurez comme la femme d'un confiseur. Non, par ma foi, et aussi vrai que je vis, et comme je veux que Dieu me pardonne, et aussi sûr qu'il fait jour; vos serments sont d'une étoffe si mince, si légère! On dirait que vous n'êtes jamais sortie des faubourgs de Londres. Jure-moi, Kate, en lady, comme tu en es une, avec un bon serment qui emplisse la bouche; et laisse-moi ton par ma foi et ces protestations de pain d'épice aux garnitures de velours 48 et aux citadins endimanchés. Allons, chante.

Note 48: (retour) Velvet guards. Les femmes des gros bourgeois de la Cité portaient, dans leurs jours de parure, des robes garnies de bandes de velours.

LADY PERCY.--Je ne veux pas chanter.

HOTSPUR.--C'est pourtant le plus court chemin pour devenir tailleur, ou siffleur de rouges-gorges. Si nos articles sont copiés, je veux partir d'ici avant deux heures; amis, venez quand vous voudrez.

(Il sort.)

GLENDOWER.--Allons, allons, lord Mortimer; vous êtes aussi lent que l'impétueux Percy est impatient de partir. Pendant tout ceci, on achève de mettre les articles au net: nous n'avons plus qu'à les sceller, et ensuite, à cheval sans délai.

MORTIMER.--De tout mon coeur.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Londres.--Un appartement du palais.

Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE DE GALLES et des Lords.


LE ROI.--Milords, veuillez vous retirer; nous avons, le prince de Galles et moi, à causer ensemble: mais ne vous éloignez pas; dans un moment nous aurons besoin de vous. (Les lords sortent.) Je ne sais pas si Dieu, pour quelque offense que j'aurai commise, a, dans ses secrets jugements, arrêté qu'il ferait sortir de mon propre sang l'instrument de sa vengeance et le châtiment qu'il me destine; mais tu me fais croire, par la manière dont tu vis, que tu es spécialement marqué pour être le ministre de son ardente colère, et la verge dont il punira mes égarements. Autrement, réponds-moi, se ferait-il que des penchants si déréglés, des goûts si abjects, une conduite si déplorable, si nulle, si licencieuse, des passions si basses, de si misérables plaisirs, une société aussi grossière que celle dans laquelle tu es entré et comme enraciné, puissent s'associer à la noblesse de ton sang, et te paraître dignes du coeur d'un prince?

HENRI.--Avec le bon plaisir de Votre Majesté, je voudrais pouvoir me justifier de toutes mes fautes aussi complétement que je suis certain de me laver d'un grand nombre d'autres dont on m'a chargé. Du moins, laissez-moi vous demander en compensation de tant de récits mensongers, que l'oreille du pouvoir est forcée d'entendre de la bouche de ces parasites souriants, de ces vils marchands de nouvelles, laissez-moi vous demander qu'une soumission sincère m'obtienne le pardon des véritables irrégularités où s'est à tort laissé égarer ma jeunesse.

LE ROI.--Dieu te pardonne!--Mais laisse-moi encore, Henri, m'étonner de tes inclinations qui prennent un vol tout à fait opposé à celui de tes ancêtres. Tu as honteusement perdu ta place au conseil, et c'est ton jeune frère qui la remplit aujourd'hui; tu as aliéné de toi les coeurs de presque toute la cour et de tous les princes de mon sang; tu as détruit l'attente et les espérances que l'on avait fondées sur toi, et il n'est pas d'homme qui, dans son âme, ne prédise ta chute. Si j'avais été aussi prodigue de ma présence, que je me fusse si fréquemment prostitué aux regards des hommes, et usé à si vil prix dans les sociétés vulgaires, l'opinion publique qui m'a conduit au trône serait restée fidèle à celui qui en était possesseur, et m'aurait laissé dans un exil sans honneur, confondu parmi la foule, sans distinction et sans éclat. Mais, parce que je me montrais rarement, je ne pouvais faire un pas que, semblable à une comète, je n'excitasse l'admiration, que les pères ne dissent à leurs enfants; C'est lui; d'autres demandaient: Où est-il? lequel est Bolingbroke? Et alors j'enlevais au ciel tous les hommages, me parant d'une telle modestie que j'arrachais à tous les coeurs le serment de fidélité, à toutes les bouches des cris et des acclamations, en la présence du roi couronné lui-même. Ainsi j'ai conservé la fraîcheur et la nouveauté de ma personne; comme une robe pontificale, ma présence a toujours excité l'admiration. Aussi l'apparition de ma grandeur, rare, mais somptueuse, prenait l'apparence d'une fête que sa rareté rendait solennelle. Le roi, toujours en l'air, courait de droite et de gauche autour de mauvais bouffons, d'une bande d'esprits légers comme de la paille, promptement allumés et promptement consumés. Il jouait ainsi la dignité, et compromettait la grandeur royale avec de sots baladins, laissant profaner son auguste nom par leurs sarcasmes, livrant sa personne, au détriment de sa renommée, en butte aux railleries d'une troupe d'enfants moqueurs, et servant de plastron aux quolibets du premier venu de ces ridicules imberbes. On le voyait en société avec le peuple des rues. Il s'était vendu à la popularité, et chaque jour en proie aux regards de la multitude, il les rassasia du miel de sa présence, et commença à changer en dégoût le charme des choses douces, dont il suffit d'user un peu plus qu'un peu pour en avoir beaucoup trop. Aussi lorsqu'il avait l'occasion de se montrer, de même que le coucou au mois de juin, on l'entendait, on ne le regardait plus, on le voyait avec des yeux qui, fatigués et blasés par un spectacle continuel, ne lui accordaient aucun de ces regards attentifs et pleins de surprise qu'attire, semblable au soleil, la majesté suprême lorsqu'elle brille rarement aux yeux de ses admirateurs. Au contraire les paupières appesanties se baissaient à sa vue, fermées par le sommeil, et lui présentaient cet aspect nébuleux qu'offrent les peuples à l'objet de leur inimitié; tant ils étaient gorgés, rassasiés, surchargés de sa présence! Et tu es, Henri, précisément dans le même cas. Tu as perdu par cette communication banale le privilége de ton rang élevé; tous les yeux sont las de ta présence trop prodiguée.... excepté les miens, qui ont désiré de te voir encore, et se sentent malgré moi, à ta vue, obscurcis par les larmes d'une folle tendresse.

HENRI.--Mon trois fois gracieux seigneur, je serai dorénavant plus semblable à moi-même.

LE ROI.--Par l'univers, tel tu es en ce jour, tel était Richard lorsque, revenant de France, je débarquai à Ravensburg, et tel que j'étais alors, tel est aujourd'hui Percy. Et par mon sceptre, par le salut de mon âme, Percy a dans le pays un pouvoir plus respectable que toi, l'ombre du successeur au trône. Car, sans droit à la couronne, sans la moindre apparence de droit, il remplit nos campagnes de guerriers armés. Il affronte la gueule menaçante du lion, et quoiqu'il ne doive pas plus aux années que toi, il conduit aux combats sanglants et aux coups meurtriers de vieux lords et de vénérables prélats. Quel honneur immortel ne s'est-il pas acquis contre le fameux Douglas dont les hauts faits, les rapides incursions, et la grande renommée dans les armes, enlèvent à tous les guerriers la première place, et le titre suprême de premier capitaine du siècle dans tous les royaumes qui reconnaissent le Christ? Eh bien! trois fois cet Hotspur, ce Mars au maillot, ce héros encore enfant, a battu le grand Douglas et fait échouer ses entreprises; il l'a fait une fois prisonnier, lui a rendu la liberté et s'en est fait un ami pour emboucher aujourd'hui la trompe retentissante du défi et ébranler la paix et la sûreté de notre trône. Que dis-tu de cela? Percy, Northumberland, monseigneur l'archevêque d'York, Douglas, Mortimer, s'unissent contre nous, et déjà sont en armes.... Mais pourquoi t'informé-je de ces nouvelles? pourquoi, Henri, te parlé-je de mes ennemis à toi qui es mon plus proche comme mon plus cher 49 ennemi?--Il n'est pas impossible que, subjugué par la crainte, entraîné par la bassesse de tes inclinations, ou par une suite de mécontentements, tu ne combattes bientôt contre moi à la solde de Percy, rampant à ses pieds, le saluant lorsqu'il fronce le sourcil, et pour montrer à quel point tu es dégénéré.

Note 49: (retour) Dearest; c'est ici à la fois et le plus aimé et celui qui coûte le plus cher.

HENRI.--Ne le croyez pas; vous ne verrez rien de semblable; et que le ciel pardonne à ceux qui m'ont fait perdre à ce point l'estime de Votre Majesté! C'est par la tête de Percy que je veux tout racheter; et à la fin de quelque glorieuse journée, j'oserai vous dire que je suis votre fils, lorsque je me présenterai à vous, entièrement couvert d'une sanglante parure, et le visage caché sous un masque de sang. Ce sang une fois lavé, avec lui s'effacera ma honte, et ce jour sera le jour même, en quelque temps qu'il arrive, où ce jeune fils de la gloire et de la renommée, ce vaillant Hotspur, ce chevalier loué de tous, et votre Henri, auquel on ne songe pas, viendront à se mesurer ensemble. Les honneurs qui reposent sur son casque vont tous devenir le but de mes efforts; plût au ciel qu'ils fussent en grand nombre, et sur ma tête toutes mes hontes redoublées! Un temps viendra où je forcerai ce jouvenceau du nord à changer ses glorieuses actions contre mes indignités. Mon bon seigneur, Percy n'est que mon facteur; il amasse pour moi des faits glorieux, et je lui en ferai rendre un compte si rigoureux, qu'il faudra qu'il me cède tous ses honneurs jusqu'au dernier; oui, jusqu'au plus léger des mérites qui auront honoré sa vie, ou j'en arracherai le compte de son coeur. Voilà ce que je promets ici sur le nom de Dieu; et, s'il permet que je l'exécute, je conjure Votre Majesté que cet exploit serve à expier ma jeunesse et à guérir les cruelles blessures de mon intempérance. Si je n'y parviens pas, la vie en finissant rompt tous les engagements, et je mourrai cent mille fois avant de violer la moindre parcelle de ce serment.

LE ROI.--Dans ce serment est renfermée la mort de cent mille rebelles. Tu auras de l'emploi dans cette guerre et un commandement en chef (Entre Blount.) Qu'est-ce donc, brave Blount? tes regards annoncent un homme bien pressé.

BLOUNT.--Comme les affaires dont je viens vous parler. Le lord Mortimer d'Écosse 50 fait savoir que Douglas et les rebelles d'Angleterre se sont joints le onze de ce mois à Shrewsbury. S'ils se tiennent mutuellement toutes leurs promesses, ils formeront le parti le plus puissant et le plus formidable qui ait jamais attaqué un État.

Note 50: (retour) Il n'y avait point de lord Mortimer d'Écosse, mais un comte des Marches d'Ecosse, comme lord Mortimer était comte des Marches d'Angleterre; c'est ce qui a fait confusion pour Shakspeare.

LE ROI.--Le comte de Westmoreland s'est mis en marche aujourd'hui: mon fils, le lord Jean de Lancastre, est avec lui; car cet avis date déjà de cinq jours. Tu partiras, Henri, mercredi prochain. Jeudi nous nous mettrons en campagne; notre rendez-vous est Bridgenorth; vous, Henri, vous marcherez par la province de Glocester, et, à ce compte, tout bien calculé, toutes nos troupes doivent être réunies à Bridgenorth dans douze jours environ. Nous avons bien des affaires sur les bras: séparons nous. La supériorité d'un ennemi se nourrit et profite du moindre délai.


SCÈNE III

Une chambre dans la taverne de la Tête-de-Sanglier.

Entrent FALSTAFF ET BARDOLPH.


FALSTAFF.--Bardolph, ne suis-je pas indignement maigri depuis cette dernière affaire? Ne trouves-tu pas que je suis déchu, que je viens à rien? Vois, la peau me pend de tous côtés comme la robe de chambre d'une vieille lady. Je suis flétri, ridé, comme une vieille poire de messire-jean. Allons, il faut faire pénitence et cela tout à l'heure, pendant qu'il me reste encore un peu de force; car bientôt je n'aurai plus de coeur, et alors la force me manquera pour me repentir. Si je n'ai pas oublié comment est fait le dedans d'une église, je veux être sec comme un grain de moutarde et maigre comme le cheval d'un brasseur. Oui, le dedans d'une église.--La compagnie, la mauvaise compagnie a fait ma Perte.

BARDOLPH.--Sir Jean, vous êtes si chagrin que vous ne pouvez vivre longtemps.

FALSTAFF.--Eh! voilà ce que c'est: allons, chante-moi quelque chanson bien grasse, égaye-moi. Je vivais aussi vertueusement qu'il le faut à un galant homme; j'étais en vérité assez vertueux: je jurais peu, je ne jouais pas aux dés plus de sept fois par semaine; je n'allais pas en mauvais lieux plus d'une fois dans le quart... d'heure: je rendais l'argent que j'empruntais..... oui, trois où quatre fois cela m'est arrivé; je vivais bien et j'étais bien réglé; et à présent je vis sans règle et hors de toute mesure.

BARDOLPH.--Vraiment, vous êtes si gras, sir Jean, que vous ne pouvez pas manquer d'être hors de toute mesure, hors de toute mesure raisonnable, sir Jean.

FALSTAFF.--Corrige ta figure et je corrigerai ma vie. C'est toi qui es notre amiral; tu portes la lanterne de poupe, mais c'est dans ton nez; tu es le chevalier de la lampe ardente.

BARDOLPH.--Eh quoi, sir Jean, ma figure ne vous fait aucun mal.

FALSTAFF.--Non, par ma foi, j'en fais aussi bon usage que bien des gens font d'une tête de mort, ou d'un mémento mori. Je ne vois jamais ta face que je ne pense tout de suite au feu d'enfer, et au mauvais riche qui vivait dans la pourpre; car il est là dans sa robe qui brûle, qui brûle; si tu étais en aucune façon adonné à la vertu, je jurerais par ta figure; mon serment serait par ce feu: mais tu es tout à fait abandonné, et n'était le feu que tu as dans la figure, tu serais absolument un enfant de ténèbres. Quand tu courus au haut de Gadshill, au milieu de la nuit, pour attraper mon cheval, si je ne t'ai pas pris pour un ignis fatuus, ou une boule de feu follet, je conviendrai que l'argent n'est plus bon à rien. Oh! tu es une illumination perpétuelle, un éternel feu de joie; tu m'as épargné plus de mille marcs en torches et en flambeaux lorsque nous roulions ensemble, la nuit, de taverne en taverne; mais aussi pour le vin d'Espagne que tu m'as bu, je me serais fourni le luminaire, et aussi bon que peut le vendre le meilleur épicier de l'Europe. Il y a plus de trente-deux ans que j'entretiens le feu de ta salamandre; daigne le ciel m'en récompenser!

BARDOLPH.--Parbleu! je voudrais que vous eussiez ma figure dans le ventre.

FALSTAFF.--Miséricorde! Je serais bien sûr d'avoir le feu aux entrailles. (Entre l'hôtesse.) Eh bien, ma poule, ma chère caquet-bon-bec, avez-vous su qui est-ce qui a vidé mes poches?

L'HOTESSE.--Comment, sir Jean! à quoi pensez-vous, sir Jean? Est-ce que vous croyez que j'ai des filous dans ma maison? j'ai cherché, je me suis informée et mon mari aussi, de tous nos gens, hommes, garçons, domestiques, les uns après les autres: jamais de la vie il ne s'est encore perdu un poil dans ma maison.

FALSTAFF.--Vous mentez, l'hôtesse; car Bardolph y a été rasé et y a perdu beaucoup de poils; et moi je ferai serment que mes poches y ont été vidées; allez, allez. Vous êtes une vraie femelle, allez.....

L'HOTESSE.--Qui moi! attends, attends, on ne m'a encore jamais appelée ainsi chez moi.

FALSTAFF.--Allez, allez, je vous connais bien.

L'HOTESSE.--Non, sir Jean; vous ne me connaissez pas, sir Jean. Je vous connais bien, moi, sir Jean: vous me devez de l'argent, sir Jean; et aujourd'hui vous me cherchez querelle pour m'en frustrer. C'est moi qui vous ai acheté une douzaine de chemises pour mettre à votre dos.

FALSTAFF.--De la toile à canevas, d'abominable toile à canevas; j'en ai fait présent à des boulangères, et elles en ont fait des tamis.

L'HOTESSE.--Là, comme je suis une honnête femme, c'était une toile de Hollande à huit schellings l'aune. Mais vous me devez encore de l'argent outre cela, sir Jean, pour votre pension d'ordinaire; les boissons de surplus, et, d'argent prêté, vingt-quatre guinées.

FALSTAFF.--En voilà un qui a eu sa bonne part; qu'il vous paye.

L'HOTESSE.--Lui? Hélas! il est pauvre, il n'a rien.

FALSTAFF.--Comment! pauvre? Voyez sa figure. Qu'appelez-vous donc riche? Il n'a qu'à monnayer son nez ou ses joues.--Je ne payerai pas un denier. Est-ce que vous me prenez pour un nigaud? Comment, je ne serai pas libre de prendre mes aises dans mon auberge, sans être exposé à avoir mes poches dévalisées? J'ai perdu un cachet en bague de mon grand-père, qui vaut quarante marcs.

L'HOTESSE.--Oh! Jésus! j'ai entendu le prince lui dire, je ne sais combien de fois, que cette bague n'était que du cuivre.

FALSTAFF.--Comment? Le prince est un drôle et un écornifleur, que je sanglerais comme un chien, s'il était ici, et qu'il osât dire cela. (Entrent le prince Henri et Poins au pas de marche; Falstaff va à leur rencontre, jouant du fifre sur son bâton.) Eh bien, mon garçon? Est-ce que le vent souffle par là, tout de bon? Faut-il que nous marchions tous?

BARDOLPH.--Oui, deux à deux, à la façon de Newgate.

L'HOTESSE.--Milord, je vous en prie, écoutez-moi.

HENRI.--Qu'est-ce que tu dis, madame Quickly? Comment se porte ton mari? Je l'aime bien, c'est un brave homme.

L'HOTESSE.--Mon bon prince, écoutez-moi.

FALSTAFF.--Je t'en prie, laisse-la et écoute-moi.

HENRI.--Qu'est-ce que tu dis, Jack?

FALSTAFF.--La nuit dernière je me suis endormi derrière la tapisserie, et on m'a vidé mes poches. Cette maison est devenue un mauvais lieu, on y vole dans les poches.

HENRI.--Qu'as-tu perdu, Jack?

FALSTAFF.--Tu m'en croiras si tu veux, Hal, j'ai perdu trois ou quatre obligations de quarante guinées chacune, et un cachet en bague de mon grand-père.

HENRI.--Quelque drogue, de la somme de huit pence.

L'HOTESSE.--C'est ce que je lui disais, milord, et j'ai ajouté que j'avais entendu Votre Grâce le dire plus d'une fois. Et, milord, il parle de vous comme un mal embouché qu'il est; il a dit qu'il vous cinglerait de coups.

HENRI.--Comment? il n'a pas dit cela.

L'HOTESSE.--Je n'ai ni foi, ni vérité, et je ne suis pas femme s'il ne l'a pas dit.

FALSTAFF.--Il n'y a pas plus de foi en toi que dans un pruneau cuit 51, pas plus de vérité que dans un renard en peinture; et quant à ta qualité de femme, Marianne la pucelle 52 serait auprès de toi propre à faire la femme d'un alderman. Va, chose, va.

L'HOTESSE.--Quelle chose? dis, quelle chose?

FALSTAFF.--Quelle chose! Mais une chose sur laquelle on peut dire grand merci 53.

Note 51: (retour) Un plat de pruneaux cuits était le mets d'usage, et presque l'enseigne d'un mauvais lieu.
Note 52: (retour) Maid Marian. Ce fut, selon les anciennes ballades, le nom que prit Mathilde, fille de lord Fitzwater, pour suivre dans les bois son amant, le comte d'Huntington qui, proscrit et poursuivi, s'y était réfugié, et y vécut longtemps de brigandage sous le nom de Robin Hood. Maid Marian était le personnage obligé d'une danse de bateleurs qui s'exécutait particulièrement le 1er mai. Elle y était représentée par un homme habillé en femme; c'est sur cette circonstance que porte la plaisanterie de Falstaff.
Note 53: (retour) A thing to thank God on.

Une chose dont il faut remercier Dieu, c'est-à-dire, selon nos locutions, une chose qui nous vient de Dieu et grâce, sans qu'il en coûte rien; et aussi une chose qui sert à remercier Dieu dessus. La plaisanterie ne se pouvait rendre qu'à peu près.

L'HOTESSE.--Je ne suis pas une chose sur laquelle on puisse dire grand merci, je suis bien aise de te le dire; je suis la femme d'un honnête homme; et, sauf la chevalerie, tu es un drôle de m'appeler comme cela.

FALSTAFF.--Et toi, sauf la qualité de femme, tu es un animal brute de dire autrement.

L'HOTESSE.--Dis donc, quel animal, drôle, dis donc?

FALSTAFF.--Quel animal? Pardieu! une loutre.

HENRI.--Une loutre, sir Jean? pourquoi une loutre?

FALSTAFF.--Pourquoi? parce qu'elle n'est ni chair ni poisson, on ne sait comment ni par où la prendre.

L'HOTESSE.--Tu es un menteur quand tu dis cela; tu sais bien, et il n'y a pas un homme au monde qui ne sache bien par où me prendre, entends-tu, drôle?

HENRI.--Tu as raison, hôtesse, et c'est là une insigne calomnie.

L'HOTESSE.--Il en fait autant de vous, monseigneur; il disait l'autre jour que vous lui deviez mille guinées.

HENRI.--Comment, coquin, est-ce que je te dois mille guinées?

FALSTAFF.--Mille guinées? Hal, un million. L'amitié vaut un million, et tu me dois ton amitié.

L'HOTESSE.--Il a fait plus, monseigneur; il vous a traité de drôle, et il a dit qu'il vous cinglerait de coups.

FALSTAFF.--L'ai-je dit, Bardolph?

BARDOLPH.--En vérité, sir Jean, vous l'avez dit.

FALSTAFF.--Oui, s'il disait que ma bague était de cuivre.

HENRI.--Je dis qu'elle est de cuivre; oses-tu tenir ta parole à présent?

FALSTAFF.--Mon Dieu! Hal, tu sais bien que comme homme je n'ai pas peur de toi; mais comme prince, je te crains autant que je craindrais le rugissement du lionceau.

HENRI.--Et pourquoi pas comme le lion même?

FALSTAFF.--C'est le roi en personne qu'on doit craindre comme le lion. Et crois-tu, en conscience, que je te craigne comme je craindrais ton père? Ma foi, si cela est vrai, je veux que ma ceinture casse.

HENRI.--Oh! si cela arrivait, comme ton ventre tomberait sur tes genoux! Mais, maraud, il n'y a pas dans ta maudite panse la moindre place pour la foi, la vérité, l'honneur; elle n'est remplie que de tripes et de boyaux. Accuser une honnête femme d'avoir vidé tes poches! Mais toi, fils de catin, impudent, boursouflé coquin, s'il y a autre chose dans tes poches que des cartes de cabaret, des memento de mauvais lieux, et la valeur d'un malheureux sou de sucre candi pour t'allonger l'haleine; et s'il te peut revenir autre chose à empocher que des injures, je suis un misérable: et cependant, monsieur tiendra tête, il ne souffrira pas qu'on lui manque. N'as-tu pas de honte?

FALSTAFF.--Écoute, Hal, tu sais bien que dans l'état d'innocence Adam a failli: et que peut donc faire le pauvre Jack Falstaff dans ce siècle corrompu? Tu vois bien qu'il y a plus de chair chez moi que dans un autre, par conséquent plus de fragilité.--Enfin vous avouez donc que vous avez retourné mes poches?

HENRI.--L'histoire le dit.

FALSTAFF.--Hôtesse, je te pardonne: va préparer le déjeuner; aime ton mari, veille sur tes domestiques, et chéris tes hôtes; tu me trouveras traitable autant que de raison; tu le vois, je suis apaisé.--Allons, paix!--Je t'en prie, décampe. (L'hôtesse sort.) A présent, Hal, revenons aux nouvelles de la cour... Et l'affaire du vol, mon enfant, qu'est-ce que cela est devenu?

HENRI.--Oh! mon cher Roastbeef, il faut que je te serve encore de bon ange. L'argent est rendu.

FALSTAFF.--Oh! mais je n'aime point du tout cette restitution; c'est faire double travail.

HENRI.--Je suis bien avec mon père, je puis faire tout ce que je veux.

FALSTAFF.--Vole-moi donc le trésor royal; c'est la première chose à faire, et sans te donner la peine de te laver les mains.

BARDOLPH.--Faites cela, milord.

HENRI.--Je t'ai procuré à toi, Jack, une place dans l'infanterie.

FALSTAFF.--J'aurais mieux aimé que ce fût dans la cavalerie.--Où trouverai-je quelqu'un qui ait la main bonne pour voler? il me faudrait absolument un bon voleur de vingt à vingt-deux ans: je suis diablement dégarni de tout. Enfin, n'importe; Dieu soit loué, ces rebelles ne s'en prennent qu'aux honnêtes gens; je les en estime et honore.

HENRI.--Bardolph!

BARDOLPH--Prince!

HENRI.--Va-t'en porter cette lettre au lord Jean de Lancastre, mon frère Jean; celle-ci, à milord de Westmoreland. Allons, Poins, à cheval; car nous avons encore, toi et moi, trente milles à faire avant dîner. Jack, viens me trouver demain au temple, à deux heures après dîner: là tu sauras quelle est ta place, et tu recevras tes instructions et de l'argent. La terre brûle, Percy est au faîte de sa gloire; il faut qu'eux ou nous descendions de beaucoup.

(Sortent le prince, Poins et Bardolph.)

FALSTAFF.--Courtes paroles, braves gens.--Hôtesse, mon déjeuner, allons. Oh! que cette taverne n'est-elle le tambour de ma compagnie!

(Il sort.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.



ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Le camp des rebelles près de Shrewsbury.

Entrent HOTSPUR, WORCESTER, DOUGLAS.


HOTSPUR.--Très-bien parlé, mon noble Écossais. Si la vérité dans ce siècle poli n'était pas prise pour la flatterie, on pourrait dire de Douglas qu'il n'est point de notre temps un guerrier dont le nom parcoure aussi généralement l'univers. Par le ciel, il m'est impossible de flatter: je dédaigne le doucereux langage des courtisans; mais il n'est point d'homme qui occupe une plus belle place que vous dans mon coeur et mon amitié. Oui, sommez-moi de ma parole, éprouvez-moi, milord.

DOUGLAS.--Tu es roi de l'honneur.--Il n'est point sur la terre d'homme si puissant que je ne sois prêt à lui tenir tête.

HOTSPUR.--N'y manquez pas, tout sera au mieux.--(Entre un messager.) Quelles lettres as-tu là?--(A Douglas.) Je ne sais que vous remercier.

LE MESSAGER.--Ces lettres viennent de votre père.

HOTSPUR.--Des lettres de lui! Pourquoi ne vient-il pas lui-même?

LE MESSAGER.--Il ne peut venir, milord; il est dangereusement malade.

HOTSPUR.--Morbleu! comment a-t-il le loisir d'être malade, au moment de se battre?--Qui conduit ses troupes? Sous le commandement de qui nous arrivent-elles?

LE MESSAGER.--Ses lettres pourront vous le dire, milord, et non pas moi.

WORCESTER.--Je te prie, dis-moi, garde-t-il le lit?

LE MESSAGER.--Il le gardait depuis quatre jours quand je suis parti; et au moment où je l'ai quitté, ses médecins craignaient beaucoup pour sa vie.

WORCESTER.--J'aurais voulu voir nos affaires dans un état sûr et solide avant que la maladie vînt le visiter. Jamais sa santé ne fut d'un plus grand prix qu'aujourd'hui.

HOTSPUR.--Malade en ce moment! en ce moment au lit! Cette maladie attaque la partie vitale de notre entreprise; elle est contagieuse pour nous, et même pour notre camp.--Il me mande ici: «Qu'une maladie interne.... que ses amis ne peuvent être rassemblés sitôt par la voie des messages; et qu'il n'a pas cru prudent de livrer de si loin à d'autres âmes que la sienne un secret si important et si dangereux.» Cependant il nous donne un conseil hardi: c'est qu'avec le petit nombre de troupes que nous avons réunies nous marchions en avant, afin de sonder les dispositions de la fortune pour nous: «car, écrit-il, il n'est plus temps de se décourager, attendu que le roi est sûrement instruit de tous nos desseins.» Qu'en dites-vous?

WORCESTER.--La maladie de votre père nous mutile tout à fait.

HOTSPUR.--C'est une des plus dangereuses. C'est un membre de moins.... et cependant, tout bien examiné, non. Le tort que nous fait son absence nous paraît plus considérable qu'il ne le sera en effet. Serait-il à propos de risquer sur un coup de dé la somme réunie de toutes nos forces? de placer une si riche fortune sur les chances périlleuses d'une heure incertaine? Cela ne vaudrait rien, car dans cette heure unique nous attaquerions le fond et l'essentiel de nos espérances, le dernier terme de nos ressources et de notre fortune.

DOUGLAS.--Il est certain que cela ne pourrait être autrement, au lieu qu'à présent il nous reste une sorte de survivance agréable sur l'avenir. Nous pouvons dépenser hardiment dans l'espérance des ressources futures; cela nous donne le point d'appui d'une retraite.

HOTSPUR.--Oui, un rendez-vous, un asile où nous réfugier, s'il arrive que le diable et le malheur regardent de travers cette première fleur 54 de nos affaires.

Note 54: (retour) The maidenhead.

WORCESTER.--Cependant j'aurais voulu que votre père pût se rendre ici. La nature et l'apparence de notre entreprise ne souffrent point de division. Il y a des gens qui, ignorant la cause de son absence, y verront le désaveu de notre conduite, et croiront que c'est sa prudence et sa fidélité au roi qui ont retenu le comte et l'ont empêché de se joindre à nous. Et jugez combien une pareille idée peut changer le cours d'une faction timide, et faire douter de notre cause; car vous n'ignorez pas que nous devons soutenir les apparences de notre force hors de la portée d'un examen trop rigoureux, et boucher tous les jours la plus légère ouverture par laquelle l'oeil de la raison pourrait nous épier. Cette absence de votre père ouvre le rideau qui dévoile aux ignorants un genre de craintes auxquelles ils n'avaient pas songé.

HOTSPUR.--Vous allez trop loin. Voici plutôt comment je considérerais son absence. Elle rehausse l'opinion qu'on a de nous, et, présentant notre entreprise sous un aspect plus audacieux, lui donne un lustre qu'elle n'aurait pas si le comte était avec nous; car lorsque, seuls et sans secours, on nous verra former un parti assez puissant pour tenir tête à tout le royaume, on devra penser qu'avec son aide nous sommes en état de le bouleverser complètement.--Tout est bien encore; nous avons tous nos membres sains et entiers.

DOUGLAS.--Autant que nous pouvons le souhaiter. On n'entend point prononcer en Écosse un tel mot que le mot de crainte.

(Entre sir Richard Vernon.)

HOTSPUR.--Mon cousin Vernon? Vous êtes le bienvenu, sur mon âme!

VERNON.--Plût au ciel, milord, que mes nouvelles méritassent d'être aussi bien accueillies. Le comte de Westmoreland, fort de sept mille hommes, se dirige vers ces lieux: le prince Jean est avec lui.

HOTSPUR.--Je ne vois point de mal à cela. Qu'y a-t-il de plus?

VERNON.--De plus, j'ai appris que le roi en personne marche, ou se dispose à marcher très-promptement contre nous avec des préparatifs et des forces redoutables.

HOTSPUR.--Il sera bien reçu aussi. Où est son fils, le prince de Galles, cet étourdi au pied léger, et ses camarades qui ont jeté de côté le monde et ses affaires, en lui disant de passer son chemin?

VERNON.--Tous équipés, tous en armes, tous plumes en l'air comme des autruches battant l'air de leurs ailes, comme des aigles qui viennent de se baigner; tout brillants de leurs armures dorées comme des images de saints; pleins de vie comme le mois de mai, et resplendissants comme le soleil au milieu de l'été; gais comme de jeunes chevreaux, bouillants comme de jeunes taureaux. J'ai vu le jeune Henri, la visière levée, les cuisses couvertes de ses cuissards, armé en vrai guerrier, s'élever de la terre comme Mercure sur ses ailes, et ferme sur sa selle, voltigeant avec autant d'aisance qu'un ange qui serait descendu des nuages pour manier et manéger un fougueux Pégase, et charmer les hommes par la noblesse de son équitation.

HOTSPUR.--Assez, assez; ces éloges sont pis que le soleil de mars pour donner la fièvre. Qu'ils viennent, qu'ils arrivent parés pour le sacrifice, et nous les offrirons tout fumants et tout sanglants à la vierge aux yeux enflammés qui préside à la guerre fumante. Mars vêtu de fer s'assiéra sur son autel, dans le sang jusqu'aux oreilles. Je suis sur les charbons tant que je sais cette riche conquête si près, et encore pas à nous.--Allons, laissez-moi prendre mon cheval, qui va me porter comme la foudre contre le sein du prince de Galles. Nous nous rencontrerons Henri contre Henri, et son cheval contre le mien, pour ne jamais nous séparer que l'un des deux ne tombe mort. Oh! que Glendower n'est-il arrivé!

VERNON.--J'ai encore d'autres nouvelles. J'ai appris, en traversant le comté de Worcester, qu'il ne pouvait se rendre ici avec son corps de troupes, comme il l'a promis, le quatorzième jour.

DOUGLAS.--Voilà la plus fâcheuse de toutes les nouvelles que j'aie entendues.

WORCESTER.--Oui, sur ma foi, elle a un son qui glace le coeur.

HOTSPUR.--A combien peut monter toute l'armée du roi?

VERNON.--A trente mille hommes.

HOTSPUR.--Fussent-ils quarante mille, sans mon père et Glendower, les troupes que nous avons peuvent suffire pour cette grande journée. Allons, hâtons-nous d'en faire la revue. Le jour fatal est proche: mourons tous s'il le faut, et mourons gaiement.

DOUGLAS.--Ne parlez pas de mourir: je suis d'ici à six mois préservé de toute crainte de la mort et de ses coups.


SCÈNE II.

Un grand chemin près de Coventry.

Entrent FALSTAFF ET BARDOLPH.


FALSTAFF.--Bardolph, va-t'en toujours devant à Coventry; emplis-moi une bouteille de vin d'Espagne: nos soldats traverseront la ville, et nous gagnerons Suttoncolfied ce soir.

BARDOLPH.--Voulez-vous me donner de l'argent, mon capitaine?

FALSTAFF.--Va toujours, va toujours.

BARDOLPH.--Cette bouteille vaut un angelot.

FALSTAFF.--Si elle te vaut cela, prends-le pour ta peine; si elle t'en fait vingt, prends tout. Je suis là pour répondre de la manière dont tu auras battu monnaie. Ordonne à mon lieutenant Peto de me joindre à la sortie de la ville.

BARDOLPH.--Je n'y manquerai pas, capitaine; adieu.

(Il sort.)

FALSTAFF.--Si mes soldats ne me font pas rougir de honte, je veux n'être qu'un hareng sec. J'ai diablement abusé de la presse du roi. J'ai pris, en échange de cent cinquante soldats, trois cent et quelques guinées. Je ne presse que de bons bourgeois, des fils de propriétaires; je m'enquiers de tous les jeunes garçons fiancés, de ceux qui ont déjà eu deux bans de publiés; je me suis procuré toute une partie de poltrons aux pieds chauds, qui aimeraient mieux entendre le diable qu'un coup de tambour, gens qui ont plus de peur du bruit d'une coulevrine qu'un daim ou un canard sauvage déjà blessés. Je ne presse que de ces mangeurs de rôties beurrées qui n'ont de coeur au ventre que pas plus gros qu'une tête d'épingle; et ils ont racheté leur congé: de sorte qu'à présent toute ma troupe consiste en porte-étendards, caporaux, lieutenants, gens d'armes, misérables aussi déguenillés qu'on nous représente Lazare sur la toile quand des chiens gloutons lui léchaient ses plaies; d'autres qui n'ont jamais servi; quelques-uns réformés comme incapables de servir; des cadets de cadets, des garçons de cabaret qui se sont sauvés de chez leurs maîtres, des aubergistes banqueroutiers: tous ces cancres d'un monde tranquille et d'une longue paix, cent fois plus piteusement accoutrés qu'un vieux étendard délabré. Voilà les hommes que j'ai pour remplacer ceux qui ont acheté leur congé; si bien que l'on s'imaginerait que j'ai là cent cinquante enfants prodigues en haillons arrivant de garder les pourceaux et de vivre de restes et de pelures. Un écervelé que j'ai rencontré en chemin, m'a dit que je venais de rafler toutes les potences et de presser tous les cimetières; on n'a jamais vu de pareils épouvantails. Je ne traverserai pas Coventry avec eux; voilà ce qu'il y a de bien sûr. Par-dessus le marché, ces gredins-là marchent les jambes écartées, comme s'ils y avaient des fers; et en effet, j'ai tiré la plupart d'entre eux des prisons. Il n'y a qu'une chemise et demie dans toute ma compagnie; et la demi-chemise encore est faite de deux serviettes bâties ensemble et jetées sur les épaules comme le pourpoint d'un héraut, sans manches; et la chemise entière, pour dire la vérité, a été volée à mon hôte de Saint-Albans, ou à l'aubergiste au nez rouge de Daintry. Mais cela n'y fait rien, ils trouveront bientôt du linge en suffisance sur les haies.

(Entrent le prince Henri et Westmoreland.)

HENRI.--Eh bien, Jack le boursouflé? eh bien, mon gros matelas? Holà, matelas de chair.

FALSTAFF.--Comment, c'est toi, Hal; c'est toi, drôle de corps; que diable fais-tu donc dans la province de Warwick?--Mon cher milord Westmoreland, je vous demande pardon, mais je vous croyais déjà à Shrewsbury.

WESTMORELAND.--Ma foi, sir Jean, il serait plus que temps que j'y fusse, et vous aussi; mais mes troupes y sont déjà arrivées; je vous assure que le roi nous y attend: il faut que nous partions tous ce soir.

FALSTAFF.--Bah! n'ayez pas peur de moi: je suis aussi vigilant qu'un chat qui veut voler de la crème.

HENRI.--Voler de la crème? je le crois, car à force d'en voler tu t'es fait de beurre. Mais dis donc, Jack, à qui sont ces gens qui viennent là-bas?

FALSTAFF.--A moi, Hal, à moi.

HENRI.--De ma vie je n'ai vu de si pitoyables coquins.

FALSTAFF.--Bah, bah! ils sont assez bons pour être jetés à bas. Chair à poudre! chair à poudre! Cela remplira une fosse tout aussi bien que de meilleurs soldats! Mon cher, ce sont des hommes mortels, des hommes mortels.

WESTMORELAND.--Oui; mais, sir Jean, il me semble qu'ils sont cruellement pauvres et décharnés, l'air par trop mendiants.

FALSTAFF.--Ma foi, quant à leur pauvreté.... je ne sais pas où ils l'ont prise; et pour leur maigreur.... je suis bien sûr qu'ils n'ont pas pris cela de moi.

HENRI.--Non, j'en ferais bien serment; à moins qu'on n'appelle maigreur trois doigts de lard sur les côtes. Mais, mon garçon, dépêche-toi; Percy est déjà en campagne.

FALSTAFF.--Comment, est-ce que le roi est déjà campé?

WESTMORELAND.--Oui, sir Jean, je crains que nous ne nous soyons arrêtés trop longtemps.

FALSTAFF.--Eh bien! la fin d'une bataille, et le commencement d'un repas, c'est ce qu'il faut à un soldat de mauvaise volonté, et à un convive de bon appétit.


SCÈNE III

Le camp des rebelles près de Shrewsbury.

Entrent HOTSPUR, WORCESTER, DOUGLAS ET VERNON.


HOTSPUR.--Nous lui livrerons combat ce soir.

WORCESTER.--Cela ne se peut pas.

DOUGLAS.--Alors vous lui abandonnez l'avantage?

VERNON.--Pas du tout.

HOTSPUR.--Comment pouvez-vous dire cela? N'attend-il pas un renfort?

VERNON.--Et nous aussi.

HOTSPUR.--Le sien est sûr, et le nôtre est douteux.

WORCESTER.--Cher cousin, écoutez la prudence. N'attaquons pas ce soir.

VERNON.--Ne le faites pas, milord.

DOUGLAS.--Votre conseil n'est pas bon: c'est la peur et le défaut de coeur qui vous font parler.

VERNON.--Ne m'insultez pas, Douglas. Sur ma vie (et je le soutiendrai aux dépens de ma vie) si une fois mon honneur bien entendu m'ordonne de marcher en avant, j'écoute aussi peu les conseils de la lâche peur que vous, milord, ou quelque autre Écossais qui soit au monde: on verra demain dans la bataille qui de nous a peur.

DOUGLAS.--Oui, ou plutôt ce soir.

VERNON.--Comme il vous plaira.

HOTSPUR.--Ce soir, dis-je.

VERNON.--Allons: cela n'est pas possible. Je suis très-étonné que des chefs aussi expérimentés que vous ne prévoient pas combien d'obstacles nous forcent à retarder notre expédition. Ce détachement de cavalerie de mon cousin Vernon n'est pas encore arrivé: celui de votre oncle Worcester n'est arrivé que d'aujourd'hui, et en ce moment toute leur fierté, tout leur feu est assoupi; leur courage est dompté et abattu par l'excès de la fatigue, et il n'y a pas un de ces chevaux qui vaille la moitié de ce qu'il vaut ordinairement.

HOTSPUR.--La cavalerie de l'ennemi est aussi pour la plupart fatiguée de la route et tout abattue. La meilleure partie de la nôtre est fraîche et reposée.

WORCESTER.--L'armée du roi est plus nombreuse que la nôtre: au nom de Dieu, cousin, attendons que nos renforts soient arrivés.

(Les trompettes sonnent un pourparler.)

(Entre sir Walter Blount.)

BLOUNT.--Je viens chargé d'offres gracieuses de la part du roi, si vous voulez m'entendre avec les égards dûs à mon message.

HOTSPUR.--Soyez le bienvenu, sir Walter Blount. Et plût au ciel que vous fussiez de notre parti! Il est quelques-uns de nous qui vous aiment tendrement, et ceux-là mêmes s'affligent de votre grand mérite et de votre bonne renommée, voyant que vous n'êtes pas des nôtres et que vous paraissez devant nous comme ennemi.

BLOUNT.--Et que le ciel me préserve d'être autre chose, tant et si longtemps que, sortis des bornes du devoir et des règles de la fidélité, vous marcherez révoltés contre la majesté sacrée de votre roi! Mais faisons notre message.--Le roi m'envoie savoir la nature de vos griefs; pour quelle cause, au sein de la paix publique, vous entamez témérairement les hostilités, donnant à son royaume soumis l'exemple d'une criminelle audace. Si le roi a méconnu en quelque chose votre mérite et vos services, qu'il confesse être nombreux, il vous somme d'articuler vos plaintes, et sans aucun retard vos voeux seront satisfaits avec usure, et vous recevrez un pardon absolu pour vous et pour ceux que vos suggestions ont égarés.

HOTSPUR.--Le roi a bien de la bonté: et nous savons de reste que le roi sait fort bien en quel temps il faut promettre et en quel temps il faut payer. Mon père, mon oncle et moi, nous lui avons donné cette couronne qu'il porte. Sa suite n'était pas en tout composée de vingt-six personnes; pauvre en considération parmi les hommes, malheureux, abaissé, il n'était rien qu'un proscrit oublié, se glissant furtivement dans sa patrie, lorsque mon père l'accueillit sur le rivage et l'entendit protester avec serment, à la face du ciel, qu'il ne revenait que pour être duc de Lancastre, pour réclamer la remise de son héritage, et pour faire sa paix qu'il sollicitait avec les larmes de l'innocence et les expressions de l'attachement. Mon père, touché de compassion et par bonté de coeur, lui promit son assistance et lui a tenu parole. Alors, dès que les lords et les barons du royaume surent que Northumberland lui prêtait son appui, grands et petits vinrent le trouver tête nue et genou en terre; ils l'abordèrent en foule dans les bourgs, les cités, les villages; ils le suivaient sur les ponts, se plaçaient sur son passage dans les sentiers, venaient lui offrir leurs dons, lui prêtaient leurs serments, lui donnaient leurs héritiers, le suivaient comme des pages attachés à ses pas, en troupes brillantes et dorées: et aussitôt (tant la grandeur se connaît promptement elle-même!) il fait un pas plus haut que le degré où il avait juré à mon père de s'arrêter, lorsqu'il se sentait le sang appauvri sur les rivages stériles de Ravenspurg; il prend sur lui de réformer certains édits, certains décrets à la vérité trop rigoureux et trop onéreux à la communauté; il crie contre les abus; il feint de gémir sur les maux de sa patrie, et à la faveur de ce masque, de ce beau semblant de justice, il gagne les coeurs de tous ceux qu'il voulait surprendre. Il va plus loin: il fait sauter les têtes de tous les favoris que le roi absent avait laissés pour le remplacer dans le royaume, tandis qu'il était occupé en personne aux guerres d'Irlande.

BLOUNT.--Eh mais, je ne suis pas venu pour entendre tout cela.

HOTSPUR.--Je viens au fait.--Peu de temps après, il déposa le roi, et puis bientôt il lui ôta la vie; et immédiatement après chargea l'État d'impôts universels. Bien pis encore, il a souffert que son parent, le comte des Marches (qui, si chaque homme était à sa place et dans ses droits, serait son roi légitime) demeurât prisonnier dans la province de Galles, pour y être oublié sans rançon. Il m'a disgracié, moi, au milieu de mes heureuses victoires; il a cherché par ses artifices à me faire tomber dans le piége; il a exclu mon oncle du conseil; il a congédié avec fureur mon père de sa cour; il a violé serment sur serment, commis injustice sur injustice. A la fin, en nous repoussant, il nous a contraints de chercher notre sûreté dans la force de cette armée, et aussi d'examiner un peu son titre que nous trouvons trop équivoque pour durer longtemps.

BLOUNT.--Rendrai-je cette réponse au roi?

HOTSPUR.--Non pas de cette manière, sir Walter; nous allons nous consulter pendant quelque temps. Retournez auprès du roi; qu'il engage quelque garantie qui assure le retour, et demain matin de bonne heure, mon oncle lui portera nos intentions: j'ai dit; adieu.

BLOUNT.--Je désire que vous acceptiez les offres de sa clémence et de son amitié.

HOTSPUR.--Il se peut que nous les acceptions.

BLOUNT.--Dieu veuille qu'il en soit ainsi.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

York.--Un appartement dans la maison de l'archevêque.

Entrent L'ARCHEVÊQUE D'YORK ET UN GENTILHOMME.


L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Faites diligence, mon bon sir Michel: prenez des ailes pour porter rapidement cette lettre scellée de mon cachet au lord Maréchal, celle-ci à mon cousin Scroop, et toutes les autres aux personnes auxquelles elles sont adressées. Si vous saviez combien leur contenu est important, vous vous hâteriez.

LE GENTILHOMME.--Mon bon seigneur, je devine ce qu'elles renferment.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--C'est assez probable. Demain, mon cher sir Michel, est un jour où la fortune de dix mille hommes doit être mise à l'épreuve; car demain, mon cher, à Shrewsbury, ainsi que j'en ai reçu la nouvelle certaine, le roi, à la tête d'une armée nombreuse et promptement formée, doit se rencontrer avec le lord Henri; et je crains, sir Michel, que par suite de la maladie de Northumberland, dont le corps de troupes était le plus considérable, et aussi à cause de l'absence d'Owen Glendower, sur lequel ils comptaient comme sur un appui vigoureux, et qui ne s'y est pas rendu, arrêté par des prédictions, je crains que l'armée de Percy ne soit trop faible pour soutenir déjà un combat avec le roi.

LE GENTILHOMME.--Eh quoi! mon bon seigneur, vous n'avez rien à craindre. Il a avec lui le lord Douglas et le lord Mortimer.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Non, Mortimer n'y est pas.

LE GENTILHOMME.--Mais du moins il y a Mordake, Vernon, lord Henry Percy et milord Worcester, et une troupe de braves guerriers et de nobles gentilshommes.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Cela est vrai; mais de son côté le roi a rassemblé la plus belle élite de tout le royaume.--Le prince de Galles, le lord Jean de Lancastre, le noble Westmoreland, et le belliqueux Blount, et beaucoup d'autres braves rivaux, et une foule de guerriers de nom et distingués dans les armes.

LE GENTILHOMME.--Ne doutez pas, milord, qu'ils ne trouvent à qui parler.

L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Je l'espère, et cependant il est impossible de n'avoir pas des craintes: et pour prévenir les plus grands malheurs, sir Michel, faites diligence; car si lord Percy ne réussit pas, le roi, avant de licencier son armée, se propose de nous visiter.--Il a été instruit de notre confédération, et la prudence veut qu'on prenne ses mesures pour se fortifier contre ses desseins. Ainsi hâtez-vous. Il faut que j'aille encore écrire à d'autres amis.--Adieu, sir Michel.

(Ils sortent de différents côtés.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Le camp du roi près de Shrewsbury.

Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE HENRI, LE PRINCE JEAN DE LANCASTRE, SIR WALTER BLOUNT ET SIR JEAN FALSTAFF.


LE ROI.--Comme le soleil commence à se montrer sanglant au-dessus de cette montagne boisée! Le jour pâlit en le voyant si troublé.

HENRI.--Le vent du midi faisant fonction de trompette nous annonce ses desseins, et par de sourds mugissements à travers les feuillages prédit la tempête et un jour orageux.

LE ROI.--Qu'ils sympathisent donc avec les vaincus; rien ne paraît sombre aux vainqueurs. (Entrent Worcester et Vernon.) C'est vous, milord Worcester? Il ne convient guère que nous nous rencontrions ici en de pareils termes. Vous avez trompé notre confiance; vous nous avez forcés de dépouiller les commodes vêtements de la paix, pour froisser d'un dur acier nos membres vieillis. Cela n'est pas bien, milord, cela n'est pas bien. Que répondez-vous? Voulez-vous dénouer le noeud féroce d'une guerre abhorrée de tous, et rentrer dans cette sphère d'obéissance où vous brilliez d'un éclat pur et naturel? Voulez-vous cesser de ressembler à un météore exhalé dans les airs, prodige terrible et présage des calamités annoncées aux temps à venir?

WORCESTER.--Écoutez-moi, mon souverain.--- Pour ce qui me regarde, je serais sans doute satisfait de couler les restes pesants de ma vie à travers des heures paisibles; car je vous proteste que je n'ai point cherché le jour de cette rupture.

LE ROI.--Vous ne l'avez pas cherché? comment donc est-il arrivé?

FALSTAFF.--La révolte s'est rencontrée sur son chemin, et voilà comme il l'a trouvée.

HENRI.--Tais-toi, pudding; tais-toi.

WORCESTER.--Il a plu à Votre Majesté de détourner de moi et de toute notre maison les regards de sa faveur; et cependant je dois vous faire ressouvenir, milord, que nous fûmes les premiers et les plus chers de vos amis. Je brisai le bâton de mon office pour vous, sous le règne de Richard, je voyageai jour et nuit pour vous rencontrer sur votre route et vous baiser la main, dans un temps, où, à en juger par votre situation et par l'opinion publique, vous n'étiez ni aussi puissant ni aussi fortuné que moi. C'est moi, mon frère et son fils, qui vous avons ramené dans votre patrie, affrontant hardiment tous les périls de l'événement. Vous nous jurâtes alors, et vous nous avez fait ce serment à Doncaster, que vous ne méditiez aucun dessein contre l'État; que vous ne revendiquiez rien de plus que les droits qui vous étaient récemment échus; la résidence de Gaunt, le duché de Lancastre. Sur la foi de ce serment, nous avons juré de vous venir en aide. Mais en peu de temps, la pluie de la fortune inonda votre tête, et le flot de la puissance se précipita vers vous, en partie par notre secours, en partie par l'absence du roi et les injustices de sa folle jeunesse, en partie par les outrages que vous paraissiez avoir essuyés, et enfin grâce aux vents contraires qui retinrent si longtemps Richard dans sa malheureuse guerre d'Irlande, que toute l'Angleterre l'a réputé mort.--Tellement qu'à la faveur de cette nuée d'heureux avantages, vous fûtes bientôt en situation de vous faire prier de saisir dans votre main le sceptre de l'autorité souveraine; vous oubliâtes le serment que vous nous aviez fait à Doncaster. Élevé par nos soins, vous nous avez traités comme cet oiseau ingrat, le coucou, traite le passereau; vous avez envahi notre nid. Votre grandeur, par les aliments que nous lui avions fournis, a acquis une telle dimension que notre amour n'osait plus s'offrir à votre vue, dans la crainte de nous exposer à être engloutis. Nous avons été forcés, par l'intérêt de notre sûreté, à fuir, d'une aile légère, loin de votre présence, et à lever ces troupes, qui nous suivent, et à la tête desquelles nous ne marchons contre vous qu'armés des motifs, que vous nous avez vous-même fournis par vos mauvais traitements, par une conduite menaçante, et par la violation de la foi et de tous les serments que vous avez faits au début de votre entreprise.

LE ROI.--Oui, ce sont là les griefs que vous avez rédigés par articles, que vous avez proclamés aux croix des marchés, lus dans les églises, pour parer le manteau de la révolte de quelques belles couleurs, propres à séduire les yeux des esprits inquiets et volages, et de ceux qui, mécontents de leur misère, écoutent la bouche béante et en remuant les épaules les nouvelles de toute innovation turbulente. Jamais révolte n'a manqué de ces enluminures pour en revêtir sa cause, ni de cette canaille factieuse, affamée de trouble et de ces désordres où tout se mêle et se confond.

HENRI.--Plus d'une âme dans nos deux armées payera cher cette rencontre, si une fois elles en viennent aux mains. Dites à votre neveu que le prince de Galles se joint à l'univers pour louer Henry Percy. Sur mes espérances, je ne crois pas (sauf cette dernière entreprise) qu'il existe un plus valeureux gentilhomme, un brave plus actif, un jeune homme plus fier, plus entreprenant et plus intrépide, plus capable d'honorer notre temps par des faits glorieux. Quant à moi, je l'avouerai à ma honte, jusqu'à présent j'ai mal observé les lois de la chevalerie; et j'entends dire qu'il pense ainsi de moi: cependant en présence de Sa Majesté mon père, je déclare consentir à ce qu'il prenne sur moi l'avantage que lui donnent son grand renom et l'estime en laquelle il est, et pour épargner le sang des deux côtés, je veux tenter la fortune avec lui dans un combat singulier.

LE ROI.--Et nous, prince de Galles, nous osons te laisser courir ce risque, malgré la foule des motifs qui s'y opposent.--Non, cher Worcester, non. Nous aimons notre peuple; nous aimons ceux même qui se sont égarés dans le parti de votre cousin; et s'ils veulent accepter l'offre de leur pardon, eux, lui et vous, et tous tant que vous êtes, redeviendrez mes amis, et je serai le vôtre. Dites le ainsi à votre cousin et rapportez-moi sa réponse et ses intentions.--Mais s'il s'obstine à ne pas céder, le châtiment et une sévère correction marchent sur nos pas, et feront leur office.--Allez, ne nous fatiguez point en ce moment d'une réponse. Voilà quelles sont nos offres; que votre décision soit prudente.

(Sortent Worcester et Vernon.)

HENRI.--Elles ne seront pas acceptées, sur ma vie. Le Douglas et Hotspur ensemble se croiraient en état de faire tête à l'univers entier armé contre eux.

LE ROI.--Eh bien, que chaque chef aille à son poste: car sur leur réponse, nous les attaquons: et que Dieu nous seconde, comme notre cause est juste!

(Sortent le roi, Blount et le prince Jean.)

FALSTAFF.--Hal, si dans la bataille tu me vois tombé par terre, enjambe comme cela par-dessus mon corps, c'est un acte d'amitié.

HENRI.--Il n'y a qu'un colosse qui puisse te donner cette marque d'amitié.--Allons, dis tes prières et bonsoir.

FALSTAFF.--Je voudrais que ce fût l'heure d'aller se mettre au lit, Hal, et tout serait bien.

HENRI.--Quoi, ne dois-tu pas à Dieu une mort?

(Il sort.)

FALSTAFF.--Elle n'est pas due encore: je serais bien fâché de la payer avant le terme. Qu'ai-je besoin d'être si pressé d'aller au-devant de qui ne m'appelle pas? Allons, n'importe, c'est l'honneur qui me pousse pour aller en avant.--Oui; fort bien, mais si l'honneur va en chemin me pousser à terre, qu'en sera-t-il? L'honneur peut-il me remettre une jambe? non. Un bras? non. M'ôter la douleur d'une blessure? non. L'honneur n'entend donc rien en chirurgie? non. Qu'est-ce que c'est que l'honneur? un mot. Et qu'est-ce que ce mot, l'honneur? ce qu'est l'honneur: du vent. Un joli appoint vraiment! et à qui profite-t-il? Celui qui mourut mercredi, le sent-il? non. L'entend-il? non. L'honneur est donc une chose insensible? oui, pour les morts. Mais ne saurait-il vivre avec les vivants? non. Pourquoi? c'est que la médisance ne le souffrira jamais. A ce compte, je ne veux point d'honneur, l'honneur est un pur écusson funèbre: et ainsi finit mon catéchisme.

(Il sort.)


SCÈNE II

Le camp de Hotspur.

Entrent WORCESTER, VERNON.


WORCESTER.--Oh! non: il ne faut pas, sir Richard, que mon neveu sache les généreuses offres du roi.

VERNON.--Il vaudrait mieux qu'il en fût instruit.

WORCESTER.--S'il les connaît, nous sommes tous perdus. Il n'est pas possible, non, il ne se peut pas que le roi tienne sa parole de nous aimer. Nous lui serons toujours suspects; et il trouvera dans d'autres fautes l'occasion de nous punir de cette révolte. Le soupçon tiendra cent yeux ouverts sur nous; car on se fie à la trahison comme au renard qui a beau être apprivoisé, caressé, bien enfermé, et qui conserve toujours les penchants sauvages de sa race. Quel que soit notre maintien, triste ou joyeux, on prendra note de nos regards pour les interpréter à mal; et nous vivrons comme le boeuf dans l'étable, d'autant plus près de notre mort que nous serons mieux traités. Pour mon neveu, on pourra peut-être oublier sa faute. Il a pour lui l'excuse de la jeunesse, de l'ardeur du sang, et le privilége du nom qu'il a adopté; cet éperon brûlant 55 conduit par une cervelle de lièvre et une humeur capricieuse. Toutes ses fautes reposent sur ma tête, et sur celle de son père. Nous l'avons élevé: s'il a de mauvaises qualités, c'est de nous qu'il les a prises; et comme étant la source de tout, nous payerons pour tous. Ainsi, cher cousin, que Henri ne sache pas, à quelque prix que ce soit, les offres du roi.

Note 55: (retour) A hare brained Hotspur, govern'd by a spleen.

VERNON.--Dites-lui ce que vous voudrez, je le confirmerai. Voici votre cousin.

(Entrent Hotspur et Douglas suivis d'officiers et soldats.)

HOTSPUR, à ses officiers.--Mon oncle est de retour?--Renvoyez milord Westmoreland.--Quelles nouvelles, mon oncle?

WORCESTER.--Le roi va vous livrer bataille à l'heure même.

DOUGLAS.--Envoyez-lui un défi par le lord Westmoreland.

HOTSPUR.--Lord Douglas, allez le charger de ce message.

DOUGLAS.--Oui, j'y vais et de grand coeur.

(Il sort.)

WORCESTER.--Le roi n'a pas l'air de vouloir faire grâce.

HOTSPUR.--L'auriez-vous demandée? Dieu nous en préserve!

WORCESTER.--Je lui ai parlé avec douceur de nos griefs, du serment qu'il a violé, et pour raccommoder les choses il jure aujourd'hui qu'on lui manque de foi, et ses armes hautaines nous feront, dit-il, porter le châtiment de ce nom odieux.

(Rentre Douglas.)

DOUGLAS.--Aux armes! messieurs, aux armes! Car je viens de lancer un audacieux défi à la face du roi Henri. Westmoreland, qui était en otage, va le lui porter, et il ne peut manquer de nous l'amener promptement.

WORCESTER.--Le prince de Galles s'est avancé devant le roi, et il vous a défié, mon neveu, à un combat singulier.

HOTSPUR.--Oh! plût à Dieu que la querelle reposât sur nos deux têtes, qu'Henri Monmouth et moi nous fussions les seuls à perdre le souffle aujourd'hui.--dites-moi, dites-moi: de quel air m'a-t-il provoqué? y entrait-il du mépris?

VERNON.--Non, sur mon âme. Je n'ai de ma vie entendu prononcer un défi avec plus de modestie, si ce n'est lorsqu'un frère appelle son frère à jouter avec lui et à s'essayer aux armes. Il vous a rendu tous les égards qu'on peut rendre à un homme; il a d'une voix généreuse fait éclater vos mérites et parlé de vos exploits comme le ferait une chronique, vous élevant toujours au-dessus de son éloge, et dédaignant l'éloge comparé à ce qui vous est dû; et ce qui est digne d'un prince, il a parlé de lui-même en rougissant; et il s'est reproché sa jeunesse indolente, avec tant de grâce, qu'il semblait exercer en ce moment le double emploi d'enseigner et d'apprendre. Là il s'est arrêté. Mais qu'il me soit permis d'annoncer à l'univers que, s'il survit aux dangers de cette journée, l'Angleterre n'a jamais possédé d'espérance si belle, si mal reconnue à travers les étourderies de la jeunesse.

HOTSPUR.--Cousin, je crois vraiment que tu t'es amouraché de ses folies: jamais je n'ai entendu parler d'un prince qu'on ait laissé en liberté faire autant d'extravagances.--Mais qu'il soit ce qu'il voudra, avant la nuit, je l'étreindrai si fort dans les bras d'un soldat qu'il tremblera sous mes caresses.--Aux armes! aux armes! hâtons-nous.--Compagnons, soldats, amis, représentez-vous par vous-mêmes ce que vous avez à faire aujourd'hui, mieux que je ne pourrais essayer de vous l'apprendre pour enflammer votre courage, moi qui possède si peu le don de la parole.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Milord, voici des lettres pour vous.

HOTSPUR.--Je n'ai pas le temps de les lire à présent.--Messieurs, la vie est bien courte; si courte qu'elle soit, passée sans honneur elle serait trop longue, dût-elle, marchant sur l'aiguille du cadran, finir toujours en arrivant au terme de l'heure. Si nous vivons, nous vivrons pour marcher sur la tête des rois: si nous mourons, il est beau de mourir quand des princes meurent avec nous! et quand à nos consciences, les armes sont légitimes, quand la cause qui les fait prendre est juste.

(Entre un autre messager.)

LE MESSAGER.--Préparez-vous, milord; le roi s'avance à grands pas.

HOTSPUR.--Je le remercie de venir interrompre ma harangue; car je ne suis pas fort pour le discours. Seulement ce mot: que chacun fasse de son mieux. Moi, je tire ici une épée dont je veux teindre le fer dans le meilleur sang que pourront me faire rencontrer les hasards de ce jour périlleux. Maintenant, espérance! Percy! et marchons. Faites retentir tous vos bruyants instruments de guerre, et au son de cette musique embrassons-nous tous; car je gagerais le ciel contre la terre qu'il y en aura quelques-uns de nous qui ne se feront plus une pareille amitié.

(Les trompettes sonnent; ils s'embrassent et sortent.)


SCÈNE III

Une plaine près de Shrewsbury.

Troupes qui passent et repassent, escarmouches, signal de la
bataille. Ensuite paraissent
DOUGLAS ET BLOUNT.


BLOUNT.--Quel est ton nom, à toi, qui croises ainsi mes pas dans la mêlée? Quel honneur cherches-tu à remporter sur moi?

DOUGLAS.--Apprends que mon nom est Douglas; et tu me vois sans relâche attaché à tes pas parce qu'on m'a dit que tu étais roi.

BLOUNT.--On t'a dit la vérité.

DOUGLAS.--Le lord Stafford a payé cher aujourd'hui ta ressemblance. Car à ta place, roi Henri, il a péri par cette épée. Il t'en arrivera autant si tu ne te rends pas mon prisonnier.

BLOUNT.--Je ne suis pas né de ceux qui se rendent, présomptueux Écossais, et tu trouveras un roi qui vengera la mort de Stafford.

(Ils combattent. Blount est tué.)

(Entre Hotspur.)

HOTSPUR.--O Douglas! si tu avais ainsi combattu près d'Holmedon, je n'aurais jamais triomphé d'un Écossais.

DOUGLAS.--Tout est fini: la victoire est à nous. Là gît le roi sans vie.

HOTSPUR.--Où?

DOUGLAS.--Ici.

HOTSPUR.--Cet homme, Douglas? Non; je connais bien ses traits. C'était un brave chevalier: son nom était Blount, complètement équipé comme le roi lui-même.

DOUGLAS, à Blount.--Tu n'emmènes avec ton âme qu'un imbécile, où qu'elle aille. C'est acheter trop cher un titre emprunté. Pourquoi m'as-tu dit que tu étais le roi?

HOTSPUR.--Le roi a plusieurs guerriers qui marchent revêtus de ses habits.

DOUGLAS.--Eh bien, par mon épée! je tuerai tous ses habits; je ferai main-basse sur toute sa garde-robe, pièce à pièce, jusqu'à ce que je rencontre le roi.

HOTSPUR.--Allons; poursuivons; nos soldats se battent bien.

(Ils sortent.)

(Autres alarmes; Entre Falstaff.)

FALSTAFF.--Je savais bien à Londres comment échapper sans débourser 56, mais ici j'ai toujours peur qu'on ne me fasse payer, malgré moi; on ne tient pas de compte ouvert ici; quand on vous le donne c'est sur la caboche. Doucement.... Qui es-tu? sir Walter Blount.--Allons, vous aurez de l'honneur, et qu'on me dise que ce n'est pas là une sottise.--Je coule comme du plomb fondu, et je pèse de même. Dieu veuille me conduire hors d'ici sans mes autres charges de plomb 57; je n'ai pas besoin qu'on ajoute un poids à celui de mes boyaux. J'ai conduit mes pauvres diables en lieu où ils ont été poivrés; des trois cent cinquante, je n'en ai plus que trois en vie, et bons pour le reste de leurs jours à demander l'aumône à la porte d'une ville.--Mais qui vient à moi?

Note 56: (retour) Though I could 'scape shot-free at London, I fear the shot here. Shot signifie coup de feu, et le compte de l'hôte. Il a fallu s'écarter du sens littéral pour faire passer cette plaisanterie en français.
Note 57: (retour) God keep lead out of me. Jeu de mots sur lead, conduire, et lead, plomb.

(Entre le prince Henri.)

HENRI.--Quoi! tu restes là à rien faire ici? Prête-moi ton épée. Plusieurs nobles sont là étendus roides et immobiles sous les pieds des chevaux de notre insolent ennemi, et leur mort n'est pas encore vengée. Je t'en prie, prête-moi ton épée.

FALSTAFF.--O Hal! je t'en prie, donne-moi le temps de respirer.--Grégoire le Turc 58 n'a jamais accompli des faits d'armes pareils à ceux que j'ai exécutés aujourd'hui. J'ai donné à Percy son compte. Il est en sûreté.

HENRI.--Très en sûreté, effectivement, et tout vivant pour te tuer. Je te prie, prête-moi ton épée.

FALSTAFF.--Non, de par Dieu, Hal, si Percy est en vie, tu n'auras pas mon épée: mais prends mon pistolet si tu veux.

HENRI.--Donne-le-moi; quoi, est-il dans son étui?

FALSTAFF.--Oui, Hal, il brûle, il brûle: voilà de quoi mettre une ville en feu 59.

Note 58: (retour) Grégoire VII.
Note 59: (retour) There's that will sack a city. On n'a pu conserver le jeu de mots.

HENRI, tirant une bouteille de vin d'Espagne.--Comment, est-ce là le temps de s'amuser à plaisanter?

(Il lui jette la bouteille à la tête et sort.)

FALSTAFF.--Si Percy est en vie, je le transperce.--S'il se trouve dans mon chemin, s'entend: car autrement si je vas me placer de bon gré sur le sien, je veux bien qu'il me mette en carbonnade. Je n'aime point du tout cet honneur grimaçant que s'est acquis là sir Walter. Donnez-moi une vie: si je puis la conserver, je n'y manquerai pas; sinon, l'honneur vient sans qu'on y pense, et tout finit là.


SCÈNE IV

Une autre partie du champ de bataille. Alarmes. Mouvements de
combattants qui entrent et sortent.

Entrent LE ROI, LE PRINCE HENRI, LE PRINCE JEAN ET WESTMORELAND.


LE ROI.--Je t'en prie, Henri, retire-toi, tu perds trop de sang.--Lord Jean de Lancastre, allez avec lui.

LANCASTRE.--Non pas, monseigneur, jusqu'à ce que je perde aussi mon sang.

HENRI.--Je supplie Votre Majesté de continuer à tenir le champ de bataille, de peur que votre retraite ne décourage vos amis.

LE ROI.--C'est ce que je vais faire.--Milord de Westmoreland, conduisez le prince à sa tente.

HENRI.--Me conduire, milord? Je n'ai pas besoin de votre secours; et Dieu empêche qu'une misérable égratignure chasse le prince de Galles d'un pareil champ de bataille, où l'on foule aux pieds tant de nobles baignés dans leur sang, et où les armes des rebelles triomphent dans le carnage.

LANCASTRE.--Nous parlons trop.--Venez, cousin Westmoreland; c'est de ce côté qu'est notre devoir; au nom de Dieu, venez.

(Le prince Jean et Westmoreland sortent.)

HENRI.--Par le ciel! tu m'as trompé, Lancastre; je ne te croyais pas doué d'un si grand courage: auparavant je t'aimais comme un frère; mais à présent tu m'es précieux comme mon âme.

LE ROI.--Je l'ai vu de son épée tenir Percy en respect, avec une vigueur de contenance, telle que je ne l'avais pas encore rencontrée dans un si jeune guerrier.

HENRI.--Oh! cet enfant-là nous donne du coeur à tous.

(Il sort.)

(Entre Douglas.)

DOUGLAS.--Encore un autre roi! Ils repoussent comme les têtes de l'hydre.--Je suis Douglas, fatal à tous ceux qui portent sur eux les couleurs que je te vois.--Qui es-tu, toi qui contrefais ici la personne d'un roi?

LE ROI.--Le roi lui-même; et affligé jusqu'au fond du coeur, Douglas, de ce que tu as, jusqu'à présent, trouvé tant de fois son ombre et non pas lui-même. J'ai deux jeunes fils qui cherchent Percy et toi sur le champ de bataille; mais puisque le hasard t'amène si heureusement à moi, nous nous essayerons ensemble; songe à te défendre.

DOUGLAS.--Je crains que tu ne sois encore une contrefaçon, et cependant, je l'avoue, tu te conduis en roi: mais tu es à moi, sois-en sûr, qui que tu sois; et voici qui va te soumettre.

(Ils combattent. Le roi est en danger lorsque le prince Henri arrive.)

HENRI.--Lève ta tête, vil Écossais, ou tu m'as l'air de ne la relever jamais. Les âmes du vaillant Sherley, du Stafford, de Blount, animent mon bras; c'est le prince de Galles qui te menace, et qui ne promet jamais que ce qu'il compte payer. (Ils combattent. Douglas prend la fuite.) Allons, seigneur! Comment se trouve Votre Majesté? Sir Nicolas Gawsey a envoyé demander du secours, et Clifton aussi. Je vais joindre Clifton sans délai.

LE ROI.--Arrête et respire un moment. Tu viens de regagner mon estime que tu avais perdue: tu as montré que tu faisais quelque cas de ma vie, en me tirant si loyalement de péril.

HENRI.--O ciel! ils m'ont aussi fait trop d'injure, ceux qui ont jamais pu dire que j'aspirais à votre mort. S'il en eût été ainsi, je pouvais ne pas détourner de vous le bras arrogant de Douglas; il aurait tranché votre vie aussi promptement qu'auraient pu le faire tous les poisons du monde, et il eût sauvé à votre fils la peine d'une perfidie.

LE ROI.--Va soutenir Clifton; moi, je vais au secours de sir Nicolas Gawsey.

(Le roi sort.)

(Entre Hotspur.)

HOTSPUR.--Si je ne me trompe pas, tu es Henri Monmouth.

HENRI.--Tu me parles comme si je voulais renier mon nom.

HOTSPUR.--Le mien est Henry Percy.

HENRI.--Eh bien, je vois donc un vaillant rebelle de ce nom-là. Je suis le prince de Galles; et n'espère pas, Percy, partager plus longtemps aucune gloire avec moi. Deux astres ne peuvent se mouvoir dans la même sphère; et une seule Angleterre ne peut subir à la fois le double règne de Henri Percy et du prince de Galles.

HOTSPUR.--C'est aussi ce qui ne lui arrivera pas; car l'heure est venue d'en finir d'un de nous deux; et plût au ciel que ton nom fût dans les armes aussi grand que le mien!

HENRI.--Je le rendrai plus grand avant que nous nous séparions. Tous ces honneurs qui fleurissent sur ton panache, je vais les moissonner et en faire une guirlande pour ceindre mon front.

HOTSPUR.--Je ne puis endurer plus longtemps tes vanteries.

(Ils combattent.)

(Entre Falstaff.)

FALSTAFF.--Bravo, Hal! donne ferme, Hal!... Oh! vous ne trouverez pas ici un jeu d'enfant; je puis vous en répondre.

(Entre Douglas; il se bat avec Falstaff qui tombe comme s'il était mort. Douglas sort. Hotspur est blessé et tombe.)

HOTSPUR.--O Henri! tu m'as ravi ma jeunesse: mais j'endure plus volontiers la perte d'une vie fragile que ces titres glorieux que tu as conquis sur moi: ils blessent ma pensée plus douloureusement que ton épée n'a blessé, mon corps.--Mais après tout, la pensée est esclave de la vie, et la vie est le jouet du temps, et le temps lui-même, dont l'empire s'étend sur l'univers, doit un jour s'arrêter. Oh! Je pourrais prédire dans l'avenir.... si la pesante et froide main de la mort ne glaçait déjà ma langue.--Non, Percy, tu n'es que poussière, et une pâture pour....

(Il meurt.)

HENRI.--Pour les vers, brave Percy! Adieu, noble coeur! Ambition mal tissue, comme te voilà resserrée! Quand ce corps renfermait une âme, un royaume n'était pas assez vaste pour elle: maintenant, deux pas de la terre la plus vile sont un espace suffisant.--Cette terre qui te porte mort ne porte point en vie un aussi intrépide gentilhomme que toi.--Si tu étais-encore sensible aux éloges, je ne te montrerais pas une si tendre affection.--Que ma main officieuse voile ta face mutilée! Je me saurai même bon gré, en ta considération, de te rendre ces devoirs d'une amitié généreuse. Adieu, emporte avec toi ton éloge dans les cieux: que ton ignominie dorme avec toi dans ta tombe, mais ne soit point rappelée dans ton épitaphe. (Il aperçoit Falstaff étendu par terre.) Quoi, c'est toi, mon vieux camarade! Cette énorme masse de chair n'a-t-elle donc pu garder un peu de vie? Pauvre Jack, adieu donc. J'aurais même su me passer d'un homme valant mieux que toi.--Ta perte me laisserait un large vide, si j'étais fort amoureux de folies.--La mort n'a pas frappé aujourd'hui de chair si grasse, quoiqu'elle en ait immolé de beaucoup plus chères 60 dans cette sanglante mêlée. Je veux te faire ouvrir tantôt: en attendant, reste ici dans le sang à côté du noble Percy.

Note 60: (retour) Death has not struck so fat a deer to day, though many dearer.

Jeu de mots entre deer, daim, et dear, cher. Il a fallu, pour le conserver, substituer chair à daim.

(Il sort.)

FALSTAFF, se levant lentement.--M'ouvrir! Oh! si tu me fais ouvrir aujourd'hui, je vous permets aussi de me saler et de me manger demain. Sangbleu! il était grand temps de contrefaire le mort, ou ce colérique ferrailleur d'Écossais m'aurait acquitté de tout, écot et impôts. Contrefaire? J'en ai menti; je n'ai rien contrefait: c'est mourir qui est contrefaire; car il ne fait plus que contrefaire l'homme, celui qui n'a plus la vie d'un homme. Mais contrefaire le mort, lorsque par ce moyen-là on vit, ce n'est point contrefaire. C'est bien la véritable et la parfaite image de la vie. La meilleure portion de la valeur, c'est la prudence; et c'est par cette portion précieuse que j'ai sauvé ma vie.--Morbleu, je suis encore effrayé de ce salpêtre de Percy, tout mort qu'il est.--Mais s'il n'était aussi qu'une mort contrefait, et qu'il allât se relever, j'aurais peur que ce ne fût une meilleure contrefaçon que la mienne; je veux donc assurer son affaire. Oui, et puis je jurerai que je l'ai tué. Quoi! n'aurait-il pas pu se relever aussi bien que moi? Il n'y a que des yeux qui pussent me démentir, et personne ne me voit.... C'est pourquoi, mon ami (il donne un coup d'épée à Percy), encore cette blessure de plus dans la cuisse, et vous allez venir avec moi.

(Il charge Hotspur sur son dos.)

(Rentrent le prince Henri et le prince Jean de Lancastre.)

HENRI.--Allons, mon frère, tu as bravement étrenné ton épée vierge encore.

LANCASTRE.--Mais doucement: qui voyons-nous là? Ne m'avez-vous pas dit que ce gros corps était mort?

HENRI.--Oui, je vous l'ai dit, et je l'ai vu mort, sans respiration, et sanglant sur la poussière.--Es-tu vivant ou n'es-tu qu'une illusion qui se joue de nos yeux? Je te prie, parle-nous. Nous n'en croirons pas nos yeux sans le témoignage de nos oreilles.--Tu n'es pas ce que tu parais.

FALSTAFF.--Non, cela est certain. Je ne suis pas un homme double, mais si je ne suis pas Jean Falstaff, je ne suis qu'un Jean. (Jetant le corps de Percy à terre.) Voilà Percy: si votre père veut me donner quelque récompense honorable, à la bonne heure: sinon, qu'il tue lui-même le premier Percy qui viendra l'attaquer. Je m'attends à être fait duc ou comte; c'est ce dont je puis vous assurer.

HENRI.--Comment? C'est moi-même qui ai tué Percy; et toi, je t'ai vu mort.

FALSTAFF.--Toi? mon Dieu, mon Dieu, comme ce monde est adonné au mensonge.--Je conviens avec vous que j'étais par terre, et sans haleine, et lui aussi. Mais nous nous sommes relevés tous deux au même instant, et nous nous sommes battus pendant une grande heure, sonnée à l'horloge de Shrewsbury. Si l'on veut m'en croire, à la bonne heure; sinon, le péché en demeurera à la charge de ceux qui devraient récompenser la valeur; je veux mourir si ce n'est pas moi qui lui ai porté cette blessure que vous lui voyez à la cuisse. Si l'homme était encore en vie et qu'il osât me démentir, je lui ferais avaler un pied de mon épée.

LANCASTRE.--C'est bien là le conte le plus étrange que j'aie jamais entendu.

HENRI.--C'est que c'est bien, mon frère, le plus étrange compagnon.... Allons, porte avec honneur ton fardeau sur ton dos. Pour moi, si un mensonge peut t'être bon à quelque chose, je te promets de le dorer des plus belles paroles que je puisse trouver. (On sonne la retraite.) Les trompettes sonnent la retraite: la journée est à nous. Venez, mon frère: allons jusqu'au bout du champ de bataille et voyons lesquels de nos amis sont morts, et lesquels survivent.

(Sortent le prince Henri et le prince Jean.)

FALSTAFF.--Je vais les suivre, comme on dit, pour la récompense; que celui qui me récompensera soit récompensé du ciel!--Si je deviens plus grand, je deviendrai moindre, car je me purgerai. Je quitterai le vin d'Espagne, et je vivrai proprement et honnêtement comme un noble doit vivre.

(Il sort emportant le corps d'Hotspur.)


SCÈNE V

Une autre partie du champ de bataille.

Les trompettes sonnent. Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE HENRI,
LE PRINCE JEAN, WESTMORELAND et d'autres, avec WORCESTER ET VERNON, prisonniers.


LE ROI.--C'est ainsi que la révolte trouve toujours son châtiment! Malveillant Worcester! ne vous avons-nous pas offert à tous votre grâce, votre pardon, dans des termes pleins d'amitié? devais-tu tourner nos offres en sens contraire, et abuser de la mission dont t'avait chargé ton neveu! trois chevaliers de notre armée que cette journée a vus périr, un noble comte et bien d'autres encore seraient en vie à cette heure, si, comme le dirait un chrétien, tu avais loyalement travaillé à rétablir entre nos armées une haute concorde.

WORCESTER.--Ce que j'ai fait, ma propre sûreté m'a forcé de le faire; et je supporterai patiemment mon sort, puisqu'il m'accable sans que je puisse l'éviter.

LE ROI.--Conduisez Worcester à la mort, et Vernon aussi. Quant aux autres coupables, nous y réfléchirons. (Les gardes emmènent Worcester et Vernon.) Quel est l'état du champ de bataille?

HENRI.--Quand l'illustre Écossais, le lord Douglas, a vu que la fortune du combat l'abandonnait entièrement, le noble Percy mort et toutes ses troupes atteintes de la peur, il a fui avec le reste de son armée, et, tombant du haut d'une colline, il s'est tellement fracassé, que ceux qui le poursuivaient l'ont pris. Douglas est dans ma tente; et je conjure Votre Majesté de me permettre de disposer de lui.

LE ROI.--De tout mon coeur.

HENRI.--Ce sera donc vous, mon frère Jean de Lancastre, qui remplirez cet honorable office de générosité. Allez trouvez Douglas, et rendez-lui la faculté d'aller où il lui plaira, libre et sans rançon. Sa valeur, qui s'est signalée aujourd'hui sur nos casques, nous apprend comment se doivent encourager de si hauts faits, même au sein de nos ennemis.

LE ROI.--Voici ce qui nous reste à faire.--C'est de diviser notre armée. Vous, mon fils Jean, et vous, cousin Westmoreland, vous marcherez vers York avec la plus grande diligence, pour aller à la rencontre de Northumberland et du prélat Scroop, qui, suivant ce que nous apprenons, sont en armes, et dans une grande activité. Moi et vous, mon fils Henri, nous marcherons vers la province de Galles, pour combattre Glendower et le comte des Marches.--Encore une défaite pareille à cette journée, et la rébellion perdra toute sa force dans ce royaume. Et puisque l'affaire va si bien, ne prenons point de repos que nous n'ayons reconquis tout ce qui nous appartient.

(Ils sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.



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