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Histoires du bon Dieu

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UN CONTE SUR LA MORT ET UN ÉPILOGUE D’UNE MAIN ÉTRANGÈRE

Je regardais encore toujours dans le ciel qui s’éteignait lentement, lorsque quelqu’un dit :

— Vous semblez beaucoup vous intéresser à ce pays là-haut.

Mon regard tomba vite, comme un oiseau abattu, et je vis que j’étais arrivé au mur bas de notre petit cimetière. Devant moi, au delà de ce mur, un homme tenait une pelle et souriait gravement.

— Et moi, je m’intéresse plutôt à ce pays-ci, ajouta-t-il en désignant la terre noire et humide qui, en plus d’un endroit, transparaissait entre les nombreuses feuilles sèches qui se murent en bruissant, avant que je me fusse aperçu qu’un vent s’était levé.

Une horreur subite me saisit :

— Pourquoi faites-vous cela ? m’écriai-je.

— Il nous nourrit, n’est-il pas vrai ? et puis, je vous en prie, tous les hommes ne font-ils pas comme moi ? Ils ensevelissent Dieu là-bas, comme je fais les hommes ici.

Il montra le ciel, et m’expliqua :

— Oui, cela aussi, c’est un grand tombeau, où croissent en été beaucoup de myosotis sauvages.

Je l’interrompis :

— Il fut un temps où les hommes enterraient Dieu au ciel, cela est vrai.

— Les choses ont-elles changé ? demanda-t-il avec une tristesse étrange.

Je poursuivis :

— Oui, chacun jetait alors une poignée de ciel sur lui, je sais. Mais il n’y était déjà plus, ou tout au moins…

J’hésitai.

— Savez-vous, repris-je, autrefois les hommes priaient comme ceci.

J’étendis les bras et sentis involontairement ma poitrine s’élargir.

« Alors Dieu se jeta dans tous ces abîmes pleins d’humilité et de ténèbres, et il ne retournait que contre son gré au ciel qu’insensiblement il rapprocha de plus en plus de la terre. Mais une nouvelle foi commença. Comme elle ne pouvait faire comprendre aux hommes que son nouveau Dieu se distinguait de l’ancien (car dès qu’elle commençait à le célébrer, les hommes reconnaissaient aussitôt en lui leur Dieu de toujours), l’annonciateur de la nouvelle loi changea la manière de prier. Il enseigna que l’on joignît les mains et décida : « Voyez, notre Dieu veut être prié ainsi, il est donc différent de celui que vous croyiez jusqu’à présent accueillir dans vos bras ». Cela, les hommes le comprirent, et l’attitude des bras ouverts devint une attitude méprisable, terrible, et plus tard on la fixa à la croix pour la montrer à tous comme un symbole de détresse et de mort.

» Lorsque Dieu jeta de nouveau ses yeux sur la terre, il prit peur. A côté des innombrables mains jointes, on avait construit beaucoup d’églises gothiques, de sorte que mains et toits, également raides et aigus, s’avançaient vers lui comme des armes ennemies. Le courage de Dieu est ailleurs. Il retourna dans son ciel, et lorsqu’il eut observé que les tours et les prières nouvelles grandissaient toujours derrière lui, il quitta ses cieux à leur autre extrémité, et échappa ainsi à cette poursuite. Il fut lui-même surpris de trouver au delà de sa patrie rayonnante, un commencement de ténèbres qui l’accueillit en silence, et, pris d’un sentiment étrange, il s’enfonça toujours plus avant dans cette pénombre qui lui rappelait les cœurs des hommes. Il se rappela pour la première fois que les têtes des hommes sont claires, mais que leurs cœurs sont pleins d’une obscurité toute semblable, et il fut pris d’un désir d’habiter le cœur des hommes, au lieu de traverser toujours cette insomnie lucide et froide de leurs pensées.

» Or donc, Dieu a poursuivi sa route. L’obscurité autour de lui se fait toujours plus épaisse, et la nuit où il s’avance a un peu de la chaleur odorante d’une glèbe fertile. Bientôt les racines se tendent vers lui avec le beau geste ancien de la large prière. Rien de plus sage que le cercle. Le Dieu qui devant nous s’est enfui dans les cieux, nous reviendra par la terre. Et, qui sait, peut-être, un jour, lui creuserez-vous, par hasard, vous-même, sa porte… »

L’homme à la pelle dit :

— Mais c’est un conte, cela.

— Dans notre voix, lui répondis-je doucement, tout devient conte, puisque en elle rien ne peut s’être passé.

Pendant quelques instants l’homme regarda devant lui. Puis il endossa sa veste avec des mouvements brusques et demanda :

— Nous pourrions peut-être repartir ensemble ?

J’approuvai de la tête.

— Je rentre. Nous suivons sans doute le même chemin. Vous n’habitez donc pas ici ?

Il franchit la petite porte grillagée, la fit doucement tourner dans ses gonds gémissants, et répondit :

— Non.

Après quelques pas, il devint plus confiant.

— Vous aviez raison, tout à l’heure. C’est bizarre que l’on ne trouve personne qui veuille faire cela, ici dehors. Je n’y avais jamais réfléchi autrefois. Mais maintenant que je me fais vieux, des pensées me viennent quelquefois, d’étranges pensées, comme celle-là par exemple, sur le ciel, et d’autres encore. La mort. Qu’en savons-nous ? En apparence tout, et en vérité, peut-être rien. Souvent, lorsque je travaille, les enfants — je ne sais pas à qui ils appartiennent — sont autour de moi. Et une de ces idées justement me prend. Alors je creuse comme une bête, pour tirer toute ma force hors de ma tête et la dépenser dans mes bras. La tombe devient beaucoup plus profonde que ne l’exige le règlement, et une montagne de terre grandit à côté. Mais les enfants se sauvent lorsqu’ils voient mes gestes sauvages. Ils croient que je me mets en colère.

Il réfléchit.

— Et c’est vrai que c’est une espèce de colère. On s’émousse, on croit l’avoir surmontée, et tout à coup cela vous… On a beau faire, la mort est une chose incompréhensible et terrible.

Nous suivions une longue route, sous des arbres fruitiers qui déjà avaient perdu leurs feuilles, puis la forêt commença à notre gauche, comme une nuit qui d’un instant à l’autre peut nous envahir complètement.

— Je veux vous raconter une petite histoire, proposai-je, elle durera tout juste le temps d’aller jusqu’au village.

Mon compagnon hocha la tête et alluma une vieille petite pipe. Je racontai :

— Ils étaient deux, un homme et une femme, et ils s’aimaient. S’aimer veut dire ne rien accepter de personne, tout oublier, et tout recevoir d’un seul homme, tout, ce que l’on possédait déjà, et le reste. Ces deux êtres donc souhaitaient dépendre ainsi l’un de l’autre. Mais dans le temps, dans les jours, dans tout ce qui va et vient, avant même qu’on ait établi un vrai rapport avec tout cela, une telle manière d’aimer ne peut pas toujours être observée jusqu’au bout ; les événements viennent de tous les côtés et le hasard leur ouvre toutes les portes.

Le couple décida donc de quitter le temps pour vivre dans l’éternité, loin de tous les sons d’horloges et des bruits de la ville. Et là, dans un jardin, ils se bâtirent une maison. Cette maison avait deux portes, l’une du côté droit, l’autre du côté gauche. La porte de droite était celle de l’homme, et tout ce qui était à lui devait par elle entrer dans la maison. Mais la porte de gauche appartenait à la femme ; et tout ce qui était du ressort de celle-ci devait passer sous le cintre de gauche. Il en fut ainsi. Celui qui, le matin, s’éveillait le premier, descendait et ouvrait sa porte. Et jusque tard dans la nuit, bien des choses entraient, encore que la maison ne fût pas située au bord de la route. Chez ceux qui savent les recevoir, le paysage pénètre jusque dans la maison, et la lumière, et un vent qui porte un parfum sur ses épaules, et beaucoup d’autres choses encore. Des jours passés même, des figures et des destins entraient par les deux portes et tous trouvaient le même accueil, si simple qu’ils croyaient avoir toujours habité cette maison dans la lande. Cela dura ainsi pendant quelque temps et tous deux étaient très heureux. La porte de gauche s’ouvrait un peu plus souvent, mais par la porte de droite aussi entraient des visiteurs de couleurs plus diverses. Devant celle-ci, un matin, attendait… la Mort. Lorsqu’il l’eut aperçue, l’homme ferma vivement sa porte et la tint close pendant toute la journée. Après quelque temps la Mort parut devant l’entrée de gauche. En tremblant la femme frappa la porte et en tira le large verrou. Ils ne se parlèrent pas de cet événement, mais ils ouvrirent plus rarement les deux portes, et essayèrent de se contenter de ce qu’il y avait dans la maison. Ils vécurent ainsi plus pauvrement qu’auparavant. Leurs réserves fondirent et les soucis apparurent. Tous deux commencèrent à mal dormir, et durant une de ces longues nuits d’insomnie, l’un et l’autre, au même instant, entendirent tout à coup un battement étrange et traînant. C’était derrière le mur de la maison, à égale distance des deux portes, et l’on eût dit que quelqu’un commençait à détacher des pierres, pour percer une nouvelle porte au milieu du mur. Dans leur terreur l’homme et la femme feignirent pourtant de n’avoir rien entendu. Ils commencèrent à parler, à rire trop haut, et lorsqu’ils furent las, le bruit de fouilles, dans le mur, s’était tu. Depuis cette nuit les deux portes restèrent définitivement closes. Ils vécurent comme des prisonniers. Tous deux devinrent maladifs et furent hantés par d’étranges images. Le bruit se renouvelle de temps en temps. Alors ils rient des lèvres, tandis que leurs cœurs trépassent presque d’effroi. Tous deux savent que le bruit devient toujours plus fort et plus distinct, et ils parlent et rient toujours plus fort de leurs voix de plus en plus lasses.

Je me tus.

— Oui, oui, dit l’homme qui marchait à mon côté, c’est ainsi, cela c’est une histoire vraie.

— Je l’ai lue dans un vieux livre, ajoutai-je, et quelque chose de très étrange se produisit alors. A la fin de la ligne où la Mort paraissait devant la porte de la femme, une petite étoile était dessinée d’une encre pâlie. Elle regardait à travers les mots comme entre des nuages, et je pensai un instant que si les lignes se dissipaient, il apparaîtrait peut-être une infinité d’étoiles, comme cela arrive quelquefois, lorsque, la nuit tard, le ciel de printemps s’éclaircit. Puis j’oubliai complètement ce fait insignifiant, jusqu’à ce que je retrouvasse, à la fin du livre, la même petite étoile, comme reflétée dans un lac, sur le papier lisse et satiné qui couvrait l’intérieur de la reliure ; et en dessous commençaient des lignes déliées qui se perdaient, ainsi que des vagues, dans la pâle surface miroitante. L’écriture était devenue illisible en maints endroits, mais je réussis quand même à la déchiffrer. Voici à peu près ce que je lus :

« J’ai lu cette histoire tant de fois et par tant de jours différents, qu’il m’arrive de croire que je l’ai moi-même écrite, de mémoire. Mais chez moi la suite se déroule ainsi que je vais le dire : La femme n’avait jamais vu la Mort, et, confiante, elle la laissa entrer. La Mort dit avec une certaine hâte, comme quelqu’un qui n’a pas une bonne conscience : « Donne ceci à ton époux ». Et lorsque la femme leva les yeux d’un air interrogateur, la Mort ajouta : « C’est de la semence, une très bonne semence ». Puis elle s’éloigna sans se retourner. La femme ouvrit le sachet qui était dans sa main ; elle y trouva en effet une sorte de semence : de petits grains durs et laids. La femme pensa : « La semence est une chose inachevée, future. Je ne veux pas donner à mon époux ces grains déplaisants qui ne ressemblent en rien à un cadeau. Je vais plutôt les semer dans le parterre de notre jardin, et voir ce qu’ils produiront. Alors je le conduirai devant cette plante et lui expliquerai tout. » Ainsi fit la femme. Puis ils reprirent la même vie qu’auparavant. Le mari qui devait toujours penser que la Mort avait été debout devant sa porte, commença par concevoir des craintes, mais en voyant sa femme hospitalière et insouciante comme toujours, lui aussi ouvrit bientôt sa porte à larges battants, de sorte que beaucoup de lumière et de vie entrait dans la maison. Le printemps suivant, il y eut au milieu du parterre, entre les lis rouges, un petit arbrisseau. Il avait des feuilles étroites et noirâtres, légèrement pointues, semblables à celles du laurier, et un singulier éclat planait sur son obscurité. L’homme se proposait chaque jour d’interroger sa femme sur la provenance de cette plante. Mais chaque jour il le négligeait. Par un sentiment analogue, la femme remettait d’un jour à l’autre son explication. Mais la question réprimée d’un côté et la réponse que de l’autre côté la femme n’osait jamais faire, réunissaient toujours de nouveau le couple près de cet arbrisseau dont l’obscurité verte se distinguait si étrangement du jardin. Lorsque vint le printemps suivant, ils s’occupèrent de ce buisson comme des autres plantes, et s’attristèrent lorsque, entouré de tant de fleurs jaillissantes, il resta, inchangé et muet, comme l’année précédente, sourd à tous les appels du soleil. En ce temps ils résolurent, sans rien trahir l’un à l’autre de leurs décisions, de consacrer toute leur force au troisième printemps, et lorsque celui-ci vint, doucement et la main dans la main, ils accomplirent ce que chacun d’eux s’était secrètement promis. Le jardin, autour d’eux, devenait sauvage, et les lis rouges paraissaient plus pâles qu’autrefois. Mais un jour qu’après une nuit lourde et couverte ils pénétrèrent dans le jardin matinal, silencieux et rayonnant, ils surent : entre les feuilles noires et aiguës du buisson étranger, une fleur pâle et bleue avait jailli, intacte, bien que déjà l’enveloppe du calice se fît de tous les côtés trop étroite. Et ils étaient debout devant la fleur, unis et silencieux, et à présent ils n’avaient vraiment plus rien à se dire. Car ils pensaient : maintenant la Mort fleurit, et ils se penchèrent en même temps pour goûter le parfum de la jeune fleur. — Depuis ce matin-là tout a changé dans le monde. » Voici ce qui était écrit dans la reliure du vieux livre, conclus-je.

— Et qui a écrit cela, demanda l’homme.

— Une femme, à en juger par l’écriture, répondis-je. Mais à quoi bon chercher ? Les lettres étaient pâlies et un peu démodées. Sans doute était-elle morte depuis longtemps.

L’homme était perdu dans ses pensées. Enfin il avoua :

— Une simple histoire, et qui vous touche quand même…

— Sans doute parce que vous n’entendez que rarement des histoires, le rassurai-je.

— Croyez-vous ?

Il me tendit sa main et je la retins.

— Mais je voudrais la redire. Est-ce permis ?

J’approuvai de la tête.

— C’est vrai que je n’ai personne, se rappela-t-il tout à coup. A qui devrais-je la raconter ?

— C’est bien simple. Aux enfants qui parfois vous regardent travailler. A qui d’autre ?

Les enfants ont enfin entendu les trois dernières histoires. Celle qui leur a été répétée par les nuages du soir, en partie seulement, si je suis bien renseigné. Car les enfants sont petits et les nuages du soir sont par conséquent très éloignés d’eux. Cela vaut d’ailleurs mieux pour cette histoire. Malgré le long discours, suivi et bien équilibré, de Hans, ils reconnaîtraient qu’il s’agit d’une histoire qui se passe chez des enfants, et ils risqueraient de l’apprécier en critiques compétents. Or il vaut mieux qu’ils n’apprennent pas au prix de quel effort et avec quelle maladresse nous vivons les choses qui leur paraissent si aisées et si simples.

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