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Isidora

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—Vraiment?

—Vraiment oui! Ne croyez donc pas que les idées ne pénètrent pas jusque dans les têtes coiffées en naissant d'un hochet blasonné. Ne soyez pas plus fière que moi; nommez-moi Alice, et reprenez pour moi votre nom de Julie.

—Ah! il me rappelle tant de choses douces et cruelles! ma jeunesse, mon ignorance, mes illusions, tout ce que j'ai perdu! Oui, donnez-le-moi, ce cher nom, pour que j'oublie tout ce qui s'est passé pendant que je m'appelais Isidora... Car celui-là vous fait mal aussi à prononcer, n'est-ce pas? Et en disant ces derniers mots, Isidora regarda à son tour Alice avec une sincérité impérative.

Alice éleva sa belle main délicate, et la posant sur le front de la courtisane: «Je vous jure, par votre rare intelligence, lui dit-elle, que si votre coeur est aussi bon que votre beauté est puissante, quoi qu'il y ait eu dans votre vie, je ne veux ni le savoir, ni le juger. Que de vous à moi, ce qui peut vous faire souffrir dans le passé soit comme s'il n'avait jamais existé. Si vous êtes grande, généreuse et sincère, Dieu a dû vous absoudre, et aucune de ses créatures n'a le droit de trouver Dieu trop indulgent. Répondez-moi donc, car je ne vous demande pas autre chose. Votre coeur est-il bien vivant? Êtes-vous bien capable d'aimer? Car si cela est, vous valez tout autant devant Dieu que moi qui vous interroge.»

Isidora, entièrement vaincue par l'ascendant de la justice et de la bonté, mit ses deux mains sur son visage et garda le silence. Son enthousiasme d'habitude avait fait place à un attendrissement profond, mais douloureux il lui fallait bien aimer Alice, et elle sentait qu'elle l'aimait plus encore que durant l'accès d'exaltation qu'elle avait éprouvé la veille en recevant les premières ouvertures de son amitié.

Mais le fantôme de Jacques Laurent avait passé entre elles deux, et il y avait eu de la haine mêlée à ce premier élan de son coeur vers une rivale. Maintenant le respect brisait la jalousie. L'orgueil abattu ne trouvait plus d'ivresse dans la reconnaissance. Alice n'était plus là comme une fée qui l'enlevait à la terre, mais comme une soeur de la Charité qui sondait ses plaies. La fière malade ne pouvait repousser cette main généreuse; mais elle avait honte d'avouer qu'elle avait plus besoin de secours et de pardon que de justice.

Alice écarta avec une sorte d'autorité les mains de la courtisane et vit la confusion sur ce front que les outrages réunis de tous les hommes n'eussent pas pu faire rougir.

«Eh bien, lui dit-elle, si vous n'êtes pas sûre de vous-même, attendez pour me répondre. J'aurai du courage et je ne me rebuterai pas.»

—Je ne venais pas pour vous imposer la confiance et l'amitié. Je venais vous les offrir et vous les demander.

—Et moi, je vous donne toute mon âme, lui répondit enfin Isidora en dévorant des larmes brûlantes.

—Ne sentez-vous pas que vous me dominez et que ma foi vous appartient?

—Mais ne voyez-vous pas aussi que je ne suis pas aussi bien avec Dieu et avec moi-même que vous l'espériez? Ne voyez-vous pas que j'ai honte de faire un pareil aveu? Ne soyez pas cruelle, et n'abusez pas de votre ascendant, car je ne sais pas si je pourrai le subir longtemps sans me révolter. Ah! je suis une âme malheureuse, j'ai besoin de pitié à cause de ce que je souffre; mais la pitié m'humilie, et je ne peux pas l'accepter!

—De la pitié! Dieu seul a le droit de l'exercer; mais les hommes! Oh! Vous avez raison de repousser la pitié de ces êtres qui en ont tous besoin pour eux-mêmes. J'en serais bien digne, chère Julie, si je vous offrais la mienne.

—Que m'offres-tu donc, noble femme? suis-je digne de ton affection?

—Oui, Julie, si vous la partagez.

—Eh! ne vois-tu pas que je l'implorerais à genoux s'il le fallait! Oh! belle et bonne créature de Dieu que vous êtes, prenez garde à ce que vous allez faire en m'ouvrant le trésor de votre affection; car si vous vous rétirez de moi quand vous aurez vu le fond de mon coeur, vous aurez frappé le dernier coup, et je serai forcée de vous maudire.

—Pourquoi mêlez-vous toujours quelque chose de sinistre à votre expansion? On vous a donc fait bien du mal? Et cependant un homme vous a rendu justice, un homme vous a aimée.

—De quel homme parlez-vous?

—De mon frère.

—Ah! ne parlons pas de lui, Alice, car c'est là que notre lien, à peine formé, va peut-être se rompre, à moins que ma franchise ne me fasse absoudre!...

—Pas de confession, ma chère Julie. Je sais de vous certaines choses que je comprends sans les approuver. Mais trois années de dévouement et de fidélité les ont expiées.

—Écoutez, écoutez, s'écria Julie en se pliant sur le coussin de velours resté à terre aux pieds d'Alice, dans une attitude à demi familière, à demi prosternée: je ne veux pas que vous me croyiez meilleure que je ne le suis. J'aimerais mieux que vous me crussiez pire, afin d'avoir à conquérir votre estime, que je ne veux ni surprendre ni extorquer. Je veux vous dire toute ma vie.

Et comme Alice fit involontairement un geste d'effroi, elle ajouta avec abattement:

—Non, je ne vous raconterai rien; je ne le pourrais pas non plus; mais je tâcherai de me faire connaître, en parlant au hasard, car mon coeur est plein de trouble, et je ne puis recevoir en silence un bienfait que je crains de ne pas mériter.

—Oh! Madame, on n'est pas belle et pauvre impunément dans notre abominable société de pauvres et de riches, et ce don de Dieu, le plus magique de tous, la beauté de la femme, la femme du peuple doit trembler de le transmettre à sa fille.

—Je me rappelle un dicton populaire que j'entendais répéter autour de moi dans mon enfance: Elle a des yeux à la perdition de son âme, disaient, les commères du voisinage, en me prenant des mains de ma mère pour m'embrasser. Ah! que j'ai bien compris, depuis, cette naïve et sinistre prédiction!

«C'est que la beauté et la misère forment un assemblage si monstrueux! La misère laide, sale, cruelle, le travail implacable, dévorant, les privations obstinées, le froid, la faim, l'isolement, la honte, les haillons, tout cela est si sûrement mortel pour la beauté! Et la beauté est ambitieuse; elle sent qu'elle est une puissance; qu'un règne lui serait dévolu si nous vivions selon les desseins de Dieu; elle sent qu'elle attire et commande l'amour, qu'elle peut élever une mendiante au-dessus d'une reine dans le coeur des hommes; elle souffre et s'indigne du néant et des fers de la pauvreté.

«Elle ne veut pas servir, mais commander; elle veut monter, et non disparaître; elle veut connaître et posséder; mais, hélas! à quel prix la société lui accorde-t-elle ce règne funeste et cette ivresse d'un jour!

«Et moi aussi, j'ai voulu régner, et j'ai trouvé l'esclavage et la honte. Vous pensez peut-être qu'il y a des âmes faites pour le vice, et condamnées d'avance; d'autres âmes faites pour la vertu et incorruptibles. Vous êtes peut-être fataliste comme les gens heureux qui croient à leur étoile. Ah! sachez qu'il n'y a de fatal pour nous en ce monde que le mal qui nous environne, et que nous ne pouvons pas le conjurer. S'il nous était donné de le juger et de le connaître, la peur tiendrait lieu de force aux plus faibles. Mais que sait-on du mal quand on ne le porte pas en soi? Nos bons instincts ne sont-ils pas légitimes, et, par cela même, invincibles? A qui la faute si nous sommes condamnées à périr ou à les étouffer?

«Ton ambition t'a perdue, me disait ma pauvre mère en courroux, après mes premières fautes. Cela était vrai; mais quelle était donc cette ambition si coupable? Hélas! je n'en connaissais pas d'autre que celle d'être aimée! Suis-je donc criminelle pour n'avoir pas trouvé l'amour, pour moins encore, pour n'avoir pas su qu'il n'existait pas?

«Et, ne trouvant pas la réalité de l'amour, il a fallu me contenter du semblant. Des hommages et des dons, ce n'est pas l'amour, et pourtant la plupart des femmes qui portent le même nom que moi dans la société n'en demandent pas davantage. Mais le plus grand malheur qui puisse échoir à une femme comme moi, c'est de n'être pas stupide. Une courtisane intelligente, douée d'un esprit sérieux et d'un coeur aimant! mais c'est une monstruosité! Et pourtant je ne suis pas la seule. Quelques unes d'entre nous meurent de douleur, de dégoût et de regrets, au milieu de cette vie de plaisir, d'opulence et de frivolité qu'elles ont acceptée.

«Ce n'est pas la cupidité, ce n'est pas le libertinage, qui les ont conduites à ce que la société considère comme un état de dégradation.

«Il est vrai qu'elles ont commis, comme moi, des fautes, et qu'elles ont caressé aussi de dangereuses, de coupables erreurs. Elles ont accepté leur opulence de mains indignes, et lâchement reçu comme un dédommagement de leur esclavage ou de leur abandon, des richesses qu'elles auraient dû haïr et repousser.

«Il y a beaucoup d'intrigantes, qui, pour s'assurer ces richesses, jouent avec la passion, menacent d'une rupture, feignent la jalousie, poursuivent de leurs transports étudiée un amant qui les quitte, enfin trafiquent de l'amour d'une manière honteuse. A celles-là rien de sacré, rien de vrai. Elles n'aiment jamais; elles quittent un amant par la seule raison qu'un amant plus riche se présente. Ces femmes-là me font horreur, et je me surprends à les mépriser, comme si j'étais irréprochable. Mais quelques-unes d'entre nous valent mieux, sans qu'on s'en aperçoive, sans qu'on leur en sache aucun gré. Elles ne calculent pas, elles ne comptent pas avec la richesse.

«Le hasard seul a voulu que le premier objet de leur passion fût riche, et elles n'ont pas prévu qu'en se laissant combler, elles seraient regardées bientôt comme vendues.

«Puis, dans l'habitude de luxe où elles vivent, avec les besoins factices qu'on leur crée, avec l'entourage de riches admirateurs qui fait leurs relations, leur âme s'amollit, leur constitution s'énerve, le travail et la misère leur deviennent des pensées de terreur. Si elles changent d'amant, c'est un riche qui se présente, c'est un riche qui est accepté.

«Devenues futiles et aveugles, un homme simple et modeste n'est plus un homme à leurs yeux; il n'exerce pas de séduction sur elles; un habit mal fait le rend ridicule, le défaut d'usage, la simplicité des manières le font paraître déplaisant, et nous serions humiliées d'avoir un tel protecteur, et de paraître avec lui en public. Nous devenons plus aristocratiques, plus patriciennes que les duchesses de l'ancienne cour et les reines modernes de la finance.

«Et puis, l'oisiveté est une autre cause de démoralisation, et c'est encore par là que nous en venons à ressembler aux grandes dames. Nous avons pris l'habitude de donner tant d'heures à la toilette, à la promenade, à de frivoles entretiens, nous trônons avec tant de nonchalance sur nos ottomanes ou dans nos avant-scènes, qu'il nous devient bientôt impossible de nous occuper avec suite à rien de sérieux.

«Nos sots plaisirs nous excèdent, mais la solitude nous effraie, et nous ne pouvons plus nous passer de cette vie de représentation stupide, qui est à la fois un fardeau et un besoin pour nous.

«Et puis encore l'orgueil! cette sorte d'orgueil particulier aux êtres qu'on s'est efforcé d'avilir, qui ont donné des armes contre eux, et qui, ne pouvant retrouver le vrai chemin de l'honneur, se font gloire de leur contenance intrépide. Oh! cet orgueil-là, pour être illégitime, n'en est pas moins jaloux, ombrageux et despotique à l'excès. On pourrait le comparer à celui de certains hommes politiques qui se drapent dans leur impopularité.

«Jugez donc de ce que doit souffrir une tête douée d'intelligence et de raison, quand, poussée par la fatalité dans cette voie sans issue, elle arrive à perdre la puissance de se réhabiliter sans en voir perdu le besoin.

«Ah! Madame, vous n'êtes pas, vous, une femme vulgaire, vous avez un grand coeur, une grande intelligence. Il est impossible que vous ne me compreniez pas. Vous ne voudriez pas m'insulter en me mettant sous les yeux les prétendus éléments de mon bonheur, le nom et le titre que je porte, la sécurité de ma fortune, de ma liberté, ma beauté encore florissante; et mon esprit généralement vanté et apprécié par de prétendus amis.

«Mon nom de patricienne et mon titre de comtesse, je les dois à l'amour aveugle et obstiné d'un homme que je ne pouvais pas aimer, et que j'ai souvent trompé, avide et insatiable que j'étais d'un instant d'amour et de bonheur impossibles à trouver!

«Cet homme excellent, mais homme du monde, malgré tout, jaloux sans passion et généreux sans miséricorde, n'eût jamais osé faire de moi sa femme, s'il eût dû survivre à la maladie qui l'a emporté.

«À son lit de mort, il a voulu, par un étrange caprice, me laisser dans le monde un rang auquel je ne songeais pas, et que j'ai eu la faiblesse d'accepter sans comprendre que ce serait là encore une fausse dignité, une puissance illusoire, une comédie de réhabilitation, un masque sur l'infamie de mon nom de fille.

«La famille du comte de S... n'a pas voulu me disputer le legs considérable dont je jouis, et cette crainte du scandale est la marque de dédain la plus incisive qu'elle m'ait donnée. Je sais bien que, dans le temps où nous vivons, je pourrais braver ce dédain, me pousser par l'intrigue dans les salons, y réussir, y tourner la tête d'un lord excentrique ou d'un Français sceptique, faire encore un riche, peut-être un illustre mariage, qui sait! aller à la cour citoyenne comme certaines filles publiques, bien autrement avilies que moi, s'y sont poussées et installées à force d'impudence ou d'habileté. Mais je n'ai pas la ressource d'être vile, et ce genre d'ambition m'est impossible.

«Mon orgueil est trop éclairé pour aller affronter des mépris qui me font souffrir par la seule pensée qu'ils existent au fond des coeurs, quelque part, chez des gens que je ne connais même pas. Je ne pourrais pas, je n'ai jamais pu m'entourer de ces femmes équivoques, qui ont fait justement comme moi, par les mêmes hasards, mais avec d'autres intentions et d'autres moyens. J'abhorre l'intrigue, et j'éprouve une sorte de consolation à écraser ces femmes-là du mépris qu'elles m'inspirent.

«Mais, hélas! pour valoir mieux qu'elles, je n'en suis que plus malheureuse.

«Ne pouvant m'amuser à la possession des bijoux et des voitures, à la conquête des révérences et à l'exhibition d'une couronne de comtesse sur mes cartes de visite, j'ai l'âme remplie d'un idéal que je n'ai jamais pu, et que, moins que jamais, je puis atteindre.

«Le manque d'amour me tue, et le besoin d'être aimée me torture... Et pourtant je ne suis pas sûre de n'avoir pas perdu moi-même, au milieu de tant de souffrances, la puissance d'aimer.

«Ah! la voilà, cette révélation gui vous effraie et à laquelle vous n'osiez pas vous attendre! Je vous ai devinée, Alice, et je sais bien ce qui a disposé votre grand coeur à m'absoudre de toute ma vie. Dans votre vie de réserve et de pudeur, à vous, vous vous êtes dit avec l'humilité d'un ange, que les femmes comme moi avaient une sorte de grandeur incomprise, qu'elles se rachetaient devant Dieu par la puissance de leurs affections, et que, comme à Madeleine, il leur serait beaucoup pardonné, parce qu'elles ont beaucoup aimé. Hélas! vous n'avez pas compris que Dieu serait trop indulgent, s'il permettait aux âmes qui abusent de ses dons de ne pas arriver à la satiété et à l'impuissance.

«Le châtiment est là pour le coeur de la femme, comme pour les sens du débauché.

«Et ce malheur incommensurable n'est pas l'expiation des âmes vulgaires, sachez-le bien. J'ai été frappée, en Italie, de la différence qui existait entre moi et presque toutes ces femmes d'une organisation à la fois riche et grossière.

«Elles avaient bien aussi des alternatives d'illusion et de déception, mais leurs sens sont si actifs, que leur illusion n'est pas tuée par ses nombreuses défaites. J'ai connu à Rome une jeune fille de vingt ans, qui me disait tranquillement, en comptant sur ses doigts:

«J'ai aimé trois fois, et j'ai toujours été trompée; mais, cette fois-ci, je suis bien sûre d'être aimée, et de l'être pour toujours.»

«Huit jours après, elle était trahie; elle fut d'abord folle, puis malade à mourir; puis, quand elle fut guérie, il se trouva qu'elle était passionnément éprise du médecin qui l'avait soignée, et qu'elle disait encore:

«Cette fois-ci, c'est pour toujours.»

«J'ignore la suite de ses aventures; mais je gagerais qu'elle est aujourd'hui à son dixième amour, et qu'elle ne désespère de rien. Pourtant cette fille était honnête, sincère, elle donnait toute son âme, elle se dévouait sans mesure, elle était admirable de confiance, de miséricorde et de folie. C'était une mobile et puissante organisation.

«Nous ne sommes point ainsi, nous autres Françaises, nous autres Parisiennes surtout. Nous n'avons peut-être pas moins de coeur qu'elles; mais nous avons beaucoup plus d'intelligence, et cette intelligence nous empêche d'oublier. Notre fierté est moins audacieuse; elle est plus délicate, elle ne se relève pas aussi aisément d'un affront; elle raisonne; elle voit le nouveau coup qui la menace dans la récente blessure dont elle saigne. Ce n'est pas une force égarée qui cherche aveuglément le remède dans l'oubli du mal et dans de nouveaux biens. C'est une force brisée, qui ne peut se consoler de sa chute, et qui se regrette amèrement elle-même.

«En bien, Alice, voilà longtemps que je parle, et je ne vous ai encore rien dit, rien fait comprendre, peut-être. C'est que je suis une énigme pour moi-même. Malade d'amour, Je n'aime pas. Une fois, dans ma vie, j'ai cru aimer... j'ai longtemps caressé ce rêve comme une réalité dont le souvenir faisait toute ma richesse, et, à présent?... Eh bien, à présent, hélas! je ne suis pas même sûre de n'avoir pas rêvé. Ah! si je pouvais, si j'osais raconter! Tenez, c'est comme pour aimer: Vorrei e non vorrei

—Eh bien, Julie, répondit Alice en étouffant un profond soupir; car les paroles d'Isidora l'avaient remplie d'effroi et navrée de tristesse: parlez et racontez. Vous en avez trop dit, et j'en ai trop entendu pour en rester là. Oubliez que vous parlez à la soeur de votre mari. Et pourquoi, d'ailleurs, ne serait-elle pas votre confidente? Lui vivant, vous eussiez pu chercher en elle un soutien contre votre propre faiblesse, un refuge dans vos courageux repentirs.

A présent que je ne peux plus lui conserver ou lui rendre les bienfaits de votre affection, je peux, du moins, accomplir son dernier voeu, en remplissant, auprès de vous, le rôle d'une soeur.

—Appelez-moi votre soeur! dites ce mot adorable, ma soeur, s'écria Isidora en embrassant avec énergie les genoux d'Alice. Oh! s'il est possible que vous m'aimiez ainsi, oui, je jure à Dieu que, moi, je pourrai encore aimer et croire!

En cet instant Isidora parlait avec l'élan de la conviction, et tout ce qu'elle avait encore de pur et de bon dans l'âme rayonnait dans son beau regard.

Alice l'embrassa et lui donna le nom de soeur, en appelant sur elle la bénédiction de la grâce divine.

—Et maintenant, dit Julie tout en pleurs, je raconterai le fait le plus caché et le plus important de ma vie, mon seul amour!... C'est un homme que vous connaissez... qui demeure chez vous... qui vous a sans doute parlé de moi...

—Oui, c'est Jacques Laurent, répondit Alice avec un calme héroïque.

Ce nom, dans la bouche de madame de T..., fit frissonner Isidora.

Elle redevint farouche un instant et plongea son regard dans celui d'Alice; mais elle ne put pénétrer dans cette âme invincible, et la courtisane jalouse et soupçonneuse fut trompée par la femme sans expérience et sans ruse. C'est peut-être la plus grande victoire que la pudeur ait jamais remportée.

«Elle ne l'aime pas, je peux tout dire, pensa Isidora, et elle dit tout, en effet.

Elle raconta son histoire et celle de Jacques, dans les plus chauds détails. Elle n'omit des événements de la nuit que les soupçons qu'elle avait eus sur sa rivale; elle les oublia plutôt qu'elle ne les voulut celer. Ne les ressentant plus, heureuse d'aimer Alice sans avoir à lutter contre de mauvais sentiments, elle dévoila, avec son éloquence animée, ce triste roman qu'elle voyait enfin se dessiner nettement dans ses souvenirs. Elle confessa même que, sans le vouloir, sans le savoir, entraînée par un prestige de l'imagination, elle avait exagéré à Jacques la passion qu'elle avait conservée pour lui; et, quand elle eut fait cette confession courageuse, elle ajouta:

«C'est là le dernier trait de ce malheureux caractère que je ne peux plus gouverner, le plus évident symptôme de cette maladie incurable à laquelle je succombe.

«Le besoin d'être aimée m'a fait croire à moi-même que j'aimais éperdument, et je l'ai affirmé de bonne foi; j'en ai protesté avec ardeur.

«Il l'a cru, lui: comment ne l'eût-il pas fait, quand je le croyais moi-même?

«Eh bien, j'ai gâté mon roman en voulant le reprendre et le dénouer. Le premier dénouement, brusqué dans la souffrance, l'avait laissé complet dans ma pensée. A présent, il me semble qu'il ne vaut guère mieux que tous les autres, et que le héros ne m'est plus aussi cher.

«Il me semble que j'ai fait une mauvaise action en voulant prendre possession de son âme malgré lui.

«À coup sûr, j'ai manqué à ma fierté habituelle, à mon rôle de femme, en n'ayant pas la patience d'attendre qu'il se renflammât de lui-même.

«Quel doux triomphe c'eût été pour moi de voir peu à peu revenir à mes pieds, en suppliant, cet homme que j'avais si rudement abandonné au plus fort de sa passion, et qui a dû me maudire tant de fois! Et ne croyez pas que ce regret soit un pur orgueil de coquette: oh! non. Je ne demande à inspirer l'amour que pour réussir à y croire ou à le partager.

«J'ai donc empêché cet amour de renaître en voulant le rallumer précipitamment. Là encore ma soif maladive m'a fait renverser la coupe avant de boire, ou, pour employer une comparaison plus vraie, le froid mortel qui me gagne et m'épouvante m'a forcée à me jeter dans le feu, où je me suis brûlée sans me réchauffer.

«Ah! condamnez-moi, noble Alice, et reprochez-moi sans pitié ce désordre et cette fièvre d'abuser, qui, de mon ancienne vie de courtisane, a passé jusque dans mes plus purs sentiments; ou plutôt plaignez moi, car je suis bien cruellement punie! punie par ma raison, que je ne puis ni reprendre ni détruire; par la délicatesse de mon intelligence, qui condamne ses propres égarements; par mon orgueil de femme, qui frémit d'être si souvent compromis par ma vanité de fille.

«J'étais jalouse, cette nuit.....jalouse, sans savoir de qui!...

«J'aurais accusé Dieu même de s'être mis contre moi pour m'enlever l'amour de cet homme! et j'ai cru qu'en le rendant infidèle à sa nouvelle amante, je le reprendrais; mais je crains de l'avoir perdu davantage, car c'est bien par là que Dieu devait me châtier. Jacques ne m'aime plus..., cela est trop évident. Il me plaint encore; il est capable de me sermonner, de me protéger au besoin, de mettre toute sa science et toute sa vertu à me sauver. Il est si bon et si généreux! Mais qu'ai-je besoin d'un prêtre? c'est un amant que je voulais. J'en retrouve un distrait et sombre... Je ne suis pas aimée.

«Pour la centième et dernière fois de ma vie, je ne suis pas aimée!... O mon Dieu! et, alors, comment faire pour que j'aime?

«Voilà mon coeur, hélas! chère Alice, ce coeur qui agonise et qui ne peut vous répondre de lui-même.

—Vous croyez que Jacques ne vous aime pas? dit Alice, plongée tout à coup dans une méditation étrange; serait-ce possible?...

Puis elle ajouta, en secouant la tête, comme pour en chasser une idée importune:

«Non, ce n'est pas possible, Julie, Jacques est absorbé par une grande passion, j'en ai la certitude, et, vous seule, pouvez en être l'objet. Il a trop souffert pour que son premier transport ne soit pas douloureux.

«Mais aimez-le, ma pauvre soeur, au nom du ciel, aimez-le, et vous le sauverez, en vous sauvant vous-même.

«Oh! ne laissez pas tomber dans la poussière ce poème, ce roman de votre vie, comme vous l'appelez. Si vous avez jamais rencontré une âme capable de connaître et d'inspirer de l'amour véritable, c'est celle de Jacques; je le connais peut-être plus que vous-même, continua-t-elle avec un calme et mélancolique sourire. Depuis plusieurs mois que je le vois tous les jours, et que je l'entends expliquer à mon fils les éléments du beau et du bon, je me suis assurée que c'était un noble caractère et une noble intelligence. Et puis, ce n'est pas un homme du monde; sa vie est pure: la solitude, la pauvreté l'ont formé au courage et au renoncement.

«Il a sur la religion et la morale des idées plus élevées que celles d'aucun homme que j'aie connu. Ne le craignez pas, acceptez de lui la lumière de la sagesse, et rendez-lui le feu sacré de l'amour.

«Vous pouvez encore être heureuse par lui, et lui par vous, Julie; que votre enthousiasme mutuel ne soit pas une faute et un égarement dans votre double existence. Vous vous êtes plu, maintenant aimez-vous; et si cet amour ne peut devenir éternel et partait, faites-le durer assez, ennoblissez-le assez pour qu'il vous soit salutaire à tous deux et vous dispose à mieux comprendre l'idéal de l'amour.

—Et pourquoi donc, Alice, reprit Isidora avec une sorte d'anxiété, ne garderiez-vous pas ce trésor pour vous-même? Oh! pardonnez moi si mon langage est trop hardi; mais qui doit connaître l'idéal de l'amour, si ce n'est une âme comme la vôtre? qui doit mépriser les différences de rang et de fortune, si ce n'est vous.

—Il ne s'agit pas de moi, Julie, répondit Alice d'un ton de douceur sous lequel perçait une solennelle fierté; si je souffrais, je vous consulterais à mon tour; mais je ne souffre pas de mon repos, et l'heure d'aimer n'est apparemment pas venue pour moi, puisque je vous supplie d'aimer noblement le noble Jacques.

—Vous ne l'aimez pas, je le vois bien, Alice, car il n'est pas d'amour sans exclusivisme et sans un peu de jalousie. Et pourtant, voyez combien je vous préfère à toute la terre! J'ai regret maintenant que vous n'ayez pas envie d'aimer Jacques, tant je serais heureuse de vous faire ce sacrifice.

—Qui ne vous coûterait pas beaucoup, hélas! dans ce moment-ci, dit tristement Alice, puisque vous n'êtes pas sûre de l'aimer!

—Ah! quand même je l'aimerais comme le premier jour où je le vis, comme je me figurais l'aimer hier soir! Mais, si vous ordonnez que je l'aime, Dieu fera ce miracle pour moi. Si mon salut est là, selon vous, je vous promets, je vous jure de ne point le chercher ailleurs.

—Oui, jurez-le-moi, Julie!

—Par quoi jurerai-je? par le nom de ma soeur Alice? Je n'en connais pas qui me soit plus sacré.

—Oui, jurez par mon nom de soeur, répondit madame de T... en se levant pour se retirer et en lui serrant fortement la main. Jurez aussi par le nom de Félix, à la mémoire duquel vous devez d'aimer un homme qui respectera dans votre passé la trace de l'affection de mon frère.

Julie promit, et elles se quittèrent en faisant le projet de se revoir le lendemain. Alice rentra aussi calme en apparence qu'elle était sortie, et elle s'enferma chez elle. Au bout d'une heure, elle sonna sa femme de chambre.

«Laurette, dit-elle à cette jeune Allemande, je me sens très malade. Je suis comme prise de fièvre, et je ne comprends pas bien ce que je vois autour de moi. Ecoute, ma fille, tu m'aimes, et tu sais que je ferais pour toi ce que tu vas faire pour moi-même. Tu es pieuse, jure-moi sur ta Bible protestante que si j'ai le délire, tu n'entendras rien, tu ne retiendras rien. Tu ne rediras à personne, pas même à moi... (et surtout à moi) les paroles qui pourront m'échapper...

«N'aie pas peur, ce ne sera peut-être rien; mais enfin il faut tout prévoir; arme-toi de courage et de dévouement: jure!»

Laurette jura.

«Ce n'est pas tout. Jure-moi aussi que tu m'enfermeras si bien, que personne ne me soupçonnera malade d'autre chose que d'une migraine. Jure que tu n'appelleras pas le médecin tant que je serai dans le délire, si j'ai le délire. Jure que tu me laisseras mourir plutôt que de me laisser trahir un secret que j'ai sur le coeur et que Dieu seul doit connaître.»

La simple fille jura malgré son épouvante.

Pâle et consternée, elle déshabilla sa maîtresse qu'un frisson glacial venait de saisir et dont les dents contractées claquaient déjà avec un bruit sinistre.

Alice resta étendue sur son lit, sans mouvement, pendant vingt-quatre heures. Ses appréhensions ne se réalisèrent pas. Elle n'eut pas de délire.

Les âmes habituées à se dompter et à se contenir portent le silence et le mystère jusque dans le tombeau.

Alice fut plus en danger de mourir durant cette effroyable crise nerveuse que Laurette ne put le comprendre. Elle ne faisait pas entendre une plainte.

Froide, raide et pâle comme une statue de marbre blanc, les yeux ouverts et fixes, elle n'avait aucune connaissance, aucun sentiment de sa situation; si Laurette ne l'eût sentie respirer faiblement, elle l'eût crue morte: mais comme elle respirait et ne pouvait exprimer sa souffrance, la bonne Allemande s'imagina parfois qu'elle dormait les yeux ouverts.

Heureusement l'affection fait parfois deviner aux êtres les plus simples ce qui peut nous sauver. Laurette sentant le corps d'Alice si froid et si contracté, ne songea qu'à la réchauffer, el elle finit par amener une légère transpiration. Peu à peu Alice revint à elle-même, et le premier mot qu'elle put articuler, fut pour demander à son humble amie si elle avait parlé.

«Hélas! Madame, répondit Laurette, vous en étiez bien empêchée. Voyons si vous n'avez point la langue coupée ou les dents cassées; car je n'ai jamais pu vous faire avaler une seule goutte d'eau.

«Dieu soit loué! votre belle bouche n'a rien de moins, et maintenant que vous voilà mieux, il vous faut le médecin et du bouillon.

—Tout ce que tu voudras, Laurette. A présent, j'ai ma tête, je vois clairement. Je souffre beaucoup, mais je suis en possession de ma volonté.

—Embrasse-moi, ma bonne créature, et va te reposer. Envoie-moi mon fils el les autres femmes. Si je me sens redevenir folle, je le ferai rappeler bien vite.

—Eh! Madame, vous n'avez été que trop sage, dit Laurette naïvement.

Le médecin s'étonna de trouver Alice si faible, et s'émerveilla des terribles effets de la migraine chez les femmes.

Vingt-quatre heures après, Alice était levée et prenait du chocolat au lait d'amandes dans son petit salon, avec son fils, qui la réjouissait de ses caresses, et qui la regardait de temps en temps en lui disant:

«Petite mère, pourquoi donc vous êtes toute blanche, toute blanche?»

Alice avait la pâleur d'un spectre.

Vingt-quatre heures encore s'écoulèrent avant qu'Alice voulût se montrer à Jacques Laurent. Les ravages de la douleur et de la volonté étaient encore visibles sur son visage, mais déjà ils étaient moins effrayants, et le calme profond qui suit de telles victoires résidait sur son large front encadré de bandeaux soigneusement lissés par Laurette.

Ce jour-là à six heures, Jacques, averti que le dîner était servi, entra dans la salle à manger avec la même préoccupation inquiète que les jours précédents. Mais en voyant Alice assise sur son fauteuil où l'avait apportée le vieux Saint-Jean, un cri de joie lui échappa, cri si profond, si expressif, qu'Alice en tressaillit légèrement.

«J'ai été assez souffrante, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Mais ce n'était rien de grave, et me voilà guérie. Je sais que vous avez veillé sur mon enfant comme l'eût fait sa propre mère. Je ne vous en remercie pas, Laurent, mais je vous en aime davantage.»

Pour la première fois, Jacques porta la main d'Alice à ses lèvres; il ne pouvait parler, il craignait de s'évanouir.

Pour la première fois aussi, Alice devina qu'elle était aimée. Mais il était trop tard, et une pareille découverte ne pouvait qu'augmenter sa souffrance.

Qu'était-ce donc qu'un amour si différent du sien, un amour compliqué, flottant, partagé déjà dans le présent et dans le passé, dans l'avenir peut-être? Toute sa puissance sur le coeur de Jacques s'était donc réduite, et devait probablement se réduire encore à le rendre infidèle parfois à un souvenir adoré, à une passion toute puissante dans ses accès et ses retours!

Peut-être qu'Alice eût pardonné si elle eût compris qu'elle n'était point la rivale d'Isidora, mais qu'au contraire Isidora était la sienne dans le coeur de Jacques; qu'elle n'avait pas causé l'infidélité, mais que l'infidélité avait été commise contre elle. Mais elle en jugea autrement, et elle s'était d'ailleurs trop engagée avec Julie pour ne pas prendre en horreur l'idée de lui disputer son amant. Elle frissonna comme quelqu'un qui se réveille au bord d'un abîme, et elle fit un immense effort de courage et de dignité pour s'éloigner à jamais du danger d'y tomber. Pourtant, chose étrange, mais que toute femme comprendra, à partir de cet instant ce courage lui parut plus facile.

Jacques avait ignoré, ainsi que tout le monde, la gravité du mal qu'elle qualifiait d'indisposition. Il fut effrayé de sa pâleur. Cependant, comme il n'y avait pas d'autre altération profonde dans ses traits, comme l'expression en était sereine, plus sereine même qu'à l'ordinaire, il ne soupçonna pas qu'elle eût été vingt-quatre heures aux prises avec la mort. Il osa à peine la questionner sur ses souffrances, et quoiqu'il eût résolu de lui reprocher, au nom de son fils et de ses amis, l'imprudence qu'elle avait commise en passant toute une nuit à se promener nu-tête dans le jardin, il ne put jamais avoir cette hardiesse.

Le souvenir de cette promenade étrange le frappait de respect et d'une sorte de terreur. Il avait cru découvrir là qu'un grand secret remplissait la vie de cette femme silencieuse et contenue.

Mais quelle pouvait être la nature d'un tel secret? Était-ce une douleur de l'âme ou une souffrance physique soigneusement cachée? Peut-être, hélas! l'accès d'un mal mortel étouffé avec stoïcisme depuis longtemps.

Depuis six mois, il remarquait bien qu'Alice pâlissait et maigrissait d'une manière sensible; mais comme elle ne se plaignait jamais et paraissait d'une constitution robuste, il n'en avait pas encore pris de l'inquiétude. Que croire maintenant? Sa veillée solitaire dans une si profonde absorption était-elle le résultat ou la cause du mal? Quoi que ce fût, il y avait là dedans quelque chose de solennel et de mystérieux que Jacques n'osait pas dire avoir surpris. A peine put-il se hasarder à demander si madame de T.... n'avait pas pris un rhume.

«Non pas, que je sache, répondit-elle simplement. Ce n'est pas la saison des rhumes.» Et tout fut dit.

Jacques ne devait pas savoir qu'il avait assisté au suicide d'une passion profonde, el qu'il était la cause de ce suicide, l'objet de cette passion.

Le repas fini, Alice voulut se lever pour retourner au salon. Mais il y avait un reste de paralysie dans ses jambes, et il lui fut impossible de faire un pas.

Elle pria Jacques d'aller lui chercher un livre dans la chambre de son fils, et l'enfant ayant suivi son précepteur, elle se fit reporter sur son fauteuil: elle ne voulait pas que ces deux êtres se doutassent de ce qu'elle avait souffert.

«Mon ami, dit-elle à Jacques lorsqu'il fut de retour, nous sommes encore seuls ce soir. Je ne rouvrirai ma porte que demain. Je veux utiliser celle soirée en la consacrant à ma belle-soeur, à laquelle j'avais donné, pour avant-hier, un rendez-vous dans son jardin.

«J'ai été forcée d'y manquer, et elle doit être inquiète de moi; car elle a de l'affection pour moi, j'en suis certaine, et, moi, j'en ai pour elle, beaucoup...mais beaucoup! Vous aviez raison, Jacques, condamner sans appel est odieux, juger sans connaître est absurde.

«Madame de S... n'est une femme ordinaire en rien. Je serais heureuse de la voir maintenant; mais je suis encore un peu faible pour marcher.

«Voulez-vous avoir l'obligeance d'aller chez elle, de vous informer si elle est seule, si elle est maîtresse de sa soirée, et, dans ce cas, de me l'amener?

«Vous pouvez passer par les jardins. La petite porte est et sera désormais toujours ouverte.»

Jacques obéit. Isidora se préparait à monter en voiture pour aller se promener au bois avec quelques personnes.

A peine sut-elle l'objet de la mission de Jacques, par un billet écrit au crayon dans l'antichambre, qu'elle congédia son monde, fit dételer sa voiture, et jetant son voile sur sa tête, elle s'élança vers lui et prit son bras avec une vivacité touchante. «Ah! que je vous remercie! lui dit-elle en courant avec lui, comme une jeune fille, à travers les jardins. Quelle bonne mission vous remplissez là! Je croyais qu'elle m'avait déjà oubliée, et je ne vivais plus.

—Elle a été malade, dit Jacques.

—Sérieusement; mon Dieu?

—Je ne pense pas; cependant elle est fort changée.

Le pressentiment de la vérité traversa l'esprit pénétrant d'Isidora.

Lorsqu'elle songeait à la conduite d'Alice, elle était près de tout deviner; mais, lorsqu'elle la voyait, ses soupçons s'évanouissaient. C'est ce qui lui arriva encore, lorsque Alice la reçut avec un rayon de bonheur dans les yeux et les bras loyalement ouverts à ses tendres caresses. L'impétueuse et indomptée Isidora ne pouvait élever sa pensée jusqu'à comprendre la fermeté patiente d'un tel martyre, la sublime générosité d'un tel effort.

Et cependant Isidora n'était pas incapable d'un aussi grand sacrifice; mais elle l'eût accompli autrement, et l'orage de sa passion vaincue eût fait trembler la terre sous ses pieds.

Quel orage pourtant, que celui qui avait passé sur la tête d'Alice! quelle tempête avait bouleversé tous les éléments de son être durant cette longue nuit dont le calme avait tant effrayé Jacques! et il n'en avait pourtant pas coûté la vie à un brin d'herbe.

Les sanglots d'Alice n'étaient pas sortis de sa poitrine; ses soupirs n'avaient fait tomber aucune feuille de rose autour d'elle.

Je ne me suis pas promis d'écrire des événements, mais une histoire intime. Je ne finirai par aucun coup de théâtre, par aucun fait imprévu. Alice, Isidora, Jacques, réunis ce soir-là, et souvent depuis, tantôt dans le petit salon, tantôt sur la terrasse du jardin, tantôt dans la belle serre aux camélias, se guérirent peu à peu de leurs secrètes blessures. Isidora fut, chaque jour, plus belle, plus éloquente, plus vraie, plus rajeunie par un amour senti et partagé. Jacques fut, chaque jour, plus frappé et plus pénétré de cet amour qu'il avait tant pleuré, et qui lui revenait, suave et doux comme dans les premiers jours, auprès de Julie, ardent et fort comme il l'avait été aux heures de l'ivresse et de la douleur. Elle aima, par reconnaissance d'abord, puis par entraînement, et, enfin, par enthousiasme; car Julie retrouvait, avec la confiance, la jeunesse et la puissance de son âme.

Alice fut le lien entre eus. Elle fut la confidente des dernières souffrances et des dernières luttes d'Isidora.

Elle s'attacha à la rendre digne de Jacques, et, sans jamais parler avec lui de leur amour, elle sut lui faire voir et comprendre quel trésor était encore intact au fond de cette âme déchirée. Quant á lui, le noble jeune homme, il le savait bien déjà, puisqu'il avait pu l'aimer alors qu'elle le méritait moins. Mais il avait conçu un idéal plus parfait de l'amour et de la femme en voyant Alice. Par quelle fatalité, étant aimé d'elle, ne put-il jamais le savoir? Et elle, par quel excès de modestie et de fierté fut-elle trop longtemps aveuglée sur les véritables sentiments qu'elle lui avait inspirés? Ces deux âmes étaient trop pudiques et trop naïves, et, disons-le encore une fois, trop éprises l'une de l'autre, pour se deviner et se posséder. Leur amour n'était, pas de ce monde; il n'y put trouver place. Une nature toute d'expansion, d'audace et de flamme s'empara de Jacques: et, ne le plaignez pas, il n'est point trop malheureux.

Mais qu'il ignore à jamais le secret d'Alice, car Isidora serait perdue! Rassurez-vous, il l'ignorera.

Fiez-vous à la dignité d'une âme comme celle d'Alice. Elle a trop souffert pour perdre le fruit d'une victoire si chèrement achetée. Et ce serait bien en vain qu'elle apprendrait maintenant toute la vérité. Le soir où elle compta, en regardant la pendule, les minutes et les heures que son amant passait aux pieds d'une rivale, elle s'était fait ce raisonnement: S'il ne m'aime pas, je ne puis vivre de honte et d'humiliation: S'il m'aime et qu'il se laisse distraire seulement une heure, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Dans tous les cas, il faut que je guérisse.

Ne la trouvez pas trop orgueilleuse.

A vingt-cinq ans, elle n'avait jamais aimé, et elle s'était fait de l'amour un idéal divin. Elle ne pouvait pas comprendre les faiblesses, les entraînements, les défaillances des amours de ce monde. A la voir si indulgente, si généreuse, si étrangère par conséquent aux passions des autres, on jurerait qu'elle n'essaiera plus d'aimer.

Vous me direz que c'est invraisemblable, et qu'on ne peut pas finir si follement un roman si sérieux. Et si je vous disais qu'Alice est si bien guérie qu'elle en meurt? vous ne le croiriez pas; personne ne s'en doute autour d'elle, son médecin moins que personne.

Cependant elle n'est pas condamnée à mort comme malade, dans ma pensée.

Isidora a-t-elle donc embrassé dans Jacques son dernier amour?

Un jour ne peut-il pas venir où celui d'Alice renaîtra de ses cendres? celui de Jacques est-il éteint ou assoupi? n'y aura-t-il jamais entre eux une heure d'éloquente explication?

Qui sait? ces romans-là ne sont jamais absolument terminés.


En effet, ce roman ne devait pas finir là, et lorsque nous racontions ce qu'on vient de lire, nous ne connaissions pas bien les pensées de Jacques Laurent. Un an plus tard, nous reçûmes de nouvelles confidences, et les papiers qui tombèrent entre nos mains nous forcent de donner une troisième partie à son histoire.




TROISIÈME PARTIE.




Ce manuscrit serait un peu obscur si le lecteur n'était au courant du double amour qui s'agitait dans le coeur de notre héros. Nous avons pourtant cru devoir conserver les lettres initiales qu'il avait tracées en tête de chaque paragraphe, selon que ses pensées le ramenaient à Isidora, ou l'emportaient vers Alice.




CAHIER Nº 1.

Je me croyais jadis un grand philosophe, et je n'étais encore qu'un enfant. Aujourd'hui je voudrais être un homme, et je crains de n'être qu'un mince philosophe, un philosopheur, comme dit Isidora. Et pourquoi cet invincible besoin de soumettre toutes les émotions de ma vie à la froide et implacable logique de la vertu? La vertu! ce mot fait bondir d'indignation la rebelle créature que je ne puis ni croire, ni convaincre. Monstrueux hyménée que nos âmes n'ont pu et ne pourront jamais ratifier! Ce sont les fiançailles du plaisir: rien de plus!

—La vertu! oui, le mot est pédantesque, j'en conviens, quand il n'est pas naïf. Mon Dieu, vous seul savez pourtant que pour moi c'est un mot sacré. Non, je n'y attache pas ce risible orgueil qu'elle me suppose si durement; non, pour aimer et désirer la vertu, je ne me crois pas supérieur aux autres hommes, puisque, plus j'étudie les lois de la vérité, plus je me trouve égaré loin de ses chemins, et comme perdu dans une vie d'illusion et d'erreur. Funeste erreur que celle qui nous entraîne sans nous aveugler! Illusions déplorables que celles qui nous laissent entrevoir la réalité derrière un voile trop facile à soulever!

Et j'écrivais sur la philosophie! et je prétendais composer un traité, formuler le code d'une société idéale, et proposer aux hommes un nouveau contrat social!... Eh bien, oui, je prétendais, comme tant d'autres, instruire et corriger mes semblables, et je n'ai pu ni m'instruire ni me corriger moi-même. Heureusement mon livre n'a pas été fini; heureusement il n'a point paru; heureusement je me suis aperçu à temps que je n'avais pas reçu d'en haut la mission d'enseigner, et que j'avais tout à apprendre. Je n'ai pas grossi le nombre de ces écoliers superbes, qui, tout gonflés des leçons de leurs maîtres s'en vont endoctrinant le siècle, sans porter en eux-mêmes la lumière et la force qu'ils aspirent à répandre! Cela m'a sauvé d'un ridicule aux yeux d'autrui. Mais, à mes propres yeux, en suis-je purgé?

Triste coeur, tu es mécontent de toi-même dans le passé, parce que tu es honteux de toi-même dans le présent. Et pourtant tu valais mieux, en effet, alors que tu te croyais meilleur. Tu étais sincère, tu n'avais rien à combattre; tu aimais le beau avec passion; tu te nourrissais de contemplations idéales; tu le croyais de la race des fanatiques... Tu ne te savais pas faible; tu ne savais pas que tu ne savais pas souffrir!...




CAHIER I.

Et pourquoi n'ai-je pas su souffrir? pourquoi ai-je voulu être heureux en étant juste? Mon Dieu, suprême sagesse, suprême bonté! vous qui pardonnez à nos faibles aspirations et qui ne condamnez pas sans retour vous savez pourtant que je demandais peu de chose sur la terre. Je ne voulais ni richesses, ni gloire, ni plaisirs, ni puissance: oh! vous le savez, je ne soupirais pas après les vanités humaines; j'acceptais la plus humble condition, la plus obscure influence, les privations les plus austères.

Quand la misère ployait mon pauvre corps, je ne sentais d'amertume dans mon coeur que pour la souffrance de mes frères... Tout ce que je me permettais d'espérer, c'était de trouver dans mon abnégation sa propre récompense, une âme calme, des pensées toujours pures, une douce joie dans la pratique du bien...

Et quand l'amour est venu s'emparer de ma jeunesse, quand une femme m'est apparue comme le résumé des bienfaits de votre providence, quand j'ai cru qu'il suffisait d'aimer de toute la puissance de mon être pour être aimé avec droiture et abandon, il s'est trouvé que cet être si fier et si beau était maudit, que cette fleur si suave avait un ver rongeur dans le sein, et que je ne serais aimé d'elle qu'à la condition de souffrir mortellement.

Eh bien, mon Dieu, j'ai accepté cela encore! Elle s'est arrachée de mes bras, et je l'ai perdue sans amertume, sans ressentiment; j'ai consenti à l'attendre, à la retrouver, et, pendant des années, je l'ai aimée dans la douleur et dans la pitié, sans certitude... que dis-je? sans espoir d'être aimé? Et pendant ces sombres et lentes années, abattu, mais non brisé, triste, mais non irrité, j'élevais mon âme selon mes forces, à la contemplation des vérités éternelles. Je vivais dans la pureté, j'essayais de répandre autour de moi l'amour du bien, je ne cherchais la récompense de mes humbles travaux que dans les charmes enthousiastes de l'étude. Et puis, lorsque de secrètes douleurs, ignorées de tous, à peine avouées par moi-même, sont venues me troubler, j'ai refoulé mon mal bien avant dans ma poitrine, je ne me suis pas plaint, j'ai respecté le calme sublime d'un autre coeur dont la possession m'eût fait oublier toute ma pâle et morne existence, en vain immolée à une femme orgueilleuse et coupable... Cette fois encore j'ai aimé en silence, et l'indifférence ne m'a pas trouvé plus audacieux et plus vain que n'avait fait le parjure et l'ingratitude...




CAHIER A.

Mais je ne veux pas me rappeler cela... cela doit être comme n'existant pas, et mes yeux ne liront point ici ce nom que ma main n'a jamais osé tracer... Je goûtais, d'ailleurs, dans ce mystère de mes pensées, une sorte de volupté navrante. Je sacrifiais mes agitations au repos d'une âme sublime.




CAHIER A.

Toujours ce souvenir secret, toujours ce voeu étouffé!... Écartons-le à jamais! mon âme n'est plus un sanctuaire digne de le contenir; elle est trop troublée, trop endolorie. Il faut un lac aussi pur que le ciel pour refléter la figure d'un ange.




CAHIER IV.

Quand j'ai retrouvé cette femme terrible et funeste, qui avait eu mes premiers transports, je ne l'aimais plus. Hélas! non. Je chercherais vainement à vous tromper, ô vérité incréée! Je ne l'aimais plus, je ne la désirais plus; son apparition a été pour moi comme un châtiment céleste pour des fautes que je n'ai pourtant pas conscience d'avoir commises. Elle a cru m'aimer encore, elle croit m'avoir toujours aimé, elle veut que je l'aime; elle le dit, du moins, elle se le persuade peut-être, et elle me le persuade à moi-même. Ma destinée bizarre la jette dans ma vie comme un devoir, et je l'accepte. Ne dit-elle pas que si je l'abandonne elle est perdue, rendue à l'égarement du vice, au mal du désespoir? Et à voir comme cette belle âme est agitée, je ne saurais douter des périls qui la menacent si je ne lui sers pas d'égide!... Eh bien, mon Dieu, faites donc que dans l'accomplissement d'un devoir il y ait une joie, un repos, du moins, quelque chose qui nous donne la force de persévérer et qui nous avertisse que vous êtes content de nous! Malheureux humains que nous sommes!3 si nous sentions cela, du moins! si nos pensées pouvaient s'élever assez par l'exaltation de la prière, pour arracher à la vérité éternelle un reflet de sa clarté, un rayon de sa chaleur, une étincelle de sa vie! Mais nous ne savons rien! nous nous traînons dans les ténèbres, incertains si c'est le mal ou le bien qui s'accomplit en nous et par nous. Nous n'avons pas plus tôt renoncé à un objet de nos désirs, que l'objet du sacrifice nous semble celui qu'il aurait fallu sacrifier. Nous nous dépouillons pour donner, et la main qui nous implorait se ferme et nous repousse. Nous arrosons de nos pleurs une terre qui promettait des fleurs et des fruits; elle se sèche et produit des ronces! Épouvantés, nous nous laissons déchirer par ses épines, et nous nous demandons s'il faut la maudire ou l'arroser de notre sang jusqu'à ce qu'il n'en reste plus! Sombre image de la parabole du bon grain! 0 semeurs opiniâtres et inutiles que nous sommes! Les rochers se dressent dans le désert, et nous tombons épuisés avant la fin du jour!

Note 3: (retour) On sait que c'est le premier vers du fameux quatrain de J.J. Rousseau,*



CAHIER A.

Pourquoi donc sa vie semble-t-elle s'épuiser comme une coupe que le soleil pompe et dessèche, sans qu'il s'en soit répandu une seule goutte au dehors? Mais silence, ô mon coeur! ce n'est pas pour elle que tu dois souffrir; ton martyre lui est étranger, inutile... Il lui serait indifférent, sans doute... C'est pour une autre que tu dois saigner sans relâche. Oh! qu'il serait doux de souffrir pour sauver ce qu'on aime!




CAHIER I.

Souffrir pour sauver ce qu'on n'aime plus... oh! c'est un martyre que les victimes des religions d'autrefois n'ont pas connu, et qu'elles n'auraient pas compris. Leur immolation avait un but, un résultat clair et vivifiant comme le soleil; et moi je souffre dans la nuit lugubre, seul avec moi-même, auprès d'un être qui ne me comprend pas, ou qui peut-être me comprend trop. Pourquoi, mon Dieu, n'avez-vous pas fait notre coeur assez généreux ou assez soumis pour qu'il pût s'attacher avec passion aux objets de notre dévouement? Vous avez fait le coeur de la mère inépuisable et sublime en ce genre; et j'ai cru que je pourrais aimer une femme comme la mère aime son enfant, sans s'inquiéter de donner mille fois plus qu'elle ne reçoit; sans chercher d'autre récompense que le bien qu'il doit retirer de son amour?

L'amour! c'est un mot générique, et qui embrasse tant de sentiments divers! L'amour divin, l'amour maternel, l'amour conjugal, l'amour de soi-même, tout cela n'est point l'amour de l'amant pour sa maîtresse. Hélas! si j'osais encore me croire philosophe, je tâcherais de me définir à moi-même ce sentiment que je porte en moi pour mon supplice et qui n'a jamais été satisfait. O éternelle aspiration, désir de l'âme et de l'esprit, que la volupté ne fait qu'exciter en vain! Tous les hommes sont-ils donc maudits comme moi? sont-ils donc condamnés à posséder une femme qu'ils voudraient voir transformée en une autre femme? Est-ce la femme qu'on ne possède pas, qui, seule, peut revêtir à nos yeux ces attraits qui dévorent l'imagination! Est-ce la jouissance d'un bien réel qui nous rassassie et nous rend ingrats?




CAHIER A.

Comme elle est pâle! comme sa démarche est lente et affaissée! Quel mal inconnu ronge donc ainsi cette fleur sans tache? Oh! du moins c'est une noble passion, c'est un chaste souvenir ou un désir céleste; c'est le besoin inassouvi de l'idéal et non le dégoût impie et insolent des joies de la terre. Tu n'as abusé de rien, toi! tu mériterais le bonheur. Quel est donc l'insensé qui ne l'a pas compris, ou l'infâme qui te le refuse? Si je le connaissais, j'irais le chercher au bout du monde, pour l'amener à tes pieds ou pour le tuer!... Je suis fou!... Et toi, tu es si calme!




CAHIER I.

I.—Non, je ne suis pas de ces êtres stupides et orgueilleux qui se lassent du bonheur. Si j'avais le bonheur, je le savourerais comme jamais homme ne l'a savouré. Je ne me défends pas d'aimer. Je livre mon être et ma vie à quelqu'un qui ne veut pas ou ne peut pas s'en emparer: voilà tout. L'amour est un échange d'abandon et de délices; c'est quelque chose de si surnaturel et de si divin, qu'il faut une réciprocité complète, une fusion intime des deux âmes; c'est une trinité entre Dieu, l'homme et la femme. Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et misérables, qui luttent en vain pour entretenir le feu sacré, et qui l'éteignent en se le disputant, influence divine, ce n'est, pas moi qui t'ai chassée du sanctuaire! c'est elle, c'est son orgueil insatiable; c'est son inquiétude jalouse, qui t'éloignent sans cesse.




CAHIER A.

Oh! si tu pouvais me donner un jour, une heure, du calme divin que ton âme renferme, et que reflète ton front pâle, je serais dédommagé de toute ma vie de rêves dévorants et de tourments ignorés.

Le calme! sans doute, tu ne peux ou ne veux pas donner autre chose.

D'où vient que ton amitié ne me l'a pas donné? Il est des pensées terribles dont l'ivresse n'oserait s'élever jusqu'à toi. Mais, si l'on pouvait s'asseoir à tes pieds, plonger, sans frémir, dans ton regard, respirer une heure, sans témoins opportuns et sans crainte de t'offenser, l'air qui t'environne... serait-ce trop demander à Dieu? et n'ai-je pas assez souffert pour qu'il me soit permis de me représenter une si respectueuse et si enivrante volupté?




CAHIER I.

Non, l'amour ne peut pas être l'infatigable exercice de l'indulgence et de la compassion. Dieu n'a pas voulu que la plus chère espérance de l'homme vint aboutir à l'abjuration de toute espérance. Philosophes austères moralistes sans pitié, vous mentez si vous prétendez que l'amour n'a que des devoirs à remplir et point de joies pures à exiger. Et vous autres, sceptiques matérialistes qui prétendez que le plaisir est tout, et qu'on peut adorer ce qu'on n'admire pas, vous mentez encore plus. Vous mentez tous, aucun de vous n'aima jamais. Je ne peux pas aimer sans bonheur, et je ne veux pas de plaisirs sans amour. Elle a raison, elle qui devine ma soif et les tourments de mon âme! elle sent, elle sait que je ne l'aime pas comme elle veut être aimée, comme elle ne peut pas aimer elle-même. Ambitieuse effrénée, qui veut qu'on lui donne ce qu'elle n'a plus, et qu'on l'adore comme une divinité quand elle ne croit plus elle-même!... O malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes, pourquoi faut-il que tu sois à jamais punie des erreurs qui t'ont brisée et du mal que tu détestes!




CAHIER A.

Et vous, qui n'aimez pas, qui n'avez peut-être jamais aimé, qui semblez vouloir n'aimer jamais, quelle pensée d'ineffable mélancolie peut donc vous tenir lieu de ce qui n'est pas, et vous préserver de ce qui pourrait être? Mais qui donc saura jamais...



Ici le journal de Jacques Laurent paraît avoir été brusquement abandonné; nous en avons vainement cherché la suite. Une lettre d'Isidora, datée de trois mois plus tard, nous explique cette interruption.




LETTRE PREMIÈRE.

ISIDORA A MADAME DE T...

«Alice, revenez à Paris, ou rappelez auprès de vous le précepteur de votre fils. Ses vacances ont duré assez longtemps, et Félix ne peut se passer des leçons de son ami. Quant à vous, ma soeur, cette solitude vous tuera. Je ne crois pas à ce que vous m'écrivez de votre santé et de votre tranquillité d'esprit. Moi, je pars, ma belle et chère Alice; je quitte la France, je quitte à jamais Jacques Laurent. Lisez ces papiers que je vous envoie et que je lui ai dérobés à son insu. Sachez donc enfin que c'est vous qu'il aime; efforcez-vous de le guérir ou de le payer de retour. Je sais que son coeur généreux va s'effrayer et s'affliger pour moi de mon sacrifice. Je sais qu'il va me regretter, car s'il n'a pas d'amour pour moi, il me porte du moins une amitié tendre, un intérêt immense. Mais que vous l'aimiez ou non, pourvu qu'il vous voie, pourvu qu'il vive près de vous, je crois qu'il sera bientôt consolé.

Et puis il faut vous avouer que je l'ai rendu cruellement malheureux. Vous vous étiez trompée, noble Alice! nous ne pouvions pas associer des caractères et des existences si opposées. Voilà près d'une année que nous luttons en vain pour accepter ces différences. L'union d'un esprit austère avec une âme bouleversée par les tempêtes était un essai impossible. C'est une femme comme vous que Jacques devait aimer, et moi j'aurais dû le comprendre dès le premier jour où je vous ai vue.

Je vous ferai ma confession entière. Depuis trois mois que j'ai surpris et comme volé le secret de Jacques, j'ai mis tout en oeuvre pour le détacher de vous. Excepté de lui dire du mal de vous, ce qui m'eût été impossible, j'ai tout tenté pour vaincre l'obstacle, pour triompher de la passion que vous lui inspirez, et qui me causait une jalousie effrénée. Cette ambition avait réveillé mon amour, qui commençait à périr de fatigue et de souffrance; je suis redevenue coquette, habile, tour à tour humble et emportée, boudeuse et soumise, ardente et dédaigneuse. Rien ne m'a réussi; votre absence lui avait ôté, je crois, jusqu'au sentiment de la vie. Il n'était plus auprès de moi qu'une victime du dévouement qu'il s'était imposée, et je suis presque certaine que, sans la crainte de vous sembler coupable et d'être blâmé par vous, son courage ne se serait pas soutenu. Mais je suis sûre aussi que, pour conquérir votre estime, il eût fait le sacrifice de sa vie entière, et qu'en souffrant mille tortures, il ne se serait jamais détaché de moi.

«Eh bien, ne soyez pas effrayée de ma résolution, Alice! je la prends enfin avec calme. Hier encore, Jacques, plus pâle qu'un spectre, plus beau qu'un saint, me jurait qu'il ne me quitterait jamais, qu'il ne me manquerait jamais de parole. En voyant tant d'abnégation et de vertu, j'ai été prise tout à coup d'un accès de courage et de désintéressement, et je lui ai dit à jamais adieu dans mon coeur. Je vous écris de ma première station, station sur la route d'Italie, et probablement il ignore encore, à l'heure qu'il est, que j'ai quitté Paris et brisé sa chaîne! Voyez combien je suis guérie! Je désire qu'il l'apprenne avec joie, et la seule tristesse que j'éprouve, c'est la crainte de lui laisser quelque regret.

«Pourquoi donc tardons-nous tant à faire ce qui est juste et bon? Quelle fausse idée nous attachons à l'importance de nos sacrifices et à la difficulté de notre courage! Il y a plus d'un an que je regarde comme une angoisse mortelle le détachement que je porte aujourd'hui dans mon coeur avec une sorte de volupté. Je ne savais pas que la conscience d'un devoir accompli pouvait offrir tant de consolation. Ma naïveté à cet égard doit vous faire sourire. Hélas! c'est apparemment la première fois que je cède à un bon mouvement sans arrière-pensée. Puissé-je tirer de cette première et grande expérience la force d'abjurer dans l'avenir mon aveugle et impérieuse personnalité!

«Pourquoi ne m'avez-vous pas aidée, chère Alice, à entrer dans cette voie? Ah! si vous aviez aimé Jacques, avec quel enthousiasme je l'aurais rendu à la liberté!... Et pourtant, hier encore, je luttais contre vous... mais c'est que vous ne l'aimez pas... Pourtant, que sais-je? votre langueur, votre mélancolie, cachent peut-être le même secret.... Pardonnez-moi, je n'en dirai pas davantage, je vous respecte désormais au point de vous craindre. Voyez à quel point vous m'êtes sacrée! La passion de Jacques pour vous était, pour moi, comme un reflet de votre image dans son âme, et, quoique je fusse en possession de son secret, jamais je n'ai osé le lui dire, jamais je n'ai osé vous combattre ouvertement et vous nommer à lui.

«Revoyez-le sans crainte et sans confusion. Il croit que le vieux Saint-Jean a brûlé son journal par mégarde. Il ne se doutera jamais que sa confession est entre vos mains. Ah! c'est la confession d'un ange. Quel noble sentiment, Alice! quelle ferveur mystérieuse, quel pieux respect! n'en serez-vous pas touchée quelque jour? J'aurais donné, moi, dix ans de jeunesse et de beauté pour être aimée ainsi, eussé-je dû ne l'apprendre jamais de sa bouche, et n'en recevoir même jamais un baiser furtif sur le bord de mon vêtement!

«C'en est fait! je n'inspirerai jamais cette flamme sainte que j'ai follement rêvée. Autrefois je m'indignais contre mon sort, j'accusais le coeur de l'homme d'injustice, d'orgueil et de cruauté; mais j'ai bien changé depuis un an! Si quelque jour vous parlez de moi librement avec Jacques, dites-lui de ne pas se reprocher mes souffrances; elles m'ont été salutaires, elles ont porté leurs fruits amers et fortifiants. J'ai reconnu enfin qu'il n'était pas au pouvoir du coeur le plus généreux et le plus sublime de donner toute sa flamme à un être troublé et malade comme moi.....J'ai reconnu le sceau de la justice divine et le prix de la vertu... la vertu que j'ai tant haïe et blasphémée dans mes désespoirs! Où seraient donc le bien et le mal ici-bas, si les coeurs coupables pouvaient être récompensés dès cette vie, et s'il n'y avait pas d'inévitables expiations! Ah! cette parole est vraie: Tu seras puni par où tu as péché! Cela est vrai pour toutes les erreurs, pour toutes les folles passions de l'humanité. Ceux qui ont abusé des bienfaits de Dieu ne le trouveront plus et seront condamnés à le chercher sans cesse! La femme sans frein et sans retenue mourra consumée par le rêve d'une passion qu'elle n'inspirera jamais.

«Et pourtant l'Evangile nous montre les ouvriers de la dernière heure du jour récompensés comme ceux de la première...; mais le maître qui paie ainsi, c'est Dieu. Il n'est pas au pouvoir de l'homme de tout donner en échange de peu. Si l'ouvrier tardif et lâche avait le droit d'exiger une part complète, celui qui rétribue serait frustré, et c'est en amour surtout que l'égalité a besoin d'être respectée comme l'amour même; car l'amour est aussi beau que la vertu, ou plutôt la vertu, c'est l'amour. Il impose les plus grands devoirs, et ces devoirs-là, partagés également, sont les plus vives jouissances. Celui qui croit pouvoir mériter seul, présume trop de lui-même; celui qui se croit dispensé de mériter, ne recueille rien.

«C'est en Dieu seul que je me réfugie, ses trésors à lui sont inépuisables. Si le catholicisme n'était pas une fausse doctrine pour les hommes d'aujourd'hui, je sens que je me ferais carmélite ou trappiste à l'heure qu'il est; mais le Dieu des nonnes est encore un homme, une sorte d'égal, un jaloux, un amant; le Dieu qui peut me sauver, c'est celui qui ne punit pas sans retour. Il me semble que j'ai assez expié, et que je mérite d'entrer dans le repos des justes, c'est-à-dire de ne plus connaître les passions.

«Mais vous, Alice, vous avez droit à la coupe de la vie, vous vous en êtes trop abstenue; pourquoi donc craindriez-vous d'y porter vos lèvres pures? il est impossible qu'il y ait une goutte de fiel pour vous... Je n'ose nommer Jacques, et pourtant, ma belle sainte, je ne puis m'empêcher de rêver que quelque jour... un beau soir d'été plutôt, Jacques vous surprendra à la campagne, lisant ce paragraphe écrit de sa main: «Si l'on pouvait s'asseoir à tes pieds!...»

«Quand vous m'écrirez que ce moment est venu, je reviendrai près de vous, j'y reviendrai calme et purifiée; et, à mon tour, Alice, je goûterai ce bonheur d'avoir fait des heureux, que vous vouliez garder pour vous seule!

«ISIDORA.»

La lettre qui suit est de dix ans postérieurs à celle qu'on vient de lire.




LETTRE DEUXIÈME.

ISIDORA A MADAME DE T...

Non, je ne suis pas malheureuse. J'ai accompli pour vous, Alice, un sacrifice que je croyais bien grand alors...

Pardonnez-moi si je vous dis aujourd'hui que, dans mes souvenirs, ce grand acte de courage me paraît chaque jour moins sublime, et qu'enfin j'arrive à me trouver assez peu héroïque... Que Jacques me pardonne de parler ainsi! Et vous surtout, ma soeur chérie, pardonnez-moi de ne pas le pleurer... Il n'y a rien d'injurieux pour lui dans le calme avec lequel je puis parler à présent d'un sujet jadis si brûlant, et naguère encore si délicat. Ce n'est pas de Jacques que je suis guérie, c'est de l'amour! Oui, vraiment, j'en suis guérie à jamais, Alice, et, pour m'avoir fait cette grâce, Dieu a été trop bon pour moi, il m'a trop largement récompensée d'un moment de force.

Je vous dis cela ce soir, au bord du plus beau lac de la terre, par un coucher de soleil splendide, sous le ciel de la paisible et riante Lombardie, et je parle ainsi dans la sincérité de mon coeur.

Il me semble, tant je suis tranquille, que je ne puis plus souffrir.... Peut-être si le ciel était orageux, l'air âcre, et que le paysage, au lieu de l'églogue des prairies bordant de fleurs des flots placides, m'offrît le drame d'un volcan qui gronde et d'une nature qui menace... peut-être mon âme serait-elle moins sereine, peut-être vous exprimerais-je le vide délicieux de mon âme en des termes plus résignés que triomphants.... Je ne sais, je n'ose chanter victoire, dans la crainte de tomber dans le péché d'orgueil et d'en être punie; mais il est certain que, depuis quelques mois, depuis ma dernière lettre, je ressens une joie intérieure qui me semble durable et profonde.

A quoi l'attribuerai-je? Sera-ce simplement à cet inappréciable bienfait du repos dont je ne me souvenais plus d'avoir joui? peut-être! O bonheur des âmes blessées et fatiguées, que tu es humble et modeste! tu te contentes de ne pas souffrir, tu ne demandes rien que l'absence d'un excès de souffrance; tu te replies sur toi-même, comme une pauvre plante qui, après l'orage, n'a besoin que d'un grain de sable et d'une goutte d'eau; bien juste de quoi ne pas mourir et se sentir faiblement vivre.... le plus faiblement possible!

Pas de funestes présages, Alice! ne croyez pas me consoler et m'égayer en me disant que je suis encore jeune et que j'aimerai encore! Non, je ne suis plus jeune! si mes traits disent le contraire, ils mentent. C'est dans l'âme que les années marquent leur passage et laissent leur empreinte; c'est notre coeur, c'est notre imagination qui vieillissent promptement ou résistent avec vaillance.

—... Je relis ce que je vous écrivais tout à l'heure, aux dernières clartés d'un soleil mourant; on m'apporte une lampe, je m'éloigne de la fenêtre...

Mes idées prennent un autre cours.

Pourquoi confondais-je le coeur avec l'imagination? Dans la jeunesse, c'est peut-être une seule et même chose; mais, en vieillissant, les éléments de notre être deviennent plus distincts. Les sens s'éteignent d'un côté, le cerveau de l'autre; mais le coeur est-il donc condamné à mourir avec eux? Oh non! grâce à la divine bonté de la Providence, la meilleure partie de nous-même survit à la plus fragile, et il arrive qu'on se trouve heureux de vieillir. 0 mystère sublime! Vraiment la vie est meilleure qu'on ne croit! L'injuste et superbe jeunesse recule avec effroi devant la pensée d'une transformation qui lui semble pire que la mort, mais qui est peut-être l'heure la plus pure et la plus sereine de notre pénible carrière.

Avec quelle terreur j'avais toujours pensé à la vieillesse! Dans la fleur de ma jeunesse, je n'y croyais pas. «Moi, vieillir! me disais-je en me contemplant: devenir grasse, lourde, désagréable à voir! Non, c'est impossible, cela n'arrivera pas. Je mourrai auparavant; ou bien, quand je me sentirai décliner, quand une femme me regardera sans envie, et un homme sans désir, je me tuerai!»

Il n'y a pas longtemps encore qu'en consultant mon miroir, ce conseiller sévère, sur lequel les hommes ont dit et écrit tant de lieux communs satiriques, je m'effrayais d'une ride naissante et de quelques cheveux qui blanchissaient; nais, tout d'un coup, j'en ai pris mon parti, je n'ai même plus songé à m'assurer des ravages du temps, et, le jour où je me suis dit que j'étais vieille, je me suis trouvée jeune pour une vieille. Et puis, je crois que, précisément, toutes ces railleries de l'autre sexe, à propos des beautés qui s'en vont et qui se pleurent, m'ont donné un accès de fierté victorieuse. J'ai compris profondément cette ingratitude des hommes qui, après avoir adulé notre puissance, l'insulte et la raille dès qu'elle nous échappe. Et j'ai trouvé qu'il fallait être bien avilie pour regretter ce vain hommage dont la fumée dure si peu. Enfin, raison ou lassitude, je me sens réconciliée avec la vieille femme.

La vieille femme! Eh bien, oui, c'est une autre femme, un autre moi qui commence, et dont je n'ai pas encore à me plaindre. Celle-là est innocente de mes erreurs passées; elles les ignore parce qu'elle ne les comprend plus, et qu'elle se sent incapable de les imiter. Elle est douce, patiente et juste, autant que l'autre était irritable, exigeante et rude. Elle est redevenue simple et quasi naïve, comme un enfant, depuis qu'elle n'a plus souci de vaincre et de dominer.

Elle répare tout le mal que l'autre a fait, et, par-dessus le marché, elle lui pardonne ce que l'autre, agitée de remords, ne pouvait plus se pardonner à elle-même. La jeune tremblait toujours de retomber dans le mal, elle le sentait sous ses pieds et n'osait faire un pas. La vieille marche en liberté et sans craindre les chutes, car rien ne l'attire plus vers les précipices.

Ne croyez pourtant pas, mes amis, que je vais me composer un rôle, une figure, un costume, un esprit de circonstance. Il y a un genre de coquetterie que je déteste plus que la pire coquetterie des jeunes femmes, c'est celle des vieilles, Je veux parler de ces ex-beautés qui se réfugient dans la grâce, dans l'esprit, dans l'aménité caressante. Je connais ici une marquise de soixante ans dont l'éternel sourire et la banale bienveillance me font l'effet d'une prostitution de l'âme.

Certes c'est là une grande comédienne et qui dissimule bien ses regrets. Elle affecte d'aimer les jeunes gens des deux sexes d'une tendre affection, d'être là maman à tout le monde, de faire tous les frais de gaieté des réunions, d'amener des rencontres, de nouer des mariages, de se rendre indispensable en recevant toutes les confidences, en rendant mille petits services: et, au fond du coeur, cette excellente femme est plus sèche et plus égoïste qu'on ne pense. Elle fait toutes choses en vue d'elle-même et du rôle qu'elle s'est imposé. Elle n'a pas pu rompre avec le succès, et elle poursuit sa carrière de reine des coeurs sous une forme nouvelle. Elle est jalouse de quiconque fait quelque bien, et j'ai failli être brouillée avec elle pour avoir adopté Agathe. Elle voulait l'accaparer, en faire l'ornement de son salon, frapper les esprits par la production au grand jour de cette modeste fille, pour arriver à la marier sottement à quelque vieux patricien, ex-comparse dans son cortège d'adorateurs. Elle eût trouvé moyen de faire grana bruit avec cela, et d'abandonner la pauvrette, comme elle a fait de tant d'autres, quand elles ont eu assez brillé près d'elle, à son profit.

Non, non, jamais je n'imiterai cette marquise, et quand, d'un air doucereusement cruel, elle m'honore de ses avis et me cite son propre exemple pour m'engager à vieillir agréablement, je me détourne pour ne pas respirer son souffle glacé. Oh! je ne prendrai pas votre petit sentier parfumé de roses fanées, ma charmante vieille! Je suis vieille tout de bon, je le sens, je m'en réjouis, J'en triomphe tranquillement au fond de l'âme. Je n'ai pas besoin déjouer votre comédie. Je n'aime plus les hommes, moi! Je n'ai plus besoin de leurs louanges, j'en ai eu assez, et je sais ce qu'elles valent. Je trouve la vieillesse bonne et acceptable, mais elle m'arrive sérieuse et recueillie, non folâtre et remuante. J'ai encore du coeur, et je veux conserver ce bon reste en ne le gaspillant pas dans de feintes amitiés.

Pardonnez-moi une métaphore qui me vient. Je me figure la jeunesse comme un admirable paysage des Alpes. Tout y est puissant, grandiose, heurté. À côté d'une verdure étincelante, un bloc de pâles neiges et de glaces aiguës a coulé dans le vallon, et les fleurs qui viennent d'éclore là, meurent au sein de l'été, frappées au coeur par une gelée soudaine et intempestive. Des roches formidables pendent sur de ravissantes oasis et les menacent incessamment. De limpides ruisseaux coulent silencieusement sur la mousse; puis, tout à coup, le torrent furieux qu'ils rencontrent, les emporte avec lui et les précipite avec fracas dans de mystérieux abîmes. La clochette des troupeaux et le chant du pâtre sont interrompus par le tonnerre de la cascade ou celui de l'avalanche: partout le précipice est au bord du sentier fleuri, le vertige et le danger accompagnent tous les pas du voyageur, que les beautés incomparables du site enivrent et entraînent. Une nature si sublime est sans cesse aux prises avec d'effroyables cataclysmes; ici le glacier ouvre ses terribles flancs de saphir et engloutit l'homme qui passe; là les montagnes s'écroulent, comblent le lac et la plaine, et, de tout ce qui souriait ou respirait hier à leurs pieds, il ne reste plus ni trace ni souvenir aujourd'hui... Oui, c'est là l'image de la jeunesse, de ses forces déréglées, de ses bonheurs enivrants, de ses impétueux orages, de ses désespoirs mortels, de ses combats, et de toute cette violente destruction d'elle-même qu'enfante l'excès de sa vie.

Mais la vieillesse! je me la figure comme un vaste et beau jardin bien planté, bien uni, bien noble à l'ancienne mode... un peu froid d'aspect, quoique situé à l'abri des coups de vent. C'est encore assez grand pour qu'on y essaie une longue promenade, mais on aperçoit les limites au bout des belles allées droites, et il n'y a point là de sentiers sinueux pour s'égarer.

On y voit encore des fleurs; mais elles sont cultivées et soignées, car le sol ne les produit point sans les secours de la science et du goût.

Tout y est d'un style simple et sévère, point de statues immodestes, point de groupes lascifs. On ne s'y poursuit plus les uns les autres pour s'étreindre et pour lutter: on s'y rencontre, on s'y salue, on s'y serre la main sans rancune et sans regret. On n'y rougit point, car on a tout expié en passant le seuil de cette noble prison dont on ne doit plus sortir; et l'on s'y promène ou l'on s'y repose, consolé et purifié, jouissant des tièdes bienfaits d'un soleil d'automne. Si, du haut de la terrasse abritée, le regard plonge dans la région terrible et magnifique où s'agite la jeunesse, on se souvient d'y avoir été, et on comprend ce qui se passe là d'admirable et d'insensé; mais malheur à qui veut y redescendre et y courir: car les railleries ou les malédictions l'y attendent! Il n'est permis aux hôtes du jardin que d'étendre les mains vers ceux qui dansent sur les abîmes, pour tâcher de les avertir; et encore, cela ne sert-il pas à grand'chose, car on ne s'entend pas de si loin.

Voilà mon apologue. Passez-m'en la fantaisie, je me sens plus à l'aise depuis que je me suis planté ce jardin.

Mais c'est bien assez philosopher et rêver, Il faut que je vous parle d'Agathe, de cette pauvre orpheline que j'ai adoptée, qui entrait chez moi comme femme de chambre, et dont j'ai fait ma fille, ni plus ni moins.

Je vous ai déjà dit qu'elle était fille d'un pauvre artiste qui l'avait fort bien élevée, mais qui, en mourant, l'avait laissée dans le plus complet abandon, dans la plus profonde misère.

Je n'avais jamais songé à adopter un enfant, je n'avais jamais regretté de n'en point avoir.

Il ne me semblait point que j'eusse le coeur maternel, et peut-être eusse-je manqué de tendresse ou de patience pour soigner un petit enfant; Lorsque cette Agathe est entrée chez moi, j'étais à cent lieues de prévoir que je me prendrais pour elle d'une incroyable affection. Je fus frappée de sa jolie figure, de son air modeste, de son accent distingué, et je me promis d'en faire une heureuse soubrette, libre autant que possible, et traitée avec bienveillance.

Puis, au bout de quelque temps, en courant avec elle, je découvris un trésor de raison, de droiture et de bonté; et bientôt, je la retirai de l'office pour la faire asseoir à mes cotés, non comme une demoiselle de compagnie, mais comme la fille de mon coeur et de mon choix.

Pourtant si vous nous voyiez ensemble, vous seriez surprise, chère Alice, de l'apparente froideur de notre affection; du moins, vous nous trouveriez bien graves, et vous vous demanderiez si nous sommes heureuses l'une par l'autre.

Il faut donc que je vous explique ce qui se passe entre nous.

Dès le principe, j'ai examiné attentivement Agathe, je l'ai même beaucoup interrogée. J'ai retiré de cet examen et de ces interrogatoires, la certitude que c'était là un ange de pureté, et en même temps une âme assez forte: un caractère absolument différent du mien, à la fois plus humble et plus fier, étranger par nature aux passions qui m'ont bouleversée, difficile, impossible peut-être à égarer, prudente et réfléchie, non par sécheresse et calcul personnel, mais par instinct de dignité et par amour du vrai.

La docilité semblait être sa qualité dominante, lorsque je lui commandais en qualité de maîtresse. Mais en l'observant, je vis bientôt que cette docilité n'était qu'une muette adhésion à la règle qu'elle acceptait: l'amour de l'ordre, et surtout une noble fierté qui voulait se soustraire par l'exactitude rigoureuse à l'humiliation du commandement. C'était cela bien plutôt qu'une soumission aveugle et servile pour ma personne. Le silence profond qui protégeait ce caractère grave et recueilli m'empêchait de savoir si les passions généreuses pourraient y fermenter, si la haine de l'injustice et le mépris de la stupidité seraient capables d'en troubler la paix.

A présent encore, quoique j'aie lu aussi avant dans son coeur qu'elle-même, quoique je sache bien qu'elle adore la bonté, j'ignore si elle peut haïr la méchanceté Peut-être qu'il y a là trop de force pour que l'indignation s'y soulève, pour que le dédain y pénètre. Étonnement et pitié, voilà, ce me semble, toute l'altération que cette sérénité pourrait subir.

Agathe a vécu dans le travail et la retraite, sans rien savoir, sans rien deviner du monde, sans rien désirer de lui, sans songer qu'elle pût jamais sortir de l'obscurité qu'elle aime, non-seulement par habitude, mais par instinct. Elle ne connaît pas l'amour, elle en pressent encore si peu les approches, que je me demande avec terreur si elle est capable d'aimer, et si elle n'est pas trop parfaite pour ne pas rester insensible.

Et pourtant, je ne puis concevoir la jeunesse d'une femme sans amour, et je suis épouvantée du mystère de son avenir. Aimera-t-elle, d'amitié seulement, un compagnon de toute la vie, un mari? Élèvera-t-elle des enfants, sans passion, sans faiblesse, avec la rigide pensée d'en faire des êtres sages et honnêtes? Quelle rectitude admirable et effrayante! Sera-t-elle heureuse sans souffrir? est-ce possible!

Et pourtant, qu'ai-je retiré, moi, de mes angoisses et de mes tourments?

Quand j'avais seize ans, l'âge d'Agathe, je n'avais déjà plus de sommeil, ma beauté me brûlait le front, de vagues désirs d'un bonheur inconnu me dévoraient le sein. Rien dans cette enfant ne me rappelle mon passé. Je l'admire, je m'étonne, et je n'ose pas juger.

Quand j'ai changé la condition d'Agathe si soudainement, si complètement, elle a été fort peu surprise, nullement étourdie ou enivrée, et j'ai aimé cette noble fierté qui acceptait tout naturellement sa place. L'expression de sa reconnaissance a été vraie, mais toujours digne. Elle me promettait de mériter ma tendresse, mais elle n'a pas plié le genou, elle n'a pas courbé la tête, et c'est bien. En voyant ce noble maintien, moi, j'ai été saisie d'un respect étrange, et une seule crainte m'a tourmentée, c'est de n'être pas digne d'être la bienfaitrice et la providence d'Agathe. Son air imposant ma fait comprendre la grandeur du rôle que je m'imposais, et, depuis ce moment, je m'observe avec elle, comme si je craignais de manquer au devoir que j'ai contracté.

Cela fait une amitié qui m'est plus salutaire que délicieuse. Il ne s'agit point d'adopter une telle orpheline pour s'en faire une société, une distraction, un appui. Agathe prend le contrat au sérieux. Elle semble me dire dans chaque regard:

«Vous avez voulu avoir l'honneur d'être mère, songez que ce n'est pas peu de chose, et qu'une mère doit être l'image de la perfection.»

Moi, je ne sais pas me contraindre, et, si quelque folle passion pouvait encore me traverser le cerveau, je ne jouerais pas la comédie. J'éloignerais Agathe plutôt que de la tromper. Mais est-ce donc la pensée que le moindre égarement de ma part troublerait notre intimité, qui fait que je me sens si bien fortifiée dans mon jardin de vieillesse?

Peut-être! peut-être Agathe m'a-t-elle été envoyée par la bonté divine pour me faire aimer l'ordre, le calme, la dignité, et la convenance. Il est certain que tout cela est personnifié en elle, et que rompre avec ces choses là, ce serait rompre avec Agathe. Il était donc dans ma destinée que les hommes me perdraient et que je ne pourrais être sauvée que par les femmes? Vous avez commencé ma conversion, chère Alice; vous l'avez voulue, vous y avez mis tout votre coeur, toute votre force. Agathe, qui vous ressemble à tant d'égards, l'achève sans se donner la moindre peine, sans se douter même de ce qu'elle fait; car la douce enfant ignore ma via, et ne la comprendrait pas si elle lui était racontée.

Minuit.

Agathe m'a forcée de m'interrompre, mais je veux vous dire bonsoir, à présent qu'elle me quitte. J'ai passé solennellement la soirée auprès d'elle, et je me sens comme exaltée par mes propres pensées.

Quelle nuit magnifique! la terre altérée ouvrait tous ses pores à la rosée, les fleurs la recevaient dans leurs coupes immaculées. Enivrés d'amour, de parfum et de liberté, les rossignols chantaient, et, du fond humide de la vallée, leurs intarissables mélodies montaient comme un hymne vers les étoiles brillantes. Appuyée sur l'épaule d'Agathe, que je dépasse de toute la tête, je marchais d'un pas égal et lent, m'arrêtant quelquefois quand nous atteignions ta limite de la balustrade. La terrasse de cette villa est magnifiquement située; absorbées dans la contemplation du paysage vague et profond, et plus encore de l'infini déroulé sur nos têtes, nous ne songions point à nous parler. Peu à peu ce silence amené naturellement par la rêverie, nous devint impossible à rompre. Du moins, pour ma part, je n'eusse rien trouvé à dire qui ne m'eût semblé oiseux ou coupable au milieu d'une telle nuit, solennelle et mystérieuse comme la beauté parfaite. Agathe respectait-elle ma méditation, ou bien éprouvait-elle le même besoin de recueillement? Agathe aussi est mystérieuse comme la perfection. Son âme sans tache me semblait si naturellement à la hauteur de la beauté des choses extérieures, que j'eusse, craint d'affaiblir, par mes réflexions, le charme qu'elle y trouvait Avait-elle besoin de moi pour admirer la voûte céleste, pour aspirer l'infini, pour se prosterner en esprit devant la main qui sema ces innombrables soleils comme une pluie de diamants dans l'Océan de l'Éther? Et quelles expressions eussent pu rendre ce qu'elle éprouvait sans doute mieux que moi? De quel autre sujet eussé-je pu l'entretenir qui ne fût un outrage à la beauté des cieux, une profanation de ces grandes heures et de ces lieux sublimes?

Quand l'échange de la parole n'est pas nécessaire il est rarement utile. J'en suis venue à croire que tous les discours humains ne sont que vanité, temps perdu, corruption du sentiment et de la pensée. Notre langage est si pauvre que quand il veut s'élever, il s'égare le plus souvent, et que quand il veut trop bien peindre, il dénature. Toujours la parole procède par comparaison, et les poètes sont forcés, pour décrire la nature, d'assimiler les grandes choses aux petites. Par exemple ils font du ciel une coupole; de la lune une lampe; des fleuves sinueux, les anneaux d'un serpent; des grandes lignes de l'horizon et des grandes masses de la végétation, les plis et les couleurs d'un vêtement.

Les poëtes ont peut-être raison: interprètes et confidents de la nature, chargés de l'expliquer au vulgaire, de communiquer aux aveugles un peu de cette vue immense que Dieu leur a donnée, ils se servent de figures pour se faire entendre, à la manière des oracles. Ils mettent les soleils dans le creux de ces mains d'enfants sous la figure d'un rubis ou d'une fleur, parce que le vulgaire ne peut concevoir que ce qu'il peut mesurer. Et tous tant que nous sommes, nous avons pris une telle habitude de ce procédé de comparaison, que nous ne savons pas nous expliquer autrement quand nous voulons parler. Mais quand l'âme poétique est seule, elle ne compare plus: elle voit et elle sent.

L'intelligence n'explique pas au coeur pourquoi et comment l'univers est beau; dans aucune langue humaine le véritable poëte ne saurait rendre la véritable impression qu'il reçoit du spectacle de l'infini.

Qu'il se taise donc et qu'il jouisse, celui qui n'a rien à démêler avec le monde, rien a lui enseigner ou à recevoir de lui: l'amour d'une vaine gloire dicte trop souvent ces prétendus épanchements. Celui qui parle veut produire de l'effet sur celui qui écoute, et s'il ne cherche point à l'éblouir par l'éclat des mots, du moins il travaille à s'emparer de ses émotions, à lui imposer les siennes, à se poser comme un prisme entre lui et la beauté des choses. Alors, sous l'oeil de Dieu, au lieu de deux âmes prosternées, il n'y a plus qu'un cerveau agissant sur un autre cerveau, triste échange de facultés bornées et de misère orgueilleuse!

Mais ce n'est pas cela seulement qui me fermait la bouche auprès d Agathe: quelle parole de ma bouche flétrie si longtemps par la plainte et l'imprécation, ne fût tombée comme une goutte de limon impur dans cette source limpide, où l'image de Dieu se reflète dans toute sa beauté? Entre elle et moi, hélas! il y a un abîme infranchissable: c'est mon passé. Mes doutes, mes vains désirs, mes angoisses furieuses, mes amertumes, mon impiété, ma vaine science de la vie, mes ennuis, tout ce que j'ai souffert! Cette âme vierge de toute souillure et de toute tristesse doit à jamais l'ignorer. Il y a en elle une infinie mansuétude qui l'empêcherait de me retirer son affection. Peut-être même m'aimerait-elle davantage; si elle avait à me plaindre! Peut-être trouverais-je dans sa piété filiale des consolations puissantes. Mais de même que la mère, forcée de traverser un champ de bataille, cache dans son sein la tête de son enfant pour l'empêcher de voir la laideur des cadavres et de respirer l'odeur delà corruption, de même ma tendresse pour Agathe m'empêchera de lever jamais ce voile virginal qui lui cache les misères et les tortures de cette vie déréglée.

Cette ligne invisible tracée entre elle et moi est un lien, bien plus qu'un obstacle. C'est là que se manifeste, à son insu, ma tendresse pour elle; c'est là que gît sa confiance en moi. Je lui sacrifie le plaisir que j'aurais parfois à épancher mes pensées: elle s'appuie sur moi comme sur une force dont elle croit avoir besoin et qui ne réside qu'en elle. Si je me sens triste et agitée, ce qui arrive bien rarement désormais, je l'éloigne de moi quelques instants, pour ne la rappeler que lorsque mon âme a repris son calme et sa joie silencieuse.

Agathe est blanche comme un beau marbre de Carrare au sortir de l'atelier. L'incarnat de la jeunesse ne colorera jamais vivement ce lis éclos dans l'ombre du travail el de la pauvreté; et cependant un léger embonpoint annonce cette santé particulière aux recluses, santé plus paisible que brillante, plus égale que vigoureuse, apte aux privations, impropre à la douleur et à la fatigue. Trois jours de mon ancienne vie briseraient cette plante frêle et suave, qui, dans la paix d'un cloître, résisterait longtemps à la vieillesse et à la mort.

Auprès de cette fleur sans tache, auprès de ce diamant sans défaut, je sens mon âme s'élever et se fortifier. D'autres jeunes filles ont plus de beauté, une intelligence plus vive et plus brillante, un sentiment des arts plus chaud et plus prononcé. Agathe ne ressemble pas à une statue grecque. C'est la vierge italienne dans toute sa douceur, vierge sans extase et sans transport, accueillant le monde extérieur sans l'embrasser, attentive, douce et un peu froide à force de candeur, telle enfin que Raphaël l'eût placée sur l'autel, le regard fixé sur le pécheur, et semblant ne pas comprendre la confession qu'elle écoute.

Il y a, certes, dans toutes les créatures humaines, un fluide magnétique, impénétrable aux organisations épaisses, mais vivement perceptible aux organisations exquises par elles-mêmes, ou à celles qui sont développées par la souffrance. La présence d'Agathe agit sur moi d'une manière magique. L'atmosphère se rafraîchit ou s'attiédit autour d'elle. Quelquefois, quand le spectre du passé m'apparaît, une sueur glacée m'inonde, et je crois entrer dans mon agonie. Mais si Agathe vient s'asseoir près de moi, l'oeil noir et grave et la bouche à demi souriante, elle me communique immédiatement sa force et son bien-être.

Il y a donc en elle quelque chose de mystérieux pour moi, comme je vous le disais; quelque chose que je n'eusse pas su demander, si l'on m'eût offert de choisir une compagne et une fille selon mes prédilections instinctives. Probablement, j'aurais fait la folie de désirer une fille semblable à moi sous plusieurs rapports. J'aurais voulu qu'elle fût ardente et spontanée, qu'elle connût ces agitations de l'attente, ces bouleversements subits, ces enthousiasmes et ces illusions où j'ai trouvé quelques heures d'ivresse au milieu d'un éternel supplice. Et probablement aussi, au lieu de la préserver du malheur par mon expérience, j'eusse augmenté son irascibilité par la mienne et développé sa faculté de souffrir. Mais un caprice du hasard que je ne puis m'empêcher de bénir superstitieusement comme une faveur providentielle, a jeté dans mes bras un être qui ne me comprend pas du tout et que je comprends à peine. Ce contraste nous a sauvées l'une et l'autre. J'eusse voulu être adorée de ma fille, et c'eût été là un souhait égoïste, un voeu contraire à la nature. Agathe m'aime, et c'est tout; et moi, l'âme la plus exigeante et la plus jalouse qui fut jamais, je m'habitue à l'idée qu'il est bon d'être celle des deux qui aime le plus. C'est là un miracle, n'est-ce pas? un miracle que j'eusse en vain demandé à l'amour d'un homme et qu'a su opérer l'amitié d'une enfant.

Vous me demandez si j'aime toujours le luxe, et, me cherchant des consolations où vous supposez que j'en puis trouver, vous vous imaginez que j'ai du me créer, dans ma villa italienne, une existence toute d'or et de marbre, toute d'art et de splendeur. Il n'en est rien; tout ce qui me rappelle la courtisane m'est devenu odieux. Je suis dégoûtée, non de la beauté des oeuvres de goût, mais de la possession et de l'usage de ces choses là. J'ai fait cadeau, à divers musées de cette province, des statues et des tableaux que je possédais. Je trouve qu'un chef-d'oeuvre doit être à tous ceux qui peuvent le comprendre et l'apprécier, et que c'est une profanation que de l'enfermer dans la demeure d'un particulier, lorsque ce particulier s'est voué à la retraite, et a fermé sa porte aux amateurs et aux curieux, comme je l'ai fait définitivement. J'ai vendu tous mes diamants, et j'ai fait bâtir presque un village autour de moi, où je loge gratis de pauvres familles. Je ne m'occupe plus de ma parure, et je n'ai même pas osé m'occuper de celle d'Agathe, quoique j'eusse trouvé du plaisir à embellir mon idole; mais la voyant si simple et si étrangère à celle longue et coûteuse préoccupation, j'ai respecté son instinct, et je l'ai subi pour moi-même peu à peu, sans m'en apercevoir. Agathe aime et cultive avec distinction la peinture et la la musique. Son père l'avait destinée à donner des leçons. Mais ce pauvre artiste, imprévoyant et déréglé comme la plupart de ceux de ce pays-ci, l'avait laissée sans clientèle et sans protections. Ses talents, du moins, lui servent à charmer les loisirs que sa nouvelle position lui procure, et je suis sortie, grâce à elle, de ma longue et accablante oisiveté. Je me suis remise au piano pour raccompagner quand elle chante, et nous lisons ensemble tous ces chefs-d'oeuvre que je savais par coeur à force de les entendre, mais sans les avoir jamais véritablement compris. Quand elle dessine, je lui fais la lecture, et quand elle lit, je brode au métier. Moi, broder! je vois d'ici votre surprise! Eh bien, je suis revenue à ces choses-là que j'ai tant méprisées et raillées, et je reconnais qu'elles sont bonnes. Il y a tant de moments où l'âme est affaissée sur elle-même, où le travail de l'esprit nous écrase, où la rêverie nous torture ou nous égare, qu'il est excellent de pouvoir se réfugier dans une occupation manuelle. C'est affaire d'hygiène morale, et je comprends maintenant comment, vous, qui avez une si haute intelligence, vous pouvez remplir un meuble au petit point.

Agathe a les goûts d'une campagnarde, quoiqu'elle ait toujours vécu enfermée dans la mansarde d'une petite ville. Sa plus grande joie d'être riche consiste à voir et à soigner des animaux domestiques. Et ne croyez pas que la pauvrette se soit prise d'admiration et d'affection pour les plus nobles: elle a peu compris la grâce et la noblesse du cheval, l'élégance du chevreuil, la fierté du cygne. Tout cela lui est trop nouveau, trop étranger; à elle qui n'avait jamais nourri que des moineaux sur sa fenêtre, un pigeon blanc est un objet d'admiration. Le mouton fait ses délices, et l'autre jour j'ai cru qu'elle sortirait de son caractère, et ferait des extravagances pour une perdrix qu'on lui a apportée avec ses petits. J'avais un peu envie d'abord de dédaigner des goûts aussi puérils. Et puis, je me suis laissé faire, je me suis sentie faible comme un enfant, comme une mère; je me suis attendrie sur les poules et sur les agneaux, non pas à cause d'eux, je l'avoue, mais à cause de la tendresse qu'Agathe leur porte, et des soins assidus qu'elle leur rend sans se lasser du silence et de la stupidité de ses élèves. Agathe comprend le Dante, Mozart et le Titien. Et pourtant elle comprend sa poule et son chevreau! Il faut bien que le chevreau et la poule en vaillent la peine. Je me dis cela, et je la suis à la bergerie et au poulailler avec une complaisance qui arrive à me faire du bien, à me distraire, à me charmer... sans que véritablement je puisse m'en rendre compte! Je me sens devenir naïve avec un enfant naïf, et je ne saurais dire où est le beau et le bon de cette naïveté, à mon âge. Cela m'arrive: je me transforme, un enfant me gouverne, et j'ai du bonheur à me laisser aller!

Nous avons eu moins de peine à nous mettre à l'unisson, à propos des fleurs. Il me semble que les fleurs nous permettent de devenir puérils envers elles, sang qu'elles cessent d'être sublimes pour nous. Voua savez comme je les ai toujours aimées, ces incomparables emblèmes de l'innocence et de la pureté. Agathe voit le ciel dans une fleur, et quand je la vois au milieu des jasmins et des myrtes, il me semble qu'elle est là dans son élément, et que les fleurs sont seules dignes de mêler leur parfum à son haleine.

Et alors il me vient une pensée déchirante: Quoi! cette enfant, cette Agathe de mon âme, cette fleur plus pure que toutes celles de la terre, cette perle fine, celle beauté virginale, sera infailliblement la proie d'un homme! et de quel homme? L'amant de cent autres femmes, qui ne verra sans doute en elle qu'une femme de plus, trop froide à son gré, et bientôt dédaignée, si elle reste telle qu'elle est aujourd'hui; trop précieuse, si elle se transforme, pour ne pas être jalousement asservie et torturée.—Oh! mon Dieu! je conserve cette candeur sacrée avec une sollicitude passionnée, je veille sur elle, je la couve d'un regard maternel; je la respecte comme une relique, jusqu'à ne pas oser lui parler de moi, jusqu'à ne pas oser penser quand je suis auprès d'elle; et un étranger viendra la flétrir sous ses aveugles caresses! un homme, un de ces êtres dont je sais si bien les vices et l'orgueil, et l'ingratitude, et le mépris, viendra l'arracher de mon sein pour la dominer ou la corrompre!... Cette idée trouble tout mon présent et rembrunit tout mon avenir!




LETTRE TROISIÈME.

ISIDORA A MADAME DE T...

Dimanche, 15 juin 1845.

Je ne me croyais pas destinée à de nouvelles aventures, et pourtant, mes amis, en voici une bien conditionnée que j'ai à vous raconter.

Il y a quinze jours, j'étais allée à Bergame pour quelque affaire, et je revenais seule dans ma voiture, impatiente de revoir Agathe, que j'avais laissée un peu souffrante à la villa, je n'étais plus qu'à cinq ou six lieues de mon gîte, et le soleil brillait encore sur l'horizon. Un cavalier me suivait ou suivait le même chemin que moi: il est certain que, soit qu'il me laissât en arrière en prenant le galop, et se mit au pas lorsque mes postillons le rejoignaient, soit qu'il se laissât dépasser et se hâtât bientôt pour regagner le terrain, pendant assez longtemps je ne le perdis pas de vue. Enfin il me parut clair que c'était à moi qu'il en voulait, car il renonça à toutes ces petites feintes, et se mit à suivre tranquillement l'allure de mes chevaux. Tony était sur le siège de ma voiture, toujours le même Tony, ce fidèle jockey que Jacques connaît bien, et qui est devenu un excellent valet de chambre. Il a conservé sa naïveté d'autrefois et ne se gêne point pour adresser la parole aux passants, quand il est ennuyé du silence et de la solitude. Nous montions au pas une forte côte, et j'étais absorbée dans quelque rêverie, lorsque je m'aperçus que Tony avait lié conversation avec le jeune cavalier, qui paraissait ne pas demander mieux, quoiqu'il appartînt évidemment à une classe beaucoup plus relevée que celle de mon domestique.

J'ai dit le jeune cavalier, et, effectivement, celui-là était dans la première Heur de la jeunesse: dix-huit ans au plus, une taille élancée des plus gracieuses, une figure charmante, un air de distinction incomparable, des cheveux noirs, abondants, fins et bouclés naturellement, un duvet de pêche sur les joues, et des yeux... des yeux qui me rappelèrent tout à coup les vôtres, Alice, tant ils étaient grands et beaux, des yeux de ce gros noir de velours, qui devraient être durs en raison de leur teinte sombre, et qui ne sont qu'imposants, parce que de longues paupières et un regard lent leur donnent un fonds de douceur et de tendresse extrême.

Ce bel enfant me fut tout sympathique à la première vue, car ce fut alors seulement que je songeai à regarder ses traits, sa tournure et la grâce parfaite avec laquelle il gouvernait son cheval, J'écoutai aussi le son de sa voix, qui était doux et plein comme son regard; son accent, qui était pur et frais comme sa bouche. De plus, c'était un accent français, ce qui fait toujours plaisir à des oreilles françaises, fût-ce dans la contrée où résonne le si.

Dans celles-ci, c'est l'u lombard qui résonne; et Tony, qui est très fier de parler couramment un affreux mélange de dialecte et d'italien, s'imaginait que son interlocuteur pouvait s'y tromper. Mais, au bout d'un instant, e jeune homme, voyant bien qu'il avait affaire à un compatriote, se mit tout simplement à lui parler français, et Tony lui répondit bientôt dans la même langue, sans s'en apercevoir.

Leur conversation, que j'entendais par lambeaux, roulait sur les chevaux, les voitures, les chemins et les distances du pays. Certes un jeune homme aussi distingué que ce cavalier ne pouvait pas trouver un grand plaisir à échanger des paroles oiseuses avec un jeune valet assez simple et passablement familier. Pourtant il y mettait une bonne grâce qui me parut cacher d'autres desseins; car, bien qu'il n'osât pas se tenir précisément à ma portière, il se retournait souvent et cherchait à plonger ses regards dans ma voiture, et jusque sous le voile que j'avais baissé pour me préserver de la poussière.

Je m'amusai quelques instants de sa curiosité: puis j'en eus bientôt des remords. «A quoi bon, me dis-je, laisser prendre un torticolis à ce bel adolescent? quand il verra les traits d'une femme qui pourrait fort bien être la mère de son frère aîné, il sera tout honteux et tout mortifié d'avoir pris tant de peine.» Nous touchions au faite de la montée; je résolus de ne pas le condamner à descendre le versant au trot, et, certaine qu'après avoir vu ma figure, il allait décidément renoncer à me servir d'escorte, je laissai tomber, comme par hasard, mon voile sur mes épaules, et fis un petit mouvement vers la portière, comme pour regarder le pays. Mais quelle surprise, dirai-je agréable ou pénible, fut la mienne, lorsque cet enfant, au lieu de reculer comme à l'aspect de la Gorgone, me lança un regard où se peignait naïvement la plus vive admiration? Non, jamais, lorsque j'avais moi-même dix-huit ans, je ne vis un oeil d'homme me dire plus éloquemment: «Vous êtes belle comme le jour.»

Soyons franche, car, aussi bien, vous ne pouvez pas me prendre pour une sainte; le plaisir l'emporta sur le dépit, et ma vertu de matrone ne put tenir contre ce regard de limpide extase et ce demi-sourire où se peignait, au lieu de l'ironie dédaigneuse sur laquelle j'avais malicieusement compté, une effusion de sympathie soudaine et de confiance affectueuse. L'enfant avait faiblement rougi en me voyant le regarder, de mon côté, avec quelque bienveillance maternelle, mais ce léger embarras ne pouvait vaincre le plaisir évident qu'il avait à attacher ses yeux sur les miens. Il retenait la bride de son cheval pour ne pas s'écarter de la portière, et son trouble mêlé de hardiesse, semblait attendre une parole, un geste, un léger signe qui l'autorisât à m'adresser la parole. Enfin, voyant que je commençais à l'examiner avec un peu de sévérité feinte, il se décida à me saluer fort respectueusement.

On salue beaucoup et à tout propos dans ce pays-ci, surtout les dames, lors même qu'on ne les connaît pas. Je rendis légèrement le salut, et me retirai dans le fond de ma voiture, un peu émue, je le confesse: car, au premier moment de la surprise, toute femme sent que le plaisir de plaire est invincible en dépit du serment... qui sait? peut-être à cause du serment qu'ella a fait d'y renoncer; mais cette bouffée de jeunesse et de vanité ne dura point. Je pensai tout de suite à ma fille Agathe, je me dis que je la volais, et que le pur regard d'un si beau jeune homme lui fut revenu de droit, si elle s'était trouvée à mes côtés. Je remis mon voile, je levai la glace et j'arrivai au relais où je devais quitter la poste, sans avoir voulu m'assurer de la suite de l'aventure. Le cavalier me suivait-il encore? je n'en savais vraiment rien.

Mon cocher et mes chevaux m'attendaient là pour me conduire jusque chez moi. En payant les postillons, je vis Tony à quelque distance, parlant bas et avec beaucoup de vivacité au jeune cavalier, qui avait mis pied à terre. Tony riait, frappait dans ses mains, et l'autre paraissait chercher à contenir cette pétulance. Je crus même voir qu'il lui donnait de l'argent, et cela me parut fort suspect, d'autant plus que, lorsque je rappelai Tony pour partir, je le vis tenir l'étrier de son nouveau protecteur, et prendre congé de lui en lui faisant des signes d'intelligence. Nous nous remîmes en route pour cette dernière étape, et l'étranger nous suivit à quelque distance.

Je m'avançai sur la banquette de devant, et, frappant sur le bras de Tony, placé sur le siège: «Quel est ce jeune homme à qui vous avez parlé, et d'où le connaissez-vous?» lui demandai-je d'un ton sévère. La tête de Tony dépassant l'impériale, je ne pus voir si sa figure se troublait; mais je l'entendis me répondre avec assez d'assurance:—Je ne les connais point, Madame, mais ça a l'air d'un brave jeune homme; il a des lettres de recommandation pour madame: mais il a dit qu'il ne se permettrait point de les lui remettre sur le chemin. Il vient avec nous, il descendra à l'auberge du village, et il viendra voir ensuite au château si madame veut bien recevoir sa visite.

—C'était donc là ce qu'il te disait?

—Oui, et il me demandait si je pensais que madame serait visible en rentrant, ou seulement demain matin. J'ai dit que je n'en savais rien, mais qu'il pouvait bien essayer, que nous n'avions pas fait une longue route, et que madame ne se couchait pas ordinairement de bonne heure.

—Et c'est pour donner de si utiles renseignements, que vous recevez de l'argent, Tony?

—Oh! non, Madame, je venais d'entrer dans un bureau de tabac pour lui acheter des cigares, et il m'en remettait l'argent.

Ces explications me parurent assez plausibles, et je me tranquillisai tout à fait. Néanmoins, un reste de curiosité me décida à recevoir cette visite aussitôt que je fus rentrée, et après avoir pris seulement le temps d'embrasser Agathe.

Le jeune homme fut introduit, et, dès que j'eus jeté les yeux sur l'adresse de la lettre qu'il me présenta, je lui fis amicalement signe de s'asseoir. Quelles méfiances et quels scrupules eussent pu tenir contre votre écriture, ma chère Alice? Et comment celui qui m'apporte un mot de vous ne serait-il pas reçu à bras ouverts?

Mais quel singulier petit billet que le vôtre, et pourquoi avez-vous semblé favoriser l'espèce de mystère dont il plaît à votre protégé de s'entourer? Qu'est-ce qu'un jeune homme qui va avoir le bonheur de me voir en Italie, et qui tâchera de se recommander de lui-même? Vous désirez que je sois bonne pour lui, et vous ne me dites pas son nom? Il faut qu'il me le déclare lui-même, qu'il m'apprenne qu'il est l'ami de votre fils, un peu votre parent, qu'il ne vous connaît pourtant pas beaucoup, qu'il avait un grand désir de m'être présenté, et qu'il me supplie de ne pas le juger trop défavorablement d'après son embarras et sa gaucherie? J'ai d'abord accepté tout cela sans examen, mais maintenant que j'y songe, et que je vois votre protégé si peu au courant de ce qui vous concerne, je commence à m'inquiéter un peu et à me demander si la personne à laquelle vous avez donné ou envoyé une lettre pour moi (car ceci même n'est pas bien clair) est réellement celle qui me l'a remise. Voyons, m'avez-vous adressé un M. Charles de Verrières, brun, joli, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans, parfaitement élevé, quoique un peu bizarre parfois, peu fortuné et encore sans état, à ce qu'il dit; voyageant, au sortir du collège, pour se former l'esprit et le coeur, apparemment? Répondez-moi, ma très-chère, car je suis intriguée.

Pour que vous en jugiez, ou que vous connaissiez un peu mieux ce protégé qui vous connaît si peu, je reprends ma narration.

Gagnée et vaincue par votre recommandation, et apprenant qu'il était venu de Milan exprès pour me voir, j'ai envoyé chercher son cheval et ses effets à l'auberge, j'ai installé chez moi mon jeune hôte, et nous avons passé ensemble dans la salle a manger, où Agathe nous attendait pour souper. Jusque là, nous avions été entre chien et loup; lorsque nous nous retrouvâmes en face, les bougies allumées, je retrouvai l'étrange et profond regard de l'enfant toujours attaché sur moi, avec un mélange de crainte, d'admiration, de curiosité, et parfois aussi de doute et de tristesse. Jamais physionomie d'amoureux, enflammé à la première vue, n'exprima mieux les angoisses et l'entraînement d'une passion soudaine. Pourtant ma raison rejetait et rejettera toujours une si absurde hypothèse. Le premier étonnement était passé, et, avec lui, la sotte satisfaction dont je n'avais pu me défendre. Ce jeune homme m'avait servi de miroir pour me dire que j'étais belle encore; mais quel rapport pouvait s'établir entre son âge et le mien? La présence d'Agathe me communiquait d'ailleurs ce calme souverain qui émane d'elle et qui réagit sur moi. Quand Agathe est là, il n'y a point de folle pensée qui puisse approcher du cercle magique qu'elle trace autour de nous deux. Je me disais donc que ce jeune homme avait quelque grâce importante à me demander, qu'il attendait de moi son bonheur ou son salut; et la pensée qu'il connaissait Agathe, qu'il était épris d'elle, et chastement favorisé en secret, commençait à me venir.

Mais la tranquillité d'Agathe me détrompa bientôt. Elle ne le connaissait pas, elle ne l'avait jamais vu; et lui, cet enfant si impressionnable, si avide d'admirer la beauté, si soudain dans l'expression muette de son penchant secret, il ne regardait point Agathe, il ne la voyait pas. Il ne voyait que moi. Celle luxuriante jeunesse de ma fille, ces yeux purs, cette bouche fraîche, cet air angélique, tout cela ne lui disait rien. Il semblait qu'il n'eût pas le loisir de s'apercevoir de sa présence.

Je ne savais que penser de ce jeune homme: son excessive: politesse, ce raffinement d'égards et de menues attentions pour les femmes, qui, en France, appartient aux patriciens exclusivement, me donnait la certitude qu'il était ce qu'autour de vous, Alice, on appelle bien né: mais, en même temps, il montrait une instruction solide, et complète, une maturité de jugement et une absence de prétentions, qui, vous le savez bien, et vous me permettez bien de vous le dire, sont extrêmement rares chez les enfants de votre caste. L'instruction des classés moyennes est plus précoce, à cet égard, plus spéciale, et j'ai toujours remarqué, entre les bacheliers de la bourgeoisie et ceux de la noblesse, la différence qu'il y a entre une éducation imposée comme nécessaire et celle qui n'est réputée que d'agrément. Notre Charles (ou plutôt votre Charles), avait donc l'esprit d'un roturier et les manières d'un gentilhomme, et cela en fait un personnage original et frappant, à cet âge où les adolescents de l'une ou de l'autre classe portent tous le même cachet, ou de gaucherie sauvage, ou de confiance ridicule. Celui-ci n'a rien de lourd et rien de frivole, rien de pédant et rien d'éventé. Il parle quelquefois comme un homme mûr qui parle bien, et, en le faisant, il ne perd rien de la grâce et de l'ingénuité de son âge. Il est réfléchi à l'habitude, étourdi par éclairs, sérieux d'esprit, gai de caractère, retenu avec bon goût, expansif avec entraînement. Enfin, il faut le dire, Alice, et voilà ce qui me désole, il est charmant, il est accompli, et si j'avais seize ou dix sept ans, j'en serais folle.

Et pourquoi et comment ne l'est-elle pas? Est-ce parce qu'elle est vivement frappée au coeur, qu'elle cache si bien sa folie? Ou, si elle ne sent rien pour lui, est-ce qu'elle serait égoïste et insensible? Je m'y perds!

Voilà encore mon récit interrompu par des réflexions et des exclamations auxquelles vous ne comprenez rien.

Je renonce à raconter avec détail et, en trois mots, vous allez m'entendre. Le lendemain, il a enfin très-bien remarqué Agathe. Au grand soleil du matin, grâce à Dieu, j'ai apparemment repris mon aspect de matrone romaine. Le regard de mon hôte n'était plus si brillant; il était plus doux, et le respect semblait tempérer la sympathie. Au grand soleil du matin aussi, ces pâles jasmins qui éclosent sur les joues suaves et fines d'Agathe exhalaient un irrésistible parfum d'innocence. Charles a senti cette fleur passer entre lui et moi dans l'atmosphère. Il a relevé la, tête, et ce qui était logique et légitime est arrivé; il a été frappé, charmé, doucement et délicieusement pénétré. J'ai vu ce retour vers le cours naturel des choses, la jeunesse attirant la jeunesse, et je ne m'en suis pas alarmée. Qu'est-ce qu'un souffle qui passe? Qu'est-ce qu'un voyageur qui arrive la veille et part le lendemain?

Mais il ne partit pas le lendemain. Je ne sais comment la chose se fit, il se rendit nécessaire pour le jour suivant. Nous devions entreprendre une grande promenade sur le lac. J'ignore si le rusé connaissait le lac, mais il eut l'air de ne pas le connaître, de nous demander l'itinéraire de la tournée pittoresque qu'il projetait de faire en nous quittant; et moi, avec cette candeur qui porte les habitants d'un beau pays à en faire les honneurs aux étrangers, je lui appris que nous serions par là, je lui donnai rendez-vous vers certains rochers, et, peu à peu, on se fit si bien à l'idée de passer la journée ensemble, qu'on trouva plus sûr, pour se rencontrer à point, de partir et d'arriver dans la même barque.

Cette journée fut charmante, un temps magnifique, des sites délicieux, un enjouement expansif qui alla presque jusqu'à l'intimité, et ces mille petits incidents champêtres qui rapprochent et lient plus qu'on ne l'avait prévu. Tony était notre gondolier et nous égayait comme à dessein, par sa bonne humeur et ses lazzis naïfs.

Le soir, quand nous rentrâmes, nous étions tous trop fatigués pour que Charles se remît en route, et il prit congé de nous, pour le lendemain matin. Il devait partir avec le jour; mais, à midi, il était encore à l'auberge. Le maréchal avait encloué son cheval; il en cherchait un autre, et n'en trouvait pas. Il fallut bien songer à lui en offrir un, et l'inviter à venir déjeuner en attendant; mais, le lendemain, nous allions à quelque distance sur la route de Milan, et nous pouvions le conduire jusque là. Agathe fit cette réflexion avec un naturel parfait: je n'y vis pas d'objection. Une affaire survint et retarda notre voyage......Que vous dirai-je?

Charles passa huit jours avec nous, sans que le hasard nous amenât aucune visite, et, durant toute cette semaine, voyant Agathe à toute heure, écoutant sa voix charmante, faisant de la musique et de la peinture avec elle, il en devint amoureux, du moins je le crois, et il m'est impossible d'expliquer autrement la douleur visible et profonde avec laquelle il nous quitta, la joie enthousiaste qu'il éprouva lorsqu'il se fut fait autoriser à revenir au bout d'un mois, époque à laquelle il devait repasser pour aller à Venise.

Et, au lieu de repasser au bout d'un mois, il vient de repasser, comme il dit, au bout de huit jours. De prétendues affaires l'ont obligé d'abréger son séjour à Milan, il n'a pas pu traverser la vallée sans s'arrêter pour nous saluer, et voilà encore huit jours qu'il nous salue et nous fait ses adieux.

De tout cela il résulte, Alice, que ma fille a un amoureux terriblement amoureux, je vous jure, et qui s'est tellement donné à nous, coeur et âme que je ne sais pas du tout comment je vais le décider à nous quitter. Il faut pourtant s'y résoudre, car les prétextes vont manquer mutuellement, et la vie est si bizarrement arrangée, qu'il ne suffit pas de se plaire et de se convenir parfaitement les uns aux autres pour rester ensemble indéfiniment: il faut des prétextes; les convenances, qui sont un admirable système de prudence destiné à nous faire toujours sacrifier le présent à l'avenir, le certain à l'incertain, la joie à l'ennui, et la sympathie à la défiance, les convenances exigent que nous éloignions celui que nous voudrions garder, de peur qu'un jour ne vienne où nous regretterions de l'avoir retenu. Et pourtant alors, ces prétextes ne manqueraient pas; car l'usage autorise les prétextes menteurs et désobligeants. Il ne demande d'art et de vraisemblance qu'à ceux qui donneraient du bonheur. Et pourtant aussi, ce jour où on voudrait l'éloigner n'arrivera peut-être jamais... Peut-être que sa présence nous serait à jamais douce et bienfaisante... Alors, raison de plus pour qu'il s'en aille; car, si on l'aime, il ne faut pas qu'il s'en doute; et, s'il s'en doute déjà, il ne faut à aucun prix le lui dire sincèrement. La loyauté gâterait tout, elle inspirerait bien vite la méfiance à celui qui, de son côté, est au désespoir d'en inspirer... Et voilà les cercles vicieux qui se déroulent à l'infini, lorsqu'on met aux prises, dans la première circonstance venue, les lois d'un noble instinct et celles d'un monde hypocrite et froid.

Et, après tout, il se trouve qu'en fait, le monde a raison quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, et que les cas où on lui sacrifie quelque chose de vraiment regrettable sont des cas exceptionnels. Ce n'est pas la froide méfiance du monde qui a fait la corruption et la perversité: c'est la perversité et la corruption des moeurs qui ont rendu nécessaires les lois glacées de la convenance.

Au fait, pourquoi, dans cette occasion-ci, serait-il prouvé qu'on doit écouter sa sympathie et se révolter contre l'usage? ce jeune homme nous plait énormément, cela est certain. Il est d'un commerce exquis, sa figure et ses manières ont un charme qui tournerait la tète d'une jeune fille un peu romanesque et qui ferait battre d'amour et d'orgueil le coeur d'une mère. Si je consulte mon instinct, je dois m'imaginer que c'est là le fils de mon choix et désirer ardemment qu'il plaise à ma fille, qu'ils se voient, qu'ils s'entendent, et qu'un jour arrive, où, un peu moins enfants l'un et l'autre, ils s'engagent l'un à l'autre.

Il me semble bien que nous nous convenons tous les trois, qu'il est et serait à jamais heureux avec nous, et que, lui, compléterait notre vie. C'est pour le coup que je serais calme et guérie de tout le passé, en voyant naître et en surveillant maternellement ces innocentes amours; j'aurais une famille, et chaque année, ajoutée à ma vieillesse, au lieu de m'apporter l'effroi de l'abandon et de l'isolement, me donnerait l'espoir et la certitude de voir s'agrandir le cercle de mes saintes affections.

Mais tout cela peut n'être qu'un rêve et une dangereuse illusion. Cet enfant, quand il nous reviendra dans quelques années, sera peut-être corrompu; et peut-être alors rougirais-je d'avoir songé à lui faire espérer le coeur et la main d'Agathe.

Et, dès à présent, quel est-il, après tout? Il me semble que je le connais, que je l'ai toujours connu, que je lis dans son âme, que je n'y vois rien que de pur et de beau; mais ne me trompé-je point? Ne suis-je pas prévenue par quelque attrait romanesque, par cette séduction de la beauté à laquelle je suis encore trop sensible, par l'isolement où je vis, et un certain besoin d'illusions qui se reporte sur l'avenir d'Agathe, faute de pouvoir s'exercer sur moi-même? Et d'ailleurs, quoi de plus fragile que cette beauté d'une âme à peine ouverte aux impressions de la vie?

Il est certain, d'ailleurs, qu'il y a en lui quelque chose de mystérieux, et qu'il a de puissants motifs pour ne nous parler ni de sa famille, ni de ses amis, ni de sa position dans le monde, ni d'aucune de ses relations. Quand je cherche à l'interroger, ses réponses sont laconiques, évasives. Quelquefois même elles ne sont pas d'accord avec ses précédentes réponses, et il se trouble quand j'en fais la remarque, comme s'il y avait à son nom quelque malheur on quelque honte attachés fatalement. Mais l'instant d'après il rit de son embarras, et alors son regard et ses manières ont une franchise, une confiance, une spontanéité d'affection, qui semblent protester contre la réserve de ses paroles et attester que son âme est à l'abri de tout reproche et de tout soupçon. On dirait alors qu'il se moque tendrement de mes inquiétudes, et qu'il se sent le maître de les faire cesser.

Moi, j'ai dans l'idée que c'est un enfant de l'amour, le fils ignoré de quelque noble et pieuse dame dont il a deviné et veut garder fidèlement le secret. S'il en est ainsi, et que par-dessus le marché il soit pauvre, raison de plus pour qu'il m'intéresse et que je caresse le rêve de devenir sa mère. On dirait qu'il devine cela, qu'il y compte, et c'est peut-être pour cette confiance que je l'aime tant.

Au milieu de toutes mes perplexités, Agathe reste calme comme Dieu même. Elle l'aime pourtant, je le crois; car elle paraît plus heureuse quand il est là: elle pense, voit et parle comme lui sur tous les points. Elle l'apprécie et l'admire même avec une naïveté incroyable; mais la tranquillité de ce bonheur et l'incurie de cette affection me surpassent. Il semble qu'elle ne se doute point qu'ils vont se quitter pour longtemps, peut-être pour toujours, ou bien qu'elle s'imagine que le regret et l'absence ne font point de mal. Cette fille si sage et si sensée aurait-elle l'imprévoyance d'un enfant? ou bien son courage est-il si bien trempé, son enthousiasme si caché et si profond, qu'elle soit invulnérable au doute et à la souffrance? Moi, qui aime ce jeune homme pour elle, et à cause d'elle, je suis mille fois plus agitée.

Et ne doit-il pas en être ainsi? Agathe est un enfant gâté, à qui le bien est venu en dormant, et qui se repose sur ma prudence et ma tendresse. Elle s'imagine peut-être sérieusement que c'est là le fiancé que je lui destine, et sa superbe indolence de petite fille adorée accepte ce bonheur comme elle a accepté la fortune, la liberté et mon amour, sans surprise et sans transport. Oui, c'est à moi d'être vigilante et soucieuse; c'est à moi, qui ai foulé aux pieds l'opinion pour mon propre compte, de faire bonne garde pour que la fille de César ne soit pas même soupçonnée; c'est à moi d'étudier en tremblant les jeunes gens qui passent le seuil de notre sanctuaire, et d'empêcher qu'un souffle malfaisant n'y pénètre. Étrange fille qui m'impose des devoirs si étrangers à mes habitudes et à mon caractère, qui ne se doute point que cela soit si difficile et si grave pour moi!

Il faut pourtant sortir de cette position. Il ne m'arrive pas de lettre de vous; Charles ne paraît pas disposé à partir si je ne l'y force, et je vous en demande bien pardon, ma soeur, mais je vais mettre votre protégé tout doucement dehors, car je ne veux pas qu'il croie si aisé d'être l'amant et le fiancé de ma fille.




LETTRE QUATRIÈME.

ISIDORA A MADAME DE T...

Lundi 16.

—Je relis tout ce que je vous écrivais hier, et je pense que mon cerveau avait un peu de fièvre, car je trouve, aujourd'hui, qu'il n'y avait pas du tout lieu à m'inquiéter si fort. Je vois les choses tout autrement ce matin. Il ne me semble plus que Charles soit amoureux d'Agathe, ni qu'Agathe ait encore pensé à la possibilité d'avoir une inclination. Ils sont, il est vrai, plus gais, plus intimes, plus camarades, si l'on peut ainsi dire, qu'ils ne l'ont encore été. On croirait voir le frère et la soeur; mais cette amitié enjouée, à la veille de se quitter, ne ressemble pas à l'amour. Non, ils sont trop jeunes, et c'est ma vieille tête, remplie de souvenirs brûlants et flétrie par l'expérience, qui a construit tout ce roman, auquel, dans leur candeur, ces enfants ne songent point. Hier soir, Agathe a eu envie de dormir à neuf heures; elle a été tranquillement se coucher en folâtrant avec nonchalance, On n'a pas envie de dormir quand on aime et qu'on peut rester jusqu'à minuit auprès de son amant.

Et lui, au lieu d'être triste, ou de ressentir quelque dépit, lui a souhaité un bon somme avec d'innocentes plaisanteries. Il n'a pas paru s'ennuyer le moins du monde de rester tête à tête avec moi tandis que je faisais de la tapisserie; et comme je l'engageais à aller dormir aussi, il m'a suppliée d'un ton caressant de ne pas l'envoyer coucher de si bonne heure. «Je serai bien sage, me disait-il, je ne vous fatiguerai pas de mon babil; si vous voulez rêver ou réfléchir en travaillant, je ne ferai pas le moindre bruit. Je me tiendrai là dans un coin comme votre chat. Pourvu que je sois avec vous, c'est tout ce qu'il me faut pour passer une bonne et chère soirée.»

C'est par de semblables câlineries d'une délicatesse incroyable que cet enfant-là trouve le moyen de se faire chérir. Elles sont si vives parfois que si Agathe n'était pas ici, je m'imaginerais peut-être qu'il est épris de mes quarante-cinq ans. «Charles, lui ai-je dit, vous avez une mère, n'est-ce pas?—Certainement, tout le monde a une mère.—Eh bien, si j'étais votre mère, je serais jalouse.—On voit bien que vous n'êtes pas mère, les mères ne sont pas jalouses.—La vôtre ne l'est pas? Elle est donc bien calme ou bien préoccupée?—Une mère est l'image de Dieu, et Dieu n'est pas jaloux de ses enfants.»

Et après cette réponse, pour détourner mes questions, il s'est mis à me parler de vous, et à me questionner sur votre compte, disant qu'il avait eu peu d'occasions de vous voir, et qu'il savait seulement que vous étiez une personne des plus respectables.

—Respectable est peu dire; ai-je répondu: vous pourriez dire adorable et ne rien dire de trop. Je lui appliquerais ce que vous disiez tout à l'heure des mères en général. Les femmes comme madame de T... sont l'image de Dieu sur la terre.

—En vérité? En ce cas, son fils doit bien l'aimer!

—Comment ne savez-vous pas à quel point, si vous êtes son ami?

—Oh! son camarade plus peut-être que son ami. Cet enfant-là d'ailleurs est un étourdi qui ne vaut probable ment pas sa mère.

—Ce n'est pas ce que sa mère m'écrit de lui. Elle dit que c'est un ange, et je le crois.

—Vraiment, elle dit cela de Félix, cette bonne madame de T...? Vous voyez bien que les mères sont des êtres divins!

—Mais je ne suis pas contente de votre manière de parler du fils d'Alice...

—Alice? madame de T...? Dites-moi, je vous en prie si vous la trouvez belle autant qu'on le dit?

—Comment, vous ne l'avez donc jamais vue?

—Oui, elle m'a semblé belle! autant que je puis m'en souvenir.

—Tenez, lui ai-je dit, en tirant de mon sein votre portrait que je ne quitte jamais, la voilà, mais cent fois moins belle, moins angélique, moins parfaite qu'elle n'est en réalité.

Il a pris votre portrait, et l'a tenu dans ses mains, le regardant sans cesse en m'écoutant parler. Il éprouvait une sorte d'émotion étrange, et je crois vraiment, Alice, qu'il devenait amoureux de vous. Cet enfant est impressionnable à un point extraordinaire. Ou c'est quelque génie de peintre qui va prendre son essor et que la beauté tourmente et subjugue, ou c'est une organisation d'artiste, mobile, enthousiaste, prête à s'enflammer à toutes les étincelles qui courent dans l'atmosphère. Il me questionnait toujours: affectant une légèreté badine, et, pourtant, je voyais une ardente curiosité percer sous cette petite feinte. Il souriait, rougissait, et, à mesure que je m'animais en parlant de vous avec passion, il devenait si tremblant que je craignais d'avoir été trop loin, et je m'arrêtai tout d'un coup, pour lui retirer votre portrait qu'il serrait convulsivement contre sa poitrine... Pardonnez-moi, Alice, mais j'ai cru un instant que cet enfant me faisait un mystère de sa passion pour vous, et qu'il avait menti en disant vous connaître à peine, de peur qu'à sa manière de parler de vous je ne vinsse à le deviner. Vous êtes encore assez jeune pour inspirer un violent amour; vous avez éloigné le jeune Charles en voyant les ravages que vous causiez involontairement; et, en me le recommandant, vous n'avez pas trop osé vous expliquer sur son compte... Voilà, du moins, le nouveau roman que, pendant quelques minutes, j'ai improvisé sur vous et sur lui!

Mais la scène a changé, et j'ai failli encore une fois me croire l'objet de cette flamme que je rêve en lui, et qui n'y est, en réalité, qu'à l'état de vague aspiration pour toutes les femmes. En me rendant votre portrait, il a pris impétueusement mes mains, et y a porté ses lèvres, baisant à la fois et mes mains et votre image; et alors, se pliant sur ses genoux d'une manière enfantine et gracieuse, moitié fils, moitié amant: «Vous êtes la plus admirable des femmes! s'est-il écrié: oui! après une autre femme, que je sais, il n'y a rien, de plus vrai, de plus aimant et de plus parfait que vous sur la terre. On me l'avait bien dit que vous étiez d'une beauté divine et d'une éloquence irrésistible! mais il y avait des gens qui prétendaient que vous n'étiez pas bonne et qu'il fallait se méfier de votre puissance; moi, dès le premier regard que j'ai jeté sur votre figure divine, j'ai senti que ces gens-là en avaient menti; et depuis, chaque parole que vous avez dite m'a pénétré au fond du coeur. Aussi, je le répète, après une autre femme à laquelle j'ai donné mon coeur et mon âme, il n'en est point que j'aime et que je vénère plus que vous.

—Et cette femme, mon cher enfant, ne serait-ce point Agathe? lui ai-je dit, entraînée à cette imprudence par l'émotion puissante qu'il me communiquait.

—Agathe! s'est-il écrié avec une surprise évidente. Agathe?... Pourquoi donc Agathe?... Ah! oui, il est certain que mademoiselle Agathe est charmante. Elle est belle, elle est bonne, elle a de l'intelligence et du coeur. Oui, oui, je l'aime bien tendrement, permettez-moi de vous dire cela. Je voudrais être son frère! Si j'avais âge d'homme, je voudrais être son mari. Mais à l'heure qu'il est, ce n'est pas elle que je vous préfère, c'est une autre... c'est ma mère!

Il a dit cela avec tant d'effusion, et il y avait quelque chose de si angélique en lui, que j'ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je l'ai embrassé au front, et je lui ai demandé de me parler de sa mère; mais voilà où je me confirme dans l'idée qu'il n'est pas fils légitime: c'est qu'après cet élan passionné pour la femme qui lui a donné le jour, il n'a plus voulu ajouter un mot, remettant à une autre fois une confidence qu'il prétend avoir à me faire.

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