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Histoire de la Révolution française, Tome 09

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Il y avait là, pour une opposition violente et de mauvaise foi, une ample matière à déclamations et à mauvais projets. Elle en forma en effet de très dangereux. Elle avait composé la commission des finances d'hommes de son choix, et fort mal disposés pour le gouvernement. Le premier soin de cette commission fut de présenter aux cinq-cents, par l'organe du rapporteur Gilbert-Desmolières, un état inexact de la recette et de la dépense. Elle exagéra l'une, et diminua fortement l'autre. Obligée de reconnaître l'insuffisance des ressources ordinaires, telles que la contribution foncière, l'enregistrement, le timbre, les patentes, les postes, les douanes, elle refusa cependant tous les impôts imaginés pour y suppléer. Depuis le commencement de la révolution, on n'avait pas pu rétablir encore les impôts indirects. On proposait un impôt sur le sel et le tabac, la commission prétendit qu'il effrayait le peuple; on proposait une loterie, elle la repoussa comme immorale; on proposait un droit de passe sur les routes, elle le trouva sujet à de grandes difficultés. Tout cela était plus ou moins juste, mais il fallait chercher et trouver des ressources. Pour toute ressource, la commission annonça qu'elle allait s'occuper de discuter un droit de greffe. Quant au déficit des recettes extraordinaires, loin d'y pourvoir, elle chercha à l'aggraver, en interdisant au directoire les expédiens au moyen desquels il était parvenu à vivre au jour le jour. Voici comme elle s'y prit.

La constitution avait détaché la trésorerie du directoire, et en avait fait un établissement à part, qui était dirigé par des commissaires indépendans, nommés par les conseils, et n'ayant d'autre soin que celui de recevoir le revenu, et de payer la dépense. De cette manière le directoire n'avait pas le maniement des fonds de l'état; il délivrait des ordonnances sur la trésorerie, qu'elle acquittait jusqu'à concurrence des crédits ouverts par les conseils. Rien n'était plus funeste que cette institution, car le maniement des fonds est une affaire d'exécution, qui doit appartenir au gouvernement, comme la direction des opérations militaires, et dans laquelle les corps délibérans ne peuvent pas plus intervenir que dans l'ordonnance d'une campagne. C'est même souvent par un maniement adroit et habile qu'un ministre parvient à créer des ressources temporaires, dans un cas pressant. Aussi les deux conseils avaient-ils, l'année précédente, autorisé la trésorerie à faire toutes les négociations commandées par le directoire. La nouvelle commission résolut de couper court aux expédiens qui faisaient vivre le directoire, en lui enlevant tout pouvoir sur la trésorerie. D'abord elle voulait qu'il n'eût plus la faculté d'ordonner les négociations de valeurs. Quand il y aurait des valeurs non circulantes à réaliser, les commissaires de la trésorerie devaient les négocier eux-mêmes, sous leur responsabilité personnelle. Elle imagina ensuite d'enlever au directoire le droit de régler l'ordre dans lequel devaient être acquittées les ordonnances de paiement. Elle proposa aussi de lui interdire des anticipations sur les fonds qui devaient rentrer dans les caisses des départemens. Elle voulait même que toutes les assignations déjà délivrées sur les fonds non rentrés, fussent rapportées à la trésorerie, vérifiées, et payées à leur tour; ce qui interrompait et annulait toutes les opérations déjà faites. Elle proposa en outre de rendre obligatoire la distinction établie entre les deux natures de dépenses et de recettes, et d'exiger que la dépense ordinaire fût soldée sur la recette ordinaire, et la dépense extraordinaire sur la recette extraordinaire; mesure funeste, dans un moment où il fallait fournir à chaque besoin pressant par les premiers fonds disponibles. A toutes ces propositions, elle en ajouta une dernière, plus dangereuse encore que les précédentes. Nous venons de dire que, les biens se vendant lentement, on anticipait sur leur vente, en délivrant des bons qui étaient recevables en paiement de leur valeur. Les fournisseurs se contentaient de ces bons, qu'ils négociaient ensuite aux acquéreurs. Ce papier rivalisait, il est vrai, avec les bons des trois quarts délivrés aux rentiers, et en diminuait la valeur par la concurrence. Sous prétexte de protéger les malheureux rentiers contre l'avidité des fournisseurs, la commission proposa de ne plus permettre que les biens nationaux pussent être payés avec les bons délivrés aux fournisseurs.

Toutes ces propositions furent adoptées par les cinq-cents, dont la majorité aveuglément entraînée n'observait plus aucune mesure. Elles étaient désastreuses, et menaçaient d'interruption tous les services. Le directoire, en effet, ne pouvant plus négocier à son gré les valeurs qu'il avait dans les mains, ne pouvant plus fixer l'ordre des paiemens suivant l'urgence des services, anticiper dans un cas pressant sur les fonds non rentrés, prendre sur l'ordinaire pour l'extraordinaire, et enfin émettre un papier volontaire acquittable en biens nationaux, était privé de tous les moyens qui l'avaient fait vivre jusqu'ici, et lui avaient permis, dans l'impossibilité de satisfaire à tous les besoins, de pourvoir au moins aux plus pressans. Les mesures adoptées, fort bonnes pour établir l'ordre dans un temps calme, étaient effrayantes dans la situation où l'on se trouvait. Les constitutionnels firent de vains efforts, dans les cinq-cents, pour les combattre. Elles passèrent; et il ne resta plus d'espoir que dans le conseil des anciens.

Les constitutionnels, ennemis modérés du directoire, voyaient avec la plus grande peine la marche imprimée au conseil des cinq cents. Ils avaient espéré que l'adjonction d'un nouveau tiers leur serait plutôt utile que nuisible, qu'elle aurait pour unique effet de changer la majorité, et qu'ils deviendraient les maîtres du corps législatif. Leur chef, Carnot, avait conçu les mêmes illusions; mais les uns et les autres se voyaient entraînés bien au-delà du but, et pouvaient s'apercevoir dans cette occasion, comme dans toutes les autres, que derrière chaque opposition se cachait la contre-révolution avec ses mauvaises pensées. Ils avaient beaucoup plus d'influence chez les anciens que chez les cinq-cents, et ils s'efforcèrent de provoquer le rejet des résolutions relatives aux finances. Carnot y avait un ami dévoué dans le député Lacuée; il avait aussi des liaisons avec Dumas, ancien membre de la législative. Il pouvait compter sur l'influence de Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lebrun, Barbé-Marbois, tous adversaires modérés du directoire, et blâmant les emportemens du parti clichyen. Grâce aux efforts réunis de ces députés, et aux dispositions du conseil des anciens, les premières propositions de Gilbert-Desmolières, qui interdisaient au directoire de diriger les négociations de la trésorerie, de fixer l'ordre des paiemens, et de confondre l'ordinaire avec l'extraordinaire, furent rejetées. Ce rejet causa une grande satisfaction aux constitutionnels, et en général à tous les hommes modérés qui redoutaient une lutte. Carnot en fut extrêmement joyeux. Il espéra de nouveau qu'on pourrait contenir les clichyens par le conseil des anciens, et que la direction des affaires resterait à ses amis et à lui.

Mais ce n'était là qu'un médiocre palliatif. Le club de Clichy retentit des plus violentes déclamations contre les anciens, et de nouveaux projets d'accusation contre le directoire. Gilbert-Desmolières reprit ses premières propositions rejetées par les anciens, dans l'espoir de les faire agréer à une seconde délibération, en les présentant sous une autre forme. Les résolutions de toute espèce contre le gouvernement se succédèrent dans les cinq-cents. On interdit aux députés de recevoir des places un an avant leur sortie du corps législatif. Imbert-Colomès, qui correspondait avec la cour de Blankembourg, proposa d'ôter au directoire la faculté qu'il tenait d'une loi, d'examiner les lettres venant de l'étranger. Aubry, le même qui, après le 9 thermidor, opéra une réaction dans l'armée, qui, en 1795, destitua Bonaparte, Aubry proposa d'enlever au directoire le droit de destituer les officiers, ce qui le privait de l'une de ses plus importantes prérogatives constitutionnelles. Il proposa aussi d'ajouter aux douze cents grenadiers composant la garde du corps législatif, une compagnie d'artillerie et un escadron de dragons, et de donner le commandement de toute cette garde aux inspecteurs de la salle du corps législatif, proposition ridicule et qui semblait annoncer des préparatifs de guerre. On dénonça l'envoi d'un million à l'ordonnateur de la marine de Toulon, envoi que Bonaparte avait fait directement, sans prendre l'intermédiaire de la trésorerie, pour hâter le départ de l'escadre dont il avait besoin dans l'Adriatique. Ce million fut saisi par la trésorerie, et transporté à Paris. On parla de semblables envois, faits de la même manière, de l'armée d'Italie aux armées des Alpes, du Rhin et de Sambre-et-Meuse. On fit un long rapport sur nos relations avec les États-Unis; et, quelque raison qu'eût le directoire dans les différends élevés avec cette puissance, on le censura avec amertume. Enfin la fureur de dénoncer et d'accuser toutes les opérations du gouvernement entraîna les clichyens à une dernière démarche, qui fut de leur part une funeste imprudence.

Les événemens de Venise avaient retenti dans toute l'Europe. Depuis le manifeste de Palma-Nova, cette république avait été anéantie, et celle de Gênes révolutionnée, sans que le directoire eût donné un seul mot d'avis aux conseils. La raison de ce silence était, comme on l'a vu, dans la rapidité des opérations, rapidité telle, que Venise n'était plus avant qu'on pût mettre la guerre en délibération au corps législatif. Le traité intervenu depuis n'avait pas encore été soumis à la discussion, et devait l'être sous quelques jours. Au reste, c'était moins du silence du directoire qu'on était fâché, que de la chute des gouvernemens aristocratiques, et des progrès de la révolution en Italie. Dumolard, cet orateur diffus, qui depuis près de deux ans ne cessait de combattre le directoire dans les cinq-cents, résolut de faire une motion relativement aux événemens de Venise et de Gênes. La tentative était hardie; car on ne pouvait attaquer le directoire sans attaquer le général Bonaparte. Il fallait braver pour cela l'admiration universelle, et une influence devenue colossale depuis que le général avait obligé l'Autriche à la paix, et que, négociateur et guerrier, il semblait régler à Milan les destinées de l'Europe. Tous les clichyens qui avaient conservé quelque raison, firent leurs efforts pour dissuader Dumolard de son projet; mais il persista, et dans la séance du 5 messidor (23 juin), il fit une motion d'ordre sur les événemens de Venise. «La renommée, dit-il, dont on ne peut comprimer l'essor, a semé partout le bruit de nos conquêtes sur les Vénitiens, et de la révolution étonnante qui les a couronnées. Nos troupes sont dans leur capitale; leur marine nous est livrée; le plus ancien gouvernement de l'Europe est anéanti; il reparaît en un clin d'oeil sous des formes démocratiques; nos soldats enfin bravent les flots de la mer Adriatique, et sont transportés à Corfou pour achever la révolution nouvelle…. Admettez ces événemens pour certains, il suit que le directoire a fait en termes déguisés la guerre, la paix, et sous quelques rapports, un traité d'alliance avec Venise, et tout cela sans votre concours…. Ne sommes-nous donc plus ce peuple qui a proclamé en principe, et soutenu par la force des armes, qu'il n'appartient, sous aucun prétexte, à des puissances étrangères de s'immiscer dans la forme du gouvernement d'un autre état? Outragés par les Vénitiens, était-ce à leurs institutions politiques que nous avions le droit de déclarer la guerre? Vainqueurs et conquérans, nous appartenait-il de prendre une part active à leur révolution, en apparence inopinée? Je ne rechercherai point ici quel est le sort que l'on réserve à Venise, et surtout à ses provinces de terre-ferme. Je n'examinerai point si leur envahissement, médité peut-être avant les attentats qui lui servirent de motifs, n'est pas destiné à figurer dans l'histoire comme un digne pendant du partage de la Pologne. Je veux bien arrêter ces réflexions, et je demande, l'acte constitutionnel à la main, comment le directoire peut justifier l'ignorance absolue dans laquelle il cherche à laisser le corps législatif sur cette foule d'événemens extraordinaires.» Après s'être occupé des événemens de Venise, Dumolard parle ensuite de ceux de Gênes, qui présentaient, disait-il, le même caractère, et faisaient supposer l'intervention de l'armée française et de ses chefs. Il parla aussi de la Suisse, avec laquelle on était, disait-il, en contestation pour un droit de navigation, et il demanda si on voulait démocratiser tous les états alliés de la France. Louant souvent les héros d'Italie, il ne parla pas une seule fois du général en chef, qu'alors aucune bouche ne négligeait l'occasion de prononcer en l'accompagnant d'éloges extraordinaires. Dumolard finit par proposer un message au directoire, pour lui demander des explications sur les événemens de Venise et de Gênes, et sur les rapports de la France avec la Suisse.

Cette motion causa un étonnement général, et prouva l'audace des clichyens. Elle devait bientôt leur coûter cher. En attendant qu'ils en essuyassent les tristes conséquences, ils se montraient pleins d'arrogance, affichaient hautement les plus grandes espérances, et semblaient devoir être sous peu les maîtres du gouvernement. C'était partout la même confiance et la même imprudence qu'en vendémiaire. Les émigrés rentraient en foule. On envoyait de Paris une quantité de faux passe-ports et de faux certificats de résidence dans toutes les parties de l'Europe. On en faisait commerce à Hambourg. Les émigrés s'introduisaient sur le territoire par la Hollande, par l'Alsace, la Suisse et le Piémont. Ramenés par le goût qu'ont les Français pour leur belle patrie, et par les souffrances et les dégoûts essuyés à l'étranger, n'ayant d'ailleurs plus rien à espérer de la guerre, depuis les négociations entamées avec l'Autriche, ayant même à craindre le licenciement du corps de Condé, ils venaient essayer, par la paix et par les intrigues de l'intérieur, la contre-révolution qu'ils n'avaient pu opérer par le concours des puissances européennes. Du reste, à défaut d'une contre-révolution, ils voulaient revoir au moins leur patrie, et recouvrer une partie de leurs biens. Grâce en effet à l'intérêt qu'ils rencontraient partout, ils avaient mille facilités pour les racheter. L'agiotage sur les différens papiers admis en paiement des biens nationaux, et la facilité de se procurer ces papiers à vil prix, la faveur des administrations locales pour les anciennes familles proscrites, la complaisance des enchérisseurs, qui se retiraient dès qu'un ancien propriétaire faisait acheter ses terres sous des noms supposés, permettaient aux émigrés de rentrer dans leur patrimoine avec de très faibles sommes. Les prêtres surtout revenaient en foule. Ils étaient recueillis par toutes les dévotes de France, qui les logeaient, les nourrissaient, leur élevaient des chapelles dans leurs maisons, et les entretenaient d'argent au moyen des quêtes. L'ancienne hiérarchie ecclésiastique était clandestinement rétablie. Aucune des nouvelles circonscriptions de la constitution civile du clergé n'était reconnue. Les anciens diocèses existaient encore; des évêques et des archevêques les administraient secrètement, et correspondaient avec Rome. C'était par eux et par leur ministère que s'exerçaient toutes les pratiques du culte catholique; ils confessaient, baptisaient, mariaient les personnes restées fidèles à l'ancienne religion. Tous les chouans oisifs accouraient à Paris et s'y réunissaient aux émigrés, qui s'y trouvaient, disait-on, au nombre de plus de cinq mille. En voyant la conduite des cinq-cents et les périls du directoire, ils croyaient qu'il suffisait de quelques jours pour amener la catastrophe depuis si long-temps désirée. Ils remplissaient leur correspondance avec l'étranger de leurs espérances. Auprès du prince de Condé, dont le corps se retirait en Pologne, auprès du prétendant qui était à Blankembourg, auprès du comte d'Artois qui était en Ecosse, on montrait la plus grande joie. Avec cette même ivresse qu'on avait eue à Coblentz, lorsqu'on croyait rentrer dans quinze jours à la suite du roi de Prusse, on faisait de nouveau aujourd'hui des projets de retour; on en parlait, on en plaisantait comme d'un événement très prochain. Les villes voisines des frontières se remplissaient de gens qui attendaient avec impatience le moment de revoir la France. A tous ces indices il faut joindre enfin le langage forcené des journaux royalistes, dont la fureur augmentait avec la témérité et les espérances du parti.

Le directoire était instruit par sa police de tous ces mouvemens. La conduite des émigrés, la marche des cinq-cents, s'accordaient avec la déclaration de Duverne de Presle pour démontrer l'existence d'un véritable complot. Duverne de Presle avait dénoncé, sans les nommer, cent quatre-vingts députés comme complices. Il n'avait désigné nominativement que Lemerer et Mersan, et avait dit que les autres étaient tous les sociétaires de Clichy. En cela, il s'était trompé, comme on a vu. La plupart des clichyens, sauf cinq ou six peut-être, agissaient par entraînement d'opinion, et non par complicité. Mais le directoire, trompé par les apparences et la déclaration de Duverne de Presle, les croyait sciemment engagés dans le complot, et ne voyait en eux que des conjurés. Une découverte faite par Bonaparte en Italie vint lui révéler un secret important, et ajouter encore à ses craintes. Le Comte d'Entraigues, agent du prétendant, son intermédiaire avec les intrigans de France, et le confident de tous les secrets de l'émigration, s'était réfugié à Venise. Quand les Français y entrèrent, il fut saisi et livré à Bonaparte. Celui-ci pouvait l'envoyer en France pour y être fusillé comme émigré et comme conspirateur; cependant il se laissa toucher, et préféra se servir de lui et de ses indiscrétions, au lieu de le dévouer à la mort. Il lui assigna la ville de Milan pour prison, lui donna quelques secours d'argent, et se fit raconter tous les secrets du prétendant. Il connut alors l'histoire entière de la trahison de Pichegru, qui était restée cachée du gouvernement, et dont Rewbell seul avait eu quelques soupçons, mal accueillis de ses collègues. D'Entraigues raconta à Bonaparte tout ce qu'il savait, et le mit au fait de toutes les intrigues de l'émigration. Outre ces révélations verbales, on obtint des renseignemens curieux par la saisie des papiers trouvés à Venise, dans le portefeuille de d'Entraigues. Entre autres pièces, il en était une fort importante, contenant une longue conversation de d'Entraigues avec le comte de Montgaillard, dans laquelle celui-ci racontait la première négociation entamée avec Pichegru, et restée infructueuse par l'obstination du prince de Condé. D'Entraigues avait écrit cette conversation[7], qui fut trouvée dans ses papiers. Sur-le-champ Berthier, Clarke et Bonaparte la signèrent pour en attester l'authenticité, et l'envoyèrent à Paris.

[Note 7: M. de Montgaillard, dans son ouvrage, plein de calomnies et d'erreurs, a soutenu que cette pièce contenait des faits vrais, mais qu'elle était fausse, et avait été fabriquée par Bonaparte, Berthier et Clarke. Le contraire est constant, et on conçoit l'intérêt que M. de Montgaillard avait à justifier son frère de la conversation qu'on lui attribue dans cette pièce. Mais il est difficile d'abord de supposer que trois personnages aussi importans osassent faire un faux. Ces actes-là sont aussi rares de nos jours que les empoisonnemens. Clarke a été destitué à la suite de fructidor, et il était dans le parti Carnot. Il est peu probable qu'il se prêtât à fabriquer des pièces pour appuyer fructidor. Ensuite la pièce était fort insuffisante pour l'usage auquel on la destinait; et à faire un faux on l'aurait fait suffisant. Tout prouve donc le mensonge de M. de Montgaillard.]

Le directoire la tint secrète, comme la déclaration de Duverne de Presle, attendant l'occasion de s'en servir utilement. Mais il n'eut plus de doute alors sur le rôle de Pichegru dans le conseil des cinq-cents; il s'expliqua ses défaites, sa conduite bizarre, ses mauvais procédés, son refus d'aller à Stockholm, et son influence sur les Clichyens. Il supposa qu'à la tête de cent quatre-vingts députés ses complices, il préparait la contre-révolution.

Les cinq directeurs étaient divisés depuis la nouvelle direction que Carnot avait prise, et qui était suivie par Barthélémy. Il ne restait de dévoués au système du gouvernement que Barras, Rewbell et Larévellière-Lépaux. Ces trois directeurs n'étaient point eux-mêmes fort unis, car Rewbell, conventionnel modéré, haïssait dans Barras un partisan de Danton, et avait en outre la plus grande aversion pour ses moeurs et son caractère. Larévellière avait quelques liaisons avec Rewbell, mais peu de rapports avec Barras. Les trois directeurs n'étaient rapprochés que par la conformité habituelle de leur vote. Tous trois étaient fort irrités et fort prononcés contre la faction de Clichy. Barras, quoiqu'il reçût chez lui les émigrés par suite de sa facilité de moeurs, ne cessait de dire qu'il monterait à cheval, qu'il mettrait le sabre à la main, et, à la tête des faubourgs, irait sabrer tous les contre-révolutionnaires des cinq-cents. Rewbell ne s'exprimait pas de la sorte; il voyait tout perdu; et, quoique résolu à faire son devoir, il croyait que ses collègues et lui n'auraient bientôt plus d'autre ressource que la fuite. Larévellière-Lépaux, doué d'autant de courage que de probité, pensait qu'il fallait faire tête à l'orage, et tout tenter pour sauver la république. Le coeur exempt de haine, il pouvait servir de lien entre Barras et Rewbell, et il avait résolu de devenir leur intermédiaire. Il s'adressa d'abord à Rewbell, dont il estimait profondément la probité et les lumières, et lui expliquant ses intentions, lui demanda s'il voulait concourir à sauver la révolution. Rewbell accueillit chaudement ses ouvertures, et lui promit le plus entier dévouement. Il s'agissait de s'assurer de Barras, dont le langage énergique ne suffisait pas pour rassurer ses collègues. Ne lui supposant ni probité, ni principes, le voyant entouré de tous les partis, ils le croyaient aussi capable de se vendre à l'émigration que de se mettre un jour à la tête des faubourgs, et de faire un horrible coup de main. Ils craignaient l'une de ces choses autant que l'autre. Ils voulaient sauver la république par un acte d'énergie, mais ne pas la compromettre par de nouveaux meurtres. Effarouchés par les moeurs de Barras, ils se défiaient trop de lui. Larévellière se chargea de l'entretenir. Barras, charmé de se coaliser avec ses deux collègues, et de s'assurer leur appui, flatté surtout de leur alliance, adhéra entièrement à leurs projets, et parut se prêter à toutes leurs vues. Dès cet instant, ils furent assurés de former une majorité compacte, et d'annuler entièrement, par leurs trois votes réunis, l'influence de Carnot et de Barthélémy. Il s'agissait de savoir quels moyens ils emploieraient pour déjouer la conspiration, à laquelle ils supposaient de si grandes ramifications dans les deux conseils. Employer les voies judiciaires, dénoncer Pichegru et ses complices, demander leur acte d'accusation aux cinq-cents, et les faire juger ensuite, était tout à fait impossible. D'abord on n'avait que le nom de Pichegru, de Lemerer et de Mersan; on croyait bien reconnaître les autres à leurs liaisons, à leurs intrigues, à leurs violentes propositions dans le club de Clichy et dans les cinq-cents, mais ils n'étaient nommés nulle part. Faire condamner Pichegru et deux ou trois députés, ce n'était pas détruire la conspiration. D'ailleurs on n'avait pas même les moyens de faire condamner Pichegru, Lemerer et Mersan; car les preuves existant contre eux, quoique emportant la conviction morale, ne suffisaient pas pour que des juges prononçassent une condamnation. Les déclarations de Duverne de Presle, celle de d'Entraigues, étaient insuffisantes sans le secours des dépositions orales. Mais ce n'était pas là encore la difficulté la plus grande: aurait-on possédé contre Pichegru et ses complices toutes les pièces qu'on n'avait pas, il fallait arracher l'acte d'accusation aux cinq-cents; et, les preuves eussent-elles été plus claires que le jour, la majorité actuelle n'y eut jamais adhéré; car c'était déférer le coupable à ses propres complices. Ces raisons étaient si évidentes, que malgré leur goût pour la légalité, Larévellière et Rewbell furent obligés de renoncer à toute idée d'un jugement régulier, et durent se résoudre à un coup d'état; triste et déplorable ressource, mais qui, dans leur situation et avec leurs alarmes, était la seule possible. Décidés à des moyens extrêmes, ils ne voulaient cependant pas de moyens sanglans, et cherchaient à contenir les goûts révolutionnaires de Barras. Sans être d'accord encore sur le mode et le moment de l'exécution, ils s'arrêtèrent à l'idée de faire arrêter Pichegru et ses cent quatre-vingts complices supposés, de les dénoncer au corps législatif épuré, et de lui demander une loi extraordinaire, qui décrétât leur bannissement sans jugement. Dans leur extrême défiance, ils se méprenaient sur Carnot; ils oubliaient sa vie passée, ses principes rigides, son entêtement, et le croyaient presque un traître. Ils craignaient que, réuni à Barthélémy, il ne fût dans le complot de Pichegru. Ses soins pour grouper l'opposition autour de lui, et s'en faire le chef, étaient à leurs yeux prévenus comme autant de preuves d'une complicité criminelle. Cependant ils n'étaient pas convaincus encore; mais décidés à un coup hardi, ils ne voulaient pas agir à demi, et ils étaient prêts à frapper les coupables même à leurs côtés, et dans le sein du directoire.

Ils convinrent de tout préparer pour l'exécution de leur projet, et d'épier soigneusement leurs ennemis, afin de saisir le moment où il deviendrait urgent de les atteindre. Résolus à un acte aussi hardi, ils avaient besoin d'appui. Le parti patriote, qui pouvait seul leur en fournir, se divisait comme autrefois en deux classes; les uns, toujours furieux depuis le 9 thermidor, n'avaient pas décoléré depuis trois ans, ne comprenaient aucunement la marche forcée de la révolution, considéraient le régime légal comme une concession faite aux contre-révolutionnaires, et ne voulaient que vengeance et proscriptions. Quoique le directoire les eût frappés dans la personne de Baboeuf, ils étaient prêts, avec leur dévouement ordinaire, à voler à son secours. Mais ils étaient trop dangereux à employer, et on pouvait tout au plus, en un jour de péril extrême, les enrégimenter, comme on avait fait au 13 vendémiaire, et compter sur le sacrifice de leur vie. Ils avaient assez prouvé à côté de Bonaparte, et sur les degrés de l'église Saint-Roch, de quoi ils étaient capables un jour de danger. Outre ces ardens patriotes, presque tous compromis par leur zèle ou leur participation active à la révolution, il y avait les patriotes modérés, d'une classe supérieure, qui, approuvant plus ou moins la marche du directoire, voulaient néanmoins la république appuyée sur les lois, et voyaient le péril imminent auquel elle était exposée par la réaction. Ceux-là répondaient parfaitement aux intentions de Rewbell et Larévellière, et pouvaient donner un secours, sinon de force, au moins d'opinion au directoire. On les voyait alternativement dans les salons de Barras, qui représentait pour ses collègues, ou dans ceux de madame de Staël, qui n'avait point quitté Paris, et qui, par le charme de son esprit, réunissait toujours autour d'elle ce qu'il y avait de plus brillant en France. Benjamin Constant y occupait le premier rang par son esprit, et par les écrits qu'il avait publiés en faveur du directoire. On y voyait aussi M. de Talleyrand, qui, rayé de la liste des émigrés, vers les derniers temps de la convention, était à Paris avec le désir de rentrer dans la carrière des grands emplois diplomatiques. Ces hommes distingués, composant la société du gouvernement, avaient résolu de former une réunion qui contre-balançât l'influence de Clichy, et qui discutât dans un sens contraire les questions politiques. Elle fut appelée cercle constitutionnel. Elle réunit bientôt tous les hommes que nous venons de désigner, et les membres des conseils qui votaient avec le directoire, c'est-à-dire presque tout le dernier tiers conventionnel. Les membres du corps législatif, qui s'intitulaient constitutionnels, auraient dû se rendre aussi dans le nouveau cercle, car leur opinion était la même; mais brouillés d'amour-propre avec le directoire, par leurs discussions dans le corps législatif, ils persistaient à rester à part, entre le cercle constitutionnel et Clichy, à la suite des directeurs Carnot et Barthélemy, des députés Tronçon-Ducoudray, Portalis, Lacuée, Dumas, Doulcet-Pontécoulant, Siméon, Thibaudeau. Benjamin Constant parla plusieurs fois dans le cercle constitutionnel. On y entendit aussi M. de Talleyrand. Cet exemple fut imité, et des cercles du même genre, composés, il est vrai, d'hommes moins élevés et de patriotes moins mesurés, se formèrent de toutes parts. Le cercle constitutionnel s'était ouvert le 1er messidor an V, un mois après le 1er prairial. En très peu de temps il y en eut de pareils dans toute la France; les patriotes les plus chauds s'y réunirent, et par une réaction toute naturelle, on vit presque se recomposer le parti jacobin.

Mais c'était là un moyen usé et peu utile. Les clubs étaient déconsidérés en France, et privés par la constitution des moyens de redevenir efficaces. Le directoire avait heureusement un autre appui; c'était celui des armées, chez lesquelles semblaient s'être réfugiés les principes républicains, depuis que les souffrances de la révolution avaient amené dans l'intérieur une réaction si violente et si générale. Toute armée est attachée au gouvernement qui l'organise, l'entretient, la récompense; mais les soldats républicains voyaient dans le directoire non seulement les chefs du gouvernement, mais les chefs d'une cause pour laquelle ils s'étaient levés en masse en 93, pour laquelle ils avaient combattu et vaincu pendant six années. Nulle part l'attachement à la révolution n'était plus grand qu'à l'armée d'Italie. Elle était composée de ces révolutionnaires du Midi, aussi impétueux dans leurs opinions que dans leur bravoure. Généraux, officiers et soldats, étaient comblés d'honneurs, gorgés d'argent, repus de plaisirs. Ils avaient conçu de leurs victoires un orgueil extraordinaire. Ils étaient instruits de ce qui se passait dans l'intérieur, par les journaux qu'on leur faisait lire, et ils ne parlaient que de repasser les Alpes, pour aller sabrer les aristocrates de Paris. Le repos dont ils jouissaient depuis la signature des préliminaires, contribuait à augmenter leur effervescence par l'oisiveté. Masséna, Joubert, et Augereau surtout, leur donnaient l'exemple du républicanisme le plus ardent. Les troupes venues du Rhin, sans être moins républicaines, étaient cependant plus froides, plus mesurées, et avaient contracté sous Moreau plus de sobriété et de discipline. C'était Bernadotte qui les commandait; il affectait une éducation soignée, et cherchait à se distinguer de ses collègues par des manières plus polies. Dans sa division on faisait usage de la qualification de monsieur, tandis que dans toute l'ancienne armée d'Italie, on ne voulait souffrir que le titre de citoyen. Les vieux soldats d'Italie, libertins, insolens, querelleurs comme des méridionaux, et des enfans gâtés par la victoire, étaient déjà en rivalité de bravoure avec les soldats du Rhin; et maintenant ils commençaient à être en rivalité, non pas d'opinion, mais d'habitudes et d'usages. Ils ne voulaient pas des qualifications de monsieur, et pour ce motif ils échangeaient souvent des coups de sabre avec leurs camarades du Rhin. La division Augereau surtout, qui se distinguait comme son général par son exaltation révolutionnaire, était la plus agitée; il fallut une proclamation énergique de son chef pour la contenir, et pour faire trêve aux duels. La qualification de citoyen fut seule autorisée.

Le général Bonaparte voyait avec plaisir l'esprit de l'armée, et en favorisait l'essor. Ses premiers succès avaient tous été remportés contre la faction royaliste, soit devant Toulon, soit au 13 vendémiaire. Il était donc brouillé d'origine avec elle. Depuis, elle s'était attachée à rabaisser ses triomphes parce que l'éclat en rejaillissait sur la révolution. Ses dernières attaques surtout remplirent le général de colère. Il ne se contenait plus en lisant la motion du Dumolard, et en apprenant que la trésorerie avait arrêté le million envoyé à Toulon. Mais outre ces raisons particulières de détester la faction royaliste, il en avait encore une plus générale et plus profonde; elle était dans sa gloire et dans la grandeur de son rôle. Que pouvait faire un roi pour sa destinée? Si haut qu'il pût l'élever, ce roi eût été toujours au-dessus de lui. Sous la république, au contraire, aucune tête ne dominait la sienne. Qu'il ne rêvât pas encore sa destinée inouïe, du moins il prévoyait dans la république une audace et une immensité d'entreprises, qui convenaient à l'audace et à l'immensité de son génie; tandis qu'avec un roi la France eût été ramenée à une existence obscure et bornée. Quoi qu'il fît donc de cette république, qu'il la servît ou l'opprimât, Bonaparte ne pouvait être grand qu'avec elle, et par elle, et devait la chérir comme son propre avenir. Qu'un Pichegru se laissât allécher par un château, un titre et quelques millions, on le conçoit; à l'ardente imagination du conquérant de l'Italie, il fallait une autre perspective; il fallait celle d'un monde nouveau, révolutionné par ses mains.

Il écrivit donc au directoire qu'il était prêt, lui et l'armée, à voler à son secours, pour faire rentrer les contre-révolutionnaires dans le néant. Il ne craignit pas de donner des conseils, et engagea hautement le directoire à sacrifier quelques traîtres et à briser quelques presses.

Dans l'armée du Rhin, les dispositions étaient plus calmes. Il y avait quelques mauvais officiers placés dans les rangs par Pichegru. Cependant la masse de l'armée était républicaine, mais tranquille, disciplinée, pauvre, et moins enivrée de succès que celle d'Italie. Une armée est toujours faite à l'image du général. Son esprit passe à ses officiers, et de ses officiers se communique à ses soldats. L'armée du Rhin était modelée sur Moreau. Moreau, flatté par la faction royaliste, qui voulait mettre sa sage retraite au-dessus des merveilleux exploits d'Italie, avait moins de haine contre elle que Bonaparte. Il était d'ailleurs insouciant, modelé, froid, et n'avait pour la politique qu'un goût égal à sa capacité; aussi se tenait-il en arrière, ne cherchant point à se prononcer. Cependant il était républicain, et point traître comme on l'a dit. Il avait dans ce moment la preuve de la trahison de Pichegru, et aurait pu rendre au gouvernement un immense service. Nous avons déjà dit qu'il venait de saisir un fourgon du général Kinglin, renfermant beaucoup de papiers. Ces papiers contenaient toute la correspondance chiffrée de Pichegru avec Wickam, le prince de Condé, etc. Moreau pouvait donc fournir la preuve de la trahison, et rendre plus praticables les moyens judiciaires. Mais Pichegru avait été son général en chef et son ami, il ne voulait pas le trahir, et il faisait travailler au déchiffrement de cette correspondance, sans la déclarer au gouvernement. Du reste, elle renfermait la preuve de la fidélité de Moreau lui-même à la république. Pichegru, après avoir donné sa démission, n'avait qu'un moyen de se conserver de l'importance, c'était de dire qu'il disposait de Moreau, et que, se reposant sur lui de la direction de l'armée, il allait conduire les intrigues de l'intérieur. Eh bien! Pichegru ne cessa de dire qu'il ne fallait pas s'adresser à Moreau, parce qu'il n'accueillerait aucune ouverture[8]. Moreau était donc froid, mais fidèle. Son armée était une des plus belles et des plus braves que jamais la république eût possédées.

[Note 8: Si M. de Montgaillard avait lu la correspondance de Kinglin, il n'aurait pas avancé, sur la foi d'une parole du roi Louis XVIII, que Moreau trahissait la France dès l'année 1797.]

Tout était différent à l'armée de Sambre-et-Meuse: c'était, comme nous l'avons dit ailleurs, l'armée de Fleurus, de l'Ourthe et de la Roër, armée brave et républicaine, comme son ancien général. Son ardeur s'était encore augmentée lorsque le jeune Hoche, appelé à la commander, était venu y répandre tout le feu de son âme. Ce jeune homme, devenu en une campagne, de sergent aux gardes françaises, général en chef, aimait la république comme sa bienfaitrice et sa mère. Dans les cachots du comité de salut public, ses sentimens ne s'étaient point attiédis; dans la Vendée, ils s'étaient renforcés en luttant avec les royalistes. En vendémiaire, il était tout prêt à voler au secours de la convention, et il avait déjà mis vingt mille hommes en mouvement, lorsque la vigueur de Bonaparte, dans la journée du 13, le dispensa de marcher plus avant. Ayant dans sa capacité politique une raison de se mêler des affaires que Moreau n'avait pas, ne jalousant pas Bonaparte, mais impatient de l'atteindre dans la carrière de la gloire, il était dévoué de coeur à la république, et prêt à la servir de toutes les manières, sur le champ de bataille ou au milieu des orages politiques. Déjà nous avons eu occasion de dire qu'à une prudence consommée il joignait une ardeur et une impatience de caractère extraordinaires. Prompt à se jeter dans les événemens, il offrit son bras et sa vie au directoire. Ainsi la force matérielle ne manquait pas au gouvernement; mais il fallait l'employer avec prudence et surtout avec à-propos.

De tous les généraux, Hoche était celui qu'il convenait le plus au directoire d'employer. Si la gloire et le caractère de Bonaparte pouvaient inspirer quelque ombrage, il n'en était pas de même de Hoche. Ses victoires de Wissembourg en 1793, sa belle pacification de la Vendée, sa récente victoire à Neuwied, lui donnaient une belle gloire, et une gloire variée, où l'estime pour l'homme d'état se mêlait à l'estime pour le guerrier; mais cette gloire n'avait rien qui pût effrayer la liberté. A faire intervenir un général dans les troubles de l'état, il valait mieux s'adresser à lui qu'au géant qui dominait en Italie. C'était le général chéri des républicains, celui sur lequel ils reposaient leur pensée sans aucune crainte. D'ailleurs, son armée était la plus rapprochée de Paris. Vingt mille hommes pouvaient, au besoin, se trouver, en quelques marches, dans la capitale, et y seconder de leur présence le coup de vigueur que le directoire avait résolu de frapper.

C'est à Hoche que songèrent les trois directeurs Barras, Rewbell et Larévellière. Cependant Barras, qui était fort agissant, fort habile à l'intrigue, et qui voulait, dans cette nouvelle crise, se charger de l'honneur de l'exécution, Barras écrivit, à l'insu de ses collègues, à Hoche, avec lequel il était en relation, et lui demanda son intervention dans les événemens qui se préparaient. Hoche n'hésita pas. L'occasion la plus commode s'offrait de diriger des troupes sur Paris. Il travaillait en ce moment avec la plus grande ardeur à préparer sa nouvelle expédition d'Irlande; il était allé en Hollande pour surveiller les préparatifs qui se faisaient au Texel. Il avait résolu de détacher vingt mille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse, et de les diriger sur Brest. Dans leur route, à travers l'intérieur, il était facile de les arrêter à la hauteur de Paris, et de les employer au service du directoire. Il offrit plus encore: il fallait de l'argent, soit pour la colonne en route, soit pour un coup de main; il s'en assura par un moyen fort adroit. On a vu que les provinces entre Meuse et Rhin n'avaient qu'une existence incertaine jusqu'à la paix avec l'Empire. Elles n'avaient pas été, comme la Belgique, divisées en départemens et réunies à la France; elles étaient administrées militairement et avec beaucoup de prudence par Hoche, qui voulait les républicaniser, et, dans le cas où on ne pourrait pas obtenir leur réunion expresse à la France, en faire une république cis-rhénane, qui serait attachée à la république comme une fille à sa mère. Il avait établi une commission à Bonn, chargée d'administrer le pays, et de recevoir les contributions frappées tant en-deçà qu'au-delà du Rhin. Deux millions et quelques cent mille francs se trouvaient dans la caisse de cette commission. Hoche lui défendit de les verser dans la caisse du payeur de l'armée, parce qu'ils seraient tombés sous l'autorité de la trésorerie, et distraits peut-être pour des projets même étrangers à l'armée. Il fit payer la solde de la colonne qu'il allait mettre en mouvement, et garder en réserve près de deux millions, soit pour les offrir au directoire, soit pour les employer à l'expédition d'Irlande. C'était par zèle politique qu'il commettait cette infraction aux règles de la comptabilité; car ce jeune général, qui, plus qu'aucun autre, avait pu s'enrichir était fort pauvre. En faisant tout cela, Hoche croyait exécuter les ordres, non-seulement de Barras, mais de Larévellière-Lépaux, et de Rewbell.

Deux mois s'étaient écoulés depuis le 1er prairial, c'est-à-dire depuis l'ouverture de la nouvelle session: on était à la fin de messidor (mi-juillet). Les propositions arrêtées à Clichy, et portées aux cinq-cents, n'avaient pas cessé de se succéder. Il s'en préparait une nouvelle, à laquelle la faction royaliste attachait beaucoup de prix. L'organisation des gardes nationales n'était pas encore décrétée; le principe n'en était que posé dans la constitution. Les clichyens voulaient se ménager une force à opposer aux armées, et remettre sous les armes cette jeunesse qu'on avait soulevée en vendémiaire contre la convention. Ils venaient de faire nommer une commission dans les cinq-cents pour présenter un projet d'organisation; Pichegru en était président et rapporteur. Outre cette importante mesure, la commission des finances avait repris en sous-oeuvre les propositions rejetées par les anciens, et cherchait à les présenter d'une autre manière, pour les faire adopter sous une nouvelle forme. Ces propositions des cinq-cents, toutes redoutables qu'elles étaient, effrayaient moins cependant les trois directeurs coalisés, que la conspiration à la tête de laquelle ils voyaient un général célèbre, et à laquelle ils supposaient dans les conseils des ramifications fort étendues. Décidés à agir, ils voulaient d'abord opérer dans le ministère certains changemens qu'ils croyaient nécessaires, pour donner plus d'homogénéité à l'administration de l'état, et pour prononcer d'une manière ferme et décidée la marche du gouvernement.

Le ministre de la police, Cochon, quoique un peu disgracié auprès des royalistes depuis la poursuite des trois agens du prétendant et les circulaires relatives aux élections, n'en était pas moins tout dévoué à Carnot. Le directoire, avec les projets qu'il nourrissait, ne pouvait pas laisser la police dans les mains de Cochon. Le ministre de la guerre Pétiet était en renom chez les royalistes; il était la créature dévouée de Carnot. Il fallait encore l'exclure, pour qu'il n'y eût pas, entre les armées et la majorité directoriale, un ennemi pour intermédiaire. Le ministre de l'intérieur, Bénézech, administrateur excellent, courtisan docile, n'était à craindre pour aucun parti; mais on le suspectait à cause de ses goûts connus et de l'indulgence des journaux royalistes à son égard. On voulait le changer aussi, ne fût-ce que pour avoir un homme plus sûr. On avait une entière confiance dans Truguet, ministre de la marine, et Charles Delacroix, ministre des relations extérieures; mais des raisons, puisées dans l'intérêt du service, portaient les directeurs à désirer leur changement. Truguet était en butte à toutes les attaques de la faction royaliste, et il en méritait une partie par son caractère hautain et violent. C'était un homme loyal et à grands moyens, mais n'ayant pas pour les personnes les ménagemens nécessaires à la tête d'une grande administration. D'ailleurs on pouvait l'employer avec avantage dans la carrière diplomatique; lui-même désirait aller remplacer en Espagne le général Pérignon, pour faire concourir cette puissance à ses grands desseins sur les Indes. Quant à Delacroix, il a prouvé depuis qu'il pouvait bien administrer un département; mais il n'avait ni la dignité, ni l'instruction nécessaire pour représenter la république auprès des puissances de l'Europe. D'ailleurs les directeurs avaient un vif désir de voir arriver aux affaires étrangères un autre personnage: c'était M. de Talleyrand. L'esprit enthousiaste de madame de Staël s'était enflammé pour l'esprit froid, piquant et profond de M. de Talleyrand. Elle l'avait mis en communication avec Benjamin Constant, et Benjamin Constant avait été chargé de le mettre en rapport avec Barras. M. de Talleyrand sut gagner Barras et en aurait gagné de plus fins. Après s'être fait présenter par madame de Staël à Benjamin Constant, par Benjamin Constant à Barras, il se fit présenter par Barras à Larévellière, et il sut gagner l'honnête homme comme il avait gagné le mauvais sujet. Il leur parut à tous un homme fort à plaindre, odieux à l'émigration comme partisan de la révolution, méconnu par les patriotes à cause de sa qualité de grand seigneur, et victime à la fois de ses opinions et de sa naissance. Il fut convenu qu'on en ferait un ministre des affaires extérieures. La vanité des directeurs était flattée de se rattacher à un si grand personnage; et ils étaient assurés d'ailleurs de confier les affaires étrangères à un homme instruit, habile, et personnellement lié avec toute la diplomatie européenne.

Restaient Ramel, ministre des finances, et Merlin (de Douai), ministre de la justice, qui étaient odieux aux royalistes, plus que tous les autres ensemble, mais qui remplissaient avec autant de zèle que d'aptitude les devoirs de leur ministère. Les trois directeurs ne voulaient les remplacer à aucun prix. Ainsi les trois directeurs devaient, sur les sept ministres, changer Cochon, Pétiet, et Bénézech, pour cause d'opinion; Truguet et Delacroix, pour l'intérêt du service, et garder Merlin et Ramel. Dans tout état dont les institutions sont représentatives, monarchie ou république, c'est par le choix des ministres que le gouvernement prononce son esprit et sa marche. C'est aussi pour le choix des ministres que les partis s'agitent, et ils veulent influer sur le choix, autant dans l'intérêt de leur opinion que dans celui de leur ambition. Mais si, dans les partis, il en est un qui souhaite plus qu'une simple modification dans la marche du gouvernement et qui aspire à renverser le régime existant, celui-là, redoutant les réconciliations, veut autre chose qu'un changement de ministère, ne s'en mêle pas, ou s'en mêle pour l'empêcher. Pichegru et les clichyens, qui étaient dans la confidence du complot, mettaient peu d'intérêt au changement du ministère. Cependant ils s'étaient approchés de Carnot pour s'entretenir avec lui; mais c'était plutôt un prétexte pour le sonder et découvrir ses intentions secrètes, que pour arriver à un résultat qui était fort insignifiant à leurs yeux. Carnot s'était prononcé avec eux franchement et par écrit, en répondant aux membres qui lui avaient fait des ouvertures. Il avait déclaré qu'il périrait plutôt que de laisser entamer la constitution ou déshonorer les pouvoirs qu'elle avait institués (expressions textuelles de l'une de ses lettres). Il avait ainsi réduit ceux qui venaient le sonder à ne parler que de projets constitutionnels, tels qu'un changement de ministère. Quant aux constitutionnels et à ceux des clichyens qui étaient moins engagés dans la faction, ils voulaient sincèrement obtenir une révolution ministérielle et s'en tenir là. Ceux-ci se groupèrent donc autour de Carnot. Les membres des anciens et des cinq-cents, qu'on a déjà désignés, Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lacuée, Dumas, Thibaudeau, Doulcet-Pontécoulant, Siméon, Emery et autres, s'entretinrent avec Carnot et Barthélemy, et discutèrent les changemens à faire dans le ministère. Les deux ministres dont ils demandaient surtout le remplacement, étaient Merlin, ministre de la justice, et Ramel, ministre des finances. Ayant attaqué particulièrement le système financier, ils étaient plus animés contre le ministre des finances que contre aucun autre. Ils demandaient aussi le renvoi de Truguet et de Charles Delacroix. Naturellement ils voulaient garder Cochon, Pétiet et Bénézech. Les deux directeurs Barthélemy et Carnot n'étaient pas difficiles à persuader. Le faible Barthélemy n'avait pas d'avis personnel; Carnot voyait tous ses amis dans les ministres conservés, tous ses ennemis dans les ministres rejetés. Mais le projet, commode à former dans les coteries des constitutionnels, n'était pas facile à faire agréer aux trois autres directeurs, qui, ayant un parti pris, voulaient justement renvoyer ceux que les constitutionnels tenaient à conserver.

Carnot, qui ne connaissait pas l'union formée entre ses trois collègues, Rewbell, Larévellière et Barras, et qui ne savait pas que Larévellière était le lien des deux autres, espéra qu'il serait plus facile à détacher. Il conseilla donc aux constitutionnels de s'adresser à lui, pour tâcher de l'amener à leurs vues. Ils se rendirent chez Larévellière, et trouvèrent sous sa modération une fermeté invincible. Larévellière, peu habitué, comme tous les hommes de ce temps, à la tactique des gouvernemens représentatifs, ne pensait pas qu'on pût négocier pour des choix de ministres. «Faites votre rôle, disait-il aux députés, c'est-à-dire faites des lois; laissez-nous le nôtre, celui de choisir les fonctionnaires publics. Nous devons diriger notre choix d'après notre conscience et l'opinion que nous avons du mérite des individus, non d'après l'exigence des partis.» Il ne savait pas encore, et personne ne savait alors, qu'il faut composer un ministère d'influences, et que ces influences il faut les prendre dans les partis existants; que le choix de tel ou tel ministre, étant une garantie de la direction qu'on va suivre, peut devenir un objet de négociation. Larévellière avait encore d'autres raisons de repousser une transaction; il avait la conscience que lui et son ami Rewbell n'avaient jamais voulu et voté que le bien; il était assuré que la majorité directoriale, quelles que fussent les vues personnelles des directeurs, n'avait jamais voté autrement; qu'en finances, sans pouvoir empêcher toutes les malversations subalternes, elle avait du moins administré loyalement, et le moins mal possible dans les circonstances; qu'en politique elle n'avait jamais eu d'ambition personnelle, et n'avait rien fait pour étendre ses prérogatives; que, dans la direction de la guerre, elle n'avait aspiré qu'à une paix prompte, mais honorable et glorieuse. Larévellière ne pouvait donc comprendre et admettre les reproches adressés au directoire. Sa bonne conscience les lui rendait inintelligibles. Il ne voyait plus dans les clichyens que des conspirateurs perfides, et dans les constitutionnels que des amours-propres froissés. Avec tout le monde encore, il ignorait qu'il faut admettre l'humeur bien ou mal fondée des partis comme un fait, et compter avec toutes les prétentions, même celles de l'amour-propre blessé. D'ailleurs, ce qu'offraient les constitutionnels n'avait rien de très-engageant. Les trois directeurs coalisés voulaient se donner un ministère homogène, afin de frapper la faction royaliste; les constitutionnels, au contraire, exigeaient un ministère tout opposé à celui dont les directeurs croyaient avoir besoin dans le danger actuel, et ils n'avaient à offrir en retour que leurs voix, qui étaient peu nombreuses, et que du reste ils n'engageaient sur aucune question. Leur alliance n'avait donc rien d'assez rassurant pour décider le directoire à les écouter, et à se désister de ses projets. Larévellière ne leur donna aucune satisfaction. Ils se servirent auprès de lui du géologue Faujas de Saint-Fond, avec lequel il était lié par la conformité des goûts et des études; tout fut inutile. Il finit par répondre: «Le jour où vous nous attaquerez, vous nous trouverez prêts. Nous vous tuerons, mais politiquement. Vous voulez notre sang, mais le vôtre ne coulera pas. Vous serez réduits seulement à l'impossibilité de nuire.»

Cette fermeté fit désespérer de Larévellière. Carnot conseilla alors de s'adresser à Barras, en doutant toutefois du succès, car il connaissait sa haine. L'amiral Villaret-Joyeuse, un des membres ardens de l'opposition, et que son goût pour les plaisirs avait souvent rapproché de Barras, fut chargé de lui parler. Le facile Barras, qui promettait à tout le monde, quoique ses sentimens fussent au fond assez décidés, fut en apparence moins désespérant que Larévellière. Sur les quatre ministres dont les constitutionnels demandaient le changement, Merlin, Ramel, Truguet et Delacroix, il consentit à en changer deux, Truguet et Delacroix. C'était ainsi convenu avec Rewbell et Larévellière. Il pouvait donc s'engager pour ces deux-là, et il promit leur renvoi. Cependant, soit qu'avec sa facilité ordinaire, il promît plus qu'il ne pouvait tenir, soit qu'il voulût tromper Carnot et l'engager à demander lui-même le changement des ministres, soit qu'on interprétât trop favorablement son langage ordinairement ambigu, les constitutionnels vinrent annoncer à Carnot que Barras consentait à tout, et voterait avec lui sur chacun des ministres. Les constitutionnels demandaient que le changement se fît sur-le-champ. Carnot et Barthélémy, doutant de Barras, hésitaient à prendre l'initiative. On pressait Barras de la prendre, et il répondait que, les journaux étant fort déchaînés dans ce moment, le directoire paraîtrait céder à leur violence. On essaya de faire taire les journaux; mais pendant ce temps, Rewbell et Larévellière, étrangers à ces intrigues, prirent eux-mêmes l'initiative. Le 28 messidor, Rewbell déclara, dans la séance du directoire, qu'il était temps d'en finir, qu'il fallait faire cesser les fluctuations du gouvernement, et s'occuper du changement des ministres. Il demanda qu'on procédât sur-le-champ au scrutin. Le scrutin fut secret. Truguet et Delacroix, que tout le monde était d'accord de remplacer, furent exclus à l'unanimité. Quant à Ramel et à Merlin, que les constitutionnels seuls voulaient remplacer, ils n'eurent contre eux que les deux voix de Carnot et de Barthélémy, et ils furent maintenus par celles de Rewbell, Larévellière et Barras. Cochon, Pétiet et Bénézech furent destitués par les trois voix qui avaient soutenu Merlin et Ramel. Ainsi le plan de réforme, adopté par la majorité directoriale, était accompli. Carnot, se voyant joué, voulait différer au moins la nomination des successeurs, en disant qu'il n'était pas prêt à faire un choix. On lui répondit durement qu'un directeur devait toujours être préparé, et qu'il ne devait pas destituer un fonctionnaire sans avoir déjà fixé ses idées sur le remplaçant. On l'obligea à voter sur-le-champ. Les cinq successeurs furent nommes par la grande majorité. On avait conservé Ramel aux finances, Merlin à la justice; on nomma aux affaires étrangères M. de Talleyrand; à la marine un vieux et brave marin, administrateur excellent, Pléville Le Peley; à l'intérieur un homme de lettres assez distingué, mais plus disert que capable, François (de Neuf-Château); à la police Lenoir-Laroche, homme sage et éclairé, qui écrivait dans le Moniteur de bons articles politiques; enfin à la guerre le jeune et brillant général sur lequel on avait résolu de s'appuyer, Hoche. Celui-ci n'avait pas l'âge requis par la constitution, c'est-à-dire trente ans. On le savait, mais Larévellière avait proposé à ses deux collègues, Rewbell et Barras, de le nommer, sauf à le remplacer dans deux jours, afin de se l'attacher, et de donner un témoignage flatteur aux armées. Ainsi tout le monde concourut à ce changement, qui devint décisif, comme on va le voir. Il est assez ordinaire de voir les partis contribuer à un même événement, qu'ils croient devoir leur profiter. Ils concourent tous à le produire; mais le plus fort décide le résultat en sa faveur.

N'aurait-il pas eu l'orgueil le plus irritable, Carnot devait être indigné, et se croire joué par Barras. Les membres du corps législatif qui s'étaient entremis dans la négociation coururent chez lui, recueillirent tous les détails de la séance qui avait eu lieu au directoire, se déchaînèrent contre Barras, l'appelèrent un fourbe, et firent éclater la plus grande indignation. Mais un événement vint augmenter l'effervescence, et la porter au comble. Hoche, sur l'avis de Barras, avait mis ses troupes en mouvement, dans l'intention de les diriger effectivement sur Brest, mais de les arrêter quelques jours dans les environs de la capitale. Il avait choisi la légion des Francs, commandée par Hubert; la division d'infanterie Lemoine; la division des chasseurs à cheval, commandée par Richepanse; un régiment d'artillerie; en tout quatorze à quinze mille hommes. La division des chasseurs de Richepanse était déjà arrivée à la Ferté-Alais, à onze lieues de Paris. C'était une imprudence, car le rayon constitutionnel était de douze lieues, et, en attendant le moment d'agir, il ne fallait pas franchir la limite légale. Cette imprudence était due à l'erreur d'un commissaire des guerres, qui avait transgressé la loi sans la connaître. A cette circonstance fâcheuse s'en joignaient d'autres. Les troupes, en voyant la direction qu'on leur faisait prendre, et sachant ce qui se passait dans l'intérieur, ne doutaient pas qu'on ne les fît marcher sur les conseils. Les officiers et les soldats disaient en route qu'ils allaient mettre à la raison les aristocrates de Paris. Hoche s'était contenté d'avertir le ministre de la guerre d'un mouvement général de troupes sur Brest, pour l'expédition d'Irlande.

Toutes ces circonstances indiquaient aux divers partis qu'on touchait à quelque événement décisif. L'opposition et les ennemis du gouvernement redoublèrent d'activité pour parer le coup qui les menaçait; et le directoire, de son côté, ne négligea plus rien pour hâter l'exécution de ses projets et s'assurer la victoire; et on verra ci-après qu'il y réussit pleinement.

CHAPITRE X.

CONCENTRATION DE TROUPES AUTOUR DE PARIS.—CHANGEMENS DANS LE MINISTÈRE.—PRÉPARATIFS DE L'OPPOSITION ET DES CLICHYENS CONTRE LE DIRECTOIRE.—LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.—PROJET DE LOI SUR LA GARDE NATIONALE.—LOI CONTRE LES SOCIÉTÉS POLITIQUES.—FÊTE A L'ARMÉE D'ITALIE.—MANIFESTATIONS POLITIQUES.—AUGEREAU EST MIS A LA TÊTE DES FORCES DE PARIS.—NÉGOCIATIONS POUR LA PAIX AVEC L'EMPEREUR.—CONFÉRENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.—PLAINTES DES CONSEILS SUR LA MARCHE DES TROUPES.—MESSAGE ÉNERGIQUE DU DIRECTOIRE A CE SUJET.—DIVISIONS DANS LE PARTI DE L'OPPOSITION.—INFLUENCE DE MADAME DE STAËL; TENTATIVE INFRUCTUEUSE DE RÉCONCILIATION.—RÉPONSE DES CONSEILS AU MESSAGE DU DIRECTOIRE.—PLAN DÉFINITIF DU DIRECTOIRE CONTRE LA MAJORITÉ DES CONSEILS.—COUP D'ÉTAT DU 18 FRUCTIDOR.—ENVAHISSEMENT DES DEUX CONSEILS PAR LA FORCE ARMÉE.—DÉPORTATION DE CINQUANTE-TROIS DÉPUTÉS ET DE DEUX DIRECTEURS, ET AUTRES CITOYENS.—DIVERSES LOIS RÉVOLUTIONNAIRES SONT REMISES EN VIGUEUR.—CONSÉQUENCE DE CETTE RÉVOLUTION.

La nouvelle de l'arrivée des chasseurs de Richepanse, les détails de leur marche et de leurs propos, parvinrent au ministre Pétiet le 28 messidor, jour même où le changement de ministère avait lieu. Pétiet en instruisit Carnot; et, à l'instant où les députés étaient accourus en foule pour exhaler leurs ressentimens contre la majorité directoriale, et exprimer leurs regrets aux ministres disgraciés, ils apprirent en même temps la marche des troupes. Carnot dit que le directoire n'avait, à sa connaissance, donné aucun ordre; que peut-être les trois autres directeurs avaient pris une délibération particulière, mais qu'alors elle devait être sur le registre secret; qu'il allait s'en assurer, et qu'il ne fallait pas dévoiler l'événement, avant qu'il eût vérifié s'il existait des ordres. Mais on était trop irrité pour garder aucune mesure.

Le renvoi des ministres, la marche des troupes, la nomination de Hoche à la place de Pétiet, ne laissèrent plus de doute sur les intentions du directoire. On déclara qu'évidemment le directoire voulait attenter à l'inviolabilité des conseils, faire un nouveau 31 mai, et proscrire les députés fidèles à la constitution. On se réunit chez Tronçon-Ducoudray, qui était, dans les anciens, l'un des personnages les plus influens. Les clichyens, suivant la coutume ordinaire des partis extrêmes, avaient vu avec plaisir les modérés, c'est-à-dire les constitutionnels, déçus dans leurs espérances, et trompés dans leur projet de composer un ministère à leur gré. Ils les considéraient comme dupés par Barras, et se réjouissaient de la duperie. Mais le danger cependant leur parut grave, quand ils virent s'avancer des troupes. Leurs deux généraux, Pichegru et Willot, sachant que l'on courait chez Tronçon-Ducoudray, pour conférer sur les événemens, s'y rendirent, quoique la réunion fût composée d'hommes qui ne suivaient pas la même direction. Pichegru n'avait encore sous la main aucun moyen réel; sa seule ressource était dans les passions des partis, et il fallait courir là où elles éclataient, soit pour observer, soit pour agir. Il y avait dans cette réunion Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lacuée, Dumas, Siméon, Doulcet-Pontécoulant, Thibaudeau, Villaret-Joyeuse, Willot et Pichegru. On s'anima beaucoup, comme il était naturel; on parla des projets du directoire; on cita des propos de Rewbell, de Larévellière, de Barras, qui annonçaient un parti pris, et on conclut du changement de ministère et de la marche des troupes, que ce parti était un coup d'état contre le corps législatif. On proposa les résolutions les plus violentes, comme de suspendre le directoire et de le mettre en accusation, ou même de le mettre hors la loi. Mais pour exécuter toutes ces résolutions, il fallait une force, et Thibaudeau, ne partageant pas l'entraînement général, demandait où on la prendrait. On répondait à cela qu'on avait les douze cents grenadiers du corps législatif, une partie du 21e régiment de dragons, commandé par Malo, et la garde nationale de Paris; qu'en attendant la réorganisation de cette garde, on pourrait envoyer dans chaque arrondissement de la capitale des pelotons de grenadier, pour rallier autour d'eux les citoyens qui s'étaient armés en vendémiaire. On parla beaucoup sans parvenir à s'entendre, comme il arrive toujours quand les moyens ne sont pas réels. Pichegru, froid et concentré comme à son ordinaire, fit sur l'insuffisance et le danger des moyens proposés, quelques observations, dont le calme contrastait avec l'emportement général. On se sépara, on retourna chez Carnot, chez les ministres disgraciés. Carnot désapprouva tous les projets proposés contre le directoire. On se réunit une seconde fois chez Tronçon-Ducoudray; mais Pichegru et Willot n'y étaient plus. On divagua encore, et, n'osant recourir aux moyens violens, on finit par se retrancher dans les moyens constitutionnels. On se promit de demander la loi sur la responsabilité des ministres, et la prompte organisation de la garde nationale.

A Clichy, on déclamait comme ailleurs, et on ne faisait pas mieux, car si les passions étaient plus violentes, les moyens n'étaient pas plus grands. On regrettait surtout la police, qui venait d'être enlevée à Cochon, et on revenait à l'un des projets favoris de la faction, celui d'ôter la police de Paris au directoire, et de la donner au corps législatif, en forçant le sens d'un article de la constitution. On se proposait en même temps de confier la direction de cette police à Cochon; mais la proposition était si hardie, qu'on n'osa pas la mettre en projet. On s'arrêta à l'idée de chicaner sur l'âge de Barras, qui, disait-on, n'avait pas quarante ans lors de sa nomination au directoire, et de demander l'organisation instantanée de la garde nationale.

Le 30 messidor (18 juillet) en effet, il y eut grand tumulte aux cinq-cents. Le député Delahaye dénonça la marche des troupes, et demanda que le rapport sur la garde nationale fût fait sur-le-champ. On s'emporta contre la conduite du directoire; on peignait avec effroi l'état de Paris, l'arrivée d'une multitude de révolutionnaires connus, la nouvelle formation des clubs, et on demanda qu'une discussion s'ouvrît sur les sociétés politiques. On décida que le rapport sur la garde nationale serait fait le surlendemain, et qu'immédiatement après s'ouvrirait la discussion sur les clubs. Le surlendemain, 2 thermidor (20 juillet), on avait de nouveaux détails sur la marche des troupes, sur leur nombre, et on savait qu'à la Ferté-Alais, il se trouvait déjà quatre régimens de cavalerie.

Pichegru fit le rapport sur l'organisation de la garde nationale. Son projet était conçu de la manière la plus perfide. Tous les Français jouissant de la qualité de citoyen devaient être inscrits sur les rôles de la garde nationale, mais tous ne devaient pas composer l'effectif de cette garde. Les gardes nationaux faisant le service devaient être choisis par les autres, c'est-à-dire élus par la masse. De cette manière la garde nationale était formée, comme les conseils, par les assemblées électorales, et le résultat des élections indiquait assez quelle espèce de garde on obtiendrait par ce moyen. Elle devait se composer d'un bataillon par canton; dans chaque bataillon il devait y avoir une compagnie de grenadiers et de chasseurs, ce qui rétablissait ces compagnies d'élite, où se groupaient toujours les hommes le plus prononcés, et dont les partis se servaient ordinairement pour l'exécution de leurs vues. On voulait voter le projet sur-le-champ. Le fougueux Henri Larivière prétendit que tout annonçait un 31 mai. «Allons donc! allons donc!» lui crièrent, en l'interrompant, quelques voix de la gauche. «Oui, reprit-il, mais je me rassure en songeant que nous sommes au 2 thermidor, et que nous approchons du 9, jour fatal aux tyrans.» Il voulait qu'on votât le projet à l'instant, et qu'on envoyât un message aux anciens, pour les engager à rester en séance, afin qu'ils pussent aussi voter sans désemparer. On combattit cette proposition. Thibaudeau, chef du parti constitutionnel, fit remarquer avec raison que, quelque diligence qu'on déployât, la garde nationale ne serait pas organisée avant un mois; que la précipitation à voter un projet important serait donc inutile pour garantir le corps législatif des dangers dont on le menaçait; que la représentation nationale devait se renfermer dans ses droits et sa dignité, et ne pas chercher sa force dans des moyens actuellement impuissans. Il proposa une discussion réfléchie. On adopta l'ajournement à vingt-quatre heures, pour l'examen du projet, en décrétant cependant tout de suite le principe de la réorganisation. Dans le moment, arriva un message du directoire, qui donnait des explications sur la marche des troupes. Ce message disait que, dirigées vers une destination éloignée, les troupes avaient dû passer près de Paris, que par l'inadvertance d'un commissaire des guerres elles avaient franchi la limite constitutionnelle, que l'erreur de ce commissaire était la seule cause de cette infraction aux lois, que du reste les troupes avaient reçu l'ordre de rétrograder sur-le-champ. On ne se contenta pas de cette explication; on déclama de nouveau avec une extrême véhémence, et on nomma une commission pour examiner ce message, et faire un rapport sur l'état de Paris et la marche des troupes. Le lendemain on commença à discuter le projet de Pichegru, et on en vota quatre articles. On s'occupa ensuite des clubs, qui se renouvelaient de toutes parts, et semblaient annoncer un ralliement du parti jacobin. On voulait les interdire absolument, parce que les lois qui les limitaient étaient toujours éludées. On décréta qu'aucune assemblée politique ne serait permise à l'avenir. Ainsi la société de Clichy commit sur elle-même une espèce de suicide, et consentit à ne plus exister, à condition de détruire le cercle constitutionnel et les autres clubs subalternes qui se formaient de toutes parts. Les chefs de Clichy n'avaient pas besoin, en effet, de cette tumultueuse réunion pour s'entendre, et ils pouvaient la sacrifier, sans se priver d'une grande ressource. Willot dénonça ensuite Barras, comme n'ayant pas l'âge requis par la constitution, à l'époque où il avait été nommé directeur. Mais les registres de la guerre compulsés prouvèrent que c'était une vaine chicane. Pendant ce temps, d'autres troupes étaient arrivées à Reims; on s'alarma de nouveau. Le directoire ayant répété les mêmes explications, on les déclara encore insuffisantes, et la commission déjà nommée resta chargée d'une enquête et d'un rapport.

Hoche était arrivé à Paris, car il devait y passer, soit qu'il dût aller à Brest, soit qu'il eût à exécuter un coup d'état. Il se présenta sans crainte au directoire, certain qu'en faisant marcher ses divisions, il avait obéi à la majorité directoriale. Mais Carnot, qui était dans ce moment président du directoire, chercha à l'intimider; il lui demanda en vertu de quel ordre il avait agi, et le menaça d'une accusation, pour avoir franchi les limites constitutionnelles. Malheureusement Rewbell et Larévellière, qui n'avaient pas été informés de l'ordre donné à Hoche, ne pouvaient pas venir à son secours. Barras, qui avait donné cet ordre, n'avait pas osé prendre la parole, et Hoche restait exposé aux pressantes questions de Carnot. Il répondait qu'il ne pouvait aller à Brest sans troupes; à quoi Carnot répliquait qu'il y avait encore quarante-trois mille hommes en Bretagne, nombre suffisant pour l'expédition. Cependant Larévellière, voyant l'embarras de Hoche, vint enfin à son secours, lui exprima au nom de la majorité du directoire l'estime et la confiance qu'avaient méritées ses services, l'assura qu'il n'était pas question d'accusation contre lui, et fit lever la séance. Hoche courut chez Larévellière pour le remercier; il apprit là que Barras n'avait informé ni Rewbell ni Larévellière du mouvement des troupes, qu'il avait donné les ordres à leur insu; et il fut indigné contre Barras, qui, après l'avoir compromis, n'avait pas le courage de le défendre. Il était évident que Barras, en agissant à part, sans en prévenir ses deux collègues, avait voulu avoir seul dans sa main les moyens d'exécution. Hoche indigné traita Barras avec sa hauteur ordinaire, et voua à Rewbell et à Larévellière toute son estime. Rien n'était encore prêt pour l'exécution du projet que méditaient les trois directeurs, et Barras, en appelant Hoche, l'avait inutilement compromis. Hoche retourna sur-le-champ à son quartier-général, qui était à Wetzlar, et fit cantonner les troupes qu'il avait amenées dans les environs de Reims et de Sedan, où elles étaient à portée encore de marcher sur Paris. Il était fort dégoûté par la conduite de Barras à son égard, mais il était prêt à se dévouer encore, si Larévellière et Rewbell lui en donnaient le signal. Il était très compromis; on parlait de l'accuser; mais il attendait avec fermeté au milieu de son quartier-général ce que la majorité des cinq-cents déchaînée contre lui pourrait entreprendre. Son âge ne lui ayant pas permis d'accepter le ministère de la guerre, Schérer y fut appelé à sa place.

L'éclat qui venait d'avoir lieu, ne permettait plus d'employer Hoche à l'exécution des projets du directoire. D'ailleurs l'importance qu'une telle participation allait lui donner, pouvait exciter la jalousie des autres généraux. Il n'était pas impossible que Bonaparte trouvât mauvais qu'on s'adressât à d'autres qu'à lui. On pensa qu'il vaudrait mieux ne pas se servir de l'un des généraux en chef, et prendre l'un des divisionnaires les plus distingués. On imagina de demander à Bonaparte un de ces généraux devenus si célèbres sous ses ordres; ce qui aurait l'avantage de le satisfaire personnellement, et de ne blesser en même temps aucun des généraux en chef. Mais tandis qu'on songeait à s'adresser à lui, il intervenait dans la querelle, d'une manière foudroyante pour les contre-révolutionnaires, et au moins embarrassante pour le directoire. Il choisit l'anniversaire du 14 juillet, répondant au 26 messidor, pour donner une fête aux armées, et faire rédiger des adresses sur les événemens qui se préparaient. Il fit élever à Milan une pyramide portant des trophées, et le nom de tous les soldats et officiers morts pendant la campagne d'Italie. C'est autour de cette pyramide que fut célébrée la fête; elle fut magnifique. Bonaparte y assista de sa personne, et adressa à ses soldats une proclamation menaçante. «Soldats, dit-il, c'est aujourd'hui l'anniversaire du 14 juillet. Vous voyez devant vous les noms de nos compagnons d'armes morts au champ d'honneur, pour la liberté de la patrie. Ils vous ont donné l'exemple. Vous vous devez tout entiers à la république; vous vous devez tout entiers au bonheur de trente millions de Français; vous vous devez tout entiers à la gloire de ce nom qui a reçu un nouvel éclat par vos victoires.

«Soldats! je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie. Mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui l'ont fait triompher de l'Europe coalisée, sont là. Des montagnes nous séparent de la France; vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, et protéger les républicains.

«Soldats! le gouvernement veille sur le dépôt des lois qui lui est confié. Les royalistes, dès l'instant qu'ils se montreront, auront vécu. Soyez sans inquiétude, et jurons par les mânes des héros qui sont morts à côté de nous pour la liberté, jurons sur nos drapeaux, guerre implacable aux ennemis de la république et de la constitution de l'an III!»

Il y eut ensuite un banquet où les toasts les plus énergiques furent portés par les généraux et les officiers. Le général en chef porta un premier toast aux braves Stengel, Laharpe, Dubois, morts au champ d'honneur. «Puissent leurs mânes, dit-il, veiller autour de nous, et nous garantir des embûches de nos ennemis!» Des toasts furent ensuite portés à la constitution de l'an III, au directoire, au conseil des anciens, aux Français assassinés dans Vérone, à la réémigration des émigrés, à l'union des républicains français, à la destruction du club de Clichy. On sonna le pas de charge à ce dernier toast. Des fêtes semblables eurent lieu dans toutes les villes où se trouvaient les divisions de l'armée, et elles furent célébrées avec le même appareil. Ensuite on rédigea, dans chaque division, des adresses, encore plus significatives que ne l'était la proclamation du général en chef. Il avait observé dans son langage une certaine dignité; mais tout le style jacobin de 93 fut étalé dans les adresses des différentes divisions de l'armée. Les divisions Masséna, Joubert, Augereau, se signalèrent. Celle d'Augereau surtout dépassa toutes les bornes: O conspirateurs, disait-elle, tremblez! de l'Adige et du Rhin à la Seine, il n'y a qu'un pas. Tremblez! vos iniquités sont comptées, et le prix en est au bout de nos baïonnettes!

Ces adresses furent couvertes de milliers de signatures, et envoyées au général en chef. Il les réunit, et les envoya au directoire, avec sa proclamation, pour qu'elles fussent imprimées et publiées dans les journaux. Une pareille démarche signifiait assez clairement qu'il était prêt à marcher pour combattre la faction formée dans les conseils, et prêter son secours à l'exécution d'un coup d'état. En même temps, comme il savait le directoire divisé, qu'il voyait la scène se compliquer, et qu'il voulait être instruit de tout, il choisit un de ces aides-de-camp, M. de Lavalette, qui jouissait de toute sa confiance, et qui avait la pénétration nécessaire pour bien juger les événemens; il le fit partir pour Paris avec ordre de tout observer, et de tout recueillir; il fit en même temps offrir des fonds au directoire, au cas qu'il en eût besoin, s'il avait quelque acte de vigueur à tenter.

Quand le directoire reçut ces adresses, il fut extrêmement embarrassé. Elles étaient en quelque sorte illégales, car les armées ne pouvaient pas délibérer. Les accueillir, les publier, c'était autoriser les armées à intervenir dans le gouvernement de l'état, et livrer la république à la puissance militaire. Mais pouvait-on se sauver de ce péril? En s'adressant à Hoche, en lui demandant des troupes, en demandant un général à Bonaparte, le gouvernement n'avait-il pas lui-même provoqué cette intervention? Obligé de recourir à la force, de violer la légalité, pouvait-il s'adresser à d'autres soutiens que les armées? Recevoir ces adresses n'était que la conséquence de ce qu'on avait fait, de ce qu'on avait été obligé de faire. Telle était la destinée de notre malheureuse république, que pour se soustraire à ses ennemis, elle était obligée de se livrer aux armées. C'est la crainte de la contre-révolution qui, en 1793, avait jeté la république dans les excès et les fureurs dont on a vu la triste histoire; c'est la crainte de la contre-révolution qui, aujourd'hui, l'obligeait de se jeter dans les bras des militaires; en un mot, c'était toujours pour fuir le même danger, que tantôt elle avait recours aux passions, tantôt aux baïonnettes.

Le directoire eût bien voulu cacher ces adresses, et ne pas les publier à cause du mauvais exemple; mais il aurait horriblement blessé le général, et l'eût peut-être rejeté vers les ennemis de la république. Il fut donc contraint de les imprimer et de les répandre. Elles jetèrent l'effroi dans le parti clichyen, et lui firent sentir combien avait été grande son imprudence, quand il avait attaqué, par la motion de Dumolard, la conduite du général Bonaparte à Venise. Elles donnèrent lieu à de nouvelles plaintes dans les conseils: on s'éleva contre cette intervention des armées, on dit qu'elles ne devaient pas délibérer, et on vit là une nouvelle preuve des projets imputés au directoire.

Bonaparte causa un nouvel embarras au gouvernement, par le général divisionnaire qu'il lui envoya. Augereau excitait dans l'armée une espèce de trouble, par la violence de ses opinions, tout à fait dignes du faubourg Saint-Antoine. Il était toujours prêt à entrer en querelle avec quiconque n'était pas aussi violent que lui; et Bonaparte craignait une rixe entre les généraux. Pour s'en débarrasser, il l'envoya au directoire, pensant qu'il serait très-bon pour l'usage auquel on le destinait, et qu'il serait mieux à Paris qu'au quartier-général, où l'oisiveté le rendait dangereux. Augereau ne demandait pas mieux; car il aimait autant les agitations des clubs que les champs de bataille, et il n'était pas insensible à l'attrait du pouvoir. Il partit sur-le-champ, et arriva à Paris dans le milieu de thermidor. Bonaparte écrivit à son aide-de-camp, Lavalette, qu'il envoyait Augereau parce qu'il ne pouvait plus le garder en Italie; il lui recommanda de s'en défier, et de continuer ses observations, en se tenant toujours à part. Il lui recommanda aussi d'avoir les meilleurs procédés envers Carnot; car en se prononçant hautement pour le directoire, contre la faction contre-révolutionnaire, il ne voulait entrer pour rien dans la querelle personnelle des directeurs.

Le directoire fut très-peu satisfait de voir arriver Augereau. Ce général convenait bien à Barras, qui s'entourait volontiers des jacobins et des patriotes des faubourgs, et qui parlait toujours de monter à cheval; mais il convenait peu à Rewbell, à Larévellière, qui auraient voulu un général sage, mesuré, et qui pût, au besoin, faire cause commune avec eux contre les projets de Barras. Augereau était on ne peut pas plus satisfait de se voir à Paris, pour une mission pareille. C'était un brave homme, excellent soldat, et coeur généreux, mais très-vantard et très-mauvaise tête. Il allait dans Paris recevant des fêtes, jouissant de la célébrité que lui valaient ses beaux faits d'armes, mais s'attribuant une partie des opérations de l'armée d'Italie, laissant croire volontiers qu'il avait inspiré au général en chef ses plus belles résolutions, et répétant à tout propos qu'il venait mettre les aristocrates à la raison. Larévellière et Rewbell, très-fâchés de cette conduite, résolurent de l'entourer, et, en s'adressant à sa vanité, de le ramener à un peu plus de mesure. Larévellière le caressa beaucoup, et réussit à le subjuguer, moitié par des flatteries adroites, moitié par le respect qu'il sut lui inspirer. Il lui fit sentir qu'il ne fallait pas se déshonorer par une journée sanglante, mais acquérir le titre de sauveur de la république, par un acte énergique et sage, qui désarmât les factieux sans répandre de sang. Il calma Augereau, et parvint à le rendre plus raisonnable. On lui donna sur-le-champ le commandement de la dix-septième division militaire, qui comprenait Paris. Ce nouveau fait indiquait assez les intentions du directoire. Elles étaient arrêtées. Les troupes de Hoche se trouvaient à quelques marches; on n'avait qu'un signal à donner pour les faire arriver. On attendait les fonds que Bonaparte avait promis, et qu'on ne voulait pas prendre dans les caisses, pour ne pas compromettre le ministre Ramel, si exactement surveillé par la commission des finances. Ces fonds étaient en partie destinés à gagner les grenadiers du corps législatif, alors au nombre de douze cents, et qui, sans être redoutables, pouvaient, s'ils résistaient, amener un combat; ce que l'on tenait par-dessus tout à éviter. Barras, toujours fécond en intrigues, s'était chargé de ce soin, et c'était le motif qui faisait différer le coup d'état.

Les événemens de l'intérieur avaient la plus funeste influence sur les négociations si importantes, entamées entre la république et les puissances de l'Europe. L'implacable faction, conjurée contre la liberté et le repos de la France, allait ajouter à tous ses torts, celui de compromettre la paix, depuis si long-temps attendue. Lord Malmesbury était arrivé à Lille, et les ministres autrichiens s'étaient abouchés à Montebello avec Bonaparte et Clarke, qui étaient les deux plénipotentiaires chargés de représenter la France. Les préliminaires de Léoben, signés le 29 germinal (18 avril), portaient que deux congrès seraient ouverts, l'un général à Berne, pour la paix avec l'empereur et ses alliés; l'autre particulier à Rastadt, pour la paix avec l'Empire; que la paix avec l'empereur serait conclue avant trois mois, sous peine de nullité des préliminaires; que rien ne serait fait dans les états vénitiens que de concert avec l'Autriche, mais que les provinces vénitiennes ne seraient occupées par l'empereur qu'après la conclusion de la paix. Les événemens de Venise semblaient déroger un peu à ces conditions, et l'Autriche s'était hâtée d'y déroger plus formellement de son côté, en faisant occuper les provinces vénitiennes de l'Istrie et de la Dalmatie. Bonaparte ferma les yeux sur cette infraction aux préliminaires, pour s'épargner les récriminations à l'égard de ce qu'il avait fait à Venise, et de ce qu'il allait faire dans les îles du Levant. L'échange des ratifications eut lieu à Montebello, près de Milan, le 5 prairial (24 mai). Le marquis de Gallo, ministre de Naples à Vienne, était l'envoyé de l'empereur. Après l'échange des ratifications, Bonaparte conféra avec M. de Gallo, dans l'intention de le faire renoncer à l'idée d'un congrès à Berne, et de l'engager à traiter isolément en Italie, sans appeler les autres puissances. Les raisons qu'il avait à donner, dans l'intérêt même de l'Autriche, étaient excellentes. Comment la Russie et l'Angleterre si elles étaient appelées à ce congrès, pourraient-elles consentir à ce que l'Autriche s'indemnisât aux dépens de Venise, dont elles-mêmes convoitaient les possessions? C'était impossible, et l'intérêt même de l'Autriche, autant que celui d'une prompte conclusion, exigeait que l'on conférât sur-le-champ, et en Italie. M. de Gallo, homme spirituel et sage, sentait la force de ces raisons. Pour le décider, et entraîner le cabinet autrichien, Bonaparte fit une concession d'étiquette à laquelle le cabinet de Vienne attachait une grande importance. L'empereur craignait toujours que la république ne voulût rejeter l'ancien cérémonial des rois de France, et n'exigeât l'alternative dans le protocole des traités. L'empereur voulait toujours être nommé le premier, et conserver à ses ambassadeurs le pas sur les ambassadeurs de la France. Bonaparte, qui s'était fait autoriser par le directoire à céder sur ces misères, accorda ce que demandait M. de Gallo. La joie fut si grande, que sur-le-champ M. de Gallo adopta le principe d'une négociation séparée à Montebello, et écrivit à Vienne pour obtenir des pouvoirs en conséquence. Mais le vieux Thugut, fatigué, humoriste, tout attaché au système anglais, et offrant à chaque instant sa démission, depuis que la cour, influencée par l'archiduc Charles, semblait abonder dans un système contraire, Thugut avait d'autres vues. Il voyait la paix avec peine; les troubles intérieurs de la France lui donnaient des espérances auxquelles il aimait encore à se livrer, quoiqu'elles eussent été si souvent trompeuses. Bien qu'il en eût coûté à l'Autriche beaucoup d'argent, beaucoup de fausses démarches, et une guerre désastreuse, pour avoir cru les émigrés, la nouvelle conspiration de Pichegru fit concevoir à Thugut l'idée de différer la conclusion de la paix. Il résolut d'opposer des lenteurs calculées aux instances des plénipotentiaires français. Il fit désavouer le marquis de Gallo, et fit partir un nouveau négociateur, le général-major, comte de Meeweld, pour Montebello. Ce négociateur arriva le 1er messidor (19 juin), et demanda l'exécution des préliminaires, c'est-à-dire, la réunion du congrès de Berne. Bonaparte, indigné de ce changement de système, fit une réplique des plus vives. Il répéta tout ce qu'il avait déjà dit sur l'impossibilité d'obtenir de la Russie et de l'Angleterre l'adhésion aux arrangemens dont on avait posé les bases à Léoben; il ajouta qu'un congrès entraînerait de nouvelles lenteurs; que deux mois s'étaient déjà écoulés depuis les préliminaires de Léoben; que d'après ces préliminaires, la paix devait être conclue en trois mois, et qu'il serait impossible de la conclure dans ce délai, si on appelait toutes les puissances. Ces raisons laissèrent encore les plénipotentiaires autrichiens sans réponse. La cour de Vienne parut céder, et fixa les conférences à Udine, dans les provinces vénitiennes, afin que le lieu de la négociation fût plus rapproché de Vienne. Elles durent recommencer le 13 messidor (1er juillet). Bonaparte, que des soins d'une haute importance retenaient à Milan, au milieu des nouvelles républiques qu'on allait fonder, et qui d'ailleurs tenait à veiller de plus près aux événemens de Paris, ne voulait pas se laisser attirer inutilement à Udine, pour y être joué par Thugut. Il y envoya Clarke, et déclara qu'il ne s'y rendrait de sa personne que lorsqu'il serait convaincu par la nature des pouvoirs donnés aux deux négociateurs, et par leur conduite dans la négociation, de la bonne foi de la cour de Vienne. En effet, il ne se trompait pas. Le cabinet de Vienne, plus abusé que jamais par les misérables agens de la faction royaliste, se flattait qu'il allait être dispensé par une révolution de traiter avec le directoire, et il fit remettre des notes étranges dans l'état de la négociation. Ces notes, à la date du 30 messidor (18 juillet), portaient que la cour de Vienne voulait s'en tenir rigoureusement aux préliminaires, et par conséquent traiter de la paix générale à Berne; que le délai de trois mois, fixé par les préliminaires, pour la conclusion de la paix, ne pouvait s'entendre qu'à partir de la réunion du congrès, car autrement il aurait été trop insuffisant pour être stipulé; qu'en conséquence, la cour de Vienne, persistant à se renfermer dans la teneur des préliminaires, demandait un congrès général de toutes les puissances. Ces notes renfermaient en outre des plaintes amères sur les événemens de Venise et de Gênes; elles soutenaient que ces événemens étaient une infraction grave aux préliminaires de Léoben, et que la France devait en donner satisfaction.

En recevant ces notes si étranges, Bonaparte fut rempli de colère. Sa première idée fut de réunir sur-le-champ toutes les divisions de l'armée, de reprendre l'offensive, et de s'avancer encore sur Vienne, pour exiger cette fois des conditions moins modérées qu'à Léoben. Mais l'état intérieur de la France, les conférences à Lille, l'arrêtèrent, et il pensa qu'il fallait, dans ces graves conjonctures, laisser au directoire, qui était placé au centre de toutes les opérations, le soin de décider la conduite à tenir. Il se contenta de faire rédiger par Clarke une note vigoureuse. Cette note portait en substance qu'il n'était plus temps de demander un congrès, dont les plénipotentiaires autrichiens avaient reconnu l'impossibilité, et auquel la cour de Vienne avait même renoncé, en fixant les conférences à Udine; que ce congrès était aujourd'hui sans motif, puisque les alliés de l'Autriche se séparaient d'elle, et montraient l'intention de traiter isolément, ce qui était prouvé par les conférences de Lille; que le délai de trois mois ne pouvait s'entendre qu'à partir du jour de la signature de Léoben, car autrement, en différant l'ouverture du congrès, les lenteurs pourraient devenir éternelles, ce que la France avait voulu empêcher en fixant un terme positif; qu'enfin les préliminaires n'avaient point été violés dans la conduite tenue à l'égard de Venise et de Gênes; que ces deux pays avaient pu changer leur gouvernement sans que personne eût à le trouver mauvais, et que, du reste, en envahissant l'Istrie et la Dalmatie contre toutes les conventions écrites, l'Autriche avait bien autrement violé les préliminaires. Après avoir ainsi répondu d'une manière ferme et digne, Bonaparte référa du tout au directoire, et attendit ses ordres, lui recommandant de se décider au plus tôt, parce qu'il importait de ne pas attendre la mauvaise saison pour reprendre les hostilités, si cette détermination devenait nécessaire.

A Lille, la négociation ouverte se conduisait avec plus de bonne foi, ce qui doit paraître singulier, puisque c'était avec Pitt que les négociateurs français avaient à s'entendre. Mais Pitt était véritablement effrayé de la situation de l'Angleterre, ne comptait plus du tout sur l'Autriche, n'avait aucune confiance dans les menteries des agens royalistes, et voulait traiter avec la France, avant que la paix avec l'empereur la rendit plus forte et plus exigeante. Si donc, l'année dernière, il n'avait voulu qu'éluder, pour satisfaire l'opinion et pour prévenir un arrangement à l'égard des Pays-Bas, cette année il voulait sincèrement traiter, sauf à ne faire de cette paix qu'un repos de deux ou trois ans. Ce pur Anglais ne pouvait, en effet, consentir à laisser définitivement les Pays-Bas à la France.

Tout prouvait sa sincérité, comme nous l'avons dit, et le choix de lord Malmesbury, et la nature des instructions secrètes données à ce négociateur. Suivant l'usage de la diplomatie anglaise, tout était arrangé pour qu'il y eût à la fois deux négociations, l'une officielle et apparente, l'autre secrète et réelle. M. Ellis avait été donné à lord Malmesbury, pour conduire avec son assentiment la négociation secrète, et correspondre directement avec Pitt. Cet usage de la diplomatie anglaise est forcé dans un gouvernement représentatif. Dans la négociation officielle, on dit ce qui peut être répété dans les chambres, et on réserve pour la négociation secrète ce qui ne peut être publié. Dans le cas surtout où le ministère est divisé sur la question de la paix, on communique les conférences secrètes à la partie du ministère qui autorise et dirige la négociation. La légation anglaise arriva avec une nombreuse suite et un grand appareil à Lille, le 16 messidor (4 juillet).

Les négociateurs chargés de représenter la France étaient Letourneur, sorti récemment du directoire, Pléville Le Peley, qui ne resta à Lille que peu de jours à cause de sa nomination au ministère de la marine, et Hugues Maret, depuis duc de Bassano. De ces trois ministres, le dernier était le seul capable de remplir un rôle utile dans la négociation. Jeune, versé de bonne heure dans le monde diplomatique, il réunissait à beaucoup d'esprit des formes qui étaient devenues rares en France depuis la révolution. Il devait son entrée dans les affaires à M. de Talleyrand, et maintenant encore il s'était concerté avec lui, pour que l'un des deux eût le ministère des affaires étrangères, et l'autre la mission à Lille. M. Maret avait été envoyé deux fois à Londres dans les premiers temps de la révolution; il avait été bien reçu par Pitt, et avait acquis une, grande connaissance du cabinet anglais. Il était donc très-propre à représenter la France à Lille. Il s'y rendit avec ses deux collègues, et ils y arrivèrent en même temps que la légation anglaise. Ce n'est pas ordinairement dans les conférences publiques que se font réellement les affaires diplomatiques. Les négociateurs anglais, pleins de dextérité et de tact, auraient voulu voir familièrement les négociateurs français, et avaient trop d'esprit pour éprouver aucun éloignement. Au contraire, Letourneur et Pléville Le Peley, honnêtes gens, mais peu habitués à la diplomatie, avaient la sauvagerie révolutionnaire: ils considéraient les deux Anglais comme des hommes dangereux, toujours prêts à intriguer et à tromper, et contre lesquels il fallait être en défiance. Ils ne voulaient les voir qu'officiellement, et craignaient de se compromettre par toute autre espèce de communication. Ce n'était pas ainsi qu'on pouvait s'entendre.

Lord Malmesbury signifia ses pouvoirs, où les conditions du traité étaient laissées en blanc, et demanda quelles étaient les conditions de la France. Les trois négociateurs français exhibèrent les conditions, qui étaient, comme on pense bien, un maximum fort élevé. Ils demandaient que le roi d'Angleterre renonçât au titre de roi de France, qu'il continuait de prendre par un de ces ridicules usages conservés en Angleterre; qu'il rendît tous les vaisseaux pris à Toulon; qu'il restituât à la France, à l'Espagne et à la Hollande, toutes les colonies qui leur avaient été enlevées. En échange de tout cela, la France, l'Espagne et la Hollande, n'offraient que la paix, car elles n'avaient rien pris à l'Angleterre. Il est vrai que la France était assez imposante pour exiger beaucoup; mais tout demander pour elle et ses alliés, et ne rien donner, c'était renoncer à s'entendre; Lord Malmesbury, qui voulait arriver à des résultats réels, vit bien que la négociation officielle n'aboutirait à rien, et chercha à amener des rapprochemens plus intimes. M. Maret, plus habitué que ses collègues aux usages diplomatiques, s'y prêta volontiers; mais il fallut négocier auprès de Letourneur et de Pléville Le Peley, pour amener des rencontres au spectacle. Les jeunes gens des deux ambassades se rapprochèrent les premiers, et bientôt les communications furent plus amicales. La France avait tellement rompu avec le passé depuis la révolution, qu'il fallait beaucoup de peine pour la replacer dans ses anciens rapports avec les autres puissances. On n'avait rien eu de pareil à faire l'année précédente, parce qu'alors la négociation n'étant pas sincère, on n'avait guère qu'à éluder; mais cette année il fallait en venir à des communications efficaces et bienveillantes. Lord Malmesbury fit sonder M. Maret pour l'engager à une négociation particulière. Avant d'y consentir, M. Maret écrivit à Paris pour être autorisé par le ministère français. Il le fut sans difficulté, et sur-le-champ il entra en pourparlers avec les négociateurs anglais. Il n'était plus question de contester les Pays-Bas ni de discuter sur la nouvelle position dans laquelle la Hollande se trouvait par rapport à la France; mais l'Angleterre voulait garder quelques-unes des principales colonies qu'elle avait conquises, pour s'indemniser, soit des frais de la guerre, soit des concessions qu'elle nous faisait. Elle consentait à nous rendre toutes nos colonies, elle consentait même à renoncer à toute prétention sur Saint-Domingue, et à nous aider à y établir notre domination; mais elle prétendait s'indemniser aux dépens de la Hollande et de l'Espagne. Ainsi elle ne voulait pas rendre à l'Espagne l'île de la Trinité, dont elle s'était emparée, et qui était une colonie fort importante par sa position à l'entrée de la mer des Antilles; elle voulait, parmi les possessions enlevées aux Hollandais, garder le cap de Bonne-Espérance, qui commande la navigation des deux Océans, et Trinquemale, principal port de l'île de Ceylan; elle voulait échanger la ville de Negapatnam, sur la côte de Coromandel, contre la ville et le fort de Cochin sur la côte de Malabar, établissement précieux pour elle. Quant à la renonciation au titre de roi de France, les négociateurs anglais résistaient à cause de la famille royale, qui était peu disposée à la paix, et dont il fallait ménager la vanité. Relativement aux vaisseaux enlevés à Toulon, et qui déjà avaient été équipés et armés à l'anglaise, ils trouvaient trop ignominieux de les rendre, et offraient une indemnité en argent de 12 millions. Malmesbury donnait pour raison à M. Maret, qu'il ne pouvait rentrer à Londres après avoir tout rendu, et n'avoir conservé au peuple anglais aucune des conquêtes payées de son sang et de ses trésors. Pour prouver d'ailleurs sa sincérité, il montra toutes les instructions secrètes remises à M. Ellis, et qui contenaient la preuve du désir que Pitt avait d'obtenir la paix. Ces conditions méritaient d'être débattues.

Une circonstance survenue tout à coup donna beaucoup d'avantages aux négociateurs français. Outre la réunion des flottes espagnole, hollandaise et française à Brest, réunion qui dépendait du premier coup de vent qui éloignerait l'amiral Jewis de Cadix, l'Angleterre avait à redouter un autre danger. Le Portugal, effrayé par l'Espagne et la France, venait d'abandonner son antique allié, et de traiter avec la France. La condition principale du traité lui interdisait de recevoir à la fois plus de six vaisseaux armés, appartenant aux puissances belligérantes. L'Angleterre perdait donc ainsi sa précieuse station dans le Tage. Ce traité inattendu livra un peu les négociateurs anglais à M. Maret. On se mit à débattre les conditions définitives. On ne put pas arracher la Trinité; quant au cap de Bonne-Espérance, qui était l'objet le plus important, il fut enfin convenu qu'il serait restitué à la Hollande, mais à une condition expresse, c'est que jamais la France ne profiterait de son ascendant sur la Hollande pour s'en emparer. C'est là ce que l'Angleterre redoutait le plus. Elle voulait moins l'avoir que nous l'enlever, et la restitution en fut décidée, à la condition que nous ne l'aurions jamais nous-mêmes. Quant à Trinquemale, qui entraînait la possession du Ceylan, il devait être gardé par les Anglais, toutefois avec l'apparence de l'alternative. Une garnison hollandaise devait alterner avec une garnison anglaise; mais il était convenu que ce serait là une formalité purement illusoire, et que ce port resterait effectivement aux Anglais. Quant à l'échange de Cochin contre Negapatnam, les Anglais y tenaient encore, sans en faire pourtant une condition sine qua non. Les 12 millions étaient acceptés pour les vaisseaux pris à Toulon. Quant au titre de roi de France, il était convenu que, sans l'abdiquer formellement, le roi d'Angleterre cesserait de le prendre.

Tel était le point où s'étaient arrêtées les prétentions réciproques des négociateurs. Letourneur, qui était resté seul avec M. Maret depuis le départ de Pléville Le Peley, appelé au ministère de la marine, était dans une complète ignorance de la négociation secrète. M. Maret le dédommageait de sa nullité, en lui cédant tous les honneurs extérieurs, toutes les choses de représentation, auxquels cet homme honnête et facile tenait beaucoup. M. Maret avait fait part de tous les détails de la négociation au directoire, et attendait ses décisions. Jamais la France et l'Angleterre n'avaient été plus près de se concilier. Il était évident que la négociation de Lille était entièrement détachée de celle d'Udine, et que l'Angleterre agissait de son côté sans chercher à s'entendre avec l'Autriche.

La décision à prendre sur ces négociations devait agiter le directoire plus que toute autre question. La faction royaliste demandait la paix avec fureur sans la désirer; les constitutionnels la voulaient sincèrement, même au prix de quelques sacrifices; les républicains la voulaient sans sacrifices, et souhaitaient par dessus tout la gloire de la république. Ils auraient voulu l'affranchissement entier de l'Italie, et la restitution des colonies de nos alliés, même au prix d'une nouvelle campagne. Les opinions des cinq directeurs étaient dictées par leur position. Carnot et Barthélemy votaient pour qu'on acceptât les conditions de l'Autriche et de l'Angleterre; les trois autres directeurs soutenaient l'opinion contraire. Ces questions achevèrent de brouiller les deux parties du directoire. Barras reprocha amèrement à Carnot les préliminaires de Léoben, dont celui-ci avait fortement appuyé la ratification, et employa à son égard les expressions les moins mesurées. Carnot, de son côté, dit, à propos de ces expressions, qu'il ne fallait pas opprimer l'Autriche; ce qui signifiait que, pour que la paix fût durable, les conditions devaient en être modérées. Mais ses collègues prirent fort mal ces expressions, et Rewbell lui demanda s'il était ministre de l'Autriche ou magistrat de la république française. Les trois directeurs, en recevant les dépêches de Bonaparte, voulaient qu'on rompît sur-le-champ, et qu'on reprît les hostilités. Cependant, l'état de la république, la crainte de donner de nouvelles armes aux ennemis du gouvernement, et de leur fournir le prétexte de dire que jamais le directoire ne ferait la paix, décidèrent les directeurs à temporiser encore. Ils écrivirent à Bonaparte qu'il fallait combler la mesure de la patience, et attendre encore jusqu'à ce que la mauvaise foi de l'Autriche fût prouvée d'une manière évidente, et que la reprise des hostilités pût être imputée à elle seule.

Relativement aux conférences de Lille, la question n'était pas moins embarrassante. Pour la France, la décision était facile, puisqu'on lui rendait tout, mais pour l'Espagne, qui restait privée de la Trinité, pour la Hollande, qui perdait Trinquemale, la question était difficile à résoudre. Carnot, que sa nouvelle position obligeait à opiner toujours pour la paix, votait pour l'adoption de ces conditions, quoique peu généreuses à l'égard de nos alliés. Comme on était très-mécontent de la Hollande et des partis qui la divisaient, il conseillait de l'abandonner à elle-même, et de ne plus se mêler de son sort; conseil tout aussi peu généreux que celui de sacrifier ses colonies. Rewbell s'emporta fort sur cette question. Passionné pour les intérêts de la France, même jusqu'à l'injustice, il voulait que, loin d'abandonner la Hollande, on se rendît tout-puissant chez elle, qu'on en fît une province de la république; et surtout il s'opposait de toutes ses forces à l'adoption de l'article par lequel la France renonçait à posséder jamais le cap de Bonne-Espérance. Il soutenait, au contraire, que cette colonie et plusieurs autres devaient nous revenir un jour, pour prix de nos services. Il défendait comme on voit, les intérêts des alliés, pour nous, beaucoup plus encore que pour eux. Larévellière, qui par équité prenait leurs intérêts en grande considération, repoussait les conditions proposées, par des raisons toutes différentes. Il regardait comme honteux de sacrifier l'Espagne, qu'on avait engagée dans une lutte qui lui était pour ainsi dire étrangère, et qu'on obligeait, pour prix de son alliance, à sacrifier une importante colonie. Il regardait comme tout aussi honteux de sacrifier la Hollande, qu'on avait entraînée dans la carrière des révolutions, du sort de laquelle on s'était chargé, et qu'on allait à la fois priver de ses plus riches possessions, et livrer à une affreuse anarchie. Si la France, en effet, lui retirait sa main, elle allait tomber dans les plus funestes désordres. Larévellière disait qu'on serait responsable de tout le sang qui coulerait. Cette politique était généreuse; peut-être n'était-elle pas assez calculée. Nos alliés faisaient des pertes; la question était de savoir s'ils n'en feraient pas de plus grandes en continuant la guerre. L'avenir l'a prouvé. Mais les triomphes de la France sur le continent faisaient espérer alors que, délivrée de l'Autriche, elle en obtiendrait d'aussi grands sur les mers. L'abandon de nos alliés parut honteux; on prit un autre parti. On résolut de s'adresser à l'Espagne et à la Hollande, pour s'enquérir de leurs intentions. Elles devaient déclarer si elles voulaient la paix, au prix des sacrifices exigés par l'Angleterre, et dans le cas où elles préféreraient la continuation de la guerre, elles devaient déclarer en outre quelles forces elles se proposaient de réunir pour la défense des intérêts communs. On écrivit à Lille que la réponse aux propositions de l'Angleterre ne pouvait pas être donnée avant d'avoir consulté les alliés.

Ces discussions achevèrent de brouiller complètement les directeurs. Le moment de la catastrophe approchait; les deux partis poursuivaient leur marche, et s'irritaient tous les jours davantage. La commission des finances dans les cinq-cents avait retouché ses mesures, pour les faire agréer aux anciens avec quelques modifications. Les dispositions relatives à la trésorerie avaient été légèrement changées. Le directoire devait toujours rester étranger aux négociations des valeurs; et sans confirmer ni abroger la distinction de l'ordinaire et de l'extraordinaire, il était décidé que les dépenses relatives à la solde des armées auraient toujours la préférence. Les anticipations étaient défendues pour l'avenir, mais les anticipations déjà faites n'étaient pas révoquées. Enfin, les nouvelles dispositions sur la vente des biens nationaux étaient reproduites, mais avec une modification importante; c'est que les ordonnances des ministres et les bons des fournisseurs devaient être pris en paiement des biens, comme les bons des trois quarts. Ces mesures, ainsi modifiées, avaient été adoptées; elles étaient moins subversives des moyens du trésor, mais très dangereuses encore. Toutes les lois pénales contre les prêtres étaient abolies; le serment était changé en une simple déclaration, par laquelle les prêtres déclaraient se soumettre aux lois de la république. Il n'avait pas encore été question des formes du culte, ni des cloches. Les successions des émigrés n'étaient plus ouvertes en faveur de l'état, mais en faveur des parens. Les familles, qui déjà avaient été obligées de compter à la république la part patrimoniale d'un fils ou d'un parent émigré, allaient recevoir une indemnité en biens nationaux. La vente des presbytères était suspendue. Enfin la plus importante de toutes les mesures, l'institution de la garde nationale, avait été votée en quelques jours, sur les bases exposées plus haut. La composition de cette garde devait se faire par voie d'élection. C'était sur cette mesure que Pichegru et les siens comptaient le plus pour l'exécution de leurs projets. Aussi avaient-ils fait ajouter un article, par lequel le travail de cette organisation devait commencer dix jours après la publication de la loi. Ils étaient ainsi assurés d'avoir bientôt réuni la garde parisienne, et avec elle tous les insurgés de vendémiaire.

Le directoire, de son côté, convaincu de l'imminence du péril, et supposant toujours une conspiration prête à éclater, avait pris l'attitude la plus menaçante. Augereau n'était pas seul à Paris. Les armées étant dans l'inaction, une foule de généraux étaient accourus. On y voyait le chef d'état-major de Hoche, Cherin, les généraux Lemoine, Humbert, qui commandaient les divisions qui avaient marché sur Paris; Kléber et Lefebvre, qui étaient en congé; enfin Bernadette, que Bonaparte avait envoyé pour porter les drapeaux qui restaient à présenter au directoire. Outre ces officiers supérieurs, des officiers de tout grade, réformés depuis la réduction des cadres, et aspirant à être placés, se répandaient en foule dans Paris, tenant les propos les plus menaçans contre les conseils. Quantité de révolutionnaires étaient accourus des provinces, comme ils faisaient toujours dès qu'ils espéraient un mouvement. Outre tous ces symptômes, la direction et la destination des troupes ne pouvaient plus guère laisser de doute. Elles étaient toujours cantonnées aux environs de Reims. On se disait que si elles avaient été destinées uniquement pour l'expédition d'Irlande, elles auraient continué leur marche sur Brest, et n'auraient pas séjourné dans les départemens voisins de Paris; que Hoche ne serait pas retourné à son quartier-général; qu'enfin on n'aurait point réuni autant de cavalerie pour une expédition maritime. Une commission était restée chargée, comme on a vu, d'une enquête et d'un rapport sur tous ces faits. Le directoire n'avait donné à cette commission que des explications très-vagues. Les troupes avaient été acheminées, disait-il, vers une destination éloignée par un ordre du général Hoche, qui tenait cet ordre du directoire, et elles n'avaient franchi le rayon constitutionnel que par l'erreur d'un commissaire des guerres. Mais les conseils avaient répondu, par l'organe de Pichegru, que les troupes ne pouvaient pas être transportées d'une armée à une autre, sur un simple ordre d'un général en chef; que le général devait tenir ses ordres de plus haut; qu'il ne pouvait les recevoir du directoire que par l'intermédiaire du ministre de la guerre; que le ministre de la guerre Pétiet n'avait point contresigné cet ordre; que, par conséquent, le général Hoche avait agi sans une autorisation en forme; qu'enfin, si les troupes avaient reçu une destination éloignée, elles devaient poursuivre leur marche, et ne pas s'agglomérer autour de Paris. Ces observations étaient fondées, et le directoire avait de bonnes raisons pour n'y pas répondre. Les conseils décrétèrent, à la suite de ces observations, qu'un cercle serait tracé autour de Paris, en prenant un rayon de douze lieues, que des colonnes indiqueraient sur toutes les routes la circonférence de ce cercle, et que les officiers des troupes qui le franchiraient seraient considérés comme coupables de haute trahison.

Mais bientôt de nouveaux faits vinrent augmenter les alarmes. Hoche avait réuni ses troupes dans les départemens du Nord, autour de Sedan et de Reims, à quelques marches de Paris, et il en avait acheminé de nouvelles dans la même direction. Ces mouvemens, les propos que tenaient les soldats, l'agitation qui régnait dans Paris, les rixes des officiers réformés avec les jeunes gens qui portaient les costumes de la jeunesse dorée, fournirent à Willot le sujet d'une seconde dénonciation. Il monta à la tribune, parla d'une marche de troupes, de l'esprit qui éclatait dans leurs rangs, de la fureur dont on les animait contre les conseils, et, à ce sujet, il s'éleva contre les adresses des armées d'Italie, et contre la publicité que leur avait donnée le directoire. En conséquence, il demandait qu'on chargeât les inspecteurs de la salle de prendre de nouvelles informations, et de faire un nouveau rapport. Les députés, dits inspecteurs de la salle, étaient chargés de la police des conseils, et par conséquent tenus de veiller à leur sûreté. La proposition de Willot fut adoptée, et sur la proposition de la commission des inspecteurs, on adressa le 17 thermidor (4 août) au directoire plusieurs questions embarrassantes. On revenait sur la nature des ordres en vertu desquels avait agi le général Hoche. Pouvait-on enfin expliquer la nature de ces ordres? Avait-on pris des moyens de faire exécuter l'article constitutionnel qui défendait aux troupes de délibérer?

Le directoire résolut de répliquer par un message énergique aux nouvelles questions qui lui étaient adressées, sans accorder cependant les explications qu'il ne lui convenait pas de donner. Larévellière en fut le rédacteur; Carnot et Barthélemy refusèrent de le signer. Ce message fut présenté le 23 thermidor (10 août). Il ne contenait rien de nouveau sur le mouvement des troupes. Les divisionnaires qui avaient marché sur Paris, disait le directoire, avaient reçu les ordres du général Hoche, et le général Hoche ceux du directoire. L'intermédiaire qui les avait transmis n'était pas désigné. Quant aux adresses, le directoire disait que le sens du mot délibérer était trop vague pour qu'on pût déterminer si les armées s'étaient mises en faute en les présentant; qu'il reconnaissait le danger de faire exprimer un avis aux armées, et qu'il allait arrêter les nouvelles publications de cette nature; mais que, du reste, avant d'incriminer la démarche que s'étaient permise les soldats de la république, il fallait remonter aux causes qui l'avaient provoquée; que cette cause était dans l'inquiétude générale, qui depuis quelques mois s'était emparée de tous les esprits; dans l'insuffisance des revenus publics, qui laissait toutes les parties de l'administration dans la situation la plus déplorable, et privait souvent de leur solde des hommes qui depuis des années avaient versé leur sang et ruiné leurs forces pour servir la république; dans les persécutions et les assassinats exercés sur les acquéreurs de biens nationaux, sur les fonctionnaires publics, sur les défenseurs de la patrie; dans l'impunité du crime et la partialité de certains tribunaux; dans l'insolence des émigrés et des prêtres réfractaires, qui, rappelés et favorisés ouvertement, débordaient de toutes parts, soufflaient le feu de la discorde, inspiraient le mépris des lois; dans cette foule de journaux qui inondaient les armées et l'intérieur, et n'y prêchaient que la royauté et le renversement de la république; dans l'intérêt toujours mal dissimulé et souvent manifesté hautement pour la gloire de l'Autriche et de l'Angleterre; dans les efforts qu'on faisait pour atténuer la juste renommée de nos guerriers; dans les calomnies répandues contre deux illustres généraux, qui avaient, l'un dans l'Ouest, l'autre en Italie, joint à leurs exploits l'immortel honneur de la plus belle conduite politique; enfin, dans les sinistres projets qu'annonçaient des hommes plus ou moins influens sur le sort de l'état. Le directoire ajoutait que, du reste, il avait la résolution ferme, et l'espérance fondée, de sauver la France des nouveaux bouleversemens dont on la menaçait. Ainsi, loin d'expliquer sa conduite et de l'excuser, le directoire récriminait au contraire, et manifestait hautement le projet de poursuivre la lutte, et l'espérance d'en sortir victorieux. Ce message fut pris pour un vrai manifeste, et causa une extrême sensation. Sur-le-champ les cinq-cents nommèrent une commission pour examiner le message et y répondre.

Les constitutionnels commençaient à être épouvantés de la situation des choses. Ils voyaient, d'une part, le directoire prêt à s'appuyer sur les armées; de l'autre, les clichyens prêts à réunir la milice de vendémiaire, sous prétexte d'organiser la garde nationale. Ceux qui étaient sincèrement républicains aimaient mieux la victoire du directoire, mais ils auraient tous préféré qu'il n'y eût pas de combat; et ils pouvaient s'apercevoir maintenant combien leur opposition, en effrayant le directoire, et en encourageant les réacteurs, avait été funeste. Ils ne s'avouaient pas leurs torts, mais ils déploraient la situation, en l'imputant comme d'usage à leurs adversaires. Ceux des clichyens qui n'étaient pas dans le secret de la contre-révolution, qui ne la souhaitaient même pas, qui n'étaient mus que par une imprudente haine contre les excès de la révolution, commençaient à être effrayés, et craignaient, par leur contradiction, d'avoir réveillé tous les penchans révolutionnaires du directoire. Leur ardeur était ralentie. Les clichyens tout à fait royalistes étaient fort pressés d'agir, et craignaient d'être prévenus. Ils entouraient Pichegru, et le poussaient vivement. Celui-ci, avec son flegme accoutumé, promettait aux agens du prétendant, et temporisait toujours. Il n'avait du reste encore aucun moyen réel; car quelques émigrés, quelques chouans dans Paris, ne constituaient pas une force suffisante; et jusqu'à ce qu'il eût dans sa main la garde nationale, il ne pouvait faire aucune tentative sérieuse. Froid et prudent, il voyait cette situation avec assez de justesse, et répondait à toutes les instances qu'il fallait attendre. On lui disait que le directoire allait frapper, il répondait que le directoire ne l'oserait pas. Du reste, ne croyant pas à l'audace du directoire, trouvant ses moyens encore insuffisans, jouissant d'un grand rôle, et disposant de beaucoup d'argent, il était naturel qu'il ne fût pas pressé d'agir.

Dans cette situation, les esprits sages désiraient sincèrement qu'on évitât une lutte. Ils auraient souhaité un rapprochement, qui, en ramenant les constitutionnels et les clichyens modérés au directoire, lui pût rendre une majorité qu'il avait perdue, et le dispenser de recourir à de violens moyens de salut. Madame de Staël était en position de désirer et d'essayer un pareil rapprochement. Elle était le centre de cette société éclairée et brillante, qui, tout en trouvant le gouvernement et ses chefs un peu vulgaires, aimait la république et y tenait. Madame de Staël aimait cette forme de gouvernement, comme la plus belle lice pour l'esprit humain; elle avait déjà placé dans un poste élevé l'un de ses amis, elle espérait les placer tous, et devenir leur Égérie. Elle voyait les périls auxquels était exposé cet ordre de choses, qui lui était devenu cher; elle recevait les hommes de tous les partis, elle les entendait, et pouvait prévoir un choc prochain. Elle était généreuse, active; elle ne pouvait rester étrangère aux événemens, et il était naturel qu'elle cherchât à user de son influence pour réunir des hommes qu'aucun dissentiment profond n'éloignait. Elle réunissait dans son salon les républicains, les constitutionnels, les clichyens; elle tâchait d'adoucir la violence des discussions, en s'interposant entre les amours-propres, avec le tact d'une femme bonne et supérieure. Mais elle n'était pas plus heureuse qu'on ne l'est ordinairement à opérer des réconciliations de partis, et les hommes les plus opposés commençaient à s'éloigner de sa maison. Elle chercha à voir les membres des deux commissions nommées pour répondre au dernier message du directoire. Quelques-uns étaient constitutionnels, tels que Thibaudeau, Émery, Siméon, Tronçon-Ducoudray, Portalis; on pouvait par eux influer sur la rédaction des deux rapports, et ces rapports avaient une grande importance, car ils étaient la réponse au cartel du directoire. Madame de Staël se donna beaucoup de mouvement par elle et ses amis. Les constitutionnels désiraient un rapprochement, car ils sentaient le danger; mais ce rapprochement exigeait de leur part des sacrifices qu'il était difficile de leur arracher. Si le directoire avait eu des torts réels, avait pris des mesures coupables, on aurait pu négocier la révocation de certaines mesures, et faire un traité avec des sacrifices réciproques; mais, sauf la mauvaise conduite privée de Barras, le directoire s'était conduit en majorité, avec autant de zèle, d'attachement à la constitution, qu'il était possible de le désirer. On ne pouvait lui imputer aucun acte arbitraire, aucune usurpation de pouvoir. L'administration des finances, tant incriminée, était le résultat forcé des circonstances. Le changement des ministres, le mouvement des troupes, les adresses des armées, la nomination d'Augereau, étaient les seuls faits qu'on pût citer comme annonçant des intentions redoutables. Mais c'étaient des précautions devenues indispensables par le danger; et il fallait faire disparaître entièrement le danger, en rendant la majorité au directoire, pour avoir droit d'exiger qu'il renonçât à ces précautions. Les constitutionnels, au contraire, avaient appuyé les nouveaux élus, dans toutes leurs attaques ou injustes, ou indiscrètes, et avaient seuls à revenir. On ne pouvait donc rien exiger du directoire, et beaucoup des constitutionnels; ce qui rendait l'échange des sacrifices impossible, et les amours-propres inconciliables.

Madame de Staël chercha, par elle et ses amis, à faire entendre que le directoire était prêt à tout oser, que les constitutionnels seraient victimes de leur obstination, et que la république serait perdue avec eux. Mais ceux-ci ne voulaient pas revenir, refusaient toute espèce de concessions, et demandaient que le directoire allât à eux. On parla à Rewbell et à Larévellière. Celui-ci, ne repoussant pas la discussion, fit une longue énumération des actes du directoire, demandant toujours, à chacun de ces actes, lequel était reprochable. Les interlocuteurs étaient sans réponse. Quant au renvoi d'Augereau, et à la révocation de toutes les mesures qui annonçaient une résolution prochaine, Larévellière et Rewbell furent inébranlables, ne voulurent rien accorder, et prouvèrent, par leur fermeté froide, qu'il y avait une grande détermination prise.

Madame de Staël et ceux qui la secondaient dans sa louable mais inutile entreprise, insistèrent beaucoup auprès des membres des deux commissions, pour obtenir qu'ils ne proposassent pas de mesures législatives trop violentes, mais surtout qu'en répondant aux griefs énoncés dans le message du directoire, ils ne se livrassent pas à des récriminations dangereuses et irritantes. Tous ces soins étaient inutiles, car il n'y a pas d'exemple qu'un parti ait jamais suivi des conseils. Dans les deux commissions, il y avait des clichyens qui souhaitaient, comme de raison, les mesures les plus violentes. Ils voulaient d'abord attribuer spécialement au jury criminel de Paris la connaissance des attentats commis contre la sûreté du corps législatif et exiger la sortie de toutes les troupes du cercle constitutionnel; ils demandaient surtout que le cercle constitutionnel ne fit partie d'aucune division militaire. Cette dernière mesure avait pour but d'enlever le commandement de Paris à Augereau, et de faire par décret ce qu'on n'avait pu obtenir par voie de négociation. Ces mesures furent adoptées par les deux commissions. Mais Thibaudeau et Tronçon-Ducoudray, chargés de faire le rapport l'un aux cinq-cents, l'autre aux anciens, refusèrent, avec autant de sagesse que de fermeté, de présenter la dernière proposition. On y renonça alors, et on se contenta des deux premières. Tronçon-Ducoudray fit son rapport le 3 fructidor (20 août), Thibaudeau le 4. Ils répondirent indirectement aux reproches du directoire, et Tronçon-Ducoudray, s'adressant aux anciens, les invita à interposer leur sagesse et leur dignité entre la vivacité des jeunes législateurs des cinq-cents et la susceptibilité des chefs du pouvoir exécutif. Thibaudeau s'attacha à justifier les conseils, à prouver qu'ils n'avaient voulu ni attaquer le gouvernement, ni calomnier les armées. Il revint sur la motion de Dumolard à l'égard de Venise. Il assura qu'on n'avait point voulu attaquer les héros d'Italie; mais il soutint que leurs créations ne seraient durables qu'autant qu'elles auraient la sanction des deux conseils. Les deux mesures insignifiantes qui étaient proposées, furent adoptées, et ces deux rapports, tant attendus, ne firent aucun effet. Ils exprimaient bien l'impuissance à laquelle s'étaient réduits les constitutionnels, par leur situation ambiguë entre la faction royaliste et le directoire, ne voulant pas conspirer avec l'une, ni faire des concessions à l'autre.

Les clichyens se plaignaient beaucoup de l'insignifiance de ces rapports, et déclamèrent contre la faiblesse des constitutionnels. Les plus ardens voulaient le combat, et surtout les moyens de le livrer, et demandaient ce que faisait le directoire pour organiser la garde nationale. C'était justement ce que le directoire ne voulait pas faire, et il était bien résolu à ne pas s'en occuper.

Carnot était dans une position encore plus singulière que le parti constitutionnel. Il s'était franchement brouillé avec les clichyens en voyant leur marche; il était inutile aux constitutionnels, et n'avait pris aucune part à leurs tentatives de rapprochement, car il était trop irritable pour se réconcilier avec ses collègues. Il était seul, sans appui, au milieu du vide, n'ayant plus aucun but, car le but d'amour-propre qu'il avait d'abord eu, était manqué, et la nouvelle majorité qu'il avait rêvée était impossible. Cependant, par une ridicule persévérance à soutenir les voeux de l'opposition dans le directoire, il demanda formellement l'organisation de la garde nationale. Sa présidence au directoire allait finir, et il profita du temps qui lui restait pour mettre cette matière en discussion. Larévellière se leva alors avec fermeté, et n'ayant jamais eu aucune querelle personnelle avec lui, voulut l'interpeller une dernière fois, pour le ramener, s'il était possible, à ses collègues; lui parlant avec assurance et douceur, il lui adressa quelques questions: «Carnot, lui dit-il, nous as-tu jamais entendus faire une proposition qui tendît à diminuer les attributions des conseils, à augmenter les nôtres, à compromettre la constitution de la république?—Non, répondit Carnot avec embarras.—Nous as-tu, reprit Larévellière, jamais entendus, en matière de finances, de guerre, de diplomatie, proposer une mesure qui ne fût conforme à l'intérêt public? Quant à ce qui t'est personnel, nous as-tu jamais entendus, ou diminuer ton mérite, ou nier tes services? Depuis que tu t'es séparé de nous, as-tu pu nous accuser de manquer d'égards pour ta personne? Ton avis en a-t-il été moins écouté, quand il nous a paru utile et sincèrement proposé? Pour moi, ajouta Larévellière, quoique tu aies appartenu à une faction qui m'a persécuté, moi et ma famille, t'ai-je jamais montré la moindre haine?—Non, non, répondit Carnot à toutes ces questions.—Eh bien! ajouta Larévellière, comment peux-tu te détacher de nous, pour te rattacher à une faction qui t'abuse, qui veut se servir de toi pour perdre la république, qui veut te perdre après s'être servi de toi, et qui te déshonorera en te perdant?» Larévellière employa les expressions les plus amicales et les plus pressantes, pour démontrer à Carnot l'erreur et le danger de sa conduite. Rewbell et Barras même firent violence à leur haine. Rewbell par devoir, Barras par facilité, lui parlèrent presque en amis. Mais les démonstrations amicales ne font qu'irriter certains orgueils: Carnot resta froid, et, après tous les discours de ses collègues, renouvela sèchement sa proposition de mettre en délibération l'organisation de la garde nationale. Les directeurs levèrent alors la séance, et se retirèrent convaincus, comme on l'est si facilement dans ces occasions, que leur collègue les trahissait, et était d'accord avec les ennemis du gouvernement.

Il fut arrêté que le coup d'état porterait sur lui et sur Barthélémy, comme sur les principaux membres des conseils. Voici le plan auquel on s'arrêta définitivement. Les trois directeurs croyaient toujours que les députés de Clichy avaient le secret de la conspiration. Ils n'avaient acquis ni contre eux, ni contre Pichegru, aucune preuve nouvelle qui permît les voies judiciaires. Il fallait donc employer la voie d'un coup d'état. Ils avaient dans les deux conseils une minorité décidée, à laquelle se rattacheraient tous les hommes incertains, que la demi-énergie irrite et éloigne, que la grande énergie soumet et ramène. Ils se proposaient de faire fermer les salles dans lesquelles se réunissaient les anciens et les cinq-cents, de fixer ailleurs le lieu des séances, d'y appeler tous les députés sur lesquels on pouvait compter, de composer une liste portant les deux directeurs et cent quatre-vingts députés choisis parmi les plus suspects, et de proposer leur déportation sans discussion judiciaire, et par voie législative extraordinaire. Ils ne voulaient la mort de personne, mais l'éloignement forcé de tous les hommes dangereux. Beaucoup de gens ont pensé que ce coup d'état était devenu inutile, parce que les conseils intimidés par la résolution évidente du directoire, paraissaient se ralentir. Mais cette impression était passagère. Pour qui connaît la marche des partis, et leur vive imagination, il est évident que les clichyens, en voyant le directoire ne pas agir, se seraient ranimés. S'ils s'étaient contenus jusqu'à une nouvelle élection, ils auraient redoublé d'ardeur à l'arrivée du troisième tiers, et auraient alors déployé une fougue irrésistible. Le directoire n'aurait pas même trouvé alors la minorité conventionnelle qui restait dans les conseils, pour l'appuyer, et pour donner une espèce de légalité aux mesures extraordinaires qu'il voulait employer. Enfin, sans même prendre en considération ce résultat inévitable d'une nouvelle élection, le directoire, en n'agissant pas, était obligé d'exécuter les lois, et de réorganiser la garde nationale, c'est-à-dire de donner à la contre-révolution l'armée de vendémiaire, ce qui aurait amené une guerre civile épouvantable entre les gardes nationales et les troupes de ligne. En effet, tant que Pichegru et quelques intrigans n'avaient pour moyens que des motions aux cinq-cents, et quelques émigrés ou chouans dans Paris, leurs projets étaient peu à redouter; mais, appuyés de la garde nationale, ils pouvaient livrer combat, et commencer la guerre civile.

En conséquence Rewbell et Larévellière arrêtèrent qu'il fallait agir sans délai, et ne pas prolonger plus long-temps l'incertitude. Barras seul différait encore, et donnait de l'inquiétude à ses deux collègues. Ils craignaient toujours qu'il ne s'entendît soit avec la faction royaliste, soit avec le parti jacobin, pour faire une journée. Ils le surveillaient attentivement, et s'efforçaient toujours de capter Augereau, en s'adressant à sa vanité, et en tâchant de le rendre sensible à l'estime des honnêtes gens. Cependant il fallait encore quelques préparatifs, soit pour gagner les grenadiers du corps législatif, soit pour disposer les troupes, soit pour se procurer des fonds. On différa donc de quelques jours. On ne voulait pas demander de l'argent au ministre Ramel, pour ne pas le compromettre; et on attendait celui que Bonaparte avait offert, et qui n'arrivait pas.

Bonaparte, comme on l'a vu, avait envoyé son aide-de-camp Lavalette à Paris, pour être tenu au courant de toutes les intrigues. Le spectacle de Paris avait assez mal disposé M. de Lavalette, et il avait communiqué ses impressions à Bonaparte. Tant de ressentimens personnels se mêlent aux haines politiques, qu'à voir de près le spectacle des partis, il en devient repoussant. Souvent même, si on se laisse préoccuper par ce qu'il y a de personnel dans les discordes politiques, on peut être tenté de croire qu'il n'y a rien de généreux, de sincère, de patriotique, dans les motifs qui divisent les hommes. C'était assez l'effet que pouvaient produire les luttes des trois directeurs Barras, Larévellière, Rewbell, contre Barthélémy et Carnot, des conventionnels contre les clichyens; c'était une mêlée épouvantable où l'amour-propre et l'intérêt blessé pouvaient paraître, au premier aspect, jouer le plus grand rôle. Les militaires présens à Paris ajoutaient leurs prétentions à toutes celles qui étaient déjà en lutte. Quoique irrités contre la faction de Clichy, ils n'étaient pas très portés pour le directoire. Il est d'usage de devenir exigeant et susceptible, quand on se croit nécessaire. Groupés autour du ministre Schérer, les militaires étaient disposés à se plaindre, comme si le gouvernement n'avait pas assez fait pour eux. Kléber, le plus noble, mais le plus intraitable des caractères, et qu'on a peint très bien en disant qu'il ne voulait être ni le premier ni le second, Kléber avait dit au directoire dans son langage original: Je tirerai sur vos ennemis s'ils vous attaquent; mais en leur faisant face à eux, je vous tournerai le dos à vous. Lefebvre, Bernadotte et tous les autres s'exprimaient de même. Frappé de ce chaos, M. de Lavalette écrivit à Bonaparte de manière à l'engager à rester indépendant. Dès lors celui-ci, satisfait d'avoir donné l'impulsion, ne voulut point s'engager davantage, et résolut d'attendre le résultat. Il n'écrivit plus. Le directoire s'adressa au brave Hoche, qui, ayant seul le droit d'être mécontent, envoya 50,000 fr., formant la plus grande partie de la dot de sa femme.

On était dans les premiers jours de fructidor; Larévellière venait de remplacer Carnot à la présidence du directoire; il était chargé de recevoir l'envoyé de la république cisalpine, Visconti, et le général Bernadotte, porteur de quelques drapeaux que l'armée d'Italie n'avait pas encore envoyés au directoire. Il résolut de se prononcer de la manière la plus hardie, et de forcer ainsi Barras à se décider. Il fit deux discours véhémens, dans lesquels il répondait, sans les désigner, aux deux rapports de Thibaudeau et de Tronçon-Ducoudray. En parlant de Venise et des peuples italiens récemment affranchis, Thibaudeau avait dit que leur sort ne serait pas fixé, tant que le corps législatif de la France n'aurait pas été consulté. Faisant allusion à ces paroles, Larévellière dit à Visconti, que les peuples italiens avaient voulu la liberté, avaient eu le droit de se la donner, et n'avaient eu besoin pour cela d'aucun consentement au monde. «Cette liberté, disait-il, qu'on voudrait vous ôter, à vous et à nous, nous la défendrons tous ensemble, et nous saurons la conserver.» Le ton menaçant des deux discours ne laissait aucun doute sur les dispositions du directoire: des hommes qui parlaient de la sorte devaient avoir leurs forces toutes préparées. C'était le 10 fructidor; les clichyens furent dans les plus grandes alarmes. Dans leurs fureurs, ils revinrent à leur projet de mettre en accusation le directoire. Les constitutionnels craignaient un tel projet, parce qu'ils sentaient que ce serait pour le directoire un motif d'éclater, et ils déclarèrent qu'à leur tour ils allaient se procurer la preuve de la trahison de certains députés, et demander leur accusation. Cette menace arrêta les clichyens, et empêcha la rédaction d'un acte d'accusation contre les cinq directeurs.

Depuis longtemps les clichyens avaient voulu faire adjoindre à la commission des inspecteurs Pichegru et Willot, qui étaient regardés comme les deux généraux du parti. Mais cette adjonction de deux nouveaux membres, portant le nombre à sept, était contraire au règlement. On attendit le renouvellement de la commission, qui avait lieu au commencement de chaque mois, et on y porta Pichegru, Vaublanc, Delarue, Thibaudeau et Émery. La commission des inspecteurs était chargée de la police de la salle; elle donnait des ordres aux grenadiers du corps législatif, et elle était en quelque sorte le pouvoir exécutif des conseils. Les anciens avaient une semblable commission: elle s'était réunie à celle des cinq-cents, et toutes deux veillaient ensemble à la sûreté commune. Une foule de députés s'y rendaient, sans avoir le droit d'y siéger; ce qui en avait fait un nouveau club de Clichy, où l'on faisait les motions les plus violentes et les plus inutiles. D'abord on proposa d'y organiser une police, pour se tenir au courant des projets du directoire. On la confia à un nommé Dossonville. Comme on n'avait point de fonds, chacun contribua pour sa part; mais on ne réunit qu'une médiocre somme. Pourvu comme il l'avait été, Pichegru aurait pu contribuer pour une forte part, mais il ne paraît pas qu'il employât dans cette circonstance les fonds reçus de Wickam. Ces agens de police allaient recueillir partout de faux bruits, et venaient alarmer ensuite les commissions.

Chaque jour ils disaient: «C'est aujourd'hui, c'est cette nuit même, que le directoire doit faire arrêter deux cents députés, et les faire égorger par les faubourgs.» Ces bruits jetaient l'alarme dans les commissions, et cette alarme faisait naître les propositions les plus indiscrètes. Le directoire recevait par ses espions le rapport exagéré de toutes ces propositions, et concevait à son tour les plus grandes craintes. On disait alors, dans les salons du directoire, qu'il était temps de frapper, si on ne voulait pas être prévenu; on faisait des menaces qui, répétées à leur tour, allaient rendre effroi pour effroi.

Isolés au milieu des deux partis, les constitutionnels sentaient chaque jour davantage leurs fautes et leurs périls. Ils étaient livrés aux plus grandes terreurs. Carnot, encore plus isolé qu'eux, brouillé avec les clichyens, odieux aux patriotes, suspect même aux républicains modérés, calomnié, méconnu, recevait chaque jour les plus sinistres avis. On lui disait qu'il allait être égorgé par ordre de ses collègues. Barthélemy, menacé et averti comme lui, était dans l'épouvante.

Du reste, les mêmes avis étaient donnés à tout le monde. Larévellière avait été informé, de manière à ne pas lui laisser de doute, que des chouans étaient payés pour l'assassiner. Le trouvant le plus ferme des trois membres de la majorité, c'était lui qu'on voulait frapper pour la dissoudre. Il est certain que sa mort aurait tout changé, car le nouveau directeur nommé par les conseils eût voté certainement avec Carnot et Barthélemy. L'utilité du crime, et les détails donnés à Larévellière, devaient l'engager à se tenir en garde. Cependant il ne s'émut pas, et continua ses promenades du soir au Jardin des Plantes. On le fit insulter par Malo, le chef d'escadron du 21e de dragons, qui avait sabré les jacobins au camp de Grenelle, et qui avait ensuite dénoncé Brottier et ses complices. Ce Malo était la créature de Carnot et de Cochon, et il avait, sans le vouloir, inspiré aux clichyens des espérances qui le rendirent suspect. Destitué par le directoire, il attribua sa destitution à Larévellière, et vint le menacer au Luxembourg. L'intrépide magistrat fut peu effrayé de la présence d'un officier de cavalerie, et le poussa par les épaules hors de chez lui.

Rewbell, quoique très attaché à la cause commune, était plus violent, mais moins ferme. On vint lui dire que Barras traitait avec un envoyé du prétendant, et était prêt à trahir la république. Les liaisons de Barras avec tous les partis pouvaient inspirer tous les genres de craintes. «Nous sommes perdus, dit Rewbell; Barras nous livre, nous allons être égorgés; il ne nous reste qu'à fuir, car nous ne pouvons plus sauver la république. » Larévellière, plus calme, répondit à Rewbell, que, loin de céder, il fallait aller chez Barras, lui parler avec vigueur, l'obliger à s'expliquer, et lui imposer par une grande fermeté. Ils allèrent tous deux chez Barras, l'interrogèrent avec autorité, et lui demandèrent pourquoi il différait encore. Barras, occupé à tout préparer avec Augereau, demanda encore trois ou quatre jours, et promit de ne plus différer. C'était le 13 ou le 14 fructidor, Rewbell fut rassuré, et consentit à attendre.

Barras et Augereau, en effet, avaient tout préparé pour l'exécution du coup d'état médité depuis si long-temps. Les troupes de Hoche étaient disposées autour de la limite constitutionnelle, prêtes à la franchir, et à se rendre dans quelques heures à Paris. On avait gagné une grande partie des grenadiers du corps législatif, en se servant du commandant en second, Blanchard, et de plusieurs autres officiers, qui étaient dévoués au directoire. On s'était ainsi assuré d'un assez grand nombre de défections dans les rangs des grenadiers, pour prévenir un combat. Le commandant en chef Ramel était resté fidèle aux conseils, à cause de ses liaisons avec Cochon et Carnot; mais son influence était peu redoutable. On avait, par précaution, ordonné de grands exercices à feu aux troupes de la garnison de Paris, et même aux grenadiers du corps législatif. Ces mouvemens de troupes, ce fracas d'armes, étaient un moyen de tromper sur le véritable jour de l'exécution.

Chaque jour on s'attendait à voir l'événement éclater; on croyait que ce serait pour le 15 fructidor, puis pour le 16, mais le 16 répondait au 2 septembre, et le directoire n'aurait pas choisi ce jour de terrible mémoire. Cependant l'épouvante des clichyens fut extrême. La police des inspecteurs, trompée par de faux indices, leur avait persuadé que l'événement était fixé pour la nuit même du 15 au 16. Ils se réunirent le soir en tumulte, dans la salle des deux commissions. Rovère, le fougueux réacteur, l'un des membres de la commission des anciens, lut un rapport de police, d'après lequel deux cents députés allaient être arrêtés dans la nuit. D'autres, courant à perte d'haleine, vinrent annoncer que les barrières étaient fermées, que quatre colonnes de troupes entraient dans Paris, et que le comité dirigeant était réuni au directoire. Ils disaient aussi que l'hôtel du ministre de la police était tout éclairé. Le tumulte fut au comble. Les membres des deux commissions, qui auraient dû n'être que dix, et qui étaient une cinquantaine, se plaignaient de ne pouvoir pas délibérer. Enfin on envoya vérifier, soit aux barrières, soit à l'hôtel de la police, les rapports des agens, et il fut reconnu que le plus grand calme régnait partout. On déclara que les agens de la police ne pourraient pas être payés le lendemain, faute de fonds; chacun vida ses poches pour fournir la somme nécessaire. On se retira. Les clichyens entourèrent Pichegru pour le décider à agir; ils voulaient d'abord mettre les conseils en permanence, puis réunir les émigrés et les chouans qu'ils avaient dans Paris, y adjoindre quelques jeunes gens, marcher avec eux sur le directoire, et enlever les trois directeurs. Pichegru déclara tous ces projets ridicules et inexécutables, et répéta encore qu'il n'y avait rien à faire. Les têtes folles du parti n'en résolurent pas moins de commencer le lendemain par faire déclarer la permanence.

Le directoire fut averti par sa police du trouble des clichyens, et de leurs projets désespérés. Barras, qui avait dans sa main tous les moyens d'exécution, résolut d'en faire usage dans la nuit même. Tout était disposé pour que les troupes pussent franchir en quelques heures le cercle constitutionnel. La garnison de Paris devait suffire en attendant. Un grand exercice à feu fut commandé pour le lendemain, afin de se ménager un prétexte. Personne ne fut averti du moment, ni les ministres, ni les deux directeurs Rewbell et Larévellière, de manière que tout le monde ignorait que l'événement allait avoir lieu. Cette journée du 17 (3 septembre) se passa avec assez de calme; aucune proposition ne fut faite aux conseils. Beaucoup de députés s'absentaient, afin de se soustraire à la catastrophe qu'ils avaient si imprudemment provoquée. La séance du directoire eut lieu comme à l'ordinaire. Les cinq directeurs étaient présens. A quatre heures de l'après-midi, au moment où la séance était finie, Barras prit Rewbell et Larévellière à part, et leur dit qu'il fallait frapper la nuit même, pour prévenir l'ennemi. Il leur avait demandé quatre jours encore, mais il devançait ce terme pour n'être pas surpris. Les trois directeurs se rendirent alors chez Rewbell, où ils s'établirent. Il fut convenu d'appeler tous les ministres chez Rewbell, de s'enfermer là, jusqu'à ce que l'événement fût consommé, et de ne permettre à personne d'en sortir. On ne devait communiquer avec le dehors que par Augereau et ses aides-de-camp. Ce projet arrêté, les ministres furent convoqués pour la soirée. Réunis tous ensemble avec les trois directeurs, ils se mirent à rédiger les ordres et les proclamations nécessaires. Le projet était d'entourer le palais du corps législatif, d'enlever aux grenadiers les postes qu'ils occupaient, de dissoudre les commissions des inspecteurs, de fermer les salles des deux conseils, de fixer un autre lieu de réunion, d'y appeler les députés sur lesquels on pouvait compter, et de leur faire rendre une loi contre les députés dont on voulait se défaire. On comptait bien que ceux qui étaient ennemis du directoire n'oseraient pas se rendre au nouveau lieu de réunion. En conséquence, on rédigea des proclamations annonçant qu'un grand complot avait été formé contre la république, que les principaux auteurs étaient membres des deux commissions des inspecteurs; que c'était de ces deux commissions que devaient partir les conjurés; que, pour prévenir leur attentat, le directoire faisait fermer les salles du corps législatif, et indiquait un autre local, pour y réunir les députés fidèles à la république. Les cinq-cents devaient se réunir au théâtre de l'Odéon, et les anciens à l'amphithéâtre de l'École de Médecine. Un récit de la conspiration, appuyé de la déclaration de Duverne de Presle, et de la pièce trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, était ajouté à ces proclamations. Le tout fut imprimé sur-le-champ, et dut être affiché dans la nuit sur les murs de Paris. Les ministres et les trois directeurs restèrent renfermés chez Rewbell, et Augereau partit avec ses aides-de-camp pour faire exécuter le projet convenu.

Carnot et Barthélémy, retirés dans leur logement du Luxembourg, ignoraient ce qui se préparait. Les clichyens, toujours fort agités, encombraient la salle des commissions. Mais Barthélemy trompé fit dire que ce ne serait pas pour cette nuit. Pichegru, de son côté, venait de quitter Schérer, et il assura que rien n'était encore préparé. Quelques mouvemens de troupes avaient été aperçus, mais c'était, disait-on, à causé d'un exercice à feu, et on n'en conçut aucune alarme. Chacun rassuré se retira chez soi. Rovère seul resta dans la salle des inspecteurs, et se coucha dans un lit qui était destiné pour celui des membres qui devait veiller.

Vers minuit, Augereau disposa toutes les troupes de la garnison autour du palais, et fit approcher une nombreuse artillerie. Le plus grand calme régnait dans Paris, où l'on n'entendait que le pas des soldats et le roulement des canons. Il fallait, sans coup férir, enlever aux grenadiers du corps législatif les postes qu'ils occupaient. Ordre fut signifié au commandant Ramel, vers une heure du matin, de se rendre chez le ministre de la guerre. Il refusa, devinant de quoi il s'agissait, courut réveiller l'inspecteur Rovère, qui ne voulut pas croire encore au danger, et se hâta ensuite d'aller dans la caserne de ses grenadiers pour faire prendre les armes à la réserve. Quatre cents hommes à peu près occupaient les différens postes des Tuileries; la réserve était de huit cents. Elle fut sur-le-champ mise sous les armes, et rangée en bataille dans le jardin des Tuileries. Le plus grand ordre et le plus grand silence régnaient dans les rangs.

Dix mille hommes à peu près de troupes de ligne occupaient les environs du château, et se disposaient à l'envahir. Un coup de canon à poudre, tiré vers trois heures du matin, servit de signal. Les commandans des colonnes se présentèrent aux différens postes. Un officier vint de la part d'Augereau ordonner à Ramel de livrer le poste du Pont-Tournant, qui communiquait entre le jardin et la place Louis XV; mais Ramel refusa. Quinze cents hommes s'étant présentés à ce poste, les grenadiers, dont la plupart étaient gagnés, le livrèrent. La même chose se passa aux autres postes. Toutes les issues du jardin et du Carrousel furent livrées, et de toutes parts le palais se trouva envahi par des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie. Douze pièces de canon tout attelées furent braquées sur le château. Il ne restait plus que la réserve des grenadiers, forte de huit cents hommes, rangée en bataille, et ayant son commandant Ramel en tête. Une partie des grenadiers était disposée à faire son devoir; les autres, travaillés par les agens de Barras, étaient disposés au contraire à se réunir aux troupes du directoire. Des murmures s'élevèrent dans les rangs. «Nous ne sommes pas des Suisses, s'écrièrent quelques voix.—J'ai été blessé au 12 vendémiaire par les royalistes, dit un officier, je ne veux pas me battre pour eux le 18 fructidor.»

La défection s'introduisit alors dans cette troupe. Le commandant en second, Blanchard, l'excitait de ses paroles et de sa présence. Cependant le commandant Ramel voulait encore faire son devoir, lorsqu'il reçut un ordre, parti de la salle des inspecteurs, défendant de faire feu. Au même instant, Augereau arriva à la tête d'un nombreux état-major. «Commandant Ramel, dit-il, me reconnaissez-vous pour le chef de la 17e division militaire?—Oui, répondit Ramel.—Eh bien! en qualité de votre supérieur, je vous ordonne de vous rendre aux arrêts.» Ramel obéit; mais il reçut de mauvais traitemens de quelques jacobins furieux, mêlés dans l'état-major d'Augereau. Celui-ci le dégagea, et le fit conduire au Temple. Le bruit du canon et l'investissement du château avaient donné l'éveil à tout le monde. Il était cinq heures du matin. Les membres des commissions étaient accourus à leur poste, et s'étaient rendus dans leur salle. Ils étaient entourés, et ne pouvaient plus douter du péril. Une compagnie de soldats placée à leur porte avait ordre de laisser entrer tous ceux qui se présenteraient avec la médaille de députés, et de n'en laisser sortir aucun. Ils virent arriver leur collègue Dumas, qui se rendait à son poste; mais ils lui jetèrent un billet par la fenêtre, pour l'avertir du péril et l'engager à se sauver. Augereau se fit remettre l'épée de Pichegru et de Willot, et les envoya tous deux, au Temple, ainsi que plusieurs autres députés, saisis dans la salle des inspecteurs.

Tandis que cette opération s'exécutait contre les conseils, le directoire avait chargé un officier de se mettre à la tête d'un détachement, et d'aller s'emparer de Carnot et de Barthélemy. Carnot, averti à temps, s'était sauvé de son appartement, et il était parvenu à s'évader par une petite porte du jardin du Luxembourg dont il avait la clé. Quant à Barthélemy, on l'avait trouvé chez lui, et on l'avait arrêté. Cette arrestation était embarrassante pour le directoire. Barras excepté, les directeurs étaient charmés de la fuite de Carnot; ils désiraient vivement que Barthélemy en fît autant. Ils lui firent proposer de s'enfuir. Barthélemy répondit qu'il y consentait, si on le faisait transporter ostensiblement, et sous son nom, à Hambourg. Les directeurs ne pouvaient s'engager à une pareille démarche. Se proposant de déporter plusieurs membres du corps législatif, ils ne pouvaient pas traiter avec tant de faveur l'un de leurs collègues. Barthélemy fut conduit au Temple; il y arriva en même temps que Pichegru, Willot, et les autres députés pris dans la commission des inspecteurs.

Il était huit heures du matin: beaucoup de députés, avertis, voulurent courageusement se rendre à leur poste. Le président des cinq-cents, Siméon, et celui des anciens, Lafond-Ladebat, parvinrent jusqu'à leurs salles respectives, qui n'étaient pas encore fermées, et purent occuper le fauteuil en présence de quelques députés. Mais des officiers vinrent leur intimer l'ordre de se retirer. Ils n'eurent que le temps de déclarer que la représentation nationale était dissoute. Ils se retirèrent chez l'un d'eux, où les plus courageux méditèrent une nouvelle tentative. Ils résolurent de se réunir une seconde fois, de traverser Paris à pied, et de se présenter, ayant leurs présidens en tête, aux portes du Palais-Législatif. Il était près de onze heures du matin. Tout Paris était averti de l'événement; le calme de cette grande cité n'en était pas troublé. Ce n'étaient plus les passions qui produisaient un soulèvement; c'était un acte méthodique de l'autorité contre quelques représentans. Une foule de curieux encombraient les rues et les places publiques, sans mot dire. Seulement des groupes détachés des faubourgs, et composés de jacobins, parcouraient les rues en criant: Vive la république! à bas les aristocrates! Ils ne trouvaient ni écho ni résistance dans la masse de la population. C'était surtout autour du Luxembourg que leurs groupes s'étaient amassés. Là, ils criaient: Vive le directoire! et quelques-uns, vive Barras!

Le groupe des députés traversa en silence la foule amassée sur le Carrousel, et se présenta aux portes des Tuileries. On leur en refusa l'entrée; ils insistèrent; alors un détachement les repoussa, et les poursuivit jusqu'à ce qu'ils fussent dispersés: triste et déplorable spectacle, qui présageait la prochaine et inévitable domination des prétoriens! Pourquoi fallait-il qu'une faction perfide eût obligé la révolution à invoquer l'appui des baïonnettes? Les députés ainsi poursuivis se retirèrent, les uns chez le président Lafond-Ladebat, les autres dans une maison voisine. Ils y délibéraient en tumulte, et s'occupaient à faire une protestation, lorsqu'un officier vint leur signifier l'ordre de se séparer. Un certain nombre d'entre eux furent arrêtés; c'étaient Lafond-Ladebat, Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray, Bourdon (de l'Oise), Goupil de Préfeln, et quelques autres. Ils furent conduits au Temple, où déjà les avaient précédés les membres des deux commissions.

Pendant ce temps, les députés directoriaux s'étaient rendus au nouveau lieu assigné pour la réunion du corps législatif. Les cinq-cents allaient à l'Odéon, les anciens à l'École de Médecine. Il était midi à peu près, et ils étaient encore peu nombreux; mais le nombre s'en augmentait à chaque instant, soit parce que l'avis de cette convocation extraordinaire se communiquait de proche en proche, soit parce que tous les incertains, craignant de se déclarer en dissidence, s'empressaient de se rendre au nouveau corps législatif. De momens en momens, on comptait les membres présens; et enfin, lorsque les anciens furent au nombre de cent vingt-six, et les cinq cents au nombre de deux cent cinquante-un, moitié plus un pour les deux conseils, ils commencèrent à délibérer. Il y avait quelque embarras dans les deux assemblées, car l'acte qu'il s'agissait de légaliser était un coup d'état manifeste. Le premier soin des deux conseils fut de se déclarer en permanence, et de s'avertir réciproquement qu'ils étaient constitués. Le député Poulain-Grandpré, membre des cinq-cents, prit le premier la parole. «Les mesures qui ont été prises, dit-il, le local que nous occupons, tout annonce que la patrie a couru de grands dangers, et qu'elle en court encore. Rendons grâces au directoire: c'est à lui que nous devons le salut de la patrie. Mais ce n'est pas assez que le directoire veille; il est aussi de notre devoir de prendre des mesures capables d'assurer le salut public et la constitution de l'an III. A cet effet, je demande la formation d'une commission de cinq membres.»

Cette proposition fut adoptée, et la commission composée de députés dévoués au système du directoire. C'étaient Sieyès, Poulain-Grandpré, Villers, Chazal et Boulay (de la Meurthe). On annonça pour six heures du soir un message du directoire aux deux conseils. Ce message contenait le récit de la conspiration, telle qu'elle était connue du directoire, les deux pièces fameuses dont nous avons déjà parlé, et des fragmens de lettres trouvées dans les papiers des agens royalistes. Ces pièces ne contenaient que les preuves acquises; elles prouvaient que Pichegru était en négociation avec le prétendant, qu'Imbert-Colomès correspondait avec Blanckembourg, que Mersan et Lemerer étaient les aboutissans de la conspiration auprès des députés de Clichy, et qu'une vaste association de royalistes s'étendait sur toute la France. Il n'y avait pas d'autres noms que ceux qui ont déjà été cités. Ces pièces firent néanmoins un grand effet. En apportant la conviction morale, elles prouvaient l'impossibilité d'employer les voies judiciaires, par l'insuffisance des témoignages directs et positifs. La commission des cinq eut aussitôt la parole sur ce message. Le directoire n'ayant pas l'initiative des propositions, c'était à la commission des cinq à la prendre; mais cette commission avait le secret du directoire, et allait proposer la légalisation du coup d'état convenu d'avance. Boulay (de la Meurthe), chargé de prendre la parole au nom de la commission, donna les raisons dont on accompagne habituellement les mesures extraordinaires, raisons qui, dans la circonstance, étaient malheureusement trop fondées. Après avoir dit qu'on se trouvait placé sur un champ de bataille, qu'il fallait prendre une mesure prompte et décisive, et, sans verser une goutte de sang, réduire les conspirateurs à l'impossibilité de nuire, il fit les propositions projetées. Les principales consistaient à annuler les opérations électorales de quarante-huit départemens, à délivrer ainsi le corps législatif de députés voués à une faction, et à choisir dans le nombre les plus dangereux pour les déporter. Le conseil n'avait presque pas le choix à l'égard des mesures à prendre; la circonstance n'en admettait pas d'autres que celles qu'on lui proposait, et le directoire d'ailleurs avait pris une telle attitude, qu'on n'aurait pas osé les lui refuser. La partie flottante et incertaine d'une assemblée, que l'énergie soumet toujours, était rangée du côté des directoriaux, et prête à voter tout ce qu'ils voudraient. Le député Chollet demandait cependant un délai de douze heures pour examiner ces propositions; le cri aux voix! lui imposa silence. On se borna à retrancher quelques individus de la liste de déportation, tels que Thibaudeau, Doulcet de Pontécoulant, Tarbé, Crécy, Detorcy, Normand, Dupont (de Nemours), Remusat, Bailly, les uns comme bons patriotes, malgré leur opposition, les autres comme trop insignifians pour être dangereux. Après ces retranchemens, on vota surle-champ les résolutions proposées. Les opérations électorales de quarante-huit départemens furent cassées. Ces départemens étaient les suivans: Ain, Ardèche, Ariége, Aube, Aveyron, Bouches-du-Rhône, Calvados, Charente, Cher, Côte-d'Or, Côtes-du-Nord, Dordogne, Eure, Eure-et-Loir, Gironde, Hérault, Ille-et-Vilaine, Indre-et-Loire, Loiret, Manche, Marne, Mayenne, Mont-Blanc, Morbihan, Moselle, Deux-Nèthes, Nord, Oise, Orne, Pas-de-Calais, Puy-de-Dôme, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Rhône, Haute-Saône, Saône-et-Loire, Sarthe, Seine, Seine-Inférieure, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Somme, Tarn, Var, Vaucluse, Yonne. Les députés nommés par ces départemens étaient exclus du corps législatif. Tous les fonctionnaires, tels que juges ou administrateurs municipaux, élus par ces départemens, étaient exclus aussi de leurs fonctions. Étaient condamnés à la déportation, dans un lieu choisi par le directoire, les individus suivans: dans le conseil des cinq-cents, Aubry, Job Aimé, Bayard, Blain, Boissy-d'Anglas, Borne, Bourdon (de l'Oise), Cadroi, Couchery, Delahaye, Delarue, Doumère, Dumolard, Duplantier, Duprat, Gilbert-Desmolières, Henri Larivière, Imbert-Colomès, Camille-Jordan, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Gau, Lacarrière, Lemarchant-Gomicourt, Lemerer, Mersan, Madier, Maillard, Noailles, André, Mac-Curtain, Pavée, Pastoret, Pichegru, Polissart, Praire-Montaud, Quatremère-Quincy, Saladin, Siméon, Vauvilliers, Vaublanc, Villaret-Joyeuse, Willot: dans le conseil des anciens, Barbé-Marbois, Dumas, Ferraut-Vaillant, Lafond-Ladebat, Laumont, Muraire, Murinais, Paradis, Portalis, Rovère, Tronçon-Ducoudray.

Les deux directeurs Carnot et Barthélemy, l'ex-ministre de la police Cochon, son employé Dossonville, le commandant de la garde du corps législatif Ramel, les trois agens royalistes Brottier, Laville-Heurnois, Duverne de Presle, étaient condamnés aussi à la déportation. On ne s'en tint pas là: les journalistes n'avaient pas été moins dangereux que les députés, et on n'avait pas plus de moyens de les frapper judiciairement. On résolut d'agir révolutionnairement à leur égard, comme à l'égard des membres du corps législatif. On condamna à la déportation les propriétaires, éditeurs et rédacteurs de quarante-deux journaux; car aucunes conditions n'étant alors imposées aux journaux politiques, le nombre en était immense. Dans les quarante-deux figurait la Quotidienne. A ces dispositions contre les individus, on en ajouta d'autres, pour renforcer l'autorité du directoire, et rétablir les lois révolutionnaires que les cinq-cents avaient abolies ou modifiées. Ainsi le directoire avait la nomination de tous les juges et magistrats municipaux, dont l'élection était annulée dans quarante-huit départemens. Quant aux places de députés, elles restaient vacantes. Les articles de la fameuse loi du 3 brumaire, qui avaient été rapportés, étaient remis en vigueur, et même étendus. Les parens d'émigrés, exclus par cette loi des fonctions publiques jusqu'à la paix, en étaient exclus, par la loi nouvelle, jusqu'au terme de quatre ans après la paix; ils étaient privés en outre des fonctions électorales. Les émigrés, rentrés sous prétexte de demander leur radiation, devaient sortir sous vingt-quatre heures des communes dans lesquelles ils se trouvaient, et sous quinze jours du territoire. Ceux d'entre eux qui seraient saisis en contravention devaient subir l'application des lois sous vingt-quatre heures. Les lois qui rappelaient les prêtres déportés, qui les dispensaient du serment et les obligeaient à une simple déclaration, étaient rapportées. Toutes les lois sur la police des cultes étaient rétablies. Le directoire avait la faculté de déporter, sur un simple arrêté, les prêtres qu'il saurait se mal conduire. Quant aux journaux, il avait à l'avenir la faculté de supprimer ceux qui lui paraîtraient dangereux. Les sociétés politiques, c'est-à-dire les clubs, étaient rétablies; mais le directoire était armé contre eux de la même puissance qu'on lui donnait contre les journaux; il pouvait les fermer à volonté. Enfin, ce qui n'était pas moins important que tout le reste, l'organisation de la garde nationale était suspendue, et renvoyée à d'autres temps.

Aucune de ces dispositions n'était sanguinaire, car le temps de l'effusion du sang était passé; mais elles rendaient au directoire une puissance toute révolutionnaire. Elles furent votées le 18 fructidor an V (4 septembre) au soir, dans les cinq-cents. Aucune voix ne s'éleva contre leur adoption; quelques députés applaudirent, la majorité fut silencieuse et soumise. La résolution qui les contenait fut portée de suite aux anciens, qui étaient en permanence comme les cinq-cents, et qui attendaient qu'on leur fournît un sujet de délibération. La simple lecture de la résolution et du rapport les occupa jusqu'au matin du 19. Fatigués d'une séance trop longue, ils s'ajournèrent pour quelques heures. Le directoire, qui était impatient d'obtenir la sanction des anciens, et de pouvoir appuyer d'une loi le coup d'état qu'il avait frappé, envoya un message au corps législatif. «Le directoire, disait ce message, s'est dévoué pour sauver la liberté, mais il compte sur vous pour l'appuyer. C'est aujourd'hui le 19, et vous n'avez encore rien fait pour le seconder.» La résolution fut aussitôt approuvée en loi, et envoyée au directoire.

A peine fut-il muni de cette loi, qu'il se hâta d'en user, voulant exécuter son plan avec promptitude, et aussitôt après faire rentrer toutes choses dans l'ordre. Un grand nombre de condamnés à la déportation s'était enfuis. Carnot s'était secrètement dirigé vers la Suisse. Le directoire aurait voulu faire évader Barthélemy, qui s'obstina par les raisons qui ont été rapportées plus haut. Il choisit sur la liste des déportés quinze individus, jugés ou plus dangereux ou plus coupables, et les destina à une déportation, qui pour quelques-uns fut aussi funeste que la mort. On les fit partir le jour même, dans des chariots grillés, pour Rochefort, d'où ils durent être transportés sur une frégate à la Guyane. C'étaient Barthélemy, Pichegru, Willot, ainsi traités à cause ou de leur importance ou de leur culpabilité; Rovère, à cause de ses intelligences connues avec la faction royaliste; Aubry, à cause de son rôle dans la réaction; Bourdon (de l'Oise), Murinais, Delarue, à cause de leur conduite dans les cinq-cents; Ramel, à cause de sa conduite à la tête des grenadiers; Dossonville, à cause des fonctions qu'il avait remplies auprès de la commission des inspecteurs; Tronçon-Ducoudray, Barbé-Marbois, Lafond-Ladebat, à cause, non de leur culpabilité, car ils étaient sincèrement attachés à la république, mais de leur influence dans le conseil des anciens; enfin Brottier et Laville-Heurnois, à cause de leur conspiration. Leur complice Duverne de Presle fut ménagé en considération de ses révélations. La haine eut sans doute sa part ordinaire dans le choix des victimes, car il n'y avait que Pichegru de réellement dangereux parmi ces quinze individus. Le nombre en fut porté à seize, par le dévoûment du nommé Letellier, domestique de Barthélemy, qui demanda à suivre son maître. On les fit partir sans délai, et ils furent exposés, comme il arrive toujours, à la brutalité des subalternes. Cependant le directoire ayant appris que le général Dutertre, chef de l'escorte, se conduisait mal envers les prisonniers, le remplaça sur-le-champ. Ces déportés pour cause de royalisme allaient se retrouver à Sinamari, à côté de Billaud-Varennes et de Collot-d'Herbois. Les autres déportés furent destinés à l'île d'Oleron.

Pendant ces deux jours, Paris demeura parfaitement calme. Les patriotes des faubourgs trouvaient la peine de la déportation trop douce; ils étaient habitués à des mesures révolutionnaires d'une autre espèce. Se confiant dans Barras et Augereau, ils s'attendaient à mieux. Ils formèrent des groupes, et vinrent sous les fenêtres du directoire crier: Vive la République! vive le Directoire! vive Barras! Ils attribuaient la mesure à Barras, et désiraient qu'on s'en remît à lui, pendant quelques jours, de la répression des aristocrates. Cependant ces groupes peu nombreux ne troublèrent aucunement le repos de Paris. Les sectionnaires de vendémiaire, qu'on aurait vus bientôt, sans la loi du 19, réorganisés en garde nationale, n'avaient plus assez d'énergie pour prendre spontanément les armes. Ils laissèrent exécuter le coup d'état sans opposition. Du reste, l'opinion restait incertaine. Les républicains sincères voyaient bien que la faction royaliste avait rendu inévitable une mesure énergique, mais ils déploraient la violation des lois et l'intervention du pouvoir militaire. Ils doutaient presque de la culpabilité des conspirateurs, en voyant un homme comme Carnot confondu dans leurs rangs. Ils craignaient que la haine n'eût trop influé sur la détermination du directoire. Enfin, même en jugeant ses déterminations comme nécessaires, ils étaient tristes, et ils avaient raison; car il devenait évident que cette constitution, dans laquelle ils avaient mis tout leur espoir, n'était pas le terme de nos troubles et de nos discordes. La masse de la population se soumit, et se détacha beaucoup en ce jour des événemens politiques. On l'avait vue, le 9 thermidor, passer de la haine contre l'ancien régime à la haine contre la terreur. Depuis, elle n'avait voulu intervenir dans les affaires que pour réagir contre le directoire, qu'elle confondait avec la convention et le comité de salut public. Effrayée aujourd'hui de l'énergie de ce directoire, elle vit dans le 18 fructidor l'avis de demeurer étrangère aux événemens. Aussi vit-on, depuis ce jour, s'attiédir le zèle politique.

Telles devaient être les conséquences du coup d'état du 18 fructidor. On a dit qu'il était devenu inutile à l'instant où il fut exécuté; que le directoire en effrayant la faction royaliste avait déjà réussi à lui imposer, qu'en s'obstinant à faire le coup d'état, il avait préparé l'usurpation militaire, par l'exemple de la violation des lois. Mais, comme nous l'avons déjà dit, la faction royaliste n'était intimidée que pour un moment; à l'arrivée du prochain tiers elle aurait infailliblement tout renversé, et emporté le directoire. La guerre civile eût alors été établie entre elle et les armées. Le directoire en prévenant ce mouvement et en le réprimant à propos, empêcha la guerre civile; et, s'il se mit par là sous l'égide de la puissance militaire, il subit une triste mais inévitable nécessité. La légalité était une illusion à la suite d'une révolution comme la nôtre. Ce n'est pas à l'abri de la puissance légale que tous les partis pouvaient venir se soumettre et se reposer; il fallait une puissance plus forte pour les réprimer, les rapprocher, les fondre, et pour les protéger tous contre l'Europe en armes: et cette puissance, c'était la puissance militaire. Le directoire, par le 18 fructidor, prévint donc la guerre civile, et lui substitua un coup d'état, exécuté avec force, mais avec tout le calme et la modération possibles dans les temps de révolution.

CHAPITRE XI.

CONSÉQUENCES DU 18 FRUCTIDOR.—NOMINATION DE MERLIN (DE DOUAI) ET DE FRANÇOIS (DE NEUFCHATEAU) EN REMPLACEMENT DES DEUX DIRECTEURS DÉPORTÉS.—RÉVÉLATIONS TARDIVES ET DISGRACE DE MOREAU.—MORT DE HOCHE.—REMBOURSEMENT DES DEUX TIERS DE LA DETTE.—LOI CONTRE LES CI-DEVANT NOBLES.—RUPTURE DES CONFÉRENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.—CONFÉRENCES D'UDINE.—TRAVAUX DE BONAPARTE EN ITALIE; FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE; ARBITRAGE ENTRE LA VALTELINE ET LES GRISONS; CONSTITUTION LIGURIENNE; ÉTABLISSEMENT DANS LA MÉDITERRANÉE.—TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO.—RETOUR DE BONAPARTE A PARIS; FÊTE TRIOMPHALE.

Le 18 fructidor jeta la terreur dans les rangs des royalistes. Les prêtres et les émigrés, déjà rentrés en grand nombre, quittèrent Paris et les grandes villes pour regagner les frontières. Ceux qui étaient prêts à rentrer, s'enfoncèrent de nouveau en Allemagne et en Suisse. Le directoire venait d'être réarmé de toute la puissance révolutionnaire par la loi du 19, et personne ne voulait plus le braver. Il commença par réformer les administrations, ainsi qu'il arrive toujours à chaque changement de système, et appela des patriotes prononcés à la plupart des places. Il avait à nommer à toutes les fonctions électives dans quarante-huit départemens, et il pouvait ainsi étendre beaucoup son influence et multiplier ses partisans. Son premier soin devait être de remplacer les deux directeurs Carnot et Barthélemy. Rewbell et Larévellière, dont le dernier événement avait singulièrement augmenté l'influence, ne voulaient pas qu'on pût les accuser d'avoir exclu deux de leurs collègues, pour rester maîtres du gouvernement. Ils exigèrent donc que l'on demandât sur-le-champ au corps législatif la nomination de deux nouveaux directeurs. Ce n'était point l'avis de Barras, et encore moins d'Augereau, Ce général était enchanté de la journée du 18 fructidor, et tout fier de l'avoir si bien conduite. En se mêlant aux événemens, il avait pris goût à la politique et au pouvoir, et avait conçu l'ambition de siéger au directoire. Il voulait que les trois directeurs, sans demander des collègues au corps législatif, l'appelassent à siéger auprès d'eux. On ne satisfit point à cette prétention, et il ne lui resta d'autre moyen pour devenir directeur que d'obtenir la majorité dans les conseils. Mais il fut encore déçu dans cet espoir. Merlin (de Douai), ministre de la justice, et François (de Neufchâteau), ministre de l'intérieur, l'emportèrent d'un assez grand nombre de voix sur leurs concurrens. Masséna et Augereau furent, après eux, les deux candidats qui réunirent le plus de suffrages. Masséna en eut quelques-uns de plus qu'Augereau. Les deux nouveaux directeurs furent installés avec l'appareil accoutumé. Ils étaient républicains, plutôt à la manière de Rewbell et de Larévellière, qu'à la manière de Barras; ils avaient d'ailleurs d'autres habitudes et d'autres moeurs. Merlin était un jurisconsulte; François (de Neufchâteau) un homme de lettres. Tous deux avaient une manière de vivre analogue à leur profession, et étaient faits pour s'entendre avec Rewbell et Larévellière. Peut-être eût-il été à désirer, pour l'influence et la considération du directoire auprès de nos armées, que l'un de nos généraux célèbres y fût appelé.

Le directoire remplaça les deux ministres appelés au directoire, par deux administrateurs excellens pris dans la province. Il espérait ainsi composer le gouvernement d'hommes plus étrangers aux intrigues de Paris, et moins accessibles à la faveur. Il appela à la justice Lambrechts, qui était commissaire près l'administration centrale du département de la Dyle, c'est-à-dire préfet; c'était un magistrat intègre. Il plaça à l'intérieur Letourneur, commissaire près l'administration centrale de la Loire-Inférieure, administrateur capable, actif et probe, mais trop étranger à la capitale et à ses usages, pour n'être pas quelquefois ridicule à la tête d'une grande administration.

Le directoire avait lieu de s'applaudir de la manière dont les événemens s'étaient passés. Il était seulement inquiet du silence du général Bonaparte, qui n'avait plus écrit depuis long-temps, et qui n'avait point envoyé les fonds promis. L'aide-de-camp Lavalette n'avait point paru au Luxembourg pendant l'événement, et on soupçonna qu'il avait indisposé son général contre le directoire, et lui avait donné de faux renseignemens sur l'état des choses. M. de Lavalette, en effet n'avait cessé de conseiller à Bonaparte de se tenir à part, de rester étranger au coup d'état, et de se borner au secours qu'il avait donné au directoire par ses proclamations. Barras et Augereau mandèrent M. de Lavalette, lui firent des menaces, en lui disant qu'il avait sans doute trompé Bonaparte, et lui déclarèrent qu'ils l'auraient fait arrêter, sans les égards dus à son général. M. de Lavalette partit sur-le-champ pour l'Italie. Augereau se hâta d'écrire au général Bonaparte et à ses amis de l'armée, pour peindre l'événement sous les couleurs les plus favorables.

Le directoire, mécontent de Moreau, avait résolu de le rappeler, mais il reçut de lui une lettre qui fit la plus grande sensation. Moreau avait saisi lors du passage du Rhin les papiers du général Kinglin, et y avait trouvé toute la correspondance de Pichegru avec le prince de Condé. Il avait tenu cette correspondance secrète; mais il se décida à la faire connaître au gouvernement au moment du 18 fructidor. Il prétendit s'être décidé avant la connaissance des événemens du 18, et afin de fournir au directoire la preuve dont il avait besoin pour confondre des ennemis redoutables. Mais on assure que Moreau avait reçu par le télégraphe la nouvelle des événemens dans la journée même du 18, qu'alors il s'était hâté d'écrire, pour faire une dénonciation qui ne compromettait pas Pichegru plus qu'il ne l'était, et qui le déchargeait lui-même d'une grande responsabilité. Quoi qu'il en soit de ces différentes suppositions, il est clair que Moreau avait gardé longtemps un secret important, et ne s'était décidé à le révéler qu'au moment même de la catastrophe. Tout le monde dit que, n'étant pas assez républicain pour dénoncer son ami, il n'avait pas été cependant ami assez fidèle pour garder le secret jusqu'au bout. Son caractère politique parut là ce qu'il était, c'est-à-dire faible, vacillant et incertain. Le directoire l'appela à Paris pour rendre compte de sa conduite. En examinant cette correspondance, il y trouva la confirmation de tout ce qu'il avait appris sur Pichegru, et dut regretter de n'en avoir pas eu connaissance plus tôt. Il trouva aussi dans ces papiers la preuve de la fidélité de Moreau à la république; mais il le punit de sa tiédeur et de son silence en lui ôtant son commandement, et en le laissant sans emploi à Paris, Hoche, toujours à la tête de son armée de Sambre-et-Meuse, venait de passer un mois entier dans les plus cruelles angoisses. Il était à son quartier-général de Wetzlar, ayant une voiture toute prête pour s'enfuir en Allemagne avec sa jeune femme, si le parti des cinq-cents l'emportait. C'est cette circonstance seule qui, pour la première fois, le fit songer à ses intérêts, et à réunir une somme d'argent pour suffire à ses besoins pendant son éloignement; on a vu déjà qu'il avait prêté au directoire la plus grande partie de la dot de sa femme. La nouvelle du 18 fructidor le combla de joie, et le délivra de toute crainte pour lui-même. Le directoire, pour récompenser son dévoûment, réunit les deux grandes armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin en une seule, sous le nom d'armée d'Allemagne, et lui en donna le commandement. C'était le plus vaste commandement de la république. Malheureusement la santé du jeune général ne lui permit guère de jouir du triomphe des patriotes et du témoignage de confiance du gouvernement. Depuis quelque temps une toux sèche et fréquente, des convulsions nerveuses, alarmaient ses amis et ses médecins. Un mal inconnu consumait ce jeune homme, naguère plein de santé, et qui joignait à ses talens l'avantage de la beauté et de la vigueur la plus mâle. Malgré son état, il s'occupait d'organiser en une seule les deux armées, dont il venait de recevoir le commandement, et il songeait toujours à son expédition d'Irlande, dont le directoire voulait faire un moyen d'épouvanté contre l'Angleterre. Mais sa toux devint plus violente vers les derniers jours de fructidor, et il commença à souffrir des douleurs insupportables. On souhaitait qu'il suspendît ses travaux, mais il ne le voulut pas. Il appela son médecin et lui dit: Donnez-moi un remède pour la fatigue, mais que ce remède ne soit pas le repos. Vaincu par le mal, il se mit au lit le premier jour complémentaire de l'an V (17 septembre), et expira le lendemain, au milieu des douleurs les plus vives. L'armée fut dans la consternation, car elle adorait son jeune général. Cette nouvelle se répandit avec rapidité, et vint affliger tous les républicains, qui comptaient sur les talens et sur le patriotisme de Hoche. Le bruit d'empoisonnement se répandit sur-le-champ; on ne pouvait pas croire que tant de jeunesse, de force, de santé, succombassent par un accident naturel. L'autopsie fut faite; l'estomac et les intestins furent examinés par la Faculté, qui les trouva remplis de taches noires, et qui, sans déclarer les traces du poison, parut du moins y croire. On attribua l'empoisonnement au directoire, ce qui était absurde, car personne au directoire n'était capable de ce crime, étranger à nos moeurs, et personne surtout n'avait intérêt à le commettre. Hoche, en effet, était l'appui le plus solide du directoire, soit contre les royalistes, soit contre l'ambitieux vainqueur de l'Italie. On supposa avec plus de vraisemblance qu'il avait été empoisonné dans l'Ouest. Son médecin crut se souvenir que l'altération de sa santé datait de son dernier séjour en Bretagne, lorsqu'il alla s'y embarquer pour l'Irlande. On imagina, du reste sans preuve, que le jeune général avait été empoisonné dans un repas qu'il avait donné à des personnes de tous les partis, pour les rapprocher.

Le directoire fit préparer des obsèques magnifiques; elles eurent lieu au Champ-de-Mars, en présence de tous les corps de l'état, et au milieu d'un concours immense de peuple. Une armée considérable suivait le convoi; le vieux père du général conduisait le deuil. Cette pompe fit une impression profonde, et fut une des plus belles de nos temps héroïques.

Ainsi finit l'une des plus belles et des plus intéressantes vies de la révolution. Cette fois du moins ce ne fut pas par l'échafaud. Hoche avait vingt-neuf ans. Soldat aux gardes-françaises, il avait fait son éducation en quelques mois. Au courage physique du soldat il joignait un caractère énergique, une intelligence supérieure, une grande connaissance des hommes, l'entente des événemens politiques, et enfin le mobile tout-puissant des passions. Les siennes étaient ardentes, et furent peut-être la seule cause de sa mort. Une circonstance particulière ajoutait à l'intérêt qu'inspiraient toutes ses qualités; toujours il avait vu sa fortune interrompue par des accidens imprévus; vainqueur à Wissembourg, et prêt à entrer dans la plus belle carrière, il fut tout à coup jeté dans les cachots: sorti des cachots pour aller se consumer en Vendée, il y remplit le plus beau rôle politique, et, à l'instant où il allait exécuter un grand projet sur l'Irlande, une tempête et des mésintelligences l'arrêtèrent encore: transporté à l'armée de Sambre-et-Meuse, il y remporta une belle victoire, et vit sa marche suspendue par les préliminaires de Léoben: enfin, tandis qu'à la tête de l'armée d'Allemagne et avec les dispositions de l'Europe, il avait encore un avenir immense, il fut frappé tout à coup au milieu de sa carrière, et enlevé par une maladie de quarante-huit heures. Du reste, si un beau souvenir dédommage de la perte de la vie, il ne pouvait être mieux dédommagé de perdre sitôt la sienne. Des victoires, une grande pacification, l'universalité des talens, une probité sans tache, l'idée répandue chez tous les républicains qu'il aurait lutté seul contre le vainqueur de Rivoli et des Pyramides, que son ambition serait restée républicaine et eût été un obstacle invincible pour la grande ambition qui prétendait au trône, en un mot, des hauts faits, de nobles conjectures, et vingt-neuf ans, voilà de quoi se compose sa mémoire. Certes, elle est assez belle! ne le plaignons pas d'être mort jeune: il vaudra toujours mieux pour la gloire de Hoche, Kléber, Desaix, de n'être pas devenus des maréchaux. Ils ont eu l'honneur de mourir citoyens et libres, sans être réduits comme Moreau à chercher un asile dans les armées étrangères.

Le gouvernement donna l'armée d'Allemagne à Augereau, et se débarrassa ainsi de sa turbulence, qui commençait à devenir incommode à Paris.

Le directoire avait fait en quelques jours tous les arrangemens qu'exigeaient les circonstances; mais il lui restait à s'occuper des finances. La loi du 19 fructidor, en le délivrant de ses adversaires les plus redoutables, en rétablissant la loi du 3 brumaire, en lui donnant de nouveaux moyens de sévérité contre les émigrés et les prêtres, en l'armant de la faculté de supprimer les journaux, et de fermer les sociétés politiques dont l'esprit ne lui conviendrait pas, en lui permettant de remplir toutes les places vacantes après l'annulation des élections, en ajournant indéfiniment la réorganisation des gardes nationales, la loi du 19 fructidor lui avait rendu tout ce qu'avaient voulu lui ravir les deux conseils, et y avait même ajouté une espèce de toute-puissance révolutionnaire. Mais le directoire avait des avantages tout aussi importans à recouvrer en matière de finances; car on n'avait pas moins voulu le réduire sous ce rapport que sous tous les autres. Un vaste projet fut présenté pour les dépenses et les recettes de l'an VI. Le premier soin devait être de rendre au directoire les attributions qu'on avait voulu lui ôter, relativement aux négociations de la trésorerie, à l'ordre des paiemens; en un mot, à la manipulation des fonds. Tous les articles adoptés à cet égard par les conseils, avant le 18 fructidor, furent rapportés. Il fallait songer ensuite à la création de nouveaux impôts, pour soulager la propriété foncière trop chargée, et porter la recette au niveau de la dépense. L'établissement d'une loterie fut autorisé; il fut établi un droit sur les chemins et un autre sur les hypothèques. Les droits de l'enregistrement furent régularisés de manière à en accroître considérablement le produit; les droits sur les tabacs étrangers furent augmentés. Grâce à ces nouveaux moyens de recette, on put réduire la contribution foncière à 228 millions, et la contribution personnelle à 50, et porter cependant la somme totale des revenus pour l'an VI à 616 millions. Dans cette somme, les ventes supposées de biens nationaux n'étaient évaluées que pour 20 millions.

La recette se trouvant élevée à 616 millions par ces différens moyens, il fallait réduire la dépense à la même somme. La guerre n'était supposée devoir coûter cette année, même dans le cas d'une nouvelle campagne, que 283 millions. Les autres services généraux étaient évalués à 247 millions, ce qui faisait en tout 530 millions. Le service de la dette s'élevait à lui seul à 258 millions: et si on l'eût fait intégralement, la dépense se fût élevée à un taux fort supérieur aux moyens de la république. On proposa de n'en payer que le tiers, c'est-à-dire 86 millions. De cette manière, la guerre, les services généraux et la dette ne portaient la dépense qu'à 616 millions, montant de la recette. Mais pour se renfermer dans ces bornes, il fallait prendre un parti décisif à l'égard de la dette. Depuis l'abolition du papier-monnaie et le retour du numéraire, le service des intérêts n'avait pu se faire exactement. On avait payé un quart en numéraire, et trois quarts en bons sur les biens nationaux, appelés bons des trois quarts. C'était, en quelque sorte, comme si on eût payé un quart en argent et trois quarts en assignats. La dette n'avait donc guère été servie jusqu'ici qu'avec les ressources provenant des biens nationaux, et il devenait urgent de prendre un parti à cet égard, dans l'intérêt de l'état et des créanciers. Une dette dont la charge annuelle montait à 258 millions, était véritablement énorme pour cette époque. On ne connaissait point encore les ressources du crédit et la puissance de l'amortissement. Les revenus étaient bien moins considérables qu'ils ne le sont devenus, car on n'avait pas eu le temps de recueillir encore les bienfaits de la révolution; et la France, qui a pu produire depuis un milliard de contributions générales, pouvait à peine alors donner 616 millions. Ainsi la dette était accablante, et l'état se trouvait dans la situation d'un particulier en faillite. On résolut donc de continuer à servir une partie de la dette en numéraire, et, au lieu de servir le reste en bons sur les biens nationaux, d'en rembourser le capital même avec ces biens. On voulait en conserver un tiers seulement: le tiers conservé devait s'appeler tiers consolidé, et demeurer sur le grand-livre avec qualité de rente perpétuelle. Les deux autres tiers devaient être remboursés au capital de vingt fois la rente, et en bons recevables en paiement des biens nationaux. Il est vrai que ces bons tombaient dans le commerce à moins du sixième de leur valeur; et que, pour ceux qui ne voulaient pas acheter des terres, c'était une véritable banqueroute.

Malgré le calme et la docilité des conseils depuis le 18 fructidor, cette mesure excita une vive opposition. Les adversaires du remboursement soutenaient que c'était une vraie banqueroute; que la dette, à l'origine de la révolution, avait été mise sous la sauvegarde de l'honneur national, et que c'était déshonorer la république, que de rembourser les deux tiers; que les créanciers qui n'achèteraient pas des biens perdraient les neuf dixièmes en négociant leurs bons, car l'émission d'une aussi grande quantité de papier en avilirait considérablement la valeur; que même, sans avoir des préjugés contre l'origine des biens, les créanciers de l'état étaient pour la plupart trop pauvres pour acheter des terrés; que les associations pour acquérir en commun étaient impossibles; que par conséquent, la perte des neuf dixièmes du capital était réelle pour la plupart; que le tiers prétendu consolidé, et à l'abri de réduction pour l'avenir, n'était que promis; qu'un tiers promis valait moins que trois tiers promis; qu'enfin si la république ne pouvait pas, dans le moment, suffire à tout le service de la dette, il valait mieux pour les créanciers attendre comme ils avaient fait jusqu'ici, mais attendre avec l'espoir de voir leur sort amélioré, qu'être dépouillés sur-le-champ de leur créance. Il y avait même beaucoup de gens qui auraient voulu qu'on distinguât entre les différentes espèces de rentes inscrites au grand-livre, et qu'on ne soumît au remboursement que celles qui avaient été acquises à vil prix. Il s'en était vendu en effet à 10 et 15 fr., et ceux qui les avaient achetées gagnaient encore beaucoup malgré la réduction au tiers. Les partisans du projet du directoire répondaient qu'un état avait le droit, comme tout particulier, d'abandonner son avoir à ses créanciers, quand il ne pouvait plus les payer; que la dette surpassait de beaucoup les moyens de la république, et que dans cet état, elle avait le droit de leur abandonner le gage même de cette dette, c'est-à-dire les biens; qu'en achetant des terres ils perdraient fort peu; que ces terres s'élèveraient rapidement dans leurs mains, pour remonter à leur ancienne valeur, et qu'ils retrouveraient ainsi ce qu'ils avaient perdu; qu'il restait 1,300 millions de biens (le milliard promis aux armées étant transporté aux créanciers de l'état), que la paix était prochaine, qu'à la paix, les bons de remboursement devaient seuls être reçus en paiement des biens nationaux; que, par conséquent, la partie du capital remboursée, s'élevant à environ 3 milliards, trouverait à acquérir 1,300 millions de biens, et perdrait tout au plus les deux tiers au lieu des neuf dixièmes; que du reste les créanciers n'avaient pas été traités autrement jusqu'ici; que toujours on les avait payés en biens, soit qu'on leur donnât des assignats, ou des bons de trois quarts; que la république était obligée de leur donner ce qu'elle avait; qu'ils ne gagneraient rien à attendre, car jamais elle ne pourrait servir toute la dette; qu'en les liquidant, leur sort était fixé; que le paiement du tiers consolidé commençait sur-le-champ, car les moyens de faire le service existaient, et que la république de son côté était délivrée d'un fardeau énorme; qu'elle entrait par là dans des voies régulières; qu'elle se présentait à l'Europe avec une dette devenue légère, et qu'elle allait en devenir plus imposante et plus forte pour obtenir la paix; qu'enfin on ne pouvait pas distinguer entre les différentes rentes suivant le prix d'acquisition, et qu'il fallait les traiter toutes également.

Cette mesure était inévitable. La république faisait ici comme elle avait toujours fait: tous les engagemens au-dessus de ses forces, elle les avait remplis avec des terres, au prix où elles étaient tombées. C'est en assignats qu'elle avait acquitté les anciennes charges, ainsi que toutes les dépenses de la révolution, et c'est avec des terres qu'elle avait acquitté les assignats. C'est en assignats, c'est-à-dire encore avec des terres, qu'elle avait servi les intérêts de la dette, et c'est avec des terres qu'elle finissait par en acquitter le capital lui-même. En un mot, elle donnait ce qu'elle possédait. On n'avait pas autrement liquidé la dette aux États-Unis. Les créanciers avaient reçu pour tout paiement les rives du Mississipi. Les mesures de cette nature causent, comme les révolutions, beaucoup de froissemens particuliers; mais il faut savoir les subir, quand elles sont devenues inévitables. La mesure fut adoptée. Ainsi, au moyen des nouveaux impôts, qui portaient la recette à 616 millions, et grâce à la réduction de la dette, qui permettait de restreindre la dépense à cette somme, la balance se trouva rétablie dans nos finances, et on put espérer un peu moins d'embarras pour l'an VI (de septembre 1797 à septembre 1798).

A toutes ces mesures, résultats de la victoire, le parti républicain en voulait ajouter une dernière. Il disait que la république serait toujours en péril, tant qu'une caste ennemie, celle des ci-devant nobles, serait soufferte dans son sein; il voulait qu'on exilât de France toutes les familles qui autrefois avaient été nobles, ou s'étaient fait passer pour nobles; qu'on leur donnât la valeur de leurs biens en marchandises françaises, et qu'on les obligeât à porter ailleurs leurs préjugés, leurs passions et leur existence. Ce projet était fort appuyé par Sieyès, Boulay (de la Meurthe), Chazal, tous républicains prononcés, mais très combattu par Tallien et les amis de Barras. Barras était noble; le général de l'armée d'Italie était né gentilhomme; beaucoup des amis qui partageaient les plaisirs de Barras, et qui remplissaient ses salons, étaient d'anciens nobles aussi; et quoiqu'une exception fût faite en faveur de ceux qui avaient servi utilement la république, les salons du directeur étaient fort irrités contre la loi proposée. Même, sans toutes ces raisons personnelles, il était aisé de démontrer le danger et la rigueur de cette loi. Elle fut présentée cependant aux deux conseils, et excita une espèce de soulèvement, qui obligea à la retirer, pour lui faire subir de grandes modifications. On la reproduisit sous une autre forme. Les ci-devant nobles n'étaient plus condamnés à l'exil; mais ils étaient considérés comme étrangers, et obligés, pour recouvrer la qualité de citoyen, de remplir les formalités, et de subir les épreuves de la naturalisation. Une exception fut faite en faveur des hommes qui avaient servi utilement la république, ou dans les armées ou dans les assemblées. Barras, ses amis, et le vainqueur d'Italie, dont on affectait de rappeler toujours la naissance, furent ainsi affranchis des conséquences de cette mesure.

Le gouvernement avait repris une énergie toute révolutionnaire. L'opposition qui, dans le directoire et les conseils, affectait de demander la paix, étant écartée, le gouvernement se montra plus ferme et plus exigeant dans les négociations de Lille et d'Udine. Il ordonna sur-le-champ à tous les soldats qui avaient obtenu des congés, de rentrer dans les rangs; il remit tout sur le pied de guerre, et il envoya de nouvelles instructions à ses négociateurs. Maret, à Lille, était parvenu à concilier, comme on l'a vu, les prétentions des puissances maritimes. La paix était convenue, pourvu que l'Espagne sacrifiât la Trinité, et la Hollande Trinquemale, et que la France promit de ne jamais prendre le Cap de Bonne-Espérance pour elle-même. Il ne s'agissait donc plus que d'avoir le consentement de l'Espagne et de la Hollande. Le directoire trouva Maret trop facile, et résolut de le rappeler: il envoya Bonnier et Treilhard à Lille, avec de nouvelles instructions. D'après ces instructions, la France exigeait la restitution pure et simple, non seulement de ses colonies, mais encore de celles de ses alliés. Quant aux négociations d'Udine, le directoire ne se montra pas moins tranchant et moins positif. Il ne consentait plus à s'en tenir aux préliminaires de Léoben, qui donnaient à l'Autriche la limite de l'Oglio en Italie; il voulait maintenant que l'Italie fût affranchie tout entière jusqu'à l'Izonzo, et que l'Autriche se contentât pour indemnité de la sécularisation de divers états ecclésiastiques en Allemagne. Il rappela Clarke, qui avait été choisi et envoyé par Carnot, et qui avait, dans sa correspondance, fort peu ménagé les généraux de l'armée d'Italie réputés les plus républicains. Bonaparte demeura chargé des pouvoirs de la république pour traiter avec l'Autriche.

L'ultimatum que le directoire faisait signifier à Lille par les nouveaux négociateurs, Bonnier et Treilhard, vint rompre une négociation presque achevée. Lord Malmesbury en fut singulièrement déconcerté, car il désirait la paix, soit pour finir glorieusement sa carrière, soit pour procurer à son gouvernement un moment de répit. Il témoigna les plus vifs regrets; mais il était impossible que l'Angleterre renonçât à toutes ses conquêtes maritimes, et ne reçût rien en échange. Lord Malmesbury était si sincère dans son désir de traiter, qu'il engagea M. Maret à chercher à Paris, si on ne pourrait pas influer sur la détermination du directoire, et offrit même plusieurs millions pour acheter la voix de l'un des directeurs. M. Maret refusa de se charger d'aucune négociation de cette espèce, et quitta Lille. Lord Malmesbury et M. Ellis partirent sur-le-champ, et ne revinrent pas. Quoiqu'on pût reprocher dans cette circonstance au directoire d'avoir repoussé une paix certaine et avantageuse pour la France, son motif était cependant honorable. Il eût été peu loyal à nous d'abandonner nos alliés, et de leur imposer des sacrifices pour prix de leur dévoûment à notre cause. Le directoire, se flattant d'avoir sous peu la paix avec l'Autriche, ou du moins de la lui imposer par un mouvement de nos armées, avait l'espoir d'être bientôt délivré de ses ennemis du continent, et de pouvoir tourner toutes ses forces contre l'Angleterre.

L'ultimatum signifié à Bonaparte lui déplut singulièrement, car il n'espérait pas pouvoir le faire accepter. Il était difficile, en effet, de forcer l'Autriche à renoncer tout à fait l'Italie, et à se contenter de la sécularisation de quelques états ecclésiastiques en Allemagne, à moins de marcher sur Vienne. Or, Bonaparte ne pouvait plus prétendre à cet honneur, car il avait toutes les forces de la monarchie autrichienne sur les bras, et c'était l'armée d'Allemagne qui devait avoir l'avantage de percer la première, et de pénétrer dans les états héréditaires. A ce sujet de mécontentement s'en joignit un autre, lorsqu'il apprit les défiances qu'on avait conçues contre lui à Paris. Augereau avait envoyé un de ses aides-de-camp avec des lettres pour beaucoup d'officiers et de généraux de l'armée d'Italie. Cet aide-de-camp paraissait remplir une espèce de mission, et être chargé de redresser l'opinion de l'armée sur le 18 fructidor. Bonaparte vit bien qu'on se défiait de lui. Il se hâta de jouer l'offensé, de se plaindre avec la vivacité et l'amertume d'un homme qui se sent indispensable; il dit que le gouvernement le traitait avec une horrible ingratitude, qu'il se conduisait envers lui comme envers Pichegru après vendémiaire, et il demanda sa démission. Cet homme, d'un esprit si grand et si ferme, qui savait se donner une si noble attitude, se livra ici à l'humeur d'un enfant impétueux et mutin. Le directoire ne répondit pas à la demande de sa démission, et se contenta d'assurer qu'il n'était pour rien dans ces lettres et dans l'envoi d'un aide-de-camp. Bonaparte se calma, mais demanda encore à être remplacé dans les fonctions de négociateur, et dans celles d'organisateur des républiques italiennes. Il répétait sans cesse qu'il était malade, qu'il ne pouvait plus supporter la fatigue du cheval, et qu'il lui était impossible de faire une nouvelle campagne. Cependant, quoique à la vérité il fût malade, et accablé des travaux énormes auxquels il s'était livré depuis deux ans, il ne voulait être remplacé dans aucun de ses emplois, et au besoin il était assuré de trouver dans son âme les forces qui semblaient manquer à son corps.

Il résolut, en effet, de poursuivre la négociation, et d'ajouter à la gloire de premier capitaine du siècle, celle de pacificateur. L'ultimatum du directoire le gênait; mais il n'était pas plus décidé dans cette circonstance que dans une foule d'autres, à obéir aveuglément à son gouvernement. Ses travaux, dans ce moment, étaient immenses. Il organisait les républiques italiennes, il se créait une marine dans l'Adriatique, il formait de grands projets sur la Méditerranée, et il traitait avec les plénipotentiaires de l'Autriche.

Il avait commencé à organiser en deux états séparés les provinces qu'il avait affranchies dans la Haute-Italie. Il avait érigé depuis long-temps en république cispadane le duché de Modène, les légations de Bologne et de Ferrare. Son projet était de réunir ce petit état à Venise révolutionnée, et de la dédommager ainsi de la perte de ses provinces de terre-ferme. Il voulait organiser à part la Lombardie, sous le titre de république transpadane. Mais bientôt ses idées avaient changé, et il préférait former un seul état des provinces affranchies. L'esprit de localité, qui s'opposait d'abord à la réunion de la Lombardie avec les autres provinces, conseillait maintenant au contraire de les réunir. La Romagne, par exemple, ne voulait pas se réunir aux légations et au duché de Modène, mais consentait à dépendre d'un gouvernement central établi à Milan. Bonaparte vit bientôt que chacun détestant son voisin, il serait plus facile de soumettre tout le monde à une autorité unique. Enfin, la difficulté de décider la suprématie entre Venise et Milan, et de préférer l'une des deux pour en faire le siége du gouvernement, cette difficulté n'en était plus une pour lui. Il avait résolu de sacrifier Venise. Il n'aimait pas les Vénitiens; il voyait que le changement du gouvernement n'avait pas amené chez eux un changement dans les esprits. La grande noblesse, la petite, le peuple étaient ennemis des Français et de la révolution, et faisaient toujours des voeux pour les Autrichiens. A peine un petit nombre de bourgeois aisés approuvaient-ils le nouvel état de choses. La municipalité démocratique montrait la plus mauvaise volonté à l'égard des Français. Presque tout le monde à Venise semblait désirer qu'un retour de fortune permît à l'Autriche de rétablir l'ancien gouvernement. De plus, les Vénitiens n'inspiraient aucune estime à Bonaparte sous un rapport important à ses yeux, la puissance. Leurs canaux et leurs ports étaient presque comblés, leur marine était dans le plus triste état; ils étaient eux-mêmes abâtardis par les plaisirs, et incapables d'énergie. «C'est un peuple mou, efféminé et lâche, écrivait-il, sans terre ni eau, et nous n'en avons que faire.» Il songeait donc à livrer Venise à l'Autriche, à condition que l'Autriche, renonçant à la limite de l'Oglio, stipulée par les préliminaires de Léoben, rétrograderait jusqu'à l'Adige. Ce fleuve, qui est une excellente limite, séparait alors l'Autriche de la république nouvelle. L'importante place de Mantoue, qui, d'après les préliminaires, devait être rendue à l'Autriche, resterait à la république italienne, et Milan deviendrait capitale sans aucune contestation. Bonaparte aimait donc beaucoup mieux former un seul état, dont Milan serait la capitale, et donner à cet état la frontière de l'Adige et Mantoue, que de garder Venise; et en cela il avait raison, dans l'intérêt même de la liberté italienne. A ne pas affranchir toute l'Italie jusqu'à l'Izonzo, mieux valait sacrifier Venise que la frontière de l'Adige et Mantoue. Bonaparte avait vu, en s'entretenant avec les négociateurs autrichiens, que le nouvel arrangement pourrait être accepté. En conséquence, il forma de la Lombardie, des duchés de Modène et de Reggio, des légations de Bologne et de Ferrare, de la Romagne, du Bergamasque, du Brescian et du Mantouan, un état qui s'étendait jusqu'à l'Adige, qui avait d'excellentes places, telles que Pizzighitone et Mantoue, une population de trois millions six cent mille habitans, un sol admirable, des fleuves, des canaux et des ports.

Sur-le-champ il se mit à l'organiser en république. Il aurait voulu une autre constitution que celle donnée à la France. Il trouvait dans cette constitution le pouvoir exécutif trop faible, et, même sans avoir encore aucun penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement, mû par le seul besoin de composer un état fort et capable de lutter avec les aristocraties voisines, il aurait souhaité une organisation plus concentrée et plus énergique. Il demandait qu'on lui envoyât Sieyès, pour s'entendre avec lui à cet égard; mais le directoire n'adopta point ses idées, et insista pour qu'on donnât à la nouvelle république la constitution française. Il fut obéi, et sur-le-champ notre constitution fut adaptée à l'Italie. La nouvelle république fut appelée Cisalpine. On voulait à Paris l'appeler Transalpine: mais c'était placer en quelque sorte le centre à Paris, et les Italiens le voulaient à Rome, parce que tous les voeux tendaient à l'affranchissement de leur patrie, à son unité, et au rétablissement de l'antique métropole. Le mot Cisalpine était donc celui qui lui convenait le mieux. On crut prudent de ne pas abandonner au choix des Italiens la première composition du gouvernement. Pour cette première fois, Bonaparte nomma lui-même les cinq directeurs et les membres des deux conseils. Il s'attacha à faire les meilleurs choix, autant du moins que sa position le permettait. Il nomma directeur Serbelloni, l'un des plus grands seigneurs de l'Italie; il fit partout organiser des gardes nationales, et en réunit trente mille à Milan pour la fédération du 14 juillet. La présence de l'armée française en Italie, ses hauts faits, sa gloire, avaient commencé à répandre l'enthousiasme militaire dans ce pays, trop peu habitué aux armes. Bonaparte tâcha de l'y exciter de toutes les manières. Il ne se dissimulait pas combien la nouvelle république était faible sous le rapport militaire; il n'estimait en Italie que l'armée piémontaise, parce que la cour de Piémont avait seule fait la guerre pendant le cours du siècle. Il écrivait à Paris qu'un seul régiment du roi de Sardaigne renverserait la république cisalpine, qu'il fallait donner par conséquent à cette république des moeurs guerrières, qu'elle serait alors une puissance importante en Italie, mais que pour cela il fallait du temps, et que de pareilles révolutions ne se faisaient pas en quelques jours. Cependant il commençait à y réussir, car il avait au plus haut degré l'art de communiquer aux autres le plus vif de ses goûts, celui des armes. Personne ne savait mieux se servir de sa gloire, pour faire des succès militaires une mode, pour y diriger toutes les vanités et toutes les ambitions. Dès ce jour, les moeurs commencèrent à changer en Italie. «La soutane, qui était l'habit à la mode pour les jeunes gens, fut remplacée par l'uniforme. Au lieu de passer leur vie aux pieds des femmes, les jeunes Italiens fréquentaient les manèges, les salles d'armes, les champs d'exercice. Les enfans ne jouaient plus à la chapelle; ils avaient des régimens de fer-blanc, et imitaient dans leurs jeux les événemens de la guerre. Dans les comédies, dans les farces des rues, on avait toujours représenté un Italien bien lâche, quoique spirituel, et une espèce de gros capitan, quelquefois français, et plus souvent allemand, bien fort, bien brave, bien brutal, finissant par administrer quelques coups de bâton à l'Italien, aux grands applaudissemens des spectateurs. Le peuple ne souffrit plus de pareilles allusions; les auteurs mirent sur la scène, à la satisfaction du public, des Italiens braves, faisant fuir des étrangers pour soutenir leur honneur et leurs droits. L'esprit national se formait. L'Italie avait ses chansons à la fois patriotiques et guerrières. Les femmes repoussaient avec mépris les hommages des hommes qui, pour leur plaire, affectaient des moeurs efféminées[9].»

[Note 9: Mémoires de Napoléon, publiés par le comte de Monthelon, tome
IV, page 196.]

Cependant cette révolution commençait à peine; la Cisalpine ne pouvait être forte encore que des secours de la France. Le projet était d'y laisser, comme en Hollande, une partie de l'armée, qui se reposerait là de ses fatigues, jouirait paisiblement de sa gloire, et animerait de son feu guerrier toute la contrée. Bonaparte, avec cette prévoyance qui s'étendait à tout, avait formé pour la Cisalpine un vaste et magnifique plan. Cette république était pour la France un avant-poste; il fallait que nos armées pussent y arriver rapidement. Bonaparte avait formé le projet d'une route, qui de France arriverait à Genève, de Genève traverserait le Valais, percerait le Simplon, et descendrait en Lombardie. Il traitait déjà avec la Suisse pour cet objet. Il avait envoyé des ingénieurs pour faire le devis de la dépense, et il arrêtait tous les détails d'exécution, avec cette précision qu'il mettait dans les projets même les plus vastes et les plus chimériques en apparence. Il voulait que cette grande route, la première qui percerait directement les Alpes, fût large, sûre et magnifique, qu'elle devînt un chef-d'oeuvre de la liberté et un monument de la puissance française.

Tandis qu'il s'occupait ainsi d'une république qui lui devait l'existence, il rendait la justice aussi et était pris pour arbitre entre deux peuples. La Valteline s'était révoltée contre la souveraineté des ligues grises. La Valteline se compose de trois vallées, qui appartiennent à l'Italie, car elles versent leurs eaux vers l'Adda. Elles étaient soumises au joug des Grisons, joug insupportable, car il n'y en a pas de plus pesant que celui qu'un peuple impose à un autre peuple. Il y avait plus d'une tyrannie de ce genre en Suisse. Celle de Berne sur le pays de Vaud était célèbre. Les Valtelins se soulevèrent et demandèrent à faire partie de la république cisalpine. Ils invoquèrent la protection de Bonaparte, et se fondèrent, pour l'obtenir, sur d'anciens traités, qui mettaient la Valteline sous la protection des souverains de Milan. Les Grisons et les Valtelins convinrent de s'en référer au tribunal de Bonaparte. Il accepta la médiation avec la permission du directoire. Il fit conseiller aux Grisons de reconnaître les droits des Valtelins, et de se les associer comme une nouvelle ligue grise. Ils s'y refusèrent, et voulurent plaider la cause de leur tyrannie. Bonaparte leur fixa une époque pour comparaître. Le terme venu, les Grisons, à l'instigation de l'Autriche, refusèrent de se présenter. Bonaparte alors, se fondant sur l'acceptation de l'arbitrage et sur les anciens traités, condamna les Grisons par défaut, déclara les Valtelins libres, et leur permit de se réunir à la Cisalpine. Cette sentence fondée en droit et en équité, fit une vive sensation en Europe. Elle épouvanta l'aristocratie de Berne, réjouit les vaudois, et ajouta à la Cisalpine une population riche, brave et nombreuse.

Gênes le prenait en même temps pour son conseiller dans le choix d'une constitution. Gênes n'étant point conquise, pouvait se choisir ses lois, et ne dépendait pas du directoire sous ce rapport. Les deux partis aristocratique et démocratique étaient là aux prises. Une première révolte avait éclaté, comme on l'a vu, au mois de mai; il y en eut une seconde plus générale dans la vallée de la Polcevera, qui faillit devenir fatale à Gênes. Elle était excitée par les prêtres contre la constitution nouvelle. Le général français Duphot, qui se trouvait là avec quelques troupes, rétablit l'ordre. Les Génois s'adressèrent à Bonaparte, qui leur répondit une lettre sévère, pleine de conseils fort sages, et dans laquelle il réprimait leur fougue démocratique. Il fit des changemens dans leur constitution; au lieu de cinq magistrats chargés du pouvoir exécutif, il n'en laissa que trois; les membres des conseils furent moins nombreux; le gouvernement fut organisé d'une manière moins populaire, mais plus forte. Bonaparte fit accorder plus d'avantages aux nobles et aux prêtres, pour les réconcilier avec le nouvel ordre de choses; et comme on avait voulu les exclure des fonctions publiques, il blâma cette pensée. Vous feriez, écrivait-il aux Génois, ce qu'ils ont fait eux-mêmes. Il publia avec intention la lettre où était renfermée cette phrase. C'était un blâme dirigé contre ce qui se faisait à Paris à l'égard des nobles. Il était charmé d'intervenir ainsi d'une manière indirecte dans la politique, de donner un avis, de le donner contraire au directoire, et surtout de se détacher sur-le-champ du parti victorieux; car il affectait de rester indépendant, de n'approuver, de ne servir aucune faction, de les mépriser, de les dominer toutes.

Tandis qu'il était ainsi législateur, arbitre, conseiller des peuples italiens, il s'occupait d'autres soins non moins vastes, et qui décelaient une prévoyance bien autrement profonde. Il s'était emparé de la marine de Venise, et avait mandé l'amiral Brueys dans l'Adriatique, pour prendre possession des îles vénitiennes de la Grèce. Il avait été amené ainsi à réfléchir sur la Méditerranée, sur son importance et sur le rôle que nous pouvions y jouer. Il avait conclu que si, dans l'Océan, nous devions rencontrer des maîtres, nous n'en devions pas avoir dans la Méditerranée. Que l'Italie fût affranchie en entier ou ne le fût pas, que Venise fût ou non cédée à l'Autriche, il voulait que la France gardât les îles Ioniennes, Corfou, Zante, Sainte-Maure, Cérigo, Céphalonie. Les peuples de ces îles demandaient à devenir nos sujets. Malte, le poste le plus important de la Méditerranée, appartenait à un ordre usé, et qui devait disparaître devant l'influence de la révolution française. Malte, d'ailleurs, devait tomber bientôt au pouvoir des Anglais, si la France ne s'en emparait pas. Bonaparte avait fait saisir les propriétés des chevaliers en Italie, pour achever de les ruiner. Il avait pratiqué des intrigues à Malte même, qui n'était gardée que par quelques chevaliers et une faible garnison; et il se proposait d'y envoyer sa petite marine et de s'en emparer. «De ces différens postes, écrivait-il au directoire, nous dominerons la Méditerranée, nous veillerons sur l'empire ottoman, qui croule de toutes parts, et nous serons en mesure ou de le soutenir ou d'en prendre notre part. Nous pourrons davantage, ajoutait Bonaparte, nous pourrons rendre presque inutile aux Anglais la domination de l'Océan. Ils nous ont contesté à Lille le Cap de Bonne-Espérance; nous pouvons nous en passer. Occupons l'Égypte; nous aurons la route directe de l'Inde, et il nous sera facile d'y établir une des plus belles colonies du globe.»

C'est donc en Italie, et en promenant sa pensée sur le Levant, qu'il conçut la première idée de l'expédition célèbre qui fut tentée l'année suivante. «C'est en Égypte, écrivait-il, qu'il faut attaquer l'Angleterre.» (Lettre du 16 août 1797—29 thermidor an V.)

Pour arriver à ces fins, il avait fait venir l'amiral Brueys dans l'Adriatique avec six vaisseaux, quelques frégates et quelques corvettes. Il s'était ménagé en outre un moyen de s'emparer de la marine vénitienne. D'après le traité conclu, on devait lui payer trois millions en matériel de marine. Il prit sous ce prétexte tous les chanvres, fers, etc., qui formaient du reste la seule richesse de l'arsenal vénitien. Après s'être emparé du matériel sous le prétexte des trois millions, Bonaparte s'empara des vaisseaux, sous prétexte d'aller occuper les îles pour le compte de Venise démocratique. Il fit achever ceux qui étaient en construction, et parvint ainsi à armer six vaisseaux de guerre, six frégates et plusieurs corvettes, qu'il réunit à l'escadre que Brueys avait amenée de Toulon. Il remplaça le million que la trésorerie avait arrêté, donna à Brueys des fonds pour enrôler d'excellens matelots en Albanie et sur les côtes de la Grèce, et lui créa ainsi une marine capable d'imposer à toute la Méditerranée. Il en fixa le principal établissement à Corfou, par des raisons excellentes, et qui furent approuvées du gouvernement. De Corfou, cette escadre pouvait se porter dans l'Adriatique, et se concerter avec l'armée d'Italie en cas de nouvelles hostilités; elle pouvait aller à Malte, elle imposait à la cour de Naples, et il lui était facile, si on la désirait dans l'Océan, pour la faire concourir à quelque projet, de voler vers le détroit plus promptement que si elle eût été à Toulon. Enfin à Corfou, l'escadre apprenait à devenir manoeuvrière, et se formait mieux qu'à Toulon, où elle était ordinairement immobile. «Vous n'aurez jamais de marins, écrivait Bonaparte, en les laissant dans vos ports.»

Telle était la manière dont Bonaparte occupait son temps pendant les lenteurs calculées que lui faisait essuyer l'Autriche. Il songeait aussi à sa position militaire à l'égard de cette puissance. Elle avait fait des préparatifs immenses, depuis la signature des préliminaires de Léoben. Elle avait transporté la plus grande partie de ses forces dans la Carinthie, pour protéger Vienne et se mettre à couvert contre la fougue de Bonaparte. Elle avait fait lever la Hongrie en masse. Dix-huit mille cavaliers hongrois s'exerçaient depuis trois mois sur les bords du Danube. Elle avait donc les moyens d'appuyer les négociations d'Udine. Bonaparte n'avait guère plus de soixante-dix mille hommes de troupes, dont une très petite partie en cavalerie. Il demandait des renforts au directoire pour faire face à l'ennemi, et il pressait surtout la ratification du traité d'alliance avec le Piémont pour obtenir dix mille de ces soldats piémontais dont il faisait si grand cas. Mais le directoire ne voulait pas lui envoyer de renforts, parce que le déplacement des troupes aurait amené de nombreuses désertions; il aimait mieux, en accélérant la marche de l'armée d'Allemagne, dégager l'armée d'Italie, que la renforcer; il hésitait encore à signer une alliance avec le Piémont, parce qu'il ne voulait pas garantir un trône dont il espérait et souhaitait la chute naturelle. Il avait envoyé seulement quelques cavaliers à pied. On avait en Italie de quoi les monter et les équiper.

Privé des ressources sur lesquelles il avait compté, Bonaparte se voyait donc exposé à un orage du côté des Alpes Juliennes. Il avait tâché de suppléer de toutes les manières aux moyens qu'on lui refusait. Il avait armé et fortifié Palma-Nova, avec une activité extraordinaire, et en avait fait une place de premier ordre, qui, à elle seule, devait exiger un long siége. Cette circonstance seule changeait singulièrement sa position. Il avait fait jeter des ponts sur l'Izonzo, et construire des têtes de pont, pour être prêt à déboucher avec sa promptitude accoutumée. Si la rupture avait lieu avant la chute des neiges, il espérait surprendre les Autrichiens, les jeter dans le désordre, et malgré la supériorité de leurs forces, se trouver bientôt aux portes de Vienne. Mais si la rupture n'avait lieu qu'après les neiges, il ne pouvait plus prévenir les Autrichiens, il était obligé de les recevoir dans les plaines de l'Italie, où la saison leur permettait de déboucher en tout temps, et alors le désavantage du nombre n'était plus balancé par celui de l'offensive. Dans ce cas, il se considérait comme en danger.

Bonaparte désirait donc que les négociations se terminassent promptement. Après la ridicule note du 18 juillet, où les plénipotentiaires avaient insisté de nouveau pour le congrès de Berne, et réclamé contre ce qui s'était fait à Venise, Bonaparte avait fait répondre d'une manière vigoureuse, et qui prouvait à l'Autriche qu'il était prêt à fondre de nouveau sur Vienne. MM. de Gallo, de Meerweldt et un troisième négociateur, M. Degelmann, étaient arrivés le 31 août (14 fructidor), et les conférences avaient commencé sur-le-champ. Mais évidemment le but était de traîner encore les choses en longueur, car, tout en acceptant une négociation séparée à Udine, ils se réservaient toujours de revenir à un congrès général à Berne. Ils annonçaient que le congrès de Rastadt, pour la paix de l'Empire, allait s'ouvrir sur-le-champ, que les négociations en seraient conduites en même temps que celles d'Udine, ce qui devait compliquer singulièrement les intérêts et faire naître autant de difficultés qu'un congrès général à Berne. Bonaparte fit observer que la paix de l'Empire ne devait se traiter qu'après la paix avec l'empereur; il déclara que si le congrès s'ouvrait, la France n'y enverrait pas; il ajouta que, si au 1er octobre la paix avec l'empereur n'était pas conclue, les préliminaires de Léoben seraient regardés comme nuls. Les choses en étaient à ce point, lorsque le 18 fructidor (4 septembre) déjoua toutes les fausses espérances de l'Autriche. Sur-le-champ M. de Cobentzel accourut de Vienne à Udine. Bonaparte se rendit à Passeriano, fort belle maison de campagne, à quelque distance d'Udine, et tout annonça que cette fois le désir de traiter était sincère. Les conférences avaient lieu alternativement à Udine, chez M. de Cobentzel, et à Passeriano, chez Bonaparte. M. de Cobentzel était un esprit subtil, abondant, mais peu logique: il était hautain et amer. Les trois autres négociateurs gardaient le silence. Bonaparte représentait seul pour la France, depuis la destitution de Clarke. Il avait assez d'arrogance, la parole assez prompte et assez tranchante pour répondre au négociateur autrichien. Quoiqu'il fût visible que M. de Cobentzel avait l'intention réelle de traiter, il n'en afficha pas moins les prétentions les plus extravagantes. C'était tout au plus si l'Autriche cédait les Pays-Bas, mais elle ne se chargeait pas de nous assurer la limite du Rhin, disant que c'était à l'Empire à nous faire cette concession. En dédommagement des riches et populeuses provinces de la Belgique, l'Autriche voulait des possessions, non pas en Allemagne, mais en Italie. Les préliminaires de Léoben lui avaient assigné les états vénitiens jusqu'à l'Oglio, c'est-à-dire la Dalmatie, l'Istrie, le Frioul, le Brescian, le Bergamasque et le Mantouan, avec la place de Mantoue; mais ces provinces ne la dédommageaient pas de la moitié de ce qu'elle perdait en cédant la Belgique et la Lombardie. Ce n'était pas trop, disait M. de Cobentzel, de lui laisser non-seulement la Lombardie, mais de lui donner encore Venise et les légations, et de rétablir le duc de Modène dans son duché.

A toute la faconde de M. de Cobentzel, Bonaparte ne répondait que par un imperturbable silence; et à ses prétentions folles, que par des prétentions aussi excessives, énoncées d'un ton ferme et tranchant. Il demandait la ligne du Rhin pour la France, Mayence comprise, et la ligne de l'Izonzo pour l'Italie. Entre ces prétentions opposées il fallait prendre un milieu. Bonaparte, comme nous l'avons déjà dit, avait cru entrevoir qu'en cédant Venise à l'Autriche (concession qui n'était pas comprise dans les préliminaires de Léoben, parce qu'on ne songeait pas alors à détruire cette république), il pourrait obtenir que l'empereur reculât sa limite de l'Oglio à l'Adige, que le Mantouan, le Bergamasque et le Brescian fussent donnés à la Cisalpine, qui aurait ainsi la frontière de l'Adige et Mantoue; que de plus l'empereur reconnût à la France la limite du Rhin, et lui livrât même Mayence; qu'enfin il consentît à lui laisser les îles Ioniennes. Bonaparte résolut de traiter à ces conditions. Il y voyait beaucoup d'avantages réels, et tous ceux que la France pouvait obtenir dans le moment. L'empereur, en prenant Venise, se compromettait dans l'opinion de l'Europe, car c'était pour lui que Venise avait trahi la France. En abandonnant l'Adige et Mantoue, l'empereur donnait à la nouvelle république italienne une grande consistance; en nous laissant les îles Ioniennes, il nous préparait l'empire de la Méditerranée; en nous reconnaissant la limite du Rhin, il laissait l'Empire sans force pour nous la refuser; en nous livrant Mayence, il nous mettait véritablement en possession de cette limite, et se compromettait encore avec l'Empire de la manière la plus grave, en nous livrant une place appartenant à l'un des princes germaniques. Il est vrai qu'en faisant une nouvelle campagne, on était assuré de détruire la monarchie autrichienne, ou de l'obliger du moins à renoncer à l'Italie. Mais Bonaparte avait plus d'une raison personnelle d'éviter une nouvelle campagne. On était en octobre, et il était tard pour percer en Autriche. L'armée d'Allemagne, commandée aujourd'hui par Augereau, devait avoir tout l'avantage, car elle n'avait personne devant elle. L'armée d'Italie avait sur les bras toutes les forces autrichiennes; elle ne pouvait pas avoir le rôle brillant, étant réduite à la défensive; elle ne pouvait pas être la première à Vienne. Enfin Bonaparte était fatigué, il voulait jouir un peu de son immense gloire. Une bataille de plus n'ajoutait rien aux merveilles de ces deux campagnes, et en signant la paix il se couronnait d'une double gloire. A celle de guerrier il ajouterait celle de négociateur, et il serait le seul général de la république qui aurait réuni les deux, car il n'en était encore aucun qui eût signé des traités. Il satisferait à l'un des voeux les plus ardens de la France, et rentrerait dans son sein avec tous les genres d'illustration. Il est vrai qu'il y avait une désobéissance formelle à signer un traité sur ces bases, car le directoire exigeait l'entier affranchissement de l'Italie; mais Bonaparte sentait que le directoire n'oserait pas refuser la ratification du traité, car ce serait se mettre en opposition avec l'opinion de la France. Le directoire l'avait choquée déjà en rompant à Lille, il la choquerait bien plus en rompant à Udine, et il justifierait tous les reproches de la faction royaliste, qui l'accusait de vouloir une guerre éternelle. Bonaparte sentait donc bien qu'en signant le traité, il obligeait le directoire à le ratifier.

Il donna donc hardiment son ultimatum à M. de Cobentzel: c'était Venise pour l'Autriche, mais l'Adige et Mantoue pour la Cisalpine, le Rhin et Mayence pour la France, avec les îles Ioniennes en sus. Le 16 octobre (25 vendémiaire an VI), la dernière conférence eut lieu à Udine chez M. de Cobentzel. De part et d'autre on déclarait qu'on allait rompre; et M. de Cobentzel annonçait que ses voitures était préparées. On était assis autour d'une longue table rectangulaire; les quatre négociateurs autrichiens étaient placés d'un côté; Bonaparte était seul de l'autre. M. de Cobentzel récapitula tout ce qu'il avait dit, soutint que l'empereur, en abandonnant les clefs de Mayence, devait recevoir celles de Mantoue; qu'il ne pouvait faire autrement sans se déshonorer; que, du reste, jamais la France n'avait fait un traité plus beau; qu'elle n'en désirait certainement pas un plus avantageux; qu'elle voulait avant tout la paix, et qu'elle saurait juger la conduite du négociateur qui sacrifiait l'intérêt et le repos de son pays à son ambition militaire. Bonaparte, demeurant calme et impassible pendant cette insultante apostrophe, laissa M. de Cobentzel achever son discours; puis, se dirigeant vers un guéridon qui portait un cabaret de porcelaine, donné par la grande Catherine à M. de Cobentzel et étalé comme un objet précieux, il s'en saisit et le brisa sur le parquet, en prononçant ces paroles: «La guerre est déclarée; mais souvenez-vous qu'avant trois mois je briserai votre monarchie, comme je brise cette porcelaine.» Cet acte et ces paroles frappèrent d'étonnement les négociateurs autrichiens. Il les salua, sortit, et, montant sur-le-champ en voiture, ordonna à un officier d'aller annoncer à l'archiduc Charles que les hostilités recommenceraient sous vingt-quatre heures. M. de Cobentzel, effrayé, envoya sur-le-champ l'ultimatum signé à Passeriano. L'une des conditions du traité était l'élargissement de M. de Lafayette, qui, depuis cinq ans, supportait héroïquement sa détention à Olmutz.

Le lendemain, 17 octobre (26 vendémiaire), on signa le traité à Passeriano; on le data d'un petit village situé entre les deux armées, mais dans lequel on ne se rendit pas, parce qu'il n'y avait pas de local convenable pour recevoir les négociateurs. Ce village était celui de Campo-Formio. Il donna son nom à ce traité célèbre, le premier conclu entre l'empereur et la république française.

Il était convenu que l'empereur, comme souverain des Pays-Bas, et comme membre de l'Empire, reconnaîtrait à la France la limite du Rhin, qu'il livrerait Mayence à nos troupes, et que les îles Ioniennes resteraient en notre possession; que la république Cisalpine aurait la Romagne, les légations, le duché de Modène, la Lombardie, la Valteline, le Bergamasque, le Brescian et le Mantouan, avec la limite de l'Adige et Mantoue. L'empereur souscrivait de plus à diverses conditions résultant de ce traité et des traités antérieurs qui liaient la république. D'abord il s'engageait à donner le Brisgaw au duc de Modène, en dédommagement de son duché. Il s'engageait ensuite à prêter son influence pour faire obtenir en Allemagne un dédommagement au stathouder, pour la perte de la Hollande, et un dédommagement au roi de Prusse, pour la perte du petit territoire qu'il nous avait cédé sur la gauche du Rhin. En vertu de ces engagemens, la voix de l'empereur était assurée au congrès de Rastadt, pour la solution de toutes les questions qui intéressaient le plus la France. L'empereur recevait en retour de tout ce qu'il accordait, le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie et les bouches du Cattaro.

La France n'avait jamais fait une paix aussi belle. Elle avait enfin obtenu ses limites naturelles, et elle les obtenait du consentement du continent. Une grande révolution était opérée dans la Haute-Italie, Il y avait là un ancien état détruit, et un nouvel état fondé. Mais l'état détruit était une aristocratie despotique, ennemie irréconciliable de la liberté. L'état fondé était une république libéralement constituée, et qui pouvait communiquer la liberté à toute l'Italie. On pouvait regretter, il est vrai, que les Autrichiens ne fussent pas rejetés au-delà de l'Izonzo, que toute la Haute-Italie, et la ville de Venise elle-même, ne fussent pas réunies à la Cisalpine: avec une campagne de plus, ce résultat eût été obtenu. Des considérations particulières avaient empêché le jeune vainqueur de faire cette campagne. L'intérêt personnel commençait à altérer les calculs du grand homme, et à imprimer une tache sur le premier et peut-être le plus bel acte de sa vie.

Bonaparte ne pouvait guère douter de la ratification du traité; cependant il n'était pas sans inquiétude, car ce traité était une contravention formelle aux instructions du directoire. Il le fit porter par son fidèle et complaisant chef d'état-major, Berthier qu'il affectionnait beaucoup, et qu'il n'avait point encore envoyé en France pour jouir des applaudissemens des Parisiens. Avec son tact ordinaire, il adjoignit un savant au militaire: c'était Monge, qui avait fait partie de la commission chargée de choisir les objets d'art en Italie, et qui, malgré son ardent démagogisme et son esprit géométrique, avait été séduit, comme tant d'autres, par le génie, la grâce et la gloire.

Monge et Berthier furent rendus à Paris en quelques jours. Ils y arrivèrent au milieu de la nuit, et arrachèrent de son lit le président du directoire, Larévellière-Lépaux. Tout en apportant un traité de paix, les deux envoyés étaient loin d'avoir la joie et la confiance ordinaires dans ces circonstances; ils étaient embarrassés comme des gens qui doivent commencer par un aveu pénible: il fallait dire, en effet, qu'on avait désobéi au gouvernement. Ils employèrent de grandes précautions oratoires pour annoncer la teneur du traité et excuser le général. Larévellière les reçut avec tous les égards que méritaient deux personnages aussi distingués, dont l'un surtout était un savant illustre; mais il ne s'expliqua pas sur le traité, et répondit simplement que le directoire en déciderait. Il le présenta le lendemain matin au directoire. La nouvelle de la paix s'était déjà répandue dans tout Paris; la joie était au comble; on ne connaissait pas les conditions, mais, quelles qu'elles fussent, on était certain qu'elles devaient être brillantes. On exaltait Bonaparte et sa double gloire. Comme il l'avait prévu, on était enthousiasmé de trouver en lui le pacificateur et le guerrier; et une paix qu'il n'avait signée qu'avec égoïsme était vantée comme un acte de désintéressement militaire. Le jeune général, disait-on, s'est refusé la gloire d'une nouvelle campagne pour donner la paix à sa patrie.

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