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Henri VI (3/3)

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ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

A Londres.--Un appartement dans le palais.

Entrent GLOCESTER, CLARENCE, SOMERSET, MONTAIGU et autres.

GLOCESTER.--Eh bien, dites-moi, mon frère Clarence, que pensez-vous de ce nouveau mariage avec lady Grey? Notre frère n'a-t-il pas fait là un digne choix?

CLARENCE.--Hélas! vous savez qu'il y a bien loin d'ici en France. Comment eût-il pu se contenir jusqu'au retour de Warwick?

SOMERSET.--Milords, rompez cet entretien. Voici le roi qui s'avance...

(Fanfare. Entrent le roi Édouard et sa suite, avec lady Grey, vêtue en reine; Pembroke, Stafford, Hastings et autres personnages.)

GLOCESTER.--Avec le bel objet de son choix!

CLARENCE.--Je compte lui déclarer ouvertement ce que j'en pense.

LE ROI ÉDOUARD.--Eh bien, mon frère Clarence, que dites-vous donc de notre choix? pourquoi restez-vous ainsi pensif, et l'air à demi-mécontent?

CLARENCE.--J'en dis ce qu'en disent Louis de France, ou le comte de Warwick, tous deux si dépourvus de sens et de courage, qu'ils ne songeront pas à s'offenser de l'affront que nous leur faisons.

LE ROI ÉDOUARD.--Supposez qu'ils s'offensent sans raison: ce n'est, après tout, que Louis et Warwick; et je suis Édouard, le roi de Warwick et le vôtre, et il faut que ma volonté se fasse.

GLOCESTER.--Et votre volonté se fera, parce que vous êtes notre roi: cependant un mariage précipité est rarement heureux.

LE ROI ÉDOUARD.--Quoi, mon frère Richard? Vous en offensez-vous aussi?

GLOCESTER.--Non, pas moi. Non: à Dieu ne plaise, que je veuille désunir ceux que Dieu a unis! Et ce serait vraiment une pitié que de séparer deux époux si bien assortis!

LE ROI ÉDOUARD.--Mettant de côté vos dédains et vos dégoûts, dites-moi un peu pourquoi lady Grey ne pourrait pas devenir ma femme et reine d'Angleterre? Et vous aussi, Somerset et Montaigu, allons, déclarez librement vos sentiments.

CLARENCE.--Voici donc mon opinion:--que le roi Louis devient votre ennemi parce que vous vous êtes joué de lui dans cette affaire de mariage avec la princesse Bonne.

GLOCESTER.--Et Warwick, qui était occupé à remplir le ministère dont vous l'aviez chargé, est déshonoré aujourd'hui par cet autre mariage que vous venez de contracter.

LE ROI ÉDOUARD.--Et si je viens à bout de calmer Louis et Warwick par quelque expédient que je pourrais imaginer?

MONTAIGU.--Il resterait toujours certain qu'une pareille alliance avec la France aurait fortifié l'État contre les orages étrangers, bien plus que ne peut le faire aucun parti choisi dans le sein du royaume.

HASTINGS.--Quoi! Montaigu ignore-t-il que, par sa propre force, l'Angleterre est à l'abri de tout danger, si elle se demeure fidèle à elle-même?

MONTAIGU.--Sans doute; mais ce serait encore plus sûr, si elle était appuyée de la France.

HASTINGS.--Il vaut mieux user de la France que de se fier à la France. Appuyons-nous sur Dieu et sur les mers, qu'il nous a données comme un rempart imprenable: avec leur secours défendons-nous nous-mêmes; c'est dans leur force et en nous seuls que réside notre sûreté.

CLARENCE.--Pour ce discours seul, Hastings mérite bien d'avoir l'héritière du lord Hungerford.

LE ROI ÉDOUARD.--Et qu'y trouvez-vous à redire? il l'a par ma volonté, et le don que je lui en ai fait; et pour cette fois ma volonté fera loi.

GLOCESTER.--Et pourtant il me semble que Votre Grâce a eu le tort de donner l'héritière et la fille du lord Scales au frère de votre tendre épouse: elle m'aurait bien mieux convenu à moi, ou bien à Clarence; mais votre femme épuise aujourd'hui votre amour fraternel.

CLARENCE.--Comme encore vous n'auriez pas dû gratifier de l'héritière du lord Bonville le fils de votre nouvelle épouse, et laisser vos frères aller chercher fortune ailleurs.

LE ROI ÉDOUARD.--Eh quoi, mon pauvre Clarence, n'est-ce que pour une femme que tu te montres si mécontent? Va, je saurai te pourvoir.

CLARENCE.--En choisissant pour vous-même, vous avez fait voir quel était votre discernement: et comme il s'est montré assez mince, vous me permettrez de faire moi-même mes affaires, et c'est dans cette vue que je songe à prendre bientôt congé de vous.

LE ROI ÉDOUARD.--Pars ou reste, peu m'importe: Édouard sera roi, et ne se laissera pas enchaîner par la volonté de son frère.

LA REINE.--Milords, pour me rendre justice vous devez tous convenir qu'avant qu'il eût plu à Sa Majesté d'élever mon rang au titre de reine, je n'étais pas d'une naissance ignoble; et des femmes nées plus bas que moi sont montées à la même fortune. Mais autant ce nouveau titre m'honore, moi et les miens, autant l'éloignement que vous me montrez, vous à qui je voudrais être agréable, mêle à mon bonheur de crainte et de tristesse.

LE ROI ÉDOUARD.--Ma bien-aimée, cesse de cajoler ainsi leur mauvaise humeur. Que peux-tu avoir à craindre ou à t'affliger, tant qu'Édouard est ton ami constant, et leur souverain légitime, auquel il faut qu'ils obéissent, et auquel ils obéiront, et qui les obligera à t'aimer, sous peine d'encourir sa haine? s'ils s'y exposent, j'aurai soin de te défendre contre eux, et de leur faire sentir ma colère et ma vengeance.

GLOCESTER, à part.--J'entends, et ne dis pas grand'chose, mais je n'en pense que mieux.

(Entre un messager.)

LE ROI ÉDOUARD.--Eh bien, messager, quelles lettres, ou quelles nouvelles de France?

LE MESSAGER.--Mon souverain seigneur, je n'ai point de lettres: je n'apporte que quelques paroles, et telles encore, que je n'ose vous les rendre qu'après en avoir reçu d'avance le pardon.

LE ROI ÉDOUARD.--Va, elles te sont pardonnées: allons, en peu de mots, rends-moi leurs paroles, le plus fidèlement que le pourra ta mémoire. Quelle est la réponse du roi Louis à nos lettres?

LE MESSAGER.--Voici, quand je l'ai quitté, quelles ont été ses propres paroles: «Va, dis au traître Édouard, ton prétendu roi, que Louis de France se dispose à lui envoyer des masques pour lui donner le bal, à lui et à sa nouvelle épouse.»

LE ROI ÉDOUARD.--Louis est-il donc si brave? Je crois qu'il me prend pour Henri. Mais qu'a dit de mon mariage la princesse Bonne?

LE MESSAGER.--Voici ses paroles prononcées avec un calme dédaigneux: «Dites-lui que, dans l'espérance où je suis qu'il sera bientôt veuf, je porterai la guirlande de saule en sa considération.»

LE ROI ÉDOUARD.--Je ne la blâme point; elle ne pouvait guère en dire moins: c'est elle qui a été offensée. Mais que dit la femme de Henri? car je sais qu'elle était présente.

LE MESSAGER.--«Annonce-lui, m'a-t-elle dit, que j'ai quitté mes habits de deuil, et que je suis prête à me couvrir de l'armure.»

LE ROI ÉDOUARD.--Apparemment qu'elle se propose de jouer le rôle d'amazone. Mais qu'a dit Warwick de cette insulte?

LE MESSAGER.--Plus irrité que tous les autres, contre Votre Majesté, il m'a congédié avec ces mots: «Dis-lui de ma part qu'il m'a fait un affront, et qu'en revanche je le détrônerai avant qu'il soit peu.»

LE ROI ÉDOUARD.--Ah! le traître a osé prononcer ces insolentes paroles? Allons, puisque je suis si bien averti, je vais m'armer: ils auront la guerre, et me payeront leur présomption. Mais, réponds-moi, Warwick et Marguerite sont-ils bien ensemble?

LE MESSAGER.--Oui, mon gracieux souverain: ils se sont tellement liés d'amitié, que le jeune prince Édouard épouse la fille de Warwick.

CLARENCE.--Probablement l'aînée: Clarence aura la plus jeune. Adieu, mon frère le roi, maintenant tenez-vous bien; car je vais de ce pas demander l'autre fille de Warwick, afin de n'avoir pas fait, quoique sans royaume, un plus mauvais mariage que vous.--Oui, qui aime Warwick et moi me suive.

(Clarence sort, et Somerset le suit.)

GLOCESTER, à part.--Ce n'est pas moi; mes pensées vont plus loin: je reste, moi, non pour l'amour d'Édouard, mais pour celui de la couronne.

LE ROI ÉDOUARD.--Clarence et Somerset partis tous deux pour aller joindre Warwick! N'importe: je suis armé contre le pis qui puisse arriver, et la célérité est nécessaire dans cette crise désespérée.--Pembroke et Stafford, allez lever pour nous des soldats, et faites tous les préparatifs pour la guerre. Ils sont déjà débarqués, ou ne tarderont pas à l'être: moi-même en personne je vous suivrai immédiatement. (Pembroke et Stafford sortent.) Mais avant que je parte, Hastings, et vous, Montaigu, levez un doute qui me reste. Vous deux, entre tous les autres, vous tenez de près à Warwick par le sang et par alliance. Dites-moi si vous aimez mieux Warwick que moi. Si cela est, allez tous deux le trouver. Je vous aime mieux pour ennemis que pour des amis perfides; mais si vous êtes résolus de me conserver votre fidèle obéissance, tranquillisez-moi par quelque serment d'amitié, afin que je ne puisse jamais vous avoir pour suspects.

MONTAIGU.--Que Dieu protége Montaigu, comme il est fidèle!

HASTINGS.--Et Hastings, comme il tient pour la cause d'Édouard!

LE ROI ÉDOUARD.--Et vous, Richard, mon frère, voulez-vous rester de notre parti?

GLOCESTER.--Oui, en dépit de tout ce qui voudra vous attaquer.

LE ROI ÉDOUARD.--A présent, je suis sûr de vaincre. Partons donc à l'instant, et ne perdons pas une heure, jusqu'à ce que nous ayons joint Warwick et son armée d'étrangers.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une plaine dans le comté de Warwick.

Entrent WARWICK ET OXFORD avec des troupes françaises et autres.

WARWICK.--Croyez-moi, milord; tout jusqu'ici va bien. Le peuple vient en foule se ranger autour de nous. (Il aperçoit Clarence et Somerset.) Mais tenez, voilà Somerset et Clarence qui nous arrivent.--Répondez sur-le-champ, milords: sommes-nous tous amis?

GEORGE.--N'en doutez pas, milord.

WARWICK.--En ce cas, cher Clarence, Warwick t'accueille de grand coeur; et toi aussi, Somerset.--Je tiens pour lâcheté de conserver la moindre défiance, lorsqu'un noble coeur a donné sa main ouverte en signe d'amitié: autrement, je pourrais penser que Clarence, frère d'Édouard, n'a pour notre cause qu'une feinte affection: mais sois le bienvenu, Clarence: ma fille sera à toi. A présent que reste-t-il à faire sinon de profiter des voiles de la nuit, tandis que ton frère est négligemment campé, que ses soldats sont à errer dans les villes des environs, et qu'il n'est escorté que d'une simple garde: nous pouvons le surprendre et nous emparer de sa personne, dès que nous le voudrons. Nos espions ont trouvé ce coup de main facile à exécuter. Ainsi comme jadis Ulysse et le robuste Diomède se glissèrent avec audace et célérité dans les tentes de Rhésus, et emmenèrent les terribles coursiers de Thrace, auxquels les destins avaient attaché la victoire; de même, bien couverts du noir manteau de la nuit, nous pouvons renverser à l'improviste la garde d'Édouard, et nous saisir de lui; je ne dis pas le tuer, car je ne veux que le surprendre. Que ceux de vous qui voudront me suivre prononcent avec acclamation le nom de Henri, en même temps que leur général. (Tous s'écrient: Henri!) Allons, partons donc, et marchons en silence. Que Dieu et saint George soient pour Warwick et ses amis!

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Le camp d'Édouard, près de Warwick.

Entrent quelques SENTINELLES pour garder la tente du roi.

PREMIER GARDE.--Allons, messieurs, que chacun prenne son poste; le roi est là qui dort.

SECOND GARDE.--Quoi! est-ce qu'il n'ira pas se mettre au lit?

PREMIER GARDE.--Non: vraiment, il a fait un serment solennel, de ne pas se coucher pour prendre son repos ordinaire, jusqu'à ce que Warwick ou lui soient vaincus.

SECOND GARDE.--C'est ce qui sera demain, selon toute apparence, si Warwick est aussi près qu'on l'assure.

TROISIÈME GARDE.--Mais dites-moi, je vous prie, quel est ce lord qui repose ici avec le roi dans sa tente?

PREMIER GARDE.--C'est le lord Hastings, le plus intime ami du roi.

TROISIÈME GARDE.--Oui?--Mais pourquoi cet ordre du roi, que ses principaux chefs logent dans les villes des environs, tandis que lui il passe la nuit dans cette froide campagne?

SECOND GARDE.--C'est le poste d'honneur parce qu'il est le plus dangereux.

TROISIÈME GARDE.--Oh! pour moi, qu'on me donne des dignités et du repos, je les préfère à un dangereux honneur.--Si Warwick savait en quelle situation il est ici, il y a lieu de croire qu'il viendrait le réveiller.

PREMIER GARDE.--A moins que nos hallebardes ne lui fermassent le passage.

SECOND GARDE.--En effet: car pourquoi garderions-nous sa tente royale, si ce n'était pour défendre sa personne contre les ennemis nocturnes?

(Entrent Warwick, George, Oxford, Somerset, et des troupes.)

WARWICK, à demi-voix.--C'est là sa tente: voyez, où sont ses gardes. Courage, mes amis: c'est le moment de se faire honneur, ou jamais! Suivez-moi seulement, et Édouard est à nous.

PREMIER GARDE.--Qui va là?

SECOND GARDE.--Arrête, où tu es mort.

(Warwick et sa troupe crient tous ensemble: Warwick! Warwick! en fondant sur la garde, qui fuit en criant: aux armes! aux armes! Warwick et sa troupe les poursuivent.)

(On entend les tambours et les trompettes.)

(Rentrent Warwick et sa troupe enlevant le roi Édouard vêtu de sa robe de chambre, et assis dans un fauteuil. Glocester et Hastings fuient.)

SOMERSET.--Qui sont ceux qui fuient là?

WARWICK.--Richard et Hastings: laissons-les: nous tenons ici le duc.

LE ROI ÉDOUARD.--Le duc! Quoi, Warwick! la dernière fois que tu m'as quitté, tu m'appelais roi.

WARWICK.--Oui; mais les temps sont changés. Depuis que vous m'avez déshonoré dans mon ambassade, moi, je vous ai dégradé du rang de roi, et je viens aujourd'hui vous créer duc d'York.... Eh! comment pourriez-vous gouverner un royaume, vous qui ne savez ni vous bien conduire envers vos ambassadeurs, ni vous contenter d'une seule femme, ni traiter vos frères fraternellement, ni travailler au bonheur des peuples, ni vous garantir vous-même de vos ennemis?

LE ROI ÉDOUARD.--Quoi, mon frère Clarence, te voilà aussi!--Ah! je vois bien maintenant qu'il faut qu'Édouard succombe.--Cependant, Warwick, en dépit du malheur, en dépit de toi et de tous tes complices, Édouard se conduira toujours en roi: et si la malice de la fortune renverse ma grandeur, mon âme est hors de la portée de sa roue.

WARWICK.--Eh bien, que dans son âme Édouard demeure roi d'Angleterre; (lui ôtant sa couronne) Henri portera la couronne d'Angleterre, et sera un vrai roi; toi, tu n'en seras que l'ombre.--Milord Somerset, chargez-vous, je vous prie, de faire conduire sur-le-champ le duc Édouard chez mon frère, l'archevêque d'York. Quand j'aurai combattu Pembroke et ses partisans, je vous suivrai, et je porterai à Édouard la réponse que lui envoient Louis et la princesse Bonne. Jusque-là, adieu pour quelque temps, mon bon duc d'York.

LE ROI ÉDOUARD.--Ce qu'impose la destinée, il faut que l'homme le supporte. Il est inutile de vouloir résister contre vent et marée.

(Sortent le roi Édouard et Somerset.)

OXFORD.--Que nous reste-t-il maintenant à faire, milords, sinon de marcher droit à Londres avec nos soldats?

WARWICK.--Oui, voilà quel doit être notre premier soin. Délivrons Henri de sa prison, et replaçons-le sur le trône des rois.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

A Londres.--Un appartement dans le palais.

Entrent LA REINE ÉLISABETH, femme d'Édouard, RIVERS.

RIVERS.--Madame, quel chagrin a donc si fort altéré les traits de votre visage?

LA REINE.--Quoi, mon frère, êtes-vous donc encore à savoir le malheur qui vient d'arriver au roi Édouard?

RIVERS.--Quoi! La perte de quelque bataille rangée contre Warwick.

LA REINE.--Non; mais la perte de sa propre personne.

RIVERS.--Mon roi serait tué?

LA REINE.--Oui, presque tué, car il est prisonnier; soit qu'il ait été trahi par la perfidie de ses gardes, soit qu'il ait été inopinément surpris par l'ennemi; on m'a dit de plus qu'il avait été confié à la garde de l'archevêque d'York, le frère du cruel Warwick, et par conséquent notre ennemi.

RIVERS.--Ces nouvelles, je l'avoue, sont bien désastreuses: cependant, gracieuse dame, soutenez ce revers de votre mieux: Warwick, qui a l'avantage aujourd'hui, peut le perdre demain.

LA REINE.--Il faut donc, jusque-là, que l'espérance soutienne ma vie. Et je veux en effet me sevrer du désespoir, par amour pour l'enfant d'Édouard que j'ai dans mon sein. C'est lui qui me fait contenir ma douleur, et porter avec patience la croix de mon infortune: oui, c'est pour lui que je retiens plus d'une larme, et que j'étouffe les soupirs qui dévoreraient mon sang, de crainte que ces pleurs et ces soupirs ne vinssent flétrir ou noyer le fruit sorti du roi Édouard, le légitime héritier de la couronne d'Angleterre.

RIVERS.--Mais, madame, que devient Warwick?

LA REINE.--Je suis informée qu'il marche vers Londres, pour placer une seconde fois la couronne sur la tête de Henri: tu devines le reste. Il faut que les amis d'Édouard se soumettent; mais pour prévenir la fureur du tyran (car il ne faut point se fier à celui qui a violé une fois sa parole), je vais de ce pas me réfugier dans le sanctuaire, afin de sauver du moins l'héritier des droits d'Édouard. Là, je serai en sûreté contre la violence et la fraude. Venez donc; fuyons, tandis que nous pouvons fuir encore. Si nous tombons entre les mains de Warwick, notre mort est certaine.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Un parc, près du château de Middleham, dans la province d'York.

Entrent GLOCESTER, HASTINGS, SIR WILLIAM STANLEY, et autres personnages.

GLOCESTER.--Cessez de vous étonner, lord Hastings, et vous, sir William Stanley, si je vous ai conduits ici dans le plus épais des bois de ce parc. Voici le fait. Vous savez que notre roi, mon frère, est ici prisonnier de l'évêque qui le traite bien, et lui laisse une grande liberté. Souvent, accompagné seulement de quelques gardes, il vient chasser dans ce bois pour se récréer. Je l'ai fait avertir en secret que si vers cette heure-ci il dirigeait ses pas de ce côté, sous prétexte de faire sa partie de chasse ordinaire, il trouverait ici ses amis avec des chevaux et main-forte, pour le délivrer de sa captivité.

(Entre le roi Édouard, accompagné d'un chasseur.)

LE CHASSEUR.--Par ici, milord; c'est de ce côté qu'est la chasse.

LE ROI ÉDOUARD.--Non, c'est par ici, mon ami: vois, voilà des chasseurs. Eh bien, mon frère, et vous, lord Hastings, vous êtes donc ici à l'affût avec votre monde pour surprendre le cerf de l'évêque?

GLOCESTER.--Mon frère, il faut se hâter de profiter du moment et de l'occasion. Votre cheval est tout prêt, et vous attend au coin du parc.

LE ROI ÉDOUARD.--Mais où allons-nous d'ici?

HASTINGS.--A Lynn, milord, et de là nous nous embarquons pour la Flandre.

GLOCESTER.--Bien pensé, je vous assure: c'était aussi mon idée.

LE ROI ÉDOUARD.--Stanley, je récompenserai ton audace.

GLOCESTER.--Mais que tardons-nous? Il n'est pas temps de s'amuser à parler.

LE ROI ÉDOUARD.--Chasseur, qu'en dis-tu? Veux-tu nous suivre?

LE CHASSEUR.--Cela vaut beaucoup mieux que de rester pour être pendu.

GLOCESTER.--Viens donc; partons: ne perdons pas davantage le temps.

LE ROI ÉDOUARD.--Adieu, archevêque. Songe à te munir contre le courroux de Warwick, et prie Dieu pour que je puisse ressaisir la couronne.

(Ils sortent.)


SCÈNE VI

Une pièce dans la Tour.

Entrent LE ROI HENRI, CLARENCE, WARWICK, SOMERSET, LE JEUNE RICHMOND, OXFORD, MONTAIGU, LE LIEUTENANT de suite.

LE ROI.--Monsieur le lieutenant, à présent que Dieu et mes amis ont renversé Édouard du trône d'Angleterre, et changé mon esclavage en liberté, mes craintes en espérance, et mes chagrins en joie, quels honoraires te devons-nous en sortant de cette prison?

LE LIEUTENANT.--Les sujets n'ont rien à exiger de leurs souverains: mais si mon humble prière peut être exaucée, je demande mon pardon à Votre Majesté.

LE ROI.--Et de quoi donc, lieutenant? De m'avoir si bien traité? Sois sûr que je reconnaîtrai tes bons procédés, qui m'ont fait trouver du plaisir dans ma prison; oui, tout le plaisir que peuvent sentir renaître en eux-mêmes les oiseaux mis en cage, lorsque après tant de pensées mélancoliques les chants qui les amusaient dans leur ménage leur font enfin oublier tout à fait la perte de leur liberté. Mais après Dieu, c'est toi, Warwick, qui me délivres; c'est donc principalement à Dieu et à toi que s'adresse ma reconnaissance. Il a été l'auteur, et toi l'instrument. Aussi, pour triompher désormais de la malignité de ma fortune, en vivant dans une situation modeste où elle ne puisse me blesser; et afin que le peuple de cette terre bienheureuse ne soit pas la victime de mon étoile ennemie, Warwick, quoique ma tête porte encore la couronne, je te résigne ici mon administration; car tu es heureux dans toutes tes oeuvres.

WARWICK.--Votre Grâce fut toujours renommée pour sa vertu; et aujourd'hui elle se montre sage autant que vertueuse, en reconnaissant et cherchant à éviter la malice de la Fortune: car il est peu d'hommes qui sachent gouverner prudemment leur étoile! Cependant il est un point, où vous me permettrez de ne pas vous approuver: c'est de me choisir lorsque vous avez Clarence près de vous.

GEORGE.--Non, Warwick, tu es digne du commandement: toi à qui le Ciel à ta naissance adjugea un rameau d'olivier et une couronne de laurier, donnant à présumer que tu seras toujours également heureux dans la paix et dans la guerre: ainsi je te le cède de mon libre consentement.

WARWICK.--Et je ne veux choisir que Clarence pour protecteur.

LE ROI.--Warwick, et vous, Clarence, donnez-moi tous deux la main. A présent, unissez vos mains, et avec elles vos coeurs, et que nulle dissension ne trouble le gouvernement. Je vous fais tous deux protecteurs de ce pays: tandis que moi, je mènerai une vie retirée, et consacrerai mes derniers jours à la dévotion, occupé à combattre le péché, et à louer mon créateur.

WARWICK.--Que répond Clarence à la volonté de son souverain?

GEORGE.--Qu'il donne son consentement, si Warwick donne le sien; car je me repose sur ta fortune.

WARWICK.--Allons, c'est à regret; mais enfin j'y souscris: nous marcherons l'un à côté de l'autre comme l'ombre double de la personne de Henri, et nous le remplacerons; j'entends en supportant, à sa place, le fardeau du gouvernement, tandis qu'il jouira des honneurs et du repos. A présent, Clarence, il n'est rien de plus pressant que de faire déclarer, sans délai, Édouard traître, et de confisquer tous ses domaines et tous ses biens.

GEORGE.--Je ne vois pas autre chose à faire de plus, que de régler sa succession...

WARWICK.--Oui, et Clarence ne manquera pas d'y avoir sa part.

LE ROI.--Mais je vous prie (car je ne commande plus), mettez avant vos plus importantes affaires, le soin d'envoyer vers Marguerite, votre reine, et mon fils Édouard, pour les faire revenir promptement de France; car jusqu'à ce que je les voie, le sentiment de joie que me donne ma liberté est à moitié détruit par les inquiétudes de la crainte.

GEORGE.--Cela va être fait, mon souverain, avec la plus grande célérité.

LE ROI.--Milord de Somerset, quel est ce jeune homme à qui vous paraissez prendre un si tendre intérêt?

SOMERSET.--Mon prince, c'est le jeune Henri, comte de Richmond.

LE ROI.--Approchez, vous, espoir de l'Angleterre. (Il pose sa main sur la tête du jeune homme.) Si une puissance cachée découvre la vérité à mes prophétiques pensées, ce joli enfant fera le bonheur de notre patrie. Ses regards sont pleins d'une paisible majesté; la nature forma son front pour porter une couronne, sa main pour tenir un sceptre, et lui, pour la prospérité d'un trône royal. Qu'il vous soit précieux, milords; car il est destiné à vous faire plus de bien que je ne vous ai causé de maux 14.

Note 14: (retour) Il fut roi sous le nom de Henri VII, après l'extinction des maisons d'York et de Lancastre; il était fils d'Edmond, comte de Richmond, demi-frère de Henri VI, par sa mère, Catherine de France, qui après la mort de Henri V, avait épousé Owen Tudor, père d'Edmond.

(Entre un messager.)

WARWICK.--Quelles nouvelles, mon ami?

LE MESSAGER.--Qu'Édouard s'est échappé de chez votre frère, qui a su depuis qu'il s'était rendu en Bourgogne.

WARWICK.--Fâcheuse nouvelle! mais comment s'est-il échappé?

LE MESSAGER.--Il a été enlevé par Richard, duc de Glocester, et le lord Hastings, qui l'attendaient placés en embuscade sur le bord de la forêt, et l'ont tiré des mains des chasseurs de l'évêque; car la chasse était son exercice journalier.

WARWICK.--Mon frère a mis trop de négligence dans le soin dont il était chargé. Mais allons, mon souverain, nous prémunir de remèdes contre tous les maux qui pourraient survenir.

(Sortent le roi Henri, Warwick, Clarence, le lieutenant et sa suite.)

SOMERSET.--Milord, je n'aime point cette évasion d'Édouard; car, il n'en faut pas douter, la Bourgogne lui donnera des secours, et nous allons de nouveau avoir la guerre avant qu'il soit peu. Si la prédiction dont Henri vient de nous présager l'accomplissement a rempli mon coeur de joie par les espérances qu'elle me fait naître sur ce jeune Richmond, le coeur me dit également que dans ces démêlés il peut arriver beaucoup de choses funestes pour lui et pour nous. Ainsi, lord Oxford, pour prévenir le pire, nous allons l'envoyer, sans tarder, en Bretagne jusqu'à ce que les orages de cette guerre civile soient dissipés.

OXFORD.--Votre avis est sage; car si Édouard remonte sur le trône, il y a tout lieu de craindre que Richmond ne tombe avec le reste.

SOMERSET.--Cela ne saurait manquer; il va donc partir pour la Bretagne: n'y perdons pas de temps.

(Ils sortent.)


SCÈNE VII

Devant York.

Entrent LE ROI ÉDOUARD, GLOCESTER, HASTINGS, soldats.

LE ROI ÉDOUARD.--Ainsi donc, mon frère Richard, Hastings, et vous tous, mes amis, la fortune veut réparer tout à fait ses torts envers nous, et dit que j'échangerai encore une fois mon état d'abaissement contre la couronne royale de Henri. Nous avons passé et repassé les mers, et ramené de Bourgogne le secours désiré. Maintenant que nous voilà arrivés du port de Ravenspurg devant les portes d'York, que nous reste-t-il à faire que d'y rentrer comme dans notre duché?

GLOCESTER.--Quoi, les portes fermées!--Mon frère, je n'aime pas cela. C'est en bronchant sur le seuil de leur demeure que bien des gens ont été avertis du danger qui les attendait au dedans.

LE ROI ÉDOUARD.--Allons donc, mon cher, ne nous laissons pas effrayer par les présages: de gré ou de force, il faut que nous entrions, car c'est ici que nos amis viendront nous joindre.

HASTINGS.--Mon souverain, je veux frapper encore une fois pour les sommer d'ouvrir.

(Paraissent sur les murs le maire d'York et ses adjoints.)

LE MAIRE.--Milords, nous avons été avertis de votre arrivée, et nous avons fermé nos portes pour notre propre sûreté; car maintenant c'est à Henri que nous devons l'obéissance.

LE ROI ÉDOUARD.--Mais, monsieur le maire, si Henri est votre roi, Édouard est au moins duc d'York.

LE MAIRE.--Il est vrai, milord, je sais que vous l'êtes.

LE ROI ÉDOUARD.--Eh bien! je ne réclame que mon duché, et je me contente de sa possession.

GLOCESTER, à part.--Mais quand une fois le renard aura pu entrer son nez, il aura bientôt trouvé le moyen de faire suivre tout le corps.

HASTINGS.--Eh bien, monsieur le maire, qui vous fait hésiter? Ouvrez vos portes; nous sommes les amis du roi Henri.

LE MAIRE.--Est-il vrai? Alors les portes vont s'ouvrir.

(Il descend des remparts.)

GLOCESTER, avec ironie.--Voilà un sage et vigoureux commandant, et facile à persuader.

HASTINGS.--Le bon vieillard aimerait fort que tout s'arrangeât, aussi en avons-nous eu bon marché: mais, une fois entrés, je ne doute pas que nous ne lui fassions bientôt entendre raison, et à lui et à ses adjoints.

(Rentrent au pied des murs le maire et deux aldermen.)

LE ROI ÉDOUARD.--Fort bien, monsieur le maire: ces portes ne doivent pas être fermées si ce n'est la nuit, ou en temps de guerre. N'aie donc aucune inquiétude, mon cher, et remets-moi ces clefs. (Il lui prend les clefs.) Édouard et tous ses amis, qui veulent bien me suivre, se chargeront de défendre ta ville et toi.

(Tambour. Entrent au pas de marche Montgomery et des troupes.)

GLOCESTER.--Mon frère, c'est sir John Montgomery, notre ami fidèle, ou je suis bien trompé.

LE ROI ÉDOUARD.--Soyez le bienvenu, sir John! Mais pourquoi venez-vous ainsi en armes?

MONTGOMERY.--Pour secourir le roi Édouard dans ces temps orageux, comme le doit faire tout loyal sujet.

LE ROI ÉDOUARD.--Je vous rends grâces, bon Montgomery: mais en ce moment nous oublions nos droits à la couronne, et nous ne réclamons que notre duché, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de nous rendre le reste.

MONTGOMERY.--En ce cas, adieu, et je m'en retourne. Je suis venu servir un roi, et non pas un duc.--Battez, tambours, et remettons-nous en marche.

(La marche recommence.)

LE ROI ÉDOUARD.--Eh! arrêtez un moment, sir John, et nous allons débattre par quels sûrs moyens on pourrait recouvrer la couronne.

MONTGOMERY.--Que parlez-vous de débats? En deux mots, si vous ne voulez pas vous proclamer ici notre roi, je vous abandonne à votre fortune, et je pars pour faire retourner sur leurs pas ceux qui viennent à votre secours: pourquoi combattrions-nous, si vous ne prétendez à rien?

GLOCESTER.--Quoi donc, mon frère, vous arrêterez-vous à de vaines subtilités?

LE ROI ÉDOUARD.--Quand nous serons plus en force, nous ferons valoir nos droits. Jusque-là, c'est prudence que de cacher nos projets.

HASTINGS.--Loin de nous cette scrupuleuse prudence: c'est aux armes à décider aujourd'hui.

GLOCESTER.--Les âmes intrépides sont celles qui montent le plus rapidement aux trônes. Mon frère, nous allons vous proclamer d'abord sans délai, et le bruit de cette proclamation vous amènera une foule d'amis.

LE ROI ÉDOUARD.--Allons, comme vous voudrez; car à moi appartient le droit, et Henri n'est qu'un usurpateur de ma couronne.

MONTGOMERY.--Enfin je reconnais mon souverain à ce langage, et je deviens le champion d'Édouard.

HASTINGS.--Sonnez, trompettes. Édouard va être proclamé à l'instant. (A un soldat.) Viens, camarade; fais-nous la proclamation.

(Il lui donne un papier. Fanfare.)

LE SOLDAT lit.--Édouard IV, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre et de France, et lord d'Irlande, etc.

MONTGOMERY.--Et quiconque osera contester le droit du roi Édouard, je le défie à un combat singulier.

(Il jette à terre son gantelet.)

TOUS.--Longue vie à Édouard IV!

LE ROI ÉDOUARD.--Je te remercie, brave Montgomery.--Et je vous remercie tous. Si la fortune me seconde, je reconnaîtrai votre attachement pour moi.--Passons cette nuit à York, et demain, dès que le soleil du matin élèvera son char au bord de l'horizon, nous marcherons à la rencontre de Warwick et de ses partisans; car je sais que Henri n'est pas guerrier.--Ah! rebelle Clarence, qu'il te sied mal de flatter Henri et d'abandonner ton frère! Mais nous espérons te joindre, toi et Warwick.--Allons, braves soldats, ne doutez pas de la victoire; et la victoire une fois gagnée, ne doutez pas non plus d'une bonne solde.

(Ils sortent.)


SCÈNE VIII

A Londres.--Un appartement dans le palais.

LE ROI HENRI, WARWICK, CLARENCE, MONTAIGU, EXETER ET OXFORD.

WARWICK.--Quel parti prendrons-nous, milords? Édouard revient de la Flandre avec une armée d'Allemands impétueux et de lourds Hollandais. Il a passé sans obstacle le détroit de nos mers: il vient avec ses troupes à marches forcées sur Londres; et la multitude inconstante court par troupeaux se ranger de son parti.

LE ROI.--Il faut lever une armée et le renvoyer battu.

CLARENCE.--On éteint sans peine avec le pied une légère étincelle; mais, si on la néglige, un fleuve d'eau n'éteindra plus l'incendie.

WARWICK.--J'ai dans mon comté des amis sincèrement attachés, point séditieux dans la paix, mais courageux dans la guerre. Je vais les rassembler.--Toi, mon fils Clarence, tu iras dans les provinces de Suffolk, de Norfolk et de Kent, appeler sous tes drapeaux les chevaliers et les gentilshommes.--Toi, mon frère Montaigu, tu trouveras dans les comtés de Buckingham, de Northampton et de Leicester, des hommes bien disposés à suivre tes ordres.--Et toi, brave Oxford, si extraordinairement chéri dans l'Oxfordshire, charge-toi d'y rassembler tes amis.--Jusqu'à notre retour mon souverain restera dans Londres environné des habitants qui le chérissent, comme celle belle île est environnée de la ceinture de l'Océan, ou la chaste Diane du cercle de ses nymphes.--Beaux seigneurs, prenons congé, sans autres réflexions.--Adieu, mon souverain.

LE ROI.--Adieu, mon Hector, véritable espoir de Troie.

CLARENCE.--En signe de ma loyauté, je baise la main de Votre Altesse.

LE ROI.--Excellent Clarence, que le bonheur t'accompagne.

MONTAIGU.--Courage, mon prince, je prends congé de vous.

OXFORD, baisant la main de Henri.--Voilà le sceau de mon attachement, et mon adieu.

LE ROI.--Cher Oxford, Montaigu, toi qui m'aimes, et vous tous, recevez encore une fois mes adieux et mes voeux.

WARWICK.--Adieu, chers lords.--Réunissons-nous à Coventry.

(Sortent Warwick, Clarence, Oxford et Montaigu.)

LE ROI.--Je veux me reposer un moment dans ce palais.--Cousin Exeter, que pense Votre Seigneurie? il me semble que ce qu'Édouard a de troupes sur pied n'est pas en état de livrer bataille aux ennemis.

EXETER.--Mais il est à craindre qu'il n'attire les autres dans son parti.

LE ROI.--Oh! je n'ai point cette crainte. On sait combien j'ai mérité d'eux. Je n'ai point fermé l'oreille à leurs demandes, ni prolongé leur attente par de longs délais; ma pitié a toujours versé sur leurs blessures un baume salutaire, et ma bonté a soulagé le chagrin qui gonflait leur coeur; ma miséricorde a séché les flots de leurs larmes: je n'ai point convoité leurs richesses; je ne les ai point accablés de très-forts subsides; je ne me suis point montré ardent à la vengeance, quoiqu'ils m'aient souvent offensé; ainsi, pourquoi aimeraient-ils Édouard plus que moi? Non, Exeter, ces bienfaits réclament leur bienveillance; et tant que le lion caresse l'agneau, l'agneau ne cessera de le suivre.

(On entend derrière le théâtre ces cris: A Lancastre! à Lancastre!)

EXETER.--Écoutez, écoutez, seigneur; quels sont ces cris?

(Entrent le roi Édouard, Glocester, et des soldats.)

ÉDOUARD.--Saisissez cet Henri au visage timide; emmenez-le d'ici, et proclamez-nous une seconde fois roi d'Angleterre. (A Henri.) Tu es la fontaine qui fournit à quelques petits ruisseaux; mais voilà ta source: mon Océan va absorber toutes les eaux de tes ruisseaux desséchés, et se grossir de leurs flots.--Conduisez-le à la Tour, et ne lui donnez pas le temps de répliquer. (Quelques soldats sortent emmenant le roi Henri.) Allons, lords; dirigeons notre marche vers Coventry, où est actuellement le présomptueux Warwick. Le soleil est ardent; si nous différons, le froid mordant de l'hiver viendra flétrir toutes nos espérances de récolte.

GLOCESTER.--Partons, sans perdre de temps, avant que leurs forces se joignent, et surprenons ce traître devenu si puissant. Braves guerriers, marchons en toute hâte vers Coventry.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.


ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

A Coventry.

Paraissent sur les murs de la ville WARWICK, LE MAIRE de Coventry, DEUX MESSAGERS et autres personnages.

WARWICK.--Où est le courrier qui nous est envoyé par le vaillant Oxford?--(Au messager.) A quelle distance de cette ville est ton maître, mon brave homme?

PREMIER MESSAGER.--En deçà de Dunsmore; il marche vers ces lieux.

WARWICK.--Et notre frère Montaigu, à quelle distance est-il?--Où est l'homme arrivé de la part de Montaigu?

LE SECOND MESSAGER.--En deçà de Daintry; il amène un nombreux détachement.

(Entre sir John Somerville.)

WARWICK.--Eh bien, Somerville, que dit mon cher gendre? Et à ton avis, où peut être actuellement Clarence?

SOMERVILLE.--Je l'ai laissé à Southam avec sa troupe, et je l'attends ici dans deux heures environ.

(On entend des tambours.)

WARWICK.--C'est donc Clarence qui s'approche? J'entends ses tambours.

SOMERVILLE.--Ce n'est pas lui, milord. Southam est là, et les tambours qu'entend Votre Honneur viennent du côté de Warwick.

WARWICK.--Qui donc serait-ce? Apparemment des amis que nous n'attendions pas.

SOMERVILLE.--Ils sont tout près, et vous allez bientôt les reconnaître.

(Tambours. Entrent au pas de marche le roi Édouard, Glocester et leur armée.)

LE ROI ÉDOUARD.--Trompette, avance vers les murs, et sonne un pourparler.

GLOCESTER.--Voyez comme le sombre Warwick garnit les remparts de soldats!

WARWICK.--O chagrin inattendu! quoi, le frivole Édouard est déjà arrivé! Qui donc a endormi nos espions, ou qui les a séduits, que nous n'ayons eu aucune nouvelle du lieu de son séjour?

LE ROI ÉDOUARD.--Maintenant, Warwick, si tu veux ouvrir les portes de la ville, prendre un langage soumis, fléchir humblement le genou, reconnaître Édouard pour roi, et implorer sa clémence, il te pardonnera tous tes outrages.

WARWICK.--Songe plutôt à retirer ton armée et à t'éloigner de ces murs.--Reconnais celui qui te donna la couronne, et qui te l'a reprise: appelle Warwick ton patron; repens-toi, et tu resteras encore duc d'York.

GLOCESTER, à Édouard.--Je croirais qu'au moins il aurait dit roi; cette plaisanterie lui serait-elle échappée contre sa volonté?

WARWICK.--Un duché n'est-il donc pas un beau présent?

GLOCESTER.--Oui, par ma foi, c'est un beau présent à faire pour un pauvre comte: je me tiens ton obligé pour un si beau don.

WARWICK.--Ce fut moi qui fis don du royaume à ton frère.

LE ROI ÉDOUARD.--Eh bien, il est donc à moi, ne fût-ce que par le don que m'en a fait Warwick.

WARWICK.--Tu n'es pas l'Atlas qui convient à un pareil fardeau; et voyant ta faiblesse, Warwick te reprend ses dons. Henri est mon roi, et Warwick est son sujet.

LE ROI ÉDOUARD.--Mais le roi de Warwick est le prisonnier d'Édouard. Réponds à ceci, brave Warwick: que devient le corps quand la tête est ôtée?

GLOCESTER.--Hélas! comment Warwick a-t-il eu si peu d'habileté que, tandis qu'il s'imaginait prendre un dix seul, le roi ait été subitement escamoté du jeu?--Vous avez laissé le pauvre Henri dans le palais de l'évêque; et dix contre un à parier que vous vous retrouverez avec lui dans la Tour.

LE ROI ÉDOUARD.--C'est la vérité: et cependant vous êtes toujours Warwick.

GLOCESTER.--Allons, Warwick, profite du moment: à genoux, à genoux.--Qu'attends-tu? frappe le fer pendant qu'il est chaud.

WARWICK.--J'aimerais mieux me couper d'un seul coup cette main, et, de l'autre, te la jeter au visage, que de me croire assez bas pour être obligé de baisser pavillon devant toi.

LE ROI ÉDOUARD.--Fais force de voiles, aie les vents et la marée favorables. Cette main, bientôt entortillée dans tes cheveux noirs comme le charbon, saisira le moment où ta tête sera encore chaude et nouvellement coupée, pour écrire avec ton sang sur la poussière ces mots: Warwick, inconstant comme le vent, maintenant ne peut plus changer.

(Entre Oxford avec des tambours et des drapeaux.)

WARWICK.--O couleurs dont la vue me réjouit! Voyez, c'est Oxford qui s'avance!

OXFORD.--Oxford! Oxford! Pour Lancastre!

GLOCESTER.--Les portes sont ouvertes: entrons avec eux.

LE ROI ÉDOUARD.--Non; d'autres ennemis peuvent nous attaquer par derrière. Tenons-nous en bon ordre; car, n'en doutons pas, ils vont faire une sortie, et nous offrir la bataille. Sinon, la ville ne peut tenir longtemps, et nous y aurons bientôt pris tous les traîtres.

WARWICK.--Oh! tu es le bienvenu, Oxford! car nous avons besoin de ton secours.

(Entre Montaigu avec des tambours et des drapeaux.)

MONTAIGU.--Montaigu, Montaigu. Pour Lancastre!

GLOCESTER.--Ton frère et toi vous payerez cette trahison du meilleur sang que vous ayez dans le corps.

LE ROI ÉDOUARD.--Plus l'ennemi sera fort, plus la victoire sera complète; un secret pressentiment me présage le succès et la conquête.

(Entre Somerset avec des tambours et des drapeaux.)

SOMERSET.--Somerset, Somerset. Pour Lancastre!

GLOCESTER.--Deux hommes de ton nom, tous deux ducs de Somerset, ont payé de leur vie leurs comptes avec la maison d'York. Tu seras le troisième, si cette épée ne manque pas dans mes mains.

(Entre George avec des tambours et des drapeaux.)

WARWICK.--Tenez, voilà George de Clarence, qui fait voler la poussière sous ses pas; assez fort à lui seul pour livrer bataille à son frère. Un juste zèle pour le bon droit l'emporte, dans son coeur, sur la nature et l'amour fraternel.--Viens, Clarence, viens: tu seras docile à la voix de Warwick.

CLARENCE.--Beau-père Warwick, comprenez-vous ce que cela veut dire? (Il arrache la rose rouge de son casque.) Vois, je rejette à ta face mon infamie. Je n'aiderai pas à la ruine de la maison de mon père, qui en a cimenté les pierres de son sang, pour élever celle de Lancastre.--Comment as-tu pu croire, Warwick, que Clarence fût assez sauvage, assez stupide, assez dénaturé, pour tourner les funestes instruments de la guerre contre son roi légitime? Peut-être m'objecteras-tu mon serment religieux: mais le tenir, ce serment, serait un acte plus impie que ne fut celui de Jephté sacrifiant sa fille. J'ai tant de douleur de ma faute, que, pour bien mériter de mon frère, je me déclare ici solennellement ton ennemi mortel; déterminé, quelque part que je te joigne, comme j'espère bien te joindre si tu sors de tes murs, à te punir de m'avoir si odieusement égaré.--Ainsi, présomptueux Warwick, je te défie, et je tourne vers mon frère mes joues rougissantes.--Pardonne-moi, Édouard; j'expierai mes torts: et toi, Richard, ne jette plus sur mes fautes un regard sévère; désormais, je ne serai plus inconstant.

LE ROI ÉDOUARD.--Sois donc encore mieux le bienvenu, et dix fois plus cher que si tu n'avais jamais mérité notre haine.

GLOCESTER.--Sois le bienvenu, bon Clarence: c'est là se conduire en frère.

WARWICK.--O insigne traître! parjure et rebelle!

LE ROI ÉDOUARD.--Eh bien, Warwick, veux-tu quitter tes murs et combattre? ou nous allons en faire tomber les pierres sur ta tête.

WARWICK.--Hélas! je ne suis pas ici en état de me défendre. Je marche à l'instant vers Barnet, pour te livrer bataille, Édouard, si tu oses l'accepter.

LE ROI ÉDOUARD.--Oui, Warwick: Édouard l'ose, et il te montre le chemin.--Lords, en plaine. Saint George et victoire!

(Marche. Il sortent tous.)


SCÈNE II

Un champ de bataille, près de Barnet.

Alarmes. Excursions. Entre LE ROI ÉDOUARD traînant WARWICK blessé.

LE ROI ÉDOUARD.--Reste là gisant: meurs, et qu'avec toi meurent nos alarmes. Warwick était l'épouvantail qui nous remplissait tous de crainte: et toi, Montaigu, tiens-toi bien; je te cherche, pour que tes os tiennent compagnie à ceux de Warwick.

(Il sort.)

WARWICK, reprenant ses sens.--Ah! qui est près de moi? Ami ou ennemi, approche, et apprends-moi qui est vainqueur d'York ou de Warwick. Mais que demandé-je là? On voit bien à mon corps mutilé, à mon sang, à mes forces éteintes, à mon coeur défaillant, on voit bien qu'il faut que j'abandonne mon corps à la terre, et, par ma chute, la victoire à mon ennemi. Ainsi tombe, sous le tranchant de la cognée, le cèdre qui de ses bras protégeait l'asile de l'aigle, roi des airs; qui voyait le lion dormir étendu sous son ombrage; dont la cime s'élevait au-dessus de l'arbre touffu de Jupiter, et défendait les humbles arbrisseaux des vents puissants de l'hiver.--

Ces yeux, qu'obscurcissent en ce moment les sombres voiles de la mort, étaient perçants comme le soleil du midi, pour pénétrer les secrètes embûches des mortels. Ces plis de mon front, maintenant remplis de sang, ont été souvent appelés les tombeaux des rois: car quel roi respirait alors dont je n'eusse pu creuser la tombe? et qui eût osé sourire quand Warwick fronçait le sourcil? Voilà toute ma gloire souillée de sang et de poussière. Mes parcs, mes allées, ces manoirs qui m'appartenaient, m'abandonnent déjà: de toutes mes terres, il ne me reste que la mesure de mon corps. Eh! que sont la pompe, la puissance, l'empire et le sceptre, que terre et que poussière? Vivons comme nous pourrons, il faut toujours mourir.

(Entrent Oxford et Somerset.)

SOMERSET.--Ah! Warwick, Warwick! si tu étais en aussi bon état que nous, nous pourrions encore réparer toutes nos pertes. La reine vient d'amener de France un puissant secours: nous en recevons à l'instant la nouvelle. Ah! si tu pouvais fuir!

WARWICK.--Alors je ne fuirais pas.--Ah! Montaigu, si tu es là, cher, prends ma main, et de tes lèvres retiens encore mon âme pendant quelques instants.--Tu ne m'aimes pas; car si tu m'aimais, mon frère, tes lèvres laveraient ce sang froid et glacé qui colle mes lèvres, et m'empêche de parler. Hâte-toi, Montaigu! approche, ou je meurs.

SOMERSET.--Ah! Warwick! Montaigu a cessé de respirer; et à son dernier soupir il appelait Warwick, et disait: Parlez de moi à mon valeureux frère. Il aurait voulu en dire davantage, mais ses paroles, semblables au canon résonnant sous la voûte d'un tombeau, devenaient impossibles à distinguer; cependant à la fin j'ai bien entendu, dans son dernier gémissement, ces mots: Oh! adieu, Warwick.

WARWICK.--Que son âme repose en paix!--Fuyez, chers lords, et sauvez-vous. Warwick vous dit adieu pour ne vous revoir que dans le ciel.

(Il meurt.)

OXFORD.--Allons, partons; courons joindre la puissante armée de la reine.

(Ils sortent, emportant le corps de Warwick.)


SCÈNE III

Une autre partie du champ de bataille.

Fanfares. Entre LE ROI ÉDOUARD triomphant, avec GLOCESTER, GEORGE, et les autres lords.

LE ROI ÉDOUARD.--Ainsi notre fortune prend un cours élevé et ceint nos fronts des lauriers de la victoire. Mais, au milieu de l'éclat de ce jour brillant, j'aperçois un nuage noir, redoutable et menaçant, qui va se placer sur la route de notre glorieux soleil, avant qu'il ait pu atteindre à l'occident sa paisible couche. Je parle, milords, de cette armée que la reine a levée en France, et qui, débarquée sur nos côtes, marche, à ce que j'apprends, pour nous combattre.

GEORGE.--Un léger souffle aura bientôt dissipé ce nuage, et le renverra vers les régions d'où il est parti; tes rayons auront bientôt absorbé ces vapeurs, et toutes les nuées n'apportent pas la tempête.

GLOCESTER.--On évalue à trente mille hommes l'armée de la reine; et Somerset et Oxford ont fui vers elle. Si on lui donne le temps de respirer, soyez sûr que son parti deviendra aussi puissant que le nôtre.

LE ROI ÉDOUARD.--Nous sommes informés par des amis fidèles qu'ils dirigent leur marche vers Tewksbury. Vainqueurs dans les champs de Barnet, il faut les joindre sans délai. L'ardeur de la volonté abrège la route, et, à mesure que nous avancerons, nous verrons nos forces s'accroître de celles de tous les comtés que nous traverserons.--Battez le tambour, criez: Courage! et partons.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Plaine près de Tewksbury.

Marche. Entre LA REINE MARGUERITE, LE PRINCE ÉDOUARD, SOMERSET, OXFORD, soldats.

MARGUERITE.--Illustres lords, les hommes sages ne restent point oisifs à gémir sur leurs disgrâces, mais cherchent courageusement à réparer leurs malheurs. Bien que le mât de notre vaisseau ait été emporté, nos câbles rompus, la plus forte de nos ancres perdue, et la moitié de nos mariniers engloutie dans les flots, le pilote vit encore. Convient-il qu'il abandonne le gouvernail, et que, comme un enfant timide, grossissant de ses larmes les flots de la mer, il donne des forces à ce qui n'en a déjà que trop; tandis que, pendant ses gémissements, va se briser sur l'écueil le vaisseau que son courage et son industrie auraient pu sauver encore? Ah! quelle honte! quelle faute serait-ce!... Vous me dites que Warwick était l'ancre de notre vaisseau; qu'importe? Que Montaigu en était le grand mât; eh bien? Que tant de nos amis égorgés en étaient les cordages; ensuite? Ne trouvons-nous pas une seconde ancre dans Oxford, un mât robuste dans Somerset, des voiles et des cordages dans ces guerriers de la France? Et, malgré notre inexpérience, Ned et moi ne pouvons-nous remplir une fois l'emploi de pilote? Ne craignez pas que nous quittions le gouvernail pour aller nous asseoir en pleurant; dussent les vents furieux nous dire non, nous continuerons notre route loin des écueils qui nous menacent du naufrage. Autant vaut gourmander les vagues que de leur parler en douceur. Édouard offre-t-il donc autre chose à nos yeux qu'une mer impitoyable, Clarence des sables perfides, et Richard un rocher raboteux et funeste? tous ennemis de notre pauvre barque! Vous croyez pouvoir fuir à la nage? hélas! un moment; prendre pied sur le sable? il s'abaissera sous vos pas; gravir l'écueil? la marée viendra vous en balayer, ou vous y mourrez de faim, ce qui est une triple mort! Ce que je vous dis, milords, est dans l'intention de vous faire comprendre que, si quelqu'un de vous voulait nous abandonner, vous n'avez pas plus de merci à espérer de ces trois frères, que des vagues impitoyables, des sables et des rochers: courage donc. Quand le péril est inévitable, c'est une faiblesse puérile de s'affliger ou de craindre.

LE PRINCE ÉDOUARD.--Il me semble qu'une femme d'une âme aussi intrépide, si un lâche l'eut entendue prononcer ces paroles, verserait le courage dans son coeur, et lui ferait affronter nu un ennemi armé. Ce n'est pas que je doute d'aucun de ceux qui sont ici; car si je croyais que quelqu'un fût atteint de frayeur, il aurait permission de nous quitter à présent, de crainte qu'au moment du danger sa peur ne devint contagieuse pour un autre, et ne le rendit semblable à lui. S'il en est un ici, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il se hâte de partir, avant que nous ayons besoin de son secours.

OXFORD.--Une femme, un enfant si pleins de courage: et de vieux guerriers auraient peur! Ce serait un opprobre éternel. O brave jeune prince, ton illustre aïeul revit en toi! Puisses-tu voir de longs jours, pour nous retracer son image, et renouveler sa gloire?

SOMERSET.--Que le lâche qui refuserait de combattre dans cette espérance aille chercher son lit, et soit comme le hibou un objet de risée et d'étonnement toutes les fois qu'il voudra se montrer le jour!

MARGUERITE.--Je vous remercie, noble Somerset. Cher Oxford, je vous remercie.

LE PRINCE ÉDOUARD.--Et agréez les remercîments de celui qui n'a pas autre chose à donner.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Préparez-vous, lords. Édouard est à deux pas, tout prêt à vous livrer bataille: armez-vous de résolution.

OXFORD.--Je m'y attendais. C'est sa politique de forcer ses marches, pour tâcher de nous surprendre.

SOMERSET.--Il se sera trompé: nous sommes prêts à le recevoir.

MARGUERITE.--Votre ardeur remplit mon coeur de confiance et de joie.

OXFORD.--Nous ne reculerons pas. Plantons ici nos étendards.

(Entrent à quelque distance le roi Édouard, Glocester, George et des troupes.)

LE ROI ÉDOUARD, à ses soldats.--Braves compagnons, vous voyez là-bas le bois épineux qu'avec l'aide du ciel et vos bras nous espérons avoir déraciné avant que la nuit soit venue. Je n'ai pas besoin de donner de nouveaux aliments à l'ardeur qui vous enflamme, car je vois que vous brûlez de le consumer. Donnez le signal du combat, milords, et chargeons.

MARGUERITE.--Lords, chevaliers, gentilshommes... mes larmes s'opposent à mon discours... Vous le voyez, à chaque mot que je prononce, les pleurs de mes yeux viennent m'abreuver... Je ne vous dirai donc que ceci:--Henri, votre souverain, est prisonnier de l'ennemi; son trône est usurpé, son royaume est devenu une boucherie; ses sujets sont massacrés, ses édits effacés, ses trésors pillés, et là-bas est le loup qui cause tout ce dégât! Vous combattez pour la justice: ainsi, au nom de Dieu, lords, montrez-vous vaillants, et donnez le signal du combat.

(Sortent les deux armées.)


SCÈNE V

Une autre partie des mêmes plaines.

Alarmes, excursions, puis une retraite. Ensuite entrent LE ROI ÉDOUARD, GLOCESTER, CLARENCE, et des troupes conduisant LA REINE MARGUERITE, OXFORD ET SOMERSET prisonniers.

LE ROI ÉDOUARD.--Enfin nous voilà au terme de ces tumultueux démêlés. Qu'Oxford soit conduit sur-le-champ au château de Hammes. Pour Somerset, qu'on tranche sa tête criminelle. Allez, qu'on les emmène; je ne veux rien entendre.

OXFORD.--Pour moi, je ne t'importunerai pas de mes paroles.

SOMERSET.--Ni moi; je me soumets à mon sort avec résignation.

(Les gardes emmènent Oxford et Somerset.)

MARGUERITE.--Nous nous quittons tristement dans ce monde agité, pour nous rejoindre plus heureux dans les joies de Jérusalem.

LE ROI ÉDOUARD.--A-t-on publié qu'on promet à celui qui trouvera Édouard une riche récompense, et au prince la vie sauve?

GLOCESTER.--Oui, et voilà le jeune Édouard qui arrive.

(Entrent des soldats amenant le prince Édouard.)

LE ROI ÉDOUARD.--Faites approcher ce brave: je veux l'entendre.--Quoi! qui aurait pensé qu'une si jeune épine voulût déjà piquer? Édouard, quelle satisfaction peux-tu m'offrir, pour avoir pris les armes contre moi, pour avoir excité mes sujets à la révolte, et pour toute la peine que tu m'as donnée?

LE PRINCE.--Parle en sujet, superbe et ambitieux York! Suppose que tu entends la voix de mon père: descends du trône, et quand j'y serai assis, tombe à mes pieds, pour répondre toi-même, traître, aux questions que tu viens de me faire.

MARGUERITE.--Ah! que ton père n'a-t-il eu ton courage!...

GLOCESTER.--Afin que tu continuasses de porter la jupe et que tu ne prisses pas le haut-de-chausses dans la maison de Lancastre.

LE PRINCE ÉDOUARD.--Qu'Ésope garde ses contes pour une veillée d'hiver: ses grossiers quolibets ne sont point ici de saison.

GLOCESTER.--Par le ciel, morveux, cette parole t'attirera malheur.

MARGUERITE.--Oh! oui, tu ne naquis que pour le malheur des hommes.

GLOCESTER.--Pour Dieu, qu'on nous délivre de cette captive insolente.

LE PRINCE ÉDOUARD.--Qu'on nous délivre plutôt de cet insolent bossu.

LE ROI ÉDOUARD.--Paix, enfant mutin, ou je saurai enchaîner votre langue.

CLARENCE.--Jeune mal appris, ton audace va trop loin.

LE PRINCE ÉDOUARD.--Je connais mon devoir: vous tous vous manquez au vôtre. Lascif Édouard, et toi, parjure Clarence, et toi, difforme Dick, je vous déclare à tous que je suis votre supérieur, traîtres que vous êtes.--Et toi, tu usurpes les droits de mon père et les miens.

LE ROI ÉDOUARD lui donne un coup d'épée.--Prends cela, vivant portrait de cette femme criarde 15.

Note 15: (retour) Édouard le frappa de son gantelet; alors les autres se jetèrent sur lui et le massacrèrent.

GLOCESTER lui donne un coup d'épée.--Tu as de la peine à mourir; prends cela pour finir ton agonie.

CLARENCE lui donne un coup d'épée.--Et voilà pour m'avoir insulté du nom de parjure.

MARGUERITE.--Oh! tuez-moi aussi.

GLOCESTER, allant pour la tuer.--Vraiment je le veux bien.

LE ROI ÉDOUARD.--Arrête, Richard, arrête; nous n'en avons que trop fait.

GLOCESTER.--Pourquoi la laisser vivre? Pour remplir l'univers de ses discours.

LE ROI ÉDOUARD.--Elle s'évanouit; voyez à la faire revenir.

GLOCESTER, bas à Clarence.--Clarence, excuse mon absence auprès du roi mon frère: je cours à Londres pour une affaire importante; avant que vous y soyez rentrés, comptez que vous apprendrez d'autres nouvelles.

CLARENCE.--Quoi donc? quoi donc?

GLOCESTER.--La tour! la Tour!

(Il sort.)

MARGUERITE.--O Ned! Ned! parle à ta mère, mon fils.--Tu ne peux parler?--O traîtres! ô assassins! Non, les meurtriers de César n'ont pas versé le sang, ils n'ont pas commis de crime, ils n'ont mérité aucun blâme, si l'on compare leur action à cet affreux forfait. César était un homme, et lui pour ainsi dire un enfant! et jamais les hommes n'ont déchargé leur furie sur un enfant. Quel nom plus odieux que celui de meurtrier pourrais-je trouver à vous donner? Non, non, mon coeur va se briser si je parle.--Eh bien, je parlerai pour qu'il se brise, bouchers infâmes, sanguinaires cannibales! Quelle aimable fleur vous avez moissonnée avant le temps! Vous n'avez point d'enfants, bouchers que vous êtes; si vous en aviez, leur souvenir eût éveillé en vous la pitié. Ah! si jamais vous avez un fils, comptez que vous le verrez ainsi massacrer dans sa jeunesse! Ah! bourreaux, qui avez immolé cet aimable et jeune prince!...

LE ROI ÉDOUARD.--Emmenez-la, allez, emmenez-la de force.

MARGUERITE.--Non, que je ne m'éloigne jamais de cette place; tuez-moi ici: tire ton épée; je te pardonne ma mort. Quoi! tu me refuses?... Clarence, que ce soit donc toi...

CLARENCE.--Par le Ciel, je ne veux pas te rendre un si grand service.

MARGUERITE.--Bon Clarence, tue-moi; cher Clarence, je t'en conjure.

CLARENCE.--Ne viens-tu pas de m'entendre jurer que je n'en ferais rien?

MARGUERITE.--Oui, mais tu es si accoutumé à être parjure! Ton premier parjure était un crime; celui-ci serait une charité. Quoi! tu ne le veux pas? Où est ce boucher d'enfer, le hideux Richard? Richard, où es-tu donc?--Tu n'es pas ici. Le meurtre est ton oeuvre de miséricorde; tu ne refusas jamais celui qui te demanda du sang.

LE ROI ÉDOUARD.--Qu'elle s'en aille! Je vous l'ordonne! Emmenez-la d'ici.

MARGUERITE.--Puisse-t-il, à vous et aux vôtres, vous en arriver autant qu'à ce prince!

(On l'entraîne de force.)

LE ROI ÉDOUARD.--Où donc est allé Richard?

GEORGE.--A Londres en toute hâte; et je conjecture qu'il est allé faire un souper sanglant à la Tour.

LE ROI ÉDOUARD.--Il ne perd pas de temps quand une idée lui vient en tête.--Allons, mettons-nous en marche. Licenciez les hommes de basse condition avec des remercîments et leur paye; et rendons-nous à Londres pour savoir des nouvelles de notre aimable reine: j'espère qu'à l'heure qu'il est, elle m'a donné un fils.


SCÈNE VI

A Londres.--Une chambre dans la Tour.

On voit LE ROI HENRI, assis avec un livre à la main; le lieutenant est avec lui. Entre GLOCESTER.

GLOCESTER.--Bonjour, milord. Comment, si profondément absorbé dans votre livre!

LE ROI.--Oui, mon bon lord, ou plutôt milord; car c'est pécher que de flatter; et bon ne vaut guère mieux ici qu'une flatterie: bon Glocester, ou bon démon, seraient synonymes, et tous les deux seraient absurdes, ainsi je dis, milord qui n'êtes pas bon.

GLOCESTER, au lieutenant.--Ami, laissez-nous seuls! nous avons à conférer ensemble.

(Le lieutenant sort.)

LE ROI.--Ainsi le berger négligent fuit devant le loup; ainsi l'innocente brebis abandonne d'abord sa toison, et bientôt après sa gorge au couteau du boucher. Quelle scène de mort va jouer Roscius?

GLOCESTER.--Le soupçon poursuit toujours l'âme coupable: le voleur croit dans chaque buisson voir le prévôt.

LE ROI.--L'oiseau qui a trouvé dans le buisson des rameaux chargés de glu ne passe plus que d'une aile tremblante à côté de tous les buissons: et moi, père malheureux d'un doux oiseau, j'ai maintenant devant mes yeux l'objet fatal par qui mon pauvre enfant a été retenu au piège, pris et tué.

GLOCESTER.--Quel orgueilleux insensé que ce père de Crète qui voulut enseigner à son fils le rôle d'un oiseau! Avec ses belles ailes, l'imbécile s'est noyé.

LE ROI.--Je suis Dédale, mon pauvre enfant était Icare, ton père Minos, qui s'est opposé à ce que nous suivissions notre carrière; le soleil qui a dévoré les ailes de mon cher enfant, c'est ton frère Édouard; et tu es la mer dont les gouffres envieux ont englouti sa vie. Ah! tue-moi de ton épée, et non de tes paroles. Mon sein supportera mieux la pointe de ton poignard, que mon oreille cette tragique histoire... Mais pourquoi viens-tu? Est-ce pour avoir ma vie?

GLOCESTER.--Me prends-tu donc pour un bourreau?

LE ROI.--Je te connais pour un persécuteur: mettre à mort des innocents est l'office du bourreau; tu en es un.

GLOCESTER.--J'ai tué ton fils en punition de son insolente audace.

LE ROI.--Si tu avais été tué à ta première insolence, tu n'aurais pas vécu pour assassiner mon fils; et je prédis que l'heure où tu vins au monde sera déplorée par des milliers d'hommes, qui ne soupçonnent pas en ce moment la moindre partie de mes craintes; par les soupirs de plus d'un vieillard, les larmes de plus d'une veuve, et par les yeux de tant de malheureux condamnés à pleurer la mort prématurée, les pères de leurs enfants, les femmes de leurs époux, et les orphelins de leurs parents. A ta naissance le hibou fit entendre son cri lamentable, signe certain de malheur; le corbeau de nuit croassa, présageant ces temps désastreux, les chiens hurlèrent, et une horrible tempête déracina les arbres. La corneille se percha sur le haut de la cheminée, et les pies babillardes vinrent effrayer les coeurs de sons discordants. Ta mère ressentit des douleurs plus cruelles que les douleurs imposées aux mères, et cependant ce qu'elle mit au monde était bien au-dessous des espérances d'une mère, et ne lui offrit qu'une masse informe et hideuse, qui ne devait pas être le fruit d'une tige si belle. Tu naquis la bouche déjà armée de dents, pour annoncer que tu venais déchirer les hommes; et si tout ce qu'on m'a raconté est vrai, tu vins au monde....

GLOCESTER.--Je n'en entendrai pas davantage. Meurs, prophète, au milieu de ton discours. (Il le poignarde.) C'est pour cela entre autres choses que j'ai été créé.

LE ROI.--Oui, et pour commettre bien d'autres assassinats que le mien.--O Dieu, pardonne-moi mes péchés.... et qu'il te pardonne aussi!

(Il meurt.)

GLOCESTER.--Quoi! le sang ambitieux de Lancastre s'enfonce dans la terre? J'aurais cru qu'il devait monter. Voyez comme mon épée pleure la mort de ce pauvre roi? Oh! puissent à jamais être rougis de pareilles larmes, ceux qui désirent la chute de notre maison!--S'il reste encore ici quelque étincelle de vie, qu'elle aille, qu'elle aille aux enfers, et dis aux démons que c'est moi qui t'y ai envoyé (il lui donne un nouveau coup de poignard), moi qui ne connais ni la pitié, ni l'amour, ni la crainte.--En effet, ce que me disait Henri est véritable. J'ai souvent ouï dire à ma mère que j'étais venu au monde les pieds devant. Eh bien! qu'en pensez-vous? N'ai-je pas eu raison de me hâter pour travailler à la ruine de ceux qui usurpaient nos droits? La sage-femme fut saisie de surprise, et les femmes s'écrièrent: O Jésus, bénissez-nous, il est né avec des dents? Et c'était la vérité, signe évident que je devais grogner, mordre et montrer en tout le caractère du chien. Eh bien, puisqu'il a plu au ciel de construire ainsi mon corps, que l'enfer pour y répondre déforme mon âme!--Je n'ai point de frère; je n'ai aucuns traits de mes frères, et ce mot amour, que les barbes grises appellent divin, réside dans les hommes qui se ressemblent, et non pas en moi: je suis seul de mon espèce.--Clarence, prends garde à toi: tu es entre la lumière et moi, mais je saurai faire naître pour toi un jour de ténèbres; je ferai bourdonner çà et là de telles prédictions, que le roi Édouard tremblera pour ses jours; et, pour dissiper ses craintes, je te ferai trouver la mort. Voilà le roi Henri, et le prince son fils, expédiés: Clarence, ton tour est venu.... et ainsi des autres; je ne verrai en moi rien de bon jusqu'à ce que je sois tout ce qu'il y a de mieux.--Je vais jeter ton cadavre dans une autre chambre: ta mort, Henri, est pour moi un jour de triomphe.

(Il sort.)


SCÈNE VII

Toujours à Londres.--Un appartement dans le palais d'Édouard.

On voit LE ROI ÉDOUARD assis sur son trône. Près au roi LA REINE ÉLISABETH, tenant son enfant; CLARENCE, GLOCESTER, HASTINGS, et autres.

LE ROI ÉDOUARD.--Nous voilà une seconde fois assis sur le trône royal d'Angleterre, racheté au prix du sang de nos ennemis! Que de vaillants adversaires nous avons moissonnés, comme les épis de l'automne, au faîte de leur orgueil! Trois ducs de Somerset, tous trois renommés comme des combattants intrépides et sans soupçon; deux Clifford, le père et le fils, et deux Northumberland: jamais plus braves guerriers n'enfoncèrent au signal de la trompette l'éperon dans les flancs de leurs coursiers, et avec eux ces deux ours valeureux, Warwick et Montaigu, qui tenaient dans leurs chaînes le lion couronné, et faisaient trembler les forêts de leurs rugissements. Ainsi nous avons écarté la méfiance de notre trône, et nous avons fait de la sécurité notre marchepied. (A la reine.) Approche, Bett, que je baise mon enfant. Petit Ned, c'est pour toi que tes oncles et moi, nous avons passé sous l'armure les nuits de l'hiver; que nous avons marché rapidement dans les ardeurs de l'été, afin que tu pusses rentrer paisiblement en possession de la couronne; et c'est toi qui recueilleras le fruit de nos travaux.

GLOCESTER, à part.--J'empoisonnerai bien sa moisson, quand ta tête reposera sous terre; car on ne fait pas encore attention à moi dans l'univers. Cette épaule si épaisse a été destinée à porter, et elle portera quelque honorable fardeau, ou je m'y romprai les reins.--Ceci (touchant son front) doit préparer les voies;--(montrant sa main) ceci doit exécuter.

LE ROI ÉDOUARD.--Clarence, et toi, Glocester, aimez mon aimable reine, et donnez un baiser au petit prince votre neveu, mes frères.

CLARENCE.--Que ce baiser que j'imprime sur les lèvres de cet enfant, soit le gage de l'obéissance que je dois et veux rendre à Votre Majesté!

LE ROI ÉDOUARD.--Je te remercie, noble Clarence; digne frère, je te remercie.

GLOCESTER.--En témoignage de l'amour que je porte à la tige d'où tu es sorti, je donne ce tendre baiser à son jeune fruit. (A part.) Pour dire la vérité, ce fut ainsi que Judas baisa son maître. Il lui criait: bonheur! tandis que dans son âme il ne songeait qu'à faire le mal.

LE ROI ÉDOUARD.--Maintenant je suis établi dans le bonheur que désirait mon âme; je possède la paix de mon royaume, et la tendresse de mes frères.

CLARENCE.--Qu'ordonne Votre Majesté sur le sort de Marguerite? René, son père, a engagé dans les mains du roi de France les Deux-Siciles et Jérusalem, et ils en ont envoyé le prix pour sa rançon.

LE ROI ÉDOUARD.--Qu'elle parte: faites-la conduire en France.--Que nous reste-t-il maintenant qu'à passer notre temps en fêtes magnifiques, à voir représenter de joyeuses comédies, et à réunir tous les plaisirs que doit offrir la cour?--Qu'on fasse résonner les tambours et les trompettes!--Adieu, cruels soucis! car ce jour, je l'espère, commence le cours d'une prospérité durable.

(Ils sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.



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