Histoires grises
En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, ou plutôt il croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur son malheur même: la désespérance avait quitté son petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, loyalement".
Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père, prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements la satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante. Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée de cette tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. Peut-être même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment de bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si Boum, après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances.
- L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce travail là; et pendant ce temps l'état général profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de réaction propre. Nous passons la crise de croissance.
Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine des choses saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la trouvait un peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré toute autre diversion au mal de son fils que celle-là.
Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les forces revenaient.
Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un grand soleil d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte.
Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua d'autres joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, maintenant il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations pourtant ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en rien sa résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait être la raison de sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre des forces d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier l'art de tuer selon les règles des principes admis. A présent, il en était encore à la première partie du programme; il laissait, comme on lui avait expliqué, l'air et le soleil l'aider à le remettre. Sans parler, il s'abandonnait à l'âpre bonheur de se ressouvenir.
A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait méthodiquement, avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être de sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite en lui, il estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait.
- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?
Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très fort.
Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de si grandes angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées, était-elle émue aujourd'hui, tellement?
Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant une femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait les mots qu'on lui disait autrefois à lui-même:
- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...
Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-être, en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette dont son coeur brisé avait tant besoin...
- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?
De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il répondit:
- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose...
VI.
Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait
avec tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades
comme par le passé. Si ce n'eût été quelques drogues
qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place
à table, personne n'aurait pu dire qu'il ait été malade,
si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement,
l'entourage ne pensait plus ni à Line, ni à l'idée fixe
dont Boum avait été si près de mourir, ni même à
l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et
dans l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces
de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.
Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. Son corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées trop vite, gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordorés dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravité surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacité, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilité très douce, une politesse marquée et très prévenante qui partant, le distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur même, on eut pu croire qu'il avait oublié: en réalité, comme au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de la révélation, il était décidé à se battre avec Claude. Tout au plus avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode précisait les premières données, l'idée d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait cette offrande généreusement parce que sa nature était aventureuse, parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui.
- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.
Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui réclame le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul et lui posa la question:
- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...
- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand bien...
Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le porche, Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des 8 entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les "Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses phrases, toujours sur un ton de commandement:
- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre d'une pile, un prospectus dont le père en accepta les termes sans le lire.
Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" -- c'était sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, tout serait là.
En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva le besoin de dire:
- Nous allons le soumettre au ballottage.
C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle à son entreprise.
Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot, son père pensant autre chose répondit:
- Ce sont des bêtises.
Boum fut admis sans opposition.
Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage dans sa cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître prodiguait son enseignement, donnant des exemples, répétant ses phrases comme s'il récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais bientôt rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on pouvait jamais arriver dans la réalité à se battre, à se toucher, à se défendre et à faire quoique ce soit. Effrayé, il pensait que, peut-être, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le maître flatté de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement.
- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions, vous arriverez...
Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant que cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir faire, en somme, il faudrait être grand et c'était justement de ne l'être pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant à la leçon, parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il recommençait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et tirez", etc.
Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait moins maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait pas d'appeler: "les petits équilibres".
Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'écoeurait. Boum avait son idée, il était venu dans un but très précis. Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles cherchées, que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours rouge, et continuait à s'instruire en regardant.
Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant, légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon sourire. En le montrant, le prévôt avait dit à Boum:
- C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un rigolo.
Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, présenté son jeune élève:
-... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française.
Boum avait tendu sa petite main.
Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé:
- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?
Boum avait répondu:
- C'est difficile.
- Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, comme M. Doumic?
- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi.
- Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur.
- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces deux perspectives folles et extravagantes.
- Que voulez-vous être alors?
- Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux savoir faire des armes.
Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent plus d'un habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été frappé par l'apparente incohérence de ces deux volontés. Chez Laferrière, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter.
- C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier... parce que je suis marié, comprenez-vous.
Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la suite, Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies et de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver, chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. Cela ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, en s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche ouverte.
Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une générosité spéciale qui voulait le bien de tous les êtres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils à merveille. Boum sentait les jours où son ami n'était pas en train et les jours où il était en veine d'expansion. Laferrière avait saisi une fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas être traité en bébé; son degré de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se développeraient plus.
Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalités toujours pareilles à cette collection d'oisifs croyant être le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre répercussion. Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les belles journées, Laferrière allait volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers.
Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit ami.
- Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui marchait au côté d'une jolie blonde.
- C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est un frère aîné.
Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande des avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité l'auteur parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient conservé jeune; il était réservé.
Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il finissait par le prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui faire même des confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques et prématurées.
Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son ami qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il l'appelait: Dora.
Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir de la salle, comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans son automobile. En chemin, il lui dit:
- Si nous allions chez Dora?
Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta.
L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant un grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma.
Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la porte d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.
- Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce.
- C'est nous, répondit l'ami de Boum.
Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse de céans, elle sortit à leur rencontre précipitamment. Elle avait dû entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, elle l'accueillit gentiment dans un bon rire:
- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.
Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.
Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux gros coussins vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents éblouissantes riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait toujours partir d'une scène. Elle faisait une masse de frais à Boum, à la fois amusée, flattée et un peu gênée par la présence insolite d'un enfant.
Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très sobre de détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement tant qu'il était question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement étonnés.
Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux de son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait été celui de toutes réunions de trois grandes personnes si ce n'eut été quelques remarques décousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulté qu'on devait trouver à apprendre par coeur tout un livre".
Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, sa conscience honnête et dégagée des conventions se refusait à voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine à personne. Ces deux amis éprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait altérer la sérénité de Boum et être pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait familièrement tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-même l'auteur qui avait vécu tant de rêves trouvait dans la présence de ces deux êtres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps.
Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé.
- Comment la trouves-tu? demanda Laferrière.
Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez bien vous amuser avec elle.
Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait ne devoir pas être pris au sérieux; alors il écouta sans interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait été comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la vérité, qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son grand-père peut-être ou bien parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-à-vis d'eux, une prudence et une réserve discrète. En telle manière qu'à ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale préoccupation sentimentale, lui n'avait pas encore articulé un seul mot de la grande affaire qui était l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononcé le nom de Line à Laferrière. Après la visite chez Dora, il prit la résolution de tout lui raconter. L'occasion vint.
Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu de temps auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie du Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, dès que la voiture repartit, Boum demanda:
- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?
Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications dont il avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas assez... c'est nécessaire... je ne veux pas grossir...".
- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous battre.
- Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant.
- Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement, à mort, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment.
L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé:
- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?
Très posément, regardant par terre, Boum répondit:
- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est Monsieur Claude Vauquer de Conflans.
- Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile!
- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à cette appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.
- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.
- Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.
Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage sa tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit pas.
- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit garçon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était Tante Line...
Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:
- Il me l'a prise...
Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, puis demanda:
- Comment te l'a-t-il prise?
- Il l'a épousée, puis ils sont partis.
- C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, je l'ai aperçue le jour de son mariage.
- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue. Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-père qui était parti tout petit en Amérique, elle avait une petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant précisait en remuant son index en l'air -- il faisait exprès, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi.
Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea:
- Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.
- Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, on ne sait pas ce qu'il faut dire...
- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...
Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils se dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage défilait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, coulait plus librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie.
Laferrière était bouleversé par le récit de cette tragédie. Les faits, en eux-mêmes, étaient très simples, en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à tous les âges, qui sait même si à l'âge de Boum on n'aimait pas mieux, plus âprement, plus exclusivement et plus sérieusement aussi? A travers le cortège fané de ses propres amours, il cherchait à retrouver le souvenir de ses premiers élans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, sa pensée et son coeur... Et pourtant il demeurait désemparé devant cette détresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de foi pour aimer éperdument une petite femme quelconque "qui jouait ses pièces". Il était confondu parce que de cette histoire très simple résultait cette situation anormale, parce que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation sans dénouement, une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur le point de dire à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te désole pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une femme un peu à côté, se refusa à tenir la petite âme, même pour la consoler. Il dit simplement:
- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?
- Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas d'autre moyen...
C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, il savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point comportait, firent mal à son égoïsme généreux; comme un grand enfant qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression de son dépit:
- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire?
Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la différence de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement aussi:
- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...
- Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.
Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre malgré le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait dû se lasser de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette heure dans une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait noué ses gants.
- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa: ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:
- Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous ne sommes pas venus une minute trop tôt...
Pas fâchée, elle le remercia des yeux.
Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. Dora lui trouvait cet air particulier des jours où il mijotait une idée de pièce. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait
des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à leurs pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le petit distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et Laferrière s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum, et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui gâte notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais troubler la sérénité de leur bonheur. Evidemment, Laferrière n'était plus un petit garçon, et c'est tellement plus facile d'être heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-être où lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout son coeur à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité.
Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient restés assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea Laferrière, en le regardant de très près:
- Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi?
En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être entendu que par elle:
- Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, personne ne s'en doute, c'est bien plus émouvant...
VII
A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum
se produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y
avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre
de représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques
et prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de
petit 14 juillet, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond,
entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une
table nappée supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs
et une rangée de coupes à moitié pleines de très
mauvais Champagne.
Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à la première touche".
Boum était considéré par la salle entière comme "une fine lame"; il l'était vraiment. Le maître, qui avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant ferait parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait poussé, sa jeunesse et sa débilité étant un obstacle aux travaux brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du fleuret. Boum, qui en était alors à sa deuxième année de salle, se servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française, s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché.
Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait pas d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son petit camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. Le corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal poussé qu'il avait été après sa maladie. Il était presque alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un secret désir:
- Il est gentil.
Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième avec trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la qualité des autres tireurs, un assez joli succès.
Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. Ils remontèrent un instant à pied le boulevard.
Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté à Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. Maintenant il le mettait au courant des modifications projetées. Boum était partisan des dénouements heureux. Il se passionnait en général pour les péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient devenus familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il aimait. Ce jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait parfaitement compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en apercevoir.
Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, Boum tendit sa main:
- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Après, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.
Dans un demi-sourire, Laferrière répondit:
- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas?
- Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir.
VIII
Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie
par les tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée
qui donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table,
venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était,
pour sa nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus
lui écrivaient. Il goûtait une volupté particulière...
à l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur.
Des femmes lui faisaient des déclarations passionnées, des amis
sincères lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière
d'acheter du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de
combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir
mélangé les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper
par son domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait
maintenant avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans
l'ordre, d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture,
qu'on le dérangeât.
Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint:
- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.
- De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte.
Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout, mettre fin à cette plaisanterie.
Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonné?
Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter sans pouvoir dire un seul mot.
Laferrière, ému, ne savait que dire.
- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi... explique.
L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit
par grossir la voix et dire presque rudement:
- Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi.
L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué à s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.
Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan un peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près de lui.
Boum, parla longuement.
Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue.
-... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle est aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman de ne pas bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé dans un paquet qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille chouette -- c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à la poupée, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me suis aperçu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis très malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.
Et il se remit à pleurer doucement.
- C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, ces choses-là arrivent tous les jours.
- C'est cependant malheureux, répliqua Boum.
- Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir.
- Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris.
Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:
- Cependant je suis triste... très triste.
- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu n'es pas raisonnable.
- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez, à présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer.
Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son ami en le regardant de ses yeux mouillés.
- Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouvé. Sache attendre. Je t'assure, c'est bête de souffrir. Regarde par la fenêtre, c'est le matin, peut-être aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, crois-moi, de savoir que midi viendra.
Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante.
Encouragé, Laferrière continuait:
- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.
Boum fit signe que non.
- Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché. C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus rien du tout.
Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.
- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir maintenant.
- Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.
Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère. Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains, essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum renonça vite à chercher:
- Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux à tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir me battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...
Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec tout son coeur un "merci quand même", désabusé et rageur, dont Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant avait eu soudain une expression de cruauté méchante. A voir ce Boum, qui avait toujours été si tendre, si bon, on eut dit à cet instant une petite bête féroce qui aurait eu un sens humain de la cruauté.
IX
Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils
de son vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre
dans ses diverses classes, il avait vécu des années de collège
au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se
faire une seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade,
les maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent,
il avait un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats
naïfs auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme
parfait. Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance,
un scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi
qu'il atteignit l'âge d'homme.
Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien découpé par l'entraînement à tous les sports, il est élégant dans ses gestes, mais son visage complètement rasé a déjà dans le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blasé et de vieux.
Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il n'a pas reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière qu'en reçoivent les jeunes hommes qui sont obligés de s'imposer par un quelconque mérite. Il n'eut jamais besoin d'être fin, d'être délicat, d'être amusant même; ses moindres gestes, même ceux du plus mauvais goût, recevaient toujours les approbations louangeuses du monde intéressé dans lequel il évoluait. Au contraire, il avait acquis la réputation d'un être supérieurement habile, d'un malin à qui "on ne la fait pas".
Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisière.
Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa situation de fortune
et de ses qualités physiques, il avait été le "beau"
du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de l'Atlantique,
"les belles de la cité".
A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce et très blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée, en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant la porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était couché. Le décor était magique, c'était partout comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les îles bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré sur un paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui avait dit:
- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre, si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous assure que je vous aime éperdument.
En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de rire. Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant.
Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait:
... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.
On avait beaucoup ri.
Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis longtemps, il ne croyait plus à l'amour.
Table des matières
Plutarque.
La carrière d'Arsay-Lancourt.
La saisie.
Boum.