Introduction à l'étude de la médecine expérimentale
CHAPITRE PREMIER CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES COMMUNES AUX ÊTRES VIVANTS ET AUX CORPS BRUTS.
§ I. — La spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à l'emploi de l'expérimentation.
La spontanéité dont jouissent les êtres doués de la vie a été une des principales objections que l'on a élevées contre l'emploi de l'expérimentation dans les études biologiques. En effet, chaque être vivant nous apparaît comme pourvu d'une espèce de force intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques générales, à mesure que l'être s'élève davantage dans l'échelle de l'organisation. Chez les animaux supérieurs et chez l'homme, par exemple, cette force vitale paraît avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre ainsi très-difficilement accessible à l'expérimentation.
Les corps bruts n'offrent rien de semblable, et, quelle que soit leur nature, ils sont tous dépourvus de spontanéité. Dès lors la manifestation de leurs propriétés étant enchaînée d'une manière absolue aux conditions physico-chimiques qui les environnent et leur servent de milieu, il en résulte que l'expérimentateur peut facilement les atteindre et les modifier à son gré.
D'un autre côté, tous les phénomènes d'un corps vivant sont dans une harmonie réciproque telle, qu'il paraît impossible de séparer une partie de l'organisme, sans amener immédiatement un trouble dans tout l'ensemble. Chez les animaux supérieurs en particulier, la sensibilité plus exquise amène des réactions et des perturbations encore plus considérables.
Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers arguments pour s'élever contre l'expérimentation chez les êtres vivants. Ils ont admis que la force vitale, était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu'elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait spéciales et faisait de l'organisme un tout organisé auquel l'expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Ils ont même été jusqu'à dire que les corps bruts et les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de telle sorte que l'expérimentation était applicable aux uns et ne l'était pas aux autres. Cuvier, qui partage cette opinion, et qui pense que la physiologie doit être une science d'observation et de déduction anatomique, s'exprime ainsi: «Toutes les parties d'un corps vivant sont liées; elles ne peuvent agir qu'autant qu'elles agissent toutes ensemble: vouloir en séparer une de la masse, c'est la reporter dans l'ordre des substances mortes, c'est en changer entièrement l'essence[18].»
Si les objections précédentes étaient fondées, ce serait reconnaître, ou bien qu'il n'y a pas de déterminisme possible dans les phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science biologique; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la vie doit reposer sur d'autres principes que la science des corps inertes. Ces idées, qui ont eu cours à d'autres époques, s'évanouissent sans doute aujourd'hui de plus en plus; mais cependant il importe d'en extirper les derniers germes, parce que ce qu'il reste encore, dans certains esprits, de ces idées dites vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la médecine expérimentale.
Je me propose donc d'établir que la science des phénomènes de la vie ne peut pas avoir d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu'il n'y a sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques. En effet, ainsi que nous l'avons dit précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout; il consiste à rattacher par l'expérience les phénomènes naturels à leurs conditions d'existence ou à leurs causes prochaines. En biologie, ces conditions étant connues, le physiologiste pourra diriger la manifestation des phénomènes de la vie comme le physicien et le chimiste dirigent les phénomènes naturels dont ils ont découvert les lois; mais pour cela l'expérimentateur n'agira pas sur la vie.
Seulement, il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences parce que chaque phénomène étant enchaîné d'une manière nécessaire à des conditions physico-chimiques, le savant peut les modifier pour maîtriser le phénomène, c'est-à-dire pour empêcher ou favoriser sa manifestation. Il n'y a aucune contestation à ce sujet pour les corps bruts. Je veux prouver qu'il en est de même pour les corps vivants, et que, pour eux aussi, le déterminisme existe.
§ II. — Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées à l'existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent l'apparition.
La manifestation des propriétés des corps bruts est liée à des conditions ambiantes de température et d'humidité, par l'intermédiaire desquelles l'expérimentateur peut gouverner directement le phénomène minéral. Les corps vivants ne paraissent pas susceptibles au premier abord d'être ainsi influencés par les conditions physico-chimiques environnantes; mais ce n'est là qu'une illusion qui tient à ce que l'animal possède et maintient en lui les conditions de chaleur et d'humidité nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux. De là résulte que le corps inerte subordonné à toutes les conditions cosmiques se trouve enchaîné à toutes leurs variations, tandis que le corps vivant reste au contraire indépendant et libre dans ses manifestations; ce dernier semble animé par une force intérieure qui régit tous ses actes et qui l'affranchit de l'influence des variations et des perturbations physico-chimiques ambiantes. C'est cet aspect si différent dans les manifestations des corps vivants comparées aux manifestations des corps bruts qui a porté les physiologistes, dits vitalistes, à admettre dans les premiers une force vitale qui serait en lutte incessante avec les forces physico-chimiques, et qui neutraliserait leur action destructrice sur l'organisme vivant. Dans cette manière de voir, les manifestations de la vie seraient déterminées par l'action spontanée de cette force vitale particulière, au lieu d'être comme celles des corps bruts le résultat nécessaire des conditions ou des influences physico- chimiques d'un milieu ambiant. Mais si l'on y réfléchit, on verra bientôt que cette spontanéité des corps vivants n'est qu'une simple apparence et la conséquence de certain mécanisme de milieux parfaitement déterminés; de sorte qu'au fond il sera facile de prouver que les manifestations des corps vivants, aussi bien que celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme nécessaire qui les enchaîne à des conditions d'ordre purement physico-chimiques.
Notons d'abord que cette sorte d'indépendance de l'être vivant dans le milieu cosmique ambiant n'apparaît que dans les organismes complexes et élevés. Dans les êtres inférieurs réduits à un organisme élémentaire, tels que les infusoires, il n'y a pas d'indépendance réelle. Ces êtres ne manifestent les propriétés vitales dont ils sont doués que sous l'influence de l'humidité, de la lumière, de la chaleur extérieure, et dès, qu'une ou plusieurs de ces conditions viennent à manquer, la manifestation vitale cesse, parce que le phénomène physico-chimique qui lui est parallèle s'arrête. Dans les végétaux, les phénomènes de la vie sont également liés pour leurs manifestations aux conditions de chaleur, d'humidité et de lumière du milieu ambiant. De même encore pour les animaux à sang froid; les phénomènes de la vie s'engourdissent ou s'activent suivant les mêmes conditions. Or, ces influences qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations vitales chez les êtres vivants, sont exactement les mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations des phénomènes physico-chimiques dans les corps bruts. De sorte qu'au lieu de voir, à l'exemple des vitalistes, une sorte d'opposition et d'incompatibilité entre les conditions des manifestations vitales et les conditions des manifestations physico-chimiques, il faut, au contraire, constater entre ces deux ordres de phénomènes un parallélisme complet et une relation directe et nécessaire. C'est seulement chez les animaux à sang chaud, qu'il paraît y avoir indépendance entre les conditions de l'organisme et celles du milieu ambiant; chez ces animaux, en effet, la manifestation des phénomènes vitaux ne subit plus les alternatives et les variations qu'éprouvent les conditions cosmiques, et il semble qu'une force intérieure vienne lutter contre ces influences et maintenir malgré elles l'équilibre des fonctions vitales. Mais au fond il n'en est rien, et cela tient simplement à ce que, par suite d'un mécanisme protecteur plus complet que nous aurons à étudier, le milieu intérieur de l'animal à sang chaud se met plus difficilement en équilibre avec le milieu cosmique extérieur. Les influences extérieures n'amènent, conséquemment, des modifications et des perturbations dans l'intensité des fonctions de l'organisme, qu'autant que le système protecteur du milieu organique devient insuffisant dans des conditions données.
§ III. — Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et doués de propriétés physico-chimiques constantes.
Il est très-important, pour bien comprendre l'application de l'expérimentation aux êtres vivants, d'être parfaitement fixé sur les notions que nous développons en ce moment. Quand on examine un organisme vivant supérieur, c'est-à-dire complexe, et qu'on le voit accomplir ses différentes fonctions dans le milieu cosmique général et commun à tous les phénomènes de la nature, il semble, jusqu'à un certain point, indépendant dans ce milieu. Mais cette apparence tient simplement à ce que nous nous faisons illusion sur la simplicité des phénomènes de la vie. Les phénomènes extérieurs que nous apercevons dans cet être vivant sont au fond très- complexes, ils sont la résultante d'une foule de propriétés intimes d'éléments organiques dont les manifestations sont liées aux conditions physico-chimiques de milieux internes dans lesquels ils sont plongés. Nous supprimons, dans nos explications, le milieu interne, pour ne voir que le milieu extérieur qui est sous nos yeux. Mais l'explication réelle des phénomènes de la vie repose sur l'étude et sur la connaissance des particules les plus ténues et les plus déliées qui constituent les éléments organiques du corps. Cette idée, émise en biologie depuis longtemps par de grands physiologistes, paraît de plus en plus vraie à mesure que la science de l'organisation des êtres vivants fait plus de progrès. Ce qu'il faut savoir en outre, c'est que ces particules intimes de l'organisme ne manifestent leur activité vitale que par une relation physico-chimique nécessaire avec des milieux intimes que nous devons également étudier et connaître. Autrement, si nous nous bornons à l'examen des phénomènes d'ensemble visibles à l'extérieur, nous pourrons croire faussement qu'il y a dans l'être vivant une force propre qui viole les lois physico-chimiques du milieu cosmique général, de même qu'un ignorant pourrait croire que, dans une machine qui monte dans les airs ou qui court sur la terre, il y a une force spéciale qui viole les lois de la gravitation. Or l'organisme vivant n'est qu'une machine admirable douée des propriétés les plus merveilleuses et mise en activité à l'aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats. Il n'y a pas des forces en opposition et en lutte les unes avec les autres; dans la nature il ne saurait y avoir qu'arrangement et dérangement, qu'harmonie et désharmonie.
Dans l'expérimentation sur les corps bruts, il n'y a à tenir compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique extérieur: tandis que chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux milieux à considérer: le milieu extérieur ou extra-organique et le milieu intérieur ou intra-organique. Chaque année, je développe dans mon cours de physiologie à la Faculté des sciences ces idées nouvelles sur les milieux organiques, idées que je considère comme la base de la physiologie générale; elles sont nécessairement aussi la base de la pathologie générale, et ces mêmes notions nous guideront dans l'application de l'expérimentation aux êtres vivants. Car, ainsi que je l'ai déjà dit ailleurs, la complexité due à l'existence d'un milieu organique intérieur est la seule raison des grandes difficultés que nous rencontrons dans la détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans l'application des moyens capables de les modifier[19].
Le physicien et le chimiste qui expérimentent sur les corps inertes, n'ayant à considérer que le milieu extérieur, peuvent, à l'aide du thermomètre, du baromètre et de tous les instruments qui constatent et mesurent les propriétés de ce milieu extérieur, se placer toujours dans des conditions identiques. Pour le physiologiste, ces instruments ne suffisent plus, et d'ailleurs, c'est dans le milieu intérieur qu'il devrait les faire agir. En effet c'est le milieu intérieur des êtres vivants qui est toujours en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou pathologiques des éléments organiques. À mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres vivants, l'organisation se complique, les éléments organiques deviennent plus délicats et ont besoin d'un milieu intérieur plus perfectionné. Tous les liquides circulant, la liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en réalité ce milieu intérieur.
Chez tous les êtres vivants le milieu intérieur, qui est un véritable produit de l'organisme, conserve des rapports nécessaires d'échanges et d'équilibres avec le milieu cosmique extérieur; mais, à mesure que l'organisme devient plus parfait, le milieu organique se spécialise et s'isole en quelque sorte de plus en plus du milieu ambiant. Chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, ainsi que nous l'avons dit, cet isolement est moins complet que chez les animaux à sang chaud; chez ces derniers le liquide sanguin possède une température et une constitution à peu près fixe et semblable. Mais ces conditions diverses ne sauraient établir une différence de nature entre les divers êtres vivants; elles ne constituent que des perfectionnements dans les mécanismes isolateurs et protecteurs des milieux. Les manifestations vitales des animaux ne varient que parce que les conditions physico- chimiques de leurs milieux internes varient; c'est ainsi qu'un mammifère dont le sang a été refroidi, soit par l'hibernation naturelle, soit par certaines lésions du système nerveux, se rapproche complètement, par les propriétés de ses tissus, d'un animal à sang froid proprement dit.
En résumé, on peut, d'après ce qui précède, se faire une idée de la complexité énorme des phénomènes de la vie et des difficultés presque insurmontables que leur détermination exacte présente au physiologiste, quand il est obligé de porter l'expérimentation dans ces milieux intérieurs ou organiques. Toutefois, ces obstacles ne nous épouvanteront pas si nous sommes bien convaincus que nous marchons dans la bonne voie. En effet, il y a un déterminisme absolu dans tout phénomène vital; dès lors il y a une science biologique, et, par conséquent, toutes les études auxquelles nous nous livrons ne seront point inutiles. La physiologie générale est la science biologique fondamentale vers laquelle toutes les autres convergent. Son problème consiste à déterminer la condition élémentaire des phénomènes de la vie. La pathologie et la thérapeutique reposent également sur cette base commune. C'est par l'activité normale des éléments organiques que la vie se manifeste à l'état de santé; c'est par la manifestation anormale des mêmes éléments que se caractérisent les maladies, et enfin c'est par l'intermédiaire du milieu organique modifié au moyen de certaines substances toxiques ou médicamenteuses que la thérapeutique peut agir sur les éléments organiques. Pour arriver à résoudre ces divers problèmes, il faut en quelque sorte décomposer successivement l'organisme, comme on démonte une machine pour en reconnaître et en étudier tous les rouages; ce qui veut dire, qu'avant d'arriver à l'expérimentation sur les éléments, il faut expérimenter d'abord sur les appareils et sur les organes. Il faut donc recourir à une étude analytique successive des phénomènes de la vie en faisant usage de la même méthode expérimentale qui sert au physicien et au chimiste pour analyser les phénomènes des corps bruts. Les difficultés qui résultent de la complexité des phénomènes des corps vivants, se présentent uniquement dans l'application de l'expérimentation; car au fond le but et les principes de la méthode restent toujours exactement les mêmes.
§ IV. — Le but de l'expérimentation est le même dans l'étude des phénomènes des corps vivants et dans l'étude des phénomènes des corps bruts.
Si le physicien et le physiologiste se distinguent en ce que l'un s'occupe des phénomènes qui se passent dans la matière brute, et l'autre des phénomènes qui s'accomplissent dans la matière vivante, ils ne diffèrent cependant pas, quant au but qu'ils veulent atteindre. En effet, l'un et l'autre se proposent pour but commun de remonter à la cause prochaine des phénomènes qu'ils étudient. Or, ce que nous appelons la cause prochaine d'un phénomène n'est rien autre chose que la condition physique et matérielle de son existence ou de sa manifestation. Le but de la méthode expérimentale ou le terme de toute recherche scientifique est donc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts; il consiste à trouver les relations qui rattachent un phénomène quelconque à sa cause prochaine, ou autrement dit, à déterminer les conditions nécessaires à la manifestation de ce phénomène. En effet, quant l'expérimentateur est parvenu à connaître les conditions d'existence d'un phénomène, il en est en quelque sorte le maître; il peut prédire sa marche et sa manifestation, la favoriser ou l'empêcher à volonté. Dès lors le but de l'expérimentateur est atteint; il a, par la science, étendu sa puissance sur un phénomène naturel.
Nous définirons donc la physiologie: La science qui a pour objet d'étudier les phénomènes des êtres vivants et de déterminer les conditions matérielles de leur manifestation. C'est par la méthode analytique ou expérimentale seule que nous pouvons arriver à cette détermination des conditions des phénomènes, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts; car nous raisonnons de même pour expérimenter dans toutes les sciences.
Pour l'expérimentateur physiologiste, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni l'esprit ni la matière, et, si c'était ici le lieu, je montrerais facilement que d'un côté comme de l'autre on arrive bientôt à des négations scientifiques, d'où il résulte que toutes les considérations de cette espèce sont oiseuses et inutiles. Il n'y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer.
Les causes premières ne sont point du domaine scientifique et elles nous échapperont à jamais aussi bien dans les sciences des corps vivants que dans les sciences des corps bruts. La méthode expérimentale détourne nécessairement de la recherche chimérique du principe vital; il n'y a pas plus de force vitale que de force minérale, ou, si l'on veut, l'une existe tout autant que l'autre. Le mot force que nous employons n'est qu'une abstraction dont nous nous servons pour la commodité du langage. Pour le mécanicien la force est le rapport d'un mouvement à sa cause. Pour le physicien, le chimiste et le physiologiste, c'est au fond de même. L'essence des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne sont que des résultats de ces relations. Les propriétés des corps vivants ne se manifestent à nous que par des rapports de réciprocité organique. Une glande salivaire, par exemple, n'existe que parce qu'elle est en rapport avec le système digestif, et que parce que ses éléments histologiques sont dans certains rapports entre eux et avec le sang; supprimez toutes ces relations en isolant par la pensée les éléments de l'organe les uns des autres, la glande salivaire n'existe plus.
La loi nous donne le rapport numérique de l'effet à sa cause, et c'est là le but auquel s'arrête la science. Lorsqu'on possède la loi d'un phénomène, on connaît donc non-seulement le déterminisme absolu des conditions de son existence, mais on a encore les rapports qui sont relatifs à toutes ses variations, de sorte qu'on peut prédire les modifications de ce phénomène dans toutes les circonstances données.
Comme corollaire de ce qui précède, nous ajouterons que le physiologiste ou le médecin ne doivent pas s'imaginer qu'ils ont à rechercher la cause de la vie ou l'essence des maladies. Ce serait perdre complètement son temps à poursuivre un fantôme. Il n'y a aucune réalité objective dans les mots vie, mort, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu'elles représentent à notre esprit l'apparence de certains phénomènes. Nous devons imiter en cela les physiciens et dire comme Newton, à propos de l'attraction: «Les corps tombent d'après un mouvement accéléré dont on connaît la loi: voilà le fait, voilà le réel. Mais la cause première qui fait tomber ces corps est absolument inconnue. On peut dire, pour se représenter le phénomène à l'esprit, que les corps tombent comme s'il y avait une force d'attraction qui les sollicite vers le centre de la terre, quasi esset attractio. Mais la force d'attraction n'existe pas, ou on ne la voit pas, ce n'est qu'un mot pour abréger le discours.» De même quand un physiologiste invoque la force vitale ou la vie, il ne la voit pas, il ne fait que prononcer un mot; le phénomène vital seul existe avec ses conditions matérielles et c'est là la seule chose qu'il puisse étudier et connaître.
En résumé, le but de la science est partout identique: connaître les conditions matérielles des phénomènes. Mais si ce but est le même dans les sciences physico-chimiques et dans les sciences biologiques, il est beaucoup plus difficile à atteindre dans les dernières, à cause de la mobilité et de la complexité des phénomènes qu'on y rencontre.
§ V. — Il y a un déterminisme absolu dans les conditions d'existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts.
Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière absolue. Ce qui veut dire en d'autres termes que la condition d'un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien autre chose que la négation de la science même. En effet, la science n'étant que le déterminé et le déterminable, on doit forcément admettre comme axiome que dans des conditions identiques, tout phénomène est identique et qu'aussitôt que les conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d'être identique. Ce principe est absolu, aussi bien dans les phénomènes des corps bruts que dans ceux des êtres vivants, et l'influence de la vie, quelle que soit l'idée qu'on s'en fasse, ne saurait rien y changer. Ainsi que nous l'avons dit, ce qu'on appelle la force vitale est une cause première analogue à toutes les autres, en ce sens qu'elle nous est parfaitement inconnue. Que l'on admette ou non que cette force diffère essentiellement de celles qui président aux manifestations des phénomènes des corps bruts, peu importe, il faut néanmoins qu'il y ait déterminisme dans les phénomènes vitaux qu'elle régit; car sans cela ce serait une force aveugle et sans loi, ce qui est impossible. De là il résulte que les phénomènes de la vie n'ont leurs lois spéciales, que parce qu'il y a un déterminisme rigoureux dans les diverses circonstances qui constituent leurs conditions d'existence ou qui provoquent leurs manifestations; ce qui est la même chose. Or c'est à l'aide de l'expérimentation seule, ainsi que nous l'avons souvent répété, que nous pouvons arriver, dans les phénomènes des corps vivants, comme dans ceux des corps bruts à la connaissance des conditions qui règlent ces phénomènes et nous permettent ensuite de les maîtriser.
Tout ce qui précède pourra paraître élémentaire aux hommes qui cultivent les sciences physico-chimiques. Mais parmi les naturalistes et surtout parmi les médecins, on trouve des hommes qui, au nom de ce qu'ils appellent le vitalisme, émettent sur le sujet qui nous occupe les idées les plus erronées. Ils pensent que l'étude des phénomènes de la matière vivante ne saurait avoir aucun rapport avec l'étude des phénomènes de la matière brute. Ils considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement en s'affranchissant de tout déterminisme, et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et physico-chimiques déterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de domicile dans un esprit; les progrès seuls de la science les feront disparaître. Mais les idées vitalistes prises dans le sens que nous venons d'indiquer ne sont rien d'autre qu'une sorte de superstition médicale, une croyance au surnaturel. Or, dans la médecine la croyance aux causes occultes qu'on appelle vitalisme ou autrement, favorise l'ignorance et enfante une sorte de charlatanisme involontaire, c'est-à-dire la croyance à une science infuse et indéterminable. Le sentiment du déterminisme absolu des phénomènes de la vie, mène au contraire à la science réelle et nous donne une modestie qui résulte de la conscience de notre peu de connaissance et des difficultés de la science. C'est ce sentiment qui, à son tour, nous excite à travailler pour nous instruire, et c'est en définitive à lui seul que la science doit tous ses progrès.
Je serais d'accord avec les vitalistes s'ils voulaient simplement reconnaître que les êtres vivants présentent des phénomènes qui ne se retrouvent pas dans la nature brute, et qui, par conséquent, leur sont spéciaux. J'admets en effet que les manifestations vitales ne sauraient être élucidées par les seuls phénomènes physico-chimiques connus dans la matière brute. (Je m'expliquerai plus loin au sujet du rôle des sciences physico-chimiques en biologie, mais je veux seulement dire ici que, si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparence différente de ceux des corps bruts, ils n'offrent cette différence qu'en vertu de conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s'en distinguent pas par la méthode scientifique. La biologie doit prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale, mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres.)
Dans les corps vivants comme dans les corps bruts les lois sont immuables, et les phénomènes que ces lois régissent sont liés à leurs conditions d'existence par un déterminisme nécessaire et absolu. J'emploie ici le mot déterminisme comme plus convenable que le mot fatalisme dont on se sert quelquefois pour exprimer la même idée. Le déterminisme dans les conditions des phénomènes de la vie doit être un des axiomes du médecin expérimentateur. S'il est bien pénétré de la vérité de ce principe, il exclura de ses explications toute intervention du surnaturel; il aura une foi inébranlable dans l'idée que des lois fixes régissent la science biologique, et il aura en même temps un criterium sûr pour juger les apparences souvent variables et contradictoires des phénomènes vitaux. En effet, partant de ce principe qu'il y a des lois immuables, l'expérimentateur sera convaincu que jamais les phénomènes ne peuvent se contredire s'ils sont observés dans les mêmes conditions, et il saura que, s'ils montrent des variations, cela tient nécessairement à l'intervention ou à l'interférence d'autres conditions qui masquent ou modifient ces phénomènes. Dès lors il y aura lieu de chercher à connaître les conditions de ces variations; car il ne saurait y avoir d'effet sans cause. Le déterminisme devient ainsi la base de tout progrès et de toute critique scientifique. Si, en répétant une expérience, on trouve des résultats discordants ou même contradictoires, on ne devra jamais admettre des exceptions ni des contradictions réelles, ce qui serait antiscientifique; on conclura uniquement et nécessairement à des différences de conditions dans les phénomènes, qu'on puisse ou qu'on ne puisse pas les expliquer actuellement.
Je dis que le mot exception est antiscientifique; en effet, dès que les lois sont connues, il ne saurait y avoir d'exception, et cette expression, comme tant d'autres, ne sert qu'à nous permettre de parler de choses dont nous ignorons le déterminisme. On entend tous les jours les médecins employer les mots: le plus ordinairement, le plus souvent, généralement, ou bien s'exprimer numériquement, en disant, par exemple, huit fois sur dix, les choses arrivent ainsi; j'ai entendu de vieux praticiens dire que les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine. Je ne blâme pas ces restrictions ni l'emploi de ces locutions si on les emploie comme des approximations empiriques relatives à l'apparition de phénomènes dont nous ignorons encore plus ou moins les conditions exactes d'existence. Mais certains médecins semblent raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires; ils paraissent croire qu'il existe une force vitale qui peut arbitrairement empêcher que les choses se passent toujours identiquement; de sorte que les exceptions seraient des conséquences de l'action même de cette force vitale mystérieuse. Or il ne saurait en être ainsi; ce qu'on appelle actuellement exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs conditions sont inconnues, et si les conditions des phénomènes dont on parle étaient connues et déterminées, il n'y aurait plus d'exceptions, pas plus en médecine que dans toute autre science. Autrefois on pouvait dire, par exemple, que tantôt on guérissait la gale, tantôt on ne la guérissait pas; mais aujourd'hui qu'on s'adresse à la cause déterminée de cette maladie, on la guérit toujours. Autrefois on pouvait dire que la lésion des nerfs amenait une paralysie tantôt du sentiment, tantôt du mouvement, mais aujourd'hui on sait que la section des racines antérieures rachidiennes ne paralyse que les mouvements; c'est constamment et toujours que cette paralysie motrice a lieu parce que sa condition a été exactement déterminée par l'expérimentateur.
La certitude du déterminisme des phénomènes, avons-nous dit, doit également servir de base à la critique expérimentale, soit qu'on en fasse usage pour soi-même, soit qu'on l'applique aux autres. En effet, un phénomène se manifestant toujours de même, si les conditions sont semblables, le phénomène ne manque jamais si ces conditions existent, de même qu'il n'apparaît pas si les conditions manquent. Donc il peut arriver à un expérimentateur, après avoir fait une expérience dans des conditions qu'il croyait déterminées, de ne plus obtenir dans une nouvelle série de recherches le résultat qui s'était montré dans sa première observation; en répétant son expérience, après avoir pris de nouvelles précautions, il pourra se faire encore qu'au lieu de retrouver le résultat primitivement obtenu, il en rencontre un autre tout différent. Que faire dans cette situation? Faudra-t-il admettre que les faits sont indéterminables? Évidemment non, puisque cela ne se peut. Il faudra simplement admettre que les conditions de l'expérience qu'on croyait connues ne le sont pas. Il y aura à mieux étudier, à rechercher et à préciser les conditions expérimentales, car les faits ne sauraient être opposés les uns aux autres; ils ne peuvent être qu'indéterminés. Les faits ne s'excluant jamais, ils s'expliquent seulement par les différences de conditions dans lesquelles ils sont nés. De sorte qu'un expérimentateur ne peut jamais nier un fait qu'il a vu et observé par la seule raison qu'il ne le retrouve plus. Nous citerons dans la troisième partie de cette introduction des exemples dans lesquels se trouvent mis en pratique les principes de critique expérimentale que nous venons d'indiquer.
§ VI. — Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il faut ramener les phénomènes à des conditions expérimentales définies et aussi simples que possible.
Un phénomène naturel n'étant que l'expression de rapports ou de relations, il faut au moins deux corps pour le manifester. De sorte qu'il y aura toujours à considérer: 1° un corps qui réagit ou qui manifeste le phénomène; 2° un autre corps qui agit et joue relativement au premier le rôle d'un milieu. Il est impossible de supposer un corps absolument isolé dans la nature; il n'aurait plus de réalité, parce que, dans ce cas, aucune relation ne viendrait manifester son existence.
Dans les relations phénoménales, telles que la nature nous les offre, il règne toujours une complexité plus ou moins grande. Sous ce rapport, la complexité des phénomènes minéraux est beaucoup moins grande que celle des phénomènes vitaux: c'est pourquoi les sciences qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à se constituer. Dans les corps vivants, les phénomènes sont d'une complexité énorme, et de plus la mobilité des propriétés vitales les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer.
Les propriétés de la matière vivante ne peuvent être connues que par leur rapport avec les propriétés de la matière brute; d'où il résulte que les sciences biologiques doivent avoir pour base nécessaire les sciences physico-chimiques auxquelles elles empruntent leurs moyens d'analyse et leurs procédés d'investigation. Telles sont les raisons nécessaires de l'évolution subordonnée et arriérée des sciences qui s'occupent des phénomènes de la vie. Mais si cette complexité des phénomènes vitaux constitue de très-grands obstacles, cela ne doit cependant pas nous épouvanter; car au fond, ainsi que nous l'avons déjà dit, à moins de nier la possibilité d'une science biologique, les principes de la science sont partout identiques. Nous sommes donc assurés que nous marchons dans la bonne voie et que nous devons parvenir avec le temps au résultat scientifique que nous poursuivons, c'est-à-dire au déterminisme des phénomènes dans les êtres vivants.
On ne peut arriver à connaître les conditions définies et élémentaires des phénomènes que par une seule voie. C'est par l'analyse expérimentale. Cette analyse décompose successivement tous les phénomènes complexes en des phénomènes de plus en plus simples jusqu'à leur réduction à deux seules conditions élémentaires, si c'est possible. En effet, la science expérimentale ne considère dans un phénomène que les seules conditions définies qui sont nécessaires à sa production. Le physicien cherche à se représenter ces conditions en quelque sorte idéalement dans la mécanique et dans la physique mathématique. Le chimiste analyse successivement la matière complexe, et en parvenant ainsi, soit aux corps simples, soit aux corps définis (principes immédiats ou espèces chimiques), il arrive aux conditions élémentaires ou irréductibles des phénomènes. De même le biologue doit analyser les organismes complexes et ramener les phénomènes de la vie à des conditions irréductibles dans l'état actuel de la science. La physiologie et la médecine expérimentale n'ont pas d'autre but.
Le physiologiste et le médecin, aussi bien que le physicien et le chimiste, quand ils se trouveront en face de questions complexes, devront donc décomposer le problème total en des problèmes partiels de plus en plus simples et de mieux en mieux définis. Ils ramèneront ainsi les phénomènes à leurs conditions matérielles les plus simples possible, et rendront ainsi l'application de la méthode expérimentale plus facile et plus sûre. Toutes les sciences analytiques décomposent afin de pouvoir mieux expérimenter. C'est en suivant cette voie que les physiciens et les chimistes ont fini par ramener les phénomènes en apparence les plus complexes à des propriétés simples, se rattachant à des espèces minérales bien définies. En suivant la même voie, analytique, le physiologiste doit arriver à ramener toutes les manifestations vitales d'un organisme complexe au jeu de certains organes, et l'action de ceux-ci à des propriétés de tissus ou d'éléments organiques bien définis. L'analyse expérimentale anatomico-physiologique, qui remonte à Galien, n'a pas d'autre raison, et c'est toujours le même problème que poursuit encore aujourd'hui l'histologie, en approchant naturellement de plus en plus du but.
Quoiqu'on puisse parvenir à décomposer les parties vivantes en éléments chimiques ou corps simples, ce ne sont pourtant pas ces corps élémentaires chimiques qui constituent les éléments du physiologiste. Sous ce rapport, le biologue ressemble plus au physicien qu'au chimiste, en ce sens qu'il cherche surtout à déterminer les propriétés des corps en se préoccupant beaucoup moins de leur composition élémentaire. Dans l'état actuel de la science, il n'y aurait d'ailleurs aucun rapport possible à établir entre les propriétés vitales des corps et leur constitution chimique; car les tissus ou organes pourvus de propriétés les plus diverses, se confondent parfois au point de vue de leur composition chimique élémentaire. La chimie est surtout très-utile au physiologiste, en lui fournissant les moyens de séparer et d'étudier les principes immédiats, véritables produits organiques qui jouent des rôles importants dans les phénomènes de la vie.
Les principes immédiats organiques, quoique bien définis dans leurs propriétés, ne sont pas encore les éléments actifs des phénomènes physiologiques; comme les matières minérales, ils ne sont en quelque sorte que des éléments passifs de l'organisme. Les vrais éléments actifs pour le physiologiste sont ce qu'on appelle les éléments anatomiques ou histologiques. Ceux-ci, de même que les principes immédiats organiques, ne sont pas simples chimiquement, mais, considérés physiologiquement, ils sont aussi réduits que possible, en ce sens qu'ils possèdent les propriétés vitales les plus simples que nous connaissions, propriétés vitales qui s'évanouissent quand on vient à détruire cette partie élémentaire organisée. Du reste, toutes les idées que nous avons sur ces éléments sont relatives à l'état actuel de nos connaissances; car il est certain que ces éléments histologiques, à l'état de cellules ou de fibres, sont encore complexes. C'est pourquoi divers naturalistes n'ont pas voulu leur donner le nom d'éléments, et ont proposé de les appeler organismes élémentaires. Cette dénomination serait en effet plus convenable; on peut parfaitement se représenter un organisme complexe comme constitué par une foule d'organismes élémentaires distincts, qui s'unissent, se soudent et se groupent de diverses manières pour donner naissance d'abord aux différents tissus du corps, puis aux divers organes; les appareils anatomiques ne sont eux-mêmes que des assemblages d'organes qui offrent dans les êtres vivants des combinaisons variées à l'infini. Quand on vient à analyser les manifestations complexes d'un organisme, on doit donc décomposer ces phénomènes complexes et les ramener à un certain nombre des propriétés simples appartenant à des organismes élémentaires, et ensuite, par la pensée, reconstituer synthétiquement l'organisme total par les réunions et l'agencement de ces organismes élémentaires, considérés d'abord isolément, puis dans leurs rapports réciproques. Quand le physicien, le chimiste ou le physiologiste sont arrivés, par une analyse expérimentale successive, à déterminer l'élément irréductible des phénomènes dans l'état actuel de leur science, le problème scientifique s'est simplifié, mais sa nature n'a pas changé pour cela, et le savant n'en est pas plus près d'une connaissance absolue de l'essence des choses. Toutefois il a gagné ce qui lui importe véritablement d'obtenir, à savoir: la connaissance des conditions d'existence des phénomènes, et la détermination du rapport défini qui existe entre le corps qui manifeste ses propriétés et la cause prochaine de cette manifestation. L'objet de l'analyse dans les sciences biologiques, comme dans les sciences physico-chimiques, est en effet de déterminer et d'isoler autant que possible les conditions de manifestation de chaque phénomène. Nous ne pouvons avoir d'action sur les phénomènes de la nature qu'en reproduisant leurs conditions naturelles d'existence, et nous agissons d'autant plus facilement sur ces conditions, qu'elles ont été préalablement mieux analysées et ramenées à un plus grand état de simplicité. La science réelle n'existe donc qu'au moment où le phénomène est exactement défini dans sa nature et rigoureusement déterminé dans le rapport de ses conditions matérielles, c'est-à-dire quand sa loi est connue. Avant cela, il n'y a que du tâtonnement et de l'empirisme.
§ VII. Dans les corps vivants de même que dans les corps bruts, les phénomènes ont toujours une double condition d'existence.
L'examen le plus superficiel de ce qui se passe autour de nous, nous montre que tous les phénomènes naturels résultent de la réaction des corps les uns sur les autres. Il y a toujours à considérer le corps dans lequel se passe le phénomène, et les circonstances extérieures ou le milieu qui détermine ou sollicite le corps à manifester ses propriétés. La réunion de ces conditions est indispensable pour la manifestation du phénomène. Si l'on supprime le milieu, le phénomène disparaît, de même que si le corps avait été enlevé. Les phénomènes de la vie, aussi bien que les phénomènes des corps bruts, nous présentent cette double condition d'existence. Nous avons d'une part l'organisme dans lequel s'accomplissent les phénomènes vitaux, et d'autre part le milieu cosmique dans lequel les corps vivants, comme les corps bruts, trouvent les conditions indispensables pour la manifestation de leurs phénomènes. Les conditions de la vie ne sont ni dans l'organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans les deux à la fois. En effet, si l'on supprime ou si l'on altère l'organisme, la vie cesse, quoique le milieu reste intact; si, d'un autre côté, on enlève ou si l'on vicie le milieu, la vie disparaît également, quoique l'organisme n'ait point été détruit.
Les phénomènes nous apparaissent ainsi comme des simples effets de contact ou de relation d'un corps avec son milieu. En effet, si par la pensée nous isolons un corps d'une manière absolue, nous l'anéantissons par cela même, et si nous multiplions au contraire ses rapports avec le milieu extérieur, nous multiplions ses propriétés. Les phénomènes sont donc des relations de corps déterminées; nous concevons toujours ces relations comme résultant de forces extérieures à la matière, parce que nous ne pouvons pas les localiser dans un seul corps d'une manière absolue. Pour le physicien, l'attraction universelle n'est qu'une idée abstraite; la manifestation de cette force exige la présence de deux corps; s'il n'y a qu'un corps, nous ne concevons plus l'attraction. L'électricité est, par exemple, le résultat de l'action du cuivre et du zinc dans certaines conditions chimiques; mais si l'on supprime la relation de ces corps, l'électricité étant une abstraction et n'existant pas par elle-même, cesse de se manifester. De même la vie est le résultat du contact de l'organisme et du milieu; nous ne pouvons pas la comprendre avec l'organisme seul, pas plus qu'avec le milieu seul. C'est donc également une abstraction, c'est-à-dire une force qui nous apparaît comme étant en dehors de la matière.
Mais, quelle que soit la manière dont l'esprit conçoive les forces de la nature, cela ne peut modifier en aucune façon la conduite de l'expérimentateur. Pour lui, le problème se réduit uniquement à déterminer les circonstances matérielles dans lesquelles le phénomène apparaît. Puis, ces conditions étant connues, il peut, en les réalisant ou non, maîtriser le phénomène, c'est-à-dire le faire apparaître ou disparaître suivant sa volonté. C'est ainsi que le physicien et le chimiste exercent leur puissance sur les corps bruts; c'est ainsi que le physiologiste pourra avoir un empire sur les phénomènes vitaux. Toutefois les corps vivants paraissent de prime abord se soustraire à l'action de l'expérimentateur. Nous voyons les organismes supérieurs manifester uniformément leurs phénomènes vitaux, malgré la variabilité des circonstances cosmiques ambiantes, et d'un autre côté nous voyons la vie s'éteindre dans un organisme au bout d'un certain temps, sans que nous puissions trouver dans le milieu extérieur les raisons de cette extinction. Mais nous avons déjà dit qu'il y a là une illusion qui est le résultat d'une analyse incomplète et superficielle des conditions des phénomènes vitaux. La science antique n'a pu concevoir que le milieu extérieur; mais il faut, pour fonder la science biologique expérimentale, concevoir de plus un milieu intérieur. Je crois avoir le premier exprimé clairement cette idée et avoir insisté sur elle pour faire mieux comprendre l'application de l'expérimentation aux êtres vivants. D'un autre côté, le milieu extérieur s'absorbant dans le milieu intérieur, la connaissance de ce dernier nous apprend toutes les influences du premier. Ce n'est qu'en passant dans le milieu intérieur que les influences du milieu extérieur peuvent nous atteindre, d'où il résulte que la connaissance du milieu extérieur ne nous apprend pas les actions qui prennent naissance dans le milieu intérieur et qui lui sont propres. Le milieu cosmique général est commun aux corps vivants et aux corps bruts; mais le milieu intérieur créé par l'organisme est spécial à chaque être vivant. Or, c'est là le vrai milieu physiologique, c'est celui que le physiologiste et le médecin doivent étudier et connaître, parce que c'est par son intermédiaire qu'ils pourront agir sur les éléments histologiques qui sont les seuls agents effectifs des phénomènes de la vie. Néanmoins, ces éléments, quoique profondément situés, communiquent avec l'extérieur; ils vivent toujours dans les conditions du milieu extérieur perfectionnés et régularisés par le jeu de l'organisme. L'organisme n'est qu'une machine vivante construite de telle façon, qu'il y a, d'une part, une communication libre du milieu extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d'autre part, qu'il y a des fonctions protectrices des éléments organiques pour mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans interruption l'humidité, la chaleur et les autres conditions indispensables à l'activité vitale. La maladie et la mort ne sont qu'une dislocation ou une perturbation de ce mécanisme qui règle l'arrivée des excitants vitaux au contact des éléments organiques. L'atmosphère extérieure viciée, les poisons liquides ou gazeux, n'amènent la mort qu'à la condition que les substances nuisibles soient portées dans le milieu intérieur, en contact avec les éléments organiques. En un mot, les phénomènes vitaux ne sont que les résultats du contact des éléments organiques du corps avec le milieu intérieur physiologique; c'est là le pivot de toute la médecine expérimentale. En arrivant à connaître quelles sont, dans ce milieu intérieur, les conditions normales et anormales de manifestation de l'activité vitale des éléments organiques, le physiologiste et le médecin se rendront maîtres des phénomènes de la vie; car, sauf la complexité des conditions, les phénomènes de manifestation vitale sont, comme les phénomènes physico-chimiques, l'effet d'un contact d'un corps qui agit, et du milieu dans lequel il agit.
En résumé, l'étude de la vie comprend deux choses: 1° étude des propriétés des éléments organisés; 2° étude du milieu organique, c'est-à-dire étude des conditions que doit remplir ce milieu pour laisser manifester les activités vitales. La physiologie, la pathologie et la thérapeutique, reposent sur cette double connaissance; hors de là, il n'y a pas de science médicale ni de thérapeutique véritablement scientifique et efficace.
§ VIII. — Dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans les corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut avoir aucune spontanéité.
Il y a lieu de distinguer dans les organismes vivants complexes trois espèces de corps définis: 1° des corps chimiquement simples; 2° des principes immédiats organiques et inorganiques; 3° des éléments anatomiques organisés. Sur les 70 corps simples environ que la chimie connaît aujourd'hui, 16 seulement entrent dans la composition de l'organisme le plus complexe qui est celui de l'homme. Mais ces 16 corps simples sont à l'état de combinaison entre eux, pour constituer les diverses substances liquides, solides ou gazeuses de l'économie; l'oxygène et l'azote cependant sont simplement dissous dans les liquides organiques et paraissent fonctionner dans l'être vivant sous la forme de corps simple. Les principes immédiats inorganiques (sels terreux, phosphates, chlorures, sulfates, etc.) entrent comme éléments constitutifs essentiels dans la composition des corps vivants, mais ils sont pris au monde extérieur directement et tout formés. Les principes immédiats organiques sont également des éléments constitutifs du corps vivant, mais ils ne sont point empruntés au monde extérieur; ils sont formés par l'organisme animal ou végétal; tels sont l'amidon, le sucre, la graisse, l'albumine, etc., etc. Ces principes immédiats extraits du corps, conservent leurs propriétés, parce qu'ils ne sont point vivants; ce sont des produits organiques, mais non organisés. Les éléments anatomiques sont les seules parties organisées et vivantes. Ces parties sont irritables et manifestent, sous l'influence d'excitants divers, des propriétés qui caractérisent exclusivement les êtres vivants. Ces parties vivent et se nourrissent, et la nutrition engendre et conserve leurs propriétés, ce qui fait qu'elles ne peuvent être séparées de l'organisme sans perdre plus ou moins rapidement leur vitalité.
Quoique bien différents les uns des autres sous le rapport de leurs fonctions dans l'organisme, ces trois ordres de corps sont tous capables de donner des réactions physico-chimiques sous l'influence des excitants extérieurs, chaleur, lumière, électricité; mais les parties vivantes ont, en outre, la faculté d'être irritables, c'est-à-dire de réagir sous l'influence de certains excitants d'une façon spéciale qui caractérise les tissus vivants: telles sont la contraction musculaire, la transmission nerveuse, la sécrétion glandulaire, etc. Mais, quelles que soient les variétés que présentent ces trois ordres de phénomènes; que la nature de la réaction, soit de l'ordre physico-chimique ou vital, elle n'a jamais rien de spontané, le phénomène est toujours le résultat de l'influence exercée sur le corps réagissant par un excitant physico-chimique qui lui est extérieur.
Chaque élément défini minéral, organique ou organisé, est autonome, ce qui veut dire qu'il possède des propriétés caractéristiques et qu'il manifeste des actions indépendantes. Toutefois chacun de ces corps est inerte, c'est-à-dire qu'il n'est pas capable de se donner le mouvement par lui-même; il lui faut toujours, pour cela, entrer en relation avec un autre corps et en recevoir l'excitation. Ainsi, dans le milieu cosmique, tout corps minéral est très-stable, et il ne changera d'état qu'autant que les circonstances dans lesquelles il se trouve viendront à être modifiées assez profondément, soit naturellement, soit par suite de l'intervention expérimentale. Dans le milieu organique, les principes immédiats créés par les animaux et par les végétaux sont beaucoup plus altérables et moins stables, mais encore ils sont inertes et ne manifesteront leurs propriétés qu'autant qu'ils seront influencés par des agents placés eu dehors d'eux. Enfin, les éléments anatomiques eux-mêmes, qui sont les principes les plus altérables et les plus instables, sont encore inertes, c'est- à-dire qu'ils n'entreront jamais en activité vitale, si quelque influence étrangère ne les y sollicite. Une fibre musculaire, par exemple, possède la propriété vitale qui lui est spéciale de se contracter, mais cette fibre vivante est inerte, en ce sens que, si rien ne change dans ses conditions environnantes ou intérieures, elle n'entrera pas en fonction et ne se contractera pas. Il faut nécessairement, pour que cette fibre musculaire se contracte, qu'il y ait un changement produit en elle par son entrée en relation avec une excitation qui lui est extérieure, et qui peut provenir soit du sang, soit d'un nerf. On peut en dire autant de tous les éléments histologiques, des éléments nerveux, des éléments glandulaires, des éléments sanguins, etc. Les divers éléments vivants jouent ainsi le rôle d'excitants les uns par rapport aux autres, et les manifestations fonctionnelles de l'organisme ne sont que l'expression de leurs relations harmoniques et réciproques. Les éléments histologiques réagissent soit séparément, soit les uns avec les autres, au moyen de propriétés vitales qui sont elles-mêmes en rapports nécessaires avec les conditions physico-chimiques environnantes, et cette relation est tellement intime, que l'on peut dire que l'intensité des phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un être vivant, peuvent servir à mesurer l'intensité de ses phénomènes vitaux. Il ne faut donc pas, ainsi que nous l'avons déjà dit, établir un antagonisme entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques, mais bien au contraire, constater un parallélisme complet et nécessaire entre ces deux ordres de phénomènes. En résumé, la matière vivante, pas plus que la matière brute, ne peut se donner l'activité et le mouvement par elle-même. Tout changement dans la matière suppose l'intervention d'une relation nouvelle, c'est-à-dire d'une condition ou d'une influence extérieure. Or le rôle du savant est de chercher à définir et à déterminer pour chaque phénomène les conditions matérielles qui produisent sa manifestation. Ces conditions étant connues, l'expérimentateur devient maître du phénomène, en ce sens qu'il peut à son gré donner ou enlever le mouvement à la matière.
Ce que nous venons de dire est aussi absolu pour les phénomènes des corps vivants que pour les phénomènes des corps bruts. Seulement, quand il s'agit des organismes élevés et complexes, ce n'est point dans les rapports de l'organisme total avec le milieu cosmique général que le physiologiste et le médecin doivent étudier les excitants des phénomènes vitaux, mais bien dans les conditions organiques du milieu intérieur. En effet, considérées dans le milieu général cosmique, les fonctions du corps de l'homme et des animaux supérieurs nous paraissent libres et indépendantes des conditions physico-chimiques de ce milieu, parce que c'est dans un milieu liquide organique intérieur que se trouvent leurs véritables excitants. Ce que nous voyons extérieurement n'est que le résultat des excitations physico-chimiques du milieu intérieur; c'est là que le physiologiste doit établir le déterminisme réel des fonctions vitales.
Les machines vivantes sont donc créés et construites de telle façon, qu'en se perfectionnant, elles deviennent de plus en plus libres dans le milieu cosmique général. Mais il n'en existe pas moins toujours le déterminisme le plus absolu dans leur milieu interne, qui, par suite de ce même perfectionnement organique s'est isolé de plus en plus du milieu cosmique extérieur. La machine vivante entretient son mouvement parce que le mécanisme interne de l'organisme répare, par des actions et par des forces sans cesse renaissantes, les pertes qu'entraîne l'exercice des fonctions. Les machines que l'intelligence de l'homme crée, quoique infiniment plus grossières, ne sont pas autrement construites. Une machine à vapeur possède une activité indépendante des conditions physico-chimiques extérieures puisque par le froid, le chaud, le sec et l'humide, la machine continue à fonctionner. Mais pour le physicien qui descend dans le milieu intérieur de la machine, il trouve que cette indépendance n'est qu'apparente, et que le mouvement de chaque rouage intérieur est déterminé par des conditions physiques absolues, et dont il connaît la loi. De même pour le physiologiste, s'il peut descendre dans le milieu intérieur de la machine vivante, il y trouve un déterminisme absolu qui doit devenir pour lui la base réelle de la science des corps vivants.
§ IX. — La limite de nos connaissances est la même dans les phénomènes des corps vivants et dans les phénomènes des corps bruts.
La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au delà du comment, c'est-à- dire au delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance sont, dans les sciences biologiques, les mêmes que dans les sciences physico-chimiques.
Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause prochaine d'un phénomène en déterminant les conditions et les circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser. Quand nous savons que l'eau et toutes ses propriétés résultent de la combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène, dans certaines proportions, nous savons tout ce que nous pouvons savoir à ce sujet, et cela répond au comment, et non au pourquoi des choses. Nous savons comment on peut faire de l'eau; mais pourquoi la combinaison d'un volume d'oxygène et de deux volumes d'hydrogène forme-t-elle de l'eau? Nous n'en savons rien. En médecine, il serait également absurde de s'occuper de la question du pourquoi, et cependant les médecins la posent souvent. C'est probablement pour se moquer de cette tendance, qui résulte de l'absence du sentiment de la limite de nos connaissances que Molière a mis dans la bouche de son candidat docteur à qui l'on demandait pourquoi l'opium fait dormir, la réponse suivante: Quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assoupire. Cette réponse paraît plaisante ou absurde; elle est cependant la seule qu'on pourrait faire. De même que si l'on voulait répondre à cette question: Pourquoi l'hydrogène, en se combinant à l'oxygène, forme-t-il de l'eau? on serait obligé de dire: Parce qu'il y a dans l'hydrogène une propriété capable d'engendrer de l'eau. C'est donc seulement la question du pourquoi qui est absurde, puisqu'elle entraîne nécessairement une réponse naïve ou ridicule. Il vaut donc mieux reconnaître que nous ne savons pas, et que c'est là que se place la limite de notre connaissance.
Si, en physiologie, nous prouvons, par exemple, que l'oxyde de carbone tue en s'unissant plus énergiquement que l'oxygène à la matière du globule du sang, nous savons tout ce que nous pouvons savoir sur la cause de la mort. L'expérience nous apprend qu'un rouage de la vie manque; l'oxygène ne peut plus entrer dans l'organisme, parce qu'il ne peut pas déplacer l'oxyde de carbone de son union avec le globule. Mais pourquoi l'oxyde de carbone a- t-il plus d'affinité pour le globule de sang que l'oxygène? Pourquoi l'entrée de l'oxygène dans l'organisme est-elle nécessaire à la vie? C'est là la limite de notre connaissance dans l'état actuel de nos connaissances; et en supposant même que nous parvenions à pousser plus loin l'analyse expérimentale, nous arrivons à une cause sourde à laquelle nous serons obligés de nous arrêter sans avoir la raison première des choses.
Nous ajouterons de plus, que le déterminisme relatif d'un phénomène étant établi, notre but scientifique est atteint. L'analyse expérimentale des conditions du phénomène, poussée plus loin, nous fournit de nouvelles connaissances, mais ne nous apprend plus rien, en réalité, sur la nature du phénomène primitivement déterminé. La condition d'existence d'un phénomène ne saurait nous rien apprendre sur sa nature. Quand nous savons que le contact physique et chimique du sang avec les éléments nerveux cérébraux est nécessaire pour produire les phénomènes intellectuels, cela nous indique les conditions, mais cela ne peut rien nous apprendre sur la nature première de l'intelligence. De même, quand nous savons que le frottement et les actions chimiques produisent l'électricité, cela nous indique des conditions, mais cela ne nous apprend rien sur la nature première de l'électricité.
Il faut donc cesser, suivant moi, d'établir entre les phénomènes des corps vivants et les phénomènes des corps bruts, une différence fondée sur ce que l'on peut connaître la nature des premiers, et que l'on doit ignorer celle des seconds. Ce qui est vrai, c'est que la nature ou l'essence même de tous les phénomènes, qu'ils soient vitaux ou minéraux, nous restera toujours inconnue. L'essence du phénomène minéral le plus simple est aussi totalement ignorée aujourd'hui du chimiste ou du physicien que l'est pour le physiologiste l'essence des phénomènes intellectuels ou d'un autre phénomène vital quelconque. Cela se conçoit d'ailleurs; la connaissance de la nature intime ou de l'absolu, dans le phénomène le plus simple, exigerait la connaissance de tout l'univers; car il est évident qu'un phénomène de l'univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l'harmonie duquel il entre pour sa part. La vérité absolue, dans les corps vivants, serait encore plus difficile à atteindre, car, outre qu'elle supposerait la connaissance de tout l'univers extérieur au corps vivant, elle exigerait aussi la connaissance complète de l'organisme qui forme lui-même, ainsi qu'on l'a dit depuis longtemps, un petit monde (microcosme) dans le grand univers (macrocosme). La connaissance absolue ne saurait donc rien laisser en dehors d'elle, et ce serait à la condition de tout savoir qu'il pourrait être donné à l'homme de l'atteindre. L'homme se conduit comme s'il devait parvenir à cette connaissance absolue, et le pourquoi incessant qu'il adresse à la nature en est la preuve. C'est en effet cet espoir constamment déçu, constamment renaissant, qui soutient et soutiendra toujours les générations successives dans leur ardeur passionnée à rechercher la vérité.
Notre sentiment nous porte à croire, dès l'abord, que la vérité absolue doit être de notre domaine; mais l'étude nous enlève peu à peu de ces prétentions chimériques. La science a précisément le privilège de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience au sentiment, et en nous montrant clairement la limite de notre connaissance actuelle. Mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que la science rabaisse ainsi notre orgueil, elle augmente notre puissance. Le savant, qui a poussé l'analyse expérimentale jusqu'au déterminisme relatif d'un phénomène, voit sans doute clairement qu'il ignore ce phénomène dans sa cause première, mais il en est devenu maître; l'instrument qui agit lui est inconnu, mais il peut s'en servir. Cela est vrai dans toutes les sciences expérimentales, où nous ne pouvons atteindre que des vérités relatives ou partielles, et connaître les phénomènes seulement dans leurs conditions d'existence. Mais cette connaissance nous suffit pour étendre notre puissance sur la nature. Nous pouvons produire ou empêcher l'apparition des phénomènes, quoique nous en ignorions l'essence, par cela seul que nous pouvons régler leurs conditions physico-chimiques. Nous ignorons l'essence du feu, de l'électricité, de la lumière, et cependant nous en réglons les phénomènes à notre profit. Nous ignorons complètement l'essence même de la vie, mais nous n'en réglerons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaîtrons suffisamment leurs conditions d'existence. Seulement dans les corps vivants ces conditions sont beaucoup plus complexes et plus délicates à saisir que dans les corps bruts; c'est là toute la différence.
En résumé, si notre sentiment pose toujours la question du pourquoi, notre raison nous montre que la question du comment est seule à notre portée; pour le moment, c'est donc la question du comment qui seule intéresse le savant et l'expérimentateur. Si nous ne pouvons savoir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes font dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil et savoir comment l'opium ou ses principes font dormir; car le sommeil n'a lieu que parce que la substance active va se mettre en contact avec certains éléments organiques qu'elle modifie. La connaissance de ces modifications nous donnera le moyen de produire le sommeil ou de l'empêcher, et nous pourrons agir sur le phénomène et le régler à notre gré.
Dans les connaissances que nous pouvons acquérir nous devons distinguer deux ordres de notions: les unes répondant à la cause des phénomènes, et les autres aux moyens de les produire. Nous entendons par cause d'un phénomène la condition constante et déterminée de son existence; c'est ce que nous appelons le déterminisme relatif ou le comment des choses, c'est-à-dire la cause prochaine ou déterminante. Les moyens d'obtenir les phénomènes sont les procédés variés à l'aide desquels on peut arriver à mettre en activité cette cause déterminante unique qui réalise le phénomène. La cause nécessaire de la formation de l'eau est la combinaison de deux volumes d'hydrogène et d'un volume d'oxygène; c'est la cause unique qui doit toujours déterminer le phénomène. Il nous serait impossible de concevoir de l'eau sans cette condition essentielle. Les conditions accessoires ou les procédés pour la formation de l'eau peuvent être très-divers; seulement, tous ces procédés arriveront au même résultat: combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène dans des proportions invariables. Choisissons un autre exemple. Je suppose que l'on veuille transformer de la fécule en glycose; on aura une foule de moyens ou de procédés pour cela, mais il y aura toujours au fond une cause identique, et un déterminisme unique engendrera le phénomène. Cette cause, c'est la fixation d'un équivalent d'eau de plus sur la substance pour opérer la transformation. Seulement, on pourra réaliser cette hydratation dans une foule de conditions et par une foule de moyens: à l'aide de l'eau acidulée, à l'aide de la chaleur, à l'aide de la diastase animale ou végétale, mais tous ces procédés arriveront finalement à une condition unique, qui est l'hydratation de la fécule. Le déterminisme, c'est-à-dire la cause d'un phénomène est donc unique, quoique les moyens pour le faire apparaître puissent être multiples et en apparence très-divers. Cette distinction est très-importante à établir, surtout en médecine, où il règne, à ce sujet, la plus grande confusion, précisément parce que les médecins reconnaissent une multitude de causes pour une même maladie. Il suffit, pour se convaincre de ce que j'avance, d'ouvrir le premier venu des traités de pathologie. Mais toutes les circonstances que l'on énumère ainsi ne sont point des causes; ce sont tout au plus des moyens ou des procédés à l'aide desquels la maladie peut se produire. Mais la cause réelle efficiente d'une maladie doit être constante et déterminée, c'est- à-dire unique; autrement ce serait nier la science en médecine. Les causes déterminantes sont, il est vrai, beaucoup plus difficiles à reconnaître et à déterminer dans les phénomènes des êtres vivants; mais elles existent cependant, malgré la diversité apparente des moyens employés. C'est ainsi que dans certaines actions toxiques, nous voyons des poisons divers amener une cause identique et un déterminisme unique pour la mort des éléments histologiques, soit, par exemple, la coagulation de la substance musculaire. De même, les circonstances variées qui produisent une même maladie doivent répondre toutes à une action pathogénique, unique et déterminée. En un mot, le déterminisme, qui veut l'identité d'effet liée à l'identité de cause, est un axiome scientifique qui ne saurait être violé pas plus dans les sciences de la vie que dans les sciences des corps bruts.
§ X. — Dans les sciences des corps vivants comme dans celles des corps bruts, l'expérimentateur ne crée rien; il ne fait qu'obéir aux lois de la nature.
Nous ne connaissons les phénomènes de la nature que par leur relation avec les causes qui les produisent. Or, la loi des phénomènes n'est rien autre chose que cette relation établie numériquement, de manière à faire prévoir le rapport de la cause à l'effet dans tous les cas donnés. C'est ce rapport établi par l'observation, qui permet à l'astronome de prédire les phénomènes célestes; c'est encore ce même rapport, établi par l'observation et par l'expérience, qui permet au physicien, au chimiste, au physiologiste, non-seulement de prédire les phénomènes de la nature, mais encore de les modifier à son gré et à coup sûr, pourvu qu'il ne sorte pas des rapports que l'expérience lui a indiqués, c'est-à-dire de la loi. Ceci veut dire, en d'autres termes, que nous ne pouvons gouverner les phénomènes de la nature qu'en nous soumettant aux lois qui les régissent.
L'observateur ne peut qu'observer les phénomènes naturels; l'expérimentateur ne peut que les modifier, il ne lui est pas donné de les créer ni de les anéantir absolument, parce qu'il ne peut pas changer les lois de la nature. Nous avons souvent répété que l'expérimentateur n'agit pas sur les phénomènes eux-mêmes, mais seulement sur les conditions physico-chimiques qui sont nécessaires à leurs manifestations. Les phénomènes ne sont que l'expression même du rapport de ces conditions; d'où il résulte, que les conditions étant semblables, le rapport sera constant et le phénomène identique, et que les conditions venant à changer, le rapport sera autre et le phénomène différent. En un mot, pour faire apparaître un phénomène nouveau, l'expérimentateur ne fait que réaliser des conditions nouvelles, mais il ne crée rien, ni comme force ni comme matière. À la fin du siècle dernier, la science a proclamé une grande vérité, à savoir, qu'en fait de matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; tous les corps dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux ne sont que des transmutations d'agrégation de matières équivalentes en poids. Dans ces derniers temps, la science a proclamé une seconde vérité dont elle poursuit encore la démonstration et qui est en quelque sorte le complément de la première, à savoir, qu'en fait de forces, rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; d'où il suit que toutes les formes des phénomènes de l'univers, variées à l'infini, ne sont que des transformations équivalentes de forces les unes dans les autres. Je me réserve de traiter ailleurs la question de savoir s'il y a des différences qui séparent les forces des corps vivants de celles des corps bruts; qu'il me suffise de dire pour le moment que les deux vérités qui précèdent sont universelles et qu'elles embrassent les phénomènes des corps vivants aussi bien que ceux des corps bruts.
Tous les phénomènes, de quelque ordre qu'ils soient, existent virtuellement dans les lois immuables de la nature, et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions d'existence sont réalisées. Les corps et les êtres qui sont à la surface de notre terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de notre planète et de notre atmosphère avec les êtres et les phénomènes dont elles permettent l'existence. D'autres conditions cosmiques feraient nécessairement apparaître un autre monde dans lequel se manifesteraient tous les phénomènes qui y rencontreraient leurs conditions d'existence, et dans lequel disparaîtraient tous ceux qui ne pourraient s'y développer. Mais, quelles que soient les variétés de phénomènes infinis que nous concevions sur la terre, en nous plaçant par la pensée dans toutes les conditions cosmiques que notre imagination peut enfanter, nous sommes toujours obligés d'admettre que tout cela se passera d'après les lois de la physique, de la chimie et de la physiologie, qui existent à notre insu de toute éternité, et que dans tout ce qui arriverait il n'y aurait rien de créé ni en force ni en matière: qu'il y aurait seulement production de rapports différents et par suite création d'êtres et de phénomènes nouveaux.
Quand un chimiste fait apparaître un corps nouveau dans la nature, il ne saurait se flatter d'avoir créé les lois qui l'ont fait naître; il n'a fait que réaliser les conditions qu'exigeait la loi créatrice pour se manifester. Il en est de même pour les corps organisés. Un chimiste et un physiologiste ne pourraient faire apparaître des êtres vivants nouveaux dans leurs expériences qu'en obéissant à des lois de la nature, qu'ils ne sauraient en aucune façon modifier.
Il n'est pas donné à l'homme de pouvoir modifier les phénomènes cosmiques de l'univers entier ni même ceux de la terre; mais la science qu'il acquiert lui permet cependant de faire varier et de modifier les conditions des phénomènes qui sont à sa portée. L'homme a déjà gagné ainsi sur la nature minérale une puissance qui se révèle avec éclat dans les applications des sciences modernes, bien qu'elle paraisse n'être encore qu'à son aurore. La science expérimentale appliquée aux corps vivants doit avoir également pour résultat de modifier les phénomènes de la vie en agissant uniquement sur les conditions de ces phénomènes. Mais ici les difficultés se multiplient à raison de la délicatesse des conditions des phénomènes vitaux, de la complexité et de la solidarité de toutes les parties qui se groupent pour constituer un être organisé. C'est ce qui fait que probablement jamais l'homme ne pourra agir aussi facilement sur les espèces animales ou végétales que sur les espèces minérales. Sa puissance restera plus bornée dans les êtres vivants, et d'autant plus qu'ils constitueront des organismes plus élevés, c'est-à-dire plus compliqués. Néanmoins les entraves qui arrêtent la puissance du physiologiste ne résident point dans la nature même des phénomènes de la vie, mais seulement dans leur complexité. Le physiologiste commencera d'abord par atteindre les phénomènes des végétaux et ceux des animaux qui sont en relation plus facile avec le milieu cosmique extérieur. L'homme et les animaux élevés paraissent au premier abord devoir échapper à son action modificatrice, parce qu'ils semblent s'affranchir de l'influence directe de ce milieu extérieur. Mais nous savons que les phénomènes vitaux chez l'homme, ainsi que chez les animaux qui s'en rapprochent, sont liés aux conditions physico-chimiques d'un milieu organique intérieur. C'est ce milieu intérieur qu'il nous faudra d'abord chercher à connaître, parce que c'est lui qui doit devenir le champ d'action réel de la physiologie et de la médecine expérimentale.
CHAPITRE II CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS.
§ I. — Dans l'organisme des êtres vivants, il y a à considérer un ensemble harmonique des phénomènes.
Jusqu'à présent nous avons développé des considérations expérimentales qui s'appliquaient aux corps vivants comme aux corps bruts; la différence pour les corps vivants résidait seulement dans une complexité beaucoup plus grande des phénomènes, ce qui rendait l'analyse expérimentale et le déterminisme des conditions incomparablement plus difficiles. Mais il existe dans les manifestations des corps vivants une solidarité de phénomènes toute spéciale sur laquelle nous devons appeler l'attention de l'expérimentateur; car, si ce point de vue physiologique était négligé dans l'étude des fonctions de la vie, on serait conduit, même en expérimentant bien, aux idées les plus fausses et aux conséquences les plus erronées.
Nous avons vu dans le chapitre précédent que le but de la méthode expérimentale est d'atteindre au déterminisme des phénomènes, de quelque nature qu'ils soient, vitaux ou minéraux. Nous savons de plus que ce que nous appelons déterminisme d'un phénomène ne signifie rien autre chose que la cause déterminante ou la cause prochaine qui détermine l'apparition des phénomènes. On obtient nécessairement ainsi les conditions d'existence des phénomènes sur lesquelles l'expérimentateur doit agir pour faire varier les phénomènes. Nous regardons donc comme équivalentes les diverses expressions qui précèdent, et le mot déterminisme les résume toutes.
Il est très-vrai, comme nous l'avons dit, que la vie n'introduit absolument aucune différence dans la méthode scientifique expérimentale qui doit être appliquée à l'étude des phénomènes physiologiques et que, sous ce rapport, les sciences physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent exactement sur les mêmes principes d'investigation. Mais cependant il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non-seulement un déterminisme très-complexe, mais que c'est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui se déterminent les uns les autres en s'associant ou se combinant pour un but final commun. Or l'objet essentiel pour le physiologiste est de déterminer les conditions élémentaires des phénomènes physiologiques et de saisir leur subordination naturelle, afin d'en comprendre et d'en suivre ensuite les diverses combinaisons dans le mécanisme si varié des organismes des animaux. L'emblème antique qui représente la vie par un cercle formé par un serpent qui se mord la queue donne une image assez juste des choses. En effet, dans les organismes complexes, l'organisme de la vie forme bien un cercle fermé, mais un cercle qui a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n'ont pas la même importance quoiqu'ils se fassent suite dans l'accomplissement du circulus vital. Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l'activité des organes qui préparent le sang; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient une sorte de mouvement perpétuel jusqu'à ce que le dérangement ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale. Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d'un dérangement organique, c'est-à-dire à saisir le phénomène initial qui amène tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe, mais aussi nécessaire dans sa condition que l'a été le déterminisme initial. Ce déterminisme initial sera comme le fil d'Ariane qui dirigera l'expérimentateur dans le labyrinthe obscur des phénomènes physiologiques et pathologiques, et qui lui permettra d'en comprendre les mécanismes variés, mais toujours reliés par des déterminismes absolus. Nous verrons, par des exemples rapportés plus loin, comment une dislocation de l'organisme ou un dérangement des plus complexes en apparence peut être ramené à un déterminisme simple initial qui provoque ensuite des déterminismes plus complexes. Tel est le cas de l'empoisonnement par l'oxyde de carbone (voy. IIIe partie). J'ai consacré tout mon enseignement de cette année au Collège de France à l'étude du curare, non pour faire l'histoire de cette substance par elle-même, mais parce que cette étude nous montre comment un déterminisme unique des plus simples, tel que la lésion d'une extrémité nerveuse motrice, retentit successivement sur tous les autres éléments vitaux pour amener des déterminismes secondaires qui vont en se compliquant de plus en plus jusqu'à la mort. J'ai voulu établir ainsi expérimentalement l'existence de ces déterminismes intra- organiques sur lesquels je reviendrai plus tard, parce que je considère leur étude comme la véritable base de la pathologie et de la thérapeutique scientifique.
Le physiologiste et le médecin ne doivent donc jamais oublier que l'être vivant forme un organisme et une individualité. Le physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de l'univers, étudient les corps et les phénomènes isolément pour eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à l'ensemble de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l'organisme animal dont il voit l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de cet ensemble en même temps qu'il cherche à pénétrer dans son intérieur pour comprendre le mécanisme de chacune de ces parties. De là il résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu'ils observent; tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. Il faut donc bien savoir que, si l'on décompose l'organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce n'est que pour la facilité de l'analyse expérimentale, et non point pour les concevoir séparément. En effet, quand on veut donner à une propriété physiologique sa valeur et sa véritable signification, il faut toujours la rapporter à l'ensemble et ne tirer de conclusion définitive que relativement à ses effets dans cet ensemble. C'est sans doute pour avoir senti cette solidarité nécessaire de toutes les parties d'un organisme, que Cuvier a dit que l'expérimentation n'était pas applicable aux êtres vivants, parce qu'elle séparait des parties organisées qui devaient rester réunies. C'est dans le même sens que d'autres physiologistes ou médecins dits vitalistes ont proscrit ou proscrivent encore l'expérimentation en médecine. Ces vues, qui ont un côté juste, sont néanmoins restées fausses dans leurs conclusions générales et elles ont nui considérablement à l'avancement de la science. Il est juste de dire, sans doute, que les parties constituantes de l'organisme sont inséparables physiologiquement les unes des autres, et que toutes concourent à un résultat vital commun; mais on ne saurait conclure de là qu'il ne faut pas analyser la machine vivante comme on analyse une machine brute dont toutes les parties ont également un rôle à remplir dans un ensemble. Nous devons, autant que nous le pouvons, à l'aide des analyses expérimentales, transporter les actes physiologiques en dehors de l'organisme; cet isolement nous permet de voir et de mieux saisir les conditions intimes des phénomènes, afin de les poursuivre ensuite dans l'organisme pour interpréter leur rôle vital. C'est ainsi que nous instituons les digestions et les fécondations artificielles pour mieux connaître les digestions et les fécondations naturelles. Nous pouvons encore, à raison des autonomies organiques, séparer les tissus vivants et les placer, au moyen de la circulation artificielle ou autrement, dans des conditions où nous pouvons mieux étudier leurs propriétés. On isole parfois un organe en détruisant par des anesthésiques les réactions du consensus général; on arrive au même résultat en divisant les nerfs qui se rendent à une partie, tout en conservant les vaisseaux sanguins. À l'aide de l'expérimentation analytique, j'ai pu transformer en quelque sorte des animaux à sang chaud en animaux à sang froid pour mieux étudier les propriétés de leurs éléments histologiques; j'ai réussi à empoisonner des glandes séparément ou à les faire fonctionner à l'aide de leurs nerfs divisés d'une manière tout à fait indépendante de l'organisme. Dans ce dernier cas, on peut avoir à volonté la glande successivement à l'état de repos absolu ou dans un état de fonction exagérée; les deux extrêmes du phénomène étant connus, on saisit ensuite facilement tous les intermédiaires, et l'on comprend alors comment une fonction toute chimique peut être réglée par le système nerveux, de manière à fournir les liquides organiques dans des conditions toujours identiques. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces indications d'analyse expérimentale; nous nous résumerons en disant, que proscrire l'analyse des organismes, au moyen de l'expérience, c'est arrêter la science et nier la méthode expérimentale; mais que, d'un autre côté, pratiquer l'analyse physiologique en perdant de vue l'unité harmonique de l'organisme, c'est méconnaître la science vitale et lui enlever tout son caractère.
Il faudra donc toujours, après avoir pratiqué l'analyse des phénomènes, refaire la synthèse physiologique, afin de voir l'action réunie de toutes les parties que l'on avait isolées. À propos de ce mot synthèse physiologique, il importe que nous développions notre pensée. Il est admis en général que la synthèse reconstitue ce que l'analyse avait séparé, et qu'à ce titre la synthèse vérifie l'analyse dont elle n'est que la contre-épreuve ou le complément nécessaire. Cette définition est absolument vraie pour les analyses et les synthèses de la matière. En chimie, la synthèse donne poids pour poids le même corps composé de matières identiques, unies dans les mêmes proportions; mais quand il s'agit de faire l'analyse et la synthèse des propriétés des corps, c'est- à-dire la synthèse des phénomènes, cela devient beaucoup plus difficile. En effet, les propriétés des corps ne résultent pas seulement de la nature et des proportions de la matière, mais encore de l'arrangement de cette même matière. En outre, il arrive, comme on sait, que les propriétés qui apparaissent ou disparaissent dans la synthèse et dans l'analyse, ne peuvent pas être considérées comme une simple addition ou une pure soustraction des propriétés des corps composants. C'est ainsi, par exemple, que les propriétés de l'oxygène et de l'hydrogène ne nous rendent pas compte de propriétés de l'eau qui résulte cependant de leur combinaison.
Je ne veux pas examiner ces questions ardues, mais cependant fondamentales, des propriétés relatives des corps composés ou composants; elles trouveront mieux leur place ailleurs. Je rappellerai seulement ici que les phénomènes ne sont que l'expression des relations des corps, d'où il résulte qu'en dissociant les parties d'un tout, on doit faire cesser des phénomènes par cela seul qu'on détruit des relations. Il en résulte encore qu'en physiologie, l'analyse qui nous apprend les propriétés des parties organisées élémentaires isolées ne nous donnerait cependant jamais qu'une synthèse idéale très-incomplète; de même que la connaissance de l'homme isolé ne nous apporterait pas la connaissance de toutes les institutions qui résultent de son association et qui ne peuvent se manifester que par la vie sociale. En un mot, quand on réunit des éléments physiologiques, on voit apparaître des propriétés qui n'étaient pas appréciables dans ces éléments séparés. Il faut donc toujours procéder expérimentalement dans la synthèse vitale, parce que des phénomènes tout à fait spéciaux peuvent être le résultat de l'union ou de l'association de plus en plus complexe des éléments organisés. Tout cela prouve que ces éléments, quoique distincts et autonomes, ne jouent pas pour cela le rôle de simples associés, et que leur union exprime plus que l'addition de leurs propriétés séparées. Je suis persuadé que les obstacles qui entourent l'étude expérimentale de phénomènes psychologiques sont en grande partie dus à des difficultés de cet ordre; car, malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire rentrer les phénomènes cérébraux, comme tous les autres phénomènes des corps vivants, dans les lois d'un déterminisme scientifique.
Le physiologiste et le médecin doivent donc toujours considérer en même temps les organismes dans leur ensemble et dans leurs détails, sans jamais perdre de vue les conditions spéciales de tous les phénomènes particuliers dont la résultante constitue l'individu. Toutefois les faits particuliers ne sont jamais scientifiques: la généralisation seule peut constituer la science. Mais il y a là un double écueil à éviter; car si l'excès des particularités est antiscientifique, l'excès des généralités crée une science idéale qui n'a plus de lien avec la réalité. Cet écueil, qui est minime pour le naturaliste contemplatif, devient très-grand pour le médecin qui doit surtout rechercher les vérités objectives et pratiques. Il faut admirer sans doute ces vastes horizons entrevus par le génie des Goethe, Oken, Carus, Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, dans lesquels une conception générale nous montre tous les êtres vivants comme étant l'expression de types qui se transforment sans cesse dans l'évolution des organismes et des espèces, et dans lesquels chaque être vivant disparaît individuellement comme un reflet de l'ensemble auquel il appartient. En médecine, on peut aussi s'élever aux généralités les plus abstraites, soit que, se plaçant au point de vue du naturaliste, on regarde les maladies comme des espèces morbides qu'il s'agit de définir et de classer nosologiquement, soit que, partant du point de vue physiologique, on considère que la maladie n'existe pas en ce sens qu'elle ne serait qu'un cas particulier de l'état physiologique. Sans doute toutes ces vues sont des clartés qui nous dirigent et nous sont utiles. Mais si l'on se livrait exclusivement à cette contemplation hypothétique, on tournerait bientôt le dos à la réalité; et ce serait, suivant moi, mal comprendre la vraie philosophie scientifique que d'établir une sorte d'opposition ou d'exclusion entre la pratique qui exige la connaissance des particularités et les généralisations précédentes qui tendent à confondre tout dans tout. En effet, le médecin n'est point le médecin des êtres vivants en général, pas même le médecin du genre humain, mais bien le médecin de l'individu humain, et de plus le médecin d'un individu dans certaines conditions morbides qui lui sont spéciales et qui constituent ce que l'on a appelé son idiosyncrasie. D'où il semblerait résulter que la médecine, à rencontre des autres sciences, doive se constituer en particularisant de plus en plus. Cette opinion serait une erreur; il n'y a là que des apparences, car pour toutes les sciences, c'est la généralisation qui conduit à la loi des phénomènes et au vrai but scientifique. Seulement, il faut savoir que toutes les généralisations morphologiques auxquelles nous avons fait allusion plus haut, et qui servent de point d'appui au naturaliste, sont trop superficielles et dès lors insuffisantes pour le physiologiste et pour le médecin. Le naturaliste, le physiologiste et le médecin ont en vue des problèmes tout différents, ce qui fait que leurs recherches ne marchent point parallèlement et qu'on ne peut pas, par exemple, établir une échelle physiologique exactement superposée à l'échelle zoologique. Le physiologiste et le médecin descendent dans le problème biologique beaucoup plus profondément que le zoologiste; le physiologiste considère les conditions générales d'existence des phénomènes de la vie ainsi que les diverses modifications que ces conditions peuvent subir. Mais le médecin ne se contente pas de savoir que tous les phénomènes vitaux ont des conditions identiques chez tous les êtres vivants, il faut qu'il aille encore plus loin dans l'étude des détails de ces conditions chez chaque individu considéré dans des circonstances morbides données. Ce ne sera donc qu'après être descendus aussi profondément que possible dans l'intimité des phénomènes vitaux à l'état normal et à l'état pathologique, que le physiologiste et le médecin pourront remonter à des généralités lumineuses et fécondes.
La vie a son essence primitive dans la force de développement organique, force qui constituait la nature médicatrice d'Hippocrate et l'archeus faber de van Helmont. Mais, quelle que soit l'idée que l'on ait de la nature de cette force, elle se manifeste toujours concurremment et parallèlement avec des conditions physico-chimiques propres aux phénomènes vitaux. C'est donc par l'étude des particularités physico-chimiques que le médecin comprendra les individualités comme des cas spéciaux contenus dans la loi générale, et retrouvera là, comme partout, une généralisation harmonique de la variété dans l'unité. Mais le médecin traitant la variété, il doit toujours chercher à la déterminer dans ses études et la comprendre dans ses généralisations.
S'il fallait définir la vie d'un seul mot, qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais: la vie, c'est la création. En effet, l'organisme créé est une machine qui fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico- chimiques de ses éléments constituants. Nous distinguons aujourd'hui trois ordres de propriétés manifestées dans les phénomènes des êtres vivants: propriétés physiques, propriétés chimiques et propriétés vitales. Cette dernière dénomination de propriétés vitales n'est, elle-même, que provisoire; car nous appelons vitales les propriétés organiques que nous n'avons pas encore pu réduire à des considérations physico-chimiques; mais il n'est pas douteux qu'on y arrivera un jour. De sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n'est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu'elles soient, mais bien la création de cette machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d'après une idée définie qui exprime la nature de l'être vivant et l'essence même de la vie.
Quand un poulet se développe dans un oeuf, ce n'est point la formation du corps animal, en tant que groupement d'éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce groupement ne se fait que par suite des lois qui régissent les propriétés chimico-physiques de la matière; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n'appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c'est l'idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l'organisation. Pendant toute sa durée, l'être vivant reste sous l'influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu'elle ne peut plus se réaliser. Ici, comme partout, tout dérive de l'idée qui elle seule crée et dirige; les moyens de manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes de la nature et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l'alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. C'est toujours cette même idée vitale qui conserve l'être, en reconstituant les parties vivantes désorganisées par l'exercice ou détruites par les accidents et par les maladies; de sorte que c'est aux conditions physico-chimiques de ce développement primitif qu'il faudra toujours faire remonter les explications vitales, soit à l'état normal, soit à l'état pathologique. Nous verrons en effet que le physiologiste et le médecin ne peuvent réellement agir que par l'intermédiaire de la physico-chimie animale, c'est-à-dire par une physique et une chimie qui s'accomplissent sur le terrain vital spécial où se développent, se créent et s'entretiennent, d'après une idée définie et suivant des déterminismes rigoureux, les conditions d'existence de tous les phénomènes de l'organisme vivant.
§ II. — De la pratique expérimentale sur les êtres vivants.
La méthode expérimentale et les principes de l'expérimentation sont, ainsi que nous l'avons dit, identiques dans les phénomènes des corps bruts et dans les phénomènes des corps vivants. Mais il ne saurait en être de même de la pratique expérimentale, et il est facile de concevoir que l'organisation spéciale des corps vivants doive exiger, pour être analysés, des procédés d'une nature particulière et nous présenter des difficultés sui generis. Toutefois, les considérations et les préceptes spéciaux que nous allons avoir à donner pour prémunir le physiologiste contre les causes d'erreur de la pratique expérimentale, ne se rapportent qu'à la délicatesse, à la mobilité et à la fugacité des propriétés vitales, ainsi qu'à la complexité des phénomènes de la vie. Il ne s'agit en effet pour le physiologiste que de décomposer la machine vivante, afin d'étudier et de mesurer, à l'aide d'instruments et de procédés empruntés à la physique et à la chimie, les divers phénomènes vitaux dont il cherche à découvrir les lois.
Les sciences possèdent chacune sinon une méthode propre, au moins des procédés spéciaux, et, de plus, elles se servent réciproquement d'instruments les unes aux autres. Les mathématiques servent d'instrument à la physique, à la chimie et à la biologie dans des limites diverses; la physique et la chimie servent d'instruments puissants à la physiologie et à la médecine. Dans ce secours mutuel que se prêtent les sciences, il faut bien distinguer le savant qui fait avancer chaque science de celui qui s'en sert. Le physicien et le chimiste ne sont pas mathématiciens parce qu'ils emploient le calcul; le physiologiste n'est pas chimiste ni physicien parce qu'il fait usage de réactifs chimiques ou d'instruments de physique, pas plus que le chimiste et le physicien ne sont physiologistes parce qu'ils étudient la composition ou les propriétés de certains liquides et tissus animaux ou végétaux. Chaque science a son problème et son point de vue qu'il ne faut point confondre sans s'exposer à égarer la recherche scientifique. Cette confusion s'est pourtant fréquemment présentée dans la science biologique qui, à raison de sa complexité, a besoin du secours de toutes les autres sciences. On a vu et l'on voit souvent encore des chimistes et des physiciens qui, au lieu de se borner à demander aux phénomènes des corps vivants de leur fournir des moyens ou des arguments propres à établir certains principes de leur science, veulent encore absorber la physiologie et la réduire à de simples phénomènes physico-chimiques. Ils donnent de la vie des explications ou des systèmes qui parfois séduisent par leur trompeuse simplicité, mais qui dans tous les cas nuisent à la science biologique en y introduisant une fausse direction et des erreurs qu'il faut ensuite longtemps pour dissiper. En un mot, la biologie a son problème spécial et son point de vue déterminé; elle n'emprunte aux autres sciences que leur secours et leurs méthodes, mais non leurs théories. Ce secours des autres sciences est si puissant, que sans lui le développement de la science des phénomènes de la vie est impossible. La connaissance préalable des sciences physico-chimiques n'est donc point accessoire à la biologie comme on le dit ordinairement, mais au contraire elle lui est essentielle et fondamentale. C'est pourquoi je pense qu'il convient d'appeler les sciences physico-chimiques les sciences auxiliaires et non les sciences accessoires de la physiologie. Nous verrons que l'anatomie devient aussi une science auxiliaire de la physiologie, de même que la physiologie elle-même, qui exige le secours de l'anatomie de toutes les sciences physico-chimiques, devient la science la plus immédiatement auxiliaire de la médecine et constitue sa vraie base scientifique.
L'application des sciences physico-chimiques à la physiologie et l'emploi de leurs procédés comme instruments propres à analyser les phénomènes de la vie, offrent un grand nombre de difficultés inhérentes, ainsi que nous l'avons dit, à la mobilité et à la fugacité des phénomènes de la vie. C'est là une cause de la spontanéité et de la mobilité dont jouissent les êtres vivants, et c'est une circonstance qui rend les propriétés des corps organisés très-difficiles à fixer et à étudier. Il importe de revenir ici un instant sur la nature de ces difficultés, ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le faire souvent dans mes cours[20].
Pour tout le monde un corps vivant diffère essentiellement dès l'abord d'un corps brut au point de vue de l'expérimentation. D'un côté, le corps brut n'a en lui aucune spontanéité; ses propriétés s'équilibrant avec les conditions extérieures, il tombe bientôt, comme on le dit, en indifférence physico-chimique, c'est-à-dire dans un équilibre stable avec ce qui l'entoure. Dès lors toutes les modifications de phénomènes qu'il éprouvera proviendront nécessairement de changements survenus dans les circonstances ambiantes, et l'on conçoit qu'en tenant compte exactement de ces circonstances, on soit sûr de posséder les conditions expérimentales qui sont nécessaires à la conception d'une bonne expérience. Le corps vivant, surtout chez les animaux élevés, ne tombe jamais en indifférence chimico-physique avec le milieu extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution organique en apparence spontanée et constante, et, bien que cette évolution ait besoin des circonstances extérieures pour se manifester, elle en est cependant indépendante dans sa marche et dans sa modalité. Ce qui le prouve, c'est qu'on voit un être vivant naître, se développer, devenir malade et mourir, sans que cependant les conditions du monde extérieur changent pour l'observateur.
De ce qui précède il résulte que celui qui expérimente sur les corps bruts peut, à l'aide de certains instruments, tels que le baromètre, le thermomètre, l'hygromètre, se placer dans des conditions identiques et obtenir par conséquent des expériences bien définies et semblables. Les physiologistes et les médecins, avec raison, ont imité les physiciens et cherché à rendre leurs expériences plus exactes en se servant des mêmes instruments qu'eux. Mais on voit aussitôt que ces conditions extérieures, dont le changement importe tant au physicien et au chimiste, sont d'une beaucoup plus faible valeur pour le médecin. En effet, les modifications sont toujours sollicitées dans les phénomènes des corps bruts, par un changement cosmique extérieur, et il arrive parfois qu'une très-légère modification dans la température ambiante ou dans la pression barométrique amène des changements importants dans les phénomènes des corps bruts. Mais les phénomènes de la vie, chez l'homme et chez les animaux élevés, peuvent se modifier sans qu'il arrive aucun changement cosmique extérieur appréciable, et de légères modifications thermométriques et barométriques n'exercent souvent aucune influence réelle sur les manifestations vitales; et, bien qu'on ne puisse pas dire que ces influences cosmiques extérieures soient essentiellement nulles, il arrive des circonstances où il serait presque ridicule d'en tenir compte. Tel est le cas d'un expérimentateur qui, répétant mes expériences de la piqûre du plancher du quatrième ventricule pour produire le diabète artificiel, a cru faire preuve d'une plus grande exactitude, en notant avec soin la pression barométrique au moment où il pratiquait l'expérience!
Cependant si, au lieu d'expérimenter sur l'homme ou sur les animaux supérieurs, nous expérimentons sur des êtres vivants inférieurs, animaux ou végétaux, nous verrons que ces indications thermométriques, barométriques et hygrométriques, qui avaient si peu d'importance pour les premiers, doivent, au contraire, être tenues en très-sérieuse considération pour les seconds. En effet, si pour des infusoires nous faisons varier les conditions d'humidité, de chaleur et de pression atmosphérique, nous verrons les manifestations vitales de ces êtres se modifier ou s'anéantir suivant les variations plus ou moins considérables que nous introduirons dans les influences cosmiques citées plus haut. Chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, nous voyons encore les conditions de température et d'humidité du milieu cosmique jouer un très-grand rôle dans les manifestations de la vie. C'est ce qu'on appelle l'influence des saisons, que tout le monde connaît. Il n'y aurait donc en définitive que les animaux à sang chaud et l'homme qui sembleraient se soustraire à ces influences cosmiques et avoir des manifestations libres et indépendantes. Nous avons déjà dit ailleurs que cette sorte d'indépendance des manifestations vitales de l'homme et des animaux supérieurs est le résultat d'une perfection plus grande de leur organisme, mais non la preuve que les manifestations de la vie chez ces êtres, physiologiquement plus parfaits, se trouvent soumises à d'autres lois ou à d'autres causes. En effet, nous savons que ce sont les éléments histologiques de nos organes qui expriment les phénomènes de la vie; or, si ces éléments ne subissent pas de variations dans leurs fonctions sous l'influence des variations de température, d'humidité et de pression de l'atmosphère extérieure, c'est qu'ils se trouvent plongés dans un milieu organique ou dans une atmosphère intérieure dont les conditions de température, d'humidité et de pression ne changent pas avec les variations du milieu cosmique. D'où il faut conclure qu'au fond les manifestations vitales chez les animaux à sang chaud et chez l'homme sont également soumises à des conditions physico-chimiques précises et déterminées.
En récapitulant tout ce que nous avons dit précédemment, on voit qu'il y a dans tous les phénomènes naturels des conditions de milieu qui règlent leurs manifestations phénoménales. Les conditions de notre milieu cosmique règlent en général les phénomènes minéraux qui se passent à la surface de la terre; mais les êtres organisés renferment en eux les conditions particulières de leurs manifestations vitales, et, à mesure que l'organisme, c'est-à-dire la machine vivante, se perfectionne, ses éléments organisés devenant plus délicats, elle crée les conditions spéciales d'un milieu organique qui s'isole de plus en plus du milieu cosmique. Nous retombons ainsi dans la distinction que j'ai établie depuis longtemps et que je crois très-féconde, à savoir, qu'il y a en physiologie deux milieux à considérer: le milieu macrocosmique, général, et le milieu microcosmique, particulier à l'être vivant; le dernier se trouve plus ou moins indépendant du premier suivant le degré de perfectionnement de l'organisme. D'ailleurs ce que nous voyons ici pour la machine vivante se conçoit facilement, puisqu'il en est de même pour les machines brutes que l'homme crée. Ainsi, les modifications climatériques n'ont aucune influence sur la marche d'une machine à vapeur, quoique tout le monde sache que dans l'intérieur de cette machine il y a des conditions précises de température, de pression et d'humidité qui règlent mathématiquement tous ses mouvements. Nous pourrions donc aussi, pour les machines brutes, distinguer un milieu macrocosmique et un milieu microcosmique. Dans tous les cas, la perfection de la machine consistera à être de plus en plus libre et indépendante, de façon à subir de moins en moins les influences du milieu extérieur. La machine humaine sera d'autant plus parfaite qu'elle se défendra mieux contre la pénétration des influences du milieu extérieur; quand l'organisme vieillit et qu'il s'affaiblit, il devient plus sensible aux influences extérieures du froid, du chaud, de l'humide, ainsi qu'à toutes les autres influences climatériques en général.
En résumé, si nous voulons atteindre les conditions exactes des manifestations vitales chez l'homme et chez les animaux supérieurs, ce n'est point réellement dans le milieu cosmique extérieur qu'il faut chercher, mais bien dans le milieu organique intérieur. C'est, en effet, dans l'étude de ces conditions organiques intérieures, ainsi que nous l'avons dit souvent, que se trouve l'explication directe et vraie des phénomènes de la vie, de la santé, de la maladie et de la mort de l'organisme. Nous ne voyons à l'extérieur que la résultante de toutes les actions intérieures du corps, qui nous apparaissent alors comme le résultat d'une force vitale distincte n'ayant que des rapports éloignés avec les conditions physico-chimiques du milieu extérieur et se manifestant toujours comme une sorte de personnification organique douée de tendances spécifiques. Nous avons dit ailleurs que la médecine antique considéra l'influence du milieu cosmique, des eaux, des airs et des lieux; on peut, en effet, tirer de là d'utiles indications pour l'hygiène et pour les modifications morbides. Mais ce qui distinguera la médecine expérimentale moderne, ce sera d'être fondée surtout sur la connaissance du milieu intérieur dans lequel viennent agir les influences normales et morbides ainsi que les influences médicamenteuses. Mais comment connaître ce milieu intérieur de l'organisme si complexe chez l'homme et chez les animaux supérieurs, si ce n'est en y descendant en quelque sorte et en y pénétrant au moyen de l'expérimentation appliquée aux corps vivants? Ce qui veut dire que, pour analyser les phénomènes de la vie, il faut nécessairement pénétrer dans les organismes vivants à l'aide des procédés de vivisection.
En résumé, c'est seulement dans les conditions physico-chimiques du milieu intérieur que nous trouverons le déterminisme des phénomènes extérieurs de la vie. La vie de l'organisme n'est qu'une résultante de toutes les actions intimes; elle peut se montrer plus ou moins vive et plus ou moins affaiblie et languissante, sans que rien dans le milieu extérieur puisse nous l'expliquer parce qu'elle est réglée par les conditions du milieu intérieur. C'est donc dans les propriétés physico-chimiques du milieu intérieur que nous devons chercher les véritables bases de la physique et de la chimie animales. Toutefois, nous verrons plus loin qu'il y a à considérer, outre les conditions physico- chimiques indispensables à la manifestation de la vie, des conditions physiologiques évolutives spéciales qui sont le quid proprium de la science biologique. J'ai toujours beaucoup insisté sur cette distinction, parce que je crois qu'elle est fondamentale, et que les considérations physiologiques doivent être prédominantes dans un traité d'expérimentation appliquée à la médecine. En effet, c'est là que nous trouverons les différences dues aux influences de l'âge, du sexe, de l'espèce, de la race, de l'état d'abstinence ou de digestion, etc. Cela nous amènera à considérer dans l'organisme des réactions réciproques et simultanées du milieu intérieur sur les organes, et des organes sur le milieu intérieur.
§ III. — De la vivisection.
On n'a pu découvrir les lois de la matière brute qu'en pénétrant dans les corps ou dans les machines inertes, de même on ne pourra arriver à connaître les lois et les propriétés de la matière vivante qu'en disloquant les organismes vivants pour s'introduire dans leur milieu intérieur. Il faut donc nécessairement, après avoir disséqué sur le mort, disséquer sur le vif, pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties intérieures ou cachées de l'organisme; c'est à ces sortes d'opérations qu'on donne le nom de vivisections, et sans ce mode d'investigation, il n'y a pas de physiologie ni de médecine scientifique possibles: pour apprendre comment l'homme et les animaux vivent, il est indispensable d'en voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort.
À toutes les époques on a senti cette vérité et, dès les temps les plus anciens, on a pratiqué, dans la médecine, non-seulement des expériences thérapeutiques, mais même des vivisections. On raconte que des rois de Perse livraient les condamnés à mort aux médecins afin qu'ils fissent sur eux des vivisections utiles à la médecine. Au dire de Galien, Attale III, Philométor, qui régnait cent trente-sept ans avant Jésus-Christ, à Pergame, expérimentait les poisons et les contre-poisons sur des criminels condamnés à mort[21]. Celse rappelle et approuve les vivisections d'Hérophile et d'Érasistrate pratiquées sur des criminels, par le consentement des Ptolémées. Il n'est pas cruel, dit-il, d'imposer des supplices à quelques coupables, supplices qui doivent profiter à des multitudes d'innocents pendant le cours de tous les siècles[22]. Le grand-duc de Toscane fit remettre à Fallope, professeur d'anatomie à Pise, un criminel avec permission qu'il le fît mourir et qu'il le disséquât à son gré. Le condamné ayant une fièvre quarte, Fallope voulut expérimenter l'influence des effets de l'opium sur les paroxysmes. Il administra deux gros d'opium pendant l'intermission; la mort survint à la deuxième expérimentation[23]. De semblables exemples se sont retrouvés plusieurs fois, et l'on connaît l'histoire de l'archer de Meudon[24], qui reçut sa grâce parce qu'on pratiqua sur lui la néphrotomie avec succès. Les vivisections sur les animaux remontent également très-loin. On peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les animaux. Il institua ses expériences en particulier sur des singes ou sur de jeunes porcs, et il décrivit les instruments et les procédés employés pour l'expérimentation. Galien ne pratiqua guère que des expériences du genre de celles que nous avons appelées expériences perturbatrices, et qui consistent à blesser, à détruire ou à enlever une partie afin de juger de son usage par le trouble que sa soustraction produit. Galien a résumé les expériences faites avant lui, et il a étudié par lui-même les effets de la destruction de la moelle épinière à des hauteurs diverses, ceux de la perforation de la poitrine, d'un côté ou des deux côtés à la fois; les effets de la section des nerfs qui se rendent aux muscles intercostaux et de celle du nerf récurrent. Il a lié les artères, institué des expériences sur le mécanisme de la déglutition[25]. Depuis Galien, il y a toujours eu, de loin en loin, au milieu des systèmes médicaux, des vivisecteurs éminents. C'est à ce titre que les noms des de Graaf, Harvey, Aselli, Pecquet, Haller, etc., se sont transmis jusqu'à nous. De notre temps, et surtout sous l'influence de Magendie, la vivisection est entrée définitivement dans la physiologie et dans la médecine comme un procédé d'étude habituel et indispensable.
Les préjugés qui se sont attachés au respect des cadavres ont pendant très-longtemps arrêté le progrès de l'anatomie. De même la vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des détracteurs. Nous n'avons pas la prétention de détruire tous les préjugés dans le monde; nous n'avons pas non plus à nous occuper ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections, puisque par là même ils nient la médecine expérimentale, c'est-à- dire la médecine scientifique. Toutefois nous examinerons quelques questions générales et nous poserons ensuite le but scientifique que se proposent les vivisections.
D'abord a-t-on le droit de pratiquer des expériences et des vivisections sur l'homme? Tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades, et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés. On peut donc expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites? On a le devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l'homme une expérience toutes les fois qu'elle peut lui sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel. Le principe de moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c'est-à-dire la santé des autres. Mais cela n'empêche pas qu'en faisant les expériences et les opérations toujours exclusivement au point de l'intérêt du malade qui les subit, elles ne tournent en même temps au profit de la science. En effet, il ne saurait en être autrement; un vieux médecin qui a souvent administré les médicaments et qui a beaucoup traité de malades, sera plus expérimenté, c'est-à-dire expérimentera mieux sur ses nouveaux malades parce qu'il s'est instruit par les expériences qu'il a faites sur d'autres. Le chirurgien qui a souvent pratiqué des opérations dans des cas divers s'instruira et se perfectionnera expérimentalement. Donc, on le voit, l'instruction n'arrive jamais que par l'expérience, et cela rentre tout à fait dans les définitions que nous avons données au commencement de cette introduction.
Peut-on faire des expériences ou des vivisections sur les condamnés à mort? On a cité des exemples analogues à celui que nous avons rappelé plus haut, et dans lesquels on s'était permis des opérations dangereuses en offrant aux condamnés leur grâce en échange. Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives; je partage complètement ces idées. Cependant, je considère comme très-utile à la science et comme parfaitement permis de faire des recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la décapitation chez les suppliciés. Un helminthologiste fit avaler à une femme condamnée à mort des larves de vers intestinaux, sans qu'elle le sût, afin de voir après sa mort si les vers s'étaient développés dans ses intestins[26]. D'autres ont fait des expériences analogues sur des malades phthisiques devant bientôt succomber; il en est qui ont fait les expériences sur eux-mêmes. Ces sortes d'expériences étant très-intéressantes pour la science, et ne pouvant être concluantes que sur l'homme, me semblent très- permises quand elles n'entraînent aucune souffrance ni aucun inconvénient chez le sujet expérimenté. Car, il ne faut pas s'y tromper, la morale ne défend pas de faire des expériences sur son prochain ni sur soi-même; dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire des expériences les uns sur les autres. La morale chrétienne ne défend qu'une seule chose, c'est de faire du mal à son prochain. Donc, parmi les expériences qu'on peut tenter sur l'homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont commandées.
Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux? Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié d'autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop d'expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux. Je n'admets pas qu'il soit moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans qu'on les ait préalablement expérimentés sur des chiens; car je prouverai plus loin que tout ce que l'on obtient chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s'il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu'elles peuvent être utiles pour l'homme.
Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou par les objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées scientifiques? Tous les sentiments sont respectables, et je me garderai bien d'en jamais froisser aucun. Je les explique très- bien, et c'est pour cela qu'ils ne m'arrêtent pas. Je comprends parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l'influence de certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne puissent passe rendre compte de la nécessité des expériences et des vivisections pour constituer la science biologique. Je comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections. Il ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans cette introduction que, dans la science, c'est l'idée qui donne aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de même dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable. Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est l'idée qui dirige leur bras? Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres vivants. Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée? Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le Gallois[27], de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science; la différence des idées explique tout. Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est un savant, c'est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit: il n'entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier horrible; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d'horreur. D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes, puissent jamais s'entendre; et comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l'opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer de règle de conduite que de sa propre conscience.
Le principe scientifique de la vivisection est d'ailleurs facile à saisir. Il s'agit toujours, en effet, de séparer ou de modifier certaines parties de la machine vivante, afin de les étudier, et de juger ainsi de leur usage ou de leur utilité. La vivisection, considérée comme méthode analytique d'investigation sur le vivant, comprend un grand nombre de degrés successifs, car on peut avoir à agir soit sur les appareils organiques, soit sur les organes, soit sur les tissus ou sur les éléments histologiques eux-mêmes. Il y a des vivisections extemporanées et d'autres vivisections dans lesquelles on produit des mutilations dont on étudie les suites en conservant les animaux. D'autres fois la vivisection n'est qu'une autopsie faite sur le vif ou une étude des propriétés des tissus immédiatement après la mort. Ces procédés divers d'étude analytique des mécanismes de la vie, chez l'animal vivant, sont indispensables, ainsi que nous le verrons, à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. Toutefois, il ne faudrait pas croire que la vivisection puisse constituer à elle seule toute la méthode expérimentale appliquée à l'étude des phénomènes de la vie. La vivisection n'est qu'une dissection anatomique sur le vivant; elle se combine nécessairement avec tous les autres moyens physico-chimiques d'investigation qu'il s'agit de porter dans l'organisme. Réduite à elle-même, la vivisection n'aurait qu'une portée restreinte et pourrait même, dans certains cas, nous induire en erreur sur le véritable rôle des organes. Par ces réserves je ne nie pas l'utilité ni même la nécessité absolue de la vivisection dans l'étude des phénomènes de la vie; je la déclare seulement insuffisante. En effet, nos instruments de vivisection sont tellement grossiers et nos sens si imparfaits, que nous ne pouvons atteindre dans l'organisme que des parties grossières et complexes. La vivisection, sous le microscope, arriverait à une analyse bien plus fine, mais elle offre de très- grandes difficultés et n'est applicable qu'à de très-petits animaux. Mais, quand nous sommes arrivés aux limites de la vivisection, nous avons d'autres moyens de pénétrer plus loin et de nous adresser même aux parties élémentaires de l'organisme dans lesquelles siègent les propriétés élémentaires des phénomènes vitaux. Ces moyens sont les poisons que nous pouvons introduire dans la circulation et qui vont porter leur action spécifique sur tel ou tel élément histologique. Les empoisonnements localisés, ainsi que les ont déjà employés Fontana et J. Müller, constituent de précieux moyens d'analyse physiologique. Les poisons sont de véritables réactifs de la vie, des instruments d'une délicatesse extrême qui vont disséquer les éléments vitaux. Je crois avoir été le premier à considérer l'étude des poisons à ce point de vue, car je pense que l'étude attentive des modificateurs histologiques doit former la base commune de la physiologie générale, de la pathologie et de la thérapeutique. En effet, c'est toujours aux éléments organiques qu'il faut remonter pour trouver les explications vitales les plus simples.
En résumé, la vivisection est la dislocation de l'organisme vivant à l'aide d'instruments et de procédés qui peuvent en isoler les différentes parties. Il est facile de comprendre que cette dissection sur le vivant suppose la dissection préalable sur le mort.
§ IV. De l'anatomie normale dans ses rapports avec la vivisection.
L'anatomie est la base nécessaire de toutes les recherches médicales théoriques et pratiques. Le cadavre est l'organisme privé du mouvement vital, et c'est naturellement dans l'étude des organes morts que l'on a cherché la première explication des phénomènes de la vie, de même que c'est dans l'étude des organes d'une machine en repos que l'on cherche l'explication du jeu de la machine en mouvement. L'anatomie de l'homme semblait donc devoir être la base de la physiologie et de la médecine humaines. Cependant les préjugés s'opposèrent à la dissection des cadavres, et l'on disséqua, à défaut de corps humains, des cadavres d'animaux aussi rapprochés de l'homme que possible par leur organisation: c'est ainsi que toute l'anatomie et la physiologie de Galien furent faites principalement sur des singes. Galien pratiquait en même temps des dissections cadavériques et des expériences sur les animaux vivants, ce qui prouve qu'il avait parfaitement compris que la dissection cadavérique n'a d'intérêt qu'autant qu'on la met en comparaison avec la dissection sur le vivant. De cette manière, en effet, l'anatomie n'est que le premier pas de la physiologie. L'anatomie est une science stérile par elle-même; elle n'a de raison d'être que parce qu'il y a des hommes et des animaux vivants, sains et malades, et qu'elle peut être utile à la physiologie et à la pathologie. Nous nous bornerons à examiner ici les genres de services que, dans l'état actuel de nos connaissances, l'anatomie, soit de l'homme, soit des animaux, peut rendre à la physiologie et à la médecine. Cela m'a paru d'autant plus nécessaire qu'il règne à ce sujet dans la science des idées différentes; il est bien entendu que, pour juger ces questions, nous nous plaçons toujours à notre point de vue de la physiologie et de la médecine expérimentales, qui forment la science médicale vraiment active. Dans la biologie on peut admettre des points de vue divers qui constituent, en quelque sorte, autant de sous-sciences distinctes. En effet, chaque science n'est séparée d'une autre science que parce qu'elle a un point de vue particulier et un problème spécial. On peut distinguer dans la biologie normale le point de vue zoologique, le point de vue anatomique simple et comparatif, le point de vue physiologique spécial et général. La zoologie, donnant la description et la classification des espèces, n'est qu'une science d'observation qui sert de vestibule à la vraie science des animaux. Le zoologiste ne fait que cataloguer les animaux d'après les caractères extérieurs et intérieurs de forme, suivant les types et les lois que la nature lui présente dans la formation de ces types. Le but du zoologiste est la classification des êtres d'après une sorte de plan de création, et le problème se résume pour lui à trouver la place exacte que doit occuper un animal dans une classification donnée.
L'anatomie, ou science de l'organisation des animaux, a une relation plus intime et plus nécessaire avec la physiologie. Cependant le point de vue anatomique diffère du point de vue physiologique, en ce que l'anatomiste veut expliquer l'anatomie par la physiologie, tandis que le physiologiste cherche à expliquer la physiologie par l'anatomie, ce qui est bien différent. Le point de vue anatomique a dominé la science depuis son début jusqu'à nos jours, et il compte encore beaucoup de partisans. Tous les grands anatomistes qui se sont placés à ce point de vue ont cependant contribué puissamment au développement de la science physiologique, et Haller a résumé cette idée de subordination de la physiologie à l'anatomie en définissant la physiologie: anatomia animata. Je comprends facilement que le principe anatomique devait se présenter nécessairement le premier, mais je crois que ce principe est faux en voulant être exclusif, et qu'il est devenu aujourd'hui nuisible à la physiologie, après lui avoir rendu de très-grands services, que je ne conteste pas plus que personne. En effet, l'anatomie est une science plus simple que la physiologie, et, par conséquent, elle doit lui être subordonnée, au lieu de la dominer. Toute explication des phénomènes de la vie basée exclusivement sur des considérations anatomiques est nécessairement incomplète. Le grand Haller, qui a résumé cette grande période anatomique de la physiologie dans ses immenses et admirables écrits, a été conduit à fonder une physiologie réduite à la fibre irritable et à la fibre sensitive. Toute la partie humorale ou physico-chimique de la physiologie, qui ne se dissèque pas et qui constitue ce que nous appelons notre milieu intérieur, a été négligée et mise dans l'ombre. Le reproche que j'adresse ici aux anatomistes qui veulent subordonner la physiologie à leur point de vue, je l'adresserai de même aux chimistes et aux physiciens, qui ont voulu en faire autant. Ils ont le même tort de vouloir subordonner la physiologie, science plus complexe, à la chimie ou à la physique, qui sont des sciences plus simples. Ce qui n'empêche pas que beaucoup de travaux de chimie et de physique physiologiques, conçus d'après ce faux point de vue, n'aient pu rendre de grands services à la physiologie.
En un mot, je considère que la physiologie, la plus complexe de toutes les sciences, ne peut pas être expliquée complètement par l'anatomie. L'anatomie n'est qu'une science auxiliaire de la physiologie, la plus immédiatement nécessaire, j'en conviens, mais insuffisante à elle seule; à moins de vouloir supposer que l'anatomie comprend tout, et que l'oxygène, le chlorure de sodium et le fer qui se trouvent dans le corps sont des éléments anatomiques de l'organisme. Des tentatives de ce genre ont été renouvelées de nos jours par des anatomistes histologistes éminents. Je ne partage pas ces vues, parce que c'est, ce me semble, établir une confusion dans les sciences et amener l'obscurité au lieu de la clarté.
L'anatomiste, avons-nous dit plus haut, veut expliquer l'anatomie par la physiologie; c'est-à-dire qu'il prend l'anatomie pour point de départ exclusif et prétend en déduire directement toutes les fonctions, par la logique seule et sans expériences. Je me suis déjà élevé contre les prétentions de ces déductions anatomiques[28], en montrant qu'elles reposent sur une illusion dont l'anatomiste ne se rend pas compte. En effet, il faut distinguer dans l'anatomie deux ordres de choses: 1° les dispositions mécaniques passives des divers organes et appareils qui, à ce point de vue, ne sont que de véritables instruments de mécanique animale; 2° les éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu ces divers appareils. L'anatomie cadavérique peut bien rendre compte des dispositions mécaniques de l'organisme animal; l'inspection du squelette montre bien un ensemble de leviers dont on comprend l'action uniquement par leur arrangement. De même, pour le système de canaux ou de tubes qui conduisent les liquides; et c'est ainsi que les valvules des veines ont des usages mécaniques qui mirent Harvey sur les traces de la découverte de la circulation du sang. Les réservoirs, les vessies, les poches diverses dans lesquels séjournent des liquides sécrétés ou excrétés, présentent des dispositions mécaniques qui nous indiquent plus ou moins clairement les usages qu'ils doivent remplir, sans que nous soyons obligés de recourir à des expériences sur le vivant pour le savoir. Mais il faut remarquer que ces déductions mécaniques n'ont rien qui soit absolument spécial aux fonctions d'un être vivant; partout nous déduirons de même que des tuyaux sont destinés à conduire, que des réservoirs sont destinés à contenir, que des leviers sont destinés à mouvoir.
Mais quand nous arrivons aux éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu tous ces instruments passifs de l'organisation, alors l'anatomie cadavérique n'apprend rien et ne peut rien apprendre. Toutes nos connaissances à ce sujet nous arrivent nécessairement de l'expérience ou de l'observation sur le vivant; et quand alors l'anatomiste croit faire des déductions physiologiques par l'anatomie seule et sans expérience, il oublie qu'il prend son point de départ dans cette même physiologie expérimentale qu'il a l'air de dédaigner. Lorsqu'un anatomiste déduit, comme il le dit, les fonctions des organes de leur texture, il ne fait qu'appliquer des connaissances acquises sur le vivant pour interpréter ce qu'il voit sur le mort; mais l'anatomie ne lui apprend rien en réalité; elle lui fournit seulement un caractère de tissu. Ainsi, quand un anatomiste rencontre dans une partie du corps des fibres musculaires, il en conclut qu'il y a mouvement contractile; quand il rencontre des cellules glandulaires, il en conclut qu'il y a sécrétion; quand il rencontre des fibres nerveuses, il en conclut qu'il y a sensibilité ou mouvement. Mais qu'est-ce qui lui a appris que la fibre musculaire se contracte, que la cellule glandulaire sécrète, que le nerf est sensible ou moteur, si ce n'est l'observation sur le vivant ou la vivisection? Seulement, ayant remarqué que ces tissus contractiles sécrétoires ou nerveux ont des formes anatomiques déterminées, il a établi un rapport entre la forme de l'élément anatomique et ses fonctions; de telle sorte que, quand il rencontre l'une, il conclut à l'autre. Mais, je le répète, dans tout cela l'anatomie cadavérique n'apprend rien, elle n'a fait que s'appuyer sur ce que la physiologie expérimentale lui enseigne; ce qui le prouve clairement, c'est que là où la physiologie expérimentale n'a encore rien appris, l'anatomiste ne sait rien interpréter par l'anatomie seule. Ainsi, l'anatomie de la rate, des capsules surrénales et de la thyroïde, est aussi bien connue que l'anatomie d'un muscle ou d'un nerf, et cependant l'anatomiste est muet sur les usages de ces parties. Mais dès que le physiologiste aura découvert quelque chose sur les fonctions de ces organes, alors l'anatomiste mettra les propriétés physiologiques constatées en rapport avec les formes anatomiques déterminées des éléments. Je dois en outre faire remarquer que, dans ses localisations, l'anatomiste ne peut jamais aller au delà de ce que lui apprend la physiologie, sous peine de tomber dans l'erreur. Ainsi, si l'anatomiste avance, d'après ce que lui a appris la physiologie, que, quand il y a des fibres musculaires, il y a contraction et mouvement, il ne saurait en inférer que, là où il ne voit pas de fibre musculaire, il n'y a jamais contraction ni mouvement. La physiologie expérimentale a prouvé, en effet, que l'élément contractile a des formes variées parmi lesquelles il en est que l'anatomiste n'a pas encore pu préciser.
En un mot, pour savoir quelque chose des fonctions de la vie, il faut les étudier sur le vivant. L'anatomie ne donne que des caractères pour reconnaître les tissus, mais elle n'apprend rien par elle-même sur leurs propriétés vitales. Comment, en effet, la forme d'un élément nerveux nous indiquerait-elle les propriétés nerveuses qu'il transmet? comment la forme d'une cellule du foie nous montrerait-elle qu'il s'y fait du sucre? comment la forme d'un élément musculaire nous ferait-elle connaître la contraction musculaire? Il n'y a là qu'une relation empirique que nous établissons par l'observation comparative faite sur le vivant et sur le mort. Je me rappelle avoir souvent entendu de Blainville s'efforcer dans ses cours de distinguer ce qu'il fallait, suivant lui, appeler un substratum de ce qu'il fallait au contraire nommer un organe. Dans un organe, suivant de Blainville, on devait pouvoir comprendre un rapport mécanique nécessaire entre la structure et la fonction. Ainsi, disait-il, d'après la forme des leviers osseux, on conçoit un mouvement déterminé; d'après la disposition des conduits sanguins, des réservoirs de liquides, des conduits excréteurs des glandes, on comprend que des fluides soient mis en circulation ou retenus par des dispositions mécaniques que l'on explique. Mais, pour l'encéphale, ajoutait-il, il n'y a aucun rapport matériel à établir entre la structure du cerveau et la nature des phénomènes intellectuels. Donc, concluait de Blainville, le cerveau n'est pas l'organe de la pensée, il en est seulement le substratum. On pourrait, si l'on veut, admettre la distinction de de Blainville, mais elle serait générale et non limitée au cerveau. Si, en effet, nous comprenons qu'un muscle inséré sur deux os puisse faire l'office mécanique d'une puissance qui les rapproche, nous ne comprenons pas du tout comment le muscle se contracte, et nous pouvons tout aussi bien dire que le muscle est le substratum de la contraction. Si nous comprenons comment un liquide sécrété s'écoule par les conduits d'une glande, nous ne pouvons avoir aucune idée sur l'essence des phénomènes sécréteurs, et nous pouvons, tout aussi bien dire que la glande est le substratum de la sécrétion. En résumé, le point de vue anatomique est entièrement subordonné au point de vue physiologique expérimental en tant qu'explication des phénomènes de la vie. Mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il y a deux choses dans l'anatomie, les instruments de l'organisme et les agents essentiels de la vie. Les agents essentiels de la vie résident dans les propriétés vitales de nos tissus qui ne peuvent être déterminés que par l'observation ou par l'expérience sur le vivant. Ces agents sont les mêmes chez tous les animaux, sans distinction de classe, de genre ni d'espèce. C'est là le domaine de l'anatomie et de la physiologie générales. Ensuite viennent des instruments de la vie qui ne sont autre chose que des appareils mécaniques ou des armes dont la nature a pourvu chaque organisme d'une manière définie suivant sa classe, son genre, son espèce. On pourrait même dire que ce sont ces appareils spéciaux qui constituent l'espèce; car un lapin ne diffère d'un chien que parce que l'un a des instruments organiques qui le forcent à manger de l'herbe, et l'autre des organes qui l'obligent à manger de la chair. Mais, quant aux phénomènes intimes de la vie, ce sont deux animaux identiques. Le lapin est carnivore si on lui donne de la viande toute préparée, et j'ai prouvé depuis longtemps qu'à jeun tous les animaux sont carnivores.
L'anatomie comparée n'est qu'une zoologie intérieure; elle a pour objet de classer les appareils ou instruments de la vie. Ces classifications anatomiques doivent corroborer et rectifier les caractères tirés des formes extérieures. C'est ainsi que la baleine, qui pourrait être placée parmi les poissons en raison de sa forme extérieure, est rangée dans les mammifères à cause de son organisation intérieure. L'anatomie comparée nous montre encore que les dispositions des instruments de la vie sont entre eux dans des rapports nécessaires et harmoniques avec l'ensemble de l'organisme. Ainsi un animal qui a des griffes doit avoir les mâchoires, les dents et les articulations des membres disposés d'une manière déterminée. Le génie de Cuvier a développé ces vues et en a tiré une science nouvelle, la paléontologie, qui reconstruit un animal entier d'après un fragment de son squelette. L'objet de l'anatomie comparée est donc de nous montrer l'harmonie fonctionnelle des instruments dont la nature a doué un animal et de nous apprendre la modification nécessaire de ces instruments suivant les diverses circonstances de la vie animale. Mais au fond de toutes ces modifications, l'anatomie comparée nous montre toujours un plan uniforme de création; c'est ainsi qu'une foule d'organes existent, non comme utiles à la vie (souvent même ils sont nuisibles), mais comme caractères d'espèce ou comme vestiges d'un même plan de composition organique. Le bois du cerf n'a pas d'usage utile à la vie de l'animal; l'omoplate de l'orvet et la mamelle chez les mâles, sont des vestiges d'organes devenus sans fonctions. La nature, comme l'a dit Goethe, est un grand artiste; elle ajoute, pour l'ornementation de la forme, des organes souvent inutiles pour la vie en elle-même, de même qu'un architecte fait pour l'ornementation de son monument des frises, des corniches et des tourillons qui n'ont aucun usage pour l'habitation.
L'anatomie et la physiologie comparées ont donc pour objet de trouver les lois morphologiques des appareils ou des organes dont l'ensemble constitue les organismes. La physiologie comparée, en tant qu'elle déduit les fonctions de la comparaison des organes, serait une science insuffisante et fausse si elle repoussait l'expérimentation. Sans doute la comparaison des formes des membres ou des appareils mécaniques de la vie de relation peut nous donner des indications sur les usages de ces parties. Mais que peut nous dire la forme du foie, du pancréas, sur les fonctions de ces organes? L'expérience n'a-t-elle pas montré l'erreur de cette assimilation du pancréas à une glande salivaire[29]? Que peut nous apprendre la forme du cerveau et des nerfs sur leurs fonctions? Tout ce qu'on en sait a été appris par l'expérimentation ou l'observation sur le vivant. Que pourra-t-on dire sur le cerveau des poissons, par exemple, tant que l'expérimentation n'aura pas débrouillé la question? En un mot, la déduction anatomique a donné ce qu'elle pouvait donner, et vouloir rester dans cette voie exclusive, c'est rester en arrière du progrès de la science, et croire qu'on peut imposer des principes scientifiques sans vérification expérimentale; c'est, en un mot, un reste de la scolastique du moyen âge. Mais, d'un autre côté, la physiologie comparée, en tant que s'appuyant sur l'expérience et en tant que cherchant chez les animaux les propriétés des tissus ou des organes, ne me paraît pas avoir une existence distincte comme science. Elle retombe nécessairement dans la physiologie spéciale ou générale, puisque son but devient le même.
On ne distingue les diverses sciences biologiques entre elles que par le but que l'on se propose ou par l'idée que l'on poursuit en les étudiant. Le zoologiste et l'anatomiste comparateur voient l'ensemble des êtres vivants, et ils cherchent à découvrir par l'étude des caractères extérieurs et intérieurs de ces êtres les lois morphologiques de leur évolution et de leur transformation. Le physiologiste se place à un tout autre point de vue: il ne s'occupe que d'une seule chose, des propriétés de la matière vivante et du mécanisme de la vie, sous quelque forme qu'elle se manifeste. Pour lui, il n'y a plus ni genre ni espèce ni classe, il n'y a que des êtres vivants, et s'il en choisit un pour ses études, c'est ordinairement pour la commodité de l'expérimentation. Le physiologiste suit encore une idée différente de celle de l'anatomiste; ce dernier, ainsi que nous l'avons vu, veut déduire la vie exclusivement de l'anatomie; il adopte, par conséquent, un plan anatomique. Le physiologiste adopte un autre plan et suit une conception différente: au lieu de procéder de l'organe pour arriver à la fonction, il doit partir du phénomène physiologique et en rechercher l'explication dans l'organisme. Alors le physiologiste appelle à son secours pour résoudre le problème vital toutes les sciences; l'anatomie, la physique, la chimie, qui sont toutes des auxiliaires qui servent d'instruments indispensables à l'investigation. Il faut donc nécessairement connaître assez ces diverses sciences pour savoir toutes les ressources qu'on en peut tirer. Ajoutons en terminant que de tous les points de vue de la biologie, la physiologie expérimentale constitue à elle seule la science vitale active, parce qu'en déterminant les conditions d'existence des phénomènes de la vie, elle arrivera à s'en rendre maître et à les régir par la connaissance des lois qui leur sont spéciales.
§ V. — De l'anatomie pathologique et des sections cadavériques dans leurs rapports avec la vivisection.
Ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent de l'anatomie et de la physiologie normales peut se répéter pour l'anatomie et la physiologie considérées dans l'état pathologique. Nous trouvons également les trois points de vue qui apparaissent successivement: le point de vue taxonomique ou nosologique, le point de vue anatomique et le point de vue physiologique. Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen détaillé de ces questions qui ne comprendraient ni plus ni moins que l'histoire entière de la science médicale. Nous nous bornerons à indiquer notre idée en quelques mots.
En même temps qu'on a observé et décrit les maladies, on a dû chercher à les classer, comme on a cherché à classer les animaux, et exactement d'après les mêmes principes des méthodes artificielles ou naturelles. Pinel a appliqué en pathologie la classification naturelle introduite en botanique par de Jussieu et en zoologie par Cuvier. Il suffira de citer la première phrase de la Nosographie de Pinel: «Une maladie étant donnée, trouver sa place dans un cadre nosologique[30].» Personne, je pense, ne considérera que ce but doive être celui de la médecine entière; ce n'est donc là qu'un point de vue partiel, le point de vue taxonomique.
Après la nosologie est venu le point de vue anatomique, c'est-à- dire, qu'après avoir considéré les maladies comme des espèces morbides, on a voulu les localiser anatomiquement. On a pensé que, de même qu'il y avait une organisation normale qui devait rendre compte des phénomènes vitaux à l'état normal, il devait y avoir une organisation anormale qui rendait compte des phénomènes morbides. Bien que le point de vue anatomo-pathologique puisse déjà être reconnu dans Morgagni et Bonnet, cependant c'est dans ce siècle surtout, sous l'influence de Broussais et de Laënnec, que l'anatomie pathologique a été créée systématiquement. On a fait l'anatomie pathologique comparée des maladies et l'on a classé les altérations des tissus.
Mais on a voulu de plus mettre les altérations en rapport avec les phénomènes morbides et déduire, en quelque sorte, les seconds des premières. Là se sont présentés les mêmes problèmes que pour l'anatomie comparée normale. Quand il s'est agi d'altérations morbides apportant des modifications physiques ou mécaniques dans une fonction, comme par exemple une compression vasculaire, une lésion mécanique d'un membre, on a pu comprendre la relation qui rattachait le symptôme morbide à sa cause et établir ce qu'on appelle le diagnostic rationnel. Laënnec, un de mes prédécesseurs dans la chaire de médecine du Collége de France, s'est immortalisé dans cette voie par la précision qu'il a donnée au diagnostic physique des maladies du coeur et du poumon. Mais ce diagnostic n'était plus possible quand il s'est agi de maladies dont les altérations étaient imperceptibles à nos moyens d'investigation et résidaient dans les éléments organiques. Alors, ne pouvant plus établir de rapport anatomique, on disait que la maladie était essentielle, c'est-à-dire sans lésion; ce qui est absurde, car c'est admettre un effet sans cause. On a donc compris qu'il fallait, pour trouver l'explication des maladies, porter l'investigation dans les parties les plus déliées de l'organisme où siège la vie. Cette ère nouvelle de l'anatomie microscopique pathologique a été inaugurée en Allemagne par Johannes Müller[31], et un professeur illustre de Berlin, Virchow, a systématisé dans ces derniers temps la pathologie microscopique[32]. On a donc tiré des altérations des tissus des caractères propres à définir les maladies, mais on s'est servi aussi de ces altérations pour expliquer les symptômes des maladies. On a créé, à ce propos, la dénomination de physiologie pathologique pour désigner cette sorte de fonction pathologique en rapport avec l'anatomie anormale. Je n'examinerai pas ici si ces expressions d'anatomie pathologique et de physiologie pathologique sont bien choisies, je dirai seulement que cette anatomie pathologique dont on déduit les phénomènes pathologiques est sujette aux mêmes objections d'insuffisance que j'ai faites précédemment à l'anatomie normale. D'abord, l'anatomo- pathologiste suppose démontré que toutes les altérations anatomiques sont toujours primitives, ce que je n'admets pas, croyant, au contraire, que très-souvent l'altération pathologique est consécutive et qu'elle est la conséquence ou le fruit de la maladie, au lieu d'en être le germe; ce qui n'empêche pas que ce produit ne puisse devenir ensuite un germe morbide pour d'autres symptômes. Je n'admettrai donc pas que les cellules ou les fibres des tissus soient toujours primitivement atteintes; une altération morbide physico-chimique du milieu organique pouvant à elle seule amener le phénomène morbide à la manière d'un symptôme toxique qui survient sans lésion primitive des tissus, et par la seule altération du milieu.
Le point de vue anatomique est donc tout à fait insuffisant et les altérations que l'on constate dans les cadavres après la mort donnent bien plutôt des caractères pour reconnaître et classer les maladies que des lésions capables d'expliquer la mort. Il est même singulier de voir combien les médecins en général se préoccupent peu de ce dernier point de vue qui est le vrai point de vue physiologique. Quand un médecin fait une autopsie de fièvre typhoïde, par exemple, il constate les lésions intestinales et est satisfait. Mais, en réalité, cela ne lui explique absolument rien ni sur la cause de la maladie, ni sur l'action des médicaments, ni sur la raison de la mort. L'anatomie microscopique n'en apprend pas davantage, car, quand un individu meurt de tubercules, de pneumonie, de fièvre typhoïde, les lésions microscopiques qu'on trouve après la mort existaient avant et souvent depuis longtemps, la mort n'est pas expliquée par les éléments du tubercule ni par ceux des plaques intestinales, ni par ceux d'autres produits morbides; la mort ne peut être en effet comprise que parce que quelque élément histologique a perdu ses propriétés physiologiques, ce qui a amené à sa suite la dislocation des phénomènes vitaux. Mais il faudrait, pour saisir les lésions physiologiques dans leurs rapports avec le mécanisme de la mort, faire des autopsies de cadavres aussitôt après la mort, ce qui n'est pas possible. C'est donc pourquoi il faut pratiquer des expériences sur les animaux et placer nécessairement la médecine au point de vue expérimental si l'on veut fonder une médecine vraiment scientifique qui embrasse logiquement la physiologie, la pathologie et la thérapeutique. Je m'efforce de marcher depuis un grand nombre d'années dans cette direction[33]. Mais le point de vue de la médecine expérimentale est très-complexe en ce sens qu'il est physiologique et qu'il comprend l'explication des phénomènes pathologiques par la physique et par la chimie aussi bien que par l'anatomie. Je reproduirai d'ailleurs, à propos de l'anatomie pathologique, ce que j'ai dit à propos de l'anatomie normale, à savoir, que l'anatomie n'apprend rien par elle-même sans l'observation sur le vivant. Il faut donc instituer pour la pathologie une vivisection pathologique, c'est-à-dire qu'il faut créer des maladies chez les animaux et les sacrifier à diverses périodes de ces maladies. On pourra ainsi étudier sur le vivant les modifications des propriétés physiologiques des tissus, ainsi que les altérations des éléments ou des milieux. Quand l'animal mourra, il faudra faire l'autopsie immédiatement après la mort, absolument comme s'il s'agissait de ces maladies instantanées qu'on appelle des empoisonnements; car, au fond, il n'y a pas de différences dans l'étude des actions physiologiques, morbides, toxiques, ou médicamenteuses. En un mot, le médecin ne doit pas s'en tenir à l'anatomie pathologique seule pour expliquer la maladie; il part de l'observation du malade et explique ensuite la maladie par la physiologie aidée de l'anatomie pathologique et de toutes les sciences auxiliaires dont se sert l'investigateur des phénomènes biologiques.
§ VI. — De la diversité des animaux soumis à l'expérimentation; de la variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils s'offrent à l'expérimentateur.
Tous les animaux peuvent servir aux recherches physiologiques parce que la vie et la maladie se retrouvent partout le résultat des mêmes propriétés et des mêmes lésions, quoique les mécanismes des manifestations vitales varient beaucoup. Toutefois les animaux qui servent le plus au physiologiste, sont ceux qu'il peut se procurer le plus facilement, et à ce titre il faut placer au premier rang les animaux domestiques, tels que le chien, le chat, le cheval, le lapin, le boeuf, le mouton, le porc, les oiseaux de basse-cour, etc. Mais s'il fallait tenir compte des services rendus à la science, la grenouille mériterait la première place. Aucun animal n'a servi à faire de plus grandes et de plus nombreuses découvertes sur tous les points de la science, et encore aujourd'hui, sans la grenouille, la physiologie serait impossible. Si la grenouille est, comme on l'a dit, le Job de la physiologie, c'est-à-dire l'animal le plus maltraité par l'expérimentateur, elle est l'animal qui, sans contredit, s'est associé le plus directement à ses travaux et à sa gloire scientifique[34]. À la liste des animaux cités précédemment, il faut en ajouter encore un grand nombre d'autres à sang chaud ou à sang froid, vertébrés ou invertébrés et même des infusoires qui peuvent être utilisés pour des recherches spéciales. Mais la diversité spécifique ne constitue pas la seule différence que présentent les animaux soumis à l'expérimentation par le physiologiste; ils offrent encore, par les conditions où ils se trouvent, un très-grand nombre de différences qu'il importe d'examiner ici; car c'est dans la connaissance et l'appréciation de ces conditions individuelles que réside toute l'exactitude biologique et toute la précision de l'expérimentation.
La première condition pour instituer une expérience, c'est que les circonstances en soient assez bien connues et assez exactement déterminées pour qu'on puisse toujours s'y replacer et reproduire à volonté les mêmes phénomènes. Nous avons dit ailleurs que cette condition fondamentale de l'expérimentation est relativement très- facile à remplir chez les êtres bruts, et qu'elle est entourée de très-grandes difficultés chez les êtres vivants, particulièrement chez les animaux à sang chaud. En effet, il n'y a plus seulement à tenir compte des variations du milieu cosmique ambiant, mais il faut encore tenir compte des variations du milieu organique, c'est-à-dire de l'état actuel de l'organisme animal. On serait donc grandement dans l'erreur si l'on croyait qu'il suffit de faire une expérience sur deux animaux de la même espèce pour être placé exactement dans les mêmes conditions expérimentales. Il y a dans chaque animal des conditions physiologiques de milieu intérieur qui sont d'une variabilité extrême et qui, à un moment donné, introduisent des différences considérables au point de vue de l'expérimentation entre des animaux de la même espèce qui ont une apparence extérieure identique. Je crois avoir, plus qu'aucun autre, insisté sur la nécessité d'étudier ces diverses conditions physiologiques et avoir montré qu'elles sont la base essentielle de la physiologie expérimentale.
En effet, il faut admettre que, chez un animal, les phénomènes vitaux ne varient que suivant des conditions de milieu intérieur précises et déterminées. On cherchera donc à trouver ces conditions physiologiques expérimentales au lieu de faire des tableaux des variations de phénomènes, et de prendre des moyennes comme expression de la vérité; on arriverait ainsi à des conclusions qui, quoique fournies par des statistiques exactes n'auraient pas plus de réalité scientifique que si elles étaient purement arbitraires. Si en effet on voulait effacer la diversité que présentent les liquides organiques en prenant les moyennes de toutes les analyses d'urine ou de sang faites même sur un animal de même espèce, on aurait ainsi une composition idéale de ces humeurs qui ne correspondrait à aucun état physiologique déterminé de cet animal. J'ai montré, en effet, qu'à jeun, les urines ont toujours une composition déterminée et identique; j'ai montré que le sang qui sort d'un organe est tout à fait différent, suivant que l'organe est à l'état de fonction ou de repos. Si l'on recherchait le sucre dans le foie, par exemple, et qu'on fît des tables d'absence et de présence, et qu'on prît des moyennes pour savoir combien de fois sur cent il y a du sucre ou de la matière glycogène dans cet organe, on aurait un nombre qui ne signifierait rien, quel qu'il fût, parce qu'en effet j'ai montré qu'il y a des conditions physiologiques dans lesquelles il y a toujours du sucre et d'autres conditions dans lesquelles il n'y en a jamais. Si maintenant, se plaçant à un autre point de vue, on voulait considérer comme bonnes toutes les expériences dans lesquelles il y a du sucre hépatique et considérer comme mauvaises toutes celles dans lesquelles on n'en rencontre pas, on tomberait dans un autre genre d'erreur non moins répréhensible. J'ai posé en effet en principe: qu'il n'y a jamais de mauvaises expériences; elles sont toutes bonnes dans leurs conditions déterminées, de sorte que les résultats négatifs ne peuvent infirmer les résultats positifs. Je reviendrai d'ailleurs plus loin sur cet important sujet. Pour le moment je veux seulement appeler l'attention des expérimentateurs sur l'importance qu'il y a à préciser les conditions organiques, parce qu'elles sont, ainsi que je l'ai déjà dit, la seule base de la physiologie et de la médecine expérimentale. Il me suffira, dans ce qui va suivre, de donner quelques indications, car c'est à propos de chaque expérience en particulier qu'il s'agira ensuite d'examiner ces conditions, aux trois points de vue physiologique, pathologique et thérapeutique.
Dans toute expérience sur les animaux vivants, il y a à considérer, indépendamment des conditions cosmiques générales, trois ordres de conditions physiologiques propres à l'animal, savoir: conditions anatomiques opératoires, conditions physico- chimiques du milieu intérieur, conditions organiques élémentaires des tissus.
1° Conditions anatomiques opératoires. — L'anatomie est la base nécessaire de la physiologie, et jamais on ne deviendra bon physiologiste si l'on n'est préalablement profondément versé dans les études anatomiques et rompu aux dissections délicates, de manière à pouvoir faire toutes les préparations que nécessitent souvent les expériences physiologiques. En effet, l'anatomie physiologique opératoire n'est pas encore fondée; l'anatomie comparée des zoologistes est trop superficielle et trop vague pour que le physiologiste y puisse trouver les connaissances topographiques précises dont il a besoin; l'anatomie des animaux domestiques est faite par les vétérinaires à un point de vue trop spécial et trop restreint, pour être d'une grande utilité à l'expérimentateur. De sorte que le physiologiste en est réduit à exécuter lui-même le plus ordinairement les recherches anatomiques dont il a besoin pour instituer ses expériences. On comprendra, en effet, que, quand il s'agit de couper un nerf, de lier un conduit ou d'injecter un vaisseau, il soit absolument indispensable de connaître les dispositions anatomiques des parties sur l'animal opéré, afin de comprendre et de préciser les résultats physiologiques de l'expérience. Il y a des expériences qui seraient impossibles chez certaines espèces animales, et le choix intelligent d'un animal présentant une disposition anatomique heureuse est souvent la condition essentielle du succès d'une expérience et de la solution d'un problème physiologique très- important. Les dispositions anatomiques peuvent parfois présenter des anomalies qu'il faut également bien connaître, ainsi que les variétés qui s'observent d'un animal à l'autre. J'aurai donc le soin, dans la suite de cet ouvrage, de mettre toujours en regard la description des procédés d'expérience avec les dispositions anatomiques, et je montrerai que plus d'une fois les divergences d'opinions entre physiologistes ont eu pour cause des différences anatomiques dont on n'avait pas tenu compte dans l'interprétation des résultats de l'expérience. La vie n'étant qu'un mécanisme, il y a des dispositions anatomiques spéciales à certains animaux, qui au premier abord pourraient paraître insignifiantes ou même des minuties futiles et qui suffisent souvent pour faire différer complètement les manifestations physiologiques et constituer ce qu'on appelle une idiosyncrasie des plus importantes. Tel est le cas de la section des deux faciaux qui est mortelle chez le cheval, tandis qu'elle ne l'est pas chez d'autres animaux très- voisins.
2° Conditions physico-chimiques du milieu intérieur. — La vie est manifestée par l'action des excitants extérieurs sur les tissus vivants qui sont irritables et réagissent en manifestant leurs propriétés spéciales. Les conditions physiologiques de la vie ne sont donc rien autre chose que les excitants physico-chimiques spéciaux qui mettent en activité les tissus vivants de l'organisme. Ces excitants se rencontrent dans l'atmosphère ou dans le milieu qu'habitent l'animal; mais nous savons que les propriétés de l'atmosphère extérieure générale passent dans l'atmosphère organique intérieure dans laquelle se rencontrent toutes les conditions physiologiques de l'atmosphère extérieure, plus un certain nombre d'autres qui sont propres au milieu intérieur. Il nous suffira de nommer ici les conditions physico- chimiques principales du milieu intérieur sur lesquelles l'expérimentateur doit porter son attention. Ce ne sont d'ailleurs que les conditions que doit présenter tout milieu dans lequel la vie se manifeste.
L'eau est la condition première indispensable à toute manifestation vitale, comme à toute manifestation des phénomènes physico-chimiques. On peut distinguer, dans le milieu cosmique extérieur, des animaux aquatiques et des animaux aériens; mais cette distinction ne peut plus se faire pour les éléments histologiques; plongés dans le milieu intérieur, ils sont aquatiques chez tous les êtres vivants, c'est-à-dire qu'ils vivent baignés par des liquides organiques qui renferment de très-grandes quantités d'eau. La proportion d'eau atteint parfois de 90 à 99 pour 100 dans les liquides organiques, et quand cette proportion d'eau diminue notablement, il en résulte des troubles physiologiques spéciaux. C'est ainsi qu'en enlevant de l'eau aux grenouilles par l'exposition prolongée d'un air très-sec, et par l'introduction dans le corps de substances douées d'un équivalent endosmotique très-élevé, on diminue la quantité d'eau du sang, et l'on voit survenir alors des cataractes et des phénomènes convulsifs qui cessent dès qu'on restitue au sang sa proportion d'eau normale. La soustraction totale de l'eau dans les corps vivants amène invariablement la mort chez les grands organismes pourvus d'éléments histologiques délicats; mais il est bien connu que pour de petits organismes inférieurs la soustraction d'eau ne fait que suspendre la vie. Les phénomènes vitaux réapparaissent dès qu'on rend aux tissus l'eau qui est une condition des plus indispensables de leur manifestation vitale. Tels sont les cas de reviviscence des rotifères, des tardigrades, des anguillules du blé niellé. Il y a une foule de cas de vie latente dans les végétaux et dans les animaux, qui sont dus à la soustraction de l'eau des organismes.
La température influe considérablement sur la vie. L'élévation de la température rend plus actifs les phénomènes vitaux aussi bien que la manifestation des phénomènes physico-chimiques. L'abaissement de la température diminue l'énergie des phénomènes physico-chimiques et engourdit les manifestations de la vie. Dans le milieu cosmique extérieur, les variations de température constituent les saisons qui ne sont en réalité caractérisées que par la variation des manifestations de la vie animale ou végétale à la surface de la terre. Ces variations n'ont lieu que parce que le milieu intérieur ou l'atmosphère organique des plantes et de certains animaux se met en équilibre avec l'atmosphère extérieure. Si l'on place les plantes dans des serres chaudes, l'influence hibernale cesse de se faire sentir, il en est de même pour les animaux à sang froid et hibernants. Mais les animaux à sang chaud maintiennent en quelque sorte leurs éléments organiques en serre chaude; aussi ne sentent-ils pas l'influence de l'hibernation. Toutefois, comme ce n'est ici qu'une résistance particulière du milieu intérieur à se mettre en équilibre de température avec le milieu extérieur; cette résistance peut être vaincue dans certains cas, et les animaux à sang chaud peuvent eux-mêmes dans quelques circonstances s'échauffer ou se refroidir. Les limites supérieures de température compatibles avec la vie ne montent pas en général au delà de 75°. Les limites inférieures ne descendent généralement pas au delà de la température capable de congeler les liquides organiques végétaux ou animaux. Toutefois ces limites peuvent varier. Chez les animaux à sang chaud, la température de l'atmosphère intérieure est normalement de 38 à 40 degrés; elle ne peut pas dépasser + 45 à 50 degrés ni descendre au delà de -15 à 20 degrés, sans amener des troubles physiologiques ou même la mort quand ces variations sont rapides. Chez les animaux hibernants l'abaissement de température, arrivant graduellement, peut descendre beaucoup plus bas en amenant la disparition progressive des manifestations de la vie jusqu'à la léthargie ou la vie latente qui peut durer quelquefois un temps très-long, si la température ne varie pas.
L'air est nécessaire à la vie de tous les êtres végétaux ou animaux; l'air existe donc dans l'atmosphère organique intérieure. Les trois gaz de l'air extérieur: oxygène, azote et acide carbonique, sont en dissolution dans les liquides organiques où les éléments histologiques respirent directement comme les poissons dans l'eau. La cessation de la vie par soustraction des gaz, et particulièrement de l'oxygène, est ce qu'on appelle la mort par asphyxie. Il y a chez les êtres vivants un échange constant entre les gaz du milieu intérieur et les gaz du milieu extérieur; toutefois les végétaux et les animaux, comme on sait, ne se ressemblent pas sous le rapport des altérations qu'ils produisent dans l'air ambiant.
La pression existe dans l'atmosphère extérieure; on sait que l'air exerce sur les êtres vivants à la surface de la terre une pression qui soulève une colonne de mercure à la hauteur de 0m, 76 environ. Dans l'atmosphère intérieure des animaux à sang chaud, les liquides nourriciers circulent sous l'influence d'une pression supérieure à la pression atmosphérique extérieure, à peu près 150mm, mais cela n'indique pas nécessairement que les éléments histologiques supportent réellement cette pression. L'influence des variations de pressions sur les manifestations de la vie des éléments organiques est d'ailleurs peu connue. On sait toutefois que la vie ne peut pas se produire dans un air trop raréfié, parce qu'alors non-seulement les gaz de l'air ne peuvent pas se dissoudre dans le liquide nourricier, mais les gaz qui étaient dissous dans ce dernier se dégagent. C'est ce qu'on observe quand on met un petit animal sous la machine pneumatique; ses poumons sont obstrués par les gaz devenus libres dans le sang. Les animaux articulés résistent beaucoup plus à cette raréfaction de l'air, ainsi que l'ont prouvé diverses expériences. Les poissons dans la profondeur des mers vivent quelquefois sous une pression considérable.
La composition chimique du milieu cosmique ou extérieur est très- simple et constante. Elle est représentée par la composition de l'air qui reste identique, sauf les proportions de vapeur d'eau et quelques conditions électriques et ozonifiantes qui peuvent varier. La composition chimique des milieux internes ou organiques est beaucoup plus complexe, et cette complication augmente à mesure que l'animal devient lui-même plus élevé et plus complexe. Les milieux organiques, avons-nous dit, sont toujours aqueux; ils tiennent en dissolution des matières salines et organiques déterminées; ils présentent des réactions fixes. L'animal le plus inférieur a son milieu organique propre; un infusoire possède un milieu qui lui appartient, en ce sens que, pas plus qu'un poisson, il n'est imbibé par l'eau dans laquelle il nage. Dans le milieu organique des animaux élevés, les éléments histologiques sont comme de véritables infusoires, c'est-à-dire qu'ils sont encore pourvus d'un milieu propre, qui n'est pas le milieu organique général. Ainsi le globule du sang est imbibé par un liquide qui diffère de la liqueur sanguine dans laquelle il nage.
3° Conditions organiques. — Les conditions organiques sont celles qui répondent à l'évolution ou aux modifications des propriétés vitales des éléments organiques. Les variations de ces conditions amènent nécessairement un certain nombre de modifications générales dont il importe de rappeler ici les traits principaux. Les manifestations de la vie deviennent plus variées, plus délicates et plus actives à mesure que les êtres s'élèvent dans l'échelle de l'organisation. Mais aussi, en même temps, les aptitudes aux maladies se manifestent plus multipliées. L'expérimentation, ainsi que nous l'avons déjà dit, se montre nécessairement d'autant plus difficile, que l'organisation est plus complexe.
Les espèces animales et végétales sont séparées par des conditions spéciales qui les empêchent de se mélanger en ce sens que les fécondations, les greffes, et les transfusions ne peuvent pas s'opérer d'un être à l'autre. Ce sont là des problèmes du plus haut intérêt, mais que je crois abordables et susceptibles de les réduire à différences de propriétés physico-chimiques de milieu.
Dans la même espèce animale les races peuvent encore présenter un certain nombre de différences très-intéressantes à connaître pour l'expérimentateur. J'ai constaté, dans les diverses races de chiens et de chevaux, des caractères physiologiques tout à fait particuliers qui sont relatifs à des degrés différents dans les propriétés de certains éléments histologiques particulièrement du système nerveux. Enfin on peut trouver chez des individus de la même race des particularités physiologiques qui tiennent encore à des variations spéciales de propriétés dans certains éléments histologiques. C'est ce qu'on appelle alors des idiosyncrasies.
Le même individu ne se ressemble pas lui-même à toutes les périodes de son évolution, c'est ce qui amène les différences relatives à l'âge. Dès la naissance, les phénomènes de la vie sont peu intenses, puis ils deviennent bientôt très-actifs pour se ralentir de nouveau vers la vieillesse.
Le sexe et l'état physiologique des organes génitaux peuvent amener des modifications quelquefois très-profondes, surtout chez des êtres inférieurs où les propriétés physiologiques des larves diffèrent dans certains cas complètement des propriétés des animaux parfaits et pourvus d'organes génitaux.
La mue amène des modifications organiques parfois si profondes, que les expériences pratiquées sur les animaux dans ces divers états ne donnent pas du tout les mêmes résultats[35].
L'hibernation amène aussi de grandes différences dans les phénomènes de la vie, et ce n'est pas du tout la même chose d'opérer sur la grenouille ou sur le crapaud pendant l'été ou pendant l'hiver[36].
L'état de digestion ou d'abstinence, de santé ou de maladie, amène aussi des modifications très-grandes dans l'intensité des phénomènes de la vie, et par suite dans la résistance des animaux à l'influence de certaines substances toxiques et dans l'aptitude à contracter telle ou telle maladie parasitique ou virulente.
L'habitude est encore une condition des plus puissantes pour modifier les organismes. Cette condition est des plus importantes à tenir en considération, surtout quand on veut expérimenter l'action des substances toxiques ou médicamenteuses sur les organismes.
La taille des animaux amène aussi dans l'intensité des phénomènes vitaux des modifications importantes. En général, les phénomènes vitaux sont plus intenses chez les petits animaux que chez les gros, ce qui fait, comme on le verra plus loin, qu'on ne peut pas rigoureusement rapporter les phénomènes physiologiques au kilogramme d'animal.
En résumé, d'après tout ce qui a été dit précédemment, on voit quelle énorme complexité présente l'expérimentation chez les animaux, à raison des conditions innombrables dont le physiologiste est appelé à tenir compte. Néanmoins, on peut y parvenir quand on apporte, ainsi que nous venons de l'indiquer, une distinction et une subordination convenables dans l'appréciation de ces diverses conditions, et que l'on cherche à les rattacher à des circonstances physico-chimiques déterminées.
§ VII. — Du choix des animaux; de l'utilité que l'on peut tirer pour la médecine des expériences faites sur les diverses espèces animales.
Parmi les objections que les médecins ont adressées à l'expérimentation, il en est une qu'il importe d'examiner sérieusement, parce qu'elle consisterait à mettre en doute l'utilité que la physiologie et la médecine de l'homme peuvent retirer des études expérimentales faites sur les animaux. On a dit, en effet, que les expériences pratiquées sur le chien ou sur la grenouille ne pouvaient, dans l'application, être concluantes que pour le chien et pour la grenouille, mais jamais pour l'homme, parce que l'homme aurait une nature physiologique et pathologique qui lui est propre et diffère de celle de tous les autres animaux. On a ajouté que, pour être réellement concluantes pour l'homme, il faudrait que les expériences fussent faites sur des hommes ou sur des animaux aussi rapprochés de lui que possible. C'est certainement dans cette vue que Galien avait choisi pour sujet de ses expériences le singe, et Vésale le porc, comme ressemblant davantage à l'homme en sa qualité d'omnivore. Aujourd'hui encore beaucoup de personnes choisissent le chien pour expérimenter, non- seulement parce qu'il est plus facile de se procurer cet animal, mais aussi parce qu'elles pensent que les expériences que l'on pratique sur lui peuvent s'appliquer plus convenablement à l'homme que celles qui se pratiqueraient sur la grenouille, par exemple. Qu'est-ce qu'il y a de fondé dans toutes ces opinions, quelle importance faut-il donner au choix des animaux relativement à l'utilité que les expériences peuvent avoir pour le médecin?
Il est bien certain que pour les questions d'application immédiate à la pratique médicale, les expériences faites sur l'homme sont toujours les plus concluantes. Jamais personne n'a dit le contraire; seulement, comme il n'est pas permis par les lois de la morale ni par celles de l'État, de faire sur l'homme les expériences qu'exige impérieusement l'intérêt de la science, nous proclamons bien haut l'expérimentation sur les animaux, et nous ajoutons qu'au point de vue théorique, les expériences sur toutes les espèces d'animaux sont indispensables à la médecine, et qu'au point de vue de la pratique immédiate, elles lui sont très-utiles. En effet, il y a, ainsi que nous l'avons déjà souvent exprimé, deux choses à considérer dans les phénomènes de la vie: les propriétés fondamentales des éléments vitaux qui sont générales, puis des arrangements et des mécanismes d'organisations qui donnent les formes anatomiques et physiologiques spéciales à chaque espèce animale. Or, parmi tous les animaux sur lesquels le physiologiste et le médecin peuvent porter leur expérimentation, il en est qui sont plus propres les uns que les autres aux études qui dérivent de ces deux points de vue. Nous dirons seulement ici d'une manière générale que, pour l'étude des tissus, les animaux à sang froid ou les jeunes mammifères sont plus convenables, parce que les propriétés des tissus vivants, disparaissant plus lentement, peuvent mieux être étudiées. Il est aussi des expériences, dans lesquelles il convient de choisir certains animaux qui offrent des dispositions anatomiques plus favorables ou une susceptibilité particulière à certaines influences. Nous aurons soin, à chaque genre de recherches, d'indiquer le choix des animaux qu'il conviendra de faire. Cela est si important, que souvent la solution d'un problème physiologique ou pathologique résulte uniquement d'un choix plus convenable du sujet de l'expérience, qui rend le résultat plus clair ou plus probant.
La physiologie et la pathologie générales sont nécessairement fondées sur l'étude des tissus chez tous les animaux, car une pathologie générale qui ne s'appuierait pas essentiellement sur des considérations tirées de la pathologie comparée des animaux dans tous les degrés de l'organisation, ne peut constituer qu'un ensemble de généralités sur la pathologie humaine, mais jamais une pathologie générale dans le sens scientifique du mot. De même que l'organisme ne peut vivre que par le concours ou par la manifestation normale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses éléments vitaux, de même l'organisme ne peut devenir malade que par la manifestation anormale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses éléments vitaux. Or, les éléments vitaux étant de nature semblable dans tous les êtres vivants, ils sont soumis aux mêmes lois organiques, se développent, vivent, deviennent malades et meurent sous des influences de nature nécessairement semblables, quoique manifestés par des mécanismes variés à l'infini. Un poison ou une condition morbide qui agiraient sur un élément histologique déterminé, devrait l'atteindre dans les mêmes circonstances chez tous les animaux qui en sont pourvus, sans cela ces éléments ne seraient plus de même nature; et si l'on continuait à considérer comme de même nature des éléments vitaux qui réagiraient d'une manière opposée ou différente sous l'influence des réactifs normaux ou pathologiques de la vie, ce serait non-seulement nier la science en général, mais de plus introduire dans la biologie une confusion et une obscurité qui l'entraveraient absolument dans sa marche; car, dans la science de la vie, le caractère qui doit être placé au premier rang et qui doit dominer tous les autres, c'est le caractère vital. Sans doute ce caractère vital pourra présenter de grandes diversités dans son degré et dans son mode de manifestation, suivant les circonstances spéciales des milieux ou des mécanismes que présenteront les organismes sains ou malades. Les organismes inférieurs possèdent moins d'éléments vitaux distincts que les organismes supérieurs; d'où il résulte que ces êtres sont moins faciles à atteindre par les influences de mort ou de maladies. Mais dans les animaux de même classe, de même ordre ou de même espèce, il y a aussi des différences constantes ou passagères que le physiologiste médecin doit absolument connaître et expliquer, parce que, bien que ces différences ne reposent que sur des nuances, elles donnent aux phénomènes une expression essentiellement différente. C'est précisément là ce qui constituera le problème de la science; rechercher l'unité de nature des phénomènes physiologiques et pathologiques au milieu de la variété infinie de leurs manifestations spéciales. L'expérimentation sur les animaux est donc une des bases de la physiologie et de la pathologie comparées; et nous citerons plus loin des exemples qui prouveront combien il est important de ne point perdre de vue les idées qui précèdent.
L'expérimentation sur les animaux élevés fournit tous les jours des lumières sur les questions de physiologie et de pathologie spéciales qui sont applicables à la pratique, c'est-à-dire à l'hygiène ou à la médecine; les études sur la digestion faites chez les animaux sont évidemment comparables aux mêmes phénomènes chez l'homme, et les observations de W. Beaumont sur son Canadien comparées à celles que l'on a faites à l'aide des fistules gastriques chez le chien, l'ont surabondamment prouvé. Les expériences faites chez les animaux, soit sur les nerfs cérébro- spinaux, soit sur les nerfs vaso-moteurs et sécréteurs du grand sympathique, de même que les expériences sur la circulation, sont, en tout point, applicables à la physiologie et à la pathologie de l'homme. Les expériences faites sur des animaux, avec des substances délétères ou dans des conditions nuisibles, sont très- utiles et parfaitement concluantes pour la toxicologie et l'hygiène de l'homme. Les recherches sur les substances médicamenteuses ou toxiques sont également tout à fait applicables à l'homme au point de vue thérapeutique; car, ainsi que je l'ai montré[37], les effets de ces substances sont les mêmes chez l'homme et les animaux, sauf des différences de degrés. Dans les recherches de physiologie pathologique sur la formation du cal, sur la production du pus et dans beaucoup d'autres recherches de pathologie comparée, les expériences sur les animaux sont d'une utilité incontestable pour la médecine de l'homme.
Mais à côté de tous ces rapprochements que l'on peut établir entre l'homme et les animaux, il faut bien reconnaître aussi qu'il y a des différences. Ainsi, au point de vue physiologique, l'étude expérimentale des organes des sens et des fonctions cérébrales doit être faite sur l'homme, parce que, d'une part, l'homme est au-dessus des animaux pour des facultés dont les animaux sont dépourvus, et que, d'autre part, les animaux ne peuvent pas nous rendre compte directement des sensations qu'ils éprouvent. Au point de vue pathologique, on constate aussi des différences entre l'homme et les animaux; ainsi les animaux possèdent des maladies parasitiques ou autres qui sont inconnues à l'homme, aut vice versa. Parmi ces maladies il en est qui sont transmissibles de l'homme aux animaux et des animaux à l'homme, et d'autres qui ne le sont pas. Enfin, il y a certaines susceptibilités inflammatoires du péritoine ou d'autres organes qui ne se rencontrent pas développées au même degré chez l'homme que chez les animaux des diverses classes ou des diverses espèces. Mais, loin que ces différences puissent être des motifs pour nous empêcher d'expérimenter et de conclure des recherches pathologiques faites sur ces animaux à celles qui sont observées sur l'homme, elles deviennent des raisons puissantes du contraire. Les diverses espèces d'animaux nous offrent des différences d'aptitudes pathologiques très-nombreuses et très-importantes; j'ai déjà dit que parmi les animaux domestiques, ânes, chiens et chevaux, il existe des races ou des variétés qui nous offrent des susceptibilités physiologiques ou pathologiques tout à fait spéciales; j'ai constaté même des différences individuelles souvent assez tranchées. Or, l'étude expérimentale de ces diversités peut seule nous donner l'explication des différences individuelles que l'on observe chez l'homme soit dans les différentes races, soit chez les individus d'une même race, et que les médecins appellent des prédispositions ou des idiosyncrasies. Au lieu de rester des états indéterminés de l'organisme, les prédispositions, étudiées expérimentalement, rentreront par la suite dans des cas particuliers d'une loi générale physiologique, qui deviendra ainsi la base scientifique de la médecine pratique.
En résumé, je conclus que les résultats des expériences faites sur les animaux aux points de vue physiologique, pathologique et thérapeutique sont, non-seulement applicables à la médecine théorique, mais je pense que la médecine pratique ne pourra jamais, sans cette étude comparative sur les animaux, prendre le caractère d'une science. Je terminerai, à ce sujet, par les mots de Buffon, auxquels on pourrait donner une signification philosophique différente, mais qui sont très-vrais scientifiquement dans cette circonstance: «S'il n'existait pas d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus incompréhensible.»
§ VIII. — De la comparaison des animaux et l'expérimentation comparative.
Dans les animaux et particulièrement dans les animaux supérieurs, l'expérimentation est si complexe et entourée de causes d'erreurs prévues ou imprévues si nombreuses et si multipliées, qu'il importe, pour les éviter, de procéder avec la plus grande circonspection. En effet, pour porter l'expérimentation sur les parties de l'organisme que l'on veut explorer, il faut souvent faire des délabrements considérables et produire des désordres médiats ou immédiats qui masquent, altèrent ou détruisent les résultats de l'expérience. Ce sont ces difficultés très-réelles qui ont si souvent entaché d'erreur les recherches expérimentales faites sur les êtres vivants, et qui ont fourni des arguments aux détracteurs de l'expérimentation. Mais la science n'avancerait jamais si l'on se croyait autorisé à renoncer aux méthodes scientifiques parce qu'elles sont imparfaites; la seule chose à faire en ce cas, c'est de les perfectionner. Or, le perfectionnement de l'expérimentation physiologique consiste non- seulement dans l'amélioration des instruments et des procédés opératoires, mais surtout et plus dans l'usage raisonné et bien réglé de l'expérimentation comparative.
Nous avons dit ailleurs (page 97) qu'il ne fallait pas confondre la contre-épreuve expérimentale avec l'expérimentation comparative. La contre-épreuve ne fait aucunement allusion aux causes d'erreurs qui peuvent se rencontrer dans l'observation du fait; elle les suppose toutes évitées, et elle ne s'adresse qu'au raisonnement expérimental; elle n'a en vue que de juger si la relation que l'on a établie entre un phénomène et sa cause prochaine est exacte et rationnelle. — La contre-épreuve n'est au contraire qu'une synthèse qui vérifie une analyse, ou une analyse qui contrôle une synthèse. L'expérimentation comparative au contraire ne porte que sur la constatation du fait et sur l'art de le dégager des circonstances ou des autres phénomènes avec lesquels il peut être mêlé. L'expérimentation comparative n'est pourtant pas précisément ce que les philosophes ont appelé la méthode par différence. Quand un expérimentateur est en face de phénomènes complexes dus aux propriétés réunies de divers corps, il procède par différenciation, c'est-à-dire qu'il sépare successivement chacun de ces corps un à un, et voit par différence ce qui appartient à chacun d'eux dans le phénomène total. Mais cette méthode d'exploration suppose deux choses: elle suppose d'abord que l'on sait quel est le nombre des corps qui concourent à l'expression de l'ensemble du phénomène; et ensuite elle admet que ces corps ne se combinent point de manière à confondre leur action dans une résultante harmonique finale. En physiologie la méthode des différences est rarement applicable, parce qu'on ne peut presque jamais se flatter de connaître tous les corps et toutes les conditions qui entrent dans l'expression d'un ensemble de phénomènes, et parce qu'ensuite, dans une infinité de cas, divers organes du corps peuvent se suppléer dans les phénomènes qui leur étaient en partie communs, et dissimuler plus ou moins ce qui résulte de l'ablation d'une partie limitée. Je suppose, par exemple, que l'on paralyse isolément et successivement tout le corps en n'agissant que sur un seul muscle à la fois, le désordre produit par le muscle paralysé sera plus ou moins remplacé et rétabli par les muscles voisins, et l'on arriverait finalement à conclure que chaque muscle en particulier entre pour peu de chose dans les mouvements du corps. On a très-bien exprimé la nature de cette cause d'erreur en la comparant à ce qui arriverait à un expérimentateur qui supprimerait l'une après l'autre chacune des briques qui servent de base à une colonne. Il verrait, en effet, que la soustraction successive d'une seule brique à la fois ne fait pas chanceler la colonne, et il arriverait à en conclure logiquement mais faussement qu'aucune de ces briques ne sert à soutenir la colonne. L'expérimentation comparative en physiologie répond à une tout autre idée: car elle a pour objet de réduire à l'unité la recherche la plus complexe, et pour résultat d'éliminer en bloc toutes les causes d'erreurs connues ou inconnues.
Les phénomènes physiologiques sont tellement complexes, qu'il ne serait jamais possible d'expérimenter avec quelque rigueur sur les animaux vivants, s'il fallait nécessairement déterminer toutes les modifications que l'on peut apporter dans l'organisme sur lequel on opère. Mais heureusement il nous suffira de bien isoler le seul phénomène sur lequel doit porter notre examen en le séparant, à l'aide de l'expérimentation comparative, de toutes les complications qui peuvent l'environner. Or, l'expérimentation comparative atteint ce but en ajoutant dans un organisme semblable, qui doit servir de comparaison, toutes les modifications expérimentales, moins une, qui est celle que l'on veut dégager.
Si l'on veut savoir, par exemple, quel est le résultat de la section ou de l'ablation d'un organe profondément situé, et qui ne peut être atteint qu'en blessant beaucoup d'organes circonvoisins, on est nécessairement exposé à confondre dans le résultat total ce qui appartient aux lésions produites par le procédé opératoire avec ce qui appartient proprement à la section et à l'ablation de l'organe dont on veut juger le rôle physiologique. Le seul moyen d'éviter l'erreur consiste à pratiquer sur un animal semblable une opération identique, mais sans faire la section ou l'ablation de l'organe sur lequel on expérimente. On a alors deux animaux chez lesquels toutes les conditions expérimentales sont les mêmes sauf une, l'ablation d'un organe, dont les effets se trouvent alors dégagés et exprimés par la différence que l'on observe entre les deux animaux. L'expérimentation comparative est une règle générale et absolue en médecine expérimentale et elle s'applique à toute espèce de recherche, soit qu'on veuille connaître les effets sur l'économie des agents divers qui exercent une influence sur elle, soit qu'on veuille reconnaître par des expériences de vivisection le rôle physiologique des diverses parties du corps.
Tantôt l'expérimentation comparative peut être faite sur deux animaux de la même espèce et pris dans des conditions aussi comparables que possible; tantôt il faut faire l'expérience sur le même animal. Quand on agit sur deux animaux, il faut, ainsi que nous venons de le dire, placer les deux animaux semblables dans les mêmes conditions moins une, celle que l'on veut comparer. Cela suppose que les deux animaux comparés sont assez semblables pour que la différence que l'on constate sur eux, à la suite de l'expérience, ne puisse pas être attribuée à une différence tenant à leur organisme même. Quand il s'agit d'expérimenter sur des organes ou sur des tissus dont les propriétés sont fixes et faciles à distinguer, la comparaison faite sur deux animaux de la même espèce suffit, mais quand au contraire on veut comparer des propriétés mobiles et délicates, il faut alors faire la comparaison sur le même animal, soit que la nature de l'expérience permette d'expérimenter sur lui successivement et à des reprises différentes, soit qu'il faille agir au même moment et simultanément sur des parties similaires du même individu. En effet, les différences sont plus difficiles à saisir à mesure que les phénomènes qu'on veut étudier deviennent plus mobiles et plus délicats; sous ce rapport, jamais aucun animal n'est absolument comparable à un autre, et de plus, ainsi que nous l'avons déjà dit, le même animal n'est pas non plus comparable à lui-même dans les différents moments où on l'examine, soit parce qu'il est dans des conditions de nutrition différentes, soit parce que son organisme est devenu moins sensible en ayant pu s'habituer à la substance qu'on lui a donnée ou à l'opération qu'on lui fait subir.
Enfin, il arrive quelquefois qu'il faut étendre l'expérimentation comparative en dehors de l'animal, parce que les causes d'erreurs peuvent aussi se rencontrer dans les instruments que l'on emploie pour expérimenter.
Je me borne ici à signaler et à définir le principe de l'expérimentation comparative; il sera développé à propos des cas particuliers dans le cours de cet ouvrage. Je citerai, dans la troisième partie de cette introduction, des exemples propres à démontrer l'importance de l'expérimentation comparative, qui est la véritable base de la médecine expérimentale; il serait facile en effet de prouver que presque toutes les erreurs expérimentales viennent de ce qu'on a négligé de juger comparativement les faits, ou de ce que l'on a cru comparables des cas qui ne l'étaient pas.
§ IX. — De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des êtres vivants; des moyennes et de la statistique.
Dans les sciences expérimentales, la mesure des phénomènes est un point fondamental, puisque c'est par la détermination quantitative d'un effet relativement à une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie. Si en biologie on veut arriver à connaître les lois de la vie, il faut donc non-seulement observer et constater les phénomènes vitaux, mais de plus il faut fixer numériquement les relations d'intensité dans lesquelles ils sont les uns par rapport aux autres.
Cette application des mathématiques aux phénomènes naturels est le but de toute science, parce que l'expression de la loi des phénomènes doit toujours être mathématique. Il faudrait pour cela, que les données soumises au calcul fussent des résultats de faits suffisamment analysés de manière à être sûr qu'on connaît complètement les conditions des phénomènes entre lesquels on veut établir une équation. Or je pense que les tentatives de ce genre sont prématurées dans la plupart des phénomènes de la vie, précisément parce que ces phénomènes sont tellement complexes, qu'à côté de quelques-unes de leurs conditions que nous connaissons, nous devons non-seulement supposer, mais être certain, qu'il en existe une foule d'autres qui nous sont encore absolument inconnues. Je crois qu'actuellement la voie la plus utile à suivre pour la physiologie et pour la médecine est de chercher à découvrir des faits nouveaux, au lieu d'essayer de réduire en équations ceux que la science possède. Ce n'est point que je condamne l'application mathématique dans les phénomènes biologiques, car c'est par elle seule que, dans la suite, la science se constituera; seulement j'ai la conviction que l'équation générale est impossible pour le moment, l'étude qualitative des phénomènes devant nécessairement précéder leur étude quantitative.
Les physiciens et les chimistes ont déjà essayé bien souvent de réduire au calcul les phénomènes physico-chimiques des êtres vivants. Parmi les anciens, aussi bien que parmi les modernes, des physiciens et des chimistes les plus éminents ont voulu établir les principes d'une mécanique animale et les lois d'une statique chimique des animaux. Bien que les progrès des sciences physico- chimiques aient rendu la solution de ces problèmes plus abordable de nos jours que par le passé, cependant il me paraît impossible d'arriver actuellement à des conclusions exactes parce que les bases physiologiques manquent pour asseoir tous ces calculs. On peut bien sans doute établir le bilan de ce que consomme un organisme vivant en aliments et de ce qu'il rend en excrétions, mais ce ne seront là que de purs résultats de statistique incapables d'apporter la lumière sur les phénomènes intimes de la nutrition chez les êtres vivants. Ce serait, suivant l'expression d'un chimiste hollandais, vouloir raconter ce qui se passe dans une maison en regardant ce qui entre par la porte et ce qui sort par la cheminée. On peut fixer exactement les deux termes extrêmes de la nutrition, mais si l'on veut ensuite interpréter l'intermédiaire qui les sépare, on se trouve dans un inconnu dont l'imagination crée la plus grande partie, et d'autant plus facilement que les chiffres se prêtent souvent merveilleusement à la démonstration des hypothèses les plus diverses. Il y a vingt- cinq ans, à mon début dans la carrière physiologique, j'essayai, je crois, un des premiers, de porter l'expérimentation dans le milieu intérieur de l'organisme, afin de suivre pas à pas et expérimentalement toutes ces transformations de matières que les chimistes expliquaient théoriquement. J'instituai alors des expériences pour rechercher comment se détruit dans l'être vivant le sucre, un des principes alimentaires les mieux définis. Mais, au lieu de m'instruire sur la destruction du sucre, mes expériences me conduisirent à découvrir[38] qu'il se produit constamment du sucre dans les animaux, indépendamment de la nature de l'alimentation. De plus, ces recherches me donnèrent la conviction qu'il s'accomplit dans le milieu organique animal une infinité de phénomènes physico-chimiques très-complexes qui donnent naissance à beaucoup d'autres produits que nous ignorons encore et dont les chimistes ne tiennent par conséquent aucun compte dans leurs équations de statique.
Ce qui manque aux statiques chimiques de la vie ou aux diverses appréciations numériques que l'on donne des phénomènes physiologiques, ce ne sont certainement point les lumières chimiques ni la rigueur des calculs; mais ce sont leurs bases physiologiques qui, la plupart du temps, sont fausses par cela seul qu'elles sont incomplètes. On est ensuite conduit à l'erreur d'autant plus facilement qu'on part de ce résultat expérimental incomplet et qu'on raisonne sans vérifier à chaque pas les déductions du raisonnement. Je vais citer des exemples de ces calculs que je condamne en les prenant dans des ouvrages pour lesquels j'ai d'ailleurs la plus grande estime. MM. Bidder et Schmidt (de Dorpat) ont publié en 1852 des travaux très-importants sur la digestion et sur la nutrition. Leurs recherches contiennent des matériaux bruts, excellents et très-nombreux; mais les déductions de leurs calculs sont souvent selon moi hasardées ou erronées. Ainsi, par exemple, ces auteurs ont pris un chien pesant 16 kilogrammes, ils ont placé dans le conduit de la glande sous- maxillaire un tube par lequel s'écoulait la sécrétion, et ils ont obtenu en une heure 5gr, 640 de salive; d'où ils concluent que pour les deux glandes cela doit faire 11gr, 280. Ils ont ensuite placé un autre tube dans le conduit d'une glande parotide du même animal, et ils ont obtenu en une heure 8gr, 790 de salive, ce qui pour les deux glandes parotides équivaudrait à 17gr, 580. Maintenant, ajoutent-ils, si l'on veut appliquer ces nombres à l'homme, il faut établir que l'homme étant environ quatre fois plus pesant que le chien en question, nous offre un poids de 64 kilogrammes; par conséquent le calcul établi sur ce rapport nous donne pour les glandes sous-maxillaires de l'homme 45 grammes de salive en une heure, soit par jour 1kil, 082. Pour les glandes parotides nous avons en une heure 70 grammes, soit par jour 1kil, 687; ce qui, réduction faite de moitié, donnerait environ 1kil, 40 de salive sécrétée en vingt-quatre heures par les glandes salivaires d'un homme adulte, etc.[39]
Il n'y a dans ce qui précède, ainsi que le sentent bien les auteurs eux-mêmes, qu'une chose qui soit vraie, c'est le résultat brut qu'on a obtenu sur le chien, mais tous les calculs qu'on en déduit sont établis sur des bases fausses ou contestables; d'abord il n'est pas exact de doubler le produit d'une des glandes pour avoir celui des deux, parce que la physiologie apprend que le plus souvent les glandes doubles sécrètent alternativement, et que, quand l'une sécrète beaucoup, l'autre sécrète moins; ensuite, outre les deux glandes salivaires sous-maxillaire et parotide, il en existe encore d'autres dont il n'est pas fait mention. Il est ensuite inexact de croire qu'en multipliant par 24 le produit de la salive d'une heure, on ait la salive versée dans la bouche de l'animal en vingt-quatre heures. En effet, la sécrétion salivaire est éminemment intermittente et n'a lieu qu'au moment du repas ou d'une excitation; pendant tout le reste du temps, la sécrétion est nulle ou insignifiante. Enfin la quantité de salive qu'on a obtenue des glandes salivaires du chien mis en expérience n'est pas une quantité absolue; elle aurait été nulle si l'on n'avait pas excité la membrane muqueuse buccale, elle aurait pu être plus ou moins considérable si l'on avait employé une autre excitation plus forte ou plus faible que celle du vinaigre.
Maintenant, quant à l'application des calculs précédents à l'homme, elle est encore plus discutable. Si l'on avait multiplié la quantité de salive obtenue par le poids des glandes salivaires, on aurait obtenu un rapport plus approché, mais je n'admets pas qu'on puisse calculer la quantité de salive sur le poids de tout le corps pris en masse. L'appréciation d'un phénomène par kilos du corps de l'animal me paraît tout à fait inexacte, quand on y comprend des tissus de toute nature et étrangers à la production du phénomène sur lequel on calcule.
Dans la partie de leurs recherches qui concerne la nutrition, MM. Bidder et Schmidt ont donné une expérience très-importante et peut-être une des plus laborieuses qui aient jamais été exécutées. Ils ont fait, au point de vue de l'analyse élémentaire, le bilan de tout ce qu'une chatte a pris et rendu pendant huit jours d'alimentation et dix-neuf jours d'abstinence. Mais cette chatte s'est trouvée dans des conditions physiologiques qu'ils ignoraient; elle était pleine et elle mit bas ses petits au dix- septième jour de l'expérience. Dans cette circonstance les auteurs ont considéré les petits comme des excréments et les ont calculés avec les substances éliminées comme une simple perte de poids[40]. Je crois qu'il faudrait justifier ces interprétations quand il s'agit de préciser des phénomènes aussi complexes.
En un mot, je considère que, si dans ces travaux de statique chimique appliqués aux phénomènes de la vie, les chiffres répondent à la réalité, ce n'est que par hasard ou parce que le sentiment des expérimentateurs dirige et redresse le calcul. Toutefois je répéterai que la critique que je viens de faire ne s'adresse pas en principe à l'emploi du calcul dans la physiologie, mais qu'elle est seulement relative à son application dans l'état actuel de complexité des phénomènes de la vie. Je suis d'ailleurs heureux de pouvoir ici m'appuyer sur l'opinion de physiciens et de chimistes les plus compétents en pareille matière. MM. Regnault et Reiset, dans leur beau travail sur la respiration, s'expriment ainsi à propos des calculs que l'on a donnés pour établir la théorie de la chaleur animale. «Nous ne doutons pas que la chaleur animale ne soit produite entièrement par les réactions chimiques qui se passent dans l'économie; mais nous pensons que le phénomène est beaucoup trop complexe pour qu'il soit possible de le calculer d'après la quantité d'oxygène consommé. Les substances qui se brûlent par la respiration sont formées en général de carbone, d'hydrogène, d'azote ou d'oxygène, souvent en proportions considérables; lorsqu'elles se détruisent complètement par la respiration, l'oxygène qu'elles renferment contribue à la formation de l'eau et de l'acide carbonique, et la chaleur qui se dégage est alors nécessairement bien différente de celle que produiraient, en se brûlant, le carbone et l'hydrogène, supposés libres. Ces substances ne se détruisent d'ailleurs pas complètement, une portion se transforme en d'autres substances qui jouent des rôles spéciaux dans l'économie animale, ou qui s'échappent, dans les excrétions, à l'état de matières très- oxydées (urée, acide urique). Or, dans toutes ces transformations et dans les assimilations de substances qui ont lieu dans les organes, il y a dégagement ou absorption de chaleur; mais les phénomènes sont évidemment tellement complexes, qu'il est peu probable qu'on parvienne jamais à les soumettre au calcul. C'est donc par une coïncidence fortuite que les quantités de chaleur, dégagées par un animal, se sont trouvées, dans les expériences de Lavoisier, de Dulong et de Despretz, à peu près égales à celles que donneraient en brûlant le carbone contenu dans l'acide carbonique produit, et l'hydrogène dont on détermine la quantité par une hypothèse bien gratuite, en admettant que la portion de l'oxygène consommée qui ne se retrouve pas dans l'acide carbonique a servi à transformer cet oxygène en eau[41].»
Les phénomènes chimico-physiques de l'organisme vivant sont donc encore aujourd'hui trop complexes pour pouvoir être embrassés dans leur ensemble autrement que par des hypothèses. Pour arriver à la solution exacte de problèmes aussi vastes, il faut commencer par analyser les résultantes de ces réactions compliquées, et les décomposer au moyen de l'expérimentation en questions simples et distinctes. J'ai déjà fait quelques tentatives dans cette voie analytique, en montrant qu'au lieu d'embrasser le problème de la nutrition en bloc, il importe d'abord de déterminer la nature des phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un organe formé d'un tissu défini, tel qu'un muscle, une glande, un nerf; qu'il est nécessaire en même temps de tenir compte de l'état de fonction ou de repos de l'organe. J'ai montré de plus que l'on peut régler à volonté l'état de repos et de fonction d'un organe à l'aide de ses nerfs, et que l'on peut même agir sur lui localement en se mettant à l'abri du retentissement sur l'organisme, quand on a préalablement séparé les nerfs périphériques des centres nerveux[42]. Quand on aura ainsi analysé les phénomènes physico- chimiques propres à chaque tissu, à chaque organe, alors seulement on pourra essayer de comprendre l'ensemble de la nutrition et de faire une statique chimique fondée sur une base solide, c'est-à- dire sur l'étude de faits physiologiques précis, complets et comparables.
Une autre forme d'application très-fréquente des mathématiques à la biologie se trouve dans l'usage des moyennes ou dans l'emploi de la statistique qui, en médecine et en physiologie, conduisent pour ainsi dire nécessairement à l'erreur. Il y a sans doute plusieurs raisons pour cela; mais le plus grand écueil de l'application du calcul aux phénomènes physiologiques, est toujours au fond leur trop grande complexité qui les empêche d'être définis et suffisamment comparables entre eux. L'emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu'une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère biologique des phénomènes. On pourrait distinguer, à notre point de vue, plusieurs espèces de moyennes: les moyennes physiques, les moyennes chimiques et les moyennes physiologiques ou pathologiques. Si l'on observe, par exemple, le nombre des pulsations et l'intensité de la pression sanguine par les oscillations d'un instrument hémométrique pendant toute une journée et qu'on prenne la moyenne de tous ces chiffres pour avoir la pression vraie ou moyenne du sang, ou pour connaître le nombre vrai ou moyen de pulsations, on aura précisément des nombres faux. En effet, la pulsation diminue de nombre et d'intensité à jeun et augmente pendant la digestion ou sous d'autres influences de mouvement ou de repos; tous ces caractères biologiques du phénomène disparaissent dans la moyenne. On fait aussi très- souvent usage des moyennes chimiques. Si l'on recueille l'urine d'un homme pendant vingt-quatre heures et qu'on mélange toutes les urines pour avoir l'analyse de l'urine moyenne, on a précisément l'analyse d'une urine qui n'existe pas; car à jeun l'urine diffère de celle de la digestion, et ces différences disparaissent dans le mélange. Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l'urine dans un urinoir de la gare d'un chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l'analyse de l'urine moyenne européenne! À côté de ces moyennes physiques et chimiques, il y a les moyennes physiologiques ou ce qu'on pourrait appeler les descriptions moyennes de phénomènes qui sont encore plus fausses. Je suppose qu'un médecin recueille un grand nombre d'observations particulières sur une maladie, et qu'il fasse ensuite une description moyenne de tous les symptômes observés dans les cas particuliers; il aura ainsi une description qui ne se trouvera jamais dans la nature. De même en physiologie il ne faut jamais donner des descriptions moyennes d'expériences, parce que les vrais rapports des phénomènes disparaissent dans cette moyenne; quand on a affaire à des expériences complexes et variables, il faut en étudier les diverses circonstances et ensuite donner l'expérience la plus parfaite comme type, mais qui représentera toujours un fait vrai. Les moyennes, dans les cas où nous venons de les considérer, doivent donc être repoussées parce qu'elles confondent en voulant réunir et faussent en voulant simplifier. Les moyennes ne sont applicables qu'à la réduction de données numériques variant très-peu et se rapportant à des cas parfaitement déterminés et absolument simples.
Je signalerai encore comme entachée de nombreuses causes d'erreurs la réduction des phénomènes physiologiques au kilo d'animal. Cette méthode est fort employée par les physiologistes depuis un certain nombre d'années dans l'étude des phénomènes de la nutrition (voy. page 230). On observe, par exemple, ce qu'un animal consomme d'oxygène ou d'un aliment quelconque en un jour; puis on divise par le poids de l'animal et l'on en tire la consommation d'aliment ou d'oxygène par kilo d'animal. On peut aussi appliquer cette méthode pour doser l'action des substances toxiques ou médicamenteuses. On empoisonne un animal avec une dose limite de strychnine ou de curare, et l'on divise la quantité de poison administrée par le poids du corps pour avoir la quantité de poison par kilo. Il faudrait, pour être plus exact, dans les expériences que nous venons de citer, calculer non par kilo du corps de l'animal, pris en masse, mais par kilo du sang et de l'élément sur lequel agit le poison; sans cela on ne saurait tirer de ces réductions aucune loi directe. Mais il resterait encore d'autres conditions qu'il faudrait de même établir expérimentalement et qui varient avec l'âge, la taille, l'état de digestion, etc.; telles sont toutes les conditions physiologiques, qui, dans ces mesures, doivent toujours tenir le premier rang.
En résumé, toutes les applications du calcul seraient excellentes si les conditions physiologiques étaient bien exactement déterminées. C'est donc sur la détermination de ces conditions que le physiologiste et le médecin doivent concentrer pour le moment tous leurs efforts. Il faut d'abord déterminer exactement les conditions de chaque phénomène; c'est là la véritable exactitude biologique, et sans cette première étude toutes les données numériques sont inexactes et d'autant plus inexactes qu'elles donnent des chiffres qui trompent et en imposent par une fausse apparence d'exactitude.
Quant à la statistique, on lui fait jouer un grand rôle en médecine, et dès lors elle constitue une question médicale qu'il importe d'examiner ici. La première condition pour employer la statistique, c'est que les faits auxquels on l'applique soient exactement observés afin de pouvoir être ramenés à des unités comparables entre elles. Or, cela ne se rencontre pas le plus souvent en médecine. Tous ceux qui connaissent les hôpitaux savent de quelles causes d'erreurs grossières ont pu être empreintes les déterminations qui servent de base à la statistique. Très-souvent le nom des maladies a été donné au hasard, soit parce que le diagnostic était obscur, soit parce que la cause de mort a été inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un élève qui n'avait pas vu le malade, ou par une personne de l'administration étrangère à la médecine. Sous ce rapport, il ne pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui est faite avec des résultats recueillis par le statisticien lui- même. Mais dans ce cas même, jamais deux malades ne se ressemblent exactement; l'âge, le sexe, le tempérament, et une foule d'autres circonstances apporteront toujours des différences, d'où il résulte que la moyenne ou le rapport que l'on déduira de la comparaison des faits sera toujours sujet à contestation. Mais, même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessairement qu'ils diffèrent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique absolu, tandis qu'elle ne peut donner qu'une probabilité, mais jamais une certitude. J'avoue que je ne comprends pas pourquoi on appelle lois les résultats qu'on peut tirer de la statistique; car la loi scientifique, suivant moi, ne peut être fondée que sur une certitude et sur un déterminisme absolu et non sur une probabilité. Ce serait sortir de mon sujet que d'aller m'égarer dans toutes les explications qu'on pourrait donner sur la valeur des méthodes de statistique fondées sur le calcul des probabilités; mais cependant il est indispensable que je dise ici ce que je pense de l'application de la statistique aux sciences physiologiques en général, et à la médecine en particulier. Il faut reconnaître dans toute science deux classes de phénomènes, les uns dont la cause est actuellement déterminée, les autres dont la cause est encore indéterminée. Pour tous les phénomènes dont la cause est déterminée, la statistique n'a rien à faire; elle serait même absurde. Ainsi, dès que les circonstances de l'expérience sont bien établies, on ne peut plus faire de statistique: on n'ira pas, par exemple, rassembler les cas pour savoir combien de fois il arrivera que l'eau soit formée d'oxygène et d'hydrogène; pour savoir combien de fois il arrivera qu'en coupant le nerf sciatique on ait la paralysie des muscles auxquels il se rend. Les effets arriveront toujours sans exception et nécessairement, parce que la cause du phénomène est exactement déterminée. Ce n'est donc que lorsqu'un phénomène renferme des conditions encore indéterminées, qu'on pourrait faire de la statistique; mais ce qu'il faut savoir, c'est qu'on ne fait de la statistique que parce qu'on est dans l'impossibilité de faire autrement; car jamais la statistique, suivant moi, ne peut donner la vérité scientifique et ne peut constituer par conséquent une méthode scientifique définitive. Un exemple expliquera ma pensée. Des expérimentateurs, ainsi que nous le verrons plus loin, ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les racines rachidiennes antérieures étaient insensibles; d'autres expérimentateurs ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les mêmes racines étaient sensibles. Ici les cas paraissaient aussi comparables que possible; il s'agissait de la même opération faite par le même procédé, sur les mêmes animaux, sur les mêmes racines rachidiennes. Fallait-il alors compter les cas positifs et négatifs et dire: la loi est que les racines antérieures sont sensibles, par exemple: 25 fois sur 100? Ou bien fallait-il admettre, d'après la théorie de ce qu'on appelle la loi des grands nombres, que dans un nombre immense d'expériences on serait arrivé à trouver que les racines sont aussi souvent sensibles qu'insensibles? Une pareille statistique eût été ridicule, car il y a une raison pour que les racines soient insensibles et une autre raison pour qu'elles soient sensibles; c'est cette raison qu'il fallait déterminer, je l'ai cherchée et je l'ai trouvée; de sorte qu'on peut dire maintenant: Les racines rachidiennes antérieures sont toujours sensibles dans des conditions données, et toujours insensibles dans d'autres conditions également déterminées.
Je citerai encore un autre exemple emprunté à la chirurgie. Un grand chirurgien fait des opérations de taille par le même procédé; il fait ensuite un relevé statistique des cas de mort et des cas de guérison, et il conclut, d'après la statistique, que la loi de la mortalité dans cette opération est de deux sur cinq. Eh bien, je dis que ce rapport ne signifie absolument rien scientifiquement et ne donne aucune certitude pour faire une nouvelle opération, car on ne sait pas si ce nouveau cas devra être dans les guéris ou dans les morts. Ce qu'il y a réellement à faire, au lieu de rassembler empiriquement les faits, c'est de les étudier plus exactement et chacun dans leur déterminisme spécial. Il faut examiner les cas de mort avec grand soin, chercher à y découvrir la cause des accidents mortels, afin de s'en rendre maître et d'éviter ces accidents. Alors, si l'on connaît exactement la cause de la guérison et la cause de la mort, on aura toujours la guérison dans un cas déterminé. On ne saurait admettre, en effet, que les cas qui ont eu des terminaisons différentes fussent identiques en tout point. Il y a évidemment quelque chose qui a été cause de la mort chez le malade qui a succombé, et qui ne s'est pas rencontré chez le malade qui a guéri; c'est ce quelque chose qu'il faut déterminer, et alors on pourra agir sur ces phénomènes ou les reconnaître et les prévoir exactement; alors seulement on aura atteint le déterminisme scientifique. Mais ce n'est pas à l'aide de la statistique qu'on y arrivera; jamais la statistique n'a rien appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes. J'appliquerai encore ce que je viens de dire à toutes les statistiques faites pour connaître l'efficacité de certains remèdes dans la guérison des maladies. Outre qu'on ne peut pas faire le dénombrement des malades qui guérissent tout seuls, malgré le remède, la statistique n'apprend absolument rien sur le mode d'action du médicament ni sur le mécanisme de la guérison chez ceux où le remède aurait pu avoir une action.
Les coïncidences, dit-on, peuvent jouer dans les causes d'erreurs de la statistique un si grand rôle, qu'il ne faut conclure que d'après des grands nombres. Mais le médecin n'a que faire de ce qu'on appelle la loi des grands nombres, loi qui, suivant l'expression d'un grand mathématicien, est toujours vraie en général et fausse en particulier. Ce qui veut dire que la loi des grands nombres n'apprend jamais rien pour un cas particulier. Or, ce qu'il faut au médecin, c'est de savoir si son malade guérira, et la recherche du déterminisme scientifique seul peut le conduire à cette connaissance. Je ne comprends pas qu'on puisse arriver à une science pratique et précise en se fondant sur la statistique. En effet, les résultats de la statistique, même ceux qui sont fournis par les grands nombres, semblent indiquer qu'il y a dans les variations des phénomènes une compensation qui amène la loi; mais comme cette compensation est illimitée, cela ne peut jamais rien nous apprendre sur un cas particulier, même de l'aveu des mathématiciens; car ils admettent que, si la boule rouge est sortie cinquante fois de suite, ce n'est pas une raison pour qu'une boule blanche ait plus de chance de sortir la cinquante et unième fois.
La statistique ne saurait donc enfanter que les sciences conjecturales; elle ne produira jamais les sciences actives et expérimentales, c'est-à-dire les sciences qui règlent les phénomènes d'après les lois déterminées. On obtiendra par la statistique une conjecture avec une probabilité plus ou moins grande, sur un cas donné, mais jamais une certitude, jamais une détermination absolue. Sans doute la statistique peut guider le pronostic du médecin, et en cela elle lui est utile. Je ne repousse donc pas l'emploi de la statistique en médecine, mais je blâme qu'on ne cherche pas à aller au delà et qu'on croie que la statistique doive servir de base à la science médicale; c'est cette idée fausse qui porte certains médecins à penser que la médecine ne peut être que conjecturale, et ils en concluent que le médecin est un artiste qui doit suppléer à l'indéterminisme des cas particuliers par son génie, par son tact médical. Ce sont là des idées antiscientifiques contre lesquelles il faut s'élever de toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire croupir la médecine dans l'état où elle est depuis si longtemps. Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être conjecturales, il y a encore aujourd'hui dans chaque science des parties conjecturales. La médecine est encore presque partout conjecturale, je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la science moderne doit faire ses efforts pour sortir de cet état provisoire qui ne constitue pas un état scientifique définitif pas plus pour la médecine que pour les autres sciences. L'état scientifique sera plus long à se constituer et plus difficile à obtenir en médecine à cause de la complexité des phénomènes; mais le but du médecin savant est de ramener dans sa science comme dans toutes les autres l'indéterminé au déterminé. La statistique ne s'applique donc qu'à des cas dans lesquels il y a encore indétermination dans la cause du phénomène observé. Dans ces circonstances, la statistique ne peut servir, suivant moi, qu'à diriger l'observateur vers la recherche de cette cause indéterminée, mais elle ne peut jamais conduire à aucune loi réelle. J'insiste sur ce point, parce que beaucoup de médecins ont grande confiance dans la statistique, et ils croient que, lorsqu'elle est établie sur des faits bien observés qu'ils considèrent comme comparables entre eux, elle peut conduire à la connaissance de la loi des phénomènes. J'ai dit plus haut que jamais les faits ne sont identiques, dès lors la statistique n'est qu'un dénombrement empirique d'observations.
En un mot, en se fondant sur la statistique, la médecine ne pourrait être jamais qu'une science conjecturale; c'est seulement en se fondant sur le déterminisme expérimental qu'elle deviendra une science vraie, c'est-à-dire une science certaine. Je considère cette idée comme le pivot de la médecine expérimentale, et, sous ce rapport, le médecin expérimentateur se place à un tout autre point de vue que le médecin dit observateur. En effet, il suffit qu'un phénomène se soit montré une seule fois avec une certaine apparence pour admettre que dans les mêmes conditions il doive se montrer toujours de la même manière. Si donc il diffère dans ses manifestations, c'est que les conditions diffèrent. Mais il n'y a pas de lois dans l'indéterminisme; il n'y en a que dans le déterminisme expérimental, et sans cette dernière condition, il ne saurait y avoir de science. Les médecins en général semblent croire qu'en médecine il y a des lois élastiques et indéterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il faut faire disparaître si l'on veut fonder la médecine scientifique. La médecine, en tant que science, a nécessairement des lois qui sont précises et déterminées, qui, comme celles de toutes les sciences, dérivent du critérium expérimental. C'est au développement de ces idées que sera spécialement consacré mon ouvrage, et je l'ai intitulé Principes de médecine expérimentale, pour indiquer que ma pensée est simplement d'appliquer à la médecine les principes de la méthode expérimentale, afin qu'au lieu de rester science conjecturale fondée sur la statistique, elle puisse devenir une science exacte fondée sur le déterminisme expérimental. En effet, une science conjecturale peut reposer sur l'indéterminé; mais une science expérimentale n'admet que des phénomènes déterminés ou déterminables.
Le déterminisme dans l'expérience donne seul la loi qui est absolue, et celui qui connaît la loi véritable n'est plus libre de prévoir le phénomène autrement. L'indéterminisme dans la statistique laisse à la pensée une certaine liberté limitée par les nombres eux-mêmes, et c'est dans ce sens que les philosophes ont pu dire que la liberté commence où le déterminisme finit. Mais quand l'indéterminisme augmente, la statistique ne peut plus le saisir et l'enfermer dans une limite de variations. On sort alors de la science, car c'est le hasard ou une cause occulte quelconque qu'on est obligé d'invoquer pour régir les phénomènes. Certainement nous n'arriverons jamais au déterminisme absolu de toute chose; l'homme ne pourrait plus exister. Il y aura donc toujours de l'indéterminisme dans, toutes les sciences, et dans la médecine plus que dans toute autre. Mais la conquête intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler l'indéterminisme à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale il gagne du terrain sur le déterminisme. Cela seul doit satisfaire son ambition, car c'est par cela qu'il étend et qu'il étendra de plus en plus sa puissance sur la nature.
§ X. — Du laboratoire du physiologiste et de divers moyens nécessaires à l'étude de la médecine expérimentale.
Toute science expérimentale exige un laboratoire. C'est là que le savant se retire pour chercher à comprendre, au moyen de l'analyse expérimentale, les phénomènes qu'il a observés dans la nature.
Le sujet d'étude du médecin est nécessairement le malade, et son premier champ d'observation est par conséquent l'hôpital. Mais si l'observation clinique peut lui apprendre à connaître la forme et la marche des maladies, elle est insuffisante pour lui en faire comprendre la nature; il lui faut pour cela pénétrer dans l'intérieur du corps et chercher quelles sont les parties internes qui sont lésées dans leurs fonctions. C'est pourquoi on joignit bientôt à l'observation clinique des maladies leur étude nécropsique et les dissections cadavériques. Mais aujourd'hui ces divers moyens ne suffisent plus; il faut pousser plus loin l'investigation et analyser sur le vivant les phénomènes élémentaires des corps organisés en comparant l'état normal à l'état pathologique. Nous avons montré ailleurs l'insuffisance de l'anatomie seule pour rendre compte des phénomènes de la vie, et nous avons vu qu'il faut encore y ajouter l'étude de toutes les conditions physico-chimiques qui entrent comme éléments nécessaires des manifestations vitales, normales ou pathologiques. Cette simple indication fait déjà pressentir que le laboratoire du physiologiste médecin doit être le plus compliqué de tous les laboratoires, parce qu'il a à expérimenter les phénomènes de la vie, qui sont les plus complexes de tous les phénomènes naturels.