Isis: Roman
«Vous les reconnaîtrez par leurs fruits.»
C'était par cette petite porte du pavillon que Tullia Fabriana sortait souvent, de nuit, vêtue en cavalier, l'épée à la hanche et le masque sur le front.
Toujours seule.
Sous ses vêtements elle portait une cuirasse d'acier d'une légèreté sans pareille: c'était l'ouvrage de l'un des vieux artistes du XVIe siècle qui réussissaient une fois un chef-d'œuvre d'armurerie et de ciselure. L'un de ces inconnus, qui trempaient des dentelles damasquinées, avait également travaillé la fine et puissante cotte de mailles qui l'emprisonnait depuis les pieds jusqu'à la gorge.
Ses gantelets étaient tramés avec un dur filet d'airain merveilleusement caché sous la soie. Son feutre, d'où s'échappaient de fausses boucles de cheveux noirs, avait, à l'intérieur, une visière en treillis d'acier qui se relevait et s'abaissait suivant son bon plaisir.
Elle ne semblait nullement gênée dans ce costume; elle marchait vite, le manteau rejeté sur l'épaule, comme un chevalier. Les rares passants, malgré son allure modeste, s'écartaient presque toujours de son chemin, sans savoir pourquoi.
Que signifiaient ces ajustements? Était-ce l'amour des aventures? Mais non: elle n'était point femme à commettre de ces folies.
Les cris familiers des oiseaux de la Mort lui disaient:
«Belle dame, voici le glas de minuit. C'est l'heure où nous avons heurté nos ailes contre vos vitraux; nous connaissons votre lampe. Les rues se font désertes, l'épée se brise dans l'embuscade: c'est le noir danger qui guette, avec nos yeux, dans la solitude endormie. Femme, tu deviens téméraire, toi si prudente, si profonde et si sage toujours. Retourne! et c'est un conseil de vieillard; nous nous intéressons à toi.»
Elle marchait et s'avançait, tranquille, au milieu des ruelles, dans les faubourgs équivoques et ténébreux.
Ah! c'est qu'elle éprouvait parfois le grand vertige d'elle-même; elle le sentait bien: ce qui lui restait d'humain pouvait la quitter à chaque instant; elle ne tenait presque plus à la terre, et elle n'existait pas en vérité. Or il fallait qu'elle se souvînt de son corps, puisqu'elle avait dit: «J'attendrai».
C'est pourquoi, par une réaction nécessaire, elle venait se retremper dans le spectacle de quelques souffrances, pour ne pas oublier qu'elle existait.
Le costume lui avait paru plus commode masculin que féminin dans cette circonstance, motif qui l'avait déterminée à le choisir.
Elle montait bien des rampes dégoûtantes, elle trouvait bon nombre d'horribles tableaux; à peine son mouchoir imprégné de sels odorants la préservait-il des atmosphères suffocantes et pestiférées.
Elle donnait son or et sa science, non point parce que c'était «une bonne action», mais parce que autant faire cela que le reste, et qu'elle en avait l'occasion.
Elle connaissait trop, sans aucun doute, l'irrémédiable immensité des douleurs, pour penser une minute que, fût-elle apparue à des millions d'êtres dans la seule Europe, cela eût signifié grand'chose. Aussi la question du bien qu'elle faisait n'était que très accessoire pour elle. De pareilles fantaisies auraient été déplacées probablement, si elles eussent été dictées par ce seul mobile d'un ordre inférieur. L'immense oubli de tout, de son rang, de sa position, des conventions du vêtement féminin, des causeries et des salutations auxquelles se livrent avec dignité les personnes de distinction, pour tuer le temps, enveloppait ces démarches. Une auréole d'éternité l'éclairait dans toutes ces façons étranges. Souvent elle passait la nuit comme cela, au risque d'être assassinée, et s'en revenait au point du jour sans avoir ôté son masque, sans avoir dit son nom, sans avoir laissé mouiller ses gants. La comprendra qui pourra!
—C'est bien! disait-elle, et elle sortait.
La femme de Caïn l'eût comprise.—Elle manquait de cette sensibilité que les personnes aux paroles charitables aiment à trouver dans la femme.
Froide, elle pouvait être d'une tristesse infinie en elle-même; mais ces enfants malades,—par exemple,—qui lui tendaient leurs petits bras, avec des inflexions de voix suppliantes, n'émouvaient pas beaucoup ce sombre cœur inaccessible.
Les personnes mentionnées se seraient émues, quitte à discourir deux heures après sur «la nature humaine», en voyant les pauvres enfants guéris soit martyriser quelque animal, soit injurier quelque malheureux, soit faire acte de méchanceté foncière, lâche, opiniâtre, sans but ni motif;—bref manquer de charité pour tout ce qui souffre comme ils souffraient. Le discours eût duré quelques demi-heures, perte de temps qu'elle évitait en n'étant pas stérilement impressionnée. Elle agissait dans la mesure des forces dont elle disposait: si peu que ce fût, c'était ce qui lui était bien permis de faire. Était-ce donc sa faute si les douleurs mêmes ne pouvaient troubler son âme?
Elle avait accepté de remplir ce métier mystérieux dans Florence, malgré les deux asiles qu'elle avait encore établis en Toscane sous un autre nom que le sien. Elle semblait s'être créé le passe-temps original de supprimer quelque chose, ne fût-ce qu'un rien, dans l'universel malheur! Sa constance, à ce sujet, ne se décourageait et ne se dégoûtait jamais dans l'occasion. C'était une façon d'attendre ce qu'elle attendait.
Sa main ne tremblait pas plus en tenant le scalpel que le livre ou que l'épée, et il lui paraissait sans doute aussi naturel d'écrire, auprès d'un grabat, la formule des drogues étranges qui soulagent les tourments et retardent l'agonie, que d'écrire une ode en vers saphiques sur l'inconstance des passions.
En ceci, Tullia Fabriana ne cessait pas d'être grande et impassible.
Il ne lui avait fallu qu'une réflexion pour la décider à ces risques et périls de déguisements; c'est qu'elle devait faire ce que bon lui semblait, sans relever de personne.
La première fois que, devant la glace, en s'habillant, les mailles d'acier avaient brillé sur ses membres blancs et souples, elle avait eu un sourire de tristesse.
La seconde fois, elle n'y avait pas même fait attention.
Elle s'était vue forcée d'agir elle-même sans doute parce qu'elle ne tenait pas à être connue, et que, lorsqu'elle consentait à l'action, elle devait aimer à faire toute chose, si peu que ce fût, aussi exactement bien qu'il lui était permis.
La science colossale, étourdissante, extra-terrestre, l'intuitive habileté de sa main et son froid regard de génie ne pouvaient se remplacer: quelques lignes écrites à la hâte sur ses genoux, des plaies refermées et des membres sauvés, la flétrissure et la désolation de beaucoup d'existences conjurées par un moment de sa bonne volonté et de son courage, étaient préférables à l'insuffisance de quelque argent et valaient une autre occupation.
D'ailleurs la concentration perpétuelle de ses pensées en elle-même lui permettait de travailler n'importe où, en faisant n'importe quoi, tout aussi bien que dans son palais.
Une ou deux paroles dites avec sa voix absolue et tranquille, donnaient plus de force et calmaient davantage, touchaient plus juste enfin (vu sa sécurité d'évaluation intellectuelle de ceux qu'elle approchait), que n'eussent fait, par exemple, les exhortations de ceux qui ont toujours la manie «d'être dans le vrai».
Soit dit en passant, les cœurs sensibles, les cœurs simples et sans détours, ne sont souvent bons qu'à faire souffrir ceux auxquels ils s'intéressent; avec le meilleur vouloir, ils sont généralement la cause des plus grands embarras.
Au total, elle pouvait, en tant que femme, estimer que son action était une espèce de devoir, et elle remplissait ce devoir stoïquement.
Souvent, lorsqu'elle rentrait le matin, à l'heure où la clarté des lampes se ternit, où le ciel se couvre de teintes mortuaires, où les lassitudes de l'esprit et les dégoûts du cœur ne laissent que le vide, le vide immense et pesant dans le découragement de la pensée, à cette heure où la plupart des personnes, enfin, comprennent la possibilité de l'éternel néant,—oui, souvent, il lui arrivait d'entendre les dernières mesures des danses finales qui bruissaient, étouffées, à travers les stores et les grands orangers des autres palais.
Mais elle ne perdait pas le temps à se rappeler, alors, ces heures de rêves noirs et de stupeurs profondes qu'elle venait de quitter. Elle ne tenait pas à comparer les agonies affolées et les cris sans nom, les hurlements et les soifs puériles de vengeance, enfin les concerts variés que présente aux amateurs la répugnante Misère, quand elle n'est pas silencieuse, c'est-à-dire plus lugubre encore, elle ne tenait pas à comparer, disons-nous, toutes ces plaintes avec les bouffées de joie harmonieuse et insouciante.
Elle ne jugeait pas, ayant d'autres pensées.
Elle prodiguait ses forces et ses secours, parce que cela lui convenait. Ce que faisaient les brillants élus des fêtes nocturnes et ce qu'elle avait passé la nuit à accomplir s'entre-valait pour elle! Chacun avait rempli son devoir et son temps d'une manière quelconque et selon sa préférence.
Trois fois, depuis cinq ou six ans qu'elle risquait cette promenade, lorsqu'elle était à Florence, dans les intervalles de ses voyages lointains, trois fois on avait attaqué Tullia Fabriana.
La première fois, elle avait tenu, sans appeler, contre de pauvres gens, et grâce à sa flamboyante manière de tenir une épée, on s'était enfui après quelques coups de pointe dont trois assaillants étaient restés sur le pavé.
La seconde, elle jeta une poignée de florins et leur dit de sa voix calme:
—C'est parce que je ne me soucie pas de vous tuer.
Et, entr'ouvrant son manteau, la marquise laissa voir les pistolets, tout armés, de son ceinturon.
La troisième, elle se vit cernée subitement. Il était deux heures de la nuit. C'était au sortir d'un bouge où elle venait de sauver de la maladie et de la faim deux familles moribondes.
Elle abaissa précipitamment sa visière, fit feu deux fois et mit l'épée à la main. Comme elle avait affaire à une meute d'ivrognes pauvres, qui se ruaient en aveugles sur elle, toute défense était paralysée et impossible. On sauta sur ses bras.
Elle se dégagea une seconde fois par un mouvement terrible; mais, se voyant désarmée, elle eut un sourire amer sous son casque. Un stylet vint se briser la pointe sur sa cuirasse; un autre l'eût aveuglée sans sa visière: malgré les coups de poing d'une précision et d'une force étranges dont elle défonça, pendant quelques secondes, un certain nombre de trognes et de poitrines, elle comprit de suite qu'on allait finir par l'étouffer ou l'étrangler. Dans le fort de cette lutte, et voyant luire les grands couteaux, elle portait déjà une bague empoisonnée à ses lèvres pour ne pas tomber vivante à leur merci, lorsqu'un des personnages cria un nom inconnu et qu'elle n'entendit même pas.
A ce seul mot, tous s'écartèrent. On échangea quelques paroles à voix basse: leur effet fut étonnant. Ceux qui l'entouraient s'agenouillèrent devant elle et lui demandèrent pardon. Elle ne répondit rien; mais, debout au milieu des groupes hideux éclairés par la lanterne d'un ex-voto, elle remit son épée dans sa gaîne et s'en alla lentement.
Depuis, on ne l'inquiéta plus. Dans les ruelles les plus désertes et les plus sombres, un appel de sa voix eût suffi pour la défendre; mais elle n'aurait pas appelé. Tacitement les pauvres s'entendaient pour le reconnaître et ne pas lui faire de mal. Ils se défendaient de la suivre par respect; d'ailleurs un cheval tout sellé l'attendait au point du jour à un tel endroit, et un temps de galop eût distancé les espions de tout genre: on ne la questionnait jamais...
CHAPITRE XII.
Fiat nox.
«Heureux qui vit et meurt sans femme et sans enfants!...»
(César-Auguste).
Le lendemain de la présentation du comte de Strally, vers huit heures du soir, Tullia Fabriana était dans son palais, dans un appartement spacieux et retiré. C'était celui qu'elle préférait; elle y passait la plus grande partie de son temps à Florence; jamais autre créature que Xoryl n'y avait pénétré. Ce salon circulaire présentait un aspect d'extraordinaires splendeurs. Huit grandes statues en basalte noir, arrachées aux vallées tumulaires d'Éthiopie, et dont les têtes naïvement sculptées, exprimaient un supplice intérieur, supportaient ensemble, avec leurs seize bras tendus et crispés, la fresque du plafond représentant Isis voilée dans la nuit pleine d'étoiles. Les tentures étaient remplacées par des surcharges de draperies en velours fauve, aux reflets dorés. Une profusion de peaux de lions et de tigres du Levant cachaient complètement le parquet. Une croisée unique, à vitrail précieux, était ouverte sur les jardins. Des cordons, tressés de ganses et de filigranes d'or, y retenaient, demi-tendue, une natte en paille brune devant préserver du soleil sans trop d'obscurité.
Près de la balustrade il y avait deux caisses de nacre remplies de toutes les fleurs rares des climats les plus lointains. Des faisceaux d'armes anciennes étaient appliqués dans les draperies.
Au milieu de la chambre, sur une table d'ébène, resplendissaient un vase florentin en or, une aiguière pleine de fruits et deux coupes d'émail d'une haute antiquité. Un sphinx, de longueur colossale, également en lave durcie et noire et faisant comme le pendant de ces cariatides, était placé dans une sécante tirée à gauche de la croisée; son dos énorme était creusé et comblé de peaux de martre et d'hermine. Sur ce magnifique lit de repos, Fabriana s'était indolemment étendue ce soir-là. Près d'elle, une veilleuse bleue, élevée sur un trépied d'or et allumée nuit et jour dans une petite urne de cristal, brûlait une huile odorante.
Autant qu'il était permis d'en juger, la marquise était d'une taille grande et svelte. Elle était vêtue, à cause de la chaleur étouffante, d'un nuage de batiste en forme de peignoir échancré de la poitrine et découvrant ses épaules quelque peu. Des gouttelettes de sueur se diamantaient sur sa chair ferme et neigeuse. Cette trame transparente et molle qui enveloppait son corps laissait deviner les plénitudes de la statue de Cléomènes. Sa tête, sur laquelle tombait le rayon de la veilleuse, était d'une carnation très blanche. Les masses lourdes et dorées de ses cheveux se partageaient sur son beau front mat et retombaient en flocons de boucles radieuses derrière sa tête, inondant son col et son dos. Ses yeux, dont les prunelles aux lueurs noyées étincelaient comme deux pierreries noires, regardaient vaguement le groupe effroyable enchaîné autour d'elle. Elle avait des sourcils d'une impassibilité intelligente. Le nez tracé avec une sévère finesse de dessin, était droit; l'air de son visage était séduisant: ses narines déliées bougeaient, rosées et diaphanes, à chaque soulèvement de sa poitrine. La vie circulait avec une saine volupté dans cette belle dame étendue. Sa bouche, parfaite, était d'un rouge vif, pourpre, et comme velouté par les plis de sa belle peau: ses dents lactées mordaient légèrement sa lèvre inférieure. Hier, le sourire tempérait l'expression royalement dédaigneuse de cette bouche, aujourd'hui rien ne souriait dans sa physionomie. L'un de ses bras était recourbé sur son front dans une attitude abandonnée; entre deux doigts de la main qui pendait sur ce front, elle tenait une bouture de fleur indienne, sorte de brunelle aux parfums excessifs, qu'elle remuait, et dont elle touchait gracieusement son visage de temps à autre. Son autre bras, moulé par quelque divin statuaire, tombait de la manche aux dentelles flottantes et pendait jusque sur les fourrures. A l'un des doigts menus de cette main, elle avait un anneau d'or constellé de grosses émeraudes: cet anneau formait sa seule parure; elle ne le quittait jamais, même le long du sommeil, pour des raisons particulières. Ses pieds nus jouaient dans de blanches mules de velours festonnées de broderies moresques.
Elle rêvait ainsi, perdue au milieu de sa beauté, ressortant, toute suavement couchée, du fond sombre qui l'entourait, et, certes, à la voir si presque positivement exempte des soucis possibles, on n'eût pas deviné de quelle nature était l'effrayant rêve, le rêve inouï! qui vivait dans son âme inexplorée.
Elle regardait depuis longtemps les torses démesurés sur lesquels miroitait la lumière de la veilleuse.
La soirée au dehors, s'obscurcissait.
Souvent, dans la campagne, un rayon de lune étreignant des ruines est une évocation. Les pierres vêtues de mousses et de souvenirs, paraissent avoir vu tant d'histoires et d'événements oubliés! Les légendes s'éveillent, les bois et les bruyères se peuplent de visions et de murmures... des formes se promènent dans le silence. Pareille au savant qui reconstruisait les fossiles de la nuit du monde avec un fragment de leurs défenses, l'âme recrée alors les temples, les manoirs et les palais avec les débris d'une colonne, et la méditation touchant le vaste songe de l'existence, la grande mélancolie du Devenir enveloppe invinciblement l'esprit.
Ici, dans ce salon, l'entourage des cariatides semblait en exclure la sauvage majesté. Il leur manquait l'immensité, le spectacle de l'espace embrasé par le simoun. Ils paraissaient n'être plus environnés de la solitude des siècles... mais ils portaient avec eux tout cela pour Fabriana. Son âme suppléait aux déserts pour ces ruines. A sa volonté, la chambre devenait profonde; sous son regard, les murailles se reculaient et se faisaient lointaines. Ces colosses noirs, arrachés aux tombeaux des rois d'Abyssinie et d'Égypte, réveillaient en elle des faits anciens. On eût dit souvent que leurs yeux avaient l'air d'échanger avec ses yeux une pensée sans nom, sans limites, sans espérance, glacée comme eux, triste de leur tristesse. Longtemps ils n'avaient eu que le pélerin des bords du Nil à qui jeter de loin en loin une de ces réflexions que gardait leur silence et que leur aspect inspirait. A quels souverains les aïeux de Fabriana les avaient-ils achetés?... Elle ne savait pas. Seulement elle aimait ces fronts douloureux parce qu'ils symbolisaient sans doute quelque chose pour elle.
Elle abaissa ses paupières et, comme en proie aux concentrations de l'esprit sur un seul point de vue, elle murmura ce seul mot:
—J'essaierai.
Quelques instants se passèrent.
—Au reste, ajouta la superbe songeuse, n'est-ce pas la seule réalité qui vaille la peine que je vive pour elle, maintenant?...
Son regard se souleva de nouveau vers les vieilles pierres noires à figure humaine qui semblaient être pour quelque chose dans le fond de sa pensée, et elle continua de se parler d'une voix calme et pure, bien que très basse et à peine distincte:
—Essayons de rappeler les choses et les fantômes, puisque je vais vivre!...—Oui, le soir, lorsque dans les flots plombés du Nil s'assourdissait le bruit des rames de la barque impériale, quand l'air s'imprégnait des senteurs exhalées par les immenses floraisons que les esclaves nubiens plantaient autour de la vallée des tombeaux,—et que sur les hautes pyramides argentées par les nuits orientales brillaient, comme des phares du désert, les inscriptions des mages d'Osiris;—lorsque les caravanes chargées de myrrhe, de gomme, de camphre et d'or, et venues de la Bactriane ou de la Perse, passaient confusément, au loin, dans l'étendue, avec leurs torches, leurs éléphants, leurs richesses et leurs esclaves; lorsque,—à travers un mirage de sables, de verdures et d'étoiles,—le vent s'embaumait dans le feuillage des cèdres et des palmiers; quand les phénix immortels volaient sur les sépulcres des pharaons; enfin, lorsque le monde fut riche une fois dans sa vie, souvent, dès la tombée de la nuit, souvent la belle reine de l'Heptanomide antique aimait à s'attarder sur le fleuve.
Alors depuis les piliers d'Hercule jusqu'aux steppes boréales, le monde, avec ses peuples, ses rois et son mystère, en venait à cette femme!...
Son nom formulait toutes ces images.
Elle resta une minute sans parler et s'accouda sur le sphinx.
—C'était, je crois, la dernière enfant de cette dynastie trois fois séculaire des Ptolémées Lagides. Elle descendait du soldat macédonien jeté là par la funèbre indifférence d'Alexandre. Les excès avaient atténué en elle la pureté des lignes de cette beauté grecque transmise à sa race par le soldat.
Cependant, grâce aux philtres balsamiques et aux essences dangereuses que lui distillaient les prêtres, elle conservait sa pâleur ambrée et solaire.
Ah! c'était la grande insensible. Elle s'accoudait au fond de la cange sur sa panthère favorite; les roseaux bruissaient, obstrués par les alligators et les hippopotames. Elle reposait, vêtue de son astrale nudité, sur des étoffes dont les secrets du tissu n'ont pas été retrouvés, et qui étaient les présents des satrapes d'Asie Mineure. Comme le monarque assyrien, elle devait prouver, à huit cents ans d'intervalle, que la mort n'était pour elle qu'une esclave comme les autres. Le triumvir d'Actium ne devait pas orner son triomphe de cette vivante! Toute lasse d'avoir lascivement étudié dans les salles souterraines de ses palais ce que ses esclaves pouvaient supporter de tourments sans mourir, elle réfléchissait. A ses pieds, jouait l'une de ses filles naïves élevées pour la servir d'une certaine façon et dont elle s'accommodait. Les vertiges des éblouissantes et profondes nuits entouraient cette reine, fille des terreurs, du silence et de la volupté! Elle se perdait, inéblouie de sa propre majesté, dans quelque rêve que nul ne sondera jamais... C'était sublime.
Tullia Fabriana courba la tête, et après une seconde:
—O passé!... dit-elle comme un murmure.
Ces paroles avaient rendu la chambre fantastique.
—Vous êtes fidèles et vous gardez les secrets malgré les années sans nombre, statues aux bouches de pierre!... Mais lorsque vous souteniez les travées où les restes de ces rois des vieux mondes reposaient embaumés près du Nil, sans doute l'avez-vous vue passer ainsi, la grande reine!
Elle les regarda et reprit sa rêverie.
—O belle et sombre amie, je ne connaissais pas ton histoire, et cependant, lorsque j'entendis prononcer ton nom pour la première fois, je me souviens d'avoir tressailli, moi qui ne sais plus tressaillir. Mon âme était déjà révoltée d'être forcée de vivre dans ces siècles d'humiliation! Dès ma jeunesse, en considérant l'humanité, je compris les larmes de Xercès et, comme les vieillards, je ne vivais déjà que du passé, ce spectacle ayant creusé dans mon cœur les rides que l'âge seul refusait à mon front. Mon âme n'est pas de ces temps amers! Vous le savez, Esprits, vous qui êtes attentifs à ceux qui vous parlent sans étonnement, vous savez qu'aux récits de toute cette histoire il m'a semblé—plus d'une fois—que ma mémoire, abîmée tout à coup dans les domaines profonds du rêve, éprouvait d'inconcevables souvenirs.
Depuis cette heure, continua-t-elle après un silence, depuis cette heure où j'ai fixé mon avenir, je tiens compte, malgré moi, de la sourde hésitation de ma conscience, et j'essaie vainement de combler de longs intervalles. Mes jours se soudent à mes jours comme les anneaux d'une chaîne que je suis obligée de porter et qui m'accable sous son poids. Il me semble que depuis longtemps mon âme s'est brusquement arrêtée au milieu de je ne sais quelle route immense, et la terre me paraît lugubre comme une prison. Ah! c'est cela, c'est cela surtout qui m'interdit! Je souffre de vivre, n'ayant plus rien à tirer de la terre... et ne pouvant cependant pas m'en détacher.
Elle ferma les yeux pendant un moment de silence.
CHAPITRE XIII.
Ténèbres.
«Le flambeau n'éclaire pas sa base.»
(Proverbe arabe.)
Sombre, elle continua:
—Je pourrais m'en détacher! N'ai-je pas ce talisman de liberté, cet anneau qui contient pour moi la nuit où personne ne travaille plus!
Et, s'interrompant, elle fit bouger un ressort de sa bague: une émeraude se dérangea, laissant voir quelques grains d'une poudre brune dans le chaton.
—Mais les spectacles les plus contraires ne peuvent ni me distraire ni me troubler; je n'ai pas besoin de l'anneau; je suis parvenue, à force de lutte, à l'identité de moi-même. Pour l'empire du ciel, je ne saurais oublier la suprême tristesse de vivre ni descendre de la sphère où j'ai atteint. Les sympathies et les aversions des gens passent, indifférentes, devant ma solitude. J'ai commencé à mourir depuis longtemps; l'horizon est assombri; mon cœur est une grande mélancolie glacée: il me semble que je ne change plus.
Je ne frémis pas de ce que je n'aime rien, et c'est parce que je ne tiens à rien que je suis au-dessus de la plupart des souffrances. Je ne sais pas me satisfaire de ce qui dure peu; je n'ai point d'enthousiasme pour ce qui finit; je n'aime pas le bruit du vent dans les forêts; je n'aime pas l'Océan ni les astres de la nuit; je ne tiens guère à une beauté qui doit s'annuler d'elle-même et qui est à la merci du moment qui passe; rien, désormais, de terrestre, ne me captivera.
En prononçant ces paroles, Tullia Fabriana s'était levée et avait allumé un candélabre. Elle marcha vers un angle de la chambre, en face d'elle, et souleva la tenture qui masquait cet angle. Une des lames de cèdre glissa dans la boiserie; la marquise prit un livre dans cette case, et, posant le candélabre sur la table, elle vint reprendre son attitude sur le sphinx.
Elle ouvrit le volume et feuilleta les pages.
C'étaient environ cent feuilles de parchemin reliées entre deux plaques d'un métal noir et solide; l'agrafe des fermoirs était enrichie de pierres précieuses; c'était un manuscrit, bien que l'égalité des caractères semblât d'une perfection typographique.
L'écriture était précise, fine et serrée; pas une rature. Les deux tiers seulement du livre étaient remplis.
—Cependant, continua-t-elle, malgré le peu d'intérêt que je leur accorde, il faut que je me souvienne de bien des choses, car si le secret des commencements ne m'est pas inconnu, si je suis au fait du mystère, si la Nécessité s'est révélée à elle-même en moi, je n'en reste pas moins la victime et je dois lutter contre elle jusqu'à mon dernier soupir.
Elle commença de lire silencieusement.
Voici ce qui était écrit sur la page:
«Note 112e: Retour de cette exploration en Bessarabie.
»Je venais de Kilia. Je rapportais sous ma cuirasse la bande de chiffres stellaires classée au rayon de l'Hermétique entre les signes cabires et les tables d'Éleusis, titre 21.
»En route, les bohémiens, sous la tente desquels j'avais dormi, m'expliquèrent des secrets de leur science augurale. Une des filles de cette tribu me fit présent de l'amulette d'asbeste qui éclaire les précipices et les cavernes, sans être enflammée. Le mince rouleau de mon ceinturon renfermait un riche herbier. Ces femmes, qui parlent à voix basse dans le désert, en avaient cueilli, elles-mêmes, et desséché les fleurs précieuses; je connaissais la vertu de chacune de ces plantes. Un soir, le troisième depuis cette rencontre, comme je les quittais, l'enfant qui s'était défaite pour moi de sa pierre magique et à laquelle j'avais donné un collier d'or, m'accompagna quelques instants. Elle conduisait mon cheval; il faisait sombre. «—Tu es silencieux comme le sable, me dit-elle avec un son de voix familier; moi, je lis l'avenir, comme toutes celles qui marchent sans avoir de pays: donne-moi ta main, tu verras.» Cette phrase me fit sourire; j'ôtai l'un de mes gants, et, à cause de l'obscurité, je tins, au-dessus de la main ouverte que je lui présentai, l'amulette qui éclaire les abîmes. Au premier symptôme de saisissement qui parut sur ses traits—(sans doute à la vue du signe d'Isis au sommet du mont de Saturne ainsi que des puissances constellées qui couvrent le doigt d'Hermès et toute la percussion de ma main),—j'étendis cette main vers elle. Les paupières de l'enfant battirent; elle roula endormie sur l'herbe; je rendis les rênes et je disparus dans les ténèbres.»
Tullia Fabriana s'arrêta; puis elle murmura vaguement:
—Ce voyage m'a fait connaître une plaine de bataille dont j'aurai peut-être à me souvenir un jour.
Elle reprit sa lecture.
«Quelque temps après (j'ignore sous quels parallèles des frontières d'Asie je me trouvais lorsque ceci m'arriva), j'avais passé les montagnes et j'étais, par une claire nuit d'Orient, dans une profonde et silencieuse forêt. A travers les branches, je regardais par moments la Croix du Sud, afin de continuer mon chemin vers la Perse ou la Syrie.
»Et, perdue dans la pensée, j'observais un point fixe de la Notion à laquelle j'étais déjà parvenue. Je méditais sur la correspondance de l'Universel, du Particulier et de l'Individuel avec l'Identité, la Différence et la Raison d'être, antérieurement présupposées et reconstituées en moi par l'Esprit. J'étais plongée dans l'Abstraction visionnaire, et, saisie par l'Immensité, je ne m'aperçus pas de ce qui me menaçait. Le cheval, effrayé brusquement soit par la voix lointaine d'un tigre, soit d'un bruissement d'écailles sous l'herbe, s'était emporté, et, tête baissée, dans les vertiges de son élan, il m'entraînait avec sa course furieuse au milieu de dangers invisibles, à je ne sais quelle mort imminente.
»Un instant, la nuit me tenta. La dent des bêtes fauves ou les nœuds des serpents me séduisaient aussi bien que telle autre maladie. La mort ne me surprenait pas; ici ou ailleurs, peu m'importait. A cette heure-ci plutôt qu'à celle-là, sous l'océan, sous les feuilles ou sous terre, cela m'était devenu indifférent. S'il me restait un désir, c'était de reconstruire tout à fait les choses avant de les quitter, mais je n'y tenais même pas, sachant que je contenais déjà virtuellement leur explication absolue. Cependant j'avais dit aux Esprits que j'attendrais, je ne voulus pas accepter la mort. Je me recueillis immédiatement dans la Science du Feu, et je calculai mes forces d'enchantement.
»Ayant autour de moi, dans l'éther, les vertus de la chasteté, ayant les six jours de jeûne derrière mes paroles, ayant enduré la soif pendant ces six jours et m'étant baignée la nuit précédente, ma main traça dans l'air, à tout hasard, les signes convenus, depuis les temps, entre les vivants et les morts. Le cheval s'arrêta, décrivit un cercle et s'abattit au milieu d'une clairière immense et lumineuse. Je me croisai les bras, debout et les yeux fixés sur la nuit; je prononçai, en chantant, les grandes paroles de l'Incantation, certaine que j'allais être tirée de péril par quelque chose d'inattendu.
»En effet, au-devant de moi, dans le lointain, je vis apparaître un vaste éléphant; il accourait. Quand il fut arrivé tout près de moi, je lui montrai le Sud.
»Il me prit par le milieu de mon corps, m'enleva du sol et me posa doucement sur son dos. Des lianes et des feuilles épaisses y étaient assujetties, c'était un lit de repos. Pendant que j'examinais cela, je sentis qu'on me touchait l'épaule; c'était mon cimeterre qu'il avait ramassé et qu'il me tendait.
»Je me couchai et m'ajustai, pour ne pas tomber, avec les longues lianes qui pendaient sur ses flancs: une fois bien attachée, je m'endormis, étant fatiguée, après avoir marqué dans ma mémoire le point de la Notion où j'étais restée avant cet incident. A mon réveil, le soleil était au zénith; des palmiers, une ville d'Orient s'élevaient dans la solitude, à l'horizon. J'étais en Turquie d'Asie, c'était Bagdad. Je dénouai les lianes autour de mes membres et de mes reins; il me reprit comme la veille (je dis la veille, mais je ne sais pas le temps que dura mon sommeil: deux ou trois jours peut-être) et me posa doucement à terre. Je lui fis signe qu'il pouvait me quitter; il disparut, me laissant aux portes de Bagdad. Le shimiel soufflait ardemment; je fis quelques pas, et je m'étendis auprès d'une fontaine; une femme d'Arménie me donna à boire. Le soir même, je me retrouvai dans le palais du scheik Ismaïl, près des bazars; nous causâmes de cette souveraineté du pachalik de Bagdad, qui est déjà presque indépendante du gouvernement de la Porte-Sublime. Je lui parlai aussi de l'Europe: Ben-Ismaïl fut plein de distinction et d'amabilité.»
Tullia Fabriana ferma le livre.
—A quoi bon? dit-elle; est-ce que je puis m'oublier?...
Elle se leva, replaça le sombre journal dans la case secrète, la tenture retomba. La marquise revint vers le sphinx; elle resta debout cette fois, la tête penchée, les paupières baissées.
Évidemment, bien que sa figure n'exprimât rien, son âme s'était rembrunie jusqu'au terrible: elle songeait.
CHAPITRE XIV.
L'éternel féminin.
«L'eau qui danse, la pomme qui chante et le petit oiseau qui dit tout.»
Perrault.
—Maintenant, dit-elle, vers quel but précis et absolu doivent tendre le déploiement de ma volonté, l'expansion de mes forces et les déterminations de mon esprit?
»Je sais que le triomphe des vastes desseins ne dépend pas de ce qu'ils peuvent présenter de stable et d'élevé; le rêve doit s'incarner dans l'exécution, dans le mécanisme froid de l'accomplissement, et ce sont les résultats qui lui assignent sa valeur; l'idéal n'a d'autre juge que lui-même. Chacun regarde un idéal; chacun doit tout faire, tout braver, tout sacrifier pour l'accomplir; mais, en soi-même, il ne faut pas tenir à l'accomplir. Tous les rêves s'entre-valent; la réussite pose la différence extérieure; mais si le passé n'est rien, qu'est-ce donc que ce qui se passe? C'est être dans l'incapacité que de se définir sur une seule pensée.
»Je sais le but, et, quant à l'exécution, je ne dois pas, jusqu'à présent, me reprocher de négligences. J'ai marché, suivant les lois de la nécessité, vers sa complète réalisation. Qu'est-ce que j'espère?... Qui me jugera parmi ceux qui respirent? Quelle bouche peut, sous le soleil, proférer contre moi un anathème terrible?
»Ah! le convive nocturne n'est pas venu souper avec moi dans Emmaüs; il n'a point laissé tomber sur mon front ses formules de miséricorde; il ne s'est pas transfiguré devant mes yeux sur les collines de Sion! Et cependant, Fils de l'Homme, et moi aussi j'ai bu l'eau du torrent! Les vivants ont jeté leurs ombres sur celle qui parle toute seule dans les ténèbres. Comme vous, j'ai regardé doucement les souffrants et les faibles; comme vous, Emmanuel, je fus tentée sur la montagne. Vous savez par quels actes et quels recueillements j'ai sanctifié, moi aussi, le jour du Sabbat; vous savez si, comme vous, j'ai prévu toutes choses, autant qu'il m'a été possible, pour que tout fût accompli.»
Sa voix était comme un souffle guttural d'une limpide et harmonieuse égalité: elle mêlait plusieurs langages sans y faire attention. Elle parlait si bas qu'il eût été impossible de distinguer un mot à quelques pas du sphinx. Elle ne paraissait pas émue, seulement l'éclat de ses yeux s'était perdu en dedans jusqu'à rendre leur expression atone.
«—Ce n'était pas un homme,—un homme ayant cinq à six mille ans de croyances dans les veines et qui, se supposant penser seul, n'accepterait la Force que pour se distraire?... —Inutile. Cela me fatiguerait de le faire massacrer dans les souterrains à coups de hache par mes Faces de plomb, le soir d'un Couronnement. C'était un enfant que je désirais: des yeux fiers, un sang riche, un front pur, une conscience, oui, c'était cela.
»Esprits, dit-elle, vous le savez. Lorsque cette pensée me vint que je pouvais être utile, j'allais devancer l'Heure et quitter ce monde où jusqu'alors m'avait seulement retenue l'espérance de m'intéresser à quelque chose. J'avais pressé la sphère des rêves extérieurs, et ses deux pôles, glacés ou torrides, me semblaient stériles. Nul aimant ne m'attirait; la tranquillité de ceux dont le mouvement passe inaperçu d'eux-mêmes et qui, remplissant le métier qui leur donne le pain, demeurent à peu près satisfaits d'être venus,—ah! cette tranquillité, je ne pouvais la ressentir. Mes regards ne s'arrêtaient que par intervalles, et refroidis, sur les formes d'une nature qui ne me touchait plus. La pensée unique et fixe du suicide s'était roulée et enlacée autour de moi, comme un serpent autour d'un marbre. Rien ne me semblait valoir la peine d'une palpitation; je ne voyais que l'impassible Devenir. Les insectes que j'écrasais, sans le savoir, en marchant, les sueurs funèbres et les souffrances de mes pareils, que coûtait la condition où je suis liée, les êtres dont la mort, les privations ou les travaux étaient fatalement nécessaires à mon souffle inutile, excitaient en moi trop peu d'enthousiasme pour que je ne dusse pas me «faire justice» en les quittant.
»Cependant, vous le savez, par une concession suprême, je ne désespérais pas d'une sensation en rapport avec mon esprit et pouvant l'intéresser dans la profondeur de son souverain désenchantement. Esprits! je vous l'avais demandée; mais comme ce pouvait être une faveur...»
Une draperie fut écartée par un bras blanc: c'était Xoryl. Elle s'approcha de Tullia Fabriana et lui tendit une patère d'émail.
—Voici deux lettres, dit-elle. L'armoirie violette est apportée par le secrétaire du nonce-légat: (Regrets et contrariétés de son Éminence, etc.)
Le billet scellé d'un cachet noir, par un laquais en livrée de deuil.
La marquise prit les deux lettres.
L'enfant se retira.
Tullia Fabriana regarda le cachet noir avec une certaine attention.
Elle parcourut l'autre lettre, qu'elle laissa tomber, et elle continua:
—... dangereuse, pour moi-même, puisque ce devait être une limite d'un instant, je m'étais abstenue d'employer, de ma propre autorité, les signes qui gênent la Nature et dont les effets ne se suspendent plus. Je vous avais soumis ce vague, cet unique et dernier désir en vous assignant un terme à partir duquel je devais cesser d'attendre son accomplissement. Si, dans le délai marqué, cette sensation ne m'était pas accordée, je devais penser qu'il importait peu que ce dernier pan du voile fût arraché pour moi, ici. Vous le savez: en tant que revêtue de l'organisme de la série humaine, je relève de toutes ces lois qui, parties des rapports infinis, viennent s'entrecroiser autour de ma volonté, et j'avais fixé un jour pour en finir avec elles absolument.
Donc, ce soir, seule, renfermée dans le tonnant incendie de ce palais, j'allais boire la poussière de mon anneau. Que le vent dispersât les atomes insaisissables de mon corps, que l'ombre reçut les lignes de ma forme, que mon esprit rentrât dans l'anéantissement divin de son unité, telles étaient, pour moi, les décisions dictées par la véritable sagesse.
Mais, Esprits, vous avez bien voulu satisfaire le désir de celle qui vous parle, et vous avez envoyé celui qu'elle attendait. Je ne le cherchais pas, je ne voulais pas le chercher! Ne devait-il pas venir de lui-même et à son heure! Ah! l'Enfant!... je me suis plue à parsemer son chemin, d'avance, des choses les plus attrayantes pour les enfants, étant sûre qu'il viendrait tôt ou tard, selon les pressentiments anciens! Je vous remercie, Esprits sublimes, qui présidez aux déterminations de toute virtualité, je vous remercie de m'avoir choisi vous-mêmes et amené cette aimable créature la veille du jour prescrit! Je vous félicite et je suis bien aise de sa beauté; mais son âme est neuve et profonde; elle ne demande que de s'emplir et que de vivre!
Quels trésors d'ingénuités célestes doit posséder cette intelligence toute gracieuse! Tout ce qu'elle voit se couvre d'un prisme de rayons et d'insouciance; elle est pareille à l'une de ces forêts vierges de l'Idéal, où le premier voyageur, dès son premier pas et sa première chanson, est accueilli par les concerts enchantés de ses brises, de ses fleurs et de ses oiseaux, sortis des mille échos de ses taillis, de ses fleuves et de ses profondeurs harmonieuses.
Que va-t-il arriver maintenant? Puissances qui vous intéressez au mouvement de ce système déterminé du ciel, à cause des souffrances qu'il signifie!
Je ne pense pas l'ignorer.
Il arrivera d'abord que cet enfant me verra par ses yeux et selon lui; je ne serai en réalité que l'occasion du déploiement de sa pensée; il se créera un être ineffable et indicible à mon sujet, et ce fantôme paré de toutes les notions vives qui lui sont propres, de la beauté absolue, sera le médiateur qu'il prendra pour moi. Ce qu'il aimera ce ne sera point moi, telle que je suis, mais cette personne de sa pensée que je lui paraîtrai. Sans doute, il m'accordera mille qualités et mille charmes étrangers dont je serais peu satisfaite si je les avais; de sorte que, en croyant me posséder, il ne me touchera même pas réellement.
Ainsi est la loi des êtres dont le regard mental ne dépasse pas la sphère des possibilités, des formes et des espérances; ils ne peuvent sortir d'eux-mêmes dans leurs amours mystérieux.
Effacer ce rapport de manière à ce que nous puissions nous joindre tels que nous sommes, dans l'Esprit, voilà quelle est la solution de la première face du problème.
Pour cela, je dois devenir réellement sa vision; il aimera mon reflet; il faudra que j'anime ce reflet en m'y réalisant impersonnellement, en brisant les barreaux de sa prison, en remplissant de nouveau son sablier avec le mien. Je dois être morte pour lui d'abord, et me survivre selon lui.
Si j'essayais de lui dévoiler la vérité, je passerais parallèlement à côté de lui à jamais, parce que cette vérité, modifiée à l'instant par son esprit, ne serait plus ce qu'elle doit être. Il ne la comprendrait que selon tel cercle, et alors il aurait raison de ne pas l'aimer. Elle l'attristerait, parce qu'elle ne lui paraîtrait pas en rapport avec la vision qu'il conçoit, avec l'idéal qu'il nomme de mon nom! Il faut donc que je veille pour déformer, par des transitions obscures, cette vision jusqu'à la réalité. Il faut que son idéal soit agrandi par un ensemble de réflexions nouvelles pour se trouver au point de vue où je suis. Alors il lui sera donné de voir celle qui l'attire.
Si j'avais eu du temps à perdre, j'eusse presque regretté de ne pouvoir aimer.
N'est-ce rien, d'ailleurs, que de préserver le plus longtemps possible cette belle vie, toute jeune, des ennuis amoindrissants? N'est-ce rien que de considérer la plus noble chose de ce monde s'émouvoir, admirer, s'étonner, rêver, palpiter, pour une image, pour un enchantement, pour une chose qui brille et qui ravit ceux qui ne voient pas encore? C'est dit. Je m'efforcerai de vivre un instant.
Pardonnez, ô vous qui ne daignez pas vivre, si j'ose faire d'avance en lui la preuve de la mission que je me suis assignée. Qu'ai-je à préférer si ce n'est de rendre cet enfant le plus idéalement satisfait de tous ceux qui sont et seront sur ce grain de boue éteinte? A lui, donc, sceptres, hochets et couronnes glorieuses! A lui puissance, amour, jeunesse et tressaillements éperdus! A lui la plus large part au soleil des vivants! A moi la contemplation paisible de toutes les beautés qu'il verra,—qu'il se créera, dans ces choses, puisque je consens à regarder la vie par ses yeux pendant quelques moments!
Alors, quand ce premier et inévitable cercle de la Forme sera passé, quand je serai sûre de l'avoir fait monter les degrés du monde surnaturel et que les paroles que je prononcerai, n'ayant pour lui d'autre sens que le sens de leur expression, ne se changeront pas de mille manières dans son esprit, alors,—les temps seront venus de l'Action!—Son trône, assis sur la lutte souterraine que je soutiendrai, couvrira l'Italie, et, de là... ce ne sera point la première fois que l'Italie s'étendra sur le globe. Un jour peut-être, grâce à cette femme qui passera inconnue...—Est-ce que la nature n'est pas à qui veut la prendre?... Qu'est-ce que l'impossible?
Oui, souvent mes regards ont pénétré les siècles, les climats et les âges; j'ai vu les pages de l'Avenir; j'ai compris les temps fatidiques, entrevus par les Scaldes inspirés qui chantaient dans les montagnes de la Scandinavie; leurs chants, inscrits et conservés en runes, dans les sagas du Nord, parlent de guerriers assis parmi les Ases, dans le Valhalla divin. Ne sont-ce pas les hommes se baignant dans la gloire et dans la sève du monde, au milieu des torrents qui reflètent les soleils, et rafraîchissant leurs fronts immortels durant les fauves nuits où chante la tempête, aux souffles de l'INFORME DIEU?
Elle baissa la tête et rêva profondément.
Neuf heures sonnèrent dans le lointain.
—Je n'hésite pas, dit-elle.
Et elle ajouta:
—Vous, rappelez-vous.
Elle attendait, silencieuse et concentrée depuis quelques minutes; ses paupières étaient closes, mais elle ne dormait pas.
—Il vient..., dit-elle encore.
Et, après un silence, elle murmura des lèvres seulement:
—Le voici.
CHAPITRE XV.
Cras ingens iterabimus æquor.
—Monsieur le comte de Strally-d'Anthas! vint annoncer Xoryl à demi-voix.
La veilleuse éteinte, elle posa une lampe sur la table.
Wilhelm se présenta sur le seuil: elle sortit, la draperie retomba.
L'élégance est une force. Il portait, suivant les modes admirables de ce temps, un costume de velours noir brodé à la ceinture de fines passementeries d'or et une épée choisie. La plume blanche de sa toque était fixée par une pierre précieuse; ses gants et ses bottines laissaient deviner des mains et des pieds de race. Ses cheveux noirs se disposaient bien sur son front. Il avait des yeux expressifs, d'un bleu foncé, tout brillants de vie; une âme s'y peignait déjà élevée et un esprit pénétrant. Son nez droit lui donnait l'angle facial des types romains; ses dents et la blancheur de sa peau ressortaient par le duvet noir qui luisait sur sa lèvre supérieure. Il avait les sourcils noirs et bien arqués. Il était bien fait; sa haute taille, la souplesse de ses mouvements annonçaient une vigueur développée et des muscles d'athlète. Comme pour adoucir la sévère beauté de son visage, son sourire était d'une modestie et d'une timidité d'enfant. Ceci était une chose auguste: les hommes d'une grande valeur se voilent quelquefois de ce sourire charitable; alors c'est d'une force accablante, et cette humilité constate mieux, pour les esprits clairvoyants, ce que nous appellerions volontiers la puissance d'horizon, que les arrogances possibles. Enfin le comte Wilhelm semblait n'avoir aucune pensée qui ne fût bonne et ingénue.
Autrefois un pareil enfant représentait la plus haute affirmation de la dignité humaine. Il fallait des siècles pour arriver à produire son individualité. C'était une résultante des hauts faits et de l'intègre probité d'une série d'aïeux dont la glorieuse histoire et les vertus domestiques s'évoquaient à son nom. C'était un encouragement vivant à la persévérance, une émulation donnée aux familles. Aujourd'hui les organisations financières sous lesquelles apparaît toujours le phénomène providentiel du premier occupant, phénomène incontrôlable, malgré son illégalité, puisqu'il se pose de force comme principe de tout droit jusqu'à présent; aujourd'hui, disons-nous, le déclassement des personnes et le culte de l'excellence progressive ont détruit, dans la plupart des endroits, et finiront par détruire complètement cette grandeur sociale.
Mais nous avons mieux. Il nous est permis de saluer, dans ce siècle, une jeunesse reconnue presque universellement pour la droiture de ses mœurs, la franchise de sa tenue, la noblesse de ses œuvres.
Quel triomphe pour les familles qu'une génération de si haute espérance!
Dieu en soit loué, la santé qui règne dans les amours d'aujourd'hui promet des virilités admirables; ce sera sans doute comme les pousses de ces végétations luxuriantes des tropiques.
Le jeune homme, un peu déconcerté du demi-jour répandu par la lampe et de l'ameublement du salon, fit quelques pas vers Tullia Fabriana.
—Madame la marquise, dit-il, je me suis constamment rappelé, depuis hier, la permission que vous avez daigné m'accorder...
Et il s'inclina.
Elle lui tendit très gracieusement, du bout des doigts, la fleur à baiser.
—Asseyez-vous, comte; vous voyez, je suis seule.
Il s'avança l'un des coussins doubles, de forme et d'ornements arabes, puis il la regarda.
—Le prince a dû partir cette nuit, continua la marquise, mais il vous reste une belle amie, la duchesse d'Esperia. C'est une bien aimable personne, n'est-ce pas, monsieur?
Son attitude abandonnée et son accent tranquille avaient ému le jeune homme, mais il voulut paraître froid, de peur de déplaire.
—Ne lui dois-je pas de vous voir, madame? répondit-il.
Elle abaissa lentement son regard sur lui; ce fut une décision.
La nuit dernière a compté pour des années, pensa-t-elle; ce n'est pas seulement la fièvre qui anime ces yeux plus calmes: voici la trace déjà laissée par les premiers rêves de la passion qui ne peut s'éteindre que sous un religieux mépris;—c'est bien.
Son âme planait au milieu de ses pensées comme un aigle dans les ténèbres; mais, sûre d'amener d'une façon bienséante l'instant qu'elle désirait, elle jugea très inutile de le différer.
—On donnait ce soir un opéra de Cimarosa; vous m'avez sacrifié cette merveilleuse musique?
—Je vous entends parler, madame, dit-il d'une voix un peu tremblante.
Les affinités de la voix et de la pensée dont elle savait distinguer les transitions par un magnétisme intuitif lui révélaient la fiévreuse et naïve comédie où s'efforçait le comte, et, ne s'en affligeant pas, elle lui pardonna par sympathie cette innocence de compliments et leur transparente politesse. Le jeune homme paraissait, en style du monde, lui «faire la cour»; mais sa voix, à son insu, exprimait la profonde émotion qu'il éprouvait.
—Êtes-vous musicien, monsieur le comte?... dit-elle.
—Souvent, répondit Wilhelm avec un sentiment de mélancolie, souvent, après une journée de chasse et de fatigue, lorsque je m'en revenais tard et que j'étais seul dans les montagnes, je chantais pour abréger le chemin.
Le jeune homme ne s'aperçut pas de la bizarrerie de sa réponse.
—Eh bien, dit Tullia Fabriana, lorsque vous êtes entré, je regardais cette harpe... (Il se retourna et aperçut tout près de lui une grande harpe noire qu'il s'étonna de ne pas avoir remarquée en s'asseyant.)—C'est un instrument admirable; mais je suis un peu fatiguée; chantez une petite chose allemande, voulez-vous?
Ces quelques mots détaillés par des inflexions d'une froideur enchanteresse produisirent sur Wilhelm un effet qui se traduisit par un éblouissement et une pâleur.
La marquise se leva; elle s'approcha de la fenêtre dans ses vêtements blancs et soutenant d'un bras les flocons de batiste sur sa poitrine. Les belles boucles de cheveux dorés se soulevaient à peine au vent tiède; on entendait le murmure des feuilles épaisses et parfumées; pas un chant de rossignol. Un coup de cloche, annonçant la prière et le sommeil, tinta, dans le lointain, au monastère de San-Marco.
—Quelle tranquillité dans le ciel!... dit-elle doucement; et, après un instant de silence: Une nuit de printemps!... Savez-vous quelque chose sur la nuit, monsieur le comte?
—En voici une, madame.
Et il chanta:
Entr'ouvre ses écrins bleus:
Autant de fleurs sur la terre
Que d'étoiles dans les cieux.
S'éclairer à tous moments
Autant par les fleurs charmantes
Que par les astres charmants.
N'a pour charme et pour clarté,
Qu'une fleur et qu'une étoile:
Mon amour et ta beauté!
C'était une mélodie lente et douce; mais quelque chose de tout à fait inattendu en altéra la simplicité.
Aux premiers accents, un profond murmure courut autour des cordes de la harpe; elle s'émouvait en vibrations insensibles, et, tout à coup, le sens de la romance lui sembla se déformer en une signification inconnue; son chant creusait un tourbillon autour de lui.
Les singulières paroles qu'ils venaient d'échanger, la sombre richesse qui les entourait, les formes noires que Wilhelm distinguait vaguement au plafond sans pouvoir s'expliquer ce que c'était, la lividité que sa main dégantée avait prise en s'appuyant au bord de la table d'ébène, la tête énorme du sphinx, encadrée de bandelettes de pierre et dont les yeux immobiles s'attachaient sur lui, les attraits de cette femme qui le transportait d'amour, et qui, avec les seules et profondes harmonies de sa voix, lui bouleversait frénétiquement le cœur, tout cela ne formait-il pas l'ensemble de quelque magnifique rêve oriental comme l'une de ces fictions créées par la lecture des sourates du Koran, où le prophète parle de pavillons et de péris mystérieuses?... Il frémit, et ses yeux se fermèrent à la dernière strophe.
Quelques moments après, en rouvrant les yeux, ses regards tombèrent sur la lampe. Ils se fixèrent sur sa lumière reflétée par les vases d'or avec un pénible sentiment de solitude.
Que s'était-il donc passé?
Pareil à ce Simbad des légendes de l'Asie, le jeune homme était transporté dans les pays du prestige, des rêves, des merveilles et des pressentiments. L'immense chambre ressemblait à celle où la reine Cléopâtre laissait entrer ceux qu'elle remarquait; derrière la porte veillait peut-être silencieusement le grand bourreau nubien aux muscles de bronze et à la hache dangereuse. Les parfums des charmeresses antiques, un arome riche et subtil, une senteur de baumes, de styrax et de roses, l'étourdissaient.
Et une Vision, fulgurante de relief et de profondeur, s'éleva devant ses yeux:
Il lui sembla que le palais était devenu très ancien; des lierres couvraient son front foudroyé; ses façades en ruines étaient cachées par la mousse; cependant le vieil être de pierre rappelait encore sa forme; il avait celle d'un homme couché, les membres étendus, sur une montagne. En proie aux désolations lointaines, la Nuit se chargeait maintenant de l'ensevelir dans son linceul; le Ciel, drap mortuaire, parsemé des grands pleurs de feu qui roulent incessamment sur sa face, était jeté sur sa solitude; pour lui aussi, le Néant bâtissait, dans l'impérative éternité, son vague mausolée d'oubli. Et le vieux palais ressemblait à l'un de ces géants dont la barbe et les cheveux poussaient dans le tombeau.
Mais s'il se dressait sombre et dévasté, les jardins resplendissaient au clair de lune! Les arbres et les fleurs étaient d'une féerique beauté; au loin, dans l'étang profond, Tullia Fabriana se baignait au milieu des eaux de cristal.
C'était bien elle; ses longs cheveux étaient déroulés sur son dos nacré, les rayons filtrés à travers les cyprès miroitaient sur elle toute; et elle semblait, de temps à autre, syrène fastueuse des heures noires, se ployer, avec des mouvements délicieux, dans une vapeur de diamants. Les cygnes, attirés par sa blancheur, venaient polir leurs ailes contre ses flancs et ses bras; il se vit, lui-même, pâle et les yeux fermés, nageant auprès de la marquise, et mettant le pied sur les marches de marbre, pour sortir avec elle de l'étang. Et la Vision continua.
Ils marchaient maintenant ensemble dans les allées. Les immenses lilas balançaient, au-dessus de leurs têtes, leurs grosses touffes humides et assombries; l'air était embaumé par les vastes ombrages des charmilles. Ils marchaient, entrelacés, sous les regards dorés des étoiles; les lévriers et les chevreuils réveillés venaient jouer autour d'eux à leurs pieds; leur nudité se détachait sous les feuilles comme celle d'un couple de marbres antiques.—On eût dit que deux statues du jardin profitaient des ténèbres pour revivre.—Leurs lèvres se touchaient parfois sans bruit, dans l'ombre, et sans parler ils s'entendaient.
Et en effeuillant des roses blanches sur les épaules de la grande enchanteresse, il lui disait:
«—Ton amour est un ciel dont je ne doute pas: un baiser de toi, c'est l'infini!...»
Et elle ne répondait pas, mais elle lui faisait lentement signe de regarder ce qui se passait.
Et leurs corps s'atténuaient jusqu'au fantôme; une sourde oscillation agitait les profondeurs métalliques de la nature; le relief de toutes choses s'effaçait graduellement, comme lorsqu'on meurt; la Vision devint ombre et fluide, et tout disparut dans l'empire du Nirvanah.
Le comte Wilhelm passa la main sur son front et se retourna vers la croisée.
L'obscurité de la nuit s'était approfondie au dehors; pas un bruissement de feuilles dans les jardins, pas un souffle d'air ne venait dans l'appartement par la croisée toute grande ouverte.
Il essaya, sans se rendre compte de son mouvement, de regarder le ciel; il n'y en avait plus. La nuit s'était faite noire, et c'était un silence extraordinaire, un silence d'abstraction, dans lequel les dernières vibrations de la harpe se mouraient faiblement, harmonieusement...
Ce fut alors qu'il oublia un peu d'aimer pour réfléchir à son insu, et qu'il osa regarder en face de lui.
Depuis la voûte élevée de l'appartement jusqu'à ses pieds, l'atmosphère s'était partagée en deux zones absolument disparates.
La lumière de la lampe l'éclairait lui et toute la partie où il se trouvait; et il apparaissait comme dans une effusion rayonnante. La partie où devait être Tullia Fabriana roulait des reflux d'ombres; c'étaient des vagues d'obscurité, lourdes et surtout comme lointaines. Il ne voyait ni le sphinx ni la femme. Il fit un pas; il aperçut les cariatides, et il lui sembla voir remuer leurs yeux terribles! Malgré son front lisible et son sourire jeune, il lui sembla que ce n'était pas d'hier qu'il éprouvait le sentiment vertigineux de la vie, et qu'il avait magnifiquement souffert autrefois, dans un passé.
Alors, avec un geste éperdu et comme écartant une draperie de ténèbres, il entra, chancelant, dans les vastes ombres.
Et il vit s'élever, avec lenteur, devant lui, dans ces mêmes ombres, comme un autre geste enveloppé de voiles; il eut l'impression de deux bras qui se joignaient,—oh! douloureusement!—autour de son cou. Une forme aux blancheurs radieuses attirait son front vers elle..., et ce fut l'essaim des pâles joies infinies, le tremblement des rêves divins, le supplice...
Ce soir-là le comte de Strally-d'Anthas s'anuita chez la marquise Tullia Fabriana.
NOTES
[1] Par exemple, il serait permis de rappeler, entre tant d'autres, la découverte de la force vitale centralisée dans tel nœud de notre moëlle, tel mode d'activité de la pensée localisé dans telle couche de pulpe cérébrale [de manière que l'on ôte ou que l'on remet, à volonté, la faculté de discerner, de vouloir, de souffrir, etc., dans le cerveau d'un animal en enlevant ou en replaçant telle tranche de sa cervelle, comme cela se pratique aujourd'hui dans nos Académies de médecine]; la découverte plus ancienne de l'indépendance de l'irritabilité;—la découverte de l'identité des métaux soléliens et des nôtres [découverte obtenue, comme on le sait, par l'analyse chimique des rayons saisis dans la chambre obscure];—la découverte de la sensibilité de l'aimant [par laquelle le geste de l'être vivant se trouve en contact immédiat, cette fois, avec la physique]; la découverte de la reproduction des espèces par les forces créatrices de la nature [c'est-à-dire par les principes métalliques et animés contenus dans un globule de sang, lequel, jeté dans un vase rempli d'eau préparée, y fait germer des centaines d'animaux qui s'y développent, deviennent propres à notre alimentation et sont pourvus d'organes aussi parfaitement emboîtés que ceux obtenus par la génération ovarienne]; la découverte de Neptune dans le ciel [découverte qui est venue confirmer à jamais l'astronomie, comme la découverte de l'Amérique vint confirmer la science physique]; la découverte de la fusion des os d'un organisme dans un autre [grâce à laquelle, en chirurgie, on peut substituer, maintenant, l'os d'un animal à l'os humain d'une si parfaite manière, que, au bout de quelque temps, le premier remplace absolument le second];—etc., etc.
[2] Si l'on voulait analyser attentivement chaque branche scientifique du progrès, l'idée de son importance et son aspect général se modifieraient peut-être beaucoup dans les esprits, et même dans les esprits de ses plus déterminés partisans. Sans établir une théorie de compensations (laquelle, d'ailleurs, ne saurait jamais être rigoureusement exacte, car pour connaître une époque, il faudrait n'être que de cette époque), il serait facile, en s'en tenant à son siècle, de trouver des contradictions dans la plupart des découvertes qu'il présente. Soit une science: prenons celle qui lutte contre la souffrance physique et contre la mort, et qui souvent surseoit l'une et l'autre,—la médecine.
Il est certain que dans les temps modernes les découvertes physiologiques prennent, à l'insu du vulgaire, des proportions inattendues et capables, au plus haut point, de surprendre l'intérêt des penseurs. Jamais la précision dans l'art de guérir ne fut mieux obtenue et ne fut plus généralisée, et personne n'ignore que nos pharmacies sont richement dotées de tout ce qui peut alléger le fardeau de nos maladies.
En résultat, l'on affirme que la durée de la vie moyenne augmente dans plusieurs pays et l'on va jusqu'à fournir des chiffres de cinq, six et sept années...
Cependant, ce principe étant posé que les statisticiens ne peuvent offrir de chiffres exacts que depuis un siècle, sur quelle base solide ou même acceptable peut se fonder une certitude quelconque de cette hausse apparente d'existence,—surtout lorsqu'on mentionne des intervalles d'oscillations durant ce siècle?...—Comment concilier ces chiffres avec les totaux obtenus par les statistiques de la misère en Europe, totaux dont la progression annuelle s'élève d'une manière sensible?—Comment, enfin, accorder cette amélioration de la durée moyenne de l'existence, dans nos pays, avec les immenses quantités d'alcools, de boissons et d'aliments falsifiés, avec les habitations exiguës et mal aérées, avec la grande négligence de l'hygiène, etc., etc.?...
Mais nous devons écarter ces objections qui ne portent pas sur la réalité du problème posé dans toutes les consciences.
La philosophie, n'ayant point de raisons d'État, n'est que sincère dans ce qu'elle affirme et n'admet guère ces façons d'apprécier ou plutôt de jauger la vie humaine.
La durée, ce n'est pas la vie; c'en est une qualité. Sous ce mot, la vie humaine, nous avons l'idée d'action et de pensée. Ce qui fait vivre l'homme, ce sont les liens et les rapports qui l'unissent à ce qui l'entoure; plus ces liens se fortifient, plus la vie se réalise dans l'homme. Or, quels sont les affections, les rapports spontanés et naturels qui lui appartiennent? Rêves ou réalités, nous ne voyons pas plus de quatre éléments de la vie, éléments d'où les plaisirs, les passions, les devoirs, dérivaient depuis six mille ans; ce furent la famille, l'amour, la conscience et l'idéal. Puisque ce sont les éléments naturels de la vie, reste à savoir s'ils se renforcent dans les pays civilisés: dans le cas d'affirmative, nous pourrons avancer que la vie moyenne est en progrès.
Mais nous voyons d'ici le sourire du lecteur, tant le résultat de l'analyse lui est connu par avance. Il est inutile de l'écrire. Les types de la famille sont suffisamment bafoués, chaque soir, dans un millier de théâtres, devant une centaine de millions d'âmes, en Europe, pour qu'on soit édifié sur la valeur attribuée à cette parole par la majorité.—L'amour est devenu quelque peu la poésie de l'hygiène; l'idéal se définirait, pour le plus grand nombre, la foi dans le présent. Pour ce qui concerne la conscience et la morale publiques, il suffit d'ouvrir l'un des Codes. Prenons celui de France, par exemple. Il compte environ quatre-vingt mille lois. Nous demandons simplement ce que pourraient bien être la conscience et la morale publiques dans un pays de trente-huit à quarante millions d'âmes, lorsqu'il faut quatre-vingt mille lois, un millier de tribunaux toujours exubérants d'affaires, cinq ou six cent mille baïonnettes et quarante ou cinquante mille hommes de police pour les y maintenir?...
La durée de la vie moyenne augmente?... En le supposant, il faut avouer que cette augmentation coûte cher. L'homme a voulu s'affranchir de vieux préjugés; il désirait «épurer son idéal,» devenir libre, enfin,—suivant son indéfinissable expression.—Le voilà servi à souhait: il n'y a plus que l'artificiel. Les crimes aussi diminuent;—mais les vices augmentent et l'homme arrive toujours à perdre en profondeur ce qu'il gagne en surface.
Revenons à la médecine. En face d'une question décisive,—soit celle du sang humain, par exemple,—la science paraît se troubler. Or, en définissant les divers modes de manifestation, les nombreuses variétés de symptômes sous lesquels apparaît son affaiblissement, par le terme vague et général, la chlorose, on trouve,—suivant l'estimation de praticiens éclairés et d'après le recensement des maladies modernes,—on trouve que c'est par millions que les chloroses se comptent en Europe; ce qui induirait à penser, quoi qu'en puissent dire les zélateurs d'une statistique erronée et embryonnaire, que les forces de constitution décroissent dans les générations humaines en raison du développement intellectuel des sociétés.
L'on objectera que le «remède suit le mal!» On mentionnera, par exemple, la découverte du traitement des chloroses par le fer. Les docteurs désintéressés répondront au sujet de l'efficacité du fer. Sur deux sujets choisis et traités dans des conditions identiques par le fer (présenté sous toute formule, lactate, iodure, citrate, etc., peu importe), le résultat sera la mort de l'un et la guérison de l'autre, sans qu'il soit humainement possible de déterminer la raison de cette différence. Ce qui échappe dans l'expérimentation médicale est de même nature que ce qui échappe en métaphysique, et ce qu'on appelle éléments, forces, principes, ne répond pas à ce titre; mots inexacts, et rien de plus! Des éléments?... D'où vient, alors, qu'ayant tous les éléments du sang humain, on n'en puisse distiller une goutte?... D'où vient qu'il soit permis de mélanger indéfiniment de l'acide nitrique, du graphite, de l'eau, etc., sans obtenir de la chair avec cette composition?... D'où vient qu'on puisse manier les phosphates de magnésie, de chaux et de soude en les combinant avec le reste des éléments laissés par la décomposition de toutes les parties du squelette sans arriver à fabriquer de l'os avec ces moyens? Qu'est-ce que des principes impuissants qui ont besoin d'autre chose que d'eux-mêmes, à ce qu'il paraît, pour produire leurs conséquences? Tout cela nous rappelle une parole bien connue de l'un des plus illustres et des plus profonds docteurs de ces derniers temps; sur le lit de mort, il formulait ainsi sa conclusion triviale et suprême: «Tenez-vous la tête fraîche, les pieds chauds, le ventre libre, et moquez-vous des médecins.» Plaisanterie de moribond, d'accord; mais y a-t-il beaucoup de médecins qui n'en diraient pas autant? Il est à remarquer d'ailleurs que ceux qui doutent d'une science sont presque toujours ceux qui paraissent avoir fait de cette science le but de leur carrière.
Au total, ce que la médecine aurait découvert de plus nouveau et de plus clair, c'est qu'un régime sobre et réglé, des aliments sains, de l'exercice, un air pur, le calme des mœurs et un bon tempérament peuvent conduire à la centaine. Malheureusement, cette excellente maxime,—que nos premiers parents ont cru devoir nous léguer,—tout en demeurant l'axiome fondamental et la conclusion définitive de la science, est devenue très difficile à mettre en pratique pour les cinq sixièmes des individus. Les populations croissantes, les difficultés économiques, l'organisation étrange des métiers, des moyens d'existence et le genre de vie moderne excluent et mettent hors de portée pour des millions d'âmes jusqu'à la possibilité de pratiquer une hygiène sortable. Condamnés à subir plus fréquemment que les anciens les plus tristes maladies, nous arrivons peu à peu à un système universel de guérisons et de drogues qui rendra les générations débiles, appauvrira la vitalité humaine et enfin hâtera l'apparition d'un second terme dans la progression de la durée. Qui peut dire, en effet, que la statistique de la vie ne se balance pas sur deux termes? Sur une progression ascendante et descendante, comme toute chose, et que nous ne marchons pas vers ce premier terme d'une période de diminution?
Il est évidemment certain (pour ceux qui, réduisant d'un coup d'œil toutes les petites aberrations arbitraires à leur dénominateur commun, savent que d'un mot dévoyé de son acception réelle, peut partir une irradiation indéfinie de sottises), il est, disons-nous, certain que, étant tenu compte de la hausse naturelle des populations, la mortalité suit avec sa fidélité ordinaire et ponctuelle la progression des dénombrements, tout comme autrefois. Le nombre et la variété des maladies augmentent en germes cachés, l'homme se créant des habitudes, conséquences des autres branches du progrès, et l'explosion d'une débâcle imminente ne doit, certes, pas être considérée comme absolument impossible.
Non seulement les anciens nous surpassèrent, de l'aveu des modernes, dans leurs théories hygiéniques et dans leurs applications de ces théories, mais, dans l'art de guérir leurs maladies, l'expérience paraît démontrer qu'ils réussissaient dans la même proportion que nous. Il ne faut pas omettre, d'ailleurs, que même de nos jours les anachorètes perdus dans les Thébaïdes, les empiriques et les jongleurs de l'Orient, les derviches de la Haute-Égypte, etc., ont aussi leurs manières extra-scientifiques de guérir les plus horribles maux qui aient jamais affligé notre espèce, et cela d'une façon bien autrement rapide et radicale que ne guérissent les médecins d'Europe.
Il va sans dire que nous ne pouvons entrer ici dans les moindres développements, et qu'il ne nous est même pas permis d'indiquer d'une façon sommaire l'état d'une seule question actuelle. Nous avons le regret d'être obligé de passer vite, et nous n'avons d'autre prétention, dans ces notes, que celle de formuler à grands traits un point de vue possible.
La médecine est liée à la chimie d'une telle sorte qu'on pourrait avancer que l'une est en face de l'autre. Prenons un détail de cette nouvelle science: nous sommes arrivés en chimie à résumer le mystère,—ou du moins l'une de ses parties les plus abstraites, sur l'hydrogène: on est à peu près certain, aujourd'hui, que le poids atomique de tous les corps n'est qu'un multiple exact du sien. Or, qu'est-ce que l'hydrogène?... Une qualité!—Toujours des qualités; jamais de principes! «C'est la devise et la justification du progrès indéfini!...» s'écrient les cent ou deux cents millions d'hommes qui peuplent chaque jour, du matin au soir, les trois cent mille cafés de l'Europe et qui ont la bonté, après avoir ruminé synthétiquement une masse indigeste de gazettes, de donner humblement le ton à l'Esprit humain.—Il suffit d'affirmer ce qu'ils disent pour en voir l'incertitude. Dans tout cela, certes, il y a une chose fort belle et fort mystérieuse: c'est le sérieux de l'humanité créant une logique en toute chose, sans savoir pourquoi, ni comment; mais, comme le disaient dernièrement des astronomes en proie au saisissement de nous ne savons plus quelle alerte céleste: «Est-ce bien avoir raison que de n'avoir pas le temps d'avoir raison?» Ah! nous nous amusons dans les ténèbres à reculer d'insignifiantes décimales; nous croyons comprendre un phénomène parce que nous le nommons suivant telle condition de notre langage, comme si c'était là son vrai nom! Les choses restent aussi cachées qu'autrefois et l'on n'y voit réellement clair nulle part dans ce siècle de lumières; témoin ces deux savants qui, stupéfaits d'une question de physique, se disaient l'un à l'autre (et quelques-uns peuvent avoir entendu citer le fait en 1861, par un éminent rationaliste, aux cours de chimie du Collège de France,—au front de la planète et de l'humanité scientifique):—«L'absurde lui-même n'est peut-être pas impossible.»
Voilà donc le cri suprême que la raison est contrainte, à chaque instant, de pousser aujourd'hui, après six mille ans de labeurs et de rêves, ce qui ne laisse pas que d'engendrer certaines réflexions au sujet de l'authenticité du progrès.
Ajoutons, en passant, que nous avons bien peu de spectacles capables de lutter en splendeur avec Babylone, Memphis, Tyr, Jérusalem, Ninive, Sardes, Thèbes, Ecbatane, etc., etc., et que, sous le rapport de l'esthétique, les modernes le cèdent aux anciens. D'autre part, la massue du vieux Caïn se déguise, mais la flèche, l'épée ou le canon s'entre-valent; les engins de meurtre s'universalisant, la supériorité disparaît: le progrès devient compensation. «Nous marchons à l'abolition des guerres!» disent les «agrandisseurs de l'horizon intellectuel».—Il faut avouer qu'on ne s'en aperçoit pas beaucoup jusqu'à présent.
L'homme ne se nourrit pas seulement de pain: qu'est devenu l'idéal? Nous ne le trouvons plus nulle part, même dans les cieux. Pareils au Jupiter olympien, les penseurs ne daignent rien voir.—Eh! loin de nous l'idée absurde de nier lourdement le progrès: L'homme qui mit un pied devant l'autre créa le progrès. Mais que le progrès puisse sortir d'un cercle excessivement restreint, ou démontrer autre chose que notre dépendance indéfinie et notre ignorance finale, c'est ce qu'il est permis de révoquer en doute. On fait trop bon marché de la science des anciens; on s'imagine volontiers une grande différence entre leur niveau philosophique et le nôtre. Reste à savoir si le calme au sujet de l'idée de Dieu est un progrès, ce que personne ne pourrait démontrer d'une manière très nette. L'immensité leur était aussi bien inconnue qu'elle est inconnue pour nous autres! et, en se rappelant le moindre détail d'astronomie, on s'aperçoit qu'ils s'occupaient, avec méthode et ferveur, de la grande question.—Par exemple, il y a deux mille ans,—pour citer un fait entre mille,—l'observateur d'Alexandrie, ayant inventé la sphère armillaire moderne et fixé, par à peu près, l'obliquité de l'écliptique, obtenait pour l'arc du méridien compris entre les tropiques une expression où la science actuelle précise à peine une inexactitude à peu près insignifiante. En vérité, les pas que nous avons faits dans presque toutes les sciences pourraient se représenter par les deux petites virgules de différence entre un calcul de vingt siècles et le nôtre. Il y a quatre mille deux cents ans, les Chaldéens trouvaient leur triple zaros lunaire après des calculs nécessairement assez compliqués.
Les Juifs étaient fort au courant de la période de nos années, qu'on prétend avoir été découverte par nous ne savons plus quel moine scythe ou lapon en l'an 500 de notre ère: il suffit de jeter les yeux sur leurs livres pour le voir.—Il y a trois mille ans, les Chinois remarquaient la mobilité de l'écliptique en observant l'aiguille d'un cadran solaire, et l'invention de ce cadran se perd dans la nuit de l'histoire. Il y a deux mille deux cents ans, les Babyloniens en découvraient encore d'ingénieuses variétés. La découverte des précessions équinoxiales date de deux mille trois cents ans; sans le prétendu hasard qui nous a fait «découvrir» l'optique, il y a cinq siècles (laquelle remonte à trois mille ans d'après les traités d'optique de Ptolémée), et, par suite, la science des réfractions de la lumière, nous ne saurions pas grand'chose de plus que les anciens en astronomie.
Et que savons-nous, malgré cela? Nous connaissons quelques millions d'étoiles ainsi qu'une partie des phénomènes de leurs évolutions variées: les enfants d'aujourd'hui, plus analystes que les petits pâtres chaldéens, peuvent, en divisant une seconde au degré sur le parcours d'un rayon, savoir la distance qui nous sépare de chacune d'elles, et peser la substance dont elles sont composées en calculant la force d'attraction les unes des autres.—Cette affirmation que tout le système solaire,—que l'Univers, comme on dit,—ne pèse pas seulement un sextillion de livres (s'il est vrai que deux et deux fassent quatre), pourrait même, selon nous, éveiller un sourire dont le scepticisme convenu ne serait pas tout à fait exempt d'horreur.
Oui! nous avons analysé le faisceau d'angles lumineux qu'un rayon parcourant près de cent mille lieues par seconde vient projeter sur notre œil après avoir franchi, durant au moins dix ans, les vastes abîmes de l'éther et les dix mille kilogs d'atmosphère dont l'œil humain supporte la pression, et nous avons perfectionné nos lentilles, inventé les polariscopes, rapproché un peu le ciel: ce qui revient à dire, au fond, que nous jouissons, grâce à nos puissants instruments obtenus par tant de travaux, de sang et de veilles, d'une vue un peu meilleure que celle de ces Allemands qui, au dire de la science, distinguaient à l'œil un des satellites de Jupiter, les anneaux de Saturne, et qui marquaient, un crayon à la main, des distances de nébuleuses. Le télescope est peut-être comme la béquille de nos yeux affaiblis et malades! Qui sait jusqu'où les premiers hommes voyaient naturellement? Que le monde soit âgé de six mille ans, ou d'autant de milliards de siècles, tout cela se vaut sous la réflexion: il faut toujours en venir au commencement, c'est-à-dire au non-sens, au mystère, à l'immémorial, à l'absurde. Les données que nous avons aujourd'hui dans le détail du ciel, ou dans ses lois générales, seront renversées demain, peut-être, par d'autres données et d'autres lois,—et voilà tout notre substratum.
Déjà des critiques s'élèvent et d'une manière très suffisamment spécieuse pour être digne d'attention.
Cependant, bien que la plupart des astronomes regardent le firmament comme l'anatomiste regarde un cadavre, il n'en est pas moins resté superbement inconnu. Mais on dirait que le public n'a plus le temps de penser à lui! A peine ressentons-nous quelquefois son vertige divin! Les Chaldéens concevaient la grandeur des rapports qui peuvent nous unir à son silence. «Imaginations de pasteurs grossiers!» dit-on. Mais toute réalité suppose une imagination antérieure qui l'a pensée.—Où commence, où finit l'imagination? Ce qu'elle voit, est ou n'est pas: si ce n'est pas, comment se fait-il qu'elle puisse le voir?... Si c'est au contraire, qu'est-ce que la réalité d'un corps peut ajouter de plus à la sienne, pour nous, puisque tout finit par disparaître pour nous?
Ah! les enfants de la Chaldée, errant sur les montagnes au milieu du vent nocturne, la ressentaient bien, cette poésie qui est la conscience de la nature, et ils avaient bien raison d'attacher, d'un regard de foi dépassant les progrès futurs, leurs obscures destinées au cours lumineux d'une étoile, et de créer ainsi, dans tout l'infini de leur pensée, un rapport irrévocable de leur humilité à sa sublimité.
[3] Le moi.—Voyez Fichte, la Logique.—Voir aussi Traité des Sensations, par l'abbé de Condillac, et Lélut, Physiologie de la Pensée.
[4] Voir Schelling, Idéalisme transcendantal, et ne pas tenir compte de ses notes (dans l'Appréciation des Œuvres de M. Cousin) au sujet de Hégel, notes dans lesquelles se trouve cette proposition: «Ce qui est est le primitif; son être n'est que l'ultérieur,» etc.,—attendu que ceci n'est d'aucune nécessité, ne se prouve point et ne se pense pas plus que la proposition de Hégel.
[5] Voir Hégel, logique, la Science de l'Être. L'identité de l'être et du néant, considérés dans leur en soi vide et indéterminé. Les personnes qui ne sauraient pas l'allemand peuvent consulter la belle traduction de M. Véra, l'un des monuments philosophiques de ce siècle.
[6] Ceci soit dit sous le critérium hégélien, et avec une réserve dont l'explication devra être donnée dans le second volume de cet ouvrage.
[7] Fatalité est pris ici dans le sens de concordance fâcheuse, de forces de circonstances, et non sous un autre point de vue.
TABLE
| Pages. | |
| Italie | 11 |
| Celui qui devait venir | 17 |
| Promenade nocturne | 31 |
| Premier aspect de Tullia Fabriana | 57 |
| Transfiguration | 73 |
| Étude d'enfance | 81 |
| La bibliothèque inconnue | 95 |
| Isis | 129 |
| La présentation | 153 |
| Le palais enchanté | 171 |
| Aventures chevaleresques | 199 |
| Fiat nox | 213 |
| Ténèbres | 227 |
| L'éternel féminin | 237 |
| Cras ingens iterabimus æquor | 251 |
| Notes | 267 |
Des Presses de Math. Thone,
imprimeur-éditeur, 13, rue
St-Jean-Baptiste, Liége.