Henri VI (2/3)
SCÈNE III
Londres.--La chambre à coucher du cardinal Beaufort.
Entrent LE ROI HENRI, SALISBURY, WARWICK, et plusieurs autres. LE CARDINAL est dans son lit entouré de plusieurs personnes.
LE ROI.--Comment vous portez-vous, milord? Parle, Beaufort, à ton souverain.
LE CARDINAL.--Si tu es la mort, je te donnerai, des trésors de l'Angleterre, assez pour acheter une autre île pareille, afin que tu me laisses vivre et cesser de souffrir.
LE ROI.--Ah! quel signe d'une mauvaise vie, lorsque l'approche de la mort se montre si terrible!
WARWICK.--Beaufort, c'est ton souverain qui te parle.
LE CARDINAL.--Faites-moi mon procès quand vous voudrez.--N'est-il pas mort dans son lit? Où devait-il mourir? Puis-je faire vivre les hommes bon gré mal gré?--Oh! ne me torturez pas davantage, je confesserai.... Quoi, encore en vie? Montrez-moi donc où il est. Je donnerai mille livres pour le voir.... Il n'a point d'yeux, la poussière les a éteints. Peignez donc ses cheveux. Voyez, voyez, ils sont hérissés et droits comme des rameaux englués, pour arrêter les ailes de mon âme! Donnez-moi quelque chose à boire, et dites à l'apothicaire d'apporter le violent poison que je lui ai acheté.
LE ROI.--O toi, éternel moteur des cieux, jette un regard de miséricorde sur ce misérable! repousse le démon actif et vigilant qui assiége de toutes parts cette âme malheureuse, et délivre son sein de ce noir désespoir!
WARWICK.--Voyez, comme les angoisses de la mort lui font grincer les dents.
SALISBURY.--Ne le troublons point; laissons-le passer paisiblement.
LE ROI.--Que la paix soit à son âme, si c'est la volonté de Dieu! Milord cardinal, si tu espères en la félicité du ciel, lève ta main, donne-nous quelque signe d'espérance.... Il meurt, et ne fait aucun signe!--O Dieu, pardonne-lui!
WARWICK.--Une mort si terrible atteste une vie monstrueuse.
LE ROI.--Abstenez-vous de juger, car nous sommes tous pécheurs. Fermez ses yeux, tirez les rideaux sur son corps, et allons tous méditer.
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Le bord de la mer près de Douvres.
On entend sur la mer des coups de feu, puis on voit descendre d'un bâtiment UN CAPITAINE de navire, UN PILOTE, UN CONTRE-MAÎTRE, WALTER WHITMORE, et leurs gens, amenant SUFFOLK, et d'autres gentilshommes de sa suite, prisonniers.
LE CAPITAINE.--Enfin le jour indiscret, joyeux, ouvert à la pitié, est rentré dans le sein profond de la mer. Maintenant les loups et leurs bruyants hurlements éveillent les coursiers qui tirent le char funeste de la nuit mélancolique, et de leurs ailes endormies, lentes et molles, enveloppent les tombeaux des morts, tandis que de leur gueule humide s'exhalent, dans l'air épaissi, les ténèbres contagieuses. Amenez donc les guerriers que nous venons de prendre; tandis que notre pinasse va rester à l'ancre dans les dunes, ils vont ici, sur la plage, traiter de leur rançon, où ils teindront de leur sang ce sable décoloré. Pilote, je te cède de bon coeur ce captif, et toi, contre-maître, fais ton profit de son compagnon. (Désignant Suffolk.) Withmore, celui-ci est ton partage.
PREMIER GENTILHOMME.--A quoi suis-je taxé, maître? fais-le-moi savoir.
LE PILOTE.--A mille couronnes; faute de quoi, à bas la tête.
LE CONTRE-MAÎTRE.--Et vous, vous m'en donnerez autant, ou la vôtre sautera.
LE CAPITAINE.--Quoi! pensez-vous donc que deux mille couronnes ce soit payer bien cher pour des gens qui portent le nom et la mine de gentilshommes? Coupez-moi la gorge à ces coquins-là: vous mourrez; de si faibles rançons ne compensent point la perte de nos compagnons tués dans le combat.
PREMIER GENTILHOMME.--Je vous les donnerai, monsieur, épargnez ma vie.
SECOND GENTILHOMME.--Et moi aussi; et je vais écrire sur-le-champ pour les avoir.
WHITMORE, à Suffolk.--J'ai perdu un oeil à l'abordage de cette prise; et pour ma vengeance tu mourras, toi; il en arriverait autant aux autres, si je faisais ma volonté.
LE CAPITAINE.--Ne sois pas si fou; prends une rançon et laisse-le vivre.
SUFFOLK.--Vois ma croix de Saint-George; je suis gentilhomme; taxe moi au prix que tu voudras, tu seras payé.
WHITMORE.--Je suis gentilhomme aussi, mon nom est Walter Whitmore... Comment! qui te fait tressaillir? Quoi! la mort te fait peur?
SUFFOLK.--C'est ton nom qui me fait peur; il renferme pour moi le son de la mort. Un habile homme, d'après des calculs sur ma naissance, m'a dit que je périrais par l'eau; et c'est là ce que signifie ton nom 16. Cependant que cela ne t'inspire pas des idées sanguinaires. Ton nom bien prononcé est Gauthier.
WHITMORE.--Que ce soit Gauthier ou Walter, peu m'importe: jamais l'ignoble déshonneur n'a terni notre nom, que ce fer n'en ait aussitôt effacé la tache. Aussi, quand je me résoudrai à vendre la vengeance comme une marchandise, que mon épée soit brisée, mes armes déchirées et effacées, et que je sois proclamé lâche dans tout l'univers.
(Il saisit Suffolk.)
SUFFOLK.--Arrête, Whitmore, ton prisonnier est un prince, le duc de Suffolk, William de la Pole.
WHITMORE.--Le duc de Suffolk, caché sous des haillons!
SUFFOLK.--Oui: mais ces vêtements ne font pas partie du duc. Jupiter s'est quelquefois travesti: pourquoi n'en ferais-je pas autant?
LE CAPITAINE.--Mais Jupiter n'a jamais été tué, et toi, tu vas l'être.
SUFFOLK.--Ignoble et vil paysan, le sang du roi Henri, le noble sang de Lancastre ne doit point être versé par un vil valet comme toi. Ne t'ai-je pas vu, baisant ta main, me tenir l'étrier, tête nue, et soutenant la housse de ma mule, heureux d'obtenir de moi un signe de tête? Combien de fois as-tu attendu pour recevoir mon verre, t'es-tu nourri des restes de mon buffet, t'es-tu agenouillé près de la table, lorsque je m'y asseyais avec la reine Marguerite? Souviens-t'en, et que cela te fasse un peu baisser le ton, et que cela adoucisse ton orgueil prématuré. Combien de fois ne t'es-tu pas tenu dans mes vestibules, pour attendre respectueusement ma sortie? Cette main a écrit en ta faveur: elle pourra donc charmer ta langue téméraire.
WHITMORE.--Parlez, capitaine: poignarderai-je ce rustre abandonné?
LE CAPITAINE.--Laisse-moi auparavant poignarder son coeur de mes paroles, comme il a fait le mien.
SUFFOLK.--Bas esclave, tes paroles sont sans vigueur comme toi.
LE CAPITAINE.--Emmenez-le d'ici, et tranchez-lui la tête sur notre chaloupe.
SUFFOLK.--Sur ta vie, tu ne l'oseras pas.
LE CAPITAINE.--Si fait, Poole 17.
SUFFOLK.--Poole?
LE CAPITAINE.--Pole, sir Pole, lord Poole, ruisseau boueux, mare, marais, dont le limon et la fange troublent les sources pures où s'abreuve l'Angleterre; je vais combler ta bouche toujours ouverte pour dévorer les trésors de l'État. Tes lèvres, qui ont baisé celles de la reine, balayeront la poussière. Toi, qu'on vit sourire à la mort du bon duc Humphroy, tu montreras en vain tes dents aux vents insensibles, qui te répondront avec mépris par leurs sifflements. Sois marié aux furies de l'enfer, pour avoir eu l'audace de fiancer un puissant prince à la fille d'un misérable roi, sans sujets, trésors, ni diadème. Tu t'es agrandi par une politique infernale, et, comme l'ambitieux Sylla, tu t'es gorgé du sang tiré à plaisir du coeur de ta mère. Par toi l'Anjou et le Maine ont été vendus aux Français. Par ta faute, les perfides Normands révoltés dédaignent de nous rendre hommage; la Picardie a massacré ses gouverneurs, surpris nos forteresses, et renvoyé, en Angleterre, les débris de nos soldats sanglants. C'est en haine de toi que le généreux Warwick et tous les Nevil, dont l'épée redoutable ne fut jamais tirée en vain, courent aux armes; et que la maison d'York, précipitée du trône par le honteux assassinat d'un roi innocent et les envahissements d'un tyran orgueilleux, brûle des feux de la vengeance. Déjà ses drapeaux pleins d'espoir marchent en avant sous l'emblème d'un soleil à demi voilé, et aspirent à briller avec cette devise: Invitis nubibus. Le peuple de Kent a pris les armes; et, pour conclure enfin, la honte et la misère sont entrées dans le palais de notre roi, et tous ces maux sont ton ouvrage. Allons, emmenez-le.
SUFFOLK.--Oh! que ne suis-je un dieu pour lancer la foudre sur cette misérable, cette abjecte et vile canaille! Il faut bien peu de chose pour enivrer des hommes de rien. Ce malheureux, parce qu'il commande une pinasse, menace plus haut que Bargulus, le puissant pirate de l'Illyrie. Des frelons ne sucent point le sang des aigles; c'est assez pour eux de piller la ruche de l'abeille. Il est impossible que je meure par la main d'un vassal aussi abject que toi. Tes discours émeuvent en moi la rage et non pas la crainte. La reine m'a chargé d'un message pour la France. Je te commande de me transporter sur ton bord de l'autre côté du canal.
LE CAPITAINE.--Walter...
WHITMORE.--Viens, Suffolk, je vais te transporter à la mort.
SUFFOLK.--Gelidus timor occupat artus: c'est toi que je crains.
WHITMORE.--Je t'en donnerai sujet avant de nous séparer. Quoi! êtes-vous dompté à présent? ne consentez-vous pas à vous humilier?
PREMIER GENTILHOMME.--Mon gracieux seigneur, intercédez pour votre vie: donnez-lui de bonnes paroles.
SUFFOLK.--La voix souveraine de Suffolk est sévère et inflexible. Accoutumée à commander, elle ne sait point demander grâce. Loin de moi la faiblesse d'honorer ces brigands d'une humble prière! Non; que ma tête s'abaisse sur le billot fatal, plutôt qu'on voie mes genoux fléchir devant personne, que devant le Dieu du ciel, ou devant mon roi; qu'on la voie plutôt danser en cadence sur un pieu sanglant, que se découvrir devant cette ignoble valetaille. La vraie noblesse est exempte de peur. (A Whitmore.) J'en puis souffrir plus que vous n'en osez exécuter.
LE CAPITAINE.--Arrachez-le d'ici, et qu'il n'en dise pas davantage.
SUFFOLK.--Allons, soldats, montrez-vous aussi cruels que vous pourrez, afin que ma mort ne soit jamais oubliée! plus d'un grand homme fat immolé par de vils brigands. Un estafier romain et un misérable bandit massacrèrent l'éloquent Cicéron: la main bâtarde de Brutus poignarda Jules César; de sauvages insulaires égorgèrent le grand Pompée, et Suffolk meurt par la main des pirates.
(Sortent Suffolk, Whitmore, et plusieurs autres.)
LE CAPITAINE.--A l'égard de ceux dont nous avons fixé la rançon, ma volonté est que l'un d'eux soit relâché sur sa parole: ainsi donc venez avec nous et laissez-le partir.
(Tous sortent excepté le premier gentilhomme.)
(Rentre Whitmore, portant le corps de Suffolk.)
WHITMORE.--Que cette tête et ce corps sans vie restent gisants ici (il les jette sur la terre), jusqu'à ce que la reine, sa maîtresse, lui donne la sépulture.
(Il sort.)
PREMIER GENTILHOMME.--O barbare et sanglant spectacle! je veux porter son corps au roi; et s'il laisse sa mort impunie, ses amis la vengeront. La reine la vengera, elle à qui Suffolk vivant était si cher.
(Il sort en emportant le corps.)
SCÈNE II
Une autre partie du comté de Kent.
BEVIS, laboureur; JOHN HOLLAND.
BEVIS.--Viens, et procure-toi une épée, ne fût-elle que de latte. Ils sont sur pied depuis deux jours.
HOLLAND.--Ils n'en ont que plus besoin de dormir aujourd'hui.
BEVIS.--Je te dis que Jacques Cade, le drapier, se propose de rhabiller l'État, de le retourner et de le mettre à neuf.
HOLLAND.--Il en a bien besoin, car on voit la corde. Oui, je le répète, il n'y a pas eu un moment de bon temps en Angleterre, depuis que les nobles ont pris le dessus.
BEVIS.--O malheureux âge! on ne fait aucun cas de la vertu dans les gens de métier.
HOLLAND.--La noblesse croit que c'est une honte que de porter un tablier de cuir.
BEVIS.--Bien plus, il n'y a dans le conseil du roi que de mauvais ouvriers.
HOLLAND.--C'est la vérité; et cependant il est dit: Travaille dans ta vocation. C'est comme qui dirait: Que les magistrats soient des travailleurs, et dès lors nous devrions être magistrats.
BEVIS.--Tu as touché juste, car il n'y a point de signe plus certain d'un bon courage qu'une main durcie.
HOLLAND.--Oh! je les vois, je les vois; je reconnais le fils de Best, tanneur de Wingham.
BEVIS.--Il prendra la peau de nos ennemis pour faire du cuir de chien.
HOLLAND.--Et voilà aussi Dick, le boucher.
BEVIS.--Allons, le péché sera assommé comme un boeuf, et l'iniquité égorgée comme un veau.
HOLLAND.--Et Smith, le tisserand.
BEVIS.--Argo, le fil de leur vie tire à sa fin.
HOLLAND.--Allons, viens: mêlons-nous avec eux.
(Tambour. Entrent Cade, Dick le boucher, Smith le tisserand, et d'autres en grand nombre.)
CADE.--Nous, Jean Cade, ainsi appelé du nom de notre père putatif.
DICK.--Ou plutôt pour avoir volé une caque 18 de harengs.
CADE.--Et parce que nos ennemis tomberont devant nous 19, qui sommes inspirés de l'esprit de renversement contre les rois et les princes....--Commande le silence.
DICK.--Silence!
CADE.--Mon père était un Mortimer.
DICK, à part.--C'était un fort honnête homme, un fort bon maçon.
CADE.--Ma mère, une Plantagenet.
DICK, à part.--Je l'ai bien connue: elle était sage-femme.
CADE.--Ma femme descendait des Lacy.
DICK, à part.--En effet, elle était fille d'un porte-balle, et elle a vendu force lacets.
SMITH, à part.--Mais depuis quelque temps, n'étant plus en état de voyager chargée de sa malle, elle est blanchisseuse ici dans le canton.
CADE.--Je suis donc sorti d'une honorable maison.
DICK, à part.--Oui, sur ma foi. Les champs sont un honorable domicile, et c'est là qu'il est né, sous une haie; car jamais son père n'a eu d'autre maison que la prison.
CADE.--Je suis vaillant.
SMITH, à part.--Il le faut bien: la misère est brave.
CADE.--Je sais souffrir la peine.
DICK, à part.--Oh! cela n'est pas douteux; car je l'ai vu fouetter pendant trois jours de marché consécutifs.
CADE.--Je ne crains ni le fer ni le feu.
SMITH.--Il ne doit pas craindre le fer, car son habit est à l'épreuve de tout.
DICK, à part.--Mais il me semble qu'il devrait craindre un peu le feu, après avoir eu la main brûlée pour un vol de moutons.
CADE.--Soyez donc braves, car votre chef est brave et fait voeu de réformer l'État. Les sept pains d'un demi-penny seront vendus, en Angleterre, pour un penny; la mesure de trois pots en contiendra dix, et sous mes lois ce sera félonie que de boire de la petite bière. Tout le royaume sera en communes, et mon palefroi ira paître l'herbe de Cheapside. Et lorsque je serai roi.... (car je serai roi!)
TOUT LE PEUPLE.--Dieu conserve Votre Majesté!
CADE.--Je vous remercie, bon peuple. Il n'y aura plus d'argent; tous boiront et mangeront à mes frais, et je les habillerai tous d'un même uniforme, afin qu'ils puissent être unis comme des frères et me révérer comme leur souverain.
DICK.--La première chose à faire, c'est d'aller tuer tous les gens de loi.
CADE.--Oui, c'est bien mon dessein. N'est-ce pas une chose déplorable que la peau d'un innocent agneau serve à faire du parchemin, et que le parchemin, lorsqu'il aura été griffonné, puisse perdre un homme? On dit que l'abeille fait mal avec son aiguillon, et moi je dis que c'est la cire de l'abeille. Je n'ai usé du sceau qu'une fois, et je n'ai jamais été mon maître depuis.--Qu'y a-t-il? Qui vient à nous?
(Entrent quelques hommes, conduisant le clerc de Chatham.)
SMITH.--C'est le clerc de Chatham: il sait écrire et lire, et dresser un compte.
CADE.--Chose horrible!
SMITH.--Nous l'avons pris faisant des exemples pour les enfants.
CADE.--C'est un infâme.
SMITH.--Il a dans sa poche un livre écrit en lettres rouges.
CADE.--C'est de plus un sorcier.
DICK.--Il sait encore faire des contrats, et écrire par abréviation.
CADE.--J'en suis fâché pour lui. C'est un homme de bonne façon, sur mon honneur; et si je ne le trouve pas coupable, il ne mourra pas.--Approche ici, je veux t'examiner. Quel est ton nom?
LE CLERC.--Emmanuel.
DICK.--C'est le nom que les nobles ont coutume d'écrire en tête de leurs lettres.--Vos affaires vont mal.
CADE.--Laisse-moi lui parler.--As-tu coutume d'écrire ton nom? Ou as-tu une marque pour désigner ta signature, comme il convient à un honnête homme qui y va tout bonnement?
LE CLERC.--Monsieur, j'ai été, Dieu merci, assez bien élevé pour savoir écrire mon nom.
LE PEUPLE.--Il a avoué. Emmenez-le: c'est un scélérat, un traître.
CADE.--Emmenez-le, dis-je, et qu'on le pende avec sa plume et son cornet au cou.
(Quelques-uns des assistants sortent emmenant le clerc.)
(Entre Michel.)
MICHEL.--Où est notre général?
CADE.--Me voici. Que me veux-tu si particulièrement?
MICHEL.--Fuyez, fuyez, fuyez! Milord Stafford et son frère sont ici près avec les troupes du roi.
CADE.--Arrête, misérable, arrête, ou je te jette à bas.--Il aura affaire à aussi bon que lui. Ce n'est qu'un chevalier, n'est-ce pas?
MICHEL.--Non.
CADE.--Pour être son égal, je vais me faire chevalier à l'instant. Relève-toi, sir Jean Mortimer. A présent, marchons à lui.
(Entrent sir Humphroy Stafford et William son frère, avec des tambours et des soldats.)
STAFFORD.--Populace rebelle, l'écume et la fange du comté de Kent, marqués pour la potence, jetez vos armes, regagnez vos chaumières, et abandonnez ce drôle. Le roi sera miséricordieux, si vous abjurez la révolte.
WILLIAM STAFFORD.--Mais il sera furieux, inexorable et sanguinaire, si vous y persévérez: ainsi, l'obéissance ou la mort.
CADE.--Pour ces esclaves vêtus de soie, je n'y fais pas attention. C'est à vous que je m'adresse, bon peuple, sur qui j'espère régner un jour; car je suis l'héritier légitime de la couronne.
STAFFORD.--Misérable! ton père était un maçon; et toi-même, qu'est-ce que tu es, un tondeur de draps, n'est-ce pas?
CADE.--Et Adam était un jardinier.
WILLIAM STAFFORD.--Eh bien, quelle conséquence?
CADE.--Vraiment, la voici. Edmond Mortimer, comte des Marches, épousa la fille du duc de Clarence. Cela n'est-il pas vrai?
STAFFORD.--Eh bien, après?
CADE.--Elle accoucha, à la fois, de deux enfants mâles.
WILLIAM STAFFORD.--Cela est faux.
CADE.--Oui, c'est là la question; mais je dis, moi, que cela est vrai. Le premier né des deux ayant été mis en nourrice, fut enlevé par une mendiante; et ignorant sa naissance et son parentage, se fit maçon quand il fut en âge. Je suis son fils. Niez-le, si vous pouvez.
DICK.--Oui, c'est encore vrai; en conséquence, il sera roi.
SMITH.--Oui, monsieur, il a fait une cheminée chez mon père, et les briques en sont encore sur pied pour rendre témoignage; ainsi, n'allez pas dire le contraire.
STAFFORD.--Ajouterez-vous donc foi aux paroles de ce vil coquin qui parle de ce qu'il ne sait pas?
LE PEUPLE.--Oui, nous le croyons; allez-vous-en donc.
WILLIAM STAFFORD.--Jack Cade, c'est le duc d'York qui vous fait la leçon.
CADE, à part.--Il ment, car c'est moi qui l'ai inventée. (Haut.) Va, mon cher, dis au roi de ma part, que pour l'amour de son père, Henri V, au temps de qui les enfants jouaient au petit palet avec des écus de France, je consens à le laisser régner, à condition que je serai son protecteur.
UN CHEF DU PEUPLE.--Et de plus, que nous voulons avoir la tête du lord Say, qui a vendu le duché du Maine.
CADE.--Et cela est juste; car par là l'Angleterre a été estropiée, et marcherait bientôt avec un bâton, si ma puissance ne la soutenait. Camarades rois, je vous dis que le lord Say a mutilé l'État, et l'a fait eunuque; et pis que tout cela, il sait parler français, et par conséquent c'est un traître.
STAFFORD.--O grossière et déplorable ignorance!
CADE.--Eh bien, répondez si vous pouvez. Les Français sont nos ennemis; cela posé, je dis seulement: celui qui parle avec la langue d'un ennemi, peut-il être un bon conseiller ou non?
TOUT LE PEUPLE.--Non, non, et nous voulons avoir sa tête.
WILLIAM STAFFORD.--Allons, puisque les paroles de douceur n'y peuvent rien, fondons sur eux avec l'armée du roi.
STAFFORD.--Allez, héraut, et proclamez traîtres, dans toutes les villes, tous ceux qui s'armeront en faveur de Cade: annoncez que ceux qui fuiront de nos rangs avant la fin de la bataille seront, pour l'exemple, pendus à leur porte, sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants. Que ceux qui tiennent pour le roi me suivent.
(Les deux Stafford sortent avec leurs troupes.)
CADE.--Et que ceux qui aiment le peuple me suivent: voici le moment de montrer que vous êtes des hommes; c'est pour la liberté. Nous ne laisserons pas sur pied un seul lord, un seul noble. N'épargnons que ceux qui seront mal vêtus; car ce sont de pauvres et honnêtes gens, qui prendraient bien notre parti s'ils l'osaient.
DICK.--Les voilà qui viennent en bon ordre, et qui s'avancent contre nous.
CADE.--Et notre ordre, à nous, c'est d'être bien en désordre. En avant, marche!
SCÈNE III
Une autre partie de la plaine de Blackheath.
Alarmes. Les deux partis entrent et combattent: les DEUX STAFFORD sont tués.
CADE.--Où est Dick, le boucher d'Ashford?
DICK.--Me voilà, monsieur.
CADE.--Ils tombaient devant toi comme des boeufs et des brebis, et tu y allais comme si tu avais été dans ta boucherie. Voici donc ta récompense: le carême sera deux fois aussi long qu'il l'est à présent; et d'ici à cent ans moins un, tu auras tout ce temps-là le privilége exclusif de tuer.
DICK.--Je n'en demande pas davantage.
CADE.--Et pour dire vrai, tu ne mérites pas moins, je veux porter ce monument de ma victoire 20, et les corps seront traînés aux jarrets de mon cheval jusqu'à ce que j'arrive à Londres, où nous ferons porter devant nous l'épée du maire.
UN CHEF DU PEUPLE.--Si nous voulons prospérer et faire le bien, forçons les portes des prisons, et délivrons les prisonniers.
CADE.--Ah! n'aie pas peur, tu peux y compter. Allons, marchons sur Londres.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Londres.--Un appartement dans le palais.
Entre LE ROI HENRI lisant une requête. Il est suivi du duc de BUCKINGHAM et du lord SAY. Vient à quelque distance LA REINE MARGUERITE, pleurant sur la tête de Suffolk.
MARGUERITE.--J'ai souvent ouï dire que la douleur amollit l'âme, et la remplit de crainte, d'abattement. Pense donc à la vengeance et cesse de pleurer.--Mais qui peut cesser de pleurer en voyant cet objet? Sa tête peut bien reposer ici sur mon sein palpitant; mais où est le corps que je serrerais dans mes bras?
BUCKINGHAM.--Quelle réponse fait Votre Majesté à la requête des rebelles?
LE ROI.--Je vais députer quelque saint évêque pour tâcher de les ramener; car à Dieu ne plaise que tant de pauvres simples créatures périssent par l'épée! Et plutôt que de souffrir qu'elles soient exterminées par une guerre sanglante, je veux avoir moi-même une entrevue avec leur général Cade. Mais attendez, je veux lire encore une fois leur requête.
MARGUERITE.--Scélérats barbares! Ce visage enchanteur qui, comme une planète, dominait ma destinée, n'a-t-il donc pu vous obliger à la pitié, vous qui n'étiez pas dignes de le regarder?
LE ROI.--Lord Say, Jack Cade a juré d'avoir ta tête.
SAY.--Oui, mais j'espère que Votre Majesté aura la sienne.
LE ROI.--Eh quoi, madame, toujours vous lamentant, toujours pleurant la mort de Suffolk! Ah! je crains, ma bien-aimée, que, si j'étais mort à sa place, vous ne m'eussiez pas tant pleuré.
MARGUERITE.--Non, mon bien-aimé, je ne pleurerais pas, mais je mourrais pour toi.
(Entre un messager.)
LE ROI.--Quoi? Quelles nouvelles apportes-tu? Pourquoi arrives-tu en si grande hâte?
LE MESSAGER.--Les rebelles sont dans Southwark. Fuyez, seigneur; Cade se proclame lord Mortimer, descendant de la maison du duc de Clarence. Il traite hautement Votre Majesté d'usurpateur, et il jure de se couronner lui-même dans Westminster. Il a pour armée une multitude déguenillée de paysans, d'ouvriers, gens grossiers et sans pitié. La mort de sir Humphroy Stafford et de son frère leur a donné coeur et courage pour marcher en avant. Tout homme sachant lire et écrire, homme de loi, courtisan, gentilhomme, est, selon eux, une vilaine chenille, et qu'il faut mettre à mort.
LE ROI.--O les malheureux! Ils ne savent ce qu'ils font.
BUCKINGHAM.--Mon gracieux seigneur, retirez-vous à Kenel-Worth, jusqu'à ce qu'on ait levé des troupes pour faire main-basse sur eux.
MARGUERITE.--Oh! si le duc de Suffolk vivait encore, les rebelles de Kent seraient bientôt soumis.
LE ROI.--Lord Say, ces traîtres te haïssent: viens donc avec nous à Kenel-Worth.
SAY.--Cela pourrait exposer la personne de Votre Grâce. Ma vue leur serait odieuse: je demeurerai donc dans la ville, et je m'y tiendrai aussi caché que je le pourrai.
(Entre un autre messager.)
LE MESSAGER.--Jack Cade s'est rendu maître du pont de Londres. Les bourgeois fuient et abandonnent leurs maisons. La mauvaise populace, toujours avide de pillage, court se joindre au traître, et tous jurent de concert de dévaster la ville et votre palais.
BUCKINGHAM.--Ne perdez pas un moment, seigneur, montez à cheval.
LE ROI.--Venez, Marguerite; Dieu, notre espérance, viendra à notre secours.
MARGUERITE.--Mon espérance est morte avec Suffolk.
LE ROI, à Say.--Adieu, milord, ne vous fiez pas aux rebelles de Kent.
BUCKINGHAM.--Ne vous fiez à personne, de peur d'être trahi.
SAY.--Ma confiance est dans mon innocence: aussi suis-je fier et résolu.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Toujours à Londres.--La Tour.
Le lord SCALES et d'autres paraissent sur les murs. Au pied arrivent quelques CITOYENS.
SCALES.--Quelles nouvelles? Jack Cade est-il tué?
PREMIER CITOYEN.--Non, milord, et il n'y a point d'apparence que cela lui arrive. Ils se sont emparés du pont, et ils tuent tout ce qui leur résiste. Le lord maire vous demande quelque renfort des troupes de la Tour, pour défendre la ville contre les rebelles.
SCALES.--Tout ce que je pourrai en détacher sans inconvénient sera à vos ordres. Mais je suis moi-même ici dans les alarmes. Les rebelles ont déjà tenté d'emporter la Tour. Mais gagnez la plaine de Smithfield, formez un corps de troupes, et je vais y envoyer Matthieu Gough. Allez, combattez pour votre roi, pour votre pays et pour votre vie. Adieu, il faut que je m'en retourne.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Londres.--Cannon street.
Entrent JACK CADE et sa troupe; il frappe de son bâton de commandement la pierre de Londres.
CADE.--A présent, Mortimer est seigneur de Londres; et, ici placé sur la pierre de Londres, j'entends et j'ordonne, qu'aux frais de la ville, la fontaine ne verse que du vin de Bordeaux pendant la première année de mon règne. Dorénavant il y aura crime de trahison pour quiconque m'appellera autrement que Mortimer.
(Entre un soldat.)
LE SOLDAT, courant.--Jack Cade! Jack Cade!
CADE.--Tuez-le sur la place.
(Ils le tuent.)
SMITH.--Pour peu que cet homme ait raison, il ne lui arrivera jamais de vous appeler Jack Cade. Je crois qu'il est content de la leçon.
DICK.--Milord, il se rassemble une armée à Smithfield.
CADE.--Marchons donc; allons les combattre. Mais auparavant allez mettre le feu au pont de Londres; et, si vous pouvez, brûlez la Tour aussi.--Allons, marchons.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Smithfield.
Une alarme. Entrent d'un côté CADE et sa troupe; de l'autre, les citoyens et les troupes du roi, commandés par MATTHIEU GOUGH. Ils combattent, les citoyens sont mis en déroute, Mathieu Gough est tué.
CADE.--Voilà ce que c'est, mes amis.--Allez quelques-uns de vous abattre leur palais de Savoie, d'autres les colléges de droit: abattez tout.
DICK.--J'ai une requête à présenter à Votre Seigneurie.
CADE.--Fût-ce le titre de lord, tu es sûr de l'obtenir pour ce mot.
DICK.--La grâce que je vous demande, c'est que toutes les lois de l'Angleterre émanent de votre bouche.
JEAN, à part.--Par la messe! ce seront de sanglantes lois; car il a reçu dans la mâchoire un coup de lance, et la plaie n'est pas encore guérie.
SMITH, à part.--Et de plus, Jean, ce seront des lois qui ne sentiront pas bon; car son haleine sent furieusement le fromage grillé.
CADE.--J'y ai pensé, cela sera ainsi. Allez, brûlez tous les registres du royaume; ma bouche sera le parlement d'Angleterre.
JEAN.--Cela a tout l'air de vouloir nous donner des statuts qui mordront ferme, à moins qu'on ne lui arrache les dents.
CADE.--Et désormais tout sera en commun.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Milord, une capture! une capture! le lord Say! qui vendait les villes en France, et qui nous a fait payer vingt-un quinzièmes et un schelling par livre dans le dernier subside.
(Entre George Bevis avec le lord Say.)
CADE.--Eh bien, pour cela il sera décapité dix fois. Te voilà donc, lord Say 21, lord de serge, lord de bougran. Te voilà dans le domaine de notre juridiction souveraine! Qu'as-tu à répondre à ma majesté, pour te disculper d'avoir livré la Normandie à monsieur Basimecu 22, le dauphin de France? Qu'il te soit donc déclaré par-devant cette assemblée, et par-devant lord Mortimer, que je suis le balai destiné à nettoyer la cour d'immondices telles que toi. Tu as traîtreusement corrompu la jeunesse du royaume, en érigeant une école de grammaire; et tandis que, jusqu'à présent, nos ancêtres n'avaient eu d'autres livres que la mesure et la taille, c'est toi qui es cause qu'on s'est servi de l'imprimerie. Contre les intérêts du roi, de sa couronne et de sa dignité, tu as bâti un moulin à papier. Il te sera prouvé en fait que tu as autour de toi des hommes qui parlent habituellement de noms, de verbes, et autres mots abominables, que ne peut supporter une oreille chrétienne. Tu as établi des juges de paix, pour citer devant eux les pauvres gens, pour des choses sur lesquelles ils ne sont pas en état de répondre: de plus, tu les as fait mettre en prison, et parce qu'ils ne savaient pas lire, tu les as fait pendre; tandis que seulement, pour cela, ils auraient mérité de vivre. Tu montes un cheval couvert d'une housse; cela est-il vrai ou non?
SAY.--Qu'importe?
CADE.--Ce qu'il importe? Tu ne dois pas souffrir que ton cheval porte un manteau, tandis que de plus honnêtes gens que toi vont en chausses et en pourpoint.
DICK.--Et souvent travaillent en chemise, comme moi, par exemple, qui suis boucher!
SAY.--Peuple de Kent....
DICK.--Que voulez-vous dire de Kent?
SAY.--Rien de plus que ceci: Bona gens, mala gens.
CADE.--Emmenez-le, emmenez-le, il parle latin.
SAY.--Écoutez seulement ce que j'ai à dire, puis, prenez-le comme vous voudrez.--Kent, dans les Commentaires écrits par César, est nommé le canton le plus policé de notre île. Le pays est agréable, parce qu'il est rempli de richesses; le peuple libéral, vaillant, actif, opulent; ce qui me fait espérer que vous n'êtes pas dénués de pitié.--Je n'ai point vendu le Maine, je n'ai point perdu la Normandie; mais pour les recouvrer, je perdrais volontiers la vie. J'ai toujours rendu la justice avec indulgence; les prières et les larmes ont touché mon coeur, et jamais les présents. Quand ai-je exigé une seule imposition de vous, si ce n'est pour l'utilité du Kent, du roi, du royaume et de vous? j'ai répandu de grandes largesses sur les savants clercs, parce que c'était à mes livres que j'avais dû mon avancement auprès du roi. Et voyant que l'ignorance est la malédiction de Dieu, et la science l'aile avec laquelle nous nous élevons au ciel, à moins que vous ne soyez possédés de l'esprit du démon, vous vous garderez certainement de me tuer. Cette langue a négocié avec les rois étrangers, pour votre avantage.
CADE.--Bah! Quand as-tu frappé un seul coup sur le champ de bataille?
SAY.--Les hommes en place ont le bras long. J'ai frappé souvent ceux que je ne vis jamais, et je les ai frappés à mort.
GEORGE.--Oh! l'infâme lâche! venir comme cela par derrière le monde!
SAY.--Ces joues sont pâlies par mes veilles pour votre bien.
CADE.--Frappez-le au visage, et cela lui fera revenir les couleurs.
SAY.--Les longues séances que j'ai données pour juger les causes des pauvres m'ont accablé d'infirmités et de maladies.
CADE.--On vous fournira, pour les guérir, une chandelle de chanvre et l'assistance d'une hache.
DICK.--Comment! est-ce que tu trembles?
SAY.--C'est la paralysie, et non la peur, qui me fait trembler.
CADE.--Voyez, il remue la tête, comme s'il nous disait: Je vous le revaudrai. Je veux voir si elle sera plus ferme sur un pieu. Emmenez-le, et coupez-lui la tête.
SAY.--Dites-moi donc quel grand crime j'ai commis. Ai-je affecté l'opulence ou la grandeur? Répondez. Mes coffres sont-ils remplis d'un or extorqué? Mes vêtements sont-ils somptueux à voir? A qui de vous ai-je fait tort pour que vous vouliez me faire mourir? Ces mains sont pures du sang innocent: ce sein est exempt de toutes pensées de crimes et de perfidie. Oh! laissez-moi vivre.
CADE.--Je sens que ses paroles me touchent le coeur, mais j'y mettrai ordre; il mourra, ne fût-ce que pour avoir si bien plaidé pour sa vie. Emmenez-le. Il a un démon familier sous sa langue; il ne parle pas au nom de Dieu. Emmenez-le, vous dis-je, et abattez-lui la tête sur l'heure. Ensuite allez enfoncer les portes de la maison de son gendre, sir James Cromer; tranchez-lui la tête aussi, et rapportez-les ici toutes deux, fichées sur des pieux.
LE PEUPLE.--Cela va être fait.
SAY.--O compatriotes! si, quand vous faites vos prières, Dieu était aussi endurci que vous l'êtes, comment s'en trouveraient vos âmes après la mort? Laissez-vous fléchir, et épargnez ma vie.
CADE.--Emmenez-le, et faites ce que je vous ordonne. (Quelques-uns sortent emmenant lord Say.) Le plus magnifique pair du royaume ne pourra porter sa tête sur ses épaules sans me payer tribut. Pas une fille ne sera mariée qu'elle ne paye un tribut pour sa virginité avant qu'on en jouisse. Les hommes relèveront de moi in cavite, et nous voulons et prétendons que leurs femmes soient aussi libres que le coeur peut le désirer, ou la langue l'exprimer.
DICK.--Milord, quand irons-nous à Cheapside prendre des marchandises sur nos bons?
CADE.--Eh vraiment, sur-le-champ.
LE PEUPLE.--Bravo.
(On apporte la tête du lord Say, et celle de son gendre.)
CADE.--Ceci ne vaut-il pas encore plus de bravos? Faites-les se baiser l'un l'autre, car ils s'aimaient beaucoup quand ils étaient en vie. A présent séparez-les, de peur qu'ils ne consultent ensemble sur le moyen de livrer quelques villes de plus aux Français. Soldats, différons jusqu'à la nuit qui approche le pillage de la ville, et promenons-nous dans les rues avec ces têtes portées devant nous en guise de masses d'armes, et à chaque coin de rue faites-les se baiser. Allons.
(Ils se retirent.)
SCÈNE VIII
Southwark.
Une alarme. Entre CADE, suivi de toute la populace.
CADE.--Montez par Fish-Street, descendez par l'angle de Saint-Magnus; tuez, assommez: jetez-les dans la Tamise. (Une trompette sonne un pourparler et une retraite.) Quel bruit est-ce là? Qui donc est assez hardi pour sonner la retraite ou un pourparler quand je commande qu'on tue?
(Entrent Buckingham et le vieux Clifford, avec des troupes.)
BUCKINGHAM.--C'est nous vraiment qui avons cette hardiesse, et qui venons te déranger. Sache, Cade, que nous venons comme ambassadeurs de la part du roi vers le peuple que tu as égaré, pour annoncer un pardon absolu à tous ceux qui t'abandonneront et retourneront tranquillement chez eux.
CLIFFORD.--Que dites-vous, compatriotes? Voulez-vous vous rendre au pardon qui vous est encore offert, ou attendez-vous que votre révolte vous conduise à la mort? Qui aime le roi et accepte son pardon, qu'il jette son chaperon en l'air et crie: Dieu garde le roi! Que celui qui le hait et n'honore pas son père Henri V, qui fit trembler la France, secoue son arme contre nous et continue son chemin.
LE PEUPLE.--Dieu garde le roi! Dieu garde le roi!
CADE.--Quoi! Buckingham et Clifford, êtes-vous si braves? et vous, stupides paysans, croyez-vous à leurs paroles? Avez-vous donc envie d'être pendus avec vos lettres de grâce attachées au cou? Mon épée s'est-elle donc fait jour à travers les portes de Londres pour que vous m'abandonniez au White-Hart dans Southwark? Je pensais que jamais vous ne poseriez les armes avant d'avoir recouvré vos anciennes libertés; mais vous êtes tous des misérables, des lâches, qui vous plaisez à vivre esclaves de la noblesse. Laissez-les vous briser les reins à force de fardeaux, vous chasser de dessous vos toits, ravir devant vos yeux vos femmes et vos filles. Il y en a toujours un que je saurai bien tirer d'affaire. Que la malédiction de Dieu vous éclaire tous!
LE PEUPLE.--Nous voulons suivre Cade, nous voulons suivre Cade!
CLIFFORD.--Cade est-il le fils de Henri V pour crier ainsi que vous voulez le suivre? Vous conduira-t-il dans le coeur de la France pour y faire, des derniers d'entre vous, des comtes ou des ducs? Hélas! il n'a pas seulement une maison, un asile pour se réfugier; il ne sait comment se procurer de quoi vivre, si ce n'est par le pillage, en nous volant, nous qui sommes vos amis. Ne serait-ce pas une honte, si, tandis que vous êtes ici à vous chamailler, le timide Français, naguère vaincu par vous, faisait une subite incursion sur la mer, et venait vous vaincre? Il me semble déjà le voir, au milieu de nos discordes civiles, parcourir en maître les rues de Londres, en appelant villageois tous ceux qu'il rencontre. Ah! périssent plutôt dix mille canailles de Cades, que de vous voir demander grâce à un Français! En France! en France! et regagnez ce que vous avez perdu; épargnez l'Angleterre, c'est votre rivage natal. Henri a de l'argent; vous êtes forts et courageux; Dieu est avec nous: ne doutez pas de la victoire.
TOUT LE PEUPLE.--A Clifford! à Clifford! nous suivons le roi et Clifford.
CADE.--Vit-on jamais plume aussi facile à souffler çà et là que cette multitude? Le nom de Henri V les entraîne à cent mauvaises actions, et ils me laissent là seul et abandonné. Je les vois se consulter ensemble pour me saisir par surprise. Mon épée m'ouvrira un chemin, car il n'y a plus moyen de rester ici. En dépit des diables et de l'enfer, je passerai au milieu de vous. Le ciel et l'honneur me sont témoins que ce n'est pas défaut de courage en moi, mais seulement la basse, l'ignominieuse trahison de ceux qui me suivent, qui me force de tourner les talons et de fuir.
BUCKINGHAM.--Quoi! il s'est échappé? Que quelques-uns de vous aillent après lui. Celui qui apportera sa tête au roi recevra mille couronnes pour sa récompense. (Quelques-uns sortent.) Suivez-moi, soldats; nous allons chercher un moyen de vous réconcilier tous avec le roi.
(Ils sortent.)
SCÈNE IX
Château de Kenilworth.
LE ROI HENRI, LA REINE MARGUERITE ET SOMERSET paraissent sur la terrasse du château.
LE ROI.--Fut-il jamais un roi, possesseur d'un trône terrestre, qui fut aussi peu maître de se procurer quelque satisfaction? Je commençais à peine à ramper hors de mon berceau, qu'on fit de moi un roi, à l'âge de neuf mois. Hélas! jamais sujet ne souhaita de devenir roi, comme je souhaite et languis du désir d'être sujet.
(Entrent Buckingham et Clifford.)
BUCKINGHAM.--Salut et bonnes nouvelles à Votre Majesté!
LE ROI.--Comment! Buckingham, le rebelle Cade est-il surpris? ou ne s'est-il retiré que pour attendre de nouvelles forces?
CLIFFORD.--Il est en fuite, seigneur, et tout son monde se soumet. (Entrent un grand nombre des partisans de Cade, la corde au cou.) Ils viennent humblement, la corde au cou, recevoir de Votre Majesté leur sentence de vie ou de mort.
LE ROI.--Ouvre donc, ô ciel, tes portes éternelles, pour donner passage à mes remercîments et à mes actions de grâces. Soldats, vous avez, dans ce jour, racheté votre vie, et montré combien vous chérissiez votre roi et votre pays. Persévérez toujours dans de si bons sentiments, et Henri, fût-il malheureux, vous assure qu'il ne sera jamais dur pour vous. Recevez donc tous, tant que vous êtes, mes remercîments et mon pardon, et retournez dans vos différents pays.
TOUTE LA MULTITUDE.--Dieu conserve le roi! Dieu conserve le roi!
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Votre Grâce, avec sa permission, doit être avertie que le duc d'York est récemment arrivé d'Irlande, avec un corps nombreux et puissant de Gallowglasses déterminés; il s'avance vers ces lieux en belle ordonnance, et proclame, sur la route, que le seul objet de son armement est d'éloigner de la cour le duc de Somerset, qu'il appelle un traître.
LE ROI.--Ainsi, entre Cade et York, mon pouvoir flotte dans la détresse, comme un vaisseau qui, sortant de la tempête, est surpris par un calme et abordé par un pirate. Cade vient seulement d'être réprimé, et ses forces dispersées, et voilà qu'York s'élève en armes et lui succède. Va, je te prie, à sa rencontre, Buckingham; demande-lui le motif de cette prise d'armes. Dis-lui que j'enverrai le duc Edmond à la Tour; et en effet, Somerset, nous t'y ferons renfermer jusqu'à ce qu'il ait congédié son armée.
SOMERSET.--Seigneur, je me rendrai de moi-même à la prison; j'irai, s'il le faut, à la mort, pour le bien de mon pays.
LE ROI, à Buckingham.--Quoi qu'il arrive, n'employez pas des termes trop durs; vous savez qu'il est violent, et ne supporte pas un langage trop sévère.
BUCKINGHAM.--Je prendrai soin, seigneur, et j'agirai, n'en doutez pas, de telle sorte, que toutes choses vous tourneront à bien.
(Il sort.)
LE ROI.--Venez, ma femme, rentrons; et apprenons à mieux gouverner; car jusqu'ici l'Angleterre peut maudire mon malheureux règne.
(Ils sortent.)
SCÈNE X
Kent.--Le jardin d'Iden.
Entre CADE.
CADE.--Peste soit de l'ambition! et peste soit de moi, qui porte une épée, et cependant suis près de mourir de faim! Cinq jours entiers je suis resté caché dans ces bois sans oser mettre le nez dehors, car tout le pays est après moi; mais à présent je suis si affamé, que, quand on me ferait un bail de mille ans de vie, je ne pourrais y tenir plus longtemps. J'ai donc escaladé ce mur de briques, et pénétré dans ce jardin pour tenter si je n'y pourrais pas trouver de l'herbe à manger, ou bien arracher une fois ou l'autre une salade, ce qui n'est pas mauvais pour rafraîchir l'estomac dans cette extrême chaleur; et je pense que les salades de toute espèce ont été créées pour mon bien: car plus d'une fois, sans ma salade 23, j'aurais bien pu avoir le crâne fendu d'un coup de hache d'armes; et plus d'une fois aussi, lorsque j'étais pressé de la soif, et marchant sans relâche, elle m'a servi de pot pour y boire, et aujourd'hui c'est encore une salade qui va me rassasier.
(Entre Iden avec des domestiques.)
IDEN.--O Dieu! qui voudrait vivre dans le tumulte d'une cour lorsqu'il peut jouir de promenades aussi paisibles que celles-ci? Ce modique héritage que m'a laissé mon père, suffit à mes désirs, et vaut une monarchie. Je ne cherche point à m'agrandir par la ruine des autres, non plus qu'à accumuler des richesses, quitte à attirer sur moi je ne sais combien d'envie; il me suffit d'avoir de quoi soutenir mon état, et renvoyer toujours de ma porte le pauvre satisfait.
CADE.--J'aperçois le maître du terrain qui vient me saisir comme un vagabond, pour être entré dans son domaine sans sa permission. Ah! misérable, tu me livrerais et recevrais du roi mille couronnes pour lui avoir porté ma tête; mais avant que nous nous séparions je veux te faire manger du fer comme une autruche, et avaler une épée comme une grande épingle.
IDEN.--A qui en as-tu, brutal que tu es? Qui que tu sois, je ne te connais pas. Pourquoi donc te livrerais-je? N'est-ce pas assez d'être entré dans mon jardin, contre ma volonté, à moi qui en suis le propriétaire, et d'y venir comme un voleur par-dessus les murs dérober les fruits de ma terre? il faut que tu me braves encore par tes propos insolents!
CADE.--Te braver? oui, par le meilleur sang qui ait jamais été tiré, et te faire la barbe encore. Regarde-moi bien; je n'ai pas mangé depuis cinq jours: viens cependant avec tes cinq hommes, et si je ne vous étends pas là, roides comme un clou de porte, je prie Dieu qu'il ne me soit plus permis de manger un seul brin d'herbe.
IDEN.--Non, il ne sera jamais dit, tant que l'Angleterre subsistera, qu'Alexandre Iden, écuyer de Kent, ait combattu, en nombre inégal, un pauvre homme épuisé par la faim. Fixe sur mes yeux tes yeux assurés, et vois si tu peux m'intimider de tes regards; mesure tes membres contre mes membres, et vois si tu n'es pas le plus petit de beaucoup. Ta main n'est qu'un doigt comparée à mon poing, ta jambe qu'un bâton auprès de cette massue, mon pied soutiendrait le combat contre toute la force que t'a donnée le ciel. Si mon bras s'élève en l'air, ta fosse est déjà creusée en terre; et au lieu de paroles supérieures aux tiennes et dont la grandeur puisse répondre au reste de mes discours, je charge mon épée de te dire ce que t'épargne ma langue.
CADE.--Par ma valeur, c'est bien le champion le plus accompli dont j'aie jamais ouï parler! Toi, fer, si tu fléchis, et si, avant de t'endormir dans le fourreau, tu ne fais pas une émincée de boeuf de cette énorme charpente de paysan, je prie Dieu à genoux que tu serves à faire des clous de fer à cheval. (Ils se battent, Cade tombe.) Oh! je suis mort. C'est la famine, pas autre chose qui m'a tué. Envoie dix mille démons contre moi; pourvu que tu me donnes seulement les dix repas que j'ai perdus, je les défie tous. Sèche, jardin, et sois désormais la sépulture de tous ceux qui vivent dans cette maison, puisqu'ici l'âme indomptée de Cade s'est évanouie.
IDEN.--Est-ce donc Cade que j'ai tué? Cet horrible traître? O mon épée! je veux te consacrer pour cet exploit, et quand je serai mort, te faire suspendre sur ma tombe. Jamais ce sang ne sera essuyé de ta pointe: tu le porteras comme un écusson glorieux, emblème de l'honneur que s'est acquis ton maître.
CADE.--Iden, adieu, et sois fier de ta victoire; dis au pays de Kent, de ma part, qu'il a perdu son meilleur soldat, et exhorte tous les hommes à être des lâches; car moi je ne redoutai jamais personne, je suis vaincu par la famine, et non par la valeur.
(Il meurt.)
IDEN.--Tu me fais injure. Que le ciel soit mon juge! Meurs, scélérat maudit, malédiction sur celle qui t'a porté dans son sein! Et comme j'enfonce mon épée dans ton corps, puisse-je enfoncer ton âme dans l'enfer! Je veux te traîner par les pieds dans un fumier qui te servira de tombeau. Là, je couperai ta tête proscrite, et je la porterai en triomphe au roi, laissant ton corps pour pâture aux corbeaux des champs.
(Il sort en traînant le corps.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Plaines entre Dartford et Blackheath.
D'un côté le camp du roi, de l'autre entre YORK avec sa suite, des tambours et des drapeaux; ses troupes à quelque distance.
YORK.--Ainsi, York revient de l'Irlande pour revendiquer ses droits et arracher la couronne de la tête du faible Henri. Cloches, sonnez à grand bruit; feux de joie, brûlez d'une flamme claire et brillante, pour fêter le monarque légitime de l'illustre Angleterre.--Ah! sancta majestas, qui ne voudrait t'acheter au plus haut prix! Qu'ils obéissent, ceux qui ne savent pas gouverner. Cette main fut faite pour ne manier que l'or. Je ne puis donner à mes paroles l'influence qui leur appartient, si cette main ne balance une épée ou un sceptre. S'il est vrai que j'aie une âme, elle aura un sceptre, sur lequel s'agiteront les fleurs de lis de la France. (Entre Buckingham.) Qui vois-je s'avancer? Buckingham, qui vient me gêner par sa présence. Sûrement c'est le roi qui l'envoie: dissimulons.
BUCKINGHAM.--York, si tes intentions sont bonnes, je te salue de bon coeur.
YORK.--Humphroy de Buckingham, je reçois ton salut. Es-tu envoyé, ou viens-tu de ton propre mouvement?
BUCKINGHAM.--Envoyé par Henri, notre redouté souverain, pour savoir la raison de cette prise d'armes en temps de paix, ou pour que tu me dises à quel titre, toi, sujet comme moi, et contre ton serment d'obéissance et de fidélité, tu assembles, sans l'ordre du roi, ce grand nombre de soldats, et oses conduire tes troupes si près de sa cour.
YORK, à part.--A peine puis-je parler tant est grande ma colère. Oh! dans l'indignation que m'inspirent ces paroles avilissantes, que ne puis-je déraciner les rochers et me battre contre la pierre! et que n'ai-je en ce moment, comme Ajax, le fils de Télamon, le pouvoir de décharger ma furie sur des boeufs et des brebis! Je suis né bien plus haut que ce roi, bien plus semblable à un roi, bien plus roi par mes pensées... Mais je dois encore un peu de temps affecter la sérénité, jusqu'à ce que Henri soit plus faible et moi plus fort. (Haut.) Oh! Buckingham, pardonne-moi, je te prie, d'avoir été si longtemps sans te répondre; mon esprit était absorbé par une profonde mélancolie.--Mon but, en amenant cette armée, est... d'éloigner du roi l'orgueilleux Somerset, traître envers Sa Grâce et envers l'État.
BUCKINGHAM.--Cela est trop présomptueux de ta part. Cependant, si cet armement n'a point d'autre but, le roi a cédé à ta demande: le duc de Somerset est à la Tour.
YORK.--Sur ton honneur, est-il en prison?
BUCKINGHAM.--Sur mon honneur, il est en prison.
YORK.--En ce cas, Buckingham, je congédie mon armée. Soldats, je vous remercie tous: dispersez-vous, et venez demain me trouver aux prés de Saint-George; vous y recevrez votre paye, et tout ce que vous pourrez désirer. Que mon souverain, le vertueux Henri, me demande mon fils aîné; que dis-je! tous mes fils, comme otages de ma fidélité et de mon attachement: je les lui remettrai tous avec autant de satisfaction que j'en ai à vivre. Terres, biens, cheval, armure, tout ce que je possède est à ses ordres, comme il est vrai que je désire que Somerset périsse.
BUCKINGHAM.--York, je loue cette affectueuse soumission, et nous allons nous rendre ensemble à la tente du roi.
(Entre le roi avec sa suite.)
LE ROI.--Buckingham, York n'a-t-il donc point dessein de nous nuire, que je le vois s'avancer ainsi son bras passé dans le tien?
YORK.--York vient, rempli de soumission et de respect, se présenter à Votre Majesté.
LE ROI.--Dans quelle intention as-tu donc amené toutes ces troupes?
YORK.--Pour enlever d'auprès de vous le traître Somerset, et pour marcher contre Cade, cet abominable rebelle, que je viens d'apprendre avoir été défait.
(Entre Iden avec la tête de Cade.)
IDEN.--Si un homme grossier comme moi et d'une aussi basse condition peut paraître en la présence d'un roi, je viens offrir à Votre Grâce la tête d'un traître, la tête de Cade que j'ai tué en combat.
LE ROI.--La tête de Cade! Grand Dieu, quelle est ta justice! Oh! laisse-moi regarder mort le visage de celui qui vivant m'a suscité de si cruels embarras. Dis-moi, mon ami; est-ce toi qui l'as tué?
IDEN.--C'est moi-même, n'en déplaise à Votre Majesté.
LE ROI.--Comment t'appelles-tu? quelle est ta condition?
IDEN.--Alexandre Iden est mon nom, un pauvre écuyer de Kent, qui aime son roi.
BUCKINGHAM.--Avec votre permission, seigneur, il ne serait pas mal de le créer chevalier pour un pareil service.
LE ROI.--Iden, mets-toi à genoux (il se met à genoux), et relève-toi chevalier. Je te donne mille marcs pour récompense, et je veux que désormais tu demeures attaché à notre suite.
IDEN.--Puisse Iden vivre pour mériter tant de bonté! et ne vivre jamais que pour être fidèle à son souverain!
(Entrent la reine Marguerite, Somerset.)
LE ROI.--Voyez, Buckingham, voilà Somerset qui s'approche avec la reine; allez la prier de le cacher promptement aux regards du duc.
MARGUERITE.--Pour mille York, il ne cachera pas sa tête; mais il demeurera hardiment pour l'affronter en face.
YORK.--Quoi donc! Somerset en liberté! S'il en est ainsi, York, laisse donc un libre cours à tes pensées emprisonnées trop longtemps, et que ta langue parle comme ton coeur? Endurerai-je la vue de Somerset? Perfide roi, pourquoi as-tu rompu ta foi avec moi, toi qui sais combien je souffre peu qu'on m'outrage? T'appellerai-je donc roi? Non, tu n'es point un roi, tu n'es point propre à gouverner ni à régir des peuples, toi qui n'oses pas, qui ne peux pas maîtriser un traître. Ta tête ne sait point porter une couronne. Ta main est faite pour serrer le bâton de palmier, non pour soutenir le sceptre imposant d'un souverain. C'est mon front qui doit ceindre l'or de la couronne; ce front dont la sérénité ou la colère peut, comme la lance d'Achille, tuer ou guérir par ses divers mouvements. Voilà la main qui saura tenir un sceptre, qui saura établir ses lois suprêmes. Cède-moi la place. Par le ciel, tu ne régneras pas plus longtemps sur celui que le ciel a créé pour régner sur toi.
SOMERSET.--O épouvantable traître! je t'arrête, York, pour crime de haute trahison contre le roi et la couronne. Obéis, traître audacieux. A genoux, pour demander grâce.
YORK.--Moi, me mettre à genoux! demande d'abord à mes genoux s'ils souffriront que je plie devant un homme. Qu'on appelle mes fils pour me servir de caution. (Sort un homme de la suite.) Je suis bien sûr qu'avant qu'ils me laissent conduire en prison, leurs épées se rendront caution de mon affranchissement.
MARGUERITE.--Qu'on cherche Clifford: priez-le de venir promptement, et qu'il nous dise si les bâtards d'York peuvent servir de caution à leur traître de père.
YORK.--O Napolitaine teinte de sang, rebut proscrit de Naples, fléau sanguinaire de l'Angleterre! Les fils d'York, bien meilleurs que toi par la naissance, seront la caution de leur père: malheur à ceux qui la refuseraient! (Entrent d'un côté Édouard et Richard Plantagenet avec des soldats; et de l'autre aussi avec des soldats, le vieux Clifford et son fils.) Vois s'ils viennent; je réponds qu'ils tiendront ma parole.
MARGUERITE.--Et voilà Clifford qui arrive pour rejeter leur caution.
CLIFFORD.--Salut et bonheur à mon seigneur roi!
YORK.--Je te rends grâces, Clifford: dis quel sujet t'amène. Ne nous chagrine pas par un regard ennemi, c'est nous qui sommes ton souverain, Clifford; fléchis de nouveau le genou, nous te pardonnerons de t'être mépris.
CLIFFORD.--Voici mon roi, York; je ne me méprends point. Mais, toi, tu te méprends fort de m'imputer une méprise. Il le faut envoyer à Bedlam: cet homme est-il devenu fou?
LE ROI.--Oui, Clifford, une folie ambitieuse le porte à s'élever contre son roi.
CLIFFORD.--C'est un traître. Faites-le conduire à la Tour, et qu'on vous mette à bas sa tête séditieuse.
MARGUERITE.--Il est arrêté; mais il ne veut pas obéir. Ses fils, dit-il, donneront pour lui leur parole.
YORK.--N'y consentez-vous pas, mes enfants?
ÉDOUARD PLANTAGENET.--Oui, mon noble père, si nos paroles peuvent vous servir.
RICHARD PLANTAGENET.--Et si nos paroles ne le peuvent, ce sera nos épées.
CLIFFORD.--Quoi? quelle race de traîtres avons-nous donc ici?
YORK.--Regarde dans un miroir, et donne ce nom à ton image. Je suis ton roi, et toi un traître au coeur faux. Appelez ici, pour se placer au poteau 24, mes deux braves ours; que du seul bruit de leurs chaînes ils fassent trembler ces chiens félons qui tournent timidement autour d'eux. Priez Salisbury et Warwick de se rendre près de moi.
(Tambours. Entrent Salisbury et Warwick avec des soldats.)
CLIFFORD.--Sont-ce là tes ours? Eh bien! je harcèlerai tes ours jusqu'à la mort, et de leurs chaînes j'attacherai le gardien d'ours lui-même, s'il se hasarde à les conduire dans la lice.
RICHARD PLANTAGENET.--J'ai vu souvent un dogue ardent et présomptueux se retourner et mordre celui qui l'empêchait de s'élancer; puis aussitôt que, laissé en liberté, il sentait la patte cruelle de l'ours, je l'ai vu serrer la queue entre ses jambes en poussant des cris; tel est le rôle que vous jouerez, si vous vous mesurez en ennemi avec le lord Warwick.
CLIFFORD.--Loin d'ici, amas de disgrâces, hideuse et grossière ébauche, aussi difforme par ton âme que par ta figure!
YORK.--Nous allons dans peu vous échauffer autrement.
CLIFFORD.--Prenez garde que cette chaleur ne vous brûle vous-même.
LE ROI.--Quoi, Warwick! Tes genoux ont-ils désappris à fléchir?... Et toi, Salisbury, honte sur tes cheveux blancs! Toi, guide insensé, qui égares le coeur malade de ton fils, veux-tu, sur ton lit de mort, jouer le rôle d'un brigand, et chercher ton malheur avec tes lunettes! Oh! où est la foi, où est la loyauté? Si elles sont bannies d'une tête glacée par les ans, où trouveront-elles un refuge sur la terre? Veux-tu donc creuser ton tombeau pour y trouver encore la guerre, et souiller de sang ton âge honorable? Quoi! vieux comme tu l'es, tu manques d'expérience; ou, si tu en as, pourquoi lui fais-tu un tel outrage? Pour ton honneur, rends-toi au devoir, fléchis devant moi ces genoux que ton âge avancé fait déjà plier vers la tombe.
SALISBURY.--Seigneur, j'ai examiné avec moi-même le titre de ce très-renommé duc, et, dans ma conscience, je crois que c'est à Sa Grâce qu'appartient par droit de succession le trône d'Angleterre.
LE ROI.--Ne m'as-tu pas juré fidélité et obéissance?
SALISBURY.--Oui.
LE ROI.--Peux-tu te dégager envers le ciel de la nécessité d'acquitter ton serment?
SALISBURY.--C'est un grand péché de jurer le péché; mais c'en est un plus grand encore de tenir un serment coupable. Quel voeu assez solennel peut contraindre à commettre un meurtre, à dépouiller autrui, à outrager la pudeur d'une vierge sans tache, à ravir le patrimoine de l'orphelin, à priver la veuve de ses droits légitimes, sans autre raison de cette injustice que le lien d'un serment solennel?
MARGUERITE.--Un traître subtil n'a pas besoin de sophiste.
LE ROI.--Appelez Buckingham; dites-lui de s'armer.
YORK.--Appelle Buckingham, Henri, et tout ce que tu as d'amis. Je suis résolu à mourir ou à régner.
CLIFFORD.--Je te garantis le premier, si les songes prédisent la vérité.
WARWICK.--Tu ferais mieux de regagner ton lit et d'y aller rêver encore, pour te mettre à l'abri de la tempête du champ de bataille.
CLIFFORD.--Je suis résolu à soutenir une tempête plus terrible que celle qu'il est en ton pouvoir de susciter aujourd'hui; et je compte écrire cette résolution sur ton cimier, si je puis seulement te reconnaître aux armes de ta maison.
WARWICK.--Oui, j'en jure par les armoiries de mon père, par l'ancien écu des Nevil, l'ours rampant enchaîné à un poteau tortueux, je veux porter aujourd'hui mon panache élevé, comme le cèdre qui se déploie sur le sommet d'une montagne et conserve son feuillage en dépit de la tempête, pour te faire trembler seulement à le voir.
CLIFFORD.--Et moi, je t'arracherai ton ours de dessus ton casque, et le foulerai sous mes pieds avec tout le mépris dont je suis capable, en haine du gardeur d'ours par qui l'ours sera défendu.
LE JEUNE CLIFFORD.--Aux armes donc, mon victorieux père, pour réprimer ces rebelles et leurs complices.
RICHARD PLANTAGENET.--Fi donc! pour votre honneur un peu plus de charité; ne proférez point de paroles de haine, car vous souperez ce soir avec Jésus-Christ.
LE JEUNE CLIFFORD.--Odieux signe de colère, c'est plus que tu n'en peux dire.
RICHARD PLANTAGENET.--Si ce n'est pas dans le ciel que vous souperez, ce sera donc sûrement en enfer.
(Ils sortent de différents côtés.)
SCÈNE II
Saint-Albans.
Alarmes, combattants qui passent et repassent Entre WARWICK.
WARWICK.--Clifford de Cumberland, c'est Warwick qui t'appelle; et si tu ne te caches pas devant l'ours, maintenant que les trompettes furieuses sonnent l'alarme et que les cris des mourants remplissent le vide des airs, Clifford, je t'appelle. Viens et combats contre moi, orgueilleux lord du nord. Clifford de Cumberland, Warwick s'enroue à force de t'appeler aux armes. (Entre York.) Quoi! mon noble lord, comment, à pied?
YORK.--Clifford, dont la mort arme le bras, vient de tuer mon cheval; mais coup pour coup, et au même moment, j'ai fait de cette excellente bête qu'il aimait tant un repas pour les vautours et les corbeaux.
(Entre Clifford.)
WARWICK.--L'heure de l'un de nous ou de tous deux est arrivée.
YORK.--Arrête, Warwick, et cherche ailleurs quelque autre proie; car c'est moi qui dois poursuivre celle-ci jusqu'à la mort.
WARWICK.--En ce cas, fais vaillamment, York; c'est pour une couronne que tu combats Clifford; comme il est vrai que je compte réussir aujourd'hui, j'ai du chagrin au coeur de te quitter sans te combattre.
(Warwick sort.)
CLIFFORD.--Que vois-tu donc en moi, York? Pourquoi t'arrêter ainsi?
YORK.--J'aimerais ta contenance guerrière si tu ne m'étais pas si profondément ennemi.
CLIFFORD.--Et l'on ne refuserait pas à ta valeur la louange et l'estime, si tu ne l'employais honteusement et pour le crime.
YORK.--Puisse-t-elle me défendre contre ton épée, comme il est vrai qu'elle soutient la justice et la bonne cause!
CLIFFORD.--Mon âme et mon corps ensemble sur cette affaire-ci.
YORK.--Voilà un terrible gage. En garde sur-le-champ.
(Ils combattent, Clifford tombe.)
CLIFFORD.--La fin couronne les oeuvres 25.
Note 25: (retour) Clifford dit ces paroles en français: il ne mourut point de la main du duc d'York, mais fut tué dans la mêlée. Sa mort est ainsi racontée dans la troisième partie de Henri VI, et la même incohérence se remarque dans les pièces originales. C'est une inadvertance comme on en rencontre souvent dans Shakspeare.
(Il meurt.)
YORK.--Ainsi la guerre t'a donné la paix, car te voilà tranquille. Que le repos soit avec son âme, si c'est la volonté du ciel!
(Il sort.)
(Entre le jeune Clifford.)
LE JEUNE CLIFFORD.--Honte et confusion! Tout est en déroute. La peur crée le désordre, et le désordre frappe ceux qu'il faudrait défendre. O guerre! fille des enfers, dont le ciel irrité a fait l'instrument de sa colère, jette dans les coeurs glacés des nôtres les charbons brûlants de la vengeance! Ne laisse pas fuir un soldat. L'homme qui s'est vraiment consacré à la guerre ne connaît pas l'amour de soi. Quiconque s'aime soi-même n'a point essentiellement, mais seulement par le hasard des circonstances, les caractères de la valeur..... (Voyant son père mort.) O que ce vil monde prenne fin, et que les flammes du dernier jour confondent, avant le temps, la terre et le ciel embrasés ensemble! Que le souffle de la trompette universelle se fasse entendre et impose silence au son mesquin des divers bruits du monde! Père chéri, étais-tu donc destiné à perdre ta jeunesse dans la paix, et à revêtir les couleurs argentées de l'âge, de la prudence, pour venir, aux jours vénérables où l'on garde la maison, périr dans une mêlée de brigands. A cette vue, mon coeur se change en pierre, et tant qu'il m'appartiendra il demeurera dur comme elle.--York n'épargne point nos vieillards, je n'épargnerai pas davantage leurs enfants. Les larmes des jeunes vierges feront sur mon coeur l'effet de la rosée sur la flamme; et la beauté, qui si souvent a rappelé les tyrans à la clémence, ne fera, comme l'huile et la cire, qu'animer l'ardeur de ma colère. Dès ce moment, la pitié ne m'est plus rien. Si je trouve un enfant de la maison d'York, je le couperai en autant de bouchées que la farouche Médée fit du jeune Absyrte, et je chercherai ma gloire dans la cruauté. (Il prend sur ses épaules le corps de son père.) Viens, toi, ruine récente de l'antique maison de Clifford; comme Énée emporta le vieil Anchise, je vais te charger sur mes robustes épaules. Mais Énée portait une charge vivante, elle ne lui pesait pas ce que me pèsent mes douleurs.
(Il sort.)
(Entrent Richard Plantagenet et Somerset: ils combattent, Somerset est tué.)
RICHARD PLANTAGENET.--Te voilà donc là gisant! Par sa mort sous une misérable enseigne du château de Saint-Albans, mise à la porte d'un cabaret, Somerset va rendre fameuse la sorcière qui l'a prédite 26. Fer, conserve ta trempe; coeur, continue d'être impitoyable. Les prêtres prient pour leurs ennemis, mais les princes tuent.
(Il sort.)
(Alarmes. Différentes excursions des deux partis. Entrent le roi Henri et la reine Marguerite et quelques autres faisant retraite.)
MARGUERITE.--Fuyez, seigneur. Que vous êtes lent! N'avez-vous pas de honte? fuyez.
LE ROI.--Pouvons-nous fuir les volontés du ciel? Chère Marguerite, arrêtez.
MARGUERITE.--De quelle nature êtes-vous donc? Vous ne voulez ni combattre ni fuir. Maintenant c'est force d'esprit, sagesse et sûreté, de céder le champ aux ennemis, et de garantir notre vie par tous les moyens possibles, puisque tout ce que nous pouvons c'est de fuir. (On entend au loin une alarme.) Si vous êtes pris, nous sommes au bout de nos ressources; mais si nous avons le bonheur d'échapper, comme le temps nous en reste, si nous ne le perdons pas par votre négligence, nous pourrons gagner Londres où vous êtes aimé, et où l'échec de cette journée pourra être promptement réparé.
(Entre le jeune Clifford.)
CLIFFORD.--Si je n'avais attaché toute mon âme à l'espoir de leur nuire un jour, vous m'entendriez blasphémer, plutôt que de vous engager à fuir. Mais fuyez, il le faut. L'incurable découragement règne dans le coeur de notre parti. Fuyez pour votre salut, et nous vivrons pour voir arriver leur tour, et leur transmettre notre fortune. Hâtez-vous, seigneur; fuyez.
SCÈNE III
Plaines près de Saint-Albans.
Une alarme, retraite, fanfare. Puis entrent YORK, RICHARD PLANTAGENET, WARWICK et des soldats avec des tambours et des drapeaux.
YORK.--Qui peut raconter les exploits de Salisbury, ce lion d'hiver, qui dans sa colère oubliant les contusions de l'âge et les coups du temps, semblable à un guerrier paré des traits de la jeunesse, se ranime par le danger? cet heureux jour perd tout son mérite, et nous n'avons rien gagné, si nous avons perdu Salisbury.
RICHARD PLANTAGENET.--Mon noble père, trois fois aujourd'hui je l'ai aidé à remonter sur son cheval; trois fois je l'ai défendu renversé à terre, trois fois je l'ai conduit hors de la mêlée, et l'ai voulu engager à quitter le champ de bataille, et je l'ai toujours retrouvé au sein du danger: telle qu'une riche tenture dans une simple demeure, telle était sa volonté dans son vieux et faible corps. Mais voyez, le voilà qui s'approche, ce noble guerrier.
(Entre Salisbury.)
SALISBURY, à Richard.--Par mon épée! tu as bien combattu aujourd'hui; par la messe! nous en avons tous fait autant.--Je vous remercie, Richard. Dieu sait combien j'ai encore de temps à vivre, et il a permis que trois fois, aujourd'hui, vous m'ayez sauvé d'une mort imminente. Mais, lords, ce que nous tenons n'est pas encore à nous: ce n'est pas assez que nos ennemis aient fui cette fois: ils sont en situation de réparer bientôt cet échec.
YORK.--Je sais que notre sûreté est de les poursuivre; car j'apprends que le roi a fui vers Londres, pour y convoquer sans délai le parlement. Marchons sur ses pas avant que les lettres de convocation aient eu le temps de partir. Qu'en dit lord Warwick? Irons-nous après eux?
WARWICK.--Après eux! avant eux si nous le pouvons.--Par ma foi, milords, ç'a été une glorieuse journée! la bataille de Saint-Albans, gagnée par l'illustre York, vivra éternellement dans la mémoire des siècles futurs. Résonnez, tambours et trompettes, et marchons tous vers Londres. Et puissions-nous avoir encore d'autres jours semblables à celui-ci!
(Tous sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.