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Histoire de deux enfants d'ouvrier

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Madame Damhout était si profondément touchée, qu'elle s'appuya sur la table pour ne pas tomber; mais elle se releva, sauta au cou de son fils et le pressa sur son coeur maternel avec une tendresse fiévreuse. Damhout, muet de stupeur, versait des larmes de joie; les petites filles battaient des mains et dansaient avec ivresse.

Le soir, Bavon, assis à côté de sa mère, était silencieux et triste. Il lui dit qu'il était très-fatigué; mais madame Damhout voyait bien qu'il avait autre chose dans l'esprit.

Elle murmura enfin d'une voix contenue:

—Bavon, tu songes à quelqu'un. Moi aussi, mon fils. Lorsqu'on est heureux, n'est-ce pas, on voudrait que tous ceux qu'on a aimés le fussent aussi?

—Oui, mère, répondit-il, l'homme n'est pas toujours maître de ses pensées; mais ce n'est rien. C'est un souvenir de mon enfance qui surgit dans mon coeur malgré moi.

Un dimanche, à la nuit tombante, une femme déjà âgée et une jeune fille sortirent de l'étroite ruelle où les Damhout avaient demeuré jadis. Leurs vêtements déguenillés, leur pas incertain et leur appréhension visible, tout en elles témoignait non-seulement d'une grande misère, mais aussi d'un profond découragement. Elles marchaient lentement, silencieuses et la tête baissée, le long des maisons, comme écrasées sous un sentiment de honte ou de frayeur secrète.

Il y avait, cependant une différence remarquable dans leur aspect. Tandis que la femme, comme une personne depuis longtemps habituée à la pauvreté, était, pour ainsi dire, couverte de haillons, la fille avait probablement fait tous ses efforts pour cacher, autant que possible, les signes extérieurs de la misère. Ses vêtements, bien que très-usés, étaient d'une extrême propreté; et son bonnet, quoique rapiécé et recousu, était aussi blanc que la neige.

Lorsqu'elle levait par hasard la tête pour éviter un passant, on la regardait avec surprise, comme si l'on était étonné de trouver de pareils traits sous ces misérables habillements.

En effet, la pauvre fille était très-jolie; dans ses yeux bleus, quoique maintenant obscurcis par le chagrin, brillait une étincelle d'intelligence et de sensibilité; ses joues étaient fraîches et son front d'un blanc de lis. En outre, il y avait dans la coupe de ses habillements, dans l'élégance de ses formes et dans la modestie de son allure, quelque chose de particulier qui ne permettait pas de douter que la jeune fille n'eût reçu une bonne éducation.

Quelque douloureux événement avait précipité cette malheureuse d'une position plus élevée dans une misère si profonde, qu'on devait la prendre, elle et sa compagne, pour des femmes qui demandent leur pain à l'aumône.

Sans échanger une parole, elles avaient atteint le bas Escaut et s'approchaient du pont de la Vigne. La femme dit d'une voix altérée:

—Aie bon courage, mon enfant. Tu vas si lentement, as-tu peur?

—Oui, mère, je ne sais pas, mon coeur bat avec angoisse, soupira la jeune fille.

—Ô ciel! crains-tu que les Damhout ne repoussent notre prière? Cela me fait trembler. Hélas! qu'adviendrait-il donc de nous?

—Madame Damhout nous aidera, mère; il ne faut pas en douter. Un coeur comme le sien ne peut pas rester insensible à notre malheur; et, lorsque, les larmes aux yeux, j'invoquerai son affection d'autrefois pour la pauvre Godelive…

—Sans doute; et, puisqu'ils sont encore plus riches qu'on ne nous l'avait dit à Lille… Ah! Godelive, la tentative que nous allons faire est bien pénible, surtout pour toi, je le sais; mais la faim est une impitoyable nécessité.

—Les Damhout sont riches, très-riches! répéta la jeune fille d'une voix sourde, dont le tremblement étrange surprit sa mère.

—Mais c'est tant mieux, Godelive, dit-elle. Dieu soit loué de leur avoir donné les moyens de nous venir en aide!

—Aller demander l'aumône, mère! aux Damhout! moi, la petite Godelive qu'ils ont aimée si tendrement, qui osait faire avec eux des rêves d'avenir! Ô ma belle enfance, avec quels reproches vous vous dressez devant mes yeux! Mendiante! Godelive une mendiante!

—Non, mon enfant, ne sois pas si sévère pour toi-même. Nous venons demander assistance, c'est vrai; mais nous ne sommes pourtant pas des mendiantes.

Elles passèrent devant l'église Saint-Bavon. La jeune fille paraissait poussée par une force secrète vers la petite porte du temple, et s'était retournée à moitié, peut-être sans le savoir.

La femme la retint et dit:

—Mais, Godelive, que fais-tu? Nous devons aller tout droit; la rue de la
Croix est là-bas.

—La honte, l'effroi, mère; mon âme veut prier et demander des forces; car, maintenant que nous approchons de l'endroit où je tendrai ma main suppliante à… à madame Damhout, tout mon courage m'abandonne.

—La nuit tombe, Godelive; nous ne pouvons pas attendre jusqu'à ce qu'il fasse tout à fait noir. Viens, mon enfant, c'est un moment pénible, en effet; mais il sera bientôt passé. Nous viendrons ici, près du saint sépulcre remercier Dieu de sa miséricorde, ou… ou verser des larmes de désespoir sur le même banc où nous nous sommes agenouillées tant de fois. Viens maintenant, cela ne durera pas longtemps.

Elles poursuivirent leur chemin jusque dans la rue de la Croix, où elles se mirent à regarder autour d'elles pour reconnaître la maison qu'on leur avait décrite dans la ruelle. Comme il faisait à moitié obscur, elles ne parvinrent pas à trouver tout de suite ce qu'elles cherchaient. Enfin, la femme dit:

—C'est là, Godelive. Cette jolie porte ronde, ce balcon! Quelle belle maison! Que les Damhout doivent être heureux! Ils le méritent aussi, n'est-ce pas? Ah! puissent-ils exaucer notre prière! Il y a déjà de la lumière dans la chambre du rez-de-chaussée. Godelive, prends courage, mon enfant; jette-toi aux pieds de madame Damhout, conjure-la par les bontés qu'elle a eues pour toi; elle nous sauvera, sois-en sûre.

—Oui, mère, la lutte est finie, je sens que j'ai repris un peu de force.

Comme elles approchaient de la maison, Godelive vit, à travers les carreaux, qu'un homme, un monsieur, se tenait dans l'appartement éclairé. Quoiqu'il tournât le dos vers la rue, cette vue la frappa d'une incompréhensible frayeur; mais, au même instant, le monsieur fit un mouvement et se tourna vers la fenêtre, de façon que la jeune fille put reconnaître son visage.

Elle poussa un cri étouffé, se mit à trembler sur ses jambes et s'appuya contre la muraille pour ne point tomber.

Elle vit sa mère étendre la main vers la sonnette. Elle s'élança en avant, écarta de la porte sa mère stupéfaite, la conduisit, par une sorte de violence fiévreuse, du côté sombre de la rue, et cacha en pleurant son visage dans la poitrine de madame Wildenslag, tandis qu'elle s'écriait:

—Mère, mère, il est là!

—Qui?

—Bavon.

—Eh bien, Dieu soit loué! il exhortera sa mère à la miséricorde envers nous. Viens, surmonte la honte…

—Impossible, ma mère, sanglota la jeune fille. Oh! épargne-moi cette souffrance, cette humiliation, ce désespoir; demander l'aumône en sa présence, à lui, hélas! mon coeur se brise, je m'évanouirais à ses pieds, peut-être j'en mourrais!

—Veux-tu donc que j'aille seule?

—Je te bénirai et je t'en serai reconnaissante toute ma vie, chère mère.
L'idée seule de lui tendre la main me remplit d'une angoisse mortelle.

—Mais ils t'aiment plus que moi; et s'ils repoussent ma prière parce que tu n'es plus avec moi?

—Alors, répondit la jeune fille avec une agitation extrême, alors, j'étoufferai toute honte et toute sensibilité dans mon coeur. J'irai à lui, je me prosternerai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je les arroserai de mes larmes. Oh! il nous donnera plus que ce qu'il nous faut, mais quelque chose sera mort en moi! C'est égal, je me soumettrai, je me sacrifierai, pour racheter la honte et sauver notre honneur.

—Eh bien, je suis plus endurcie que toi contre la honte; j'essayerai.

Godelive joignit les mains et dit d'un ton suppliant:

—Ô ma mère! aie pitié de moi. Ne prononce pas mon nom en sa présence, cache-lui que je suis venue avec toi, ne lui parle pas du tout de moi. Je vais m'agenouiller devant le saint sépulcre dans l'église Saint-Bavon. Avec quelle ferveur je prierai! Dieu te protégera! Dans sa grâce infinie, il m'épargnera peut-être le fatal sacrifice de ma dignité, l'unique bien dont la conservation me donnait des forces et me permettait de lutter contre l'affreuse amertume de ma vie. Va, mère, j'attendrai avec angoisse devant le saint sépulcre. Ne me nomme pas, ne me nomme pas!

En murmurant ces dernières paroles, elle s'éloigna rapidement dans la direction de Saint-Bavon.

La femme la suivit un instant des yeux, secoua la tête et se dit à voix basse, en traversant la rue:

—Je le craignais. Pauvre Godelive! Elle est doublement malheureuse. Je comprends que son coeur saigne cruellement… Sans cela, elle ne me laisserait pas aller seule, elle qui, par amour, par bonté, sacrifierait sa vie pour détourner de moi la douleur d'une humiliation. Eh bien, j'aurai du courage pour deux. Affront, honte, salut ou joie, qu'est-ce qui m'attend là dedans, ô ciel?

Elle sonna, et dit à la servante qui vint lui ouvrir qu'elle désirait parler à M. Damhout.

La servante, qui était dans la demi-obscurité, ne remarqua sans doute pas ses mauvais habits, car elle ouvrit la porte de la chambre vers la rue, et l'introduisit auprès d'un jeune monsieur qui lisait, assis devant une table.

Il leva la tête et considéra avec une surprise désagréable cette femme mal vêtue. Il lui dit sans se lever:

—Vous venez demander de l'ouvrage dans la fabrique, madame? Présentez-vous demain matin au bureau, je verrai s'il y a de la place pour vous. Maintenant, je ne puis pas vous l'assurer.

—Je voudrais parler à M. Damhout, balbutia la femme.

—M. Damhout, c'est moi-même.

—Non, à votre père ou à votre mère, monsieur.

—Ils sont allés passer la soirée chez des amis, à l'autre bout de la ville. Vous ne pourrez pas les voir aujourd'hui; revenez demain avant midi.

—Hélas! soupira la femme, moi qui arrive de France et qui dois partir demain de bon matin!

—De France? vous venez de France? murmura Bavon en regardant la femme en plein visage avec une agitation croissante.

—Vous ne me reconnaissez pas, monsieur? En effet, vous étiez encore jeune, et la longue adversité vieillit les gens avant le temps.

—Madame Wildenslag! Vous seriez la mère de…? la femme de Jean…? Lina
Wildenslag? Impossible! Vous avez donc été malade?

—Malade et malheureuse, monsieur.

Le jeune homme avait peine à se contenir; il s'était levé et avait fait un mouvement pour lui tendre la main; mais un nouveau regard jeté sur ses misérables vêtements, le souvenir de la conduite des Wildenslag, le retinrent, et il se laissa retomber sur sa chaise.

—Vous devrez attendre jusqu'à demain, à moins que vous ne vouliez me confier à moi-même ce que vous avez à leur dire, répondit-il.

—Je venais me jeter à leurs pieds et implorer leur secours, monsieur. Nous sommes dans une terrible détresse; nous n'avons plus d'autre ressource que la générosité de vos parents. Sans doute, dans notre misère, nous n'avons pas le droit de nous souvenir de l'amitié qu'ils nous ont accordée autrefois, et que nous ne méritions pas; mais ils pardonneront à des gens profondément malheureux d'oser encore espérer en la charité de votre bonne mère.

—Une aumône! s'écria Bavon comme terrifié.

—Plus qu'une aumône, monsieur, nous sauver de la honte.

—Je ne vous comprends pas, dit-il avec méfiance. Où sont donc vos fils, vos filles, votre mari? Ils gagnaient beaucoup d'argent.

—Mon mari est mort, monsieur. Mes fils… l'un est soldat en Afrique, un autre demeure à Rouen, un troisième à Mulhouse. Ils ont des enfants et ne pensent plus à leur pauvre mère. Un seul, le plus jeune, est avec nous… avec moi, à Lille. C'est pour lui, monsieur, que je viens implorer le secours de vos parents. Il avait obtenu du travail dans le magasin d'une fabrique. Hier, on l'a envoyé porter un paquet au chemin de fer. Le malheureux s'est arrêté en route dans un cabaret; il s'y est oublié avec des camarades, et a perdu le paquet qu'on lui avait confié. Le maître de la fabrique prétend que mon fils a volé le paquet et l'a vendu. Il veut le faire arrêter par les gendarmes, et condamner comme voleur à cinq années de galères. Ah! monsieur, nous avons peut-être mérité notre misère par une vie de désordre et de dissipation. Le malheur me le dit; cependant, nous restons honnêtes, et mon pauvre fils n'est pas coupable d'autre chose que d'une grande négligence. Au fond, c'est un bon garçon; il a un coeur sensible, il respecte sa mère. Que la pauvreté reste notre lot, je la supporterai patiemment comme une juste punition; mais le déshonneur d'une condamnation! mon fils aux galères! Je suis mère et je ne survivrais pas à un pareil coup, et mon…. Oh! monsieur, vous pouvez nous sauver avec si peu de chose, du moins avec si peu de chose pour vous qui êtes riche! Le maître de la fabrique veut bien tout oublier et accepter sa justification, si demain avant midi nous lui rendons le paquet ou cent francs! Pour vous, ce n'est presque rien; pour nous, c'est plus que la vie. Laissez-vous toucher par mes larmes, ayez pitié de gens qui, malgré l'éloignement et l'adversité, n'ont pas passé un seul jour sans songer avec reconnaissance à vos parents.

Elle tomba à genoux au milieu de la chambre et tendit vers le jeune homme ses mains tremblantes.

Celui-ci ne pouvait rester maître de son émotion, quelques efforts qu'il fît pour y parvenir. Il alla à elle et la releva en disant:

—Calmez-vous, madame; je comprends votre anxiété et votre malheur. Cent francs peuvent vous sauver, dites-vous? Consolez-vous, je vous les donnerai. Asseyez-vous sur cette chaise, j'ai quelque chose à vous demander. Vous parliez de vos fils… mais vos filles?

—Mes filles? bulbutia la femme Wildenslag avec embarras.

—Oui, vos filles, que leur est-il arrivé?

—Monsieur, elles demeurent bien loin en France. Elles sont mariées.

—Mariées! s'écria Bavon avec une profonde angoisse dans le regard.

Il regarda pendant quelque temps avec un mécontentement visible la femme effrayée, qui courbait la tête sur sa poitrine et demeurait sans parole.

—Oui, je vous aiderai, ne craignez rien, répéta-t-il; mais, si ma compassion pour votre douleur maternelle ne m'avait pas vaincu, je serais resté insensible à vos supplications. Bien plus, je me serais vengé sur vous, et vous aurais fermé impitoyablement la porte; car vous, madame, vous avez, sans le savoir, empoisonné ma vie et troublé mon bonheur.

—Moi, monsieur? Vous vous trompez assurément.

—Non, je ne me trompe pas. Ma mère avait déposé dans le coeur de votre Godelive les germes de la vertu et du sentiment du devoir. Moi, enfant encore innocent, j'avais partagé avec elle les premières notions de l'instruction; de l'instruction qui devait la préserver de l'abaissement moral et de la perversité du coeur. Vous, sa mère, qu'avez-vous fait de votre bonne et pure Godelive? Vous l'avez envoyée dans une fabrique, pour qu'elle vous rapportât de l'argent; vous avez exposé cette tendre fleur au rude contact de gens grossiers…

—Monsieur, monsieur, ce n'est pas vrai! s'écria madame Wildenslag en frémissant.

Mais Bavon, tout hors de lui, l'interrompit et continua:

—Laissez-moi parler jusqu'au bout; c'est la dernière fois que son nom sortira de ma bouche. Je le répète avec indignation, qu'avez-vous fait de votre pauvre Godelive? Ah! il est inutile de répondre, puisque, au bout de deux ans, on la surprend dans une ruelle de Douai, le sabot à la main, se battant, injuriant et prononçant des paroles qui firent reculer de dégoût un simple ouvrier de fabrique. Voilà ce que vous avez fait de votre pauvre Godelive. Maintenant, elle est égoïste, insensible, et il n'y a plus en elle aucune délicatesse; maintenant, elle hait sans doute la mère qui a vendu pour un peu d'argent la pureté de son âme.

—Oh! non, non, monsieur, ayez pitié de moi. Godelive est la seule de mes enfants qui m'aime encore véritablement, mon seul soutien dans le malheur!

—Soit, madame; peut-être un bon sentiment a-t-il survécu en elle; peut-être vous a-t-elle pardonné le mal que vous lui avez fait; mais, moi, je ne vous le pardonne pas, je ne puis pas vous le pardonner… Tenez, voici les cent francs que vous demandez. Allez maintenant, et puisse Dieu ne pas vous punir plus longtemps de votre fatale erreur à l'égard de votre enfant.

En prononçant ces mots, il avait plongé la main dans un tiroir de son pupitre et compté cinq pièces d'or sur la table.

Madame Wildenslag contempla l'argent avec des yeux hagards, et ses lèvres tremblantes murmurèrent:

—Oh! Dieu! si je pouvais repousser ce secours! Mais non, l'honneur de mon fils, l'honneur de ma pauvre Godelive… Je dois courber le front comme une esclave sous une criante injustice, entendre accuser de bassesse, de perversité du coeur, mon angélique enfant… Ah! le courage me manque. Je succombe…

Elle se laissa tomber sur une chaise et se mit à pleurer amèrement.

—Une criante injustice? répéta Bavon étonné de ces exclamations. Mes reproches, si sévères qu'ils soient, ne sont-ils pas fondés?

—Ils sont faux, entièrement faux! s'écria madame Wildenslag à travers ses larmes. Qui a été assez lâche pour venir vous dire qu'il a vu ma Godelive se battre et proférer de grossières injures?

—C'est Étienne Geerts, qui l'a vue à Douai frapper avec ses sabots qu'elle tenait à la main.

—Ah! je me souviens de cette triste affaire; ce n'était pas Godelive, c'était sa soeur Thérèse, qui lui ressemble en effet, du moins par les traits du visage. Godelive, monsieur! jamais une vilaine parole n'est tombée de ses lèvres; elle a été maîtresse d'école; elle a de l'esprit, elle est bonne comme un ange, et son coeur est encore aussi pur que lorsque vous lui appreniez à lire.

—Ciel! que dites-vous, madame! balbutia Bavon saisi par le doute. Et elle est mariée?

—Et elle n'a jamais permis, monsieur, qu'un homme la regardât sans respect. Et elle n'est pas mariée.

—Mais expliquez-vous, vous me faites mourir d'impatience. Dites-moi, je vous en supplie, quel a donc été le sort de la pauvre Godelive pendant ces huit longues années?

—Eh bien, je comprimerai ma douleur, dit madame Wildenslag en levant la tête. Pour défendre ma noble enfant, ma bonne Godelive, je trouverai du courage et des forces. Écoutez, monsieur, vous apprendrez quel a été notre sort et le sien depuis que vous nous avez dit un douloureux adieu à la porte de la ville. Nous allâmes à Wazemmes, près de Lille, et y trouvâmes beaucoup de travail et un bon salaire. Comme mes efforts pour faire recevoir Godelive dans un atelier de couture ne réussirent pas, son père la fit aller à la fabrique. La pauvre enfant ne put pas s'y habituer et tomba malade de chagrin. Elle fut longtemps avant de reprendre quelques forces; alors, pour gagner quelque chose, elle commença chez nous une petite école pour apprendre à lire aux enfants des Flamands nos voisins.

—Et nos lettres, pourquoi les avez-vous laissées sans réponse?

—Vos lettres? Nous n'en avons reçu qu'une, et Godelive y a répondu.

—Nous en avons encore écrit trois autres.

—Je ne sais rien de cela, monsieur.

—Votre mari les recevait à la fabrique. Les aurait-il gardées ou détruites?

—C'est possible, monsieur; il croyait qu'il valait mieux pour Godelive n'avoir plus de relations avec des gens beaucoup au-dessus de notre état; car nous savions par une personne de Gand que vous étiez devenu commis chez M. Raemdonck, et Godelive disait toujours que vous ne manqueriez pas de devenir riche.

—Et pourquoi Godelive ne nous écrivait-elle pas pour avoir de nos nouvelles?

—Nous, pauvres et humbles ouvriers de fabrique? Et cependant, j'ai souvent engagé Godelive à vous écrire. Mais elle n'osait pas, il y avait trop de distance entre vos parents et nous.

—Continuez, madame, je ne vous interromprai plus.

—Ah! notre histoire est courte, monsieur, reprit madame Wildenslag. Mon mari et mes fils menaient une vie de désordre. Ils restaient souvent la moitié de la semaine sans travailler, de sorte qu'ils se virent interdire l'accès de beaucoup de fabriques. Nous partîmes tous ensemble pour Rouen. Là, Godelive tint encore une école chez nous et y instruisit les enfants des ouvriers français; car, à force d'entendre parler le français, elle avait fait des progrès rapides dans cette langue. Elle avait beaucoup à souffrir de la brutalité de ses frères et de la jalousie de ses soeurs, parce qu'elle était toujours convenablement habillée, que tout le monde l'estimait, et qu'on la citait comme un modèle de politesse et de bonnes manières. Une dame de la ville lui procura enfin une bonne place de sous-institutrice dans un pensionnat de jeunes demoiselles. Elle y resta deux années entières, ne retenant de son traitement que ce qui lui était absolument nécessaire pour s'acheter les vêtements dont elle avait besoin pour être habillée à peu près comme les autres institutrices. Elle nous donnait tout le surplus pour nous venir en aide, car son père était devenu malade, et la plupart de mes autres enfants, mariés ou non mariés, étaient allés demeurer séparément, et les deux garçons qui restaient avec nous nous donnaient moins de leur salaire que le coût de leur nourriture et de leur entretien. Le mal de mon mari empirait insensiblement; c'était une maladie de langueur qui épuisait chaque jour ses forces et nous faisait craindre qu'il ne guérît plus. Alors, il arriva un événement qui devait nous plonger dans la plus affreuse misère. Un de mes fils, qui depuis s'est engagé et est parti pour l'Afrique, un brutal, un bambocheur fini, avait été déjà plusieurs fois, à la honte de la pauvre Godelive, sonner à la porte de son pensionnat pour lui demander de l'argent. Cela déplaisait fort à la directrice de l'établissement; cependant, par affection pour Godelive, on avait pris patience. Mais, un jour, mon mauvais sujet de fils, aveuglé par la boisson, pénètre violemment dans le pensionnat, et, là, à force d'injures et de menaces, veut contraindre sa soeur à lui donner une grosse somme d'argent. Il effraya si fort les institutrices et inspira aux élèves une si profonde terreur, que Godelive perdit sa place, et revint à la maison à demi-morte de honte et de désespoir. Son frère, qui sentait bien qu'il nous avait rendus tous malheureux, partit le lendemain pour prendre du service dans la légion étrangère en Afrique. Godelive, dont le courage et le dévouement sont inépuisables, commença immédiatement à chercher quelques nouvelles élèves et de l'ouvrage de couture, mais elle n'y parvint pas assez vite. La pauvreté était devant notre porte, et nous étions épouvantés du triste avenir qui nous menaçait. Peut-être mon pauvre mari avait-il un pressentiment secret qu'il ne vivrait plus longtemps; car un désir irrésistible de retourner en Flandre s'alluma tout à coup en lui. Nous essayâmes de le détourner de ce projet; Godelive surtout tremblait, je ne sais pourquoi, à la seule idée que nous reverrions la ville de Gand. Il n'y avait rien à y faire, car il nous suppliait en pleurant à chaudes larmes de ne pas le laisser mourir sur la terre étrangère. L'air de la Flandre devait le guérir, il en était convaincu. Nous vendîmes nos meubles et tout ce que nous possédions, et nous partîmes un beau matin pour notre pays natal. De tous nos enfants, aucun ne voulait nous suivre, excepté la seule Godelive. Mon mari avait trop espéré de ses forces. Quoiqu'il menaçât de succomber en route, il ne voulut pas s'arrêter; mais, lorsque nous atteignîmes le faubourg de Lille, il ne pouvait pas aller plus loin et tomba sans connaissance dans une auberge, où nous nous étions fait déposer. Il revint un peu à lui après quelques heures de repos. Nous restâmes deux jours dans cette auberge; mais nos faibles ressources tiraient à leur fin. Nous trouvâmes, pas loin de là, une petite maison d'ouvriers qui était vide, nous la louâmes et nous y transportâmes notre pauvre malade. Un mauvais lit, une couple de chaises, un vieux poêle et deux ou trois pièces de batterie de cuisine absorbèrent, jusqu'au dernier franc, tout ce que nous possédions…. Écoutez maintenant, monsieur, je vous en prie, et puissiez-vous admirer comme elle le mérite la force d'âme et la bonté de mon enfant! Une cruelle misère pesa sur nous; je devins presque folle de désespoir et de chagrin. Pas de vivres, pas de secours pour mon mari mourant; pour toute perspective, la faim pour nous et une mort affreuse pour lui. Comment décrirai-je la conduite angélique de Godelive? Elle apporta de l'argent dans la maison, fit venir le médecin et paya les médicaments. Je n'osais pas lui demander où elle en cherchait les moyens; mais je remarquai bien que ses boucles d'oreilles d'abord, puis sa croix d'or, puis les uns après les autres ses meilleurs vêtements disparaissaient; si bien qu'il ne lui resta plus que des objets sans valeur. Enfin il fallut sacrifier aussi mes habits des dimanches. Je parlai de demander qu'on reçût mon mari à l'hôpital; mais il demanda grâce en pleurant, et Godelive ne voulut pas en entendre parler. Alors, nous écrivîmes à Rouen pour demander des secours à nos enfants. Mon plus jeune fils seul répondit qu'il viendrait travailler pour nous; mais il s'était grièvement blessé au bras dans sa fabrique, et nous fit attendre jusqu'à ce qu'il fût trop tard. Cela dura presque tout un mois, monsieur, un mois durant lequel Godelive passa presque toutes les nuits assise au chevet du lit de son père, le consolant, lui parlant de guérison, de la miséricorde de Dieu, et de la vie meilleure qui nous attend au ciel. Jamais une plainte ne sortait de sa bouche; elle riait, elle était gaie, pour nous donner du courage. Oh! monsieur, les paroles me manquent pour vous dire tout ce que Godelive a fait pour nous dans ces jours terribles. Jugez-en. Pendant la dernière semaine de sa vie, mon pauvre mari, abusé par les tendres soins, par les douces consolations de son enfant, la prit pour un ange, et ne lui parla plus que comme à une créature envoyée par Dieu pour adoucir son agonie et lui montrer le ciel. Et, monsieur, ce n'était pas parce que l'esprit de son père était affaibli par la maladie; non, moi, sa mère, j'étais près de partager la même erreur. Il vint un moment où ses sacrifices me firent tomber à ses pieds et où, folle de reconnaissance et d'admiration, je m'agenouillai devant mon enfant, comme devant l'image la plus pure de la bonté divine. Ah! si vous aviez vu mourir mon mari, contemplant sa fille d'un regard bienheureux, et embrassant encore, en signe d'adieu, la main de son ange de consolation!

Elle fondit en larmes et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

Le jeune homme avait écouté ce récit avec une émotion croissante; l'expression de son visage était un singulier mélange de compassion et de fierté secrète, de douleur et de joie. À la fin cependant, la pitié pour le triste sort des Wildenslag l'emporta. Depuis un instant, de silencieuses larmes coulaient sur ses joues.

Il se leva, alla à madame Wildenslag, lui prit la main et dit:

—Pauvre femme, que vous avez souffert! Je vous accusais cruellement, oh! pardonnez-le-moi!… Soyez remerciée; car je comprends, à vos paroles, à votre émotion maternelle, que vous avez contribué à maintenir votre Godelive dans la voie que sa vertu et son instruction lui montraient. Allons, consolez-vous, je parlerai de vous à mes parents; nous vous aiderons, la misère du moins ne vous visitera plus.

—Soyez béni! murmura la femme en sanglotant; votre bonté m'arrache de nouvelles larmes. Ah! vous avez le coeur de votre mère… un coeur généreux comme celui de Godelive!

Bavon fit un pas vers son pupitre et y prit un peu d'argent.

—Avec les cent francs qui sont là, dit-il, vous pouvez payer le prix du paquet perdu. Cette triste affaire ne doit donc plus vous inquiéter. Voici encore cent francs, afin de pourvoir à vos premiers besoins. Je chercherai avec ma mère les moyens de vous assurer un sort moins pénible. Si nous pouvions procurer à Godelive une place d'institutrice à Gand! Pour votre fils, j'ai un ouvrage avantageux. Puisqu'il a un coeur sensible, je le ramènerai dans le bon chemin. Tenez, prenez l'argent, madame; ne soyez pas honteuse pour cela. Je vous dois de la reconnaissance; vous m'avez délivré aujourd'hui d'un grand chagrin et d'une profonde tristesse qui me rongeaient le coeur depuis des années. Oui, c'est ainsi. La pensée que la bonne et douce Godelive, l'amie de mon enfance, l'ange qui a veillé au lit de mon père malade, s'était perdue, cette pensée m'était pénible, et ma compassion devenait petit à petit une douleur amère. Maintenant, je suis tranquille là-dessus. Je suis heureux de savoir qu'elle a conservé, outre la pureté, la noblesse et la bonté de son coeur.

Madame Wildenslag, ayant ramassé l'argent sur la table, joignit les mains et dit au jeune homme, les yeux humides de pleurs:

—Oh! monsieur, votre bonté, votre générosité me confond. Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance. Demain matin, avant notre départ, nous reviendrons. Godelive vous remerciera à genoux.

—Godelive! demain? s'écria le jeune homme hors de lui. Où est donc
Godelive?

—Je n'ose pas vous tromper plus longtemps, monsieur: elle est dans l'église Saint-Bavon, à prier devant le saint sépulcre.

—Et pourquoi n'est-elle pas avec vous?

—La pauvre fille a eu peur, monsieur,

—Peur? de moi?

—Elle est honteuse, monsieur. Pour payer les frais de notre voyage à Gand, nous avons été obligées de vendre les seuls vêtements qui avaient encore quelque valeur. Godelive craignait de se présenter devant vous…

—Et pourtant, je voudrais la voir! s'écria Bavon avec agitation. Après huit années d'absence! Que font les habits? Ne témoignent-ils pas de son dévouement, de son amour pour ses parents! Ah! si je pouvais souhaiter une récompense, ce serait de la consoler et de lui donner du courage.

—J'irai la chercher, monsieur… Moi aussi, j'étais honteuse de la tentative que j'avais à faire auprès de vous; mais les bienfaits des nobles coeurs tels que vous n'humilient pas, au contraire. Je le ferai comprendre à Godelive, monsieur. Elle viendra vous remercier.

À ces mots, madame Wildenslag sortit.

Bavon succombant sous le poids de ses émotions, se laissa tomber sur une chaise et cacha son visage dans ses mains. L'expression de sa physionomie trahissait une lutte intérieure contre des pensées qui le troublaient malgré lui. Cependant, après quelques minutes, il parut avoir triomphé de la révolte secrète d'un sentiment qu'il croyait dompté, car il releva la tête et se dit avec un sourire un peu ironique:

—Ce sont des songes que la réalité dissipe. Pas de rêves impossibles! Oui, c'est notre devoir de reconnaître et de récompenser ce que la bonne petite Godelive a fait autrefois pour mon père malade. Si nous la laissions dans le malheur, ce serait une cruelle ingratitude; notre devoir est très-simple et facile à remplir. Nous les aiderons et nous les protégerons, jusqu'à ce que Godelive ait trouvé à se placer avantageusement dans un établissement d'instruction, jusqu'à ce qu'elle ait les moyens de vivre tranquillement et à son aise. Nous veillerons sur eux de manière à les préserver du malheur.

Il courba de nouveau la tête et fixa ses regards sur le parquet. Après un moment d'immobilité, il reprit avec un soupir:

—C'est étrange. On dirait que l'homme renferme en lui une double créature… Mais non; son coeur et sa volonté ne sont pas toujours d'accord. Et cependant, je dois chasser cette pensée, puisque entre elle et moi s'est élevée une impossibilité sociale, je dois oublier mon enfance. Son malheur me prescrit le respect: ne blessons pas son coeur sensible. Ah! l'on sonne. La voilà! Comme mon coeur bat! Il faut que je reste maître de moi… Pauvre petite Godelive, était-ce ainsi que je devais te revoir!

Madame Wildenslag entra dans la chambre, suivie de sa fille.

Godelive, confuse, tenait la tête baissée comme une condamnée, et n'osait pas lever les yeux. Elle tremblait visiblement et ce n'est que lorsque sa mère la prit par le bras qu'elle s'avança jusqu'au milieu de la chambre.

Bavon avait laissé échapper un cri étouffé et il avait fait un pas pour s'approcher de la jeune fille et lui prendre la main. Mais il se retint et dit:

—Godelive, pardonnez-moi. Je souhaitais si ardemment vous revoir! Ne soyez pas honteuse; je sais ce que vous avez souffert et ce que vous avez fait pour vos parents. Ces mauvais vêtements vous rehaussent à mes yeux, et le seul effet qu'ils produisent sur moi, c'est de m'inspirer un sentiment de profond respect pour le noble coeur qu'ils couvrent.

La jeune fille leva la tête et dit d'une voix calme, mais avec un accent solennel:

—Monsieur, je vous remercie du fond de mon âme, plus encore de vos bonnes paroles que de vos bienfaits. Vous ne nous délivrez pas seulement d'une crainte affreuse, vous nous sauvez de la misère. Soyez béni! À toutes mes prières je mêlerai votre nom et le nom de vos parents, afin que Dieu vous rende aussi heureux que vous le méritez.

Bavon paraissait interdit, un éclat étrange brillait dans son regard. Sa main tremblante s'appuyait sur la table comme s'il avait eu besoin d'un soutien. Ces grands yeux bleus si languissants et si pleins de reconnaissance, qui se fixaient sur lui; ce joli visage, ce front pur, où la pudeur et la confusion répandaient un nuage rosé!… oh! elle était plus belle encore que l'angélique Godelive de ses rêves. Quel combat violent il livrait contre son coeur! Mais il fallait maîtriser ses sens égarés; le respect de lui-même, le respect de la malheureuse Godelive le lui commandaient. Un soupir étouffé souleva sa poitrine oppressée; il se laissa choir sur une chaise et dit avec un calme apparent:

—Vous revoir après huit années d'absence, Godelive, est pour moi une grande joie. Cela me remue. C'est naturel, n'est-ce pas? Les souvenirs de l'enfance vivent dans le coeur de l'homme et s'y réveillent toujours avec une nouvelle force!… Ah! je vous laisse là debout au milieu de la chambre. Excusez-moi; prenez un siège.

—Monsieur, balbutia-t-elle, ayez compassion d'une malheureuse jeune fille. Votre bonté est infinie. Je suis émue, je me sens malade, et mes forces m'abandonnent… Accordez-moi comme une grâce de quitter cette maison aujourd'hui. Demain matin, je serai plus calme et je pourrai exprimer à madame votre mère ma reconnaissance sans bornes.

—Vous voulez partir, Godelive? s'écria le jeune homme avec chagrin. Oh! non, je vous en prie, encore un instant.

Poussée par sa mère et pour déférer à ce voeu, la jeune fille s'assit et baissa de nouveau la tête. On eût dit que le regard de Bavon lui inspirait de l'effroi, et, en effet, chaque fois qu'elle l'avait rencontré, elle avait tressailli.

—Dites-moi, Godelive, dans votre pénible existence, avez-vous quelquefois pensé à notre heureuse enfance? demanda Bavon.

—Ma seule consolation en ce monde, soupira la jeune fille, était le souvenir de votre bonté pour la pauvre enfant malade.

—Et pour moi, Godelive, l'unique mais amère douleur de ma vie, c'était de penser que la douce compagne des années de mon enfance errait perdue et malheureuse par le monde.

Il y eut un court silence.

—Godelive, demanda tout à coup le jeune homme comme poussé par une émotion violente, Godelive, je vous ai donné un souvenir. L'avez-vous conservé?

Il n'obtint pas de réponse.

—L'image de Bavon et de Godelive avec leur livre à la main, dit-il; naïf dessin qui a coûté au petit Bavon au moins un mois de travail. Vous m'aviez promis de le conserver.

—Mais, Godelive, comment peux-tu laisser ainsi M. Damhout sans réponse? s'écria la mère Wildenslag. Oui, oui, monsieur, elle l'a conservé… Ne me retiens pas, Godelive… Si bien conservé, monsieur, que, depuis des années, ce dessin se trouve sous le crucifix devant lequel Godelive a l'habitude de prier.

—Ah! merci, merci de votre fidèle souvenir! dit Bavon.

—Pourquoi cela vous étonne-t-il, monsieur? dit la jeune fille avec dignité. Si je voulais prier toute ma vie pour le bonheur de celui qui m'a appris à lire, pouvais-je faire mieux que de placer son image à l'endroit où je m'agenouille chaque soir pour élever mon âme à Dieu?

Bavon lui prit les mains, et, d'une voix profondément émue:

—Toujours le même ange!… Venez, Godelive, consolez-vous et prenez courage, vous ne serez plus malheureuse; nous vous protégerons. Nous chercherons pour vous une bonne place d'institutrice. Ma mère vous chérira de nouveau et vous assistera. Je serai votre ami, comme lorsque nous étions encore enfants… c'est-à-dire, je ne sais pas, mon agitation me trouble l'esprit; mes sens sont égarés…

La jeune fille, effrayée, lui arracha sa main avec une vivacité si fiévreuse, qu'il se sentit blessé au fond du coeur de ce mouvement, et qu'il recula d'un pas avec stupeur.

Godelive releva lentement la tête; quoiqu'on vît briller des larmes dans ses yeux, il y avait dans son regard tant de fierté virginale, et dans l'expression de son beau visage tant de noblesse que Bavon la considéra avec respect.

—Je vous en supplie, monsieur, dit-elle, ayez pitié de moi. La mort même ne saurait me faire oublier ce que vous avez fait pour moi lorsque j'étais enfant, et ce que vous faites aujourd'hui pour nous tirer de l'abîme; car, dans le sein de Dieu même, mon âme se souviendra encore de votre bonté. Mais ne cherchez pas de place pour moi à Gand. Après la journée de demain, je ne foulerai plus le pavé de ma ville natale. Je connais la noblesse de votre coeur. Vous me comprenez, j'en suis sûre.

—Mais non, je ne vous comprends pas, murmura Bavon.

—Vous ne comprenez pas l'inexorable devoir qui m'oblige à chercher une position en France?… reprit Godelive. Ah! s'il n'y avait pas entre vous et moi de profonds, d'ineffaçables souvenirs, je voudrais par reconnaissance devenir la servante de votre mère et votre propre esclave. Maintenant, il ne peut y avoir d'autre lien entre nous que le bienfait d'un côté et l'éternelle gratitude de l'autre. J'ai beaucoup souffert, amèrement souffert, sans que mon courage se soit brisé. Si je devais un instant perdre votre estime, j'en mourrais. Oui, oui, Bavon, l'âme de la pauvre Godelive a soif de votre respect, et elle le gardera avec sa reconnaissance jusqu'au tombeau. Adieu, monsieur; à demain.

Et, se levant, elle prit le bras de sa mère et l'entraîna vers la porte. Le jeune homme étendit la main pour la retenir; mais les paroles solennelles de la jeune fille l'avaient rappelé si énergiquement au sentiment de la réalité et à la conscience du devoir, qu'il resta comme cloué au plancher jusqu'au moment où il entendit la porte de la rue se fermer. Alors, muet et les yeux hagards, il leva les bras au ciel en murmurant des paroles inintelligibles. Son esprit était agité et ses idées étaient confuses.

Enfin, après un moment de repos, il se dit:

—Qu'elle est belle! Sous ces mauvais vêtements, elle me paraissait fière et imposante comme une reine. Elle a su conserver la pureté et la délicatesse de son coeur au milieu de gens grossiers et ignorants, malgré le besoin, la faim et la misère! Ah! l'instruction! C'est moi qui ai donné à cette âme la lumière, la force de résister à la corruption, à l'avilissement moral. C'est ma mère qui lui a inspiré l'amour de la vertu et du devoir. Rose au milieu des épines, lis fleurissant sur un fumier! Et le lis est resté pur, et la rose a répandu son parfum comme un baume sur les souffrances de ceux qui l'entouraient. Il faut qu'elle soit noble parmi les plus nobles pour ne pas avoir succombé sous de pareilles épreuves. Merci, mon Dieu, vous qui avez fait fructifier les germes déposés dans son coeur et dans son esprit par un enfant comme elle!

Il s'essuya le front et se mit à marcher autour de la chambre pour se soustraire au tourbillon de ses pensées. Tout à coup il s'écria:

—Impossible, impossible!… Le monde, mes parents… ses frères, ses soeurs… le seul bonheur qui doit m'être refusé sur terre…. Mais est-ce sa faute? Elle ira loin de sa ville natale, elle aura du chagrin, elle en mourra peut-être! Oui, oui, je ne me trompe pas; sa confusion, sa pudeur alarmée, ses dernières paroles… Elle aussi a souffert; elle aussi porte dans son coeur un ver qui la ronge cruellement.

Il s'affaissa sur une chaise, mit ses mains devant ses yeux, et murmura avec désespoir:

—Hélas! hélas! cela ne se peut pas; elle a raison, je ne dois plus la voir après la journée de demain. Moi aussi, je veux respecter le souvenir de mon enfance et le conserver jusqu'au tombeau. Elle l'a dit: il n'y a désormais plus d'autre lien possible entre nous que le souvenir du passé, le bienfait et la reconnaissance.

Après un moment de silence, il se leva de nouveau.

—Je la perdrais pour toujours? s'écria-t-il. Cette belle âme, ce coeur aimant irait languir dans des pays lointains? Il y a un autre lien, un lien sacré, un lien éternel. Il y a un remède pour son chagrin et pour ma tristesse… Oh! je n'en puis plus; il faut que je parle à mon père, à ma mère, à mon maître. Le monde entier me condamnât-il, le bonheur de ma vie est à ce prix. À moi, à moi l'amie de mon enfance! à moi la douce et pure Godelive!

Et, en achevant, ces paroles, il sortit, courant comme un fou.

CONCLUSION

Il y a une couple d'années, il me vint à l'idée d'écrire un récit tiré de la vie des ouvriers de Gand. Dans le but de rassembler quelques premiers renseignements à ce sujet, je sonnai une après-midi à la grille d'une des grandes fabriques de Gand.

J'avais une lettre de recommandation, je la remis aux mains du directeur de l'établissement, un homme d'environ trente-cinq ans, dont les habits, quoique indiquant l'aisance, étaient couverts de flocons de coton.

À peine eut-il lu mon nom dans la lettre, qu'il se montra tout joyeux de ma visite, me dit qu'il était grand ami de la littérature flamande et se mit entièrement à mon service.

Il me conduisit pendant des heures à travers les vastes salles et les ateliers de la fabrique, me montrant et m'expliquant tout et répondant à mes questions avec une si rare obligeance, que je ne savais comment le remercier de son cordial accueil.

Ce n'était certes pas un homme ordinaire. Il parla de l'industrie, de ses progrès et de l'organisation du travail, non-seulement avec une connaissance approfondie, mais même avec une sorte d'enthousiasme poétique qui m'étonna.

J'avais déjà, auparavant, sans autre mobile que la curiosité, visité quelques autres établissements du même genre; mais nulle part je n'avais trouvé autant d'ordre ni de propreté. Les salles et les ateliers étaient larges et hauts; on avait établi en nombre suffisant de puissants ventilateurs pour chasser la poussière; partout où les rouages, où les courroies pouvaient saisir et estropier le travailleur imprudent, il y avait des plaques de zinc pour le préserver de ces malheurs; partout il y avait de l'espace et de l'air en abondance, et l'on s'apercevait qu'on avait veillé avec une sollicitude toute paternelle à la santé et au bien-être des ouvriers. Les femmes, les hommes et les enfants, que je vis au travail en grand nombre, étaient tout autres que je ne me l'étais figuré. Pas de vêtements malpropres ou déchirés; de la gravité et de la retenue; quelque chose de digne dans le regard; et, quand on leur adressait la parole, de la politesse et de la convenance.

Je félicitai sincèrement le directeur et lui dis qu'il pouvait être fier du bel établissement dont il avait la conduite.

—En effet, répondit-il, j'en suis déjà un peu fier; mais j'espère qu'avec le temps j'introduirai encore d'autres améliorations, surtout en ce qui concerne le sort des ouvriers. Il y a une chose dont je suis plus orgueilleux…

Il regarda sa montre et dit:

—Encore quelques minutes et je vous le montrerai. Voyez-vous, monsieur, on peut faire du travailleur tout ce que l'on veut; mais il faut naturellement un peu de patience, car on doit d'abord triompher de l'ignorance, qui, tant qu'elle subsiste, est un obstacle invincible au perfectionnement des classes ouvrières.

Un instant après, une cloche sonna. Je vis çà et là des enfants et de jeunes garçons quitter les moulins à filer et sortir de l'atelier.

—L'heure du repas est-elle venue pour eux? demandai-je.

—Non, ils vont à l'école, répondit le directeur. De deux fileurs, l'un quitte le travail pour une heure. Pendant ce temps, l'autre servira seul le moulin, ce qui ne lui est pas difficile, attendu que son camarade, avant de partir, a tout préparé autant que possible. Il en est de même des enfants qui sont occupés à d'autres travaux. Chacun a son tour, et celui qui ne peut pas quitter son travail pendant la semaine reçoit l'instruction le dimanche et le lundi, pendant le temps où les travaux cessent. C'est seulement depuis huit ans que j'ai fondé cette école avec l'autorisation des propriétaires de la fabrique, et maintenant je puis me vanter que plus de la moitié de nos ouvriers, tant hommes que femmes, savent lire et écrire. On s'aperçoit bien, n'est-ce pas, que l'instruction leur a inspiré un sentiment de dignité personnelle? C'est mon rêve de voir, avant que je meure, qu'il n'y a plus un seul ouvrier illettré dans toute la fabrique. Vous pourriez croire, monsieur, que des enfants d'ouvriers n'ont pas l'esprit subtil et qu'une heure de classe ne peut pas produire en eux des fruits appréciables; veuillez me suivre, je suis sûr que ce que vous entendrez vous étonnera et vous fera plaisir.

En disant ces dernières paroles, il se dirigea vers une porte qui donnait sur la cour intérieure, et me conduisit un peu plus loin dans une grande salle remplie de rangées de pupitres, derrière lesquels étaient assis une soixantaine de garçons de huit à quinze ans.

Le directeur dit quelques mots à l'instituteur, et celui-ci me pria, puisque les écoliers avaient précisément commencé à écrire, de vouloir bien jeter un coup d'oeil sur leur écriture.

Il y en avait beaucoup, en effet, qui avaient une belle main. J'en entendis quelques-uns lire avec une pureté de prononciation que j'avais rarement rencontrée dans d'autres écoles.

Alors suivirent une foule d'exercices conduits, cette fois, par le directeur lui-même, pour me faire juger du développement de l'intelligence de ces pauvres enfants d'ouvriers.

On posa des questions sur l'industrie et la division du travail, sur la tisseranderie en général et le coton en particulier; sur les principes de la mécanique et la nature des forces physiques que l'homme emploie à faciliter son travail; sur les caisses d'épargne et les associations de secours mutuels, et enfin sur les devoirs de l'homme envers Dieu, envers lui-même et envers son prochain; en un mot, sur tout ce dont la connaissance pouvait faire de ces enfants d'habiles ouvriers, de bons pères de famille et des citoyens éclairés d'une patrie libre.

Mon étonnement fut grand lorsque j'entendis répondre à ces questions sans hésiter, et avec une remarquable clarté, par beaucoup d'enfants; mais je fus encore plus surpris de les entendre résoudre pendant une demi-heure, sur une ardoise ou simplement de tête, les problèmes les plus compliqués de l'arithmétique.

À peine pouvais-je croire que j'avais vu ces mêmes garçons rattacher des fils derrière le métier à filer. Le directeur et l'instituteur étaient fiers de ma stupéfaction et des louanges que je leur adressai, ainsi qu'à leurs élèves.

Après que j'eus pressé cordialement et avec reconnaissance la main de l'instituteur, je suivis le directeur, qui me pria de me hâter, parce que, autrement, il n'aurait pas le temps de me montrer encore une autre école.

Lorsque nous eûmes traversé la cour, il ouvrit une petite porte. Nous passâmes dans un jardin rempli de fleurs et entouré de murs. Au loin, près d'un berceau de verdure, je vis trois ou quatre enfants, dont les deux plus petits étaient assis dans un petit chariot. À cette jolie voiture on avait attelé deux agneaux. Le conducteur était un petit garçon d'environ dix ans. Des deux côtés de la petite voiture marchait une vieille dame, pour préserver les enfants de tout accident.

Dans le berceau de verdure était assis un vieillard qui ne pouvait avoir plus de soixante ans. Il fumait une pipe et était occupé à filocher un filet à pêcher.

Tout le monde riait et prenait plaisir à l'amusement des enfants.

Le directeur jeta, avec un sourire de bonheur, un regard sur cette scène, sans toutefois interrompre sa marche.

Mais à peine l'eut-on aperçu de loin, que les enfants assis dans la voiture tendirent les mains, tandis que les cris de «Père! père!» résonnaient dans le jardin. Le petit garçon abandonna les agneaux, accourut en bondissant et sauta au cou du directeur. Il baisa l'enfant et le renvoya, avec la promesse de revenir bientôt, ajoutant qu'il devait montrer la fabrique à l'étranger.

—Tenez, monsieur, me dit le directeur avec une certaine émotion, tout ce que j'aime le plus au monde est là. Ce vieillard est mon père; de ces deux dames, l'une est ma mère, et l'autre la mère de ma femme. Ces petits anges sont mes enfants. Dieu m'a comblé de bonheur. Seulement, ma femme n'est pas ici; je sais où elle est, vous allez la voir.

Il se dirigea vers une autre issue et ouvrit bientôt la porte d'une salle, où une cinquantaine de petites filles étaient assises devant des pupitres, comme dans l'autre école.

Outre l'institutrice, qui se tenait entre les pupitres, il y avait à l'extrémité supérieure de la classe une dame richement vêtue, qui semblait occupée à donner une leçon particulière à quatre ou cinq des plus grandes filles. Le directeur me conduisit près d'elle et me la présenta comme sa femme.

—Live, dit-il, ce monsieur est une de nos bonnes vieilles connaissances. Cent fois, dans les longues soirées d'hiver, il nous a fait passer des heures rapides et agréables. Il n'y a pas huit jours qu'il nous a fait verser des larmes de compassion sur le sort des pauvres conscrits.

La dame prononça mon nom avec surprise; ses grands yeux bleus étincelaient de joie; elle me combla de témoignages d'amitié et me toucha profondément par la douceur extrême de sa voix et l'affabilité de ses paroles.

À la demande de son mari, elle fit faire aux petites filles des exercices pour me montrer que, là aussi, l'instruction était convenablement organisée et portait des fruits. Après quoi, je continuai à suivre le directeur. Chemin faisant, je lui dis:

—Ah! monsieur, à quel noble but vous avez, vous et votre charmante femme, consacré vos efforts! Pourquoi toutes les personnes qui ont de l'autorité sur l'ouvrier ne comprennent-elles pas leur mission comme vous?

—Sans doute, répondit-il, l'instruction est le seul moyen de tirer les classes laborieuses de l'abaissement moral. L'intérêt bien entendu des patrons exige qu'on ne laisse pas plus longtemps la partie la plus utile et la plus nombreuse de la société plongée dans les ténèbres de l'ignorance. Mais ce ne sont pas là les seuls mobiles qui nous poussent, ma femme et moi, à répandre parmi les ouvriers, dans la mesure de nos forces, l'instruction, la notion du devoir et le sentiment de la dignité personnelle. Non, monsieur, nous payons une dette, une dette sacrée à l'instruction populaire. Nous sommes enfants de pauvres ouvriers de fabrique. L'instruction dont nous avons pu profiter fut le premier lien entre nos coeurs, et, pendant que, encore enfant, j'apprenais à lire à celle qui est aujourd'hui la mère de mes fils, le germe d'une affection pure et durable est né dans son coeur. Mes bons parents m'ont donné l'instruction au prix de nombreux et amers sacrifices. C'était mon plus beau rêve de les récompenser de leur amour en leur apportant le bonheur dans leurs vieux jours. Grâce à l'éducation qu'ils m'ont donnée, j'y suis parvenu. Dans sa jeunesse, ma femme a été éprouvée par le malheur et l'adversité; si elle avait été ignorante, elle eût perdu assurément, au milieu des gens grossiers et vils parmi lesquels elle était obligée de vivre, la noblesse de son coeur et la délicatesse de son esprit; mais l'instruction l'a préservée de la corruption morale, et me l'a rendue pure, noble et dévouée comme un ange d'amour et de bonté. L'instruction populaire nous a donc faits ce que nous sommes; et, si du fond de notre coeur nous rendons grâce à Dieu pour tout le bonheur dont il nous a comblés, nous devons reconnaître que le Seigneur s'est servi de l'instruction pour nous en gratifier. Ne vous étonnez donc pas davantage, si nous nous consacrons à l'instruction des pauvres enfants de la fabrique. Comme je vous le disais, nous payons une dette, une dette sacrée.

J'avais écouté cette longue explication avec une sorte de distraction. J'étais obsédé de l'idée que la vie du directeur de cette fabrique renfermait peut-être le sujet d'un récit intéressant et instructif; et j'étais déjà occupé en imagination à le composer et à l'écrire. Mais mon guide, tout en continuant de parler, m'avait conduit dans un salon de sa demeure, et il me dit en me présentant un siége:

—Veuillez vous asseoir, je veux boire un verre de vin avec vous. Ne me refusez pas, je vous en prie… Je vous offrirai ce que j'ai de meilleur dans ma cave.

Il tira un cordon de sonnette et dit à la servante, qui parut à la porte:

—Apportez deux verres et quelques biscuits… Je vais moi-même à la cave, car elle ne trouverait pas le vin que je veux vous faire goûter.

Depuis que j'étais entré dans ce salon, un certain objet avait attiré mes regards. Outre quelques tableaux, on voyait, suspendue à la muraille, une espèce d'estampe coloriée, qui me paraissait grossière et enfantine comme ces images dont s'amusent les enfants. Cependant, les maîtres du logis devaient y attacher un grand prix, car le cadre doré dont on l'avait entourée était extrêmement riche et avait coûté beaucoup plus évidemment que les cadres des autres tableaux.

Un sentiment de curiosité me fit me lever. Je m'approchai de l'estampe et vis, mieux qu'auparavant, qu'elle ne pouvait être que l'oeuvre d'un enfant qui s'était donné beaucoup de peine pour dessiner les figures d'un petit garçon et d'une petite fille se tenant par la main, et portant chacun un livre ouvert. Sous les figures, on lisait en lettres ornées ces deux noms:

Bavon et Godelive.

—Cette image vous fait sourire, n'est-ce pas? dit le directeur, qui rentrait avec un bouteille de vin.

—Sourire? répondis-je très-gravement. Non pas; il me semble que cette esquisse enfantine cache toute une histoire.

—En effet, lorsque j'étais petit garçon, j'essayai un jour de dessiner les figures de deux enfants dont les coeurs naïfs avaient conçu une profonde et durable affection, en même temps que leurs esprits recevaient les premières leçons. Aujourd'hui, ils sont unis par le mariage et leur plus beau, leur plus précieux souvenir, c'est cette grossière image.

—Quel beau récit on pourrait en faire! m'écriai-je en acceptant un verre de vin. Oh! je vous en prie, monsieur, racontez-moi votre histoire.

—Mais je ne désire pas que ma vie soit rendue publique.

—On peut l'écrire avec des changements de détail et de noms, de façon qu'on ne reconnaisse pas les personnages.

Mon interlocuteur hésitait. Je fis un dernier effort en lui disant que l'histoire de sa vie serait une force et un exemple, un encouragement pour les uns, un stimulant pour les autres, et qu'elle aiderait peut-être puissamment à la fondation de nouvelles écoles.

—C'est une affaire grave, dit-il; j'en veux causer d'abord avec ma femme. Il n'y a qu'un moyen, c'est que vous soupiez avec nous. Ne me refusez pas, sinon vous ne connaîtrez certainement pas notre histoire.

Je me laissai persuader; je passai cette soirée entre Bavon et Godelive. En face de moi étaient assis le vieux Damhout, Christine, sa femme, et la mère Wildenslag; à l'autre bout de la table se tenaient quatre charmants enfants: deux garçons et deux filles.

Je quittai cette maison, la tête remplie de doux rêves, le coeur plein de paroles d'amitié, de bonheur et d'amour, et la mémoire pleine de la simple et touchante histoire que j'ai racontée dans ce livre.

FIN

* * * * *

Imprimerie D. BARDIN, à Saint-Germain.

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