← Retour

Histoires incroyables, Tome II

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Histoires incroyables, Tome II

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoires incroyables, Tome II

Author: Jules Lermina

Release date: May 18, 2006 [eBook #18416]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Craverso, Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INCROYABLES, TOME II ***

Produced by Carlo Craverso, Mireille Harmelin and the

Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

HISTOIRES INCROYABLES

PAR
JULES LERMINA

TOME DEUXIÈME

                        PARIS, L. BOULANGER, ÉDITEUR
                       90, boulevard Montparnasse, 90

                                COLLECTION
                            LECTURES POUR TOUS
                           AVENTURES ET VOYAGES
                La liste des volumes composant cette collection
                     se trouve à la fin de l'ouvrage.

LA CHAMBRE D'HÔTEL

I

J'ai toujours eu, je ne sais pourquoi, une tendance à m'intéresser aux procès de cours d'assises. Je ne suis certes pas seul à nourrir cette curiosité, et je ne prétends point non plus par là justifier l'étrangeté—d'autres disent l'inconvenance—de ce goût exagéré. Je le constate, et rien de plus. Pas un procès de quelque importance ne se plaide sans que je sois immédiatement à l'affût des moindres détails, des plus insignifiantes particularités. Dès que l'affaire est entamée, je me forme une opinion, je discute l'accusation, j'établis les plaidoiries, je devance le verdict, et ce m'est une réelle satisfaction d'amour-propre lorsque je ne me suis pas trompé.

—Voici une affaire, disais-je ce soir-là à mon ami Maurice Parent, qui ne donnera pas grand'peine à messieurs de la cour…

—De quoi s'agit-il?

—Écoute le récit sommaire. Un étudiant, nommé Beaujon, a assassiné, par jalousie, un de ses camarades d'étude, Defodon. La justice a retrouvé tous les fils de l'affaire; c'était mieux que jamais le cas de dire: «Où est la femme?» Et il n'a pas été difficile de la découvrir.

Je jetai à mon ami le journal que je tenais à la main, en ajoutant:

—Procès banal!

Maurice regarda ces quelques lignes, concernant l'affaire; puis, repliant le journal:

—Ainsi, me dit-il, pour toi, ces renseignements, donnés peut-être à la légère, te suffisent, et ton opinion est faite?…

—Puisque le doute n'est pas possible! Je ne m'en préoccupe d'ailleurs pas. C'est là un de ces accidents de trop peu d'importance pour qu'ils s'imposent à mon attention.

Maurice réfléchit un moment:

—Voilà, reprit-il, une des plus singulières dispositions de l'esprit humain. Dès qu'un événement se produit, un point frappe, commande aussitôt l'attention, et de ce point, souvent secondaire en réalité, on fait le pivot de toute une argumentation. Il suffit qu'un souverain ait une fois laissé échapper un mot de bienveillance, pour que le surnom de juste ou de généreux s'attache à son nom: c'est ainsi qu'Henri IV est devenu le père du peuple de par la poule au pot. Et de même en toutes choses. Cette observation s'applique tout particulièrement aux procès criminels. Sur une circonstance qui ne présente le plus souvent aucun intérêt sérieux, vous bâtissez tout un système de déductions, et votre décision répond, non pas à l'ensemble des faits véritables, mais à la suite d'idées qu'un simple détail a éveillées en vous…

—Il est cependant des cas où l'évidence est telle que ce serait une folie que de se refuser à la constater.

—L'évidence prétendue est la source même de toutes les erreurs.

Ces affirmations me piquaient au vif. J'en sentais la justesse, mais ne voulais point m'y rendre. Si bien que je proposai à Maurice d'assister au procès de Beaujon, certain que j'étais de réduire ses théories à néant par la simplicité même de l'affaire et l'impossibilité où il se trouverait nécessairement de discuter cette évidence qu'il niait.

Pendant que nous nous rendions au Palais, j'escomptais déjà le plaisir que j'aurais plus tard à confondre ses théories. Il m'écouta longtemps; seulement un sourire soulevait sa lèvre. Je m'impatientais de cette ironie latente; il reprit tout à coup sa physionomie sérieuse.

—Mon cher ami, me dit-il, je vous affirme que dans la plupart des cas les accusés sont condamnés ou acquittés, non en raison des circonstances réelles de l'événement auquel ils se sont trouvés mêlés, mais bien d'après un système que bâtit à son propre usage soit l'accusation, soit la défense. L'esprit humain est ainsi fait que l'accusé, alors même que son sort dépend d'une franchise absolue, cache volontairement une série de détails qui, pour paraître insignifiants, ne constituent pas moins le plus souvent le canevas réel de l'affaire. L'amour-propre est le plus fort, mais un amour-propre mesquin et étroit. L'homme avouera avoir frappé sa victime, mais niera par exemple qu'elle lui ait reproché sa laideur ou un défaut caché de constitution; jamais il ne fera connaître de lui-même une circonstance qui le rendrait ridicule. Il préfère s'avouer criminel. Ceci est un des côtés de la question; il peut arriver encore, et le fait se produit fréquemment, que ces circonstances soient inconnues à l'accusé lui-même aussi bien qu'au ministère public. Dans tout fait, quel qu'il soit, il se trouve des points accessoires, dont l'influence latente n'en a pas moins de puissance. Les acteurs du drame la subissent sans l'analyser, sans en avoir même conscience…

—D'où vous concluez?…

—D'où je conclus que, si le coupable est condamné pour le fait matériel, brutal, la connaissance de la vérité complète pourrait le plus souvent modifier le verdict du jury, soit dans le sens de l'aggravation, soit, au contraire, dans le sens de l'acquittement. Encore un mot: en France, le système des circonstances atténuantes n'est point basé sur un autre raisonnement. On a laissé à la conscience des jurés l'appréciation de circonstances dont la matérialité ne s'impose pas…

Nous étions arrivés à la cour d'assises.

Maurice redevint grave et silencieux. Je me laissai guider.

Nous étions entrés des premiers: aussi pûmes-nous choisir nos places. Ainsi qu'on le sait, le tribunal étant rangé sur une estrade, au fond de l'hémicycle, l'accusé se place à droite, ayant devant lui son avocat; à gauche, le procureur général ou son substitut; plus en avant, les jurés; devant la cour, l'enceinte réservée aux témoins. Au milieu de cet espace laissé libre, la table chargée des pièces dites à conviction.

Maurice se fit expliquer ces détails avant l'ouverture des débats.

—Plaçons-nous de telle sorte que nous puissions voir et l'accusé et les témoins, seuls acteurs dont l'observation nous soit utile. Il est malheureux que les témoins ne doivent nous apparaître que de dos. Mais cet empêchement ne constitue pas une difficulté aussi importante qu'elle le paraît au premier coup d'oeil. Dans une affaire d'où la passion semble devoir être exclue, le seul point à noter—quant aux témoins—est leur degré d'éducation et d'intelligence. Nous devons pouvoir jeter un regard sur leur physionomie au moment où ils se rendent à la barre; puis l'examen de leur costume fera le reste.

Nous nous installâmes donc, à gauche du tribunal, auprès de la tribune des jurés. De là, nous pouvions voir en plein le visage de l'accusé.

Après les préliminaires d'usage, l'assassin fut introduit. Le mouvement ordinaire, partie de curiosité, partie d'intérêt, se manifesta dans l'assistance, compacte et composée en majorité de dames, dont quelques-unes appartenaient à ce qu'on est convenu d'appeler la plus haute société.

Rien de plus insignifiant d'ailleurs que l'accusé: il se pouvait définir d'un mot: un beau garçon. Des cheveux châtains bouclant naturellement, pommadés et séparés par une raie irréprochable. De grands yeux, trop bien fendus, à cils longs: regard sans expression particulière. Une barbe d'un beau châtain, taillée en éventail, peignée et frisée. Le nez droit, un peu fort. La bouche encadrée par une moustache assez fournie. La lèvre inférieure un peu épaisse. Le teint très clair. En résumé une de ces têtes comme on en rencontre à chaque pas. Rien à signaler au point de vue de l'expression, ni en bien ni en mal. Pour costume, redingote noire, gilet montant, linge très blanc, col rabattu, dégageant le cou. Bonne tenue, point de fanfaronnade, mais aussi peu de fermeté. Sur tous ses traits, dans tous ses gestes, une sorte d'inquiétude étonnée. Grande politesse pour les gendarmes. L'avocat s'étant retourné pour lui parler, l'accusé rougit comme s'il eût été surpris de cette condescendance.

Le silence établi, le jury constitué, le greffier donna lecture de l'acte d'accusation.

ACTE D'ACCUSATION

«Le 23 avril dernier, à neuf heures du soir, des cris se faisaient entendre dans une chambre garnie de l'hôtel de Bretagne et du Périgord situé rue des Grès, n° 27. Cette chambre, au deuxième étage, était occupée par un jeune homme de vingt-six ans, Jules Defodon. En même temps que retentissaient les cris, le bruit d'une lutte violente attirait l'attention des voisins. Un instant après, la porte de la chambre s'ouvrait vivement, et Pierre Beaujon s'élançait dans l'escalier, poussant des cris inarticulés, et se précipitait vers la rue. Le concierge de la maison, M. Tremplier, surpris de ces allures, préoccupé des cris entendus, s'opposait à sa sortie, et, malgré ses efforts, le maintenait avec énergie. En même temps, les voisins pénétraient dans la chambre d'où les bruits étaient partis. Là un terrible spectacle frappait leurs regards. Jules Defodon gisait sur le plancher, sur le dos, la face contractée, la physionomie convulsée comme s'il eût, jusque dans la mort, jeté à son meurtrier une dernière et suprême imprécation. Un homme de l'art, demeurant dans la maison, fut aussitôt appelé.

«Le corps n'était vêtu que d'une chemise de nuit. Il portait au cou des empreintes de doigts fortement serrés. Le nommé Pierre Beaujon, ramené dans la chambre, ne put regarder en face le cadavre encore chaud de sa victime. Il s'évanouit. Le commissaire de police du quartier vint faire les premières constatations; puis l'autorité judiciaire se livra à une longue et minutieuse enquête qui a révélé les faits suivants; les détails recueillis jettent sur cette mystérieuse affaire une lumière qui ne laisse aucune circonstance dans l'ombre.

«Jules Defodon est né à Rennes, le 1er mai 184… Il appartient à l'une des meilleures familles du pays, et son père a occupé un siège élevé dans la magistrature; il fut envoyé à Paris, il y a six ans, pour achever ses études de droit. Sa conduite fut pendant longtemps exemplaire. Mais peu à peu il se lia avec des jeunes gens de son âge, et ses habitudes devinrent moins régulières. Nerveux et maladif, il se laissa entraîner à des excès qui, sans cependant compromettre sérieusement son avenir, influèrent sur la marche de ses études. Au nombre de ces connaissances nouvelles, l'accusation signale Pierre Beaujon.

«L'homme qui est assis en ce moment sur le banc des accusés est né à Paris; il est âgé de trois ans de moins que Defodon. Étudiant en droit, il s'est signalé par son inexactitude aux cours, et ses échecs ont été nombreux dans les examens qu'il a subis. Orphelin dès son enfance, il n'a pas reçu les enseignements précieux de la famille. Rien cependant n'eût prouvé en lui les tendances perverses qui devaient l'entraîner jusqu'au crime, si une de ces liaisons, malheureusement trop fréquentes dans le monde des jeunes gens, ne fût venue éveiller en lui des passions violentes.

«Une de ces femmes qui se font un jeu de l'honneur des familles, Annette Gangrelot, connue dans la société interlope sous le nom de la Bestia, attira les hommages de Beaujon qui en devint éperdument amoureux.

«Une rencontre fortuite la mit en relations avec Defodon, et elle ne tarda pas à s'abandonner également à lui.

«De là surgit entre les deux jeunes gens une haine sourde, peu apparente et qui devait éclater dans toute sa violence à la soirée du 23 avril.

«Annette Gangrelot partageait ses faveurs entre ses deux amis, qui se cachaient l'un de l'autre avec un soin égal. Cependant Beaujon semble s'être aperçu le premier des infidélités de sa maîtresse; le 15 mars, dans un café du quartier latin, il s'écriait en parlant à cette fille: «Si tu me trompais, je te tordrais le cou et puis ensuite à ton amant!»

«Une scène de violence se passa dans le même établissement quelques jours après. Beaujon, étant ivre, voulut frapper la Gangrelot, et lui tint ce langage odieux dont nous devons adoucir les termes: «Si tu as des relations avec quelqu'un, j'aime mieux que ce soit avec Defodon plutôt qu'avec tout autre.» Mais en prononçant ces paroles il était dans un tel état d'exaspération, que ses amis durent intervenir pour éviter un malheur, c'est l'expression employée par un des témoins.

«Les explications données par l'accusé peuvent se résumer ainsi:

«Ni lui, ni Defodon n'éprouvaient pour la fille Gangrelot d'affection sérieuse. Chacun d'eux connaissait parfaitement les relations que cette femme avait avec son camarade, et c'était d'un commun accord qu'ils s'amusaient, dit Beaujon, à feindre une jalousie qu'ils ne ressentaient pas.

«Sans nous arrêter à l'immoralité profonde que révélerait une pareille entente, d'ailleurs si peu naturelle et si invraisemblable, il convient d'arrêter son attention sur quelques détails probants.

«Lors d'une perquisition faite dans la chambre de Beaujon, il a été découvert une photographie de la fille Gangrelot, dont la tête avait été à demi lacérée à coups de canif; de plus, une lettre, trouvée sur son bureau, porte ces mots inachevés: «Tu m'enlèves la Bestia… tu me le payeras!» Cette lettre était évidemment destinée à Defodon.

«Chez Defodon se trouvait une autre photographie de la même personne, avec ces mots écrits de la main de la victime: «À toi mon coeur! à toi ma vie!» Il est donc indiscutable que ces deux jeunes gens éprouvaient pour la Gangrelot une passion réelle et que la jalousie les animait. Quelques jours avant le crime, ils eurent une discussion assez vive dans la pension où ils prenaient leurs repas; et Beaujon, saisissant un couteau, s'écria en s'adressant à Defodon: «Je vais te dépouiller comme un lapin!» Cette discussion semblait d'ailleurs n'avoir pour prétexte qu'une plaisanterie; mais elle est évidemment l'indice d'un antagonisme toujours prêt à éclater et à se traduire en violences.

«Que s'est-il donc passé dans la soirée du 23 avril? Defodon et Beaujon étaient allés dîner ensemble à leur pension bourgeoise. Rien ne paraissait indiquer une mésintelligence plus grande qu'à l'ordinaire. La conversation roula sur divers sujets insignifiants. Defodon semblait mal à l'aise; il parlait peu et se plaignait d'une sorte de faiblesse générale. Était-il sous le coup d'un de ces pressentiments inexplicables, dont le secret n'a pu encore être saisi par la science? À la fin du dîner, il manifesta l'intention de rentrer chez lui pour se mettre au lit. Un de ses amis, le nommé Singer, proposa de l'accompagner et de passer la soirée avec lui. Mais Beaujon intervint vivement, en disant:

«—Mais, ne suis-je pas là? Je lui suffirai bien.

«L'événement a prouvé combien ces derniers mots, sous leur insignifiance apparente, cachaient d'ironie et de menaces.

«Un témoin rapporte encore ce propos. Au moment où Defodon et Beaujon se retiraient, quelqu'un dit au premier: «À demain!—Oh! à demain! fit Beaujon, je ne crois pas. Il a besoin de repos.»

«Les deux jeunes gens rentrèrent à l'hôtel. Que s'est-il passé de huit à neuf heures? c'est ce que l'accusation n'a pu établir de façon certaine. Ils étaient seuls, et rien n'a été entendu jusqu'à la scène suprême. Évidemment une discussion s'engagea entre Defodon et son meurtrier. Defodon était couché. Attaqué par le meurtrier, il se leva pour se défendre et vint tomber au milieu de la chambre, tandis que Beaujon le serrait à la gorge.

«Les explications fournies par Beaujon ne présentent aucune vraisemblance. Selon lui, son ami causait avec lui de la façon la plus calme, lorsque tout à coup son visage, sans raison apparente, aurait exprimé la plus grande terreur. Il se serait levé de son lit, en proie à une inexprimable frayeur, et se serait jeté sur Beaujon, qu'il aurait étreint fortement. L'accusé a montré à l'appui de son dire une ecchymose à l'épaule, qui semblait en effet produite par les ongles de sa victime. Ce serait alors pour se défendre que Beaujon aurait saisi Defodon à la gorge; involontairement, il aurait exercé une pression plus violente qu'il ne le croyait. Puis, quand il aurait vu son ami tomber sans vie, il aurait été pris d'une terreur si vive qu'il se serait enfui, ainsi qu'il a été dit.

«Ce système, que tout contredit, a été soutenu par l'accusé avec une rare ténacité; il n'en est pas moins inacceptable. Et toutes les circonstances, soigneusement groupées par l'instruction, prouvent qu'une fois de plus la société a à déplorer un de ces crimes enfantés par la jalousie et les passions mauvaises…

«En conséquence, Beaujon (Pierre-Alexis) est accusé d'avoir, dans la soirée du 23 avril, volontairement et avec préméditation, donné la mort à Defodon (Jules-François-Émile), crime prévu et puni…, etc.»

III

Les déductions de l'acte d'accusation parurent si concluantes à l'assistance que, de prime abord, l'opinion fut formée, et le murmure contenu qui s'éleva indiqua une sorte de désappointement. On s'était attendu à des détails plus émouvants; le bruit qui avait couru de dénégations persistantes de l'accusé avait fait espérer des complications inextricables. On se trouvait au contraire en face d'un crime banal; l'élément amour, si puissant dans les causes judiciaires, était en quelque sorte relégué au second plan par l'indignité du sujet, dont le nom de Gangrelot avait excité quelques sourires. L'attitude de l'accusé n'était point d'ailleurs de nature à éveiller les sympathies. Il avait écouté l'acte d'accusation sans un geste, sans un mouvement quelconque d'émotion. Deux ou trois fois seulement on l'avait vu sourire et même hausser imperceptiblement les épaules. Puis, peu à peu son visage avait pris une expression d'insouciante assurance. Le véritable défaut de cette physionomie était dans l'absence de tout caractère frappant et original.

Les dames qui fréquentent les cours d'assises aiment à trouver dans les traits du coupable quelque singularité en sens quelconque. L'abruti féroce étonne et effraye; l'homme fatal intéresse; le fanfaron exaspère; mais se peut-on intéresser à un assassin qui n'effraye ni n'exaspère?

L'interrogatoire de l'accusé commença: il répondait à voix basse; son accent était ferme, sans aucun éclat. Décidément cet homme était l'insignifiance même.

LE PRÉSIDENT.—Expliquez-nous ce qui s'est passé le 23 avril?

BEAUJON.—Je vais répéter les explications que j'ai données au commissaire de police, au juge d'instruction, à tous ceux enfin qui m'ont interrogé depuis cette triste affaire. Defodon et moi nous avons quitté la pension vers sept heures; il se disait un peu malade. En général, il n'était pas d'une bonne santé; de plus, il s'écoutait beaucoup. Nous nous moquions même souvent de lui à ce sujet, en l'appelant «la petite dame». Et c'était une plaisanterie ordinaire que de lui demander: As-tu tes nerfs? Enfin, ce soir-là, il paraissait assez agité; il était pâle, et je crus que le mieux était pour lui de prendre un peu de repos. À sept heures et demie, il était couché; et il me demanda de rester auprès de lui pour lui tenir compagnie…

LE PRÉSIDENT.—Mais n'aviez-vous pas dit à la pension même que vous passeriez la soirée avec lui? Cela impliquerait une contradiction avec cette demande dont vous parlez pour la première fois.

BEAUJON.—Le détail n'a pas d'importance… Je ne me le rappelle pas exactement. Toujours est-il que je restai.

LE PRÉSIDENT.—Encore un mot: le croyiez-vous assez malade pour que son indisposition pût se prolonger plusieurs jours?

BEAUJON.—Je ne comprends pas le sens de cette question.

LE PRÉSIDENT.—Je m'explique. Comme un de ses amis lui disait: À demain! vous avez répondu: Oh! je ne crois pas… il a besoin de repos.

BEAUJON.—Ai-je dit cela? c'est possible. Je ne m'en souviens pas.

LE PRÉSIDENT.—Messieurs les jurés entendront le témoin. Continuez,
Beaujon.

BEAUJON.—S'il fallait se rappeler tous les mots sans importance… enfin! Je disais donc que je m'installai auprès de son lit…

LE PRÉSIDENT.—Décrivez-nous la chambre où vous vous trouviez.

BEAUJON.—C'est bien facile. C'est une chambre d'hôtel, pareille à toutes les autres; le mobilier se compose d'un lit à rideaux blancs, d'un secrétaire, d'une table recouverte d'un tapis et formant bureau, une table de nuit, quelques chaises et un fauteuil. Le lit fait face à la fenêtre. J'étais assis dans le fauteuil, devant la cheminée dans laquelle il n'y avait pas de feu. Je voyais Defodon de trois quarts. Il était très gai, et nous nous mîmes à causer.

LE PRÉSIDENT.—Quel était le sujet de votre conversation?

BEAUJON.—Il me serait assez difficile de vous le retracer avec ordre. Nous avons parlé théâtre; nous étions allés trois jours auparavant voir à l'Odéon la pièce nouvelle de George Sand. Puis nous causâmes voyages. Nous avions envie de partir tous les deux pour quelque pays éloigné… vous savez, un de ces projets comme on en fait tous les jours et qu'on n'exécute pas, faute d'argent.

LE PRÉSIDENT.—N'avez-vous pas parlé aussi de la fille Gangrelot?

BEAUJON.—De la Bestia? Ah! ma foi non.

LE PRÉSIDENT.—Je vous interrogerai tout à l'heure sur vos relations avec cette fille; achevez votre récit.

BEAUJON.—Mais vous m'interrompez à chaque instant… J'aurais déjà fini. Je vous disais donc que nous causions de toutes sortes de choses, en très bons amis, je vous assure. La nuit était tout à fait venue, j'allumai une lampe à l'huile de pétrole qui, par parenthèse, n'avait ni globe, ni abat-jour. Je la mis sur la cheminée. Elle éclairait en plein le lit et le visage de Defodon. C'est alors que se passa la scène inexplicable qui m'a amené ici… Ah! je me souviens, nous nous rappelions à ce moment un vieux souvenir de Bullier, une noce de l'année dernière… Ce qui suit a été si rapide que j'ai eu beaucoup de peine à ressaisir quelques détails. Defodon me parut préoccupé; le regard fixe, il ne me répondait que par monosyllabes… Tout à coup son visage s'est contracté; je ne sais pas; mais il me semble avoir vu sur sa figure, auprès de la bouche, quelque chose de noir comme une tache… Il a bondi sur lui-même en poussant un cri rauque, étouffé, comme si le larynx eût été violemment serré. Il a étendu les bras en l'air et battu l'air de ses mains… puis il a sauté en bas de son lit, en chemise, et s'est jeté sur moi. Je me suis levé et l'ai repoussé, mais il s'est accroché à moi, m'a serré le cou d'une main, l'épaule de l'autre. Il semblait se débattre contre un horrible cauchemar. J'ai cru qu'il devenait fou; pour le faire reculer je lui ai porté la main à la gorge, évidemment; dans ma surprise, je n'ai pas mesuré la force de la pression… j'ai dû serrer très fort. Il a porté la tête en arrière, je l'ai lâché; il est tombé de toute sa hauteur. Je me suis baissé vers lui… sa face était horriblement convulsée. C'est alors que je l'ai cru mort… j'ai eu peur et me suis sauvé en criant.

LE PRÉSIDENT.—Comment votre première pensée était-elle de vous enfuir plutôt que d'appeler du secours?

BEAUJON.—J'ai perdu la tête.

D.—Ainsi, vous prétendez que c'est Defodon qui vous a attaqué, sans aucune provocation de votre part, et que vous vous êtes seulement défendu?

R.—Attaqué ne me paraît pas le mot propre. Il n'avait pas plus de raison de m'attaquer que je n'en avais moi-même pour lui faire du mal. Je croirais plutôt à un accès de fièvre chaude.

LE PRÉSIDENT (aux jurés).—Nous entendrons les médecins à ce sujet.—(À l'accusé:) Expliquez-nous quelles étaient vos relations avec la fille Gangrelot. (Mouvement d'attention dans l'auditoire.)

L'accusé sourit.

—En vérité, dit-il, je ne comprends guère l'importance que l'on attache à ces détails. La Bestia est une bonne fille, qui aime tout le monde et, par conséquent, n'aime personne. Il est très vrai que j'ai eu des relations avec elle, un peu comme la plupart de mes camarades. Defodon aussi. Mais de là à une passion, de là à de la jalousie, il y a loin. Pour être jaloux de la Bestia, il y aurait eu trop à faire…

LE PRÉSIDENT.—Accusé, je vous invite à vous exprimer convenablement et à quitter ce ton ironique qui n'est pas en rapport avec la gravité de votre situation. Ainsi, vous niez qu'il y ait eu jalousie entre vous et Defodon au sujet de cette fille?

BEAUJON.—Je le nie absolument. Nous avons fait sa connaissance ensemble, un jour que nous étions à Bullier. Nous étions un peu partis tous les deux et nous invitâmes la Bestia à venir avec nous.

«—Avec qui des deux? demanda-t-elle.

«—Attends, lui dit Defodon, nous allons jouer cela au piquet. Et en effet, nous l'avons jouée en cent cinquante liés. C'est moi qui ai gagné.

On comprend facilement l'impression défavorable produite sur l'auditoire et le jury par ces explications inconvenantes. Le président, en quelques paroles bien senties, invite l'accusé à se respecter lui-même et à respecter le tribunal.

—Qu'est-ce que vous voulez? reprend Beaujon, vous me demandez la vérité, je vous la dis. Vous avez affaire à des étudiants, qui ne valent pas moins que d'autres, qui sont de très honnêtes garçons, mais ne sont point des vestales.

D.—Vous cherchez à jeter sur la victime une défaveur qui rejaillit sur vous-même. Je vous engage à changer de système. La seule excuse de l'acte commis est, au contraire, dans une passion violente pour une créature qui, à tous égards, en paraît peu digne. Il est d'ailleurs établi par l'instruction que vous et Defodon cachiez avec le plus grand soin vos relations avec cette personne.

R.—Nous nous cachions si peu qu'on nous a vus, à tous moments, dînant soit à trois, soit en partie carrée.

D.—Prétendez-vous que vous n'ignoriez pas les infidélités de la fille
Gangrelot?

R.—Le mot est bien grand pour une bien petite chose. La Bestia étant de nature infidèle, nul n'a jamais eu la prétention de compter sur sa fidélité.

D.—Vous persistez dans ce système: et vous oubliez que toutes les circonstances démentent cette indifférence prétendue. Le 15 mars, vous vous écriez: Si la Bestia me trompait, je lui tordrais le cou…

R.—En effet, je crois me souvenir que je lui ai dit quelque chose comme cela. Mais vous pourrez lui demander à elle-même si jamais elle a considéré ces paroles comme une menace sérieuse. C'est là une de ces plaisanteries dont je ne prétends pas affirmer le bon goût, mais qui s'entendent tous les jours au quartier Latin.

D.—On pourrait admettre cette explication, tout étrange qu'elle paraisse, si le même fait ne s'était plusieurs fois renouvelé. N'avez-vous pas eu, quelques jours plus tard, avec cette fille, une discussion des plus violentes? Vous avez voulu frapper celle que vous appelez la Bestia?

R.—J'étais un peu gris. Elle m'aura dit quelque impertinence, genre d'aménités dont ces dames ne sont pas avares, et, n'ayant pas bien la tête à moi, j'ai voulu la corriger un peu vivement…

D.—Je vous le répète, c'était évidemment par jalousie…

R.—Je vous répète à mon tour que c'est une erreur. Jamais je n'ai de ma vie été jaloux de cette brave fille, qui était bien libre de faire ce qu'elle voulait. Est-ce que d'ailleurs je pouvais l'entretenir? Elle venait nous trouver quand elle n'avait rien de mieux à faire…

D.—Ces expressions et ces explications témoignent d'une telle absence de moralité que je vous adjure pour la dernière fois d'abandonner ce système qui, pour votre dignité personnelle, est inacceptable et répugnant…

R.—Mon Dieu, monsieur le président, je n'ai pas la moindre intention de blesser qui ce soit: je ne fais pas l'apologie de nos moeurs. Il y a évidemment là un laisser-aller regrettable, et, comme vous le dites, un manque de dignité: je suis le premier à le reconnaître. Mais, je l'avoue, j'aime mieux cent fois, en disant la vérité, m'exposer à un blâme mérité, que de donner corps, par des aveux fictifs, à une accusation monstrueuse et que je repousse de toutes mes forces…

D.—Comment expliquez-vous la présence chez vous d'une carte photographique, portrait de la fille Gangrelot, dont le visage était en partie lacéré à coups de canif?—Greffier, faites passer cette photographie à messieurs les jurés…

R.—Si j'avais eu pour la Bestia la passion que vous m'attribuez, croyez-vous donc que je l'aurais ainsi traitée?…

D.—Justement, la jalousie explique cette violence.

R.—La jalousie… mais, encore une fois, je n'étais ni assez amoureux, ni assez niais pour être jaloux de cette fille.

D.—En admettant que vous fussiez aussi indifférent que vous le dites, il est néanmoins de la dernière évidence que l'affection de Defodon pour elle était réelle: il avait écrit sur une photographie ces mots explicites: À toi mon coeur! À toi ma vie!

R.—C'était une plaisanterie.

D.—Dans une scène qui a précédé le crime de quelques jours, vous avez menacé Defodon; vous étant emparé d'un couteau, vous vous êtes écrié: Je vais te dépioter comme un lapin.

R.—S'il est des témoins qui donnent une importance quelconque à ce propos, ils sont fous ou de mauvaise foi: ce n'était là qu'une menace faite en riant et dont, je vous l'affirme, Defodon n'était nullement effrayé.

D.—Malgré ces explications, il ressort de l'enquête que vous avez toujours été d'un caractère violent.

R.—Je ne suis pas un mouton, mais je ne suis pas un tigre.

D.—Je fais encore une fois appel à votre franchise: dans la soirée du 23 avril, une discussion s'est-elle, oui ou non, élevée entre vous et Defodon?…

R.—Non.

D.—Vous persistez à dire qu'il s'est jeté sur vous sans provocation, et que c'est seulement en vous défendant que vous lui avez donné la mort?

R.—Je le jure.

LE PRÉSIDENT.—Messieurs les jurés apprécieront. Nous allons entendre les témoins.

IV

L'interrogatoire avait produit sur l'auditoire une pénible impression; plusieurs fois des murmures s'étaient élevés aux réponses de l'accusé, qui, d'ailleurs, protestait sans énergie contre l'accusation; il semblait n'attacher au drame qu'une importance secondaire et paraissait ressentir pour la victime l'indifférence qu'il s'attachait à montrer pour sa maîtresse. Il n'y avait aucune forfanterie dans la façon dont il s'exprimait. Il répondait avec la précipitation d'un homme à qui il tarde d'échapper à une formalité ennuyeuse.

Pendant la courte suspension d'audience qui suivit l'interrogatoire, je demandai à Maurice ce qu'il pensait de tout cela.

—Oh! oh! me dit-il, vous allez vite en besogne. Ne pensons jamais si promptement. Laissons-nous d'abord entraîner à l'impression du moment.

—J'avoue, interrompis-je, que cette première impression est absolument défavorable à l'accusé…

—Qui vous dit que je ne sois pas de votre avis? Nous avons choisi cette affaire au hasard; sa simplicité peut rendre inutiles toutes recherches de notre part. En tout cas, nous ne perdons pas notre temps. Écoutons et attendons.

L'audition des témoins commença.

TREMPLIER, concierge de la maison, répéta les détails déjà consignés dans l'acte d'accusation; il avait vu Beaujon s'élancer, nu-tête, hors de la maison. Un mouvement irraisonné l'avait porté à l'arrêter au passage. Il n'avait d'ailleurs aucun soupçon. Mais l'attitude de Beaujon lui paraissait extraordinaire.

D.—N'a-t-il prononcé aucune parole au moment où vous l'avez arrêté?

R.—Non, il se débattait en poussant des cris inarticulés. Je le croyais fou.

D.—Quel était le caractère de Defodon?

R.—C'était un brave jeune homme, mais un peu trop noceur, d'autant qu'il était d'une mauvaise santé; il avait à tout moment des mouvements nerveux, quand une porte se fermait trop fort, au moindre bruit… mais c'était un bon garçon, et pas chiche du tout…

D.—Que savez-vous sur les relations de l'accusé avec la fille
Gangrelot?

R.—Ah! ça, c'est une traînée comme il y en a beaucoup (ici quelques expressions trop pittoresques qui excitent l'hilarité et que nous nous abstenons de reproduire).

D.—Les deux jeunes gens se cachaient-ils l'un de l'autre dans leurs relations avec elle?

R.—Pour ça, je n'en sais rien… je crois pourtant qu'elle aimait mieux
M. Defodon.

Trois personnes avaient entendu du bruit dans la chambre de Defodon et étaient accourues les premières aux cris poussés par Beaujon.

LA DEMOISELLE RATEAU (Émilie), dix-neuf ans, sans profession, était occupée, dit-elle, lorsque des cris s'échappèrent de la chambre qui n'est séparée de la sienne que par une cloison. La personne qui était avec elle s'élança au dehors et elle la suivit.

Elle a trouvé Defodon étendu par terre en chemise. Il ne remuait plus.

D.—Avez-vous entendu parler haut… quelque chose comme une querelle?

La demoiselle Rateau hésite, puis répond en baissant la voix, qu'elle ne faisait pas attention, à ce moment-là, à ce qui se passait à côté.

Le sieur BARNIOLI (Giacomo), rentier, quarante-cinq ans, était en visite chez la fille Rateau. Il affirme avoir entendu des éclats de voix qui lui semblent, bien qu'il ne puisse l'affirmer, indiquer une querelle. Puis une porte s'était ouverte violemment, et quelqu'un s'était élancé sur l'escalier. Il a cru alors à un accident, et obéissant à une première impulsion, s'est élancé pour porter secours si cela était nécessaire.

À une question du président, qui insiste sur le point de savoir s'il y avait ou non querelle, le sieur Barnioli répond qu'il n'a pas bien remarqué, mais que cependant les éclats de voix ne lui ont pas paru résulter d'une conversation amicale.

LAVORIT (Gustave), étudiant, vingt-trois ans, travaillait dans sa chambre, au-dessus de celle qu'occupaient en ce moment ces deux jeunes gens. Il a entendu du bruit et est rapidement descendu. Il a trouvé Defodon sans mouvement.

Le DOCTEUR MERCIER, trente ans, habite la maison. On est allé aussitôt le chercher, et il a tenté de donner à Defodon les premiers soins. Mais il a reconnu aussitôt que tout effort était inutile. Les marques des doigts étaient très visibles sur le cadavre. Defodon était vêtu seulement de sa chemise, les jambes et les pieds nus. Évidemment, il s'était levé précipitamment ou avait été tiré de son lit. Les couvertures étaient rejetées, le tapis dérangé.

Lorsque Beaujon est remonté, ramené par le concierge, il était extrêmement pâle, et, au premier coup d'oeil jeté sur le cadavre, il est tombé en faiblesse, sans proférer une parole. Le témoin connaissait fort peu les deux jeunes gens et ne peut fournir sur leur caractère aucun renseignement.

V

Après la déposition de M. de Lespériot, commissaire de police, dont les constatations ne présentent aucun intérêt nouveau, on appelle la fille Gangrelot (Annette).

Vive émotion dans l'auditoire; plusieurs personnes montent sur les bancs pour voir l'héroïne. On crie de toutes parts: «Assis! assis!» Les huissiers ont peine à rétablir l'ordre. Le président rappelle l'assistance aux convenances, et menace, au cas où semblable tumulte se renouvellerait, de faire évacuer la salle.

Annette Gangrelot, dit la Bestia, est âgée de vingt-huit ans. C'est une grande fille, assez forte, aux allures décidées. Elle est très brune. Ses cheveux sont plantés bas sur le front. Le visage est commun, quoique assez beau. Elle a de grands yeux, la bouche épaisse, le nez fort et les narines ouvertes. On voit sur ses lèvres des rudiments de moustaches.

Elle est vêtue d'une robe de soie, à carreaux rouges et noirs. On voit qu'elle s'est mise en toilette. Un chapeau à peine visible est campé en avant sur son crâne, et laisse déborder un chignon monstrueux. Elle ne porte pas de gants, ses mains, assez blanches d'ailleurs, sont couvertes de mitaines de dentelle noire. De taille élevée, elle porte en outre de hauts talons effilés et, en approchant de la barre, elle trébuche. Ses souliers découverts laissent voir un bas très blanc et un pied un peu fort. Un caraco de soie noire complète cette toilette de mauvais goût. L'accusé, en la voyant s'approcher, ne peut réprimer un sourire. Quant à elle, elle paraît, malgré son assurance, un peu décontenancée et, pour la prestation de serment, elle lève d'abord la main gauche, puis les deux mains à la fois. Enfin, les formalités remplies, le président l'interroge.

D.—Veuillez, mademoiselle, de la façon la plus nette, et en respectant les convenances, expliquer à MM. les jurés la nature des relations qui vous unissaient à la victime.

Un huissier lui ayant indiqué où se trouve le jury, elle tourne absolument le dos à l'accusé. Puis elle garde le silence. Le président se voit dans la nécessité de procéder par voie d'interrogatoire:

D.—Depuis combien de temps connaissez-vous Beaujon?

R.—Depuis deux mois à peu près.

D.—Où avez-vous fait sa connaissance?

R.—À Bullier, où il était avec son ami.

D.—Quelle est la circonstance qui vous a mis en relation avec ces messieurs?

R.—Oh! rien de particulier: ça s'est fait tout bonnement.

D.—N'est-ce pas Beaujon qui a été le premier votre amant?

La femme semble hésiter et chercher à rassembler ses souvenirs; puis:

—Je ne me rappelle pas trop bien. Pourtant, je crois que c'est Beaujon.

D.—Ne vous rappelez-vous aucune circonstance, par exemple une partie de piquet dont vos faveurs auraient été l'enjeu?

R.—Oh! pour ça, non. Je n'aurais pas voulu d'abord. Ç'aurait été m'insolenter.

Le président, s'adressant alors à l'accusé.

—Vous voyez. Le témoin dément votre récit.

BEAUJON.—Ce n'est pas pour rien qu'on l'appelle la Bestia; elle n'aura pas compris.

LE PRÉSIDENT, à la fille Gangrelot.—Ces messieurs ne jouaient-ils pas au piquet?

R.—Je crois que oui; mais ils jouaient la consomm.

BEAUJON, vivement et en souriant.—Tout compris.

LE PRÉSIDENT.—Voyons, mademoiselle, continuez.

LA GANGRELOT, avec colère.—Tout ça, c'est très désagréable. Est-ce que je sais rien de rien dans toutes ces affaires-là? C'est pour faire arriver des désagréments à quelqu'un qui ne leur a rien fait…

LE PRÉSIDENT.—Je vous prie de vous calmer. Beaujon ne vous témoignait-il pas une grande affection?

R.—C'est vrai; il était bien gentil.

D.—Et Defodon?

R.—Oh! très gentil aussi.

D.—N'aviez-vous pas une préférence pour l'un ou pour l'autre? Je regrette d'être obligé d'entrer dans de semblables détails, mais messieurs les jurés comprennent toute l'importance de ce témoignage. Donc, fille Gangrelot, répondez franchement. Nous faisons la part de votre embarras. Cependant, il est nécessaire que vous ne cachiez aucune des circonstances qui ont marqué ces relations?

R.—Beaujon était plus aimable que Defodon. Il me disait toujours qu'il m'aimait bien: même une fois il m'a donné une bague. Pour Defodon, il était un peu ours, et puis c'était pas un homme.

D.—Qu'entendez-vous par là?

R.—Une mauviette; pas plus de méchanceté qu'un mouton. Il avait comme qui dirait un tremblement continuel…

D.—Beaujon ne vous a-t-il pas paru être jaloux de vos complaisances pour Defodon?

R.—Dame, quelquefois ça ne lui allait pas. Mais moi, je fais ce que je veux, et ce n'est pas un homme qui me mènera.

D.—Ne l'avez-vous pas entendu proférer des menaces contre Defodon?

R.—Non, jamais… si, pourtant! une fois, dans le café, où il a voulu me ficher des coups, il voulait tout casser.

D.—Parlait-il de Defodon?

R.—Je ne me rappelle pas bien; mais s'il l'avait eu sous la main, il lui aurait tordu le cou comme à un poulet.

Quelques murmures éclatent dans l'auditoire.

D.—Les deux jeunes gens s'étaient-ils disputés en votre présence?

R.—Oh! plusieurs fois; mais, vous savez, pour des bêtises. D'abord, il y avait Beaujon qui me faisait toujours des scènes et se moquait de moi.

LE PRÉSIDENT, à l'accusé.—Il y a loin de ces affirmations à vos déclarations d'indifférence.

BEAUJON.—La malheureuse ne comprend pas l'importance de ses paroles.
Elle me charge sans le vouloir.

LA GANGRELOT, vivement.—Comment! Comment! Je ne comprends pas! Pourquoi dis-tu toujours que je ne suis qu'une bête? Je suis aussi maligne que toi, et, de plus, je n'ai tué personne.

Le président l'invite au calme, puis poursuit cet interrogatoire, d'où il semble ressortir que Beaujon lui a souvent témoigné une jalousie exagérée. Quant à Defodon, il était très doux et n'a jamais prononcé une parole malsonnante.

La fille Gangrelot va s'asseoir au banc des témoins, très satisfaite d'elle-même et paraissant attribuer à la sympathie qu'elle inspire les marques de curiosité railleuse de l'auditoire.

VI

Plusieurs témoins sont encore entendus. Mais ils ne font que confirmer les détails consignés dans l'acte d'accusation au sujet des propos tenus par Beaujon.

Deux dépositions ont le privilège de réveiller l'attention. On appelle
M. Defodon père.

M. Defodon est un vieillard, de taille moyenne, mais d'une maigreur effrayante. Il est atteint d'un tic nerveux auquel son émotion donne évidemment une force nouvelle. Sa tête et ses mains tremblent continuellement, il ne peut se tenir sur ses jambes. On est obligé de lui donner une chaise. Il parle à voix basse et par saccades.

Il pleure et, aux questions toutes bienveillantes du président, répond par une peinture rapide et affectueuse du caractère de son fils. C'était, dit-il, le meilleur enfant que l'on pût trouver; doux, bienveillant, charitable. Il ne lui a jamais causé aucun chagrin. Le père ne tient aucun compte des quelques folies de jeunesse qu'on pouvait reprocher à son fils. C'est une monstruosité d'avoir tué un bon garçon comme cela.

Dans un élan fébrile, il adjure le tribunal de le venger et de se montrer impitoyable.

On comprend l'effet que produisent sur l'auditoire ces quelques phrases, empreintes de la passion paternelle. L'accusé lui-même, pour la première fois, semble en proie à une vive émotion et se cache la tête dans les mains.

Après M. Defodon, on entend le médecin chargé de l'autopsie du corps.

D'après lui, le sujet était faible; le système nerveux excitable. Une pression violente a été exercée sur le cou, mais il pense que cette pression n'a pas été assez forte pour déterminer la mort. Le cerveau présentait des signes non équivoques de congestion. Le médecin pense qu'il y a eu simultanéité entre la congestion et les violences exercées, sans que cependant la connexion soit évidente; la strangulation semble avoir été la cause déterminante de la congestion, mais non la seule cause de la mort.

Quelques témoins sont rappelés et entendus de nouveau au sujet des propos tenus par Beaujon dans plusieurs discussions. Ils affirment la sincérité de leurs premières déclarations.

La parole est ensuite donnée au ministère public.

Je ne reproduirai pas ce discours, habilement composé, groupant avec intelligence et d'une façon dramatique tous les faits établissant la culpabilité de Beaujon.

Il termine ainsi:

«Depuis quelque temps les attentats contre les personnes viennent chaque jour effrayer la société: hier encore, un joueur assassinait un de ses compagnons de débauche. Aujourd'hui, c'est un crime dû à la jalousie, à un amour forcené, aveugle, et pour qui? Vous avez entendu, messieurs les jurés, vous avez entendu ces propos, empreints à la fois de cynisme et d'insensibilité absolue. Les mauvaises passions ne reculent devant aucune violence pour obtenir satisfaction. C'est alors, messieurs les jurés, que doit intervenir la société, sans crainte comme sans faiblesse. Un crime a été commis, sans excuse: car la passion inspirée par la fille Gangrelot est de celle qu'on ne saurait trop flétrir; un jeune homme, dont tous ceux qui le connaissent se plaisent à affirmer la douceur, l'intelligence, un jeune homme dont vous avez vu le père à cette barre, honorable vieillard que la mort de son fils a brisé, un jeune homme a été assassiné… il vous appartient de frapper le coupable, il vous appartient de relever le respect de la vie humaine et, avec lui, le respect de tout ce qui élève l'âme, le travail et la religion.»

L'avocat de l'accusé portait un grand nom; il ne faillit pas à sa tâche. Sans s'arrêter outre mesure aux déclarations même de Beaujon, qu'il considérait comme empreintes d'une trop grande exagération dans le sens de l'atténuation, il établissait que la scène avait dû ainsi se développer:

Évidemment il ne s'était élevé—ce soir-là—aucune discussion entre les deux amis; mais certains ressouvenirs donnaient à leurs rapports une sorte d'acrimonie dont ni l'un ni l'autre ne se rendait suffisamment compte. Defodon était dans un état de surexcitation maladive; un mot prononcé par Beaujon, mot involontaire puisque rien ne le lui rappelle, a dû exciter la colère du malade, qui s'est élancé de son lit sous l'empire d'une colère inconsciente, pour frapper celui qu'il considérait comme son insulteur. Étonné de cette attaque que rien ne lui faisait prévoir, Beaujon s'est défendu. Ainsi que l'a constaté le praticien qui a procédé à l'autopsie, ce n'est pas la pression exercée sur le cou de Defodon qui a déterminé la mort, mais bien une congestion cérébrale produite par la colère et procédant d'une prédisposition morbide. Beaujon est donc absolument innocent, et il n'y a pas lieu de le condamner. L'avocat croit ne pas devoir insister. Les faits sont clairs, patents, il n'y a eu ni assassinat ni intention d'assassinat. Il n'y a là qu'un accident triste, pénible, douloureux, mais auquel la condamnation d'un innocent donnerait un caractère plus douloureux encore.

L'avocat termine en déclarant qu'il se confie à la haute sagesse du jury, auquel font défaut les éléments les plus simples d'une conviction contraire à l'accusé.

—Pas une preuve, s'écria-t-il, songez-y bien, messieurs les jurés, pas un indice certain. Au contraire, entre ces deux jeunes gens, amitié constante, dévouement mutuel. Ne faisons pas à la nature humaine cette injure de croire que le meilleur peut devenir tout à coup le plus cruel des assassins. Vous avez devant vous un jeune homme auquel s'ouvre l'avenir; certes, il a quelques fautes à réparer, mais rien n'entache son honneur. Une condamnation, si légère qu'elle fût, briserait sa vie tout entière. Non, il n'a pas tué, non, Beaujon n'est pas un meurtrier, et vous rendrez, j'en ai la conviction, un verdict d'acquittement.

Après le résumé du président, le jury entre en délibération.

VII

—Eh bien, demandai-je à Maurice pendant la suspension d'audience, que pensez-vous de tout cela? Pouvez-vous au moins prévoir le verdict?

Maurice me regarda en souriant:

—Décidément, me répondit-il, vous tenez à voir en moi un sorcier, et je ne désespère pas de vous entendre me demander un jour de lire l'avenir dans le marc de café ou dans le creux de votre main.

—De fait, repris-je, vous aviez raison. En dépit du mystère qui règne et régnera toujours dans cette affaire, il est impossible de nier qu'il y ait eu violence exercée par Beaujon sur la victime. Nous avons mal choisi notre problème…

—Vous croyez, n'est-ce pas?

—J'en suis persuadé, repris-je avec énergie, c'est là une cause toute secondaire, sans intérêt comme sans importance. Et je ne vous demanderai même pas de vous en préoccuper plus longtemps…

—Dites-moi, reprit Maurice sans me suivre sur le même terrain, j'ai entendu dire que le mort avait été photographié. Pouvez-vous me procurer cette photographie?

—Vous entendez la photographie après décès…

—Certes.

—Vous l'aurez… Mais vous n'êtes donc pas de mon avis, vous croyez qu'il y a ici quelque chose à rechercher?…

—Je ne crois rien… je vous ai fait une question, vous m'avez répondu.
Ne voyez rien de plus…

—Vous dissimulez. Mais je vous le pardonne en raison du dépit qu'a dû vous causer l'absence d'intérêt de ce procès. Pour ma part, je suis désolé de n'être pas mieux tombé…

—Chut! le jury, fit Maurice.

En effet, les jurés, après une demi-heure de délibération, rentraient en séance. Un silence profond régna dans l'auditoire.

Les questions posées avaient trait: la première à la question d'homicide volontaire, la seconde à la préméditation.

Les réponses furent celles-ci:

Sur la question d'homicide: OUI.

Sur la question de préméditation: NON.

Et enfin:

Admission de circonstances atténuantes.

Beaujon fut ramené. Au moment où le greffier lui donna connaissance du verdict, il devint pourpre; ses yeux s'injectèrent:

—C'est impossible! cria-t-il.

Le président lui demanda s'il avait quelques observations à faire sur l'application de la peine.

—Je m'en f…! hurla le malheureux hors de lui. Je suis innocent!

Après une courte délibération, le président lut l'arrêt qui, reconnaissant l'accusé coupable d'homicide volontaire, le condamnait, en tenant compte des circonstances atténuantes, à dix ans de réclusion.

Beaujon poussa un cri terrible, et menaça du poing le tribunal, le bras tendu. Au lieu de se retirer, il résista aux gendarmes qui voulaient l'entraîner. Il y eut un moment de lutte affreuse. Le condamné se débattait, frappait, hurlait. On parvint enfin à l'arracher à son banc.

La foule s'écoula, douloureusement impressionnée. Mais ce dernier incident affirmait la justice de l'arrêt rendu:

—Hein? disait une jeune femme, lui qui avait l'air si doux tout le temps? Est-il assez rageur?

Le lendemain paraissait dans le journal judiciaire une note ainsi conçue:

«À peine rentré dans sa cellule, Beaujon a été en proie à de tels accès de fureur et de désespoir qu'un instant on a dû craindre pour sa raison. Le fait est d'autant plus remarquable que, lors de son arrestation et pendant toute la durée de sa détention préventive, il n'a cessé de montrer la plus parfaite insouciance. Des soins lui ont été prodigués; il est enfin revenu à lui et a longuement pleuré. Il proteste de son innocence. Beaujon a déjà demandé à se pourvoir en cassation contre l'arrêt qui l'a frappé.»

Maurice m'avait quitté aussitôt que l'audience avait été terminée, en me rappelant ma promesse relative à la photographie de la victime; j'avais remarqué chez mon ami une certaine agitation; aux questions que je lui avais adressées, il n'avait répondu que par monosyllabes.

Malgré moi, lorsque je fus seul, je ne pus m'empêcher de réfléchir au drame qui venait de se dérouler sous mes yeux.

VIII

—Voyons, me disais-je, est-il possible qu'il y ait là une erreur judiciaire? Voici un homme, il est vrai, dont rien n'a indiqué jusque-là les penchants pervers. Mais en tenant seulement compte des circonstances matérielles de l'acte en lui-même, il est évident qu'il est coupable. Il était seul avec la victime; dans aucune des dépositions il n'a été question de la présence d'une tierce personne. Le concierge s'est opposé à la sortie de Beaujon; il se trouvait donc à la porte extérieure de la maison et aurait vu tout étranger qui aurait tenté de s'enfuir. Pourquoi cette hypothèse, d'ailleurs? Beaujon n'eût pas manqué de révéler cette circonstance. Il reconnaît lui-même qu'il était seul, absolument seul avec Defodon. Bien mieux, tout en donnant une explication particulière de la scène de violence, il n'en avoue pas moins avoir porté ses mains au cou de Defodon.

Dans mon désir de trouver quelque point étrange dans cette affaire, je ne sais où je me serais laissé entraîner dans la voie des hypothèses.

Tout à coup, à la lecture du paragraphe de journal rapporté plus haut, une lueur subite s'éleva dans mon esprit.

—La folie! m'écriai-je, oui, c'est évidemment cela. Ce jeune homme ne se trouve-t-il pas dans la première période d'invasion de cette terrible maladie, n'est-il pas prédestiné par son organisation même à l'aliénation mentale, et l'acte qui lui est reproché ne serait-il pas la première manifestation de cette disposition morbide?

Dès que cette idée eut envahi mon cerveau, je l'étudiai soigneusement et il me parut que tous les détails se rapportaient à cette hypothèse.

Je me complaisais dans cette douce persuasion que Maurice avait sans doute entrevu ce côté de la vérité. Pour m'affermir moi-même, j'allai voir l'avocat de Beaujon. Je le trouvai seul, nous étions assez liés pour que je pusse entamer avec lui une conversation tout amicale.

—Eh bien! lui dis-je, vous avez obtenu un beau succès.

—Vous avez raison, me répondit-il, jamais je n'ai rencontré cause plus embarrassante; et j'ai réussi au delà de mes espérances. Je savais bien que je lui éviterais la peine de mort. Aussi me suis-je particulièrement attaché à l'arracher aux travaux forcés. Malgré sa violence, c'est un homme de bonne compagnie, trop jeune encore pour se rendre maître de lui-même, et c'est ce qui l'a perdu. Au bagne, il eût été horriblement malheureux, et le désespoir l'eût amené à quelque acte d'insubordination qui eût à jamais ôté tout espoir de grâce… il fera, au contraire, cinq ou six ans de réclusion et nous obtiendrons remise du reste de la peine…

—Donc, selon vous, c'est bien dans un accès de violence qu'il a assassiné son ami?…

—Diable! croiriez-vous par hasard qu'il l'a saisi au cou dans un accès d'affectueuse amabilité?…

—Mais ne vous est-il pas venu à l'idée une autre hypothèse?

—Laquelle?

—Celle de la folie.

—Je ne vous comprends pas.

—Je m'explique. Je suis absolument de votre avis quant au fait même, quant à l'acte commis… mais, où je crois que tout le monde a fait fausse route, c'est en ne tenant compte que du passé et en rien de l'avenir…

—Vous devenez de plus en plus obscur…

—Dans quelques cas, disent les aliénistes, la folie éclate brusquement; mais en général le début est lent, graduel. Il y a une sorte de période d'incubation pendant laquelle on voit survenir divers changements dans le caractère et les habitudes du malade… ces changements surprennent, étonnent et (ce n'est pas moi, c'est le docteur G… qui parle), si le malade n'a pas déjà été aliéné, il est rare qu'on les attribue à un dérangement mental. Cette période d'incubation peut durer non seulement des mois, mais même des années entières…

—Si bien que vous croyez…

—Laissez-moi achever. L'hallucination est un des symptômes les plus communs de l'aliénation mentale; il l'est à un point tel qu'Esquirol affirme qu'on le rencontre au moins quatre-vingts fois sur cent aliénés. Les hallucinés, ne l'oubliez pas, croient à la réalité de leurs visions; elles deviennent pour eux le mobile de certaines actions, inexplicables en elles-mêmes. Or, il est impossible, impossible, entendez-vous, de ne pas considérer ces personnes comme ayant, si je puis m'exprimer ainsi, déjà franchi le seuil de la folie: un pas de plus, et il n'y aura aucune différence entre eux et ceux qu'on enferme. Voir des choses qui n'existent pas, être convaincu de la réalité de ces visions, c'est un trouble qui indique nécessairement une modification morbide du cerveau.

—Tous ces principes, reprit l'avocat, me paraissent absolument justes.
Mais quelle application en voulez-vous faire au cas qui nous préoccupe?

—Ne l'avez-vous pas déjà deviné? Souvenez-vous des détails donnés par Beaujon sur la scène à laquelle Defodon a dû sa triste fin. Il n'a jamais varié dans son récit. Il a vu le visage de Defodon prendre une expression de terreur et de menace, il a vu l'homme se lever de son lit pour se jeter sur lui. Et alors, songeant à sa sûreté personnelle, il s'est défendu, il a tué. Eh bien! pour moi, Beaujon était à ce moment halluciné, Defodon était évidemment dans son état normal; s'il s'est levé, c'est sans aucune intention mauvaise. Notez encore ce point très curieux: Si Beaujon avait joui de toute sa raison et qu'il eût voulu se défaire de Defodon, n'aurait-il pas eu à sa disposition mille moyens plus ingénieux? ne pouvait-il pas susciter une querelle? Mais, allons encore plus loin. Je suis persuadé que dans la narration faite par Beaujon, il est d'une bonne foi absolue. Oui, sans quoi il dirait que Defodon l'a insulté, l'a provoqué, lui a craché au visage, que sais-je? Mais rien de tout cela; il raconte ce que réellement il a vu, ressenti ou plutôt cru voir ou ressentir.

—Vous pouvez avoir raison, dit l'avocat. J'y avais bien songé un moment, mais pour plaider l'aliénation mentale devant un jury il faut de tous autres indices: on aurait pris mon argumentation pour l'effort du désespoir… et entre nous, avouez qu'il faut une grande bonne volonté pour appliquer votre théorie au cas actuel.

—Aussi vous dis-je qu'on n'a tenu compte que du passé, et qu'il nous faut tenir compte de l'avenir; je suis persuadé que dans un temps donné Beaujon sera atteint de délire, et que l'aliénation mentale se déclarera d'effrayante façon. Alors on comprendra combien sa condamnation était imméritée…

—Je vous ferai cependant une observation: il est bien singulier—même pour nous qui discutons ici avec le seul désir de connaître la vérité et ne tenons pas, bien entendu, à nous convaincre l'un l'autre, par amour propre—il est bien singulier, dis-je, que ces hallucinations ne se soient jamais manifestées avant la soirée du crime.

—Évidemment. Seulement à cela je répondrai par cette vérité à la La Palice, c'est qu'il faut commencer par le commencement; il faut une première hallucination…

—En tout cas, ce fut une chance malheureuse pour tous deux… Mais admettons votre système; que croyez-vous utile de faire?

—Rien que de suivre la marche ordinaire. Le condamné va se pourvoir en cassation. Y a-t-il quelque espoir?

—Ici, nous rentrons dans le droit. Oui, il y a presque certitude de cassation; dans le tirage au sort des jurés, il s'est produit une irrégularité telle que le rejet du pourvoi me semble impossible…

—Eh bien! ma théorie pourra se vérifier d'elle-même. En supposant que l'arrêt soit cassé, quel délai cela vous donne-t-il?

—Deux mois environ.

—Pendant ce temps, la détention influant sur le sujet, l'aliénation mentale ne peut manquer de se développer.

—Vous avez raison.

Nous nous séparâmes enchantés l'un de l'autre. Et moi, très fier de moi-même, je me dis que décidément j'étais digne de mon maître Maurice Parent.

Qu'avait-il fait pendant ce temps?

IX

Dès que Maurice m'aperçut:

—Eh bien! me dit-il, m'apportez-vous ma photographie?

Je la lui remis aussitôt. Ce portrait avait été tiré quelques heures après le crime; la tête de la victime respirait la terreur, les traits étaient convulsés, les yeux à demi fermés. Du reste, je ne comprenais guère de quel intérêt pouvait être cette pièce dans la recherche de la vérité.

Maurice y jeta d'abord un regard distrait; puis tout à coup je vis son regard prendre cette étrange fixité dont j'ai parlé. Il s'absorba pendant près d'un quart d'heure dans une contemplation muette que je n'osai pas troubler, bien que je brûlasse de lui faire part de mes observations.

Il se leva, alla à sa bibliothèque, prit un livre que je reconnus pour le traité de Lavater, nota un passage, puis ferma le livre et se tourna vers moi:

—Ah! me dit-il, je vous demande pardon.

—Eh bien! avez-vous quelque indice?

—Mon cher, reprit Maurice, vous avez la curiosité des enfants. Depuis l'affaire de Lambert, vous me prenez pour une sorte d'escamoteur qui va faire disparaître une muscade sous un gobelet.

—Ne le croyez pas.

—Je ne vous en blâme pas. Ce sentiment est essentiellement naturel. Souvenez-vous seulement de ce que je vous ai dit. Les causes attribuées à un fait, vous ai-je expliqué, ne sont généralement que des causes secondaires; on passe presque toujours à côté de la vérité.

—Et dans l'affaire Beaujon?…

—Dans cette affaire plus que dans toute autre on a fait fausse route, j'en ai l'intime conviction…

—Beaujon est-il donc innocent, à votre avis?

—Je ne dis ni oui ni non; d'abord il faudrait nous entendre sur ce que vous appelez son innocence…

—A-t-il, oui ou non, commis le crime pour lequel il a été condamné?

—Modifiez votre question. Dites: A-t-il commis l'acte? Ici je puis déjà vous répondre: Oui, il a étranglé Defodon…

—Est-il coupable?

—Ceci est à discuter.

—Voulez-vous que je vous explique mes idées à ce sujet?

—Certes.

Je racontai alors toutes les circonstances de mon entretien avec l'avocat. Maurice m'écouta avec le plus grand soin sans m'interrompre. J'aurais voulu provoquer un geste, un mot, une exclamation. J'avoue même que je comptais sur une approbation énergique.

Maurice resta parfaitement froid. J'eus quelque peine à dissimuler mon dépit, et dans mon for intérieur j'attribuai cette indifférence à une certaine jalousie de métier.

—Eh bien? demandai-je.

—C'est ingénieux, répondit Maurice.

—Est-ce là tout? m'écriai-je avec une certaine impatience.

Maurice ne put s'empêcher de sourire.

—Mon cher ami, reprit-il, permettez-moi de vous expliquer en quoi et pourquoi vous n'avez réalisé aucune découverte utile. Vous vous êtes basé dans vos recherches sur la seule question de sentiment. Si vous n'aviez pas assisté avec moi à ce procès, autrement dit si vous n'étiez point venu au tribunal avec cette idée préconçue qu'il fallait absolument découvrir un mystère, vous ne vous seriez pas même posé le problème. Aujourd'hui il vous faut à tout prix une solution, et c'est sur cette nécessité, que vous vous êtes forgée vous-même, que vous bâtissez un système de toutes pièces. Votre système d'aliénation mentale, à sa période d'incubation, est curieux et séduisant à première vue; dès que cette idée a surgi en vous, vous vous êtes dit: Cela pourrait être vrai, donc cela doit être vrai, donc cela est vrai. Alors vous avez élevé votre petit monument en l'adaptant à des bases de fantaisie. Comprenez-moi bien. Si dans certains faits de la cause, vous aviez vu poindre cette idée de folie; si alors, saisissant en main ce fil, si ténu qu'il parût, vous vous étiez engagé dans le labyrinthe des circonstances accessoires et que peu à peu ces points de repère se fussent rangés d'eux-mêmes sur votre route, vous conduisant insensiblement à la certitude, alors je vous dirais que vous avez raison, et je n'aurais pas assez de félicitations à vous adresser. Mais laissez-moi vous dire que vous avez agi de façon toute différente. Vous avez admis d'abord l'aliénation mentale et vous avez fait entrer l'affaire Beaujon dans votre cadre, la torturant au besoin comme sur un lit de Procuste.

Je baissai la tête, sentant toute la justesse de ces observations.

—Et en résumé, continua l'impitoyable analyste, sur quoi comptez-vous pour établir la véracité de votre hypothèse? Sur un délai lui-même hypothétique, sur une chance plus ou moins probable que la folie se développera par la réclusion, que l'accès qui se serait déjà produit se reproduirait. Mais supposez un instant que, ainsi que le fait s'est déjà présenté, l'hallucination tout accidentelle ne se renouvelle point; supposez encore que la secousse même produite par la condamnation ait amené la guérison, où en sera votre démonstration?

—Assez! m'écriai-je, je me rends.

—Vous vous rendez aussi vite que vous avez su triompher. Croyez-moi, cher ami, pas plus de découragement que d'entraînement irréfléchi…

—Laissons cela. J'ai fait un impair, comme l'on dit.

—Du moins votre erreur n'est-elle pas dangereuse et ne fera-t-elle de tort à personne. Donc ne vous désolez point, vos recherches même témoignent d'une grande volonté. Mais, comme vous le dites, laissons cela. J'ai besoin de vous.

—Je suis tout à vous, mais du moins ne me tiendrez-vous point au courant du résultat de vos recherches?

—Si fait, mais laissez-moi me livrer d'abord à ces recherches. Pourriez-vous savoir si jamais Defodon a été malade, et retrouver le médecin qui l'aurait soigné?

—C'est facile.

—Comme nous n'avons pas de temps à perdre, j'abuserai de votre complaisance. Veuillez aller immédiatement à l'hôtel de Bretagne et du Périgord demander si la chambre occupée par Defodon est libre et louez-la aussitôt pour moi. Surtout que l'on ne touche à rien et qu'on la laisse exactement en l'état où elle se trouve…

—Cela sera fait.

—Bien. Maintenant, je vais vous demander quelque chose qui pèsera à votre amitié. J'ai besoin de quinze jours d'absolue solitude. Voulez-vous me les donner?…

—Oui, grand alchimiste. Je ne viendrai pas troubler le grand oeuvre!

—Pour vous remercier, je vous dirai ceci: Beaujon a étranglé Defodon.
Son récit est absolument vrai. Donc Beaujon est innocent
.

—Et il n'est pas fou?

Maurice se leva, me serra la main et me dit en souriant:

—C'est aujourd'hui mardi, donc d'aujourd'hui en quinze jours, je vous attends.

X

On comprendra si je devais être exact au rendez-vous. J'avoue très franchement—dût-on me taxer de vanité ou d'inconséquence—que, pendant toute cette quinzaine, je me creusai la tête pour trouver la solution du problème dont je m'étais promis, dont je m'étais imposé d'étudier les termes. J'avais dû, à mon grand regret, abandonner l'hypothèse de l'aliénation mentale. En effet, groupant à nouveau les diverses circonstances du procès, je n'avais rien trouvé qui pût produire en moi—je ne dirai pas une certitude, mais seulement une probabilité réelle.

Quelle était donc la voie suivie par Maurice? Cet homme commençait à éveiller en moi une surprise profonde. Dix fois j'étais allé frapper à sa porte, dix fois il m'avait été répondu qu'il était à la campagne. Aucun de nos amis ne l'avait rencontré, il était devenu complètement invisible. Était-il absent de Paris? Pour moi je ne le croyais pas. Je comptais les jours, et l'affaire Beaujon était devenue pour moi une sorte de cauchemar. Maurice n'avait-il pas dit qu'il était innocent?

Certes, l'opinion publique est facile à contenter. Quand un homme est sous le coup d'une accusation capitale et qu'il échappe à la peine de mort, alors même qu'il est frappé d'une terrible condamnation, l'impression générale est celle-ci: Il est bien heureux de s'en tirer à ce prix.

On ne songe pas à plaindre l'homme dont la vie est perdue, qui a devant lui dix longues et mortelles années de détention, qui voit tout son avenir détruit, toutes ses espérances brisées. Il est si heureux de s'en être tiré à ce prix! Passionné pour les condamnés à mort, pour les coupables frappés d'une peine perpétuelle, le public est indifférent pour les condamnations à temps, sans réfléchir que les premières années sont aussi horribles et aussi douloureuses, quelle que soit la durée de la peine à subir. L'espérance ne vient que bien longtemps après l'épuisement du désespoir.

Par exception, le silence ne s'était pas fait immédiatement autour de l'affaire Beaujon; et ce regain de popularité était dû à l'étrangeté du personnage qui avait comparu devant les assises sous le nom de fille Gangrelot. Cette aventure l'avait mise à la mode et, pour tout dire, avait fait sa fortune. La voiture et les promenades au Bois ne s'étaient pas fait attendre; les viveurs l'avaient appelée à leurs soupers et leurs raouts; sa bêtise même faisait sa force. Elle était passée à l'état d'étoile; on parlait de son prochain engagement dans un théâtre de genre. Enfin, il ne lui manquait plus pour arriver à l'apogée de sa gloire éphémère, que le mariage obligatoire avec quelque Anglais excentrique.

L'attention avait donc été ramenée vers Beaujon, qui, on le sait, s'était immédiatement pourvu en cassation.

À la suite des accès de colère dont il avait été saisi lors de sa réintégration dans la prison, Beaujon avait été en proie à une fièvre ardente qui avait mis ses jours en danger.

À cet état avait succédé une prostration générale. On redoubla de surveillance à l'égard du condamné, auquel on supposait des idées de suicide.

Les petits journaux s'étaient emparés de la Bestia et lui avaient fait une popularité de mauvais aloi à la Nina Lassave. L'ancienne maîtresse de l'assassin Beaujon endossait quotidiennement des mots que lui attribuaient les faiseurs ordinaires. Sa bêtise, exagérée à dessein, menaçait de devenir légendaire. Elle faisait concurrence à La Palice et à Calino, ces deux types de la naïveté inintelligente.

Je notais soigneusement tous ces détails; la pensée m'était venue un instant que la Bestia pouvait fournir quelques renseignements; je l'avais surveillée, épiée. J'espérais qu'un mot lui échapperait me mettant sur la trace de quelque observation jusqu'alors négligée. Mais en vain.

Je n'avais pas cessé un seul jour de voir l'avocat de Beaujon; je lui avais fait part de mes perplexités. Mais après avoir accueilli d'abord avec complaisance mon hypothèse d'aliénation mentale, l'homme de loi était promptement revenu à sa conviction première, la culpabilité réelle, absolue, complète de Beaujon, pour accepter dans son intégrité le système de l'accusation; sans attribuer à la jalousie seule le mouvement de violence de l'assassin, l'avocat pensait qu'un motif accidentel avait donné lieu à la querelle à la suite de laquelle Defodon avait succombé.

—Vous devriez connaître mieux les jeunes gens, me disait-il. Ils ont souvent des pudeurs inouïes, et la crainte du ridicule peut les amener à de véritables aberrations. Il y a eu querelle, ceci ne fait pas pour moi l'ombre d'un doute. Mais cette querelle procède peut-être d'un de ces mots sans importance qui échappent parfois dans la conversation, et c'est la banalité même de ce point de départ qui s'oppose à ce que Beaujon le fasse connaître. Je suis convaincu de plus qu'il n'avait pas l'intention de tuer. Dans cette courte lutte, le même accident aurait pu se produire en sens contraire; Defodon aurait pu tuer Beaujon sans plus de préméditation.

«En somme, le verdict du jury a tenu compte de ces circonstances. Si la conduite de Beaujon est satisfaisante, comme je l'espère, on lui procurera quelques adoucissements dans sa captivité. Il pourra être bibliothécaire, comptable, que sais-je? Enfin, d'ici à quelques années, on obtiendra remise d'une partie de sa peine. Croyez-moi, ne vous préoccupez plus de cette affaire. Il en est malheureusement trop qui sont plus terribles et par conséquent plus intéressantes.

Je me serais peut-être rendu à ces raisons. Le délai fixé par Maurice était sur le point d'expirer. Il ne m'avait pas donné signe de vie… Je pensais parfois qu'il n'avait absolument rien découvert, que peut-être même dès le premier jour il savait exactement à quoi s'en tenir et que seul l'amour-propre l'avait engagé à retarder cet aveu.

Mais, malgré, moi, je ne pouvais arracher ces préoccupations de mon esprit. J'étais littéralement obsédé; mon imagination me représentait Beaujon dans sa cellule, songeant à cette horrible condamnation, se demandant par quel enchaînement de circonstances la fatalité l'avait poussé dans cet abîme… J'accusais Maurice de lenteur, d'insouciance. Je voulais me persuader qu'avec ses facultés extraordinaires il aurait dû réussir plus vite et plus tôt.

Un matin, vers sept heures, on frappa à ma porte. J'ouvris précipitamment:

C'était Maurice.

Une demi-obscurité régnait dans ma chambre; je tirai les rideaux et me retournai en tendant les bras à mon ami. Mais je reculai involontairement en poussant un cri de surprise.

J'ai dans un autre récit (le Clou) esquissé la physionomie de Maurice Parent. C'était, ai-je dit, un homme d'environ trente-trois ou trente-cinq ans, de taille moyenne, mince et bien proportionné. Son visage, peu frappant à première vue, attirait bientôt l'attention par la singularité de ses yeux, dont le regard semblait avoir des propriétés toutes particulières. Ils étaient vifs, mobiles, enfoncés sous l'arcade sourcilière. Lorsqu'ils se fixaient sur un point quelconque, ou lorsque la méditation s'emparait de lui, ils déviaient sous l'influence d'un strabisme passager, si bien que les rayons des deux yeux convergeaient sur l'objet examiné. Lorsque cette attention avait pour objectif une pensée intérieure, les yeux s'immobilisaient, se pétrifiaient, se cristallisaient pour ainsi dire, et il m'eût été impossible d'expliquer comment ses regards semblaient se diriger au dedans, et non plus au dehors. Et cependant c'était bien l'impression que ses yeux me causaient alors.

Maurice était ordinairement pâle, mais d'une pâleur saine. Son teint uni avait la couleur mate et uniforme qui tient plus au grain même de l'épiderme qu'à l'état de la santé.

Mais ce matin-là, Maurice était à peine reconnaissable. Il était livide, amaigri comme un anachorète sortant de sa Thébaïde; les ombres de son visage s'accentuaient de touches de bistre; ses yeux, entourés d'un cercle noirâtre, brillaient comme ces anthracites qui ressemblent aux diamants de la nuit.

—Qu'avez-vous? m'écriai-je, que vous est-il arrivé?

Il me regarda avec surprise, et ses lèvres amincies ébauchèrent un sourire.

—Que signifie cette question? me répondit-il.

—Mais… continuai-je en hésitant, n'êtes-vous pas malade?

—Nullement.

—Regardez-vous donc, fis-je en l'amenant devant la glace qui surmontait la cheminée.

Il s'examina longuement.

—Je comprends, murmura-t-il.

Puis, de sa voix claire et nette:

—Ne vous effrayez pas, je suis aussi bien portant que jamais. Un peu de fatigue, voilà tout. Mais laissez-moi m'asseoir, nous avons à causer.

En l'entendant s'exprimer avec cette aisance et cette parfaite liberté, je sentis mes craintes s'évanouir. Nous nous installâmes au coin de la cheminée. J'allais de nouveau lui adresser la parole. Il m'arrêta d'un geste.

—Ne m'interrogez pas, dit-il. Depuis quinze jours, je n'ai pas une seule minute, une seule seconde, laissé échapper le fil de ma pensée; j'ai suivi sans hésiter, sans chanceler, ma route droite et inflexible. Le temps n'est pas encore venu où je puis rendre à mon esprit sa liberté d'action. Il faut que je le maintienne, immobile sur le chevalet où je l'ai couché… je n'ai pas entendu la voix d'un être humain. Si je suis venu ici, c'est que je sais que peu à peu je pourrai écouter la vôtre sans que la transition soit trop brusque. Il y a longtemps que je suis habitué à vous entendre: votre note ne désharmonisera pas ma pensée… cela peut vous sembler étrange. Il faut que je m'explique mieux. Envoyez chercher du café noir, et dans dix minutes je vous parlerai. Pendant ce temps, laissez-moi seul. Il faut aussi que je m'habitue, que je me réhabitue aux objets qui m'entourent ici.

Je sortis aussitôt.

En dépit de moi-même, je me sentais inquiet. Était-ce donc l'affaire Beaujon qui avait amené chez mon ami cet incroyable changement? Ou quelque événement inconnu, quelque malheur l'avaient-ils frappé tout à coup? Cette admirable intelligence avait-elle donc été ébranlée par un choc soudain?

Lorsque je rentrai dans ma chambre, Maurice était debout devant la cheminée: son visage s'était éclairci, ses yeux avaient repris leur vitalité, son sourire avait retrouvé cette expression à la fois douce et profonde qui donnait à son regard une beauté exceptionnelle. Il me tendit la main:

—Là! dit-il, me voilà nivelé, tu vois que cela n'a pas été long.

On remarquera que nous employions indistinctement le tu ou le vous. Lorsque Maurice se trouvait dans ce que j'appelais la période méditative, alors, involontairement et comme à notre insu, de part et d'autre, nous perdions les formules de la familiarité. Le tutoiement par lequel il m'accueillit me parut de bon augure, et je lui serrai la main avec effusion.

—Puis-je parler maintenant? lui demandai-je en souriant.

XI

—Je te pardonne l'épigramme, répondit-il. Car, en vérité, je dois te paraître bizarre. Tu ne me connais pas encore complètement; je ne sais d'ailleurs si je me connais bien moi-même. Mais, avec ta bonne volonté, nous allons tâcher de nous rendre un compte exact de l'état dans lequel je me trouve. Et d'abord, pour ne pas laisser plus longtemps ta curiosité en suspens, je te dirai que, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, je n'ai pas cessé un seul instant de m'occuper de l'affaire Beaujon…

—Ah! fis-je dans un élan de joie involontaire. Et tu as réussi?

—Pas d'impatience: j'y viendrai tout à l'heure. Je dois te dire que, dès le principe, j'avais un plan presque complètement tracé. Mais l'idée même qui avait surgi en moi impliquait de telles difficultés que les simples procédés de l'induction, applicables à l'affaire Lambert que tu n'as pas oubliée, étaient ici tout à fait insuffisants. Il ne s'agissait plus dans le cas actuel de faits matériels, palpables, de circonstances, si petites qu'elles fussent, qui pussent me servir de jalons dans mes recherches. Dans l'affaire Lambert, le mari avait assassiné sa femme. Il savait lui-même comment le fait s'était passé, il ne s'agissait donc en quelque sorte que de le faire parler, d'interroger les événements eux-mêmes, de retrouver, si je puis dire ainsi, la trace physique qu'ils avaient nécessairement laissée de leur passage. Tu comprends toute l'importance de ce point: le meurtrier savait, il fallait se substituer à lui, entrer dans sa pensée, l'étudier dans ses moindres mouvements, dans les plus insignifiantes manifestations de sa conscience. Pour tout dire, le problème existait, les termes en étaient posés. On était à la recherche d'une inconnue, mais au moins on était en possession des premiers termes de l'équation. Ici, au contraire, écoute bien ceci et que cela te serve de renseignement sur l'utilité des moyens barbares employés au moyen âge pour parvenir à la découverte de la vérité, Beaujon eût-il été appliqué à la torture, à la question ordinaire et extraordinaire, eût-on brisé ses membres, déchiré son corps, jamais on n'aurait pu lui arracher un aveu réel.

«Peut-être se serait-il avoué coupable, peut-être eût-il bâti une fable pour donner corps à l'accusation et par conséquent faire cesser ses tourments. Mais il aurait menti, par cette raison effrayante, incroyable, qu'il ne connaissait pas, qu'il ne connaît pas la vérité. Ceci semble insensé; ce n'est rien encore. Beaujon était seul avec Defodon, nul n'a pénétré dans la chambre; c'est bien Beaujon qui a tué Defodon, et Beaujon ne sait ni comment ni pourquoi le fait s'est produit. Chose plus effrayante encore: il peut croire qu'une partie du système d'accusation est fondée; il peut supposer que Defodon s'est jeté sur lui dans un accès de jalousie. En un mot, ni commissaire de police, ni juge d'instruction, ni procureur général, ni jurés, ni président, ni accusé ne savent la vérité…

Maurice s'arrêta. J'étais atterré.

—Ainsi, m'écriai-je, sans toi… (et j'appuyai fortement sur ces mots), sans toi, jamais on n'aurait connu cette vérité…

—Je n'y mets aucune vanité, crois-le bien. Mais ce que tu viens de dire est exact. Sans moi, ce problème fût resté à jamais insoluble. Il fallait ce concours de circonstances inouïes, que tu me fisses la proposition dont tu te souviens, que certains mots dans l'acte d'accusation et les réponses des accusés me donnassent l'éveil, et qu'enfin je fusse venu assister à ces débats, moi que l'insoluble attire, que l'inconnu subjugue, que l'impossible fascine. Il fallait en outre que je ne fisse pas fausse route une seule minute, et maintenant, je vais t'expliquer le sens de mes premières paroles, je vais t'expliquer pourquoi tu ne m'as pas vu, pourquoi tu n'as pas entendu parler de moi depuis ces quinze jours….

En vérité, dans ce moment où, maître de lui-même, Maurice, de sa voix calme, exposait lentement, sans emphase, sans entraînement, la philosophie de cette incroyable affaire, je me sentais saisi pour lui d'une admiration sans bornes; sa tête s'était rejetée en arrière, son regard avait pris cette fixité qui le rendait si remarquable: on comprenait ce qu'avait été au temps antique la Pythie sur son trépied.

—Tu as donc bien saisi, continua-t-il, ce fait important. Tout point de repère me manquait. Il fallait reconstruire le drame de toutes pièces, non en ce qui constituait la scène même du meurtre, mais dans ses antécédents, dans ses causes. C'est d'ailleurs ce qu'avait tenté de faire l'accusation en s'attachant à la prétendue passion de ces jeunes gens pour la Gangrelot. Or, voici quel a été mon premier mode de procéder. Étudiant avec la plus minutieuse attention, je dirais presque à la loupe, les termes de l'acte d'accusation, les réponses de Beaujon, les dépositions des témoins, je me suis demandé si des détails n'étaient point passés inaperçus qui comportassent un examen plus sérieux. Et tout d'abord, j'ai acquis une conviction absolue, procédant d'une constatation dont tu vas toi-même reconnaître l'exactitude. Dans toute cette affaire, on s'est préoccupé du passé de l'accusé ou des témoins, on a groupé, après les avoir recherchées, toutes les circonstances de nature à éclairer l'opinion sur leur caractère, sur leurs sentiments probables. On a fait, en un mot, sur Beaujon, sur la Bestia, une enquête soigneuse. Mais on a complètement négligé de faire le même travail au sujet d'un des acteurs de ce terrible drame; on n'a pas un seul instant recherché qui était moralement et physiquement Defodon, la victime, le mort. D'enquête à son sujet, il n'en a pas été question. Ainsi agit toujours la justice, obéissant à l'une des infirmités de la nature humaine. Elle se donne un objectif; elle délimite d'abord la route qu'elle devra suivre et ne s'en écarte à aucun prix. Pour elle, le raisonnement a été celui-ci: Beaujon est coupable; il ne peut pas ne pas être coupable; il faut donc justifier l'accusation. Tous ces raisonnements sont de bonne foi.

Alors on cherche, on bâtit un système sur un plan donné d'avance, on néglige ce qui ne paraît pas concluant, on donne une importance énorme à des faits qui ne seraient point remarqués si, de prime abord, on n'avait pas la conviction de la culpabilité, et c'est ainsi qu'on voit produire devant les jurés ces conversations qui n'avaient aucune valeur, qu'on rappelle ces mots qui n'avaient aucun sens précis. On pressure, on torture les moindres détails pour les ajuster au moule construit par la prévention. Dans le cas actuel, il est facile de reconnaître les traces de ce travail. Les éléments réunis par l'enquête n'ont convaincu personne; le verdict même du jury en est la preuve. Que sont en ce cas les circonstances atténuantes, sinon la constatation d'un doute?…

Maintenant, continua Maurice, venons à ceci: nous sommes en présence de trois systèmes différents: l'un, formulé par l'accusation, attribuant le meurtre de Defodon à un acte volontaire de Beaujon, non prémédité, mais déterminé par une explosion irrésistible de colère et de jalousie. Le second système, si toutefois il mérite ce nom, est celui de Beaujon. Je ne sais rien, dit-il; Defodon s'est jeté sur moi, j'ignore pour quelle raison. Je me suis défendu et j'ai eu le malheur de le tuer. J'arrive, moi, avec le troisième système qui est la vérité…

—Beaujon est innocent, m'écriai-je.

—Absolument.

—Alors, il est fou!

—Non pas. Tu tombes toi-même dans le défaut que je te signalais. N'y a-t-il donc, en dehors de Beaujon, personne dont l'état ait dû influer sur l'événement?…

—Defodon!

—Enfin, tu as bien voulu penser à lui. Remarque combien cette idée a été lente à se produire sur toi…

—Alors, selon toi, Defodon, dans un accès de folie, s'est jeté sur Beaujon… oui, en effet, rien de plus rationnel, rien de plus plausible. Qu'il est étrange que cette pensée ne soit venue à personne!…

—Fort heureusement! reprit Maurice en souriant. Car d'un seul bond tu vas aux dernières limites du possible. Je ne t'ai pas amené à ce point de ma démonstration pour te déclarer que tel ou tel était l'état de Defodon, mais uniquement pour que tu comprisses qu'il y avait là toute une voie nouvelle, à savoir l'étude de l'état de Defodon. Comprends-tu la faute commise par tous? L'acte de Beaujon a violemment attiré l'attention sur lui; c'est donc lui qui, dès le principe, est devenu le point de mire de toutes les recherches. Or, je dis que c'était sur Defodon que devait se diriger l'enquête… c'est cette tâche que j'ai assumée.

J'écoutais avec une attention croissante. C'était tout une révélation, et je sentais instinctivement que Maurice était sur la véritable piste. Il continua:

—Tu dois comprendre maintenant comment pendant quinze jours je me suis absolument séquestré du monde: j'avais besoin de m'identifier à la nature d'un homme que je n'avais pas connu, de reconstituer pièce par pièce un caractère que je n'avais jamais été à portée d'apprécier, et je n'avais d'autres données que quelques mots saisis çà et là dans des actes et des pièces où quelques points de repère s'étaient glissés par hasard et comme à l'insu de tous. Ces quinze jours, je les ai passés dans la chambre où le crime a été commis… je dis crime pour me conformer au verdict rendu; mais je prouverai qu'il y eut purement et simplement accident. Oui, pendant quinze jours, dormant à peine, ne mangeant que tout juste assez pour ne pas mourir de faim, j'ai vécu de la vie de Defodon, j'ai surexcité ma propre nature pour la mettre au diapason de la sienne, et… j'ai réussi…

—Eh bien! m'écriai-je en voyant qu'il s'arrêtait.

—Je ne veux point t'en dire plus. Aujourd'hui, à trois heures, viens à l'hôtel de France et du Périgord, rue des Grès, tu y trouveras quelques autres personnes que j'ai convoquées, et là je vous dirai tout. Alors, du reste, aura lieu une épreuve suprême qui prouvera la réalité de mes déductions… À trois heures donc!

—À trois heures.

Et Maurice sortit.

XII

L'hôtel de la rue des Grès était une de ces vieilles maisons, à l'allure lourde et respectable, comme il n'en reste guère aujourd'hui. On devinait que des générations d'étudiants avaient passé par là, et que sur ce palier plus d'un avait frissonné sous son habit râpé, qui, aujourd'hui, occupait une place parmi les privilégiés de la Faculté; plus d'un s'était hâté, devant la loge du concierge, craignant une réclamation, qui, aujourd'hui, comptait les revenus d'une clientèle sérieuse; plus d'un enfin était sorti, la tête haute et le front étincelant d'espérance, qui était mort dans quelque coin, rongeant sa dernière désillusion avec son dernier morceau de pain.

Au résumé, maison mal tenue, d'apparence morne et grognon. Sa façade semblait dire: Je suis ce que je suis. Qui ne veut de moi peut passer.

C'était là qu'avaient demeuré Beaujon et Defodon. Je m'enquis auprès de la propriétaire qui occupait le bureau. Elle m'indiqua la chambre. J'y montai rapidement, par un vieil escalier, large et solide, à rampe fièrement campée, à balustrade massive, surchargée de poussière, où mes doigts témoignèrent par écrit qu'on n'avait guère épousseté.

Je frappai à une lourde porte, qui s'ouvrit aussitôt. Maurice était seul. Je regardai autour de moi avec curiosité.

—Voici la chambre, me dit Maurice.

La description qui avait été faite par Beaujon à l'audience était exacte. C'était une grande pièce, d'anciennes construction et disposition, comme toute la maison, une de ces chambres comme on n'en trouve plus qu'au Marais ou dans le faubourg Saint-Germain. Les murs étaient couverts d'un papier autrefois décoré de fleurs, mais aujourd'hui de couleur si ternie, si fanée, que tout disparaissait sous une même teinte grisâtre. Il était déchiré en plusieurs endroits, notamment au-dessus de la plinthe.

En entrant on avait à sa droite la fenêtre haute et large ouvrant sur la rue; à sa gauche, occupant presque toute la largeur du panneau, un lit, forme dite bateau. De grands rideaux de calicot blanc, bordés d'une bande de jaconas à fleurs jaunes, pendaient d'une flèche fixée au mur et enveloppaient le lit; trop courts cependant pour toucher le parquet, ils s'arrêtaient à mi-hauteur du bateau. À la tête du lit, un de ces meubles, connus de nos pères sous le nom de servantes, faisait office de table de nuit. En face de la porte, une cheminée surmontée d'une glace faite de deux morceaux, encadrée de bois peint en blanc: dans ce cadre, au-dessus du miroir, les restes d'une vieille peinture qui au temps jadis avait eu la prétention de représenter des amours lutinant une nymphe. Auprès de la cheminée un fauteuil en velours d'Utrecht, forme dite bergère; à terre, devant le lit, une descente de lit coupée dans quelque ancienne tapisserie. En face de la cheminée, c'est-à-dire auprès de la porte d'entrée, un bureau en bois noirci.

Maurice avait fait disposer devant la fenêtre une table ronde recouverte d'un drap vert, sorte de bureau autour duquel des fauteuils semblaient attendre un conseil d'administration.

—Je t'ai fait venir le premier, me dit Maurice, afin que tu pusses m'aider dans mes dernières dispositions.

—Qui attends-tu?

—Trois personnes d'abord, qui prendront place avec nous à cette table, puis quelques témoins, et parmi eux, le père de Defodon. C'est à son sujet que je dois te faire quelques recommandations. La propriétaire a mis à ma disposition la chambre d'à côté. C'est là que restera M. Defodon père, jusqu'à ce que j'aie besoin de lui. Tu iras le chercher lorsque je te le dirai.

—C'est bien. Mais quelles sont les trois personnes qui doivent constituer notre tribunal, car je devine que ton intention est de refaire l'instruction et le procès?…

Au même instant, on frappa à la porte. Maurice ouvrit. Je reconnus B…, l'avocat de Beaujon; il était accompagné d'un vieillard.

—Je vous remercie de votre exactitude, dit Maurice en serrant la main de B… et en saluant le vieillard.

Il me présenta à ce dernier, puis m'apprit que c'était le président du jury qui avait condamné Beaujon.

Un instant après arriva la troisième personne. Je ne pus retenir un geste de surprise: c'était l'avocat général qui avait requis dans l'affaire.

—Monsieur, dit-il à Maurice, vous avez fait appel à mon impartialité et à mon honneur de magistrat; l'estime toute particulière que m'inspire votre caractère a fait taire en moi toute hésitation. Quelque étrange que puisse paraître cette démarche, j'ai la conviction qu'un homme de votre intelligence apprécie toute l'estime dont lui témoigne ma présence.

Comment Maurice avait-il pu décider l'avocat général et le président du jury à cette revision intime d'une affaire déjà jugée, c'est ce qu'il serait difficile de comprendre, si l'on ne tenait compte de l'ascendant extraordinaire qu'il savait prendre sur les hommes avec lesquels il se mettait en relation. Ancien employé de ministère, sans grande fortune, sans titre officiel, Maurice était partout accueilli avec la considération que méritait et que lui conciliait sa grande intelligence.

En ce moment, j'étais fier de lui, et malgré moi je ne pouvais me défendre d'un certain mouvement d'inquiétude. Je le regardai, il était calme, quoique plus pâle qu'à l'ordinaire. Mais ses yeux parlaient, vivaient, imposaient la confiance. Je lui serrai vivement la main, comme à la dérobée. Il se retourna, me regarda avec douceur, me fit un petit signe comme pour me rassurer, puis invita ses hôtes à prendre place autour de la table.

—Ah! fit tout à coup Maurice en se tournant vers moi, j'attends aussi un médecin; dès qu'il sera arrivé, tu le placeras à côté de M. Defodon père, dans l'autre chambre. Il sait ce qu'il a à faire. Maintenant, messieurs, continua-t-il en s'inclinant légèrement devant ses hôtes, je suis à vous.

Il plaça sur la table divers objets, des papiers, une petite boîte, et, assis sur le fauteuil qui s'adossait à la fenêtre:

—Messieurs, commença-t-il, il y a en ce moment, dans une cellule de prison, un homme qui a été condamné à dix années de réclusion; cet homme a failli être condamné à mort. Eh bien! je vous affirme, et vous serez bientôt de mon avis, que cet homme est absolument innocent. Loin de moi la pensée d'accuser ici ceux qui ont contribué de près ou de loin à sa condamnation; car, lorsque vous saurez la vérité, vous comprendrez qu'il était impossible à la justice de connaître les incroyables circonstances de cet accident.

Je regardai l'avocat général et le président du jury; ils ne firent pas un seul geste de protestation ni d'incrédulité. Ils attendaient.

Maurice ouvrit une petite boîte plate qui se trouvait à portée de sa main.

—Ceci, dit-il, est le portrait de Defodon fait après décès; veuillez le regarder avec soin, vous bien pénétrer des traits de cette physionomie…

Le portrait passa dans chaque main.

—Vous comprenez, reprit Maurice, que ce portrait est le premier témoin dont l'examen puisse apporter ici quelque lumière. En effet, l'homme est mort rapidement, la photographie a été tirée presque aussitôt, la physionomie de la victime a gardé l'empreinte des sentiments qui éclatèrent dans ce cerveau au moment même de la commotion mortelle. Interroger ce portrait, c'est donc le seul moyen qui soit en notre pouvoir d'établir une communication quelconque entre la victime et nous, et sinon le seul, comme je vous le prouverai, du moins le premier, le plus simple et le mieux à notre portée. Ne croyez pas d'ailleurs que je joue sur les mots. Il est possible d'interroger une chose inerte. La regarder rapidement, d'un coup d'oeil inattentif, irréfléchi, si je puis dire, c'est ne lui rien demander. Au contraire, tendez votre esprit sur cet examen, étudiez une à une toutes ses lignes et vous serez surpris de voir l'idée se dégager peu à peu et s'imposer à votre conscience.

—Cette physionomie, continua Maurice, porte un caractère saillant, évident. Quel est-il à votre avis, monsieur l'avocat général?

—C'est évidemment la terreur, répondit le magistrat.

Maurice ne put réprimer un sourire.

—Permettez-moi de vous arrêter à cette première appréciation. Non, cette physionomie n'exprime pas la terreur; examinez avec moi, et vous allez en être convaincu. Prenez cette glace et regardez-vous bien. Bien, maintenant donnez à votre physionomie l'expression de l'effroi. C'est cela, mais accentuez… accentuez encore.

Le magistrat, obéissant au désir de Maurice, s'efforçait de traduire sur son visage le sentiment de la terreur la plus profonde. Il tenait à la main une petite glace ovale et étudiait curieusement les contractions qui se produisaient sur son visage.

—Fort bien, s'écria Maurice, une seconde de patience. Remarquez ces points principaux. Vos yeux sont démesurément ouverts, les sourcils relevés, le front est plissé. La bouche est ouverte, les joues sont tendues sans un seul pli, les rides même qui contournent la bouche à la commissure des lèvres ont disparu. Caractère général, extension de la face… maintenant, regardez encore cette photographie et dites-moi si votre idée subsiste.

—C'est vrai, s'écria l'avocat, aucun de ces caractères ne se reproduit sur ce visage…

—Encore un détail important: dans la tension des traits sous l'impression de la terreur, les lèvres, notamment, sont dépourvues de toute espèce de pli ou de contraction… regardez les lèvres du mort…

L'observation était juste. La lèvre inférieure du portrait était tordue et en quelque sorte convulsée.

—Vous me pouvez faire observer que la mort, quoique récente lorsque ce portrait a été fait, peut avoir modifié certains traits… je serais de votre avis si nous constations une absence de contractions. La mort peut produire le repos et la distension des muscles. Mais toutes les contractions qui ont subsisté pendant la première heure qui a suivi le décès ont évidemment, nécessairement, préexisté à la mort ou plutôt se sont produites simultanément avec la catastrophe finale. Étudions maintenant le caractère de ces contractions qui, jusqu'ici, vous paraissent, comme à moi, ne pas être expliquées par l'effroi. Certes, je sais que rien ne pouvait venir plus naturellement à l'esprit que cette première hypothèse. Une lutte s'engage, le plus faible succombe. Au moment où il sent que sa force est en défaut, il est saisi d'une terreur folle… oui, cela est vrai, à moins (écoutez bien ceci), à moins qu'un sentiment plus violent, plus impérieux, n'absorbe toutes ses facultés et ne le rende inconscient d'un danger que rien ne lui fait prévoir…

Nous respirions à peine, dans la crainte de troubler Maurice dans sa démonstration. Nous pressentions que la vérité allait se dégager de ces préliminaires.

—Or, le caractère typique, absolu, évident de cette physionomie, c'est le dégoût, un dégoût intense, profond, énorme. Vérifions le fait. Le signe caractéristique du dégoût, c'est la contraction de la lèvre inférieure, dont les extrémités s'abaissent tandis que le milieu de cette lèvre se recourbe sur lui-même et fait, selon une expression vulgaire, mais d'une clarté complète, bourrelet.

Nous exécutâmes tous instinctivement le mouvement.

—Voyez, la lèvre supérieure remonte violemment, la lèvre inférieure s'abaisse. Sous la pression exercée sur les joues par la motion de la lèvre supérieure, les deux plis dont je parlais tout à l'heure et qui sillonnent le visage des narines aux coins de la bouche s'accentuent vigoureusement et se creusent. En même temps, le nez se relève et il se forme des plis transversaux à la jonction des sourcils. Les yeux, au lieu de s'ouvrir démesurément, comme dans la terreur, se rapetissent au contraire sous le gonflement des paupières. La peau du front, tirée en bas, est sans rides… Regardez ce portrait. C'est le type du dégoût… et voilà ce qu'il nous répond lorsque nous l'interrogeons: L'homme est mort dans un accès de dégoût terrible, irrésistible… Ce que je vous dis n'est-il qu'une hypothèse plus ou moins ingénieuse? La réponse est dans la contraction de la lèvre inférieure. Aucune sensation, je dis aucune, n'a pour caractère accessoire ce trait qui est inhérent au dégoût. Le premier degré du dégoût est le dédain; ici la langue elle-même nous aide. Lèvre dédaigneuse, la formule existe, c'est la lèvre inférieure qui avance, tandis que la lèvre supérieure s'y appuie fortement.

—Toutes ces déductions, dit le juré, sont d'une justesse admirable. Il est évident que, lors de la crise fatale, Defodon était sous l'empire du dégoût; mais allierez-vous le dégoût, sentiment tout répulsif et de retraite, si je puis dire, avec cette action violente qui aurait porté la victime à se jeter sur Beaujon?…

XIII

—Votre observation, reprit Maurice, vient elle-même au secours de la vérité; vous verrez comment, tout à l'heure. Je retiens le mot, et, comme on dit au Palais, j'en prends acte. Dégoût, sentiment qui a pour résultat le désir de s'éloigner, de faire retraite, comme vous l'avez si bien dit. Or, se retirer d'ici, n'est-ce pas aller , c'est-à-dire se mouvoir en un sens opposé à l'objet qui cause le dégoût? Plus le dégoût sera violent, plus l'objet qui l'aura causé inspirera la répulsion, et plus sera vif le mouvement de retraite, d'éloignement, c'est-à-dire de tendance vers un point éloigné de celui où se trouve l'objet en question. Supposons que j'aie horreur des crapauds. Je marche dans un pré. Vous êtes derrière moi. J'aperçois à mes pieds un de ces horribles animaux, je fais un mouvement de recul, de retraite, et je vous heurte violemment.

Je ne sais quelle idée surgit à ce moment dans mon esprit. Il me sembla entrevoir le but vers lequel tendait cette démonstration; mais je me contins. Au même instant, on m'avertit que les témoins attendus étaient arrivés. J'allai prendre les dispositions dont m'avait parlé Maurice, puis je revins, après avoir placé le médecin auprès de M. Defodon père.

Dès que je fus rentré, Maurice reprit la parole:

—Ce premier résultat obtenu, je crois nécessaire de le laisser provisoirement de côté et d'étudier maintenant le caractère et la nature même de la victime. Ici encore les documents semblent nous faire défaut. Mais vous reconnaîtrez avec moi de quelle importance vont être pour nous certains mots, certaines opinions qui se retrouvent dans les diverses dépositions apportées au procès, importance qui se double par cette considération, que ces manifestations n'ont été provoquées par aucune question et ne se rapportent pas à un système conçu d'avance. Je m'explique: Tous ceux qui ont été amenés, par la logique même de leurs réponses, à parler du caractère de Defodon, ont appuyé sur sa sensibilité nerveuse. Cette sensibilité était telle qu'on l'avait surnommé la petite dame; vous n'avez pas oublié ce mot. D'autres fois, on lui demandait, en plaisantant, s'il avait ses nerfs. La fille Gangrelot nous a dit, dans son langage trop énergique pour n'être pas exact: Ce n'était pas un homme. Dans sa pensée, ce mot s'applique à une sensibilité peu appréciée de ce genre de femmes, et aussi à une faiblesse d'organisation sur laquelle il est inutile d'appuyer. Vous allez entendre à ce sujet les explications données par la femme qui, à la pension bourgeoise, servait ordinairement Defodon.

Maurice me fit un signe, et j'introduisis Mlle Annette, fille de salle au restaurant: cette brave servante semblait surprise au dernier point de cet appareil si peu usité dans une chambre d'hôtel. Maurice l'invita à s'asseoir.

—Mademoiselle, dit-il, vous avez sans doute été surprise de la lettre que vous avez reçue. Pour des raisons importantes je ne vous ai point vue avant aujourd'hui. Vous le reconnaissez, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur. Je ne vous connais pas.

—C'est à votre patron que je suis allé parler, et c'est lui qui a bien voulu me permettre de vous appeler ici. Serez-vous assez bonne pour nous donner quelques renseignements?

—Sur quoi, monsieur?

—Vous connaissiez bien Defodon?

—Le pauvre garçon. Ah! je le crois! On a joliment bien fait de condamner l'autre; on a été trop doux, voilà tout…

—C'était un bien charmant garçon, n'est-ce pas, ce Defodon?

—Ah! monsieur, et doux comme une fille; qui n'aurait pas fait de mal à une mouche!

—Il n'était pas fort, je crois?

—Pour ça, non; et puis, voyez-vous, on sentait qu'une pichenette l'aurait tué, ce garçon. À la moindre chose, il tremblait comme une feuille…

—Ah! il tremblait?

—Quelquefois c'était si fort qu'il pouvait à peine tenir son verre…

—Mais ce tremblement n'avait-il pas été la suite d'excès?

—Des excès? N'en dites donc pas de mal… Si c'est pour ça que vous m'avez fait venir, ce n'était pas la peine… Tenez, je me rappelle qu'une fois il a eu presque une crise de nerfs… savez-vous pourquoi, le pauvre chéri? Parce qu'il avait trouvé un cricri dans son pain.

—Un cricri?

—Oui, une de ces bêtes noires qui sont chez les boulangers… Je le vois encore: il est devenu tout pâle… puis il s'est levé de sa chaise, tout brusquement… même qu'il a manqué de tomber en arrière…

—Il était nerveux?

—Nerveux, oui, c'est ça, et puis… dégoûté, oh! dégoûté comme une petite maîtresse…

Nous nous regardâmes avec un signe d'intelligence. Cet interrogatoire, si habilement et si patiemment conduit, corroborait de la façon la plus frappante et la plus inattendue les déductions de Maurice.

Il remercia Annette, qui se retira très étonnée de l'importance que l'on paraissait attacher à ses déclarations.

—D'après ces renseignements, dit Maurice, vous appréciez comme moi combien l'organisation de Defodon était susceptible d'excitation. La moindre commotion l'ébranlait, et j'appelle votre attention sur le détail du cricri. Nous allons entendre maintenant M. Lafond, vieux jardinier de la famille Defodon, dont la déposition, je l'espère, aura la plus grande importance au point de vue qui nous occupe.

Le père Lafond était un vieillard de soixante ans, robuste et bien portant. Aux premières paroles qui lui furent adressées, il se mit à sangloter.

—Mon pauvre jeune maître, s'écria-t-il, si vous saviez combien je l'aimais!

—C'est vous qui l'avez élevé?

—Si vrai que j'ai planté un orme le jour de sa naissance et que c'est aujourd'hui un grand et bel arbre.

—Vous vous souvenez de son enfance, quand il courait à travers le jardin…

—Oui, oui. C'était un si gracieux petit enfant, tout doux, tout gentil. On le prenait pour une petite fille, mêmement qu'il en avait tous les goûts… un petit peu peureux. Le noir lui faisait grande crainte. Et puis, surtout, oh! ça, je m'en souviens comme si c'était hier, il détestait les insectes, les bêbêtes comme il disait.

—Ah! il détestait les insectes, les papillons?…

—Les papillons moins, parce qu'ils étaient jolis. Mais c'étaient les bourdons, les guêpes, les araignées… ça le dégoûtait, le pauvre innocent. Et quand, par hasard, une de ces vilaines bêtes le cognait dans le jardin, il devenait tout pâle et faisait une grosse moue toute dégoûtée…

—Vous ne vous rappelez pas quelque fait particulier à ce sujet?

—Non… je ne crois pas!… Ah! tiens, si fait… je me rappelle que pendant près de quinze jours, il ne voulait pas passer par une allée, pourtant bien jolie, sous bois et ombreuse… Moi, je lui disais comme ça: «Mais viens donc, petit!»—Non, non! et il criait et il trépignait. Alors je l'ai pris dans mes bras et j'ai voulu passer avec lui. Il s'est débattu en criant: La bébête! la bébête! Croiriez-vous ça? C'était parce qu'une grosse araignée avait fait sa toile juste à l'entrée de l'allée, la pauvre bête. Ma foi, je l'ai tuée. Du reste, ça tenait de famille. M. Defodon est comme cela…

Le jardinier fut congédié. Maurice me pria d'appeler le médecin. C'était un de nos amis, le docteur R…

—Mon cher, lui dit Maurice, tu as bien examiné M. Defodon?

—Oui. Tu peux tenter l'expérience.

—Tu es sûr que la commotion n'offre aucun danger?

—Aucun danger sérieux, j'en réponds. Malgré son état d'excitation nerveuse, il est très fort et j'affirme qu'il n'y a rien à craindre…

—Mais qu'allez-vous faire? s'écria l'avocat.

—Je vais tenter une expérience décisive; la scène qui va se passer vous édifiera complètement sur les faits qui vous intéressent, et quelques dernières explications seront à peine nécessaires. J'ai dû seulement prendre certaines précautions afin que la santé de M. Defodon n'eût pas à souffrir d'une épreuve qui aurait pu être dangereuse dans son état. Vous avez entendu la réponse du docteur; je crois que nous pouvons agir.

—Faites donc, répondîmes-nous.

M. Defodon père entra: c'était, on ne l'a pas oublié, un vieillard petit, très maigre et agité d'une sorte de tremblement continuel. Ses jambes paraissaient avoir peine à le soutenir. Maurice le fit asseoir sur un fauteuil.

—Monsieur, lui dit-il, quelle que soit la douleur que vous ait fait éprouvé la perte de votre fils, j'espère que vous serez assez bon pour bien vouloir répondre aux quelques questions que je vais vous adresser et qui n'ont d'autre but que la recherche de la vérité.

Maurice s'était assis auprès du vieillard, devant la table. Il attira lentement à lui une petite boîte carrée et posa le doigt sur le couvercle.

—Peut-être ma demande vous paraîtra-t-elle étrange. Vous souvenez-vous de l'histoire de Pellisson?

—De Pellisson!

—Emprisonné, Pellisson, dans sa solitude, eut la singulière idée d'apprivoiser un animal qui ordinairement inspire à tous la répulsion la plus grande… Il trouva une araignée, dans un coin de sa prison, une grosse horrible araignée…

Maurice appuyait sur les mots, et regardant fixement Defodon père:

—Oui, il eut le courage de la prendre entre ses doigts… de l'approcher de son visage, tandis que ses longues pattes… remuaient…

—Assez, monsieur, s'écria le vieillard… c'est répugnant.

—Répugnant! et pourquoi? L'astronome Lalande mangeait… bien les araignées… vivantes…

—Ignoble! murmura le vieillard en frissonnant.

—Mais oui, il portait sur lui une petite boîte… semblable à celle-ci.

Il montrait la boîte dont j'ai parlé.

Il la tournait dans ses doigts comme il eût fait d'une bonbonnière… puis à certains intervalles, il l'ouvrait…

M. Defodon père avait les yeux fixés, sur la boîte, son visage se décomposait, devenait livide…

—Et il en tirait… tenez comme ceci!

Maurice ouvrit la boîte, y plongea les doigts et en retira une araignée énorme qu'il approcha vivement du vieillard. Celui-ci, comme frappé d'une commotion électrique, bondit sur sa chaise, se redressa de toute sa hauteur, et, poussant un cri rauque, se rua sur le médecin, comme le noyé qui s'accroche à une planche de salut, et lui jeta ses bras au cou. Le médecin, par un mouvement rapide, lui mit au front une serviette mouillée qu'il tenait préparée. Le vieillard s'affaissa… il était évanoui.

Il y eut un long moment de silence.

Le médecin tâtait le pouls du vieillard; il nous rassura d'un geste.

—Rien à craindre, il se remet.

L'avouerai-je, nous étions tous horriblement pâles. Le hideux animal se débattait entre les doigts de Maurice et sa laideur dégoûtante nous fascinait. Nous ne pouvions en arracher nos regards. Maurice s'en aperçut, le replaça dans la boîte et s'approcha du vieillard. Celui-ci revenait peu à peu à son état normal. Le médecin lui donna le bras, et tous deux sortirent.

—Avez-vous enfin compris? s'écria Maurice: le coupable est là, dans cette boîte, c'est ce hideux animal qui a tout fait. Lorsque, sur le visage du mort, j'ai lu cette expression de dégoût, je me suis rappelé les explications de Beaujon. Defodon était dans son lit. Tout à coup son regard est devenu fixe, il a battu l'air de ses mains.

«Beaujon a vu quelque chose de noir sur son visage, comme une tache. L'homme s'est jeté à bas de son lit et s'est élancé vers Beaujon qu'il a étreint de ses bras… Donc un objet, un être capable d'exciter le dégoût, voilà ce qu'il fallait trouver… Eh bien! messieurs, regardez.

Maurice écarta le rideau du lit, et nous vîmes, se collant du plafond à la flèche, une énorme toile d'araignée, grise, épaisse…

—C'est à cette toile que j'ai arraché l'animal. Que s'est-il donc passé? La lampe était sur cette cheminée, sans globe ni abat-jour, jetant la clarté blafarde du pétrole… l'animal était sorti de sa toile… il était sur le rideau, sa teinte noirâtre tranchant d'autant plus sur la blancheur du tissu… Par un accident dont nous n'avons pas à rechercher la cause, tandis que Defodon, fasciné à sa vue, fixait sur l'araignée son regard effrayé, l'animal est tombé sur son visage. C'est la tache noire. Defodon a battu l'air de ses mains, comme pour écarter l'ennemi répugnant… puis, dans le paroxysme du dégoût, il s'est enfui… il a fait retraite et s'est jeté sur Beaujon. Le reste s'explique de soi-même. Au moment où il saisissait Beaujon au cou, celui-ci s'est dégagé par un mouvement brutal. La commotion a déterminé la mort immédiate de Defodon… Mais Beaujon n'était-il pas innocent?

Maurice avait vaincu.

……………………………………………………………

Le jugement fut cassé par la Cour et renvoyé devant d'autres assises.

Maurice fut appelé à titre d'expert. Beaujon fut acquitté…

—Eh bien! me dit Maurice, qu'en dites-vous?

—Il vous reste un devoir à accomplir, lui répondis-je, faites des élèves.

FIN DE LA CHAMBRE D'HÔTEL

LA PEUR

I

Le docteur posa son cigare sur la table et nous regarda en souriant, sans dire mot. Vous l'avez tous connu: c'était un homme de taille moyenne, au visage maigre et anguleux, aux cheveux noirs, à la parole cassante et saccadée.

Il souriait rarement, étant homme de travail et de méditation: et lorsque ses lèvres se relevaient pour laisser apercevoir ses dents blanches et fines, c'est que le docteur sentait au fond du coeur un besoin féroce de raillerie.

—Mieux vaut, lui dis-je, s'expliquer franchement. Quelle phrase de notre conversation a donc pu exciter ainsi votre dédain?

—Du dédain! vous ne me connaissez guère. Le dédain touche au mépris et le travailleur ne méprise personne…

—Mais encore?

—Je m'explique, ne voulant pas vous laisser sous cette fâcheuse impression. Voici: Depuis tantôt une heure, vos esprits, emportés dans le vague, s'égarent dans des théories absolument fausses… vous parlez fantastique, et vous croyez très ingénieux d'évoquer des fantômes couverts de linceuls d'un blanc plus ou moins douteux, des gnomes horribles, des lémures dont la Thessalie aurait honte. Assez de ces billevesées. Voyons, entre nous, s'il entrait ici quelqu'un de ces animaux ridicules et grotesques, vous ririez comme des fous, et c'est à qui le renverrait, aux coups de son propre balai, au prétendu Sabbat qu'il n'a jamais fréquenté…

—Trêve de railleries, expliquez-vous…

—Vous êtes pressés, messieurs! Je vous disais donc que ce qui vous paraît fantastique, c'est-à-dire effrayant, est en réalité enfantin, banal et ridicule. Quel sentiment prétendez-vous exciter? La peur! Eh bien! permettez-moi de vous le dire, ou vous n'êtes pas de bonne foi ou vous avez la conviction que rien de ce que vous racontez ne peut amener la terreur, sinon chez les enfants et les niais. Non, vous n'êtes pas de bonne foi. Vous vous surexcitez vous-mêmes, et vous vous forgez des chimères dont vous vous persuadez que vous devez avoir peur. Qui d'entre vous croit encore que les goules viennent la nuit sucer le sang des jeunes hommes, ou que les vudoklaks s'accroupissent la nuit au sein des jeunes filles? Voyons, sans rire… là… personne. Or, je vous affirme, moi, que la peur est un sentiment éminemment naturel qui ne peut être excité que par des sentiments naturels. Il est dans l'ordre psychologique ou physiologique des phénomènes tellement étranges que sous leur influence l'organisme humain est ébranlé comme les harpes éoliennes dont parle Ossian. Tout l'être vibre à ce souffle qui vient on ne sait d'où… alors se développe en nous une vitalité de surexcitation dont l'effet n'est plus factice, comme dans ces cas où vous inventez des impossibilités… ici, le fait est tangible, le fait est patent… il y a eu énervement, c'est-à-dire doublement d'une des facultés-mères de notre organisme physique et moral.

Ces théories m'impatientaient, j'interrompis brusquement le docteur:

—Assez, m'écriai-je, concluez, ou donnez-nous des exemples!

—Les exemples, reprit-il en souriant de son sourire sarcastique, vous voulez des histoires. Eh bien! je suis votre homme. Nous disons donc que le but de tout ceci est de vous faire comprendre ce qu'est réellement ce sentiment étrange, enivrant, qui s'appelle la peur, et surtout ce que peuvent être les conséquences de ce sentiment lorsque, développé en quelque sorte extra-humainement, il arrive à son complet épanouissement…

—Nous vous écoutons, effrayez-nous si vous le pouvez.

—Si je le puis… Entendez alors ce qui suit. J'ai assisté aux scènes que je vais dire, et si ma voix traduit exactement mes impressions, je veux vous voir frissonner et pâlir.

…………………………………………………………….

«Elle était étendue sur son lit de douleur, la douce enfant, la pauvre Mary. Pourquoi? Sait-on d'où vient le mal? Elle a souffert, elle a pleuré, elle a toussé, une écume rougeâtre est montée à ses lèvres et, pâle, elle s'est évanouie; sa tête pâle et flétrie creusait dans l'oreiller un trou plein d'ombre, ses yeux ont paru s'agrandir, un cercle s'est arrondi au-dessus de ses pommettes saillantes et rubéfiées…

«Elle s'appelait Mary.

«Si vous saviez comme Edwards l'aimait! Toute jeune il l'avait connue, il l'avait suivie alors qu'elle entrait dans la vie, comme un enfant entr'ouvrant une porte derrière laquelle se cache l'inconnu. Il l'avait vue courir joyeuse à travers les blés, couronner sa tête blonde de bluets et de coquelicots, rire à tout venant, être ou chose: amitié d'abord, puis amour. Comment cette transformation? Étrange effet de l'âge. Pourquoi, alors qu'il l'aimait bonnement comme une soeur, a-t-il senti tout à coup qu'il la désirait comme femme? Pourquoi, ce matin-là, alors que, comme tous les matins, elle abandonnait sa main à sa main, a-t-elle rougi—charmante! elle était charmante—et baissé les yeux—longs cils qui voilaient un regard étonné? Pourquoi cette transformation de l'enfant en femme? Nul ne le sait et tous l'ont senti.

Bref, le «je t'aime!» qu'il lui adressait est devenu tout à coup timide, doux et attendri. Et elle, elle n'a pas osé répondre, timidité, douceur et attendrissement plus émouvants encore.

Ils se sont mariés, c'est-à-dire qu'un beau jour ils ont compris que la vie n'était possible qu'à deux; ils ont deviné cet égoïsme admirable qui n'admet qu'un seul intérêt sous deux formes distinctes.

Avoir trouvé la compagne!… la compagne! quel rêve! s'avancer à deux sur cette route qui s'appelle la vie, se heurtant aux mêmes pierres et cueillant les mêmes fleurs!

Quel est le danger? Ne pas se connaître. Or ils ont vécu la même vie, depuis longues années. Ils savent chacun le fort et le faible de l'autre. Ils ont la notion des concessions nécessaires, ils savent qu'ici il faut céder, que là il faut être ferme… Union vraie parce qu'elle est raisonnée.

Et voici que, sournoisement, la maladie, tapie au coin de quelque mur voisin, a profité d'un entre-bâillement de la porte pour se glisser au chevet de Mary… elle, si forte, si rose, si jeune, voilà qu'elle est malade, voilà que, voulant se redresser, elle est retombée faible et immobile, étonnée de cette lassitude…

On m'envoya chercher. Mes amis, je me crois savant. J'ai beaucoup travaillé, j'ai consacré toute ma vie à l'étude, j'ai scruté dans leurs replis les plus cachés les secrets de l'organisme humain… Eh bien! je l'avoue, je ne comprenais pas ce mal.

Était-ce épuisement? Était-ce excès de vitalité? Était-ce la flamme trop vive qui brûlait l'enveloppe? Je ne le savais pas. J'aimais tant Edwards qu'il me semblait que sa cause fût la mienne. Je cherchais, j'étudiais, j'auscultais, et souvent, tenant dans ma main la main de la pauvrette, je réfléchissais profondément…

Les jours passaient. Puis les semaines, puis les mois. Était-ce la phtisie? l'anémie? Aucun des caractères symptomatiques ne me paraissait concluant… J'avais peur… Je n'osais procéder à quelque expérience dont le résultat peut-être eût été fatal… Ah! c'est une horrible situation! Que jamais le médecin ne soigne ceux qu'il aime!

Et pourtant que faire? Confier la cause à un confrère… J'appelai quelques praticiens à ce chevet où se mourait Mary… Ânes! sur mon honneur, ils ne dirent que des sottises. J'aurais voulu faire rentrer leurs paroles dans leur gorge maudite…

Encore passaient les jours, les semaines et les mois.

Un soir, regardant la malade, je portai la main à mon front. Ce que je pressentais était au-dessus de mes forces… Il n'y avait pas d'illusions à se forger… Le ton de la peau était mat… les yeux étaient brillants… les mains avaient cette moiteur qui procède de la fraîcheur du tombeau. Elle était perdue.

Je serrai la main d'Edwards…

—Je reviendrai demain, lui dis-je.

Demain! mot étrange. Entre ces deux formules—aujourd'hui et demain—se plaçait dans ma prévision ce fait atroce—la mort. Elle vivait, elle remuait, elle pensait, elle parlait. Demain la trouverait immobile, sans pensée, muette, morte…

Je sortis de la chambre, paraissant calme jusqu'au seuil. Puis je m'enfuis en courant, étouffant un sanglot.

Edwards avait entendu ce mot—demain—- et m'avait remercié d'un sourire. Demain, c'était l'espoir. Douze heures de vie!…

Je rentrai chez moi, fiévreux, affolé…

Je ne pouvais dormir.—Il était trois heures, lorsque j'entendis frapper violemment à la porte.

—Qu'y a-t-il?

—Venez vite, cria une voix, Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.

Je m'élançai dehors.

II

Les mots qui avaient frappé mon oreille, continua le docteur, retentissaient dans mon cerveau sans éveiller la notion d'une signification précise. Lorsqu'ils avaient été prononcés, j'avais eu le sentiment d'un malheur, comme la sensation glacée d'une douche d'eau qui tomberait on ne sait d'où.

En me hâtant pour arriver au domicile d'Edwards, je me surpris à rechercher dans ma mémoire les termes précis de l'avis que j'avais reçu, et ce fut avec une sorte de terreur stupide, bientôt combattue par l'incrédulité, que je reconstruisis ces deux phrases:

—Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.

Avez-vous remarqué cette singulière tendance de notre esprit à s'efforcer de prévoir l'avenir, de construire d'avance toute une série de circonstances, alors que le fait lui-même est ou va être à portée de notre entendement et de notre connaissance? Vous recevez une lettre, elle est dans votre main, vous n'avez qu'à briser le cachet pour savoir ce qu'elle contient. Au lieu de cela, vous examinez l'écriture avec soin, vous étudiez le cachet postal, vous discutez la nature du papier, la forme du cachet; vous perdez votre temps à sonder un mystère qui déjà devrait ne plus exister pour vous…

Ainsi faisais-je. Je marchais rapidement. Il me fallait dix minutes à peine pour atteindre la demeure d'Edwards; et pendant cette course, quoique certain d'être tiré du doute dans un temps des plus courts, je m'évertuais à bâtir des hypothèses et à chercher à deviner.

—Mary étranglée, Edwards fou.

Et naturellement je ne trouvais aucune explication qui me satisfît.

J'arrivai; la domestique m'attendait devant la porte:

—Oh! prenez bien garde, me dit-elle, M. Edwards n'a plus sa tête… je n'ose pas entrer dans la chambre.

—Mais êtes-vous sûre de ce que vous m'avez dit?

—Oh! monsieur, c'est bien facile à voir…

—Un seul mot: Comment avez-vous appris… l'accident?

—J'ai entendu du bruit… et je suis montée.

—Vous n'avez rien dérangé?

—Rien.

La chambre dans laquelle j'avais laissé la pauvre Mary mourante était située au premier étage; je montai rapidement.

Il était alors quatre heures du matin.

Je poussai la porte avec un battement de coeur qui me faisait mal. Et cependant j'espérais encore.

Le tableau qui frappa mes regards était bien fait pour augmenter l'émotion dont j'avais peine à me rendre maître.

La pièce où je pénétrais était très spacieuse, haute de plafond: le parquet était couvert d'un tapis dont la couleur sombre faisait ressortir la blancheur des murs et la teinte pâle des meubles de bambou et des rideaux.

Le lit se trouvait au milieu de la chambre, adossé au mur: c'était une sorte de divan bas et large. Les draps étaient rejetés au pied, et le corps de la jeune femme, comme tordu violemment sur lui-même, pendait à demi, les bras en arrière. La tête était tournée vers le matelas, les admirables cheveux blonds formaient une sorte de touffe retombante aux reflets dorés…

Puis, dans un coin auprès de la fenêtre, une masse accroupie dans laquelle je ne pouvais distinguer aucune forme. Je m'approchai. La masse fit un mouvement, puis une tête se redressa: c'était Edwards.

Je constatai, à la couleur terne du regard, à l'impassibilité des traits, que le malheureux ne se rendait pas compte de ce qui se passait autour de lui…

Je compris alors que le plus urgent était de donner des soins, s'il en était temps encore, à la pauvre femme.

Je la relevai vivement et appelai la domestique pour m'aider.

Chère, chère enfant! Hélas! toute ma science était impuissante. Pour le médecin, il sort du visage d'une morte je ne sais quel rayonnement qui est à la fois un défi et une menace. Il semble que la mort vous regarde à travers ce masque, raillant le téméraire qui prétendrait la combattre. Mary avait été étranglée. Cela ne pouvait faire doute pour moi: une tresse de ses cheveux blonds était roulée fortement autour de son cou et y avait creusé un sillon violacé.

L'homme était là, à quelques pas, insensible, immobile. Il jetait de temps à autre sur nous ces regards inquiets et sournois que laissent échapper les yeux des fous. Évidemment il s'était passé dans cette nuit sinistre une scène dont les détails m'échappaient absolument.

En vain je m'efforçais de réchauffer les membres déjà raidis de l'enfant aimée. En vain je plaçais un miroir devant ses lèvres: pas un souffle. En vain je posais la main sur son coeur, pas un battement.

—Eh bien! me demanda la domestique anxieuse.

—Elle est morte, répondis-je tristement.

Et d'où venait cette tristesse qui m'envahissait? Lorsque je l'avais quittée, la veille au soir, j'étais convaincu que la nuit ne se passerait pas sans amener la crise fatale. Cette mort ne devait donc pas me surprendre. Mais il y avait un surcroît de douleur, en quelque sorte, dans la situation d'Edwards.

Certes, connaissant tout l'amour qu'il portait à sa femme, j'avais prévu une prostration complète, un désespoir comportant une crise violente suivie d'affaissement. Mais tandis que l'une gisait sans vie et sans souffle sur sa couche blanche, l'autre semblait s'être étendu lui aussi dans cette tombe qui s'appelle la folie. Je réfléchissais encore à ce que pouvait être mon devoir en semblable circonstance.

La strangulation était évidente: et cependant j'avais la certitude qu'un crime ne pouvait avoir été commis. Je connaissais Edwards, je l'ai dit, depuis sa plus tendre enfance. Je le savais doux et bon, timide même. Je savais de quel amour dévoué il avait entouré la compagne choisie, j'avais apprécié ses douleurs et ses inquiétudes. Il y avait toute une révélation d'affection dans la terreur contenue avec laquelle Edwards me demandait chaque jour ce que je pensais de l'état de sa chère bien-aimée.

Elle était jeune, elle était belle: elle avait toutes les douceurs et tous les charmes. Jamais, en aucun cas, un souffle n'avait terni le pur miroir de leur union. Et, réflexion horrible, en supposant même qu'Edwards eût formé, hypocritement, l'infâme dessein de se débarrasser de sa femme, avait-il besoin de recourir au crime? Le mal eût achevé l'oeuvre sans qu'une main criminelle eût besoin de l'aider. Il le savait, je ne lui avais pas dissimulé le danger très réel que courait la chère enfant. N'eût-il pas en outre pris quelques précautions?

Que supposer? C'était peut-être dans un accès de folie qu'il avait commis cet acte inconscient; ou bien la folie n'avait-elle été que la conséquence du crime? Je me perdais dans toutes ces conjectures…

Pendant que je méditais, appuyé au chevet de la morte et la regardant comme on regarde les morts, c'est-à-dire avec cette surprise involontaire que cause la cessation de mouvement dans cet organisme hier encore mobile et agissant, j'entendis un froissement du côté où Edwards était resté accroupi.

Il avait changé de place, et, la tête tendue en avant, les mains dirigées vers le lit, il semblait attendre… quoi? Il y avait dans ses yeux de l'étonnement, de l'hésitation et en même temps comme une espérance.

Je m'avançai vers lui et lui pris la main.

Il se laissa faire sans résistance. Puis, brusquement, comme si les paroles qu'il prononçait répondaient à une préoccupation vague, mais persistante:

—Elle ne remue plus? me demanda-t-il.

—Hélas! non, lui dis-je.

À ma grande stupéfaction, une expression de joie complète éclaira ce visage encore contracté; il y eut distension des muscles. Et, tout à coup, des larmes jaillirent des yeux d'Edwards; il se redressa et, se jetant dans mes bras, se mit à sangloter.

—Qu'y a-t-il? qu'éprouvez-vous? m'écriai-je.

Mais sans répondre, il s'élança vers le lit, prit le corps dans ses deux bras et, le soulevant comme une plume, couvrit de baisers le visage de la morte.

Cela rendait un son mat qui était horriblement pénible.

Je voulus le détacher du cadavre:

—Non, non, murmurait-il d'une voix étouffée; je lui demande pardon!… pardon!… pardon!…

Et il baisait ce visage décoloré sur lequel ses lèvres faisaient des trous bruns; il serrait ces mains longues et amaigries…

—Mary! Mary! cria-t-il encore, je t'aime!…

Le laissant à son désespoir, je m'occupai de tous les détails de l'inhumation. Je comprenais que cette crise de larmes était salutaire. Lorsque je revins, il était plus calme; il était assis au pied du lit, la tête dans ses mains, regardant Mary à travers ses doigts écartés…

Je voulus l'interroger.

—Demain, fit-il en me faisant signe de le laisser en repos.

Le corps de Mary fut rendu à la terre: il suivit le triste cortège en silence, puis quand chacun se fut éloigné:

—Écoutez, me dit-il, il faut maintenant que je me confesse… Mon ami, mon ami, savez-vous ce que c'est que… LA PEUR?

III

Edwards hésitait. Je devinais que ses aveux lui coûtaient horriblement.
Je l'encourageai de mon mieux.

—Écoutez, cher ami, me dit-il: vous êtes-vous trouvé jamais dans quelque circonstance imprévue où, malgré vous, vous vous soyez senti envahir par un sentiment dont vous ne pouviez vous rendre maître… et, quoique très courageux, très hardi, très ardent, n'avez-vous jamais eu peur… oui, peur? J'ai dit le mot… Je me suis battu, j'ai lutté contre des hommes dont la force était dix fois supérieure à la mienne… et, sur l'honneur!… je n'ai pas éprouvé la moindre hésitation. J'étais animé, excité, il se peut même que dans l'élan de la colère résistante, j'aie, comme on dit communément, perdu la tête, mais je n'ai pas eu peur. Oh! mot horrible! d'autant plus horrible pour celui qui en saisit toute la véritable signification…

Je voulais calmer Edwards. Il m'imposa silence d'un geste…

—Oh! laissez-moi parler… j'ai besoin de me donner… à moi-même… des explications, d'étudier l'incroyable phénomène qui s'est produit en moi… Tenez, mon ami, il y a dix ans de cela, j'étais dans l'Inde, je traversais une sorte de bois… tout à coup un animal bondit vers moi. C'était un tigre. Involontairement, et sans aucune raison de vanité… puisque j'étais seul… je souris, j'armai mon revolver… et en une seconde je renversai l'animal sur le sol. Dans le moment précis, je ne me rendais pas compte de mes impressions… Mais depuis, m'interrogeant moi-même, j'ai acquis l'absolue conviction que je n'avais pas eu peur un seul instant, d'où la conservation complète de mon sang-froid.

—Que voulez-vous me prouver? lui demandai-je avec une certaine impatience; je sais tout ce que vous me pouvez dire au sujet de votre courage que jamais je n'ai mis en doute…

—Je vous ennuie, peut-être… je l'admets. Et cependant vous me savez, d'une part, assez intelligent pour que vous admettiez la nécessité de mon argumentation… d'autre part, je comprends votre impatience. Écoutez-moi donc complaisamment, j'arrive au récit de cette terrible nuit…

Et, comme si le malheureux eût aperçu dans un coin sombre quelque spectre invisible pour tous, il frissonna de tous ses membres.

—Je vous écoute, lui dis-je en lui prenant la main.

—Vous vous souvenez, reprit-il, de l'état dans lequel vous aviez laissé ma pauvre et chère Mary lorsque vous l'avez quittée… J'avoue que, quoique ayant perdu tout espoir, j'ai bu avidement, comme une rosée de bonheur, votre affirmation de visite pour le lendemain… Vous êtes habiles, vous autres médecins, à tromper vos clients… Oh! je dis clients! car pour tous, amis ou indifférents, vous avez, en tant que praticiens, les mêmes procédés, vous souriez du même sourire, vous possédez le même calme imperturbable… acteurs qui jouez une scène mondaine au pied d'un lit de mort…

Il s'arrêta sans que je l'interrompisse. Il s'exaltait et mon devoir d'ami était de ne point paraître m'apercevoir de l'aigreur de ses paroles.

—Donc, reprit-il après un moment, j'espérais… et c'est peut-être cet espoir même qui est cause de tout… Vous m'avez laissé seul, seul auprès de la mourante. Il était, vous ne l'avez pas oublié, onze heures à peine… Elle, l'adorée, ne parlait plus, ne se plaignait plus, ne semblait plus souffrir… toute blanche, couchée dans son lit blanc, elle avait les yeux à demi fermés… J'entendais distinctement sa respiration, un peu sifflante, saccadée, et cependant non sans une certaine régularité. Écoutant ce soupir intermittent qui n'avait rien du râle, je me rappelais une certaine fois dans ma vie m'être occupé à caler une pendule, j'entends, à tenter de la remettre dans la position d'équilibre… Le balancier avait des heurtements irréguliers, inégaux; puis, tout à coup, à je ne sais quel mouvement tenté par moi, la régularité s'établit tout à coup. Tic, tac, tic, tac… c'était fait. La pendule marchait. Et je me disais que dans ce frêle organisme que la nature tenait en sa main, un accident pouvait tout à coup se produire qui régularisât cette respiration, tic, tac, tic, tac, régularité qui indiquerait la reprise normale du mouvement vital… Je songeais, je tenais dans ma main la main de la malade, elle avait une fraîcheur moite qui me semblait de bon augure; vous savez, nous autres, nous ne sommes pas des savants, et la main brûlante nous effraye… Je parlais à Mary, lui prodiguant les noms les plus doux et qui rappelaient nos plus charmantes intimités… elle ne répondait pas, et toujours cette respiration… puis il y eut un soupir plus long que les autres et… un temps d'arrêt. Je la crus morte, et me penchai vers elle. Les pommettes de ses joues étaient violettes, d'un violet doux et pâle… j'appliquai mes lèvres sur les siennes, comme si sous mon aspiration le souffle pouvait revenir plus promptement. Il revint en effet, et l'intermittence reparut pendant un quart d'heure à peu près… puis nouvelle interruption, plus longue cette fois… la main que je tenais se contracta quelque peu… elle se desserra… le souffle recommença son mouvement de va-et-vient… une heure se passa ainsi. Je retenais moi-même ma respiration, je craignais de ne pas entendre ce qui était, pour moi, la preuve de la persistance vitale. Je pensais à tout autre chose: c'est singulier, ma mémoire s'était arrêtée à un souvenir de jeunesse et de joie. C'était une fête de mariage dans laquelle, en vérité, j'avais dansé comme pas un des jeunes gens les plus réputés pour leur activité… Je revoyais les lustres chargés de bougies, laissant tomber leurs taches blanches sur les habits des danseurs… j'entendais les accords de l'orchestre qui se répétaient avec monotonie, frappant mon oreille de leur rythme cadencé… rythme… mesure… régularité… respiration… cet enchaînement d'idées se fit… j'écoutai… Je n'entendis ni rythme, ni mesure, ni respiration… Elle ne respirait plus… elle… pendant que je m'égarais dans les dédales de la mémoire et du passé… elle était morte… morte! Avez-vous compris? Étant là, auprès d'elle, à son chevet, je l'avais absolument abandonnée… j'écoutais les mélodies d'un orchestre du passé… et le présent, c'est-à-dire ELLE, ma Mary, ma femme, mon amour… Mary était morte. Misérable que j'étais! je l'avais laissée mourir seule… À ce moment suprême, elle m'avait peut-être cherché du regard, elle m'avait peut-être appelé mentalement. Elle était morte… croyant à mon oubli… étonnée de ne pas sentir ma main serrer la sienne…

Il s'arrêta et essuya son front inondé de sueur.

—Comprenez-vous bien maintenant les impressions qui suivirent? Oh! j'étais fou, fou, si vous voulez, en ce sens que mon désespoir était si complet, si profond, qu'il n'admettait aucune consolation possible… Une seule… elle n'était pas morte… elle ne pouvait être morte… je ne voulais pas qu'elle fût morte… Avez-vous jamais éprouvé cette impression?… Elle est bien étrange et bien vraie; vous êtes là auprès d'un cadavre… vous savez que c'est un cadavre… mais vous refusez d'accepter cette certitude. Savez-vous ce que j'ai fait, moi?… J'ai crié à son oreille, je l'ai appelée: Mary! Mary! de toute la force de ma voix, m'efforçant d'envoyer le son droit et direct dans son oreille… Elle n'a pas bougé!… J'ai glissé ma main sous les draps… Je l'ai pincée, oui, pincée, meurtrie de mes ongles, espérant qu'un cri de douleur révélerait la vie dans ce corps inanimé… Rien… rien… J'ai tout tenté, tout! Elle est restée immobile, inerte… morte! car elle était morte! Alors il y a eu en moi comme un écroulement… j'ai senti s'effondrer tout mon être intérieur… et je suis resté, stupide, stupéfié, veux-je dire, regardant cette chair que j'avais aimée et que n'animait plus l'esprit que j'avais adoré… Je ne puis insister, ce sont de ces impressions qui semblent durer un siècle et qui se traduisent en une minute… Je me disais: Elle est morte! morte! morte!… Là où était le mouvement est maintenant l'immobilité… C'est la fin, la nullité, l'annihilation! La nuit passait, j'étais abruti, le mot est dur, mais vrai… Je regardais toujours… je voyais le drap s'abaisser sur les membres de la morte… Il se formait des plis rectes, anguleux, pointus… et une sorte d'ivresse s'emparait de moi, atonie, impuissance, folie d'immobilité et d'anéantissement… Il était alors trois heures et demie Le jour venait. Était-ce le jour? Une sorte de lueur pâle, blafarde, comme ce rayon qui sort de l'oeil d'un mort ou d'un fou… et la blancheur du lit paraissait plus blanche, et la pâleur du visage plus pâle… Je regardais la morte! j'étais habitué à cette idée que tout était fini, et pour jamais, pour jamais… Tout à coup…

Ici Edwards me prit la main et me la serra comme entre des tenailles de fer.

—Tout à coup… elle remua… Comprenez-vous?… elle remua… Était-ce une convulsion dernière?… je n'en sais rien; mais voir ce cadavre, cette immobilité animée tout à coup de mouvement… Il n'y avait pas à douter, elle avait tendu les bras en avant… Ce que j'ai cru, je ne le sais pas… mais j'ai eu peur…peur, PEUR!

Elle avait remué, tout était là… Je me suis jeté sur elle pour la forcer à rester immobile!… Après, je ne sais plus!…

…………………………………………………………..

—Maintenant, dit le docteur, savez-vous, comprenez-vous ce que c'est que la peur! et admettez-vous que vos contes d'enfants soient purement et simplement ridicules!»

FIN DE LA PEUR

LE TESTAMENT

I

—Ah!

—Quoi?

—Vous ne savez pas la nouvelle?

—Non, vraiment!

—Alors, vous n'avez pas lu?

—Lu?

—Le Sunday Herald?

—Non, sur ma foi!

—Alors, je comprends que vous ayez l'air indifférent… mais quand vous saurez…

—Voyons, j'ai des occupations… Ne me retenez pas inutilement.

—Inutilement! (Après une pause.) IL est mort!

Il n'y a dans aucune casse d'imprimerie de lettres assez fortes, assez grasses, assez monumentales pour accentuer cet IL. IL… vous comprenez bien, il ne s'agit pas du premier venu, de celui-ci ou de celui-là, de vous, de moi, de l'homme qui passait hier dans la rue. Cet IL constitue à lui seul tout un drame, il résume toute une situation… IL est comme le Dieu des chrétiens, IL est celui qui est ou plutôt qui a été, celui qui seul préoccupe, qui seul intéresse, dont le nom seul vibre au moindre effort dans celui qui l'a entendu…

IL… c'est celui dont nos deux interlocuteurs sont les héritiers. Oh! point n'a été besoin de le nommer. Il est mort. Eh! qui donc peut être mort, sinon LUI? Que le ciel tombe sur la tête de toute l'humanité, que m'importe? mais qu'une chiquenaude l'ait blessé, LUI! Vous n'aurez pas besoin de me raconter le fait. L'indiquer suffira, je devinerai tout, plus encore même. J'inventerai, je supposerai. IL est mort!… et enterré, n'est-ce pas? Il n'y a pas à revenir là-dessus? C'est bien fait, bien achevé, bien complet? Et l'héritier ferme à demi les yeux; gourmet qui déguste, il répète tout bas ces trois mots: Il… est… mort!… mort! mort!

Comme il est possible—voire même probable—que le lecteur n'est pas doué de cette faculté toute spéciale à cet animal qui a nom: héritier, je ne le tiendrai pas en suspens.

IL, c'est Arthur Simpson, du Kentucky, grand propriétaire, riche de trois millions de dollars… Des deux héritiers, l'un a dit d'abord: «Ah!» et l'autre a répondu: «Quoi?» Ah! s'appelle Georgy Simpson, c'est le propre cousin d'Arthur. Quoi? c'est master Julius Tiresome, cordonnier, et non moins propre cousin du mort. Point cousins d'un mort quelconque, d'un mort de contrebande, d'un mort de médiocre catégorie. Loin de là, le mort appartient à une classe superfine… c'est le mort aux trois millions. Et, se disent-ils, nous sommes son cousin!

Et comme Georgy Simpson, épicier, était sûr de son effet! Comme il s'est, du premier saut, élevé aux plus hauts sommets de l'art éloquentiel! Il a gradué ses effets. Un homme qui se sentait déjà propriétaire de quelques centaines de mille dollars, ne dit pas brusquement, naïvement: «Eh! vous savez, le cousin Simpson est mort!» Fi donc! cela est bon pour les petites gens. Hier, oui, mais aujourd'hui c'est écrit en toutes lettres dans le Sunday Herald. Voyez plutôt.

«L'honorable Arthur Simpson, du Kentucky, est mort subitement ce matin. On attribue son décès à la rupture d'un anévrisme. On se rappelle que M. Simpson était l'ami de notre regretté Turnpike, auquel la jeune Amérique est redevable de tant de progrès industriels et qui, dans sa reconnaissante affection, avait laissé à Arthur Simpson sa fortune, évaluée à un capital d'au moins trois millions de dollars.»

Trois millions! c'est imprimé, nous ne l'inventons pas! Et… et nous sommes son cousin!

II

Ils sont en face l'un de l'autre. Il y a un moment d'arrêt. Qui parlera le premier, maintenant? et que dira-t-il? Il serait peut-être convenable de prononcer quelques paroles de regrets… car, après tout, quoique nous soyons ses héritiers, ce n'en était pas moins un homme… et puis, de son vivant, nous n'avons jamais eu à nous plaindre de lui… et puis… et puis…

Mais ces deux hommes se regardent. Un même sentiment les agite, les envahit, et ils partent tous les deux d'un éclat de rire. La glace est rompue. Sans dire un mot, ils rient et se serrent les mains. N'insistez pas, ils danseraient…

Un nuage sur ces deux fronts. Une pensée nouvelle et attristante. Serait-ce donc un remords de cette joie inconvenante? Après tout, ce premier mouvement était peut-être involontaire, nerveux, comme l'on dit. On a vu les plus grandes douleurs se manifester par le rire… Mais ne croyez point cela. C'est plus naturel, et la pensée qui jette sur leur visage cette teinte grisâtre et mélancolique, ombre qui voile un soleil naguère si radieux, se formule ainsi:

«Il y a d'autres parents!»

Cette pensée fait lame. Elle tombe sur le gâteau d'héritage comme un couteau à plusieurs tranchants, et le divise en tranches qui, au premier coup d'oeil, paraissent imperceptibles. Ils ne se sont rien dit, ces deux hommes, et ils se répondent: «Oui, il y a Smithlake!—Et miss Stroke!—Et Steney!» Calcul rapide. Trois et deux font cinq. Trois millions divisés par cinq, restent à chacun six cent mille dollars. «Eh! eh! en somme, six cent mille dollars! c'est encore un chiffre. Pas vrai, compère?—Mais, oui…» Et le nuage s'écarte et le soleil reparaît.

«Ces intrus,—intrus est le mot,—savent-ils la nouvelle?… Non, évidemment. Si on pouvait la leur cacher! Ah! ce serait une victoire… Mais, bast! les solicitors vont prendre l'affaire en main, et ils chercheront et ils trouveront… Il est donc inutile d'y songer, à moins que… dame! on ne sait pas, nous sommes tous mortels… Depuis combien de temps les avez-vous vus, compère?… Si peu de temps que cela! Ah! c'est fâcheux… Du moins, il y aurait eu quelque intérêt à prendre des informations. Voyez! il ne peut y avoir de satisfaction complète… et puis miss Stroke avait une si mauvaise santé… Vous verrez qu'elle mourra dans quelques mois… Et ce seront de nouveaux embarras, des dérangements… elle aurait bien mieux fait… Enfin, encore des ennuis en perspective.

III

«Mais d'autre part, s'ils ne savent pas le fait, ils ne vont pas se déranger, ils ne se hâteront pas… et qui portera la peine de leur lenteur? Nous encore. Examinez cela! voilà des gens qui ne songent à rien, qui ne lisent seulement pas les journaux, et grâce à leur incurie, à leur inintelligence, à leur bêtise, nous serons obligés d'attendre… leur bon plaisir. On ne va pas s'établir si loin que cela, quand on est cohéritier d'un homme qui peut… qui doit mourir, en vous laissant six cent mille dollars. On s'occupe de ses affaires, by God! On n'est pas là, stupidement, à attendre que les grogs au rhum vous arrivent tout sucrés!

«Enfin, ils sont comme cela. Nous ne les changerons pas. Il n'y a qu'une chose à faire, compère! Eh oui! il faut les avertir, et le plus vite possible. Nous porterons le timbre-poste en dépense… Écrire! et si les lettres se perdaient, si seulement elles éprouvaient du retard. Décidément le mieux est d'aller les chercher… Peuh! un voyage de quelques jours! ce n'est pas une affaire! Puis, ainsi, ils n'hésiteront pas… nous leur montrerons le journal, ils monteront immédiatement en chemin de fer… nous les ramènerons de gré ou de force. Ils n'ont aucun droit de résister. Ils nous appartiennent… ils font partie de nous-mêmes. Convenu, compère, rentrez chez vous, prenez un gros paletot, et partons.»

Une heure après, Georgy Simpson et Julius Tiresome se rencontrent à la gare du Midland Railway. Et chacun jette sur son compagnon de voyage un regard rapide… Pourquoi regrette-t-il de le voir si bien enveloppé?

IV

À chaque pas, l'homme trébuche dans l'imprévu. Voyez la face de Georgy Simpson? Ses yeux se sont démesurément ouverts… Évidemment, il y a quelque chose. Voilà qu'il pousse du coude Julius Tiresome… et ce ne sont plus deux yeux… mais bien quatre, qui dardent sur un même point leurs regards atterrés. Suivons le rayon lumineux qui s'élance de ces quatre prunelles et converge en un même centre… Au bout de ce regard, une porte… sur cette porte, deux mots: Way out, c'est-à-dire: sortie, arrivée.

La porte fait cadre; dans ce cadre, trois êtres humains.

Trois noms prononcés par nos deux regardeurs:

—Smithlake! miss Stroke! Steney!

Puis fusion de ces cinq personnages en un seul groupe. Deux disent: «—Nous aillions vous chercher!» Et les trois autres répondent: «—Nous venions vous avertir!»

—Vous savez donc?

—Parbleu! pourquoi pas? Est-ce que vous avez la science infuse!

Qu'ils se disputent ou non, peu nous importe. En vérité, ces héritiers semblent d'assez bonne composition. Ils rentrent en ville, et trouvent au domicile de Simpson une lettre ainsi conçue:

«Les héritiers de sir Arthur Simpson, du Kentucky, décédé le…, sont invités à se présenter lundi prochain, en l'office de Thomas Eater, solicitor, à dix heures du matin, pour assister à l'ouverture du testament olographe laissé par le défunt.

«Signé: Thomas EATER, solicitor

V

Ils n'ont eu garde—comme bien on peut le penser—de manquer au rendez-vous assigné par l'homme de loi. Est-il rien de plus intéressant que l'ouverture d'un testament pour des héritiers? Pour le testament, l'amant—s'il était héritier—déserterait le premier rendez-vous accordé par la maîtresse.

Le commis a désigné du doigt les pièces.

Mais il est bien volumineux, ce testament! Voyez donc: c'est une sorte de livre, les feuilles s'ajoutent aux feuilles. Diable de bavard! il était si simple d'écrire trois lignes: «—Je lègue, etc.,» avec l'indication des biens, «à mes héritiers ci-dessous dénommés»—et puis une liste des parents. Si quelques lignes de plus étaient nécessaires, c'eût été pour des dispositions particulières, l'indication d'une faveur faite à l'un des héritiers. Mon Dieu! on en serait encore passé par là.

Mais il y a au moins cent pages. Cent pages pour cinq héritiers, et trois malheureux millions de dollars. Prodigalité! Et il va nous falloir entendre tout cela! Des phrases! des phrases! comme dit le poète. Après tout, c'est l'affaire de deux heures, peut-être trois. Mais encore, c'est du temps perdu. Et ils ont à faire, ces héritiers. Un héritier n'est donc plus un homme! Il ne s'appartient donc plus! Il est donc devenu la propriété, la chose du mort, que celui-ci puisse ainsi disposer de son temps, d'une portion de son existence…! Vraiment, ces morts ont d'incroyables façons d'agir.

Chut! le moment est solennel. Le solicitor, assisté d'un de ses confrères, est entré dans son office. Il a salué en rond les héritiers qui se sont inclinés jusqu'à terre, devant le représentant,—non du testateur,—mais du testament.

Il a un singulier visage, Master Thomas Eater: il est pâle, alors que ses confrères sont d'ordinaire gras et roses. Ses yeux sont caves et cerclés de noir, comme le bout d'une lorgnette. Sa lèvre a des plis incompréhensibles. Ce n'est pas le sillon du rire, non plus que le rictus de la souffrance. Cet homme est funèbre…

Évidemment, il n'a pas lu le testament: il ne l'a pas pu, puisqu'il était cacheté. Et cependant les héritiers interrogent ce visage, comme si une impression fugitive pouvait être surprise. Mais voilà qu'il s'est assis…

Il est dix heures du matin; c'est un jour sombre, que d'épais rideaux rendent plus obscur encore. Comment pourra-t-il lire? En vérité, il semble qu'il lui manque la clarté nécessaire… et cependant il ne paraît point s'en préoccuper. Il prend le manuscrit, déchire l'enveloppe, le pli de sa lèvre se dessine plus profond et plus inexplicable… Ses yeux se portent sur la première page… Il commence.

VI

Il lit:

«Ceci est la dernière volonté de M. Arthur Simpson, du Kentucky.

«Dernière volonté. En réalité, le mot est comique, et j'ai presque ri en l'écrivant. Volonté! mais je ne veux rien, ou, du moins, je ne veux plus rien… En trente années, j'ai épuisé tout ce qui était en moi de force volitive… et j'ai voulu… oh! n'en doutez pas! plus et plus âprement que jamais homme n'a voulu en ce monde…

«Dernière volonté! non, une simple narration, un récit… dirai-je une confession? Oh! ce mot serait encore plus burlesque que le précédent… Confession, contrition, repentir… repentir! vilaine et petite chose!… amoindrissement du moi, comme si aujourd'hui je ne ferais pas encore ce que j'ai fait autrefois!… Ah! en vérité! à cette pensée, je me sens plein de je ne sais quel satanique orgueil. Me repentir! Allons donc! J'ai agi parce qu'il m'a plu d'agir, parce que toutes les forces de mon être convergeaient vers un but, et cette action, je l'ai accomplie lentement—avec préméditation, comme disent les juristes—cette action, je l'ai étudiée avant de la commettre, je l'ai recherchée comme un alchimiste cherchait l'or dans ses creusets… Puis, une fois découverte, fixée, résolue, je l'ai préparée avec amour, avec passion, avec rage… rage froide et calculée… et, enfin… enfin, je l'ai exécutée… mais là, alors que tout était fini, alors que j'avais réussi—pleinement réussi, je vous jure,—est-ce que tout s'est borné là pour moi? Non, il y a eu répercussion de joie en tout mon être, en toute ma vie, et aujourd'hui encore, alors que je suis assez maître de moi pour comprendre que la mort va venir, je sens une jouissance indicible à tracer ces lignes, à me baigner de nouveau dans les ondes funèbres du souvenir, à entendre—résonnant dans mon cerveau—des cris et des râles qui sont mon oeuvre… et c'est au milieu de ces éclats bruyants pour moi seul que viendrait lourdement tomber le mot: repentir!

Mot nul, épais, ridicule… tu sonnes faux et froid. Repentir! Qu'est-ce que cela? Que viens-tu faire ici, alors que toute ma vie est l'expression de ce qui est absolument contraire au repentir… de la dégustation de l'acte accompli? Cet acte criminel—, selon vous, justicier,—selon moi, c'est ma vie, c'est mon bien,—c'est l'épanouissement de mon être, je n'ai vécu que pour lui. Je meurs avec lui, le conservant dans son intégrité, le berçant dans ma conscience comme fait une mère de son enfant aimé… Me repentir, ce serait le renier. Et la mère ne renie jamais son enfant…

……………………………………………………………

… Je l'aimais bien, Turnpike. Nous avions été élevés ensemble. Ces souvenirs de joies augmentent ma satisfaction actuelle… Nul de vous ne l'a aussi bien connu que moi… et je ne puis en dire de mal! Oh! pas un reproche à lui adresser… Il avait toutes les qualités, toutes les délicatesses. Je me rappelle encore… nous avions vingt ans tous deux, il était grand, brun, son oeil était ouvert, bien fendu, ruisselant de franchise et de probité courageuse… non pas un joli garçon, mieux que cela, une beauté forte et mâle. Il bondissait comme le cheval en liberté… Dans nos chasses, il franchissait les précipices, ne reculait devant aucun obstacle, et, après quelque difficulté vaincue, il m'adressait un sourire… franc et large sourire, à dents blanches et à lèvres rouges.

«Il brisait entre ses mains la branche la plus grosse, et avec cette force, doux comme un faon… timide même. En vérité, il n'osait pas regarder une femme, et c'est lui qui rougissait le premier. Savant, il travaillait, toujours, toujours. Il avait l'esprit ouvert à ces sortes d'études, et il poursuivait aussi vigoureusement le problème que l'auroch dans la plaine. Tous deux, il les atteignait, les saisissait, les domptait.

«Tout le monde s'intéressait à lui, et il le méritait… de cent façons. Jamais d'orgueil; devant le plus ignorant il inclinait sa science. Au plus faible appartenait sa force, au plus pauvre il eût sacrifié sa richesse…

«Comment m'aimait-il? Pourquoi m'aimait-il? Pour cela même: j'étais le plus faible, j'étais le plus ignorant, j'étais le plus pauvre. Je n'avais rien fait pour mériter son amitié; loin de là! Un jour, j'avais failli être entraîné dans l'engrenage d'une machine en mouvement. Il s'était élancé, généreux, au risque de se faire briser… et il m'avait sauvé… Je lui devais tout; donc il m'aimait.

«Moi, il m'étonnait. C'est cet étonnement que je traduis par le mot affection; moi, petit, je m'étonnais de cette taille supérieure; faible, de cette énergie dominatrice; paresseux, de cette obstination au travail… L'homme se sent écrasé par les amoncellements sauvages de la nature… L'aime-t-il? J'aimais Turnpike comme le voyageur aime le gouffre… Lorsque je regardais en cet homme, je me sentais pris de vertige… Effet d'éloignement. Et je me disais: Je l'aime!

«Du reste, il prenait soin de me dissimuler à moi-même mes imperfections… Un père n'eût pas été plus indulgent, plus attentif…

«Vrai! tant il était habile dans sa bonté, j'en étais arrivé à ce point de ne me plus croire laid, quoique j'eusse une petite face pâle et terreuse, à ne me plus croire chétif, quoique dix livres me fatiguassent… Je ne voulais point travailler; avec lui, j'apprenais sans travail… c'est par lui qu'insensiblement je devins énergique et tenace… ce qui était patience chez lui fut entêtement chez moi… J'étais un reflet—non, plutôt une déviation de cet homme.

«Je me repais de ces souvenirs… je suis heureux de dire qu'il était beau, bon, parfait… et quand je me répète à moi-même ces mots: «Je l'aimais!» cet écho réveille en moi des jouissances inassouvies… Car ces mots, ces vocables qui sont le bien se heurtent à d'autres pensées, énormes, sinistres, hideuses, qui sont en moi, aussi profondément enracinées que l'arbre le plus vieux de la plus antique forêt, pensées qui sont le mal.

«Je l'ai aimé! Disant cela, il me semble que je l'ai d'autant mieux haï!… Haï! oh! quel mot froid et terne! Si je pouvais entasser toutes les exaspérations, toutes les rages, toutes les fureurs, toutes les tortures rêvées, toutes les infamies projetées par moi contre lui, jeter en un creuset cette sueur de haine qui pendant trente années est tombée goutte à goutte de mon cerveau, et de tous ces ingrédients produire un composé qui fût un mot, quintessence de ces rages et de ces fureurs… oh! alors, comme le mot haine paraîtrait nul!

«Sait-on seulement ce que c'est que haïr un homme! Vouloir non pas seulement qu'il souffre et sanglote, mais vouloir être là, compter une à une les pulsations du torturé!… Le bourreau qui brisait les membres du questionné eût été bien heureux, s'il l'eût haï, et encore il obéissait à quelqu'un, à des juges qui pouvaient crier: Assez!

Cesser! quand je tiens, quand je puis moduler ses souffrances, les décupler pour les annihiler ensuite, les faire petites d'abord, si petites qu'il les perçoive à peine, puis, sur cet horrible clavier, hausser insensiblement le son par quart de ton, par dixième de vibration, si bien qu'il puisse parvenir à une puissance, à peine rêvée dans les sphères infernales!

J'ai su haïr! Attendez!

VII

La haine—je n'ai pas encore tout dit—doit, pour être réelle, ne pas procéder de la colère… Frapper dans un accès de fureur c'est, ou ne pas haïr, ou se retirer bénévolement la jouissance de la longue sensation de cette haine satisfaite… Oh! la première fois que je me dis: Je hais cet homme! j'écoutai ce mot comme pour en bien saisir toute la signification. Je me le répétai lentement. D'abord, il ne résonna dans mon cerveau que comme une expression banale, antithèse du mot amour. Il impliquait alors un simple désir de vengeance. J'entends par simple le désir d'une vengeance brusque, élémentaire… quoi? un empoisonnement, un coup de couteau bien dirigé, fouillant en un élan jusqu'aux sources de la vie… Mais dès lors, je me dis: «Ce ne peut être là ce que je veux. Je sens que cette satisfaction serait incomplète.» Alors, raisonnant par assimilation, j'étudiai le mot amour… et la multiplicité des jouissances contenues dans l'assouvissement d'un désir—passé à l'état de besoin inéluctable,—m'apparut dans toute sa netteté.

«Toutes les passions sont adéquates l'une à l'autre, me disais-je, toutes peuvent, procédant d'une même cause, atteindre au même paroxysme… Celui qui veut jouir de la satisfaction passionnelle dans toute son étendue doit, avant tout, étudier l'organe qui est en quelque sorte le moyen de cette satisfaction, et le développer autant que la nature humaine le peut supporter.

«L'amant banal obtient sa maîtresse, en frappant dès l'abord les plus grands coups: il se laisse entraîner par l'attraction qui l'attire, et lorsqu'il arrive à son but, il ne possède pas l'objet de son désir: il est possédé par lui. D'où jouissance incomplète…Celui-là est artiste qui sait, étudiant les nuances de sa propre passion, la retenant habilement, la comprimant, lui ouvrant une issue au moment choisi, profiter d'une concentration de forces obtenue artificiellement…

«Et je voulus, prenant une à une mes facultés comme un ouvrier prend ses outils, étudier quel parti j'en pouvais tirer au point de vue de ma passion haineuse… Il ne fallait perdre aucun des moyens de l'assouvir, et au contraire affiler chacune de ces facultés, afin de la rendre plus aiguë, et au moment décisif, moment choisi par moi, achever l'oeuvre dans son perfectionnement. Autrefois on demandait à l'ouvrier un chef-d'oeuvre: il y rêvait d'abord, puis il faisait des économies pour acheter des outils du plus fin acier, et encore, les ayant achetés, il les revoyait, les étudiait, les essayait, les pesait dans sa main pour que ses doigts s'y habituassent, afin que nul ne pût glisser plus vite que sa volonté… et lorsque tout était préparé, lorsqu'aucun détail n'était négligé, il se mettait au travail… et le chef-d'oeuvre était fait.

«J'ai voulu faire, moi, mon chef-d'oeuvre de haine.

«L'ouvrier doit encore choisir la matière sur laquelle va s'exercer son habileté, la préparer, étudier si toutes les parties sont également aptes à recevoir le coup de ciseau…

«Moi, j'ai pétri cette matière pendant dix ans avant d'y enfoncer mon scalpel. Elle était apte à souffrir.

……………………………………………………………

«Pourquoi l'ai-je haï? Il faut que je me souvienne; il faut que je retrouve, brûlante, l'étincelle qui alluma l'incendie dévorant… Sur mon âme, j'hésite à tout dire. Car ceux qui m'écoutent diront: «Quoi? ce n'était que cela!» Et lorsque je compterai une à une les tortures qui ont été ma vengeance, ils trouveront cela plus grand que ceci.

«Eh! que m'importe? après tout! Je suis moi, dans toute la plénitude de ma vitalité, et je sens encore aujourd'hui une main de fer qui me déchire la poitrine… Oh! cette nuit! cette nuit!

«Allons! ai-je donc encore un coeur! Si tu existes en moi, viscère lâche et pleurard, tais-toi, et laisse-moi parler. Et pour quelques contractions que réveille encore le souvenir de son crime, je te promets les âcres épanouissements du souvenir vengeur.

«Est-ce qu'il n'y a pas balance entre le mal qu'il t'a fait et le mal que je lui ai fait? Sois franc, mon coeur; s'il y a défaut d'équilibre, n'est-il pas tout à mon avantage?

«Nous vivions à Green-House, tous deux: lui, bon; moi dans l'attente, ne connaissant pas encore ma destinée, frappant en vain mon cerveau pour en faire jaillir la pensée maîtresse… Elle vint!

«Elle! Elle! Il faut que je parle d'elle, il faut que je la nomme… Clary! belle, oui, belle, oh! plus qu'il n'est permis à une créature humaine, bonne, adorable, que sais-je? Est-ce que je trouve des mots, stupides adjectifs, eunuques baveux devant la reine du sérail? Puis, avez-vous besoin de savoir quelle elle était? Vous auriez l'audace, plats valets, de créer cette reine dans votre imagination d'idiots… La créer! vous! mais la mouler dans votre cerveau, ce serait la profaner! Il ne faut pas, je ne veux pas que votre pensée même la touche… Ce contact—immatériel—la souillerait. Je vous ai dit son nom… j'aurais dû le taire. Qui sait s'il ne vous a pas rappelé quelque ridicule beauté qu'hier encore vous avez honorée de vos regards!

VIII

«—Je te présente ma fiancée, dit Turnpike en souriant.

«Mieux eût valu pour lui que sa bouche eût été à jamais cousue avec des cordes de fer… il avait bien prononcé le mot: fiancée! Et une idée jaillit aussitôt de mon cerveau, de ma conscience, de mon être tout entier:

«—Et moi?

«Comprenez-vous ce que cela signifiait? Elle est là, elle… et un autre ose dire qu'elle est sa fiancée, c'est-à-dire qu'elle sera à lui. Et moi? que suis-je? que serai-je? que sera-t-il fait de moi? ne suis-je donc rien? n'ai-je donc droit à rien? Écroulement…

«Quand je l'avais vue, instantanément il s'était élevé en moi comme un édifice d'avenir, et ce mot: fiancée, était le marteau qui brisait cet avenir. Je ne répondis pas, je levai les yeux vers elle… Elle souriait aussi. Elle n'avait pas bondi sous l'injure… car c'était une injure de la dire sienne quand je l'avais, dans ma conscience, déclarée à moi… Elle souriait, comprenez-vous cela? Donc c'était vrai, quoique incroyable. Elle acceptait, elle consentait, elle était complice de ce vol qui m'était fait, complice de cet assassinat accompli sur moi…

IX

«Je souris… et, rentrant dans ma chambre, j'écoutai ce bouillonnement qui murmurait en moi… Rien de plus étrange, en vérité, que d'écouter son âme… Tenez, j'ai noté tous les bruits, toutes les pulsations…

«Il y eut d'abord un silence mat, froid, sombre… quelque chose de comparable à l'extinction subite des lumières dans une salle de théâtre… passage rapide de l'éblouissement à la nuit, du tout au rien… puis ce fut comme un bruissement, réveil partiel de la vie et du mouvement… mon âme avait reçu le coup en plein, elle avait chancelé, puis était tombée étourdie. Maintenant voilà qu'elle se réveillait, mais avec ces sensations chaudes et étouffantes, éprouvées par l'apoplectique, que le médecin vient de saigner. Elle s'agitait dans le rêve engourdissant, sans conscience d'elle-même, du lieu, du temps, de la cause, du fait… et en même temps vint un tintement bruyant, heurtement de toutes les facultés de mémoire ou de raisonnement, tentant de se redresser en même temps… Pour moi qui observais, il me semblait que mon âme eût un corps, et fût composée de parties comme la matière; il me semblait avoir sous les yeux un cadavre se ranimant par degrés, les yeux injectés, les tempes violacées… Ce cadavre dans lequel la vie s'infusait à nouveau, c'était mon âme; elle ouvrit les yeux. C'est étrange, ce que je dis là, mais c'est bien réellement ce que je vis en me regardant moi-même… Cette âme-corps se haussa sur le coude et se prit à rêver… elle cherchait, quoi? Ce que cherche l'homme qu'un coup de massue a renversé.

«Elle tentait, par un effort de préhension, de saisir le réel nageant dans le vague, ce point sur lequel son attention était toujours fixée, mais qui disparaissait et reparaissait sans cesse, ballotté par des flots intangibles.

«Tout à coup, il y eut comme un écartement de voiles, violent, subit, sans transition. Les idées éclatèrent autour de mon âme comme une lumière trop vive, se pressant, rayons de feu se confondant et s'annihilant par leur splendeur non équilibrée… mais c'était le dernier effort… Le réel apparut enfin, sous sa double forme, nette, admirablement modelée: Elle, Lui.

«Antithétiques l'un à l'autre. Elle, éveillant toutes les forces de la vie; Lui, m'écrasant tout entier, comme un insecte sous le pied trop large du géant… Elle et Lui avaient d'autres noms que ceux-là, ces deux expressions avaient leurs expressions corrélatives… j'en devinais une, celle qui correspondait à elle… C'était ce mot que mon âme prononçait en s'ouvrant tout entière comme une bouche empourprée… Amour! amour! amour! Oh! qui pourra jamais dire ce mot comme le dit une âme qui souffre?… C'est un son plein, unique et cependant modulé… ce n'est pas une mélodie à sons successifs, c'est l'épanouissement synthétique d'une harmonie contenant tout ce qui est, tout ce qui peut être harmonique… c'est un faisceau de sons, formant bouquet… Amour!!

«Puis, en le regardant, lui, cette âme se rétrécissait, se recroquevillait sur elle-même… les lèvres se serraient comme les deux branches d'un étau, laissant dans le pli une ligne mathématique, impossible à décrire ni à tracer; et de ce serrement, de cette issue inexistante s'échappait une sorte de sifflement que j'écoutais! Oh! comme je cherchais à le percevoir, à saisir sa signification. Je ne compris pas tout d'abord, je crus que c'était le mot: Colère! le mot: Vengeance! Erreur, là aussi. C'était, en un son unique, le résumé de toute une harmonie infernale…

Chargement de la publicité...