Ivanhoe (4/4): Le retour du croisé
The Project Gutenberg eBook of Ivanhoe (4/4)
Title: Ivanhoe (4/4)
Author: Walter Scott
Translator: Albert Montémont
Release date: December 9, 2010 [eBook #34608]
Most recently updated: March 26, 2012
Language: French
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nationale de France (BnF/Gallica)
IVANHOE
OU
LE RETOUR DU CROISÉ
Par Walter Scott.
TRADUCTION NOUVELLE
PAR M. ALBERT-MONTÉMONT.
Toujours de son départ il faisait les apprêts,
Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.
(Trad. de Prior.)
TOME QUATRIÈME.
PARIS.
RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,
RUE DES FRANCS-BOURGEOIS S. MICHEL, N° 8.1829.
IVANHOE
OU
LE RETOUR DU CROISÉ.
Chapitre XXXV
A exciter le tigre d'Hyrcanie ou à disputer sa proie au lion affamé, il y a moins de péril qu'à rallumer le feu mal éteint du Fanatisme sauvage.
ANONYME.
Revenons maintenant sur les traces d'Isaac d'York.--Monté sur une mule, présent de l'Outlaw, et accompagé de deux robustes yeomen pour le guider et le protéger, le juif était parti pour la comanderie de Templestowe dans l'intention de négocier la rançon de sa fille. La comanderie n'était située qu'à une journée de marche du château en ruine de Torquilstone, et le juif espérait y arriver avant la nuit; au sortir du bois, il congédia ses guides dont il compensa le zèle, en donnant à chacun une pièce d'argent, et reprit sa route avec toute la diligence que lui permettait la fatigue qu'il éprouvait: mais il avait encore quatre milles à faire pour arriver à Templestowe, lorsque ses forces l'abandonnèrent complétement; des douleurs aiguës se firent sentir dans tous ses membres, ce qui, joint aux angoisses auxquelles son esprit se trouvait en proie, le força à s'arrêter dans une petite ville où demeurait un rabbin de sa tribu, habile médecin, et dont il était connu. Nathan Ben Israël accueillit son corréligionnaire souffrant avec ce sentiment d'hospitalité que sa loi lui commandait, et que les juifs exerçaient les uns envers les autres. Il insista sur la nécessité de prendre du repos, et lui donna les remèdes regardés alors comme les plus propres à arrêter les progrès d'une fièvre occasionnée par la terreur, la fatigue et le chagrin que le pauvre juif ressentait vivement.
Le lendemain matin, lorsque Isaac parla de se lever et de continuer sa route, Nathan chercha à s'opposer à ce dessein, non seulement comme ami, mais encore comme médecin, lui disant qu'il s'exposait à perdre la vie; mais Isaac répondit qu'il fallait absolument qu'il se rendît ce jour-là même à Templestowe, et qu'il y allait pour lui plus que de la vie.
«À Templestowe!» s'écria son hôte étonné: puis, lui tâtant de nouveau le pouls, il se dit à lui-même: «Sa fièvre n'est plus aussi forte, mais son esprit paraît troublé et même égaré.»--«Et pourquoi pas à Templestowe? répondit le malade. Je conviens avec toi, Nathan, que c'est la demeure de ceux pour qui les enfans de la Promesse, accablés de mépris, sont une pierre d'achoppement, et qui ont notre peuple en abomination. Tu sais néanmoins que des affaires pressantes de commerce nous amènent quelquefois parmi ces nazaréens altérés de sang, et que nous visitons parfois les préceptoreries des templiers, et les commanderies des chevaliers hospitaliers, comme on les appelle1.»
Note 1: (retour) Les établissemens des chevaliers du Temple étaient, dit Walter Scott, appelés préceptoreries, et le président prenait le titre de précepteur, de même que les chefs de l'ordre des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem s'appelaient commandeurs, et les lieux de leur résidence commanderies. Il parait, au reste, ajoute-t-il par erreur, que ces termes étaient fréquemment employés indistinctement l'un pour l'autre. Les préceptoreries templières étaient de grandes divisions territoriales. Il y en avait deux dans chaque partie du monde, laquelle formait une lieutenance générale. Chaque grande préceptorerie comprenait un certain nombre de grands prieurés ou états politiques; chaque grand prieuré un certain nombre de bailliages ou provinces; et chaque bailliage les commanderies ou villes qui en dépendaient. A. M.«Je sais cela, dit Nathan; mais toi, ignores-tu que Lucas de Beaumanoir, le chef, ou comme ils l'appellent, le grand-maître de l'ordre, est lui-même en ce moment à Templestowe?»--«Je l'ignorais, répondit Isaac; car les dernières lettres de nos frères de Paris annonçaient qu'il était dans cette capitale, sollicitant auprès de Philippe des secours contre Saladin.»
«Il est venu depuis en Angleterre, sans être attendu par ses frères, dit le rabbin; et il s'est présenté avec l'intention bien prononcée de châtier et de punir, en un mot, de faire sentir les effets de son courroux à ceux qui ont violé les sermens qu'ils avaient faits: aussi les enfans de Bélial sont-ils dans la plus grande consternation. Tu dois avoir entendu parler de lui?»
«Son nom m'est bien connu, répondit Isaac; ce Lucas de Beaumanoir passe, dit-on, pour un homme zélé au point de faire égorger sans miséricorde tout individu qui s'écarte de la loi du Nazaréen. Nos frères l'ont nommé le féroce destructeur des Sarrasins, et le cruel tyran des enfans de la terre de Promission.»
«Parfaitement nommé, s'écria Nathan. D'autres templiers se laisseront détourner de leurs projets sanguinaires par l'appât du plaisir ou par la promesse d'une somme d'argent; mais Beaumanoir est d'un caractère bien différent. Ennemi de toute sensualité, méprisant les trésors, il marche, il se presse, il se hâte d'atteindre à ce qu'on appelle la couronne du martyre. Puisse le Dieu de Jacob la lui envoyer promptement, aussi bien qu'à tous ceux qui recherchent les moyens de s'en rendre dignes. Mais c'est plus particulièrement sur les enfans de Juda que cet orgueilleux a étendu son gantelet, comme le saint roi David sur Édom, regardant le meurtre d'un juif comme une offrande aussi douce et aussi agréable que la destruction d'un Sarrasin. Que de faussetés, que d'impiétés n'a-t-il pas proférées même contre les vertus de nos remèdes, comme si c'étaient des inventions de Satan? Que le Seigneur l'en punisse!»
«Quoi qu'il en soit, dit Isaac, il faut que je me rende à Templestowe, dût son visage devenir aussi enflammé qu'une fournaise sept fois chauffée au blanc.» Alors il expliqua à Nathan le motif pressant de son voyage. Le rabbin l'écouta avec intérêt, et, à la manière de sa nation, lui témoigna toute la part qu'il prenait à son malheur, en déchirant ses vêtemens, et s'écriant: «Ah, ma fille! ma fille! où est la fille de Sion? Quand viendra la fin de la captivité d'Israël?»
«Tu vois, dit Isaac, quelle est ma position; tu vois que je ne puis m'arrêter plus long-temps. Il est possible que la présence de ce Lucas de Beaumanoir, le chef de l'ordre, empêche Brian de Bois-Guilbert d'accomplir le mal qu'il médite, et l'engage à me rendre Rébecca, ma fille.
«Eh bien donc, pars! dit Nathan Ben Israël, mais sois sage et prudent; car ce fut à sa sagesse et à sa prudence que Daniel dut la conservation de sa vie dans la fosse aux lions, où il avait été jeté; puisses-tu réussir au gré de tes désirs! Cependant, évite autant qu'il te sera possible la présence du grand-maître, car son plus grand plaisir, soit le matin, soit le soir, est de donner quelque preuve de son féroce mépris pour notre nation. Il me semble que, si tu pouvais avoir une conversation particulière avec Bois-Guilbert, tu t'en trouverais beaucoup mieux; car on dit que ces maudits nazaréens ne s'accordent pas toujours très bien entre eux à la préceptorerie. Que Dieu confonde leurs projets et les couvre d'une honte éternelle! Mais, je t'en prie, mon ami, reviens ici comme tu le ferais chez ton père, et instruis-moi de ce qui te sera arrivé. J'espère que tu ramèneras Rébecca, cette digne élève de Miriam, dont les cures ont été calomniées par les gentils, comme si elles eussent été opérées par la nécromancie.»
En conséquence Isaac prit congé de son ami, et au bout d'une heure de chemin arriva devant la porte de la préceptorerie de Templestowe. Cet établissement des Templiers était situé au milieu de belles prairies et de gras pâturages, dont la dévotion des anciens précepteurs avait fait donation à l'ordre. Le château était solidement bâti et bien fortifié, précaution que ces chevaliers ne négligeaient jamais et que l'état de trouble où se trouvait l'Angleterre, rendait particulièrement nécessaire. Deux hallebardiers, vêtus de noir, gardaient le pont-levis, tandis que d'autres, portant la même livrée de la tristesse, allaient et venaient sur les remparts, avec une démarche lugubre, et ressemblaient plutôt à des sceptres qu'à des soldats. C'est ainsi qu'étaient habillés les officiers inférieurs de l'ordre, depuis que l'usage de porter des vêtemens blancs semblables à ceux des chevaliers et des écuyers, avait donné naissance dans les montagnes de la Palestine à une association de faux frères qui avaient pris le nom de templiers et qui avaient jeté beaucoup de déshonneur sur l'ordre. On voyait de temps en temps un chevalier, traverser la cour, couvert de son long manteau blanc, les bras croisés et la tête penchée sur la poitrine. Si deux chevaliers se rencontraient, ils passaient à côté l'un de l'autre, marchant d'un pas grave et solennel, et se faisant un salut silencieux; car telle était la règle établie dans les statuts de l'ordre, et fondée sur le texte sacré qui y était rapporté: «En disant plusieurs paroles, tu n'éviteras pas le péché;» et encore: «La vie et la mort sont au pouvoir de la langue.» En un mot, la rigueur sévère et ascétique de la discipline du Temple, qui avait pendant si long-temps fait place à la prodigalité et à la licence, semblait avoir tout à coup repris son empire à Templestowe, ou demeure du Temple, sous l'oeil sévère de Lucas de Beaumanoir.
Isaac s'arrêta à la porte pour considérer comment il pourrait se procurer l'entrée du château, de manière à se concilier la faveur des habitans; car il n'ignorait pas que le fanatisme, renaissant de l'ordre, n'était pas moins dangereux pour sa malheureuse race, que la licence effrénée qui régnait précédemment, et que sa religion serait maintenant l'objet de la haine et de la persécution, comme ses richesses l'auraient auparavant exposé aux extorsions d'oppresseurs aussi impitoyables.
En ce moment Lucas de Beaumanoir se promenait dans un petit jardin appartenant à la préceptorerie, situé dans l'enceinte des fortifications extérieures, et s'entretenait tristement et confidentiellement avec un chevalier de son ordre, revenu avec lui de la Palestine.
Le grand-maître était un homme avancé en âge, comme le prouvait sa longue barbe grise ainsi que ses sourcils épais et gris, ombrageant des yeux dont la vieillesse n'avait encore pu amortir le feu. Guerrier et formidable, sa figure maigre et son air sévère conservaient la férocité d'expression du soldat: bigot ascétique, ses traits n'étaient pas moins marqués par l'amaigrissement, effet de l'abstinence, que par l'orgueil qui remplit l'ame d'un dévot qui est content de lui-même. Cependant il y avait dans l'air âpre de sa physionomie quelque chose de frappant et de noble, qui sans doute était l'effet des rapports que sa haute dignité lui donnait occasion d'entretenir avec les princes et les monarques, ainsi que de la suprême autorité qu'il exerçait sur les vaillans et nobles chevaliers qui étaient réunis sous les statuts et les bannières de l'ordre. Sa taille était grande, son corps droit et nullement courbé par l'âge et la fatigue, et sa démarche majestueuse. Son manteau blanc était taillé avec la plus stricte régularité et en la forme prescrite par saint Bernard lui-même, étant fait de bure, allant parfaitement à la taille de celui qui le portait, et ayant sur l'épaule gauche la croix octogone de drap rouge particulière à l'ordre. Ce vêtement n'était orné ni de vair, ni d'hermine; mais, en raison de son âge, le grand-maître, ainsi que les statuts de l'ordre le lui permettaient, portait un pourpoint doublé et bordé de peau d'agneau avec la laine qui était très fine, en dehors: c'était là le seul usage que la règle lui permettait de faire des fourrures, dans un temps où elles étaient regardées comme le plus grand objet de luxe. Il portait à la main ce singulier abacus ou bâton de commandement, avec lequel on voit souvent les templiers représentés, dont l'extrémité supérieure était surmontée d'une plaque ronde sur laquelle était gravée la croix de l'ordre inscrite dans un cercle, ou, en termes de blason, dans un orle. Le chevalier qui accompagnait ce grand personnage portait le même costume à peu de chose près, mais son extrême déférence envers son supérieur montrait que c'était là le seul point d'égalité qui existait entre eux. Le précepteur2, car tel était son rang, ne marchait pas sur la même ligne que le grand-maître, mais un peu en arrière, et pas assez loin pour que Beaumanoir fût obligé de tourner la tête pour lui parler.
«Conrad, dit le grand-maître, cher compagnon de mes combats et de mes fatigues, ce n'est que dans ton sein fidèle que je puis déposer mes chagrins. Ce n'est qu'à toi que je puis dire combien de fois, depuis mon arrivée dans ce royaume, j'ai désiré voir le terme de mon existence et être compté au nombre des justes. Je n'ai pas rencontré dans toute l'Angleterre un seul objet sur lequel mon oeil pût se reposer avec plaisir, excepté les tombeaux de nos frères, sous les voûtes massives de notre église du Temple, dans cette superbe capitale. Ô vaillant Robert-de-Ros! disais-je en moi-même en contemplant ces braves soldats de la croix, dont les images sont sculptées sur leurs tombeaux; ô digne Guillaume-de-Mareschal! ouvrez vos cellules de marbre, et partagez le repos dont vous jouissez avec un frère accablé de fatigues, qui aimerait mieux avoir à combattre contre cent mille païens que d'être témoin de la décadence de notre ordre!»
«Il n'est que trop vrai, répondit Conrad-Montfichet, il n'est que trop vrai; et les désordres de nos frères en Angleterre sont encore plus honteux et plus choquans que ceux de nos frères en France.»
«Parce qu'ils sont plus riches, répliqua le grand-maître. Pardonne un peu de vanité, mon cher frère, si parfois je me donne quelques louanges. Tu sais la vie que j'ai menée, observant religieusement tous les statuts de notre ordre, luttant contre des démons visibles et invisibles, terrassant le lion rugissant qui tourne sans cesse partout, cherchant qui il pourra dévorer, le frappant, en preux chevalier et en bon prêtre, partout où je le rencontrerai, suivant ce que le bienheureux saint Bernard nous prescrit par le quarante-cinquième article de notre règle, ut leo semper feriatur3. Mais, par le saint Temple! par le zèle qui a dévoré ma substance et ma vie, que dis-je! jusqu'à mes nerfs et à la moelle de mes os! par ce saint Temple même, je te jure que, excepté toi et un petit nombre d'autres frères qui conservent encore l'antique sévérité de notre ordre, je n'en trouve aucun que je puisse désigner sous ce saint nom. Que disent nos statuts, et comment nos frères les observent-ils? Ils ne devraient porter aucun ornement vain, ou mondain, point de cimier sur leurs casques, point d'or à leurs étriers, ni au mors de leurs brides4; et cependant, qui se présente plus paré, plus vain, plus chargé d'ornemens que les pauvres soldats du Temple? Il leur est défendu de se servir d'un oiseau pour en prendre un autre5, de chasser à l'arc ou à l'arbalète6, de donner du cor, de courre le cerf; et cependant vénerie, fauconnerie, chasse, pêche, toutes ces vanités du monde ont pour eux les plus grands attraits, les charmes les plus puissans. Il leur est défendu de lire d'autres livres que ceux permis par leur supérieur, ou ceux qu'on lit à haute voix pendant les repas, et qui leur ordonnent d'extirper la magie et l'hérésie; et voilà qu'ils sont accusés d'étudier les maudits secrets cabalistiques des juifs et la magie des impies Sarrasins. La frugalité dans les repas leur est prescrite; ils ne doivent avoir que des mets simples, des racines, des légumes, des gruaux, et ne manger de la viande que trois fois par semaine, parce que l'usage habituel de cette nourriture produit une corruption honteuse du corps7; et leurs tables sont surchargées des mets les plus délicats. Leur boisson devrait être de l'eau, et maintenant boire comme un templier est un exploit dont se fait gloire tout homme qui veut passer pour un bon compagnon de table. Ce jardin même, rempli comme il l'est d'arbustes curieux et de plantes précieuses transplantées des climats de l'Orient, conviendrait mieux au harem d'un émir incrédule qu'à un couvent où des moines chrétiens consacrent un terrain uniquement à la culture des herbes propres à leur nourriture. Encore, mon cher Conrad, si le relâchement de la discipline s'arrêtait là!... Tu sais bien qu'il nous a été défendu de recevoir ces femmes dévotes qui dans l'origine étaient associées à l'ordre, sous le titre de soeurs, parce que, dit le quarante-sixième chapitre8, notre ancien ennemi a, par le moyen de la société des femmes, réussi à détourner plus d'un fidèle du droit sentier du paradis. Bien plus, le dernier article, qui est, si je puis parler ainsi, la pierre de couronnement que notre bienheureux fondateur a posée sur la doctrine pure et sans tache qu'il nous a enseignée, nous défend de donner, même à nos mères et à nos soeurs, le baiser d'affection, ut omnium mulierum fugiantur oscula9. Mais, j'ai honte de le dire, j'ai honte d'y penser; quelle corruption est venue fondre sur notre ordre comme un torrent! Les ames pures de nos saints fondateurs, les esprits de Hughes de Payen, de Godefroy de Saint-Omer et des sept bienheureux champions qui les premiers se réunirent pour consacrer leur vie au service du Temple, sont troublés dans leur jouissance du paradis même. Je les ai vus, Conrad, dans mes visions de la nuit: leurs yeux, où brillait la sainteté, versaient des larmes sur les péchés et les folies de leurs frères, sur leur luxe honteux et sur le libertinage affreux dans lequel ils vivent. «Beaumanoir, m'ont-ils dit, tu dors; réveille-toi! Il y a une souillure dans le sanctuaire du Temple, profonde et infecte comme celle des taches de lèpre sur les maisons des anciens temps10. Les soldats de la croix, qui devaient fuir le regard de la femme, comme l'oeil du basilic, vivent ouvertement dans le péché, non seulement avec les femmes de leur croyance, mais encore avec celles des païens maudits et des juifs plus maudits encore. Beaumanoir, tu dors, lève-toi et venge notre cause; égorge les pécheurs, hommes et femmes; prends le glaive de Phinéas.» La vision disparut, Conrad; mais, en me réveillant, je crus encore entendre le bruit de leur armure et voir flotter leurs manteaux blancs. Oui, j'agirai suivant leurs ordres; je veux purifier le sanctuaire du Temple; et les pierres impures qui renferment le levain de la corruption, je les arracherai et les jetterai loin de l'édifice.»
Note 3: (retour) Walter Scott fait ici erreur de cotation de chapitre: c'est le quarante-huitième au lieu du quarante-cinquième. «Nam est certum, quod vobis specialiter creditum est, et debitum pro fratribus vestris animam ponere, utque incredulos, qui semper virginis filio minitantur, de terra delere. De leone nos hoc dedimus, quia ipse circuit, quærens quem devoret et manus ejus contra omnes, omniumque manus contra nos.»A. M.«Réfléchis cependant, révérend père, dit Mont-Fichet; la tache a pénétré profondément, par l'effet du temps et de l'habitude. Votre projet de réforme est dicté par la justice et la sagesse; elle doit être opérée avec prudence et précaution.»--«Non, Mont-Fichet, dit le grand maître; elle doit être sévère et prompte; notre ordre est dans une crise d'où dépend sa future existence. La sobriété, le dévouement et la piété de nos prédécesseurs nous avaient acquis de puissans amis; notre présomption, notre opulence, notre luxe, ont soulevé contre nous des ennemis non moins redoutables. Nous devons jeter loin de nous ces richesses qui offrent une tentation aux princes, humilier cet orgueil qui les offense, réformer cette licence de moeurs qui est un scandale pour tout le monde chrétien. Sans cela, souviens-toi bien de ce que je te dis: l'ordre du Temple sera totalement aboli, et la place qu'il occupait ne sera plus connue parmi les nations.11»--«Ah! s'écria le précepteur, puisse le ciel détourner une telle calamité!»
«Amen! dit le grand-maître d'un ton solennel; mais il faut mériter son secours. Je te dis, Conrad, que ni les puissances du ciel ni celles de la terre ne peuvent plus souffrir la méchanceté de la présente génération. Je ne me trompe point; le terrain sur lequel s'élève l'édifice de notre ordre est déjà miné, et chaque addition que nous faisons à l'édifice de notre grandeur ne fait que hâter le moment où il sera précipité dans l'abîme. Il faut que nous retournions sur nos pas, et que nous nous montrions les fidèles champions de la croix, en sacrifiant à l'état que nous avons embrassé, non pas seulement notre sang et notre vie, non pas seulement nos passions et nos vices, mais même notre aisance, notre bien-être, et jusqu'à nos affections naturelles et à des plaisirs qui peuvent être légitimes pour d'autres, mais qui sont interdits aux soldats dévoués du Temple.»
En ce moment, un écuyer couvert d'un manteau dont l'étoffe ne montrait plus que la corde (car les aspirans de ce saint ordre portaient pendant leur noviciat les vieux vêtemens usés des chevaliers) entra dans le jardin, et ayant fait une profonde révérence au grand-maître, se tint debout devant lui, gardant le silence et attendant qu'il lui fût permis de parler et de s'acquitter de la commission dont il était chargé.
«N'est-il pas plus convenable, dit le grand-maître, de voir ce Damien couvert des vêtemens de l'humilité chrétienne, se présenter ainsi dans un silence respectueux de son supérieur, que follement paré comme il l'était il n'y a que deux jours, d'habillemens de diverses couleurs, babillant et disputant d'un air fier et impertinent comme un perroquet? Parle, Damien, nous te le permettons. Que viens-tu m'annoncer?»--«Un juif est à la porte, éminentissime père, répondit Damien, demandant à parler au frère Brian de Bois-Guilbert.»
«Tu as bien fait de m'en informer, dit le grand-maître; lorsque nous sommes présens, un précepteur n'est pas plus qu'un simple compagnon de notre ordre, qui ne peut pas marcher selon sa volonté, mais selon celle de son maître, conformément au texte sacré de l'Écriture: «Suivant ce que j'ai dit à son oreille, il m'a obéi!» Puis se tournant vers Mont-Fichet: «Il nous importe d'une manière toute spéciale, Conrad, lui dit-il, de connaître la conduite de ce Bois-Guilbert.»--«La renommée, répondit Conrad, le proclame comme un chevalier brave et vaillant.»
«Et la renommée ne se trompe pas, dit le grand-maître; ce n'est qu'en valeur que nous n'avons pas dégénéré de nos prédécesseurs, les héros de la croix. Mais le frère Brian est entré dans notre ordre comme un homme qui est de mauvaise humeur, parce qu'il a été trompé dans ses espérances, poussé, je le soupçonne fort, à prononcer ses voeux de renoncer au monde et de faire pénitence, par suite non d'une conviction sincère, mais plutôt de quelque mécontentement. Depuis ce temps, il a toujours été un agitateur actif et ardent, un machinateur d'intrigues, de complots et de murmures, et le chef de ceux qui résistent à notre autorité, oubliant que le gouvernement de l'ordre est confié au grand-maître sous les symboles du bâton et de la verge; du bâton pour soutenir le faible, de la verge pour châtier le coupable. Damien, continua-t-il, amène ce juif en notre présence.»
L'écuyer se retira en faisant une profonde inclination, et revint quelques momens après, suivi d'Isaac d'York. Jamais esclave, conduit dans toute sa nudité en présence de quelque puissant prince, n'approcha du pied de son trône avec de plus grandes marques de vénération et de terreur, que celles que n'en fit paraître le juif en s'avançant vers le grand-maître. Lorsqu'il fut parvenu à la distance d'environ trois verges, Beaumanoir lui fit signe avec son bâton de ne pas approcher davantage. Le juif s'agenouilla, baisa la terre en signe de respect, puis s'étant relevé, se tint debout devant les templiers, les bras croisés sur la poitrine, et la tête baissée, avec toutes les marques de soumission de la servitude orientale.
«Damien, dit le grand-maître, retire-toi; aie soin qu'il y ait une garde prête à exécuter mes ordres au premier signal, et ne laisse entrer personne dans le jardin que nous n'en soyons sortis.» L'écuyer fit une inclination et se retira. «Juif, dit le grand-maître avec un ton de hauteur, écoute-moi bien. Il ne convient pas à notre rang de communiquer long-temps avec toi; d'ailleurs nous ne perdons pas beaucoup de temps ni beaucoup de paroles avec qui que ce soit. Ainsi, sois bref dans tes réponses aux questions que je te ferai, et que tes paroles soient dictées par la vérité; car, si ta langue cherche à me tromper, je la ferai arracher de ta bouche mécréante.» Le juif se disposait à répondre, mais le grand-maître continua: «Silence, infidèle! Pas un mot en notre présence, excepté en réponse à nos questions. Quelles sont tes affaires avec notre frère Brian de Bois-Guilbert?»
Isaac, tout tremblant et incertain sur ce qu'il devait répondre, regarda le grand-maître et resta bouche béante. S'il racontait son histoire, on pouvait l'accuser de chercher à attirer le scandale sur l'ordre; et cependant, s'il ne le faisait point, quel espoir avait-il d'obtenir la liberté de sa fille? Beaumanoir s'aperçut de sa frayeur mortelle et condescendit à le rassurer. «Ne crains rien, dit-il, pour ta misérable personne, juif, pourvu que tu parles franchement et sans détours. Je te demande de nouveau quelles affaires tu as avec Brian de Bois-Guilbert?»--«Je suis porteur d'une lettre, bégaya le juif, n'en déplaise à votre magnanime valeur, pour ce brave chevalier, de la part d'Aymer; prieur de l'abbaye de Jorvaulx.»--«Ne te disais-je pas, Conrad, dit le grand-maître, que nous vivions dans des temps déplorables? Un prieur de l'ordre de Cîteaux envoie une lettre à un soldat du Temple, et ne trouve pas de messager plus convenable qu'un infidèle, qu'un juif. Donne-moi cette lettre.»
Le juif, d'une main tremblante, écarta les plis de son bonnet arménien, dans lesquels il avait déposé les tablettes du prieur, pour plus grande sûreté, et allait s'approcher, la main étendue et le corps incliné, pour la mettre à portée de son interrogateur renfrogné. «En arrière, chien! dit le grand-maître, je ne touche point les infidèles, excepté avec mon épée. Conrad, prends toi-même la lettre de la main du juif, et donne-la-moi.»
Beaumanoir ainsi en possession des tablettes, en examina soigneusement l'extérieur, et commença ensuite à dénouer la ficelle qui les entourait. «Éminentissime père, dit Conrad en l'arrêtant, quoique avec beaucoup de déférence, est-ce que vous allez rompre le cachet?»--«Et pourquoi ne le romprais-je pas? répondit Beaumanoir en fronçant le sourcil. N'est-il pas écrit au chapitre quarante-deux, intitulé de lectione litterarum, qu'un templier ne doit recevoir aucune lettre, pas même de son père, sans en donner communication au grand-maître et en faire la lecture en sa présence?»
Alors il la parcourut à la hâte, avec un air mêlé de surprise et d'horreur; il la relut ensuite plus lentement; puis la présentant d'une main à Conrad, et frappant légèrement dessus avec l'autre, il s'écria: «Voilà une lettre écrite d'un joli style, de la part d'un chrétien à un autre chrétien, tous deux membres, et membres distingués, de corporations religieuses! Ô Dieu! quand viendras-tu? continua-t-il d'un ton solennel, et en levant les yeux au ciel; quand viendras-tu avec tes vans pour séparer l'ivraie du bon grain!»
Mont-Fichet prit la lettre des mains de son supérieur, et s'occupait à la parcourir. «Lis-la tout haut, Conrad, dit le grand-maître; et toi, s'adressant à Isaac, sois bien attentif à son contenu, car nous te questionnerons à ce sujet.» Conrad lut la lettre, qui était conçue dans les termes suivans:
«Aymer, par la grace de Dieu, prieur du couvent de l'ordre de Cîteaux, sous l'invocation de sainte Marie de Jorvaulx, à sire Brian de Bois-Guilbert, chevalier du saint ordre du Temple; santé, dons de Bacchus et faveurs de Vénus! Quant à nous, cher frère, nous sommes en ce moment captif entre les mains de certaines gens sans loi ni religion, qui n'ont pas craint de détenir notre personne et de la mettre à rançon; de qui j'ai également appris le malheur de Front-de-Boeuf, et que tu t'es échappé avec la belle juive, dont les yeux noirs t'ont ensorcelé. Nous nous réjouissons de bon coeur de savoir que tu es sain et sauf; néanmoins, je te conjure de te tenir en garde contre cette seconde sorcière d'Endor; car nous sommes secrètement assurés que votre grand-maître, qui ne donnerait pas un fétu pour toutes les joues fraîches et tous les yeux noirs du monde, arrive de Normandie afin de mettre des bornes à votre vie joyeuse, et de vous ramener de vos écarts. C'est pourquoi nous vous prions instamment d'être attentif et prudent, afin que vous soyez trouvé veillant, ainsi qu'il est écrit dans le texte sacré: Invenientur vigilantes. Et son père, le riche juif Isaac d'York, m'ayant demandé une lettre en sa faveur, je lui ai donné celle-ci, vous conseillant bien sérieusement de mettre la demoiselle à rançon, considérant qu'il vous donnera de quoi en trouver cinquante avec moins de risque; et j'espère en avoir ma part, lorsque nous ferons ensemble, comme véritables frères, une partie de plaisir, où nous n'oublierons pas la coupe de vin; car, comme le dit le texte, vinum lætificat cor hominis; et ailleurs, Rex delectabitur pulchritudine sua. Jusqu'à ce joyeux moment, reçois mon adieu. Donné en cette caverne de voleurs, vers l'heure de matines.»
«AYMER.
Prieur de Sainte-Marie-de-Jorvaulx.»
«Postscriptum. Certes, ta chaîne d'or n'est pas restée long-temps en ma possession. Elle servira maintenant à suspendre au cou d'un braconnier proscrit le sifflet avec lequel il appelle ses chiens, autrement dits ses camarades.»
«Eh bien! Conrad, dit le grand-maître, que dis-tu de cette lettre? Une caverne de voleurs! c'est un lieu très convenable pour la résidence d'un pareil prieur. Il ne faut pas s'étonner si la main de Dieu s'appesantit sur nous, et si dans la Terre-Sainte nous perdons place après place, et sommes repoussés pied à pied par les infidèles, lorsque nous aurons des hommes d'église comme cet Aymer. Mais apprends-moi ce qu'il entend par cette seconde sorcière d'Endor?» dit-il à demi voix à son confident.
Conrad connaissait mieux, peut-être par pratique, le jargon de la galanterie que son supérieur; et il lui expliqua le passage de la lettre qui l'embarrassait, en lui disant que c'était une sorte de langage usité parmi les hommes du monde, à l'égard des femmes qu'ils aimaient par amourette. Mais cette explication ne satisfit pas le bigot Beaumanoir. «Conrad, dit-il, il y a dans ce langage plus que tu ne te l'imagines; la simplicité de ton coeur ne saurait sonder la profondeur de cet abîme d'iniquité. Cette Rébecca d'York est une élève de cette Miriam dont tu as entendu parler. Tu vas entendre le juif; il ne tardera pas à en convenir en notre présence.» Puis se tournant vers Isaac, il lui dit à haute voix: «Ta fille est donc prisonnière de Bois-Guilbert?»
«Oui, révérend et valeureux seigneur, répondit Isaac, et tout ce qu'un pauvre homme peut payer pour sa rançon.....»--«Silence, interrompit le grand-maître. Ta fille a exercé l'art de guérir; n'est-il pas vrai?»--«Oui, mon gracieux seigneur, répondit Isaac, et chevaliers, et paysans, seigneurs et vassaux, tous peuvent bénir le ciel pour le don merveilleux qu'il a daigné lui accorder. Plus d'un malade et homme souffrant peut attester qu'il a été guéri par le moyen de son art, tandis que tout autre secours humain avait été inutilement employé; mais la bénédiction du Dieu de Jacob était sur elle.»
Beaumanoir se tourna vers Mont-Fichet, et lui dit avec un sourire hideux: «Tu vois, Conrad, les embûches de l'ennemi dévorant. Tel est l'appât avec lequel il s'empare des ames, donnant un pauvre espace de vie sur la terre, en échange d'un bonheur éternel dans l'autre monde. Notre bienheureuse règle a bien raison de dire: «Semper percutiatur leo vorans!» À bas le lion! à bas le destructeur! ajouta-t-il en élevant et brandissant son mystique abacus, comme pour défier les puissances de ténèbres.» Puis adressant la parole au juif: «Ta fille sans doute opère ses cures au moyen de caractères, de talismans, de paroles, de périaptes et autres mystères cabalistiques?»--«Non, révérend et brave chevalier, répondit Isaac; mais c'est principalement à l'aide d'un baume d'une vertu merveilleuse.»--«D'où a-t-elle eu ce secret? demanda Beaumanoir.»--«Il lui a été donné, répondit Isaac avec une sorte de répugnance, par Miriam, une sage matrone de notre tribu.»--«Par Miriam, détestable juif! s'écria Beaumanoir en faisant un signe de croix; par Miriam, cette abominable sorcière, dont les enchantemens sont connus de toute la chrétienté? Son corps fut brûlé à un poteau, et ses cendres furent dispersées aux quatre vents; et puisse le ciel en arriver autant à moi et à mon ordre, si je ne traite pas ainsi sa pupille et encore plus sévèrement. Je lui apprendrai à jeter des sorts et des enchantemens sur les soldats du saint Temple. Damien, qu'on mette ce juif à la porte, et qu'on le mette à mort s'il résiste ou s'il se représente. Quant à sa fille, nous agirons envers elle comme nous y autorisent la loi chrétienne et notre éminente dignité.»
Le pauvre Isaac fut donc chassé sur-le-champ, sans qu'on voulût écouter ni ses prières, ni même ses offres. Il n'eut rien de mieux à faire que de retourner chez le rabbin et de tâcher d'apprendre par son moyen quel serait le sort de sa fille. Jusqu'alors il avait craint pour son honneur; maintenant il avait à trembler pour sa vie. Pendant ce temps-là, le grand-maître envoya ordre au précepteur de Templestowe de comparaître devant lui.
CHAPITRE XXXVI.
«Ne dis point que mon art est une imposture. Tout le monde vit par la fausseté, le déguisement, la dissimulation. C'est avec le déguisement que le mendiant demande l'aumône, et que le léger courtisan obtient des terres, des titres, un rang et du pouvoir. Le clergé ne le dédaigne point, et le hardi soldat en fait usage pour améliorer son service, pour monter en grade. Tout le monde en convient, il convient à tout le monde: tout le monde l'emploie; et celui qui se contente de paraître ce qu'il est n'aura pas grand crédit à l'église, dans les camps et à la cour. Ainsi va le monde.»
Ancienne comédie.
Albert Malvoisin, président, ou, pour parler le langage de l'ordre, le précepteur de l'établissement de Templestowe, était frère de ce Philippe Malvoisin dont nous avons déjà eu occasion de parler dans cette histoire, et était, comme le baron, intimement lié avec Brian de Bois-Guilbert. Parmi les hommes dissolus et dénués de tout principe dont l'ordre du Temple ne comptait qu'un trop grand nombre, Albert de Templestowe pouvait réclamer une sorte de distinction. Il y avait néanmoins cette différence entre lui et Bois-Guilbert, qu'il savait couvrir ses vices et son ambition du voile de l'hypocrisie, et prendre le masque du fanatisme qu'il méprisait intérieurement. Si l'arrivée du grand-maître n'eût pas été aussi soudaine qu'elle était inattendue, il n'aurait rien vu à Templestowe qui pût indiquer le moindre relâchement dans la discipline; et, quoique surpris, et jusqu'à un certain point découvert, Albert Malvoisin écouta avec tant de marques de respect et de contrition les réprimandes de son supérieur, et mit tant d'empressement à réparer les fautes qu'il censurait, en un mot, réussit tellement bien à donner un air de dévotion ascétique à une congrégation qui avait été tout récemment plongée dans les plaisirs et la licence, que Lucas Beaumanoir commença à avoir une meilleure opinion des moeurs du précepteur, que les premières apparences de l'établissement ne l'avaient porté à en concevoir.
Mais ces sentimens favorables de la part du grand-maître furent fortement ébranlés quand il apprit qu'Albert avait admis dans l'établissement religieux une captive juive; et, comme il y avait lieu de le craindre, la maîtresse d'un chevalier de l'ordre. Aussi, lorsqu'Albert se présenta devant lui, il jeta sur le précepteur un regard plein de sévérité. «Il y a, dit-il, dans cette maison consacrée au saint ordre du Temple, une femme juive amenée par un de nos frères et par votre connivence, sire précepteur.»
Albert Malvoisin fut accablé de confusion; car l'infortunée Rébecca avait été enfermée dans une partie reculée et secrète du bâtiment, avec toutes les précautions convenables pour empêcher qu'on n'en fût instruit. Celui-ci lut dans les yeux de Beaumanoir la perte de Bois-Guilbert et la sienne, s'il ne parvenait à détourner l'orage qui les menaçait. «Pourquoi gardez-vous le silence?» demanda le grand-maître.--«M'est-il permis de parler?» dit le précepteur du ton de la plus profonde humilité, quoiqu'en faisant cette question il ne cherchât qu'à gagner un peu de temps pour mettre de l'ordre dans ses idées.--«Parle, nous te le permettons, dit le grand-maître; parle, et dis-nous si tu connais le chapitre de nos saints statuts, qui a pour titre: De commilitonibus Templi in sancta civitate, qui cum miserrimis mulieribus versantur, propter oblectationem carnis?»
«Assurément, très révérend père, répondit le précepteur; je ne suis pas parvenu à la haute dignité à laquelle j'ai été élevé sans connaître une des plus importantes prohibitions de notre sainte règle.»--«Comment se fait-il donc, dit le grand-maître, je te le demande de nouveau, que tu aies souffert qu'un de nos frères amenât sa maîtresse, et même une sorcière juive, dans notre sainte maison, pour la profaner et la polluer?»--«Une sorcière juive! répéta Albert Malvoisin; que les bons anges nous protégent!»
«Oui, mon frère, une sorcière, dit le grand-maître. Oseras-tu nier que cette Rébecca, fille de ce misérable usurier, Isaac d'York, et élève de l'infâme sorcière Miriam, ne soit en ce moment (j'ai honte de le dire, ou même de le penser) logée dans cette préceptorerie?»--«Votre sagesse, éminentissime père, répondit le précepteur, vient de dissiper les ténèbres qui obscurcissaient mon entendement. Je ne pouvais en effet revenir de mon étonnement en voyant un digne chevalier comme Brian de Bois-Guilbert aussi passionnément épris des charmes de cette fille, que je n'ai reçue dans cette maison que pour opposer une barrière aux progrès de leur intimité, laquelle, sans cela, aurait été cimentée par la chute de notre vaillant et vertueux frère.»
«Quoi! ne s'est-il donc encore rien passé entre eux de contraire à son voeu?» demanda le grand-maître.--«Comment? sous ce toit? dit le précepteur en faisant un signe de croix. Sainte Madeleine et les dix mille vierges nous en préservent! Non, si j'ai commis une faute en la recevant ici, cette faute provient de la pensée que j'avais que je réussirais ainsi à rompre l'attachement insensé de notre frère à cette juive, parce que je le regardais comme si extraordinaire et si peu naturel, que je ne pouvais l'attribuer qu'à un accès de démence plus digne de pitié que de reproches. Mais, puisque votre haute sagesse a découvert que cette juive est une sorcière, cette découverte peut expliquer la cause de l'extravagante passion de Bois-Guilbert.»
«Oui, elle l'explique; oui, sans doute, s'écria Beaumanoir. Tu vois, Conrad, le danger de céder aux premières tentations, et de s'abandonner aux séductions de Satan. Nous portons nos regards sur une femme uniquement pour satisfaire le plaisir des yeux, et pour admirer ce qu'on appelle la beauté; et notre antique ennemi acquiert du pouvoir sur nous, pour compléter par les talismans et les sortiléges un ouvrage qui a été commencé par l'oisiveté et la folie. Il est possible que notre frère Bois-Guilbert mérite en cette occasion plutôt la pitié qu'un châtiment sévère, plutôt le soutien du bâton que le poids de la verge, et que nos admonitions et nos prières le guérissent de sa folie, et le rendent à ses frères.»
«Ce serait grand dommage, dit Conrad Mont-Fichet, que l'ordre perdît une de ses meilleures lances dans un temps où il a besoin du secours de tous ses enfans. Trois cents Sarrasins ont été tués de la propre main de Brian de Bois-Guilbert.»
«Le sang de ces chiens maudits, dit le grand-maître, sera une offrande agréable aux saints et aux anges qu'ils méprisent et qu'ils blasphèment; et, avec leur aide, nous empêcherons l'effet des sortiléges et des enchantemens dont notre frère se trouve entouré comme d'un filet. Il rompra les liens de cette Dalila, comme Samson rompit les deux cordes neuves dont les Philistins l'avaient lié, et il immolera les infidèles monceaux sur monceaux. Mais quant à cette misérable sorcière, qui a jeté ses sorts sur un frère du saint Temple, assurément elle mourra.»--«Mais les lois d'Angleterre...,» dit le précepteur, qui, bien qu'il vît que le ressentiment du grand-maître ne se portait plus sur lui ni sur Bois-Guilbert, mais avait pris une autre direction, commença maintenant à craindre qu'il ne le portât trop loin.
«Les lois d'Angleterre, dit Beaumanoir, permettent et enjoignent à chaque juge de faire exécuter ses jugemens dans sa propre juridiction. Eh quoi! le plus mince baron peut faire arrêter, peut juger et condamner une sorcière qui serait trouvée dans ses domaines, et le même pouvoir serait refusé au grand-maître du Temple, dans une préceptorerie de son ordre! Non, nous jugerons et nous condamnerons. La sorcière n'habitera plus sur la terre, et son iniquité sera oubliée. Faites préparer la grande salle du château, pour le jugement de la sorcière.»
Albert Malvoisin fit une inclination et se retira, non pour faire préparer la grande salle, mais pour chercher Brian de Bois-Guilbert, et l'instruire de ce qui se passait, ainsi que du résultat probable de l'affaire. Il ne fut pas long-temps à le trouver, bouillant d'indignation d'un nouveau refus qu'il venait d'éprouver de la part de la belle juive. «L'imprudente! l'ingrate! disait-il, mépriser celui qui, au milieu des flammes et du carnage, lui a sauvé la vie au risque de perdre la sienne! Par le ciel, Malvoisin, je restai dans le château jusqu'au moment où le toit et les poutres étaient près de s'écrouler, et s'ébranlaient déjà avec un fracas épouvantable. J'étais le but vers lequel se dirigeaient cent flèches qui faisaient sur mon armure un bruit semblable à celui de la grêle tombant sur une fenêtre treillissée, et je n'ai fait usage de mon bouclier que pour la garantir de toute atteinte. Voilà à quoi je me suis exposé pour elle, et maintenant cette ingrate et cruelle me reproche de ne pas l'avoir laissé périr, et me refuse non seulement la plus légère preuve de reconnaissance, mais même le plus petit espoir que jamais elle veuille m'en accorder. Le diable, qui a inspiré tant d'obstination à sa race, semble en avoir concentré toute la force dans sa seule personne.»
«Je crois, dit le précepteur, que vous êtes tous les deux possédés du diable. Combien de fois ne t'ai-je pas prêché si non la continence, du moins la prudence? Ne vous ai-je pas dit que vous trouveriez ici bon nombre de filles chrétiennes assez complaisantes, qui s'imputeraient à crime de refuser à un si brave chevalier le don d'amoureux merci; et il faut que vous alliez placer vos affections sur une juive opiniâtre qui ne veut faire que sa volonté! En vérité, je crois que le vieux Lucas Beaumanoir a deviné juste, en disant qu'elle a jeté un sort sur vous.»
«Lucas Beaumanoir! dit Bois-Guilbert. Sont-ce là vos précautions, Malvoisin? Comment as-tu souffert que le vieux radoteur apprît que Rébecca est dans la préceptorerie?»--«Comment pouvais-je l'empêcher? dit le précepteur. Je n'ai rien négligé pour lui cacher ce secret; mais il est trahi; et si c'est par le diable ou non, il n'y a que le diable lui-même qui le sache. J'ai cependant arrangé les choses aussi bien que j'ai pu. Vous n'avez rien à craindre si vous renoncez à Rébecca. On vous plaint; on vous regarde comme la victime d'un prestige magique. Quant à elle, c'est une sorcière, et il faut qu'elle périsse comme telle.»
«Elle ne périra pas, de par le ciel, s'écria Bois-Guilbert.»--«De par le ciel, il faut qu'elle périsse, et elle périra, répliqua Malvoisin; ni vous ni qui que ce soit ne la sauverez. Lucas Beaumanoir est fermement persuadé que la mort de la juive sera une offrande suffisante pour expier tous les péchés amoureux des chevaliers du Temple; et tu sais qu'il a non seulement le pouvoir, mais aussi la volonté d'exécuter un dessein aussi raisonnable et aussi pieux.»
«Les siècles futurs pourront-ils croire qu'un fanatisme aussi stupide ait jamais existé?» s'écria Bois-Guilbert en se promenant à grands pas dans l'appartement.--«Ce que les siècles futurs croiront, je n'en sais rien, dit Malvoisin d'un ton calme; mais je sais bien que dans celui-ci, sur cent individus, soit clercs, soit laïques, il s'en trouvera quatre-vingt-dix-neuf qui crieront amen à la sentence du grand-maître.»
«J'y suis, dit Bois-Guilbert. Albert, tu es mon ami. Il faut que tu favorises son évasion, Malvoisin, et je la transporterai dans un endroit plus sûr et plus secret.»--«Quand même je le voudrais, je ne le pourrais point, répliqua le précepteur; la maison est pleine de gens de la suite du grand-maître, et d'autres qui lui sont dévoués; et, à vous parler franchement, mon frère, je ne voudrais pas m'embarquer avec vous dans cette affaire, quand même je pourrais espérer de conduire ma barque heureusement au port. J'ai déjà couru assez de risques pour l'amour de vous; je n'ai pas envie de courir encore celui de la dégradation, ou de la perte de ma préceptorerie, pour l'amour d'un minois juif, quelque joli qu'il soit. Et quant à vous, si vous voulez suivre mon avis, renoncez à votre vaine poursuite, et lancez vos chiens sur quelque autre gibier. Songe-s-y bien, Bois-Guilbert; le rang que tu occupes, les honneurs auxquels tu peux prétendre, tout dépend de ta présence dans l'ordre. Si tu t'obstines à conserver ta folle passion pour cette Rébecca, tu fourniras à Beaumanoir l'occasion de t'expulser, et il ne la négligera pas. Il est jaloux du pouvoir que lui donne le bâton de commandement qu'il tient dans sa main tremblante, et il sait que la tienne est prête à le saisir. Ne doute pas qu'il ne cherche à te perdre, si tu lui en offres un si beau prétexte dans la protection que tu accordes à une sorcière juive. Laisse-lui le champ libre dans cette affaire, puisque tu ne saurais t'y opposer. Lorsque le bâton te sera transféré, et que tu le tiendras d'une main assurée, alors tu pourras caresser les filles de Juda, ou bien les brûler, comme bon te semblera.»
«Malvoisin, dit Bois-Guilbert, ton sang-froid me prouve que tu es un....»--«Ami,» dit le précepteur, se hâtant d'ajouter ce mot, en remplacement de celui que Bois-Guilbert se disposait à dire, et qui probablement n'aurait pas été aussi agréable. «J'ai le sang-froid d'un ami, et par conséquent d'autant plus en état de donner un conseil. Je te dis encore une fois que tu ne peux pas sauver Rébecca; je te répète que tu ne pourrais que périr avec elle. Va, cours trouver le grand-maître; tombe à ses pieds et dis-lui....»
«Non pas à ses pieds, de par le ciel! mais à sa barbe, à la barbe de ce vieux radoteur je dirai....»
«Eh bien! à sa barbe donc, dit Malvoisin du ton le plus calme; oui; dis-lui à sa barbe que tu aimes ta juive au point d'en perdre la raison; et plus tu lui parleras de ta passion, plus il se hâtera d'y mettre un terme par la mort de la belle enchanteresse; tandis que toi, pris en flagrant délit, par ton propre aveu, d'un crime contraire à ton serment, tu ne peux espérer aucun secours de la part de tes frères, tu dois renoncer à toutes tes brillantes perspectives d'ambition et de puissance, pour aller peut-être brandir ta lance mercenaire dans quelque misérable querelle entre la Flandre et la Bourgogne.»
«Tu as raison, Malvoisin, dit Brian de Bois-Guilbert après un moment de réflexion; je ne veux pas donner à ce vieux bigot cet avantage sur moi; et quant à Rébecca, elle ne mérite pas que je mette en péril pour l'amour d'elle mon rang actuel et les honneurs auxquels j'aspire. Oui je la repousserai loin de moi; je l'abandonnerai à son sort, à moins que....»--«Pas de restriction à une résolution aussi sage et aussi nécessaire, interrompit Malvoisin. Les femmes ne doivent être pour nous que des jouets propres à égayer quelques heures de notre vie; l'ambition doit être notre grande affaire. Périssent plutôt mille fragiles babioles comme ta juive, que de te trouver arrêté au milieu de la brillante carrière qui s'ouvre devant toi! Maintenant il faut nous séparer, car il ne faut pas que l'on nous voie tenir de conversation particulière. D'ailleurs, j'ai à faire préparer la grand'salle pour le jugement de la sorcière.»
«Comment! si tôt?» demanda Bois-Guilbert.--«Oui, répondit le précepteur; le procès s'instruit rapidement, lorsque le juge est déjà fixé sur la sentence qu'il veut prononcer.»
«Rébecca, dit Bois-Guilbert quand il fut seul, il est probable que tu vas me coûter cher. Que ne puis-je t'abandonner à ton sort, ainsi que cet hypocrite me le conseille avec son grand sang-froid! Je vais faire encore un effort pour te sauver; mais ne va pas me payer d'ingratitude; car si j'éprouve un nouveau refus, le poids de ma vengeance égalera la force de mon amour. Il ne faut pas que Bois-Guilbert hasarde sa vie et son honneur, lorsque le mépris et les reproches sont toute sa récompense.»
Le précepteur avait à peine donné les ordres nécessaires lorsque Conrad Mont-fichet vint le trouver, pour lui faire connaître la résolution qu'avait prise le grand-maître de procéder à l'instant au jugement de la juive, pour cause de sorcellerie. «Tout ceci me paraît un songe, dit le précepteur: car enfin il y a beaucoup de juifs qui sont médecins; mais bien qu'ils opèrent des cures merveilleuses, nous ne disons pas pour cela que ce soient des sorciers.»
«Le grand-maître pense autrement, dit Mont-Fichet; et, à te parler franchement, Albert, il vaudrait mieux que cette misérable fille pérît que si Brian de Bois-Guilbert était perdu pour l'ordre, ou que l'ordre fût déchiré par des dissensions intestines. Tu connais le haut rang qu'il occupe, ainsi que la réputation qu'il s'est acquise dans les armes; tu connais l'estime et l'affection que lui portent plusieurs de nos frères; mais tout cela ne lui servira de rien auprès de notre grand-maître, s'il vient à le regarder comme le complice et non la victime de la juive. Les âmes des douze tribus seraient toutes renfermées dans son seul corps, qu'il vaudrait mieux qu'elle souffrît seule, que si elle entraînait Bois-Guilbert dans sa ruine.»
«Je viens à l'instant même, dit Malvoisin, de faire tous mes efforts pour l'engager à l'abandonner. Mais encore, y a-t-il des motifs suffisans pour condamner Rébecca comme sorcière? Et le grand-maître ne changera-t-il pas d'avis lorsqu'il verra que les preuves sont si faibles?»
«Il faut les corroborer, Albert, dit Conrad; il faut les corroborer; me comprends-tu bien?»--«Fort bien, répondit le précepteur, et je suis très disposé à tout faire pour l'intérêt de l'ordre; mais le temps est bien court pour trouver des instruments convenables.»--«Il faut en trouver, Malvoisin, dit Conrad; il le faut pour l'avantage de l'ordre, et pour le tien. La préceptorerie de Templestowe est peu de chose; celle de Maison-Dieu vaut le double; tu connais mon crédit auprès de notre vieux chef; trouve des gens qui puissent conduire cette affaire à bien, et te voilà précepteur de Maison-Dieu, dans le fertile comté de Kent: qu'en dis-tu?»
«Il y a, répliqua Malvoisin, parmi ceux qui sont venus ici avec Bois-Guilbert, deux hommes que je connais fort bien. Ils étaient au service de mon frère, Philippe de Malvoisin, d'où ils ont passé à celui de Front-de-Boeuf. Il est possible qu'ils sachent quelque chose des sorcelleries de cette fille.»--«Cours vite les chercher, dit Mont-Fichet, et, écoute, s'il faut un besant ou deux pour rafraîchir leur mémoire, n'en sois pas avare.»--«Pour un sequin, ils jureraient que la mère qui les a portés était une sorcière,» dit le précepteur.
«Va donc, dit Mont-Fichet. À midi, l'affaire commencera. Je n'ai jamais vu notre vieux chef se préparer avec autant d'ardeur, depuis le jour où il condamna au feu Hamet Alfagi, qui s'était converti, et avait de nouveau embrassé la religion de Mahomet.»
La grosse cloche du château venait de sonner midi, lorsque Rébecca entendit le bruit que l'on faisait en montant l'escalier secret qui conduisait à la chambre où elle était enfermée. Ce bruit annonçait l'arrivée de plusieurs personnes, et cette circonstance lui fit quelque plaisir, car elle craignait plus les visites solitaires du fougueux et passionné Bois-Guilbert que tous les maux qui auraient pu lui arriver d'autre part. La porte de la chambre s'ouvrit, et elle vit entrer Conrad et le précepteur Malvoisin, suivis de quatre gardes vêtus de noir et portant des hallebardes.
«Fille d'une race maudite, cria le précepteur, lève-toi et suis-nous.»--«Où, demanda Rébecca, et à quel dessein?»--«Jeune fille, dit Conrad, ce n'est pas à toi à interroger, tu ne dois qu'obéir. Sache, néanmoins, que tu vas être traduite devant le tribunal du grand-maître de notre saint ordre, pour y être jugée.»--«Que le Dieu d'Abraham soit loué! dit Rébecca en joignant dévotement ses mains. Le nom de mon juge, bien qu'il soit ennemi de mon peuple, est pour moi comme le nom d'un protecteur. Je vous suivrai très volontiers; permettez-moi seulement de mettre mon voile sur ma tête.»
Ils descendirent l'escalier d'un pas lent et grave; en traversant une galerie, et par une porte à deux battans placée à l'extrémité, ils entrèrent dans la salle où le grand-maître avait pour le moment établi son tribunal. La partie inférieure de ce vaste appartement était remplie d'écuyers et d'hommes d'armes, qui, non sans quelque difficulté, firent place pour que Rébecca, accompagnée du précepteur et de Mont-Fichet, et suivie des quatre hallebardiers, pût arriver à la place qui lui était destinée.
Comme elle traversait la foule, les bras croisés et la tête penchée, quelqu'un mit dans sa main un morceau de papier, qu'elle prit presque sans s'en apercevoir, et qu'elle continua à tenir sans en lire le contenu. La persuasion où elle était qu'elle avait quelque ami dans cette redoutable assemblée lui donna le courage de jeter ses regards autour d'elle, et d'examiner en présence de qui elle avait été conduite. Nous essaierons dans le chapitre suivant de décrire la scène qui se présenta devant elle.
CHAPITRE XXXVII.
«Barbare était cette religion qui ordonnait à ses sectateurs de cesser de compatir avec des entrailles d'hommes aux maux de leurs semblables. Barbare était cette religion qui défendait de sourire aux attraits magiques d'une franche et innocente gaîté: plus barbare encore lorsqu'elle brandissait en l'air la verge de fer d'un tyrannique pouvoir, qu'elle osait appeler le pouvoir de Dieu.»
Le moyen Âge.
Le tribunal érigé pour le jugement de l'innocente et infortunée Rébecca occupait l'estrade, ou la partie élevée de la grande salle, c'est-à-dire la plate-forme que nous avons déjà décrite, comme étant la place d'honneur, destinée aux habitans les plus distingués d'une antique mansion, ou aux personnes qui venaient les visiter.
Sur un siége élevé, directement en face de l'accusée, était assis le grand-maître du Temple, couvert de ses vêtemens blancs, amples et flottans, tenant en main le bâton mystique, lequel portait le symbole de l'ordre. À ses pieds était placée une table, occupée par deux scribes, chapelains de l'ordre, chargés de rédiger en forme le procès-verbal de la séance du jour. Les vêtemens noirs, les têtes chauves et l'air grave de ces ecclésiastiques, formaient un contraste frappant avec la contenance belliqueuse des chevaliers qui assistaient à cette assemblée, soit comme résidens en la préceptorerie, soit comme étrangers venus pour présenter leurs hommages au grand-maître. Les précepteurs, au nombre de quatre, étaient placés sur des siéges moins élevés et moins avancés que celui de leur supérieur. Les chevaliers, qui étaient d'un rang inférieur dans l'ordre, étaient assis sur des bancs encore moins élevés, et à pareille distance des précepteurs que ceux-ci l'étaient du grand-maître. Derrière eux, mais toujours sur l'estrade, ou partie élevée de la salle, étaient les écuyers de l'ordre, debout, vêtus d'une étoffe blanche d'une qualité inférieure.
Toute l'assemblée offrait l'aspect de la gravité la plus majestueuse et la plus imposante, et dans la contenance des chevaliers on pouvait voir les traces de la valeur militaire jointe au maintien décent et recueilli, convenable à des hommes qui ont embrassé la profession religieuse; et cet ensemble caractéristique se faisait encore plus remarquer dans un moment où ils se trouvaient en présence du grand-maître.
Les autres parties de la salle étaient occupées par des gardes armés de pertuisanes et par une foule de gens que la curiosité avait attirés pour voir en même temps un grand-maître et une sorcière juive. Au reste, la majeure partie était d'une manière ou d'une autre liée à l'ordre; voilà pourquoi presque tout le monde était vêtu en noir, couleur distinctive de l'ordre.
Les paysans des campagnes environnantes avaient également eu la faculté d'entrer; car Beaumanoir s'était fait une gloire de rendre aussi public que possible l'acte édifiant de justice qu'il allait exercer. Ses grands yeux bleus semblaient s'ouvrir encore davantage lorsqu'il en promenait les regards autour de lui, et sa physionomie paraissait animée d'une sorte d'orgueil produit par le sentiment intime de sa haute dignité et de l'importance du rôle qu'il allait jouer. Le chant d'un psaume que lui-même accompagna d'une voix grave, sonore et que l'âge n'avait pas dépouillée de tous ses agrémens, annonça l'ouverture de la séance. Les sons religieux du Venite, exultemus Domino, si souvent chanté par les templiers avant d'en venir aux mains avec leurs ennemis, avaient été regardés par Lucas comme les plus convenables pour célébrer par anticipation le triomphe, comme il l'envisageait, sur les puissances des ténèbres. Ces sons, lentement prolongés, et produits par cent voix accoutumées à chanter en choeur, s'élevèrent jusqu'à la voûte de la salle, et se firent entendre en ondoyant le long de ses arceaux, comme le bruit harmonieux et solennel d'une majestueuse cataracte.
Lorsque les chants eurent cessé, le grand-maître parcourut lentement des yeux le cercle qui l'entourait et remarqua que le siége d'un des précepteurs était vacant. Brian de Bois-Guilbert, qui l'avait occupé, l'avait quitté, et se tenait maintenant debout à l'extrémité la plus reculée d'un des bancs sur lesquels étaient assis les compagnons du Temple; d'une main, il étendait son manteau de manière à cacher une partie de sa figure, tandis que de l'autre il tenait son épée, dont la poignée était en forme de croix, et avec la pointe traçait des lignes sur le plancher de la salle.
«L'infortuné! dit le grand-maître après avoir jeté sur lui un coup d'oeil de compassion; tu vois, Conrad, quel trouble apporte dans son ame l'oeuvre pieuse à laquelle nous sommes occupés. À quoi le regard licencieux de la femme, aidé par le prince des puissances de l'enfer, ne peut-il pas porter un digne et vaillant chevalier? Vois-tu qu'il n'ose lever les yeux sur nous; qu'il n'ose les lever sur elle? Et qui sait si ce n'est pas par l'impulsion du démon qui le tourmente que sa main trace sur le plancher ces lignes cabalistiques? Il est possible que notre vie et notre sûreté soient menacées par ces caractères; mais nous bravons, nous défions notre impur ennemi: semper leo percutiatur.»
Le grand-maître parlait ainsi à voix basse à son confident Conrad Mont-Fichet. Ensuite, élevant la voix et s'adressant à l'assemblée, il s'exprima en ces termes: «Révérends et vaillans commandeurs, précepteurs, chevaliers et compagnons de ce saint ordre, mes frères et mes enfans! vous aussi, dignes et pieux écuyers, qui aspirez à porter cette sainte croix! et vous aussi frères chrétiens de tous les rangs et de toutes les dénominations! nous voulons bien vous faire savoir que ce n'est pas une insuffisance de pouvoir en nous qui a donné lieu à la convocation de cette assemblée; car, quelque indigne que nous nous reconnaissions, nous avons été investi, en recevant ce bâton, du pouvoir plein et entier de poursuivre et juger dans tout ce qui a rapport au bien et aux intérêts de notre saint ordre. Le bienheureux saint Bernard, au cinquante-neuvième chapitre des statuts de notre profession chevaleresque et religieuse, a dit qu'il ne voulait pas que les frères fussent convoqués pour se réunir en conseil, sauf à la volonté et par l'ordre du maître, nous laissant la libre faculté de déterminer et de juger, comme l'ont fait les dignes et vénérables pères qui nous ont précédé dans notre haute dignité, de l'objet, de l'époque et du lieu où devait être convoqué un chapitre, soit général, soit partiel de l'ordre. La règle dit aussi que, dans ces chapitres, il est de notre devoir d'écouter les avis de nos frères, et d'agir ensuite selon notre bon plaisir. Mais, lorsque le loup furieux est venu fondre sur le troupeau et en a emporté une brebis, il est du devoir du bon pasteur de rassembler tous ses compagnons afin de repousser l'ennemi avec l'arc et la fronde, suivant notre règle bien connue, que le lion doit être continuellement frappé.
«C'est pourquoi nous avons fait comparaître en notre présence une juive, nommée Rébecca, fille d'Isaac d'York, femme honteusement célèbre par ses sortiléges et ses enchantemens, à l'aide desquels elle a corrompu le coeur et égaré l'esprit, non d'un serf, mais d'un chevalier; non d'un chevalier séculier, mais d'un chevalier dévoué au service du saint Temple; non d'un chevalier compagnon, mais d'un précepteur de notre ordre, également distingué et par la gloire qu'il a acquise et par le rang qu'il occupe. Notre frère Brian de Bois-Guilbert est bien connu de nous et de tous ceux qui m'écoutent en ce moment, comme un vrai et zélé champion de la croix, dont le bras a fait des prodiges de valeur dans la Terre-Sainte, et a purifié les lieux saints par le sang des infidèles qui les avaient souillés. Et notre frère ne se faisait pas moins distinguer par sa sagacité et sa prudence que par sa valeur et ses talens militaires, au point que, soit dans l'Orient, soit dans l'Occident, nos chevaliers désignaient Bois-Guilbert comme celui qui pouvait avec justice être nommé mon successeur, et tenir ce bâton, lorsqu'il plaira à Dieu de me délivrer de la fatigue de le porter. Si l'on nous disait qu'un tel homme, aussi honoré et aussi honorable, oubliant tout à coup ce qu'il doit à son rang, à son caractère, à ses voeux, à ses frères, à ses espérances, a fait société avec une fille juive, a erré avec elle dans des lieux solitaires, a négligé sa propre défense pour ne s'occuper que de celle de sa compagne, et enfin a poussé l'aveuglement et la démence jusqu'à l'amener dans une de nos préceptoreries; que devrions-nous penser, sinon que le noble chevalier était possédé d'un malin esprit, ou se trouvait sous l'influence de quelque maléfice. Si nous pouvions soupçonner qu'il en fût autrement, croyez que ni son rang, ni sa valeur, ni sa haute réputation, ni aucune autre considération humaine, ne nous empêcheraient de lui infliger un juste châtiment, afin d'enlever l'iniquité du milieu de nous, ainsi qu'il est dit dans le texte de l'Écriture: Auferte malum a vobis.»
«Nombreux et détestables sont les actes de transgression aux statuts de notre saint ordre dans cette lamentable histoire. Premièrement, il a marché selon sa propre volonté, ce qui est contraire à l'article 33: Quod nullus juxta propriam voluntatem incidat; secondement, il a eu communication avec une personne excommuniée, article 57: Ut fratres non participent cum excommunicatis: aussi a-t-il encouru une partie de l'anathema maranatha; troisièmement, il a conversé avec des femmes étrangères, en contravention à l'article, Ut fratres non conversentur cum extraneis mulieribus; quatrièmement, il n'a pas évité, que dis-je! il est à craindre qu'il n'ait sollicité le baiser de la femme, par le moyen duquel, dit le dernier règlement de notre saint ordre, Ut fugiantur oscula, les soldats de la croix sont entraînés dans le piége. En punition desquelles offenses, aussi odieuses que multipliées, Brian de Bois-Guilbert serait retranché et expulsé de notre congrégation, en fût-il le bras droit et l'oeil droit.»
Beaumanoir s'arrêta un instant. Un murmure sourd se fit entendre dans l'assemblée. Quelques uns des plus jeunes chevaliers, qui avaient paru disposés à sourire du statut De osculis fugiendis, prirent maintenant un air de gravité, et attendirent avec anxiété ce que le grand-maître allait ajouter. «Tel serait, dit-il, et tel devrait être le châtiment d'un chevalier du Temple, qui aurait, volontairement et sciemment, péché contre des articles aussi formels de nos statuts. Mais si, par le moyen de charmes et sortiléges, Satan était parvenu à s'emparer de l'esprit du chevalier, sans doute parce qu'il avait porté des regards trop imprudens sur la beauté de cette fille, nous devons plutôt déplorer que punir un pareil écart, et nous borner seulement à lui imposer une pénitence proportionnelle et qui puisse le purifier de son iniquité, et tourner le glaive de notre indignation sur l'instrument maudit qui a failli occasionner sa perte. Levez-vous donc, et venez rendre témoignage, vous tous qui avez connaissance de ces faits déplorables, afin que nous connaissions le nombre et l'importance des preuves, et que nous nous assurions si notre justice peut être satisfaite par le châtiment de cette infidèle, ou si nous devons, quoique notre coeur saigne d'y penser, continuer à procéder rigoureusement contre notre frère.»
Plusieurs témoins furent appelés pour prouver les dangers auxquels Bois-Guilbert s'était exposé en s'efforçant de sauver Rébecca de l'incendie du château, et l'oubli de sa propre défense pour la mettre à couvert. Ils donnèrent tous ces détails avec l'exaltation habituelle aux esprits vulgaires dès qu'ils sont fortement excités par quelque événement remarquable; ainsi, par l'effet de ce penchant naturel pour le merveilleux, les témoins appelés se plurent à exagérer dans leurs récits toutes les circonstances qui tendaient à prononcer la non culpabilité de l'éminent personnage qui avait demandé une pareille information. Ainsi les périls que Bois-Guilbert avait surmontés, déjà grands en eux-mêmes, passèrent pour des prodiges; et le dévouement du chevalier pour la défense de Rébecca fut exagéré au delà des bornes non seulement de toute modération, mais même d'un zèle chevaleresque porté à l'excès; et sa déférence à tout ce qu'elle disait, encore que le langage de la captive devînt souvent sévère et plein de reproches personnels, fut représentée comme poussée à un point qui, dans un homme de son caractère, fougueux et hautain, semblait, pour ainsi dire, contre nature.
Le précepteur de Templestowe fut ensuite appelé pour décrire la manière dont Bois-Guilbert et la juive étaient arrivés à la préceptorerie. La déposition de Malvoisin fut faite avec beaucoup de prudence et d'habileté. Tout en cherchant à ménager le caractère et la susceptibilité de Bois-Guilbert, il entremêla son discours de quelques expressions qui donnaient presque à entendre qu'il était en proie à une aliénation temporaire d'esprit, tant il paraissait épris de la fille qu'il avait amenée. Le précepteur, avec de profonds soupirs de contrition, témoigna le regret qu'il avait d'avoir reçu Rébecca et son amant dans la préceptorerie. «Mais, dit-il en finissant, ma défense est dans les aveux que j'ai faits à notre éminentissime père, le grand-maître; il sait que mes motifs n'étaient point criminels, quoique ma conduite puisse avoir été irrégulière.»
«Tu as très bien parlé, frère Albert, dit Beaumanoir; tes motifs étaient purs, puisque tu pensais qu'il fallait arrêter ton frère dans la carrière d'erreur et de folie où il allait se précipiter. Mais ta conduite a été blâmable; tu as été aussi imprudent que celui qui, voulant arrêter un cheval dans sa course fougueuse, saisit l'étrier, au lieu de le prendre par la bride, et se nuit à lui-même, sans atteindre le but qu'il s'était proposé. Notre pieux fondateur a ordonné qu'on récitât treize Pater noster à matines, et neuf à vêpres; ce nombre sera doublé pour toi. Il est permis aux templiers de manger de la viande trois fois la semaine; tu t'en abstiendras pendant les sept jours. Fais cela pendant six semaines, et ta pénitence sera achevée.»
Affectant la plus profonde soumission, le précepteur de Templestowe s'inclina jusqu'à terre et retourna à sa place. «Ne serait-il pas à propos, mes frères, dit le grand-maître, que nous prissions quelques informations sur la vie antérieure de cette femme, principalement afin de découvrir s'il est probable qu'elle fasse usage de magie et de sorcellerie, puisque les faits contenus dans les dépositions que nous avons entendues peuvent avec juste raison nous porter à croire que, dans cette malheureuse affaire, notre coupable frère a agi sous l'influence de quelque enchantement, ou de quelque prestige infernal?»
Herman de Goodalrick était le quatrième précepteur présent; les autres trois étaient Conrad, Malvoisin et Bois-Guilbert lui-même. Herman était un ancien guerrier, dont le visage était couvert de cicatrices que lui avait faites le sabre des musulmans, et jouissait d'une haute estime et d'une grande considération parmi ses frères. Il se leva et fit une grande inclination au grand-maître, qui lui accorda sur-le-champ la permission de parler.
«Éminentissime père, dit-il, je désirerais savoir de notre vaillant frère Brian de Bois-Guilbert ce qu'il a à répondre à ces étonnantes accusations, et de quel oeil il regarde-lui-même en ce moment sa malheureuse liaison avec cette fille juive.»--«Brian de Bois-Guilbert, dit le grand-maître, tu entends la question à laquelle notre frère de Goodalrick désire que tu répondes. Je t'ordonne de le faire.» Bois-Guilbert tourna la tête vers le grand-maître qui lui adressait la parole et garda le silence.
«Il est possédé d'un démon muet, dit le grand-maître. Retire-toi, Satan! Parle, Brian de Bois-Guilbert, je t'en conjure par ce symbole de notre saint ordre.»
Bois-Guilbert fit un effort pour cacher le mépris et l'indignation dont il se sentait pénétré, et dont il savait bien que l'expression ne lui aurait été d'aucune utilité. «Éminentissime père, répondit-il, Brian de Bois-Guilbert ne répond point à des accusations aussi étranges et aussi vagues. Si son honneur est attaqué, il le défendra de son corps et de son épée, qui a si souvent combattu pour la chrétienté.»--«Nous te pardonnons, frère Brian, dit le grand-maître. Te vanter ainsi de tes exploits guerriers en notre présence, c'est te glorifier de tes propres actions, et c'est l'oeuvre de notre grand ennemi, qui, par ses tentations, nous porte à nous élever un autel à nous-mêmes. Mais tu as notre pardon, parce que nous pensons que tu parles moins d'après tes propres sentimens, que d'après les suggestions de celui qui, à l'aide du ciel, nous subjuguerons et chasserons hors de cette assemblée.»
L'oeil noir et farouche de Bois-Guilbert lança un regard de dédain sur le grand-maître, mais il garda le silence. «Maintenant, poursuivit le grand-maître, puisque la question de notre frère Goodalrick a été répondue, quoique d'une manière imparfaite, nous allons, mes frères, continuer notre enquête, et avec l'aide de notre patron, approfondir ce mystère d'iniquité. Que ceux qui ont quelque déposition à faire concernant la vie et la conduite de cette juive se présentent devant nous.»
Il se fit en ce moment un tumulte dans la partie inférieure de la salle, et lorsque le grand-maître en demanda la cause, on lui répondit qu'il se trouvait dans la foule un homme qui avait été perclus de tous ses membres, et qui avait été parfaitement guéri par le moyen d'un baume merveilleux.
Le pauvre paysan, Saxon de naissance, fut traîné jusqu'à la barre du tribunal, accablé de terreur par l'idée des châtimens qui pouvaient lui être infligés pour le crime de s'être laissé guérir de la paralysie par une fille juive. Dire qu'il était parfaitement guéri, c'était une exagération, car ce fut avec des béquilles qu'il alla faire sa déclaration. Ce fut avec beaucoup de répugnance qu'il balbutia cette déclaration, et il l'accompagna de beaucoup de larmes. Il avoua cependant que deux ans auparavant, lorsqu'il demeurait à York, il fut subitement attaqué d'une cruelle maladie, pendant qu'il travaillait pour Isaac, le riche juif, dans son état de menuisier; qu'il lui avait été impossible de se lever de son lit jusqu'à ce que les remèdes employés sous la direction de Rébecca, et particulièrement un baume réchauffant et odoriférant, lui eussent rendu en partie l'usage de ses membres. En outre, dit-il, elle lui avait donné un pot de ce précieux onguent, et de plus une pièce d'or, pour retourner chez son père, près de Templestowe. «Et plaise à votre gracieuse révérence, ajouta-t-il; je ne puis croire que la damoiselle ait eu aucun dessein de me nuire, quoiqu'elle ait le malheur d'être juive; car, même lorsque je faisais usage de son remède, j'ai dit le Pater et le Credo, et il n'en a pas opéré moins efficacement.»
«Silence, misérable, dit le grand-maître, et retire-toi. Il convient bien à des rustres comme toi de prendre des remèdes, de te mêler de cures infernales, et de donner ton travail aux enfans de l'incrédulité. Je te dis que le démon peut envoyer des maladies, dans le seul but de les guérir lui-même, afin de mettre en crédit quelque préparation infernale. As-tu sur toi cet onguent dont tu parles?»
Le paysan, fouillant dans son sein d'une main tremblante, en tira une petite boîte, qui avait quelques caractères hébraïques sur le couvercle, ce qui, pour le plus grand nombre des assistans, fut considéré comme une preuve certaine qu'elle sortait de la pharmacie du Diable. Beaumanoir, après avoir fait un signe de croix, prit la boîte; et comme il connaissait la plupart des langues orientales, il lut facilement l'inscription qui était sur le couvercle: Le lion de la tribu de Juda a vaincu. «Étrange pouvoir de Satan! dit-il, qui peut transformer l'Écriture sainte en blasphème en mêlant du poison avec notre nourriture journalière! N'y a-t-il pas ici quelque médecin qui puisse nous dire quels sont les ingrédiens de cet onguent mystique?»
Deux soi-disant médecins, l'un moine et l'autre barbier, s'avancèrent, et déclarèrent qu'ils ne connaissaient pas les drogues qui entraient dans la composition de ce remède, excepté qu'ils y trouvaient une odeur de myrrhe et de camphre, qu'ils pensaient être des herbes orientales. Mais avec cette haine qu'inspire leur profession contre celui qui exerce leur art avec succès, ils insinuèrent que puisque la composition du remède passait leur propre savoir, elle ne pouvait avoir été faite que dans une pharmacie impure et diabolique, puisque eux-mêmes, bien qu'ils ne fussent pas sorciers, connaissaient parfaitement toutes les branches de leur art, en tant qu'elles étaient compatibles avec la conscience d'un chrétien. Lorsque cette enquête médicale fut terminée, le paysan saxon demanda humblement qu'on lui rendît le remède qu'il avait trouvé si salutaire: mais le grand-maître, fronçant le sourcil et le regardant d'un air sévère, lui dit; «Misérable estropié, quel est ton nom?»
--«Higg, fils de Snell,» répondit le paysan.--«Eh bien! Higg, fils de Snell, dit le grand-maître, je te dis qu'il vaut mieux être paralytique que de devoir aux remèdes des infidèles la faculté de se lever et de marcher, et qu'il vaut mieux dépouiller les infidèles de leurs trésors, de vive force, que d'accepter les dons de leur bienveillance, ou de se mettre à leur service pour des gages. Va et fais ton profit de la leçon que je te donne.»--«Hélas! dit le paysan, n'en déplaise à votre révérence, cette leçon vient trop tard pour moi; car je ne suis qu'un estropié; mais je dirai à mes deux confrères, qui sont au service du riche rabbin Nathan ben Samuel, que votre grand'maîtrise dit qu'il est plus légitime de le voler que de le servir fidèlement.»--«Qu'on fasse retirer ce vilain bavard! dit Beaumanoir, qui n'était pas préparé à réfuter cette application pratique de sa maxime générale.
Higg, fils de Snell, rentra dans la foule; mais s'intéressant au sort de sa bienfaitrice, il resta dans la salle pour savoir ce qui serait décidé à son égard, même au risque de rencontrer de nouveau les regards de ce juge sévère qui, par la terreur qu'il lui inspirait, faisait frissonner tout son corps.
Alors le grand-maître ordonna à Rébecca d'ôter son voile. Ouvrant les lèvres pour la première fois, elle répondit d'un ton pudique, mais avec dignité, que ce n'était pas la coutume parmi les filles de son peuple de se découvrir le visage quand elles étaient seules dans une assemblée d'étrangers. Le doux son de sa voix et la modestie de sa réponse firent naître dans l'auditoire un sentiment de pitié et de sympathie. Mais Beaumanoir, qui regardait comme une vertu en elle-même de réprimer tout sentiment d'humanité qui aurait pu empêcher l'accomplissement de ce qu'il s'imaginait être un rigoureux devoir, réitéra l'ordre d'ôter le voile à sa victime. Les gardes se disposaient à obéir, lorsque Rébecca se leva devant le grand-maître et dit: «Ah! pour l'amour de vos filles!... mais j'oublie que vous n'avez point de filles, ajouta-t-elle après un moment de réflexion: mais par le souvenir de vos mères, pour l'amour de vos soeurs et de la décence naturelle à mon sexe, ne souffrez pas que je sois ainsi traitée en votre présence: il n'est pas convenable qu'une jeune fille soit découverte par des paysans aussi grossiers. Je vous obéirai, ajouta-t-elle avec une expression de douleur et de patience qui attendrit presque le coeur de Beaumanoir lui-même. Vous êtes les anciens de votre peuple, et à votre commandement je vous montrerai les traits d'une fille infortunée.»
Elle leva son voile et découvrit aux spectateurs un visage sur lequel on apercevait un mélange parfait de modestie et de noblesse. Son extrême beauté excita un murmure de surprise, et les jeunes chevaliers, se regardant les uns les autres, se dirent des yeux que la meilleure excuse de Brian était dans le pouvoir plutôt de ses charmes réels que de ses sortiléges imaginaires. Mais Higg, fils de Snell, fut celui qui se sentit le plus affecté à la vue du visage de sa bienfaitrice. «Laissez-moi sortir, dit-il à ceux qui gardaient la porte de la salle, laissez-moi sortir: si je la regarde encore une fois, j'en mourrai, puisque j'aurai participé au meurtre que l'on veut commettre.»
«Paix! brave homme, dit Rébecca lorsqu'elle entendit cette exclamation; tu ne m'as point fait de mal en disant la vérité; tu ne saurais me faire de bien par tes plaintes et tes lamentations. Garde donc le silence, je t'en prie; retire-toi, et que Dieu te protége!»
Higg allait être mis à la porte par les gardes, qui le plaignaient, mais qui craignaient qu'une nouvelle interruption de sa part ne leur attirât des reproches et à lui même un châtiment: mais il promit d'être calme, et on lui permit de rester. On appela alors les deux hommes d'armes avec lesquels Albert de Malvoisin n'avait pas manqué de s'entendre sur la déposition qu'ils avaient à faire. Quoique ce fussent des scélérats endurcis et entièrement étrangers à la pitié, néanmoins la vue de l'accusée, aussi bien que son extrême beauté, parut d'abord leur en imposer; mais un coup d'oeil expressif du précepteur de Templestowe leur rendit aussitôt leur horrible sang-froid; et ils donnèrent, avec une précision qui aurait paru suspecte à des juges moins prévenus, des détails, soit totalement faux, soit indifférens et naturels en eux-mêmes, mais qui éveillaient le soupçon par la manière exagérée avec laquelle ils étaient racontés, et par les commentaires sinistres que les témoins ajoutaient aux faits. Leur déposition aurait pu, dans des temps modernes, être divisée en deux parties: l'une contenant des faits insignifians; l'autre des faits totalement faux, et d'ailleurs matériellement impossibles: mais, dans ces temps d'ignorance et de superstition, les uns et les autres étaient admis comme preuves de culpabilité. Dans la première classe de ces faits il était dit qu'on avait entendu Rébecca se parler à elle-même dans une langue inconnue; que les chansons qu'elle chantait de temps en temps avaient un son très doux qui charmait les oreilles et faisait tressaillir le coeur de ceux qui les entendaient; qu'en se parlant quelquefois à elle-même, elle levait les yeux au ciel et semblait attendre une réponse; que ses vêtemens étaient d'une forme étrange et mystique, et différaient de ceux que portaient les femmes de bon renom; qu'elle avait des bagues sur lesquelles étaient gravées des devises cabalistiques, et que des caractères inconnus étaient brodés sur son voile.
Toutes ces circonstances, si naturelles et si triviales, furent écoutées gravement comme des preuves, ou du moins comme de fortes présomptions indicatrices d'une correspondance coupable avec des puissances mystiques.
Mais un des soldats fit une déposition moins équivoque et qui fixa plus particulièrement l'attention des assistans et entraîna leurs suffrages, malgré l'invraisemblance des faits. Il avait vu, dit-il, Rébecca opérer une cure sur un homme blessé qu'on avait apporté avec lui à Torquilstone. Elle fit certains signes sur la blessure et prononça certains mots mystérieux, que, grâce au ciel, il n'avait pas compris, sur quoi le fer d'un carreau d'arbalète s'était dégagé de la blessure, le sang s'était étanché, la blessure s'était refermée, et que, un quart d'heure après, le moribond était sur les remparts, aidant le témoin à charger et à diriger la machine destinée à lancer des pierres. Cette fable était probablement fondée sur le fait réel que Rébecca avait donné des soins à Ivanhoe blessé, lorsqu'il se trouvait au château de Torquilstone. Mais il était plus difficile de révoquer en doute la véracité du témoin, parce que, pour donner une preuve matérielle à l'appui de son témoignage, il tira de sa poche le fer qui, suivant ce qu'il affirmait, avait été miraculeusement extrait de sa blessure; et comme le fer pesait tout juste une once, cette circonstance était une confirmation complète de la vérité, quelque merveilleuse qu'elle parût.
Son camarade avait vu, du haut d'une tour voisine, la scène qui s'était passée entre Rébecca et Bois-Guilbert, lorsqu'elle était sur le point de se précipiter du haut de la plate-forme. Pour ne pas rester en arrière de son compagnon, il déclara qu'il avait vu Rébecca se percher sur le parapet de la tour, et là prendre la forme d'un cygne blanc comme du lait, voler trois fois autour du château de Torquilstone, puis se percher de nouveau sur la tour et parvenir à reprendre ensuite sa première forme.
Un petit nombre de témoignages de cette importance auraient suffi pour convaincre de sorcellerie toute femme vieille, pauvre et laide, quand bien même elle n'aurait pas été juive; mais, joints à une fatale circonstance, ils formaient un corps de preuves trop redoutable pour la jeunesse de Rébecca, qui réunissait à tant d'autres précieuses qualités la beauté la plus remarquable.
Le grand-maître, ayant recueilli les suffrages, demanda d'un ton grave à Rébecca ce qu'elle avait à alléguer contre la sentence de condamnation qu'il allait prononcer. «Invoquer votre pitié, dit l'aimable juive d'une voix tremblante, serait, j'ai tout lieu de le craindre, entièrement superflu, si d'ailleurs je ne regardais cette démarche comme une bassesse. Vous dire que soulager les malades et les blessés d'une autre religion ne peut déplaire au fondateur reconnu de nos deux croyances ne servirait également de rien; alléguer que plusieurs choses dont ces hommes (que Dieu puisse leur pardonner!) m'ont accusée, sont impossibles, ne serait pas plus favorable à ma cause, puisque vous croyez à leur possibilité. Je ne réussirais pas mieux en vous disant que mes vêtemens, mon langage, mes habitudes, tout cela tient aux usages de mon peuple... j'allais dire de ma patrie; mais, hélas! nous n'avons plus de patrie. Je ne chercherai même pas à me justifier aux dépens de mon oppresseur qui est là, écoutant les fictions et les présomptions qui semblent transformer le tyran en victime. Que Dieu soit juge entre lui et moi! mais plutôt souffrir dix fois le genre de mort auquel il sera de votre bon plaisir de me condamner, que d'écouter les propositions que cet homme de Bélial a osé me faire lorsque j'étais sans amis, sans défense, et sa prisonnière! Mais il est de votre croyance; à ce titre, tout ce qu'il pourra dire pour sa justification, ou pour m'accuser, aura bien plus de poids auprès de vous que les protestations les plus solennelles d'une malheureuse juive. Je ne rétorquerai donc pas contre lui l'accusation portée contre moi; mais c'est à lui..., oui, Brian de Bois-Guilbert, c'est à toi que j'en appelle, c'est toi que j'interpelle de dire si ces accusations ne sont pas fausses, si elles ne sont pas aussi monstrueuses et calomnieuses qu'elles sont peu méritées, cruelles et meurtrières.»
Elle s'arrêta un moment. Tous les yeux se tournèrent vers Brian de Bois-Guilbert. Il garda le silence, «Parle, reprit-elle; si tu es homme, si tu es chrétien, parle! je t'en conjure par l'habit que tu portes, par le nom que tes ancêtres t'ont laissé pour héritage, par l'ordre de la chevalerie dont tu te fais gloire, par l'honneur de ta mère, par le tombeau et par les ossemens de ton père, je te somme de déclarer si tout ce qu'on a dit contre moi est vrai.»--«Réponds-lui, mon frère, dit le grand-maître, si toutefois l'ennemi contre lequel je te vois lutter t'en laisse le pouvoir.»
En effet, Bois-Guilbert paraissait être en proie à un tumulte de passions, qui, se combattant les unes les autres, opéraient une sorte de convulsion dans tous ses traits; et ce ne fut que d'une voix qui exprimait la plus grande contrainte, qu'il put articuler ces mots entrecoupés en regardant Rébecca: «Le papier! le papier!»
«Vous l'entendez, s'écria Beaumanoir; voilà ce qu'on peut regarder comme une preuve irréfragable, puisque la victime de ses sortiléges ne peut prononcer que: «Le papier!» Le papier fatal, le talisman, sur lequel probablement est inscrite la cause de son silence.»
Mais Rébecca interpréta différemment les paroles arrachées pour ainsi dire à Bois-Guilbert; et jetant un coup d'oeil rapide sur le morceau de papier qu'elle tenait encore à la main, elle lut ces mots tracés en caractères arabes: «Demande le privilége à un champion.» Le murmure qui se fit entendre dans l'assemblée, occasionné par les commentaires que les spectateurs se communiquaient sur l'étrange réponse de Bois-Guilbert, donna à Rébecca le temps de lire, et au même instant de détruire le papier, sans qu'on s'en aperçût. Lorsque le silence fut rétabli le grand-maître reprit la parole.
«Rébecca, dit-il, tu ne peux retirer aucun avantage du témoignage de ce malheureux chevalier, contre qui, nous le voyons bien, l'ennemi est trop puissant. As-tu quelque autre chose à dire?»--«Il me reste encore une chance pour sauver ma vie, dit Rébecca, même d'après vos lois barbares. Ma vie a été misérable, bien misérable, du moins dans ces derniers temps; mais je ne rejetterai point un don que j'ai reçu de Dieu, tant qu'il me fournira les moyens de le défendre. Je nie l'accusation portée contre moi; je maintiens mon innocence et la fausseté de l'inculpation; je réclame le privilége du combat en champ clos, et je comparaîtrai par un champion.»
«Et qui voudra, Rébecca, dit le grand-maître, lever sa lance et la mettre en arrêt pour une sorcière? Qui voudra se présenter comme le champion d'une juive?»--«Dieu me suscitera un champion, répondit Rébecca. Il n'est pas possible que, dans l'heureuse Angleterre, sur cette terre hospitalière, chez cette nation généreuse et libre, où l'on trouve un si grand nombre de chevaliers prêts à hasarder la vie pour l'honneur, il ne s'en trouve un seul qui veuille combattre pour la justice. Mais il suffit que je réclame le privilége du combat, et voilà mon gage.» En disant ces mots elle ôta un de ses gants brodés et le jeta devant le grand-maître avec un air de modestie et de dignité qui excita une surprise et une admiration universelles.
CHAPITRE XXXVIII.
«Je jette là mon gage pour te prouver la vérité de ce
que j'avance, jusqu'au dernier degré de la valeur martiale.»
SHAKSPEARE. Richard.
Lucas Beaumanoir lui-même se sentit alors ému par l'air de noblesse et le maintien décent de Rébecca. Il n'était naturellement ni cruel, ni même sévère; mais son caractère froid, sans passions vives, uni à un sentiment élevé, quoique faux, lui faisait regarder comme un devoir les impressions d'un coeur qui s'était graduellement endurci par l'effet d'une vie ascétique, comme par l'exercice du pouvoir suprême, et encore par la nécessité supposée de subjuguer les infidèles et de déraciner l'hérésie, qu'il s'imaginait être pour lui une obligation toute particulière. Ses traits se relâchèrent un peu de leur inflexibilité habituelle, lorsque ses regards se fixèrent sur la belle et intéressante créature qui était devant lui, seule, sans amis, et qui se défendait avec tant de dignité et de courage. Il fit deux fois le signe de la croix, ne sachant d'où provenait cet attendrissement inusité d'un coeur qui, dans des occasions semblables, avait été d'une dureté égale à celle de l'acier de son épée. Enfin il reprit la parole.
«Jeune fille, dit-il, si la pitié que je ressens pour toi est l'effet de quelque art magique que tu aies pratiqué sur moi, ton crime est grand; mais j'aime à la regarder comme produite par de plus doux sentimens de la nature, qui s'afflige de voir qu'un corps qui présente une forme aussi agréable ne soit qu'un vase de perdition; exprime ton repentir, ma fille, confesse tes crimes de charmes et d'enchantemens, renonce à ta fausse croyance, embrasse notre sainte religion, et tu seras encore heureuse, et dans cette vie et dans l'autre. Placée dans quelque monastère de l'ordre le plus austère, tu auras encore le temps de prier et de faire pénitence, et tu ne te repentiras pas de cette résolution. Fais ce que je te dis, et sauve ta vie. Qu'a fait pour toi la loi de Moïse? qui t'oblige à lui sacrifier ta vie?»
«Ce fut la loi de mes pères, répondit Rébecca; elle leur fut donnée sur le mont Sinaï, au milieu du tonnerre et des éclairs, et dans un nuage de feu; c'est ce que vous croyez si vous êtes chrétiens; elle est, dites-vous, révoquée, mais c'est là ce que mes maîtres ne m'ont point enseigné.»--«Qu'on fasse venir notre chapelain, dit Beaumanoir; qu'il dise à cette infidèle obstinée...»--«Pardonnez si je vous interromps, dit Rébecca avec douceur; je ne suis qu'une jeune fille, inhabile à discuter sur ma religion; mais je saurai mourir pour elle, si telle est la volonté de Dieu. Daignez m'accorder une réponse à ma demande du privilége d'un champion.»
«Donnez-moi son gant, dit Beaumanoir. Certes, continua-t-il en examinant le tissu léger et les doigts effilés de ce gant, voilà un gage bien faible et bien frêle pour un combat aussi terrible. Vois-tu, Rébecca, comme ton gant mince et léger est à un de nos lourds gantelets d'acier? ainsi est ta cause à l'égard de celle du Temple; car c'est notre saint ordre que tu as défié.»--«Mets mon innocence de l'autre coté de la balance, répondit Rébecca, et le gant de soie l'emportera sur le gant de fer.»
«Ainsi donc, dit le grand-maître, tu persistes dans ton refus de confesser ton crime, et dans l'audacieux défi que tu as fait?»--«Je persiste, noble sire, répondit Rébecca.»--«Soit donc ainsi fait, au nom du ciel! dit le grand-maître, et que Dieu fasse triompher le bon droit!»--«Amen!» répondirent les précepteurs autour de lui, et le mot fut répété par toute l'assemblée.
«Mes frères, dit Beaumanoir, vous n'ignorez pas que nous aurions très bien pu refuser à cette femme le privilége du jugement par combat; mais, quoique juive et infidèle, elle est étrangère et sans défense; à Dieu ne plaise que, lorsqu'elle réclame le bénéfice de nos douces lois, nous refusions de l'en faire jouir! D'ailleurs nous sommes des chevaliers et des soldats aussi bien que des religieux, et ce serait une honte à nous de refuser, sous aucun prétexte, le combat demandé. Voici donc l'état de la cause. Rébecca, fille d'Isaac d'York, est, d'après un grand nombre de faits et de présomptions, accusée du crime de sorcellerie commis sur la personne d'un noble chevalier de notre saint ordre, et a réclamé le privilége du combat pour prouver son innocence. À qui êtes-vous d'avis, révérends frères, que nous devions remettre le gage du combat en le nommant en même temps notre champion dans la lice?»
«À Brian de Bois-Guilbert, dit le précepteur Goodalrick, qui est personnellement intéressé dans cette affaire, et qui d'ailleurs connaît mieux que personne de quel côté est la vérité et la justice.»
«Mais, dit le grand-maître, si notre frère Brian est sous l'influence d'un charme ou d'un sort? Ce n'est au reste que par motif de prudence; car il n'est pas dans tout notre ordre un bras auquel je confierais plus volontiers la défense de cette cause, ou de toute autre d'une plus grande importance.»--«Éminentissime père, répondit le précepteur Goodalrick, aucun charme ne peut opérer sur le champion qui se présente au combat pour le jugement de Dieu.»
«Tu as raison, mon frère, dit le grand-maître. Albert Malvoisin, donne ce gage de bataille à Brian de Bois-Guilbert. La recommandation que nous avons à te faire, mon frère, continua-t-il en s'adressant à Bois-Guilbert, est que tu combattes vigoureusement et en homme de courage, ne doutant pas que tu ne fasses triompher la bonne cause. Et toi, Rébecca, fais attention que je te désigne le troisième jour, à partir de celui-ci, auquel tu auras dû trouver un champion.»--«C'est un délai bien court, répondit Rébecca, pour une étrangère, pour une femme d'une croyance différente de la vôtre, s'il faut trouver quelqu'un qui veuille combattre et exposer sa vie et son honneur à cause d'elle.»
«Il ne nous est pas possible de le prolonger, dit le grand-maître. Le combat doit avoir lieu en notre présence, et divers motifs puissans nous appellent ailleurs le quatrième jour.»--«Que la volonté de Dieu soit accomplie, dit Rébecca. Je mets ma confiance en celui pour qui un instant est aussi efficace pour se sauver que le serait une suite de siècles.»--«Tu as très bien dit, jeune fille, observa le grand-maître; mais nous savons quel est celui qui peut se couvrir d'armure et ressembler à un ange de lumière. Il ne reste plus qu'à désigner le lieu du combat, et, s'il y a lieu, celui de l'exécution. Où est le précepteur de cette maison?»
Albert Malvoisin, ayant encore à la main le gant de Rébecca, parlait en ce moment à Bois-Guilbert d'un air animé, mais à voix basse. «Quoi! dit le grand-maître, ne veut-il pas recevoir le gage?»--«Il le recevra, il le reçoit, éminentissime père, répondit Malvoisin en cachant le gant sous son propre manteau. Quant au lieu du combat, je pense qu'il n'en est pas de plus convenable que la lice de Saint-Georges, appartenant à la préceptorerie, et où nous faisons ordinairement nos exercices militaires.»--«C'est bien, dit le grand-maître. Rébecca, c'est dans cette lice que tu devras produire ton champion; et s'il ne s'en présente point, ou si celui qui viendra est vaincu par le jugement de Dieu, tu mourras de la mort des sorcières, conformément à notre sentence. Que ce jugement soit consigné dans nos registres, et qu'on en fasse lecture à haute voix, afin que personne n'en prétende cause d'ignorance.»
L'un des chapelains qui remplissaient les fonctions de greffier inscrivit tout de suite ce jugement sur un énorme registre qui contenait les procès-verbaux des séances solennelles des chevaliers du Temple, et lorsqu'il eut fini d'écrire, l'autre chapelain lut à haute voix la sentence du grand-maître, rédigée en ces termes:
«Rébecca, juive, fille d'Isaac d'York, atteinte et convaincue de sorcellerie, de séduction et autres damnables pratiques, faites contre un chevalier du très saint ordre du Temple de Sion, nie le fait, et dit que le témoignage en ce jour porté contre elle est faux, méchant et déloyal, et que par légitime essoine12, ou privilége de son corps, comme ne pouvant combattre elle-même, elle offre, par un gentilhomme, en sa place, de soutenir sa cause, et par lui faisant son loyal devoir, en toute manière chevaleresque, avec telles armes qu'à gage de bataille il appartient, et ce à ses périls et frais, pour quoi elle a jeté son gage; et le gage ayant été remis ès-mains du noble sire et chevalier Brian de Bois-Guilbert, du saint ordre du Temple de Sion, il a été désigné pour soutenir cette bataille au nom de son ordre et de lui-même, comme partie offensée et comme victime des pratiques de la réclamante. C'est pourquoi l'éminentissime père et puissant seigneur Lucas, marquis de Beaumanoir, a octroyé permission de faire ledit défi, accordé ledit essoine et privilége du corps de la réclamante, et désigné le troisième jour pour ledit combat, le lieu étant l'enclos dit la lice de Saint-Georges, près la préceptorerie de Templestowe; et le grand-maître somme la réclamante de comparaître audit lieu par son champion, sous peine de subir sa sentence comme convaincue de sorcellerie ou de séduction, et aussi somme le défendant d'y comparaître, sous peine d'être tenu pour lâche, et déclaré tel comme défaillant; et le noble seigneur et éminentissime père susnommé, ordonne que ledit combat ait lieu en sa présence, le tout suivant les us et coutumes en pareil cas établis et déterminés. Que Dieu fasse justice à la bonne cause!»
«Amen!» dit le grand-maître, et le mot fut répété par tous les assistans. Rébecca ne parla point, mais elle leva les yeux au ciel, et, joignant les mains, resta une minute sans changer d'attitude. Ensuite elle rappela modestement au grand-maître qu'on devait lui permettre de profiter des occasions qui se présenteraient de communiquer librement avec ses amis, pour leur faire connaître sa position, et pour se procurer, s'il était possible, un champion qui voulût combattre à sa place.»
«Cela est juste et légitime, dit le grand-maître; choisis tel messager que tu croiras digne de ta confiance, et il aura libre communication avec toi dans la chambre qui te sert de prison.»--«Y a-t-il quelqu'un ici, dit Rébecca, qui par intérêt pour une cause juste, ou pour un ample salaire, veuille rendre ce service à un être qui est dans la détresse?»
Tout le monde garda le silence, croyant qu'il n'était pas prudent, en présence du grand-maître, de manifester de l'intérêt à la prisonnière qui venait d'être condamnée, et aussi par la crainte d'être soupçonné de protéger le judaïsme, ou de nourrir l'espoir d'une récompense, ou encore de trahir un sentiment naturel de compassion. Rébecca resta quelques instans dans un état d'anxiété impossible à décrire. «Est-il croyable? s'écria-t-elle enfin. Eh quoi! en Angleterre, me trouver ainsi privée de la seule espérance de salut qui me reste, faute d'un acte de charité qu'on ne refuserait pas même au dernier des criminels!»
À la fin, Higg, fils de Snell, répondit: «Je ne suis qu'un estropié, mais si je puis me remuer ou marcher un peu, c'est à son secours charitable que je le dois. Je ferai ta commission, ajouta-t-il, autant que le peut un homme qui n'a pas le libre usage de ses membres; et plût à Dieu que je fusse assez ingambe pour pouvoir réparer par ma promptitude le mal que j'ai fait avec ma langue! Hélas! lorsque je me glorifiais d'avoir été l'objet de ta charité, j'étais loin de penser que je mettrais ta vie en danger.»
«Dieu, dit Rébecca, dispose de tous les événemens ici-bas. Il peut faire cesser la captivité de Juda, même avec le plus faible instrument. Pour porter ses ordres, le limaçon est un messager aussi sûr que le faucon. Il te faut chercher Isaac d'York; voici de quoi payer tes frais de voyage, y compris ton cheval. Donne-lui ce billet; je ne sais si c'est du ciel que me vient cet espoir; mais j'ai réellement celui que je ne subirai pas la mort à laquelle on vient de me condamner, et que Dieu me suscitera un champion. Adieu! de ta diligence, dépend ma vie ou ma mort.»
Le paysan prit le billet, qui contenait quelques mots en hébreu. Plusieurs des assistans voulaient dissuader Higg de toucher à un objet aussi suspect; mais il était résolu à servir sa bienfaitrice. Elle avait guéri son corps, disait-il, et il ne pouvait croire qu'elle eût le dessein de mettre son ame en péril. «Je vais, dit-il, emprunter le bon cheval de mon voisin Buthan, et je serai à York en aussi peu de temps qu'il sera possible avec une pareille monture.»
Mais sa bonne fortune ne le laissa pas aller si loin, car à environ un quart de mille des portes de la préceptorerie, il rencontra deux cavaliers, qu'à leur costume et à leurs gros bonnets jaunes il reconnut pour être des juifs; et lorsqu'il en fut rapproché, il vit que l'un d'eux était Isaac d'York pour qui il avait autrefois travaillé: l'autre était le rabbin Ben Samuel, et tous deux étaient venus aussi près de la préceptorerie qu'ils l'avaient osé, sur la nouvelle qu'ils avaient reçue que le grand-maître avait convoqué un chapitre pour faire le procès à une sorcière.
«Frère Ben Samuel, disait Isaac, mon esprit est troublé, et je ne sais pourquoi. Cette accusation de nécromancie n'est que trop souvent employée pour cacher de mauvais desseins contre notre peuple.»
«Tranquillise-toi, mon frère, répondit le médecin; tu peux prendre des arrangemens avec ces Nazaréens, parce que tu es en possession de richesses, qui sont le mammon de l'iniquité, et qui te mettent en état d'acheter pleine et entière immunité. L'or a sur les esprits féroces de ces hommes abandonnés de Dieu le même pouvoir qu'on attribuait au sceau du puissant roi Salomon, que l'on disait commander aux mauvais génies. Mais quel est ce pauvre malheureux qui vient ici, appuyé sur des béquilles, et qui, je crois, désire nous parler? Ami, dit-il en s'adressant à Higg, fils de Snell, je ne te refuse pas le secours de mon art, mais je ne donne pas même un aspre à ceux qui demandent l'aumône sur le grand chemin. Fi! n'as-tu pas de honte? Tu es paralysé des jambes, eh bien, travaille des mains pour gagner ta vie; car, si tu ne peux courir la poste, si tu ne peux avoir la garde fatigante d'un troupeau, être militaire ou servir un maître impatient, tu peux trouver d'autres occupations... Eh bien, mon frère, qu'est-ce qu'il y a donc, dit-il en s'interrompant pour regarder Isaac, qui n'ayant fait que jeter un coup d'oeil sur le billet que Higg lui avait présenté, poussa un profond soupir, et se laissa tomber de sa mule, comme un homme qui va mourir, et resta un moment étendu sur la terre, privé de sentiment.
Le rabbin alarmé descendit de cheval, et employa aussitôt les remèdes que son art lui suggérait pour faire revenir son compagnon. Il avait même tiré de sa poche une boîte de ventouses, et se préparait à le saigner, lorsque l'objet de ses vives inquiétudes reprit tout à coup ses sens, mais ce fut pour jeter son bonnet et rouler sa tête dans la poussière. Le médecin eut d'abord la pensée d'attribuer cette subite et violente émotion à un accès de démence, et, persistant dans sa première intention, reprit en main ses instrumens. Mais Isaac le convainquit bientôt de son erreur.
«Enfant de ma douleur! s'écria-t-il, on aurait bien pu te nommer Benoni au lieu de Rébecca. Pourquoi faut-il que ta mort conduise mes cheveux blancs au tombeau, et que, dans l'amertume de mon ame, je maudisse Dieu et que je meure?»--«Frère, dit le rabbin saisi de surprise, es-tu père en Israël, et oses-tu prononcer des paroles semblables? J'espère que l'enfant de ta maison vit encore.»
«Elle vit, répondit Isaac, mais c'est comme Daniel, que Balthasar avait fait jeter dans la fosse aux lions. Elle est prisonnière des enfans de Bélial, et ils exerceront leur cruauté sur elle, sans pitié pour sa jeunesse ni sa beauté. Oh! elle était comme une couronne de palmes verdoyantes sur mes cheveux blancs! et elle se fanera dans une nuit comme la courge ou citrouille de Jonas! Enfant de mon amour! ô Rébecca, fille de Rachel, les ténèbres de la mort t'environnent déjà.»--«Mais enfin, lis ce billet, dit le rabbin; il est possible que nous trouvions encore quelque moyen de la délivrer.»--«Lis, mon frère, répondit Isaac, lis toi-même, car mes yeux sont comme une fontaine.» Le médecin lut, en hébreu, ce qui suit:
«À Isaac, fils d'Adonikam, que les Gentils appellent Isaac d'York. Que la paix et la bénédiction de la promesse se multiplient sur toi. Mon père, je suis comme une personne qui est condamnée à mourir pour une chose que mon ame ne connaît point, pour le crime de sorcellerie. Mon père, si on peut trouver un homme fort, qui combatte pour ma cause, avec l'épée et la lance, suivant l'usage des Nazaréens, et cela dans la lice de Yostowe, le troisième jour à compter de celui-ci, le Dieu de nos pères lui donnera peut-être assez de force pour défendre l'innocence, et celle qui n'a personne pour la secourir. Mais si cela ne peut être, que les vierges de notre peuple pleurent sur moi comme sur une personne qui a été rejetée, comme sur la biche qui a été frappée par le chasseur, et comme sur la fleur qui a été coupée par la faux du moissonneur. C'est pourquoi vois ce que tu peux faire et s'il t'est possible de trouver un libérateur. Il y a un guerrier nazaréen qui pourrait à la vérité prendre les armes pour ma défense, Wilfrid, fils de Cedric, que les Gentils appellent Ivanhoe; mais il est possible qu'il ne soit pas encore en état de soutenir le poids de son armure. Néanmoins fais-lui connaître ma position, mon père; car il jouit d'une grande considération auprès des hommes vaillans de son peuple; et comme il a été notre compagnon dans la maison de servitude, il peut indiquer quelqu'un qui vienne combattre en ma faveur. Et dis-lui, dis à lui-même, dis à Wilfrid, fils de Cedric, que, soit que Rébecca vive, soit que Rébecca meure, elle vivra et elle mourra entièrement innocente du crime dont on l'accuse. Et si c'est la volonté de Dieu que tu sois privé de ta fille, ne demeure pas long-temps, maintenant que tu es vieux, dans cette terre de sang et de cruauté, mais retire-toi à Cordoue, où ton frère vit en sûreté, à l'ombre du trône, même du trône de Boabdil le sarrasin; car moins affreuses sont les cruautés des Maures envers la race de Jacob, que les cruautés des Nazaréens d'Angleterre.»
Isaac écouta assez tranquillement la lecture que Ben Samuel fit de cette lettre, et ensuite recommença ses exclamations et ses démonstrations de douleur, à la manière orientale, déchirant ses vêtemens, couvrant sa tête de poussière, et s'écriant: «Ma fille! ma fille! chair de ma chair! os de mes os!»
«Et cependant, dit le rabbin, il faut prendre courage, car cette douleur ne remédie à rien. Il s'agit de ceindre tes reins, et d'aller à la recherche de ce Wilfrid, fils de Cedric. Il est possible qu'il t'aide, soit de ses conseils, soit de ses armes, car ce jeune homme est en faveur auprès de Richard surnommé par les Nazaréens Coeur-de-Lion, et la nouvelle de son retour est constante dans le pays. Il peut se faire qu'il en obtienne des lettres scellées de son sceau, défendant à ces hommes de sang, qui déshonorent le Temple d'où dérive leur nom, de donner suite à l'acte qu'ils se proposent d'accomplir.»
«J'irai à sa recherche, dit Isaac, car c'est un brave jeune homme, qui a compassion de l'exilé de Jacob. Mais il ne peut encore se revêtir de son armure, et quel autre chrétien voudra combattre pour l'opprimée de Sion?»
«Mais, mon frère, dit le rabbin, tu parles comme un homme qui ne connaît point les Gentils; avec de l'or tu achèteras leur valeur, comme avec de l'or tu achètes ta propre sûreté. Aie bon courage, et te mets en route pour trouver ce Wilfrid d'Ivanhoe. Et moi aussi je partirai, j'agirai, car ce serait un grand crime que de te laisser abattre par cette calamité. Je vais me rendre à York, où un grand nombre de guerriers et d'hommes forts sont assemblés, et je ne doute pas que je ne trouve parmi eux quelqu'un qui consente à combattre pour ta fille; car l'or est leur dieu, et pour de l'or ils engageraient leur vie aussi facilement qu'ils engagent leurs terres. Tu ratifieras, tu accompliras sans doute, mon frère, toutes les promesses que je pourrai faire en ton nom.»
«Assurément, mon frère, répondit Isaac: et je bénis le ciel qui m'a envoyé un tel consolateur dans ma misère. Il ne faut pas cependant leur accorder tout de suite la totalité de leurs demandes, car tu trouveras que c'est le propre de cette maudite race de demander des marcs, et ensuite de se contenter de recevoir des onces. Au surplus, fais comme tu jugeras convenable, car ceci me met au désespoir, et à quoi me servirait tout mon or, si l'enfant de mon amour venait à périr?»
«Adieu donc, dit le médecin, et puisse-t-il t'arriver tout ce que ton coeur désire!» Ils s'embrassèrent et partirent chacun par une route différente. Le paysan estropié resta quelque temps à regarder après eux.
«Ces chiens de juifs! dit-il, ne pas plus faire attention à un membre libre d'une corporation, que si j'étais un esclave ou un Israélite circoncis comme eux. Ils auraient bien pu, il me semble, me jeter un ou deux mancus. Rien ne m'obligeait à leur apporter leur maudit griffonnage, et à courir le risque d'être ensorcelé, comme plus d'une personne m'en a averti. Je me soucie bien du morceau d'or que la jeune fille m'a donné, si, lorsque j'irai à confesse, à Pâques prochain, je dois être grondé par le prêtre, et si je suis obligé de lui donner le double pour me réconcilier avec lui, et peut-être encore recevoir le nom de Messager Boiteux du juif, par dessus le marché? Je crois réellement que j'ai été ensorcelé par cette fille, pendant que je me tenais près d'elle. Mais ç'a toujours été de même; soit juif, soit Gentil, toutes les fois qu'il y avait une commission à faire, personne ne pouvait rester en place; et, ma foi! moi-même, quand j'y pense, je donnerais outils, boutique, tout, pour lui sauver la vie.»
CHAPITRE XXXIX.
«Ô jeune fille! tout impitoyable que soit ton coeur,
le mien ne le cède pas au tien pour la fierté.»
SEWARD.
Vers la fin du jour où le jugement, si on peut l'appeler ainsi, avait eu lieu, on frappa doucement à la porte de la chambre qui servait de prison à Rébecca. Ce bruit ne dérangea nullement la captive, qui, dans ce moment, récitait la prière du soir prescrite par sa religion, et qu'elle termina en chantant l'hymne suivant:
Quand Israël, peuple chéri de Dieu,
S'en retournait du pays d'esclavage,
L'astre sauveur marchait devant l'Hébreu;
Guide imposant, et qui sur ce rivage
S'environna d'un nuage de feu.
Durant le jour la colonne enflammée
Avec lenteur, sur les peuples surpris,
Suivait son cours voilé par la fumée,
Tandis qu'au loin les sables d'Idumée
Gardaient l'éclat de ses rayons chéris.
Les hymnes saints s'élevaient dans les nues,
Au son bruyant des clairons et des cors;
Et de Sion les vierges ingénues,
Aux chants guerriers unissaient leurs accords.
Nos ennemis dédaignent les prodiges;
Israël voit mourir ses faibles tiges;
En refusant de suivre les sentiers,
Nos fiers aïeux ont payé leurs prestiges,
Et de leurs maux tu nous rends héritiers.
Bien que présent, tu restes invisible,
Quand brilleront de plus fortunés jours,
Que ta mémoire offre un voile sensible,
Contre des feux qui nous trompent toujours;
Et quand la nuit, de ses noires ténèbres,
Aura couvert nos riantes cités,
Retiens tes coups dans ces momens funèbres,
Et prête-nous tes divines clartés.
À Babylone en silence et captives,
Ont dû gémir nos harpes fugitives:
Tout Israël est en proie aux tyrans.
Sur nos autels plus de feux odorans;
Et nos clairons et nos trompes sommeillent.
Mais ta clémence a dit: qu'ils se réveillent!
Le sang des boucs et la chair des béliers
N'ont aucun prix où mon regard s'attache;
D'humbles pensers, un coeur pur et sans tache,
Me sont plus chers et non moins familiers.
Lorsque le silence eut succédé au chant expressif de la piété de Rébecca, on frappa de nouveau à la porte. «Entre, dit-elle, si tu es un ami: si tu es un ennemi, je n'ai pas les moyens de te refuser l'entrée.»--«Je suis, dit Brian de Bois-Guilbert en entrant dans l'appartement, un ami ou un ennemi, suivant le résultat de cette entrevue.»
Alarmée à la vue de cet homme, dont elle regardait la passion licencieuse comme la cause de ses malheurs, Rébecca, d'un air timide et réservé, quoique animée d'un sentiment de crainte réelle qu'elle ne manifesta point, se retira dans la partie la plus reculée de l'appartement, comme bien déterminée à s'éloigner autant qu'elle le pourrait, mais aussi à défendre son terrain le plus long-temps possible. Elle prit une attitude, non de défi, mais de résolution, comme quelqu'un qui voudrait éviter de provoquer une attaque, mais qui serait bien décidé à repousser de tout son pouvoir celle que l'on tenterait de diriger contre lui.
«Vous n'avez aucun motif de me craindre, Rébecca, dit le templier, ou, s'il faut que je m'exprime avec plus de précision, vous n'avez, du moins en ce moment, aucun motif de me redouter.»--«Je ne vous crains point, dit Rébecca, dont la respiration oppressée semblait démentir l'héroïsme du discours; ma confiance est ferme et je ne vous crains point.»
«Vous n'en avez pas de sujet, répondit Bois-Guilbert; vous n'avez pas maintenant à redouter que je renouvelle mes précédentes tentatives dictées par la démence. À quelques pas d'ici sont des gardes sur lesquels je n'ai aucune autorité. Ils sont chargés de vous conduire à la mort, Rébecca, et néanmoins ils ne souffriraient pas que vous fussiez insultée par qui que ce soit, même par moi, si ma démence, car c'est réellement une démence, pouvait me faire oublier à ce point.»
«Que le ciel soit loué! dit la juive; la mort est ce qui m'épouvante le moins dans ce repaire d'iniquité.»--«Sans doute, répliqua le templier, l'idée de la mort n'a rien d'effrayant pour une ame courageuse, lorsqu'elle se présente soudainement et ouvertement. Un coup porté par une lance ou par une épée, pour moi, serait peu de chose. Pour toi, sauter du haut d'une tour, te percer d'un poignard, n'inspire point de terreur; l'infamie, la perte de l'honneur, voilà ce que l'un et l'autre considérerait. Remarque bien, je te parle ainsi, parce que tu penses que mes idées et mes sentimens sur l'honneur sont différens des tiens; mais nous savons l'un et l'autre mourir pour lui.»
«Infortuné! dit la juive, es-tu donc condamné à exposer ta vie pour des principes dont tes propres réflexions et ton propre jugement ne reconnaissent point la solidité? Certes, c'est se dépouiller d'un trésor en échange d'une chose qui n'est pas du pain. Mais ne juge pas ainsi de moi. Ta résolution peut varier au gré des vagues agitées et inconstantes de l'opinion humaine, la mienne est ancrée sur le rocher des siècles.»
«Silence, jeune fille, répondit le templier, de pareils discours ne servent pas à grand'chose maintenant. Tu es condamnée à mourir, non d'une mort soudaine et douce, telle que le malheur la désire ou que le désespoir se la donne, mais d'une suite continue, lente, affreuse, prolongée, de tortures, organisées pour punir ce que la bigoterie diabolique de ces hommes appelle ton crime.»
«Et à qui, si tel doit être mon destin, dit Rébecca, à qui suis-je redevable de tout cela? Sûrement c'est à celui-là seul qui, pour un motif personnel et brutal, m'a traînée jusqu'ici, et qui maintenant, pour quelque autre motif secret, mais également personnel, s'efforce d'exagérer le sort épouvantable auquel lui-même m'a exposée.»--«Ne pense pas, dit le templier, que je t'aie exposée comme tu le dis; mon propre sein t'aurait servi de bouclier pour te garantir d'un tel danger, avec autant d'ardeur et d'abnégation que j'en ai mis à te garantir des traits qui sans cela t'auraient ôté la vie.»
«Si ton dessein eût été d'accorder une protection honorable à l'innocence, dit Rébecca, je t'aurais remercié de tes soins; mais comme il en est autrement, malgré les assertions contraires et souvent répétées, je te déclare que la vie n'est rien pour moi, si je devais la conserver au prix que tu voudrais exiger.»
«Fais trève à tes reproches, Rébecca, dit le templier; j'ai mes propres motifs de chagrin, et je ne supporterais pas que tu vinsses les aggraver.»--«Quel est donc ton dessein? sire chevalier, dit la juive. Dis-le en peu de mots. Si tu as quelque chose en vue, autre que d'être témoin du malheur dont tu es la cause, parle, et ensuite daigne, je t'en supplie, me laisser à moi-même; le passage du temps à l'éternité est court, mais il est terrible, et je n'ai que peu de momens pour m'y préparer.»
«Je m'aperçois, Rébecca, dit Bois-Guilbert, que tu continues à faire peser sur moi l'accusation des malheurs que j'aurais vivement désiré de pouvoir prévenir.»--«Sire chevalier, dit Rébecca, je voudrais éviter de faire des reproches; mais, comment peux-tu nier que je dois ma mort à ta passion effrénée?»
«C'est une erreur, c'est une erreur, s'écria précipitamment le templier; vous vous trompez si vous imputez à mes desseins ou à mes actions des circonstances que je ne pouvais ni prévoir ni empêcher. Pouvais-je deviner l'arrivée inattendue de ce vieil imbécille, que quelques éclairs de bravoure, et les louanges données aux stupides austérités d'un ascétique, ont élevé pour le moment à un rang bien au dessus de son mérite, au dessus du sens commun, au dessus de moi, au dessus de plusieurs centaines de chevaliers de notre ordre qui pensent et qui sentent comme des hommes exempts des sots et ridicules préjugés qui forment la base de ses opinions et de ses actions?»
«Et cependant, dit Rébecca, vous avez siégé comme mon juge, tout innocente, parfaitement innocente que j'étais, et que vous saviez que j'étais; vous avez participé à ma condamnation; bien plus, si je l'ai nettement compris, vous devez vous-même comparaître, en armes, pour soutenir l'accusation et assurer l'exécution de la sentence.»
«Patience, jeune fille, répliqua le templier, patience, je t'en supplie; il n'est pas de race qui sache aussi bien que la tienne céder à l'orage et gouverner sa barque de manière à tirer parti, même d'un vent contraire.»
«Déplorable, à jamais lamentable, dit Rébecca, l'heure à laquelle la maison d'Israël a été forcée d'avoir recours à cet art! Mais l'adversité courbe le coeur, comme le feu courbe l'acier indocile; et ceux qui ne se gouvernent plus par leurs propres lois, et qui ne sont plus habitans de leur état libre et indépendant, doivent se courber et s'humilier devant les étrangers. C'est une malédiction prononcée contre nous, sire chevalier, méritée sans doute en expiation de nos fautes et de celles de nos pères; mais vous, vous qui vous vantez de votre liberté comme d'un droit qui vous appartient dès votre naissance, combien n'est-il pas plus honteux pour vous de vous abaisser jusqu'à flatter et caresser les préjugés des autres, même en dépit de votre propre conviction?»
«Vos paroles sont amères, Rébecca, dit Bois-Guilbert en parcourant l'appartement avec un air d'impatience; mais je ne suis point venu pour faire assaut de reproches avec toi. Je veux que tu saches que Bois-Guilbert ne cède à homme quelconque, quoique les circonstances puissent l'engager pour un temps à apporter quelque changement à ses projets; sa volonté est comme le fleuve qui descend de la montagne, dont le cours peut bien être détourné pour quelques instans par un rocher, mais qui bientôt reprend sa direction vers l'océan. Ce billet qui t'a conseillé de réclamer le privilége d'un champion, de qui as-tu pu penser qu'il venait, si ce n'est de Bois-Guilbert? À quel autre individu as-tu pu inspirer de l'intérêt?»
«Répit bien court d'une mort instantanée, répliqua Rébecca, et qui me sera de bien peu d'utilité. Est-ce là tout ce que tu as pu faire pour une infortunée, sur la tête de qui tu as accumulé les chagrins, et que tu as conduite jusqu'au bord du tombeau?»
«Non, jeune fille, répondit Bois-Guilbert, ce n'est pas là tout ce que je m'étais proposé; sans la maudite intervention de ce vieux fanatique et de cet imbécille Goodalrick, lequel, bien que templier, affecte néanmoins de penser et de juger conformément aux lois ordinaires de l'humanité, l'office de champion défenseur était dévolu, non à un précepteur, mais à un compagnon de l'ordre. Alors moi-même, tel était mon projet au premier son de la trompette, je me serais présenté dans la lice comme ton champion, à la vérité sous le déguisement d'un chevalier errant qui va à la recherche des aventures, afin de prouver la bonté de son bouclier et de sa lance; et puis, que Beaumanoir eût choisi, non pas un, mais deux, trois des frères qui se trouvent maintenant ici, je n'avais pas le moindre doute que je ne leur eusse fait vider les étriers avec ma simple lance. C'est ainsi, Rébecca, que ton innocence aurait été prouvée, et je m'en serais remis à ta reconnaissance pour la récompense que tu m'aurais accordée comme vainqueur.»
«Tout ceci, sire chevalier, dit Rébecca, n'est que pure vanterie, une manière de vous faire un mérite de ce que vous auriez fait, si vous n'aviez pas trouvé convenable de faire autrement. Vous avez accepté mon gant; et mon champion, si une créature aussi abandonnée, aussi délaissée peut en trouver un, doit s'exposer aux coups de votre lance dans la lice; et vous voudriez, après cela, vous donner avec moi l'air d'un ami et d'un protecteur!»
«Votre ami et votre protecteur! dit gravement le templier: eh bien, je veux encore l'être; mais remarquez bien à quel risque, ou plutôt avec quelle certitude de déshonneur; et ensuite ne me blâmez pas si je stipule mes conditions avant d'exposer tout ce que j'aie eu jamais de plus cher jusqu'ici, pour sauver la vie à une jeune fille juive.»
«Parle, dit Rébecca, je ne te comprends point.»--«Eh bien! dit Bois-Guilbert, je vais te parler avec autant de franchise que jamais bigot pénitent a parlé à son père spirituel, au tribunal de la pénitence. Rébecca, si je ne comparais point dans la lice, je perds mon rang et ma réputation; je perds ce qui m'est plus cher que l'air que je respire, je veux dire l'estime dont mes frères m'honorent, et l'espoir que j'ai d'être un jour investi de cette suprême autorité, dont jouit aujourd'hui ce bigot barbon, Lucas de Beaumanoir. Voilà le sort inévitable qui m'attend, si je ne comparais point contre toi. Que maudit soit ce Goodalrick qui m'a dressé un pareil piége! et doublement maudit Albert Malvoisin, qui m'a détourné de la résolution que j'avais prise de jeter ton gant à la figure de ce fanatique vieillard, qui avait écouté une accusation aussi absurde, et contre une créature aussi noble et aussi aimable que tu l'es!»
«Mais à quoi sert maintenant tout ce jargon emphatique de flatterie? dit Rébecca; tu as déclaré ton choix entre faire répandre le sang d'une femme innocente, et conserver ton rang et tes espérances temporelles. À quoi sert de discuter? ton choix est fait.»
«Non, Rébecca, dit le chevalier d'un ton plus doux et en se rapprochant d'elle, mon choix n'est point fixé; je dis plus, écoute-moi bien, c'est à toi à le faire. Si je parais dans la lice, il faut que je soutienne ma renommée comme guerrier, et si je fais cela, que tu aies un champion ou non, tu meurs par le poteau et le fagot, car il n'existe pas un chevalier qui ait combattu contre moi à égalité, encore moins à supériorité de résultat, excepté Richard Coeur-de-Lion et son favori Ivanhoe. Ivanhoe, tu le sais fort bien, n'est pas en état de vêtir son corselet, et Richard est prisonnier en pays étranger. Ainsi donc, si je me présente dans la lice, tu meurs, quand bien même tes charmes engageraient quelque jeune écervelé à entrer en lice pour ta défense.»
«Mais à quoi bon me répéter cela si souvent?» demanda Rébecca.--«Il le faut, répondit le templier, parce qu'il est essentiel que tu envisages ton destin sous tous les rapports.»--«Eh bien! dit Rébecca, tourne la tapisserie et fais-moi voir l'autre côté.»
«Si je me présente dans la lice, dit Bois-Guilbert, tu meurs d'une mort lente et cruelle, accompagnée de tourmens égaux à ceux que l'on dit être destinés aux coupables dans l'autre vie. Mais, si je ne me présente point, je suis un chevalier dégradé et déshonoré, accusé de sorcellerie et de communiquer avec les infidèles; le nom illustre que je porte, et que j'ai rendu encore plus illustre par mes exploits, devient une dénomination de mépris et de reproche; je perds la réputation; je perds l'honneur; je perds la perspective d'une grandeur à laquelle les empereurs même auraient peine à s'élever; je sacrifie mes projets d'ambition; je détruis les plans que j'avais construits aussi haut que les montagnes, par le moyen desquelles les païens disent que leur ciel faillit être escaladé... Eh bien, Rébecca! ajouta-t-il en se jetant à ses pieds, cette grandeur, je la sacrifie; cette renommée, j'y renonce; ce pouvoir, je ne l'ambitionne plus, même en ce moment où je suis près de m'en saisir, si tu veux dire: Bois-Guilbert, je t'accepte pour mon amant.»
«Laissons là toutes ces folies, sire chevalier, répondit Rébecca, et hâtez-vous d'aller trouver le régent, le prince Jean; par honneur pour la couronne, on ne peut tolérer les procédés de votre grand-maître. C'est ainsi que vous me ferez jouir de votre protection, sans sacrifice de votre part, et sans présent, pour demander une récompense de la mienne.»
«Je n'ai point de rapports avec ces personnages, dit Bois-Guilbert tenant le bord de sa robe. C'est à toi seule que je m'adresse; et qu'est-ce qui peut contrarier ton choix? Penses-y bien; fussé-je un démon, le trépas est pire, et c'est le trépas que j'ai pour rival.»
«Je ne discute point sur la mesure de ces maux,» dit Rébecca qui craignait de provoquer le chevalier dont elle connaissait le caractère, mais qui était également déterminée à ne pas souffrir la passion ni même faire semblant de la souffrir. «Sois homme, sois chrétien. S'il est vrai que ta croyance vous recommande à tous cette charité que vous prêchez plus que vous ne pratiquez, sauve-moi de cette mort affreuse, sans stipuler une récompense qui transformerait ta magnanimité en vil trafic, en pure opération mercantile.»
«Non, dit le bouillant templier en se relevant, non, jeune fille, tu ne m'en imposeras pas ainsi. Si je renonce à ma renommée présente et à mes vues ambitieuses pour l'avenir, c'est pour toi que j'y renonce, et c'est ensemble que nous devons fuir. Écoute-moi, Rébecca, dit-il en prenant de nouveau un ton de douceur, l'Angleterre, l'Europe, tout cela ne compose pas l'univers. Il y a d'autres sphères dans lesquelles on peut se mouvoir, et assez vastes, même pour mon ambition. Nous irons en Palestine. Conrad de Montferrat13 est mon ami, un véritable ami, tout aussi exempt que moi de ces vains et sots scrupules qui tiennent la raison captive; plutôt faire ligue avec Saladin qu'endurer les dédains des bigots que nous méprisons. Je me fraierai de nouveaux sentiers pour m'élever au faîte des honneurs, ajouta-t-il en marchant de nouveau à grands pas dans l'appartement. L'Europe entendra le bruit des pas de celui qu'elle a retranché du nombre de ses enfans. Les millions d'hommes que ces croisés envoient pour ainsi dire à la boucherie en Palestine, ne peuvent la défendre aussi efficacement; les sabres des nombreux milliers de Sarrasins ne sauraient s'ouvrir une route aussi certaine dans cette terre pour la conquête de laquelle on voit des nations entières prendre les armes, que la force, la valeur et la discipline de moi et de ceux de nos frères qui, en dépit de ce vieux bigot, s'attacheront à moi, advienne ce qu'il pourra. Tu seras reine, Rébecca; c'est sur le mont Carmel que nous établirons le trône que ma valeur aura conquis, et le bâton après lequel j'ai si long-temps soupiré, je l'échangerai contre un sceptre.»
«Tout cela, dit Rébecca, n'est qu'un rêve, un vain songe, une vision de la nuit; mais, fût-ce même une réalité, rien de tout cela ne me touche. Il me suffit de te dire que toute cette haute puissance à laquelle tu te proposes de t'élever, je ne veux point la partager avec toi. D'ailleurs je ne regarde pas avec assez d'indifférence tous les liens qui nous attachent à notre patrie et à notre foi religieuse pour accorder mon estime à celui qui, après avoir brisé ceux qui devaient le retenir dans le sein d'un ordre dont il fait partie, ne craint point d'y renoncer uniquement dans la vue de satisfaire sa passion désordonnée pour la fille d'un autre peuple. Ne mets point de prix à la liberté que tu veux me procurer, sire chevalier; ne vends point un acte de générosité; protége l'opprimée par esprit de charité et non pour ton avantage personnel. Va te mettre au pied du trône d'Angleterre; Richard écoutera mon appel de la sentence de ces hommes cruels.»
«Jamais, Rébecca! dit fièrement le templier. Si je dois renoncer à mon ordre, c'est pour toi seule que j'y renoncerai. Si tu rejettes mon amour, l'ambition me restera; il ne faut pas que je perde de tous les côtés. Moi! abaisser mon cimier devant Richard! Solliciter un don de ce coeur altier et orgueilleux! Jamais, Rébecca; jamais je ne placerai à ses pieds l'ordre du Temple en ma personne. Je puis renoncer à mon ordre; mais le dégrader, mais l'avilir, non, jamais!»
«Que Dieu, dans sa bonté, daigne me soutenir, dit Rébecca, car je n'ai guère de secours à espérer de la part des hommes.»--«C'est la vérité, dit Bois-Guilbert, car toute fière que tu es, ma fierté est égale à la tienne. Si j'entre dans la lice, la lance en arrêt, il n'est pas de considération humaine qui puisse m'empêcher de faire usage de toute la force de mon bras, et alors pense au sort qui t'attend. Périr de la mort des plus grands criminels; être consumée au milieu des flammes d'un bûcher; savoir que tes cendres seront dispersées à travers les élémens dont nos corps sont mystiquement composés; pas un atome ne restera de cette organisation, toute gracieuse que nous puissions la représenter dans son éclat de mouvement et de vie, Rébecca, il n'est pas au pouvoir de la femme de s'arrêter à une pareille idée; tu céderas à mes instances; tu écouteras mon amour.»
«Bois-Guilbert, répondit la juive, tu ne connais pas le coeur de la femme, ou tu n'as jamais conversé qu'avec celles qui avaient perdu leurs plus nobles sentimens. Je te dis, fier templier, que jamais, dans tes batailles les plus sanglantes, tu n'as fait preuve d'un courage comparable à celui qu'a déployé la femme, quand il était commandé par l'affection ou le devoir. Moi-même, je suis une femme élevée avec tous les soins de la tendresse, naturellement timide dans le danger, et impatiente dans la douleur; et cependant, lorsque nous entrerons l'un et l'autre dans la lice, toi pour combattre, et moi pour souffrir, je sens au dedans de moi l'assurance que mon courage surpassera le tien. Adieu; je n'ai plus de paroles à perdre avec toi. Le peu de temps qui reste à la fille de Jacob à passer sur la terre doit être employé différemment. Elle doit chercher le consolateur, qui peut bien détourner les yeux de dessus son peuple, mais dont l'oreille est toujours ouverte au cri de celui qui le cherche avec ferveur et vérité.»
«C'est donc ainsi que nous nous séparons? dit le templier après quelques momens de silence; plût à Dieu que nous ne nous fussions jamais rencontrés, ou que tu fusses née noble et chrétienne! Oui, lorsque je te regarde, et que je pense quand et comment nous nous rencontrerons de nouveau, je voudrais pouvoir être membre de ta race dégradée, ma main comptant des shekels et transportant des lingots, au lieu de porter la lance et le bouclier, courbant la tête devant le dernier des nobles, et ne prenant un air terrible que pour le débiteur pauvre et insolvable; voilà, Rébecca, ce que je désirerais et à quoi je consentirais, pour passer ma vie avec lui, et pour éviter la part épouvantable que je dois avoir à ta mort.»
«Tu as dépeint le juif, dit Rébecca, tel que l'a rendu la persécution de ceux qui te ressemblent. Le ciel dans sa colère la chassé de son pays; mais l'industrie lui a ouvert le seul chemin à l'opulence et au pouvoir que l'oppression n'a pu lui fermer. Lis l'histoire du peuple de Dieu, et dis-moi si ceux par qui Jéhovah a opéré tant de merveilles parmi les nations étaient alors un peuple d'avares et d'usuriers. Sache aussi, orgueilleux chevalier, que nous comptons parmi nous des noms auprès desquels votre noblesse la plus ancienne n'est que comme la citrouille comparée au cèdre; des noms qui remontent à ces temps reculés où la divine présence faisait trembler le propitiatoire entre les chérubins, et qui ne tirent leur splendeur d'aucun prince de la terre, mais de la voix céleste qui ordonna à leurs pères de s'approcher le plus de la congrégation de la vision. Tels furent les princes de la maison de Jacob.»
Les joues de Rébecca se coloraient pendant qu'elle se vantait ainsi de l'ancienne gloire de ses ancêtres; mais ces couleurs s'évanouirent en soupirant: «tels étaient les princes d'Israël; mais à présent, tels ils ne sont plus; ils sont foulés aux pieds comme l'herbe fauchée et mêlée à la boue des grands chemins. Cependant il s'en trouve encore parmi eux qui ne démentent pas leur antique origine, et tu verras que la fille d'Isaac, fils d'Adonikam, est de ce nombre. Adieu; je n'envie ni tes honneurs achetés par des flots de sang, ni les barbares ancêtres venus des landes boréales, ni ta foi, qui est toujours dans ta bouche, et jamais dans ton coeur ou dans tes actions.»
«De par le ciel, un sort est jeté sur moi, s'écria le templier; je suis porté à croire que ce squelette vivant, notre grand-maître, a dit la vérité, et le regret avec lequel je me sépare de toi a quelque chose de surnaturel. Créature enchanteresse! ajouta-t-il en s'approchant plus près d'elle, mais d'un air respectueux; si jeune et si belle, si affranchie des craintes de la mort, et pourtant condamnée à mourir de la manière la plus cruelle et la plus ignominieuse: qui pourrait ne pas pleurer sur ton sort déplorable? Les larmes, qui depuis vingt ans étaient inconnues à mes yeux, les remplissent aujourd'hui pour toi, et je les sens couler sur mes joues en te considérant. C'en est donc fait, rien ne peut maintenant te sauver. Toi et moi nous ne sommes que les aveugles instrumens d'une fatalité irrésistible qui nous poursuit, comme deux vaisseaux poussés devant l'orage, luttant l'un contre l'autre pour s'abîmer ensemble et périr dans les flots. Pardonne-moi donc, et séparons-nous du moins en amis. J'ai vainement essayé d'ébranler ta résolution, et la mienne est également fixée comme les arrêts immuables du destin.»
«C'est ainsi, dit Rébecca, que les hommes rejettent sur le destin les suites de leurs violentes passions. Mais je vous pardonne, Bois-Guilbert, quoique vous soyez la cause de ma mort si prématurée. Il y a de grandes choses dont votre esprit était capable; mais c'est le jardin du paresseux, et l'ivraie s'y est mise pour étouffer la bonne semence.»
«Oui, Rébecca, dit le templier, je suis fier, indomptable; mais c'est ce qui m'a élevé au dessus des esprits vulgaires, des bigots et des lâches qui m'entourent. Je fus dès ma première jeunesse un enfant de la guerre, audacieux dans mes vues, ferme et invariable dans leur exécution: tel je serai toujours; impérieux, inébranlable et que rien ne pourrait faire dévier de ma route. L'univers en aura la preuve, mais tu m'as pardonné, n'est-ce pas, Rébecca?»--«Aussi librement que jamais victime pardonna à son bourreau.»--«Adieu donc, dit le templier,» et il quitta l'appartement.
Le commandeur Albert de Malvoisin attendait avec impatience dans une chambre contiguë le retour de Bois-Guilbert.--«Tu as tardé bien long-temps, lui dit-il; j'étais comme étendu sur des charbons ardens, par le désir que j'éprouvais de te revoir. Que serait-il arrivé si le grand-maître, ou Conrad son espion, fussent venus ici? j'aurais payé cher ma complaisance. Mais qu'as-tu donc, frère? tes pas sont chancelans, ton front est aussi sombre que la nuit14. Qu'as-tu donc, Bois-Guilbert?»--«Je suis, répondit le templier, dans le même état qu'un misérable condamné à mourir avant une heure. Non, par la sainte hostie, je suis encore plus mal, car il y en a qui dans une situation pareille quittent la vie aussi facilement qu'un vieil habit. Par le ciel, Malvoisin, cette jeune fille m'a désarmé et a détruit ma résolution. Je suis presque résolu d'aller trouver le grand-maître, et de lui déclarer que j'abjure l'ordre à sa barbe, et refuse de jouer le rôle cruel que sa tyrannie m'a imposé.»
«Tu es fou, répondit Malvoisin, c'est vouloir te ruiner sans pour cela conserver une seule chance de sauver cette juive qui te paraît si chère. Beaumanoir nommera un autre champion pour soutenir son jugement à ta place, et l'accusée ne périra pas moins que si tu eusses rempli le triste devoir qu'il t'impose.»--«Cela est faux, répliqua Bois-Guilbert, je prendrai moi-même les armes pour la défendre; et si je le fais, Malvoisin, je pense que tu ne connais pas un seul des chevaliers de notre ordre qui veuille se tenir sur la selle devant la pointe de ma lance.»
«Soit; mais tu oublies que tu n'auras ni le loisir, ni les moyens d'exécuter ce projet insensé. Va trouver Lucas de Beaumanoir, dis-lui que tu as renoncé à ton voeu d'obéissance, et tu verras combien de temps le vieux despote te laissera libre de ta personne. Tes paroles se seront à peine échappées de tes lèvres, que tu seras jeté à cent pieds sous terre, dans les cachots de la préceptorerie, pour subir un jugement comme chevalier félon; ou s'il continue à croire que tu es ensorcelé, tu n'auras plus pour lit que de la paille, du pain et de l'eau pour aliment, les ténèbres pour clarté, et des chaînes pour jouets dans quelque cellule de couvent, isolé, étourdi par les exorcismes, et noyé d'eau bénite pour chasser l'ennemi qui se sera emparé de toi. Il faut te présenter dans la lice, ou tu es un homme perdu et déshonoré.»
«Je fuirai, dit Bois-Guilbert, j'irai dans une contrée lointaine, où la folie et le fanatisme n'ont pas encore pénétré; aucune goutte du sang de cette créature angélique ne sera répandu de mon consentement.»--«Tu ne saurais fuir, lui dit le précepteur, ton délire a excité le soupçon, et l'on ne te permettra point de sortir de la commanderie. Essaie si tu veux; présente-toi à la porte et tu verras comment les sentinelles t'y recevront. Tu es surpris et blessé de pareilles précautions; mais si tu fuyais tu encourrais le déshonneur de ta race et ta propre dégradation, en même temps que tes exploits se trouveraient comme effacés du souvenir. Songe à cela. En quel lieu iront-ils cacher leurs têtes, ces compagnons d'armes qui te sont si dévoués, quand Bois-Guilbert, la meilleure lame de l'ordre, sera proclamé renégat et félon devant le peuple assemblé? Quel deuil pour la cour de France, quelle joie pour l'orgueilleux Richard, quand il apprendra que le chevalier qui sut lui tenir tête en Palestine, et dont la renommée éclipsa la sienne propre, a perdu toute sa gloire et son honneur pour le seul amour d'une juive qu'il n'a pu même sauver par un tel sacrifice!»
«Malvoisin, dit le chevalier, je te remercie; tu as touché la corde la plus sensible de mon coeur. Quoi qu'il arrive, jamais le titre de félon ne sera ajouté au nom de Bois-Guilbert. Plût à Dieu que Richard lui-même ou quelqu'un de ses favoris d'Angleterre, parût dans l'arène! Mais ils seront absens, aucun ne risquera de rompre une lance pour une fille innocente et persécutée.»--«Tant mieux pour toi, si cela est, dit le précepteur; si aucun champion ne se présente pour la défense de cette jeune infortunée, tu auras été étranger au sort fatal de Rébecca, tout le blâme retombera sur le grand-maître qui néanmoins s'en fera gloire.»
«Tu dis vrai, répondit Bois-Guilbert; si aucun champion ne paraît, je n'aurai rien à me reprocher, et je ne serai que témoin du spectacle, monté sur mon palefroi et couvert de mes armes au milieu de la lice; je ne prendrai aucune part à ce qui doit en résulter.»--«Pas la moindre, dit Malvoisin, pas plus que la bannière de saint-Georges, quand on la porte dans une procession.»--«Eh bien, ma résolution est prise. La juive m'a rebuté, méprisé, accablé de reproches; pourquoi lui sacrifierais-je l'estime que j'ai acquise de mes semblables? Oui, Malvoisin, je viendrai dans l'arène.»
À ces mots il sortit en hâte de l'appartement, et le précepteur le suivit pour le surveiller, et le confirmer dans son dessein; car il portait le plus vif intérêt à la réputation de Bois-Guilbert, espérant de grands avantages dans le cas où celui-ci deviendrait quelque jour grand-maître de l'ordre; ce qui lui permettrait alors de monter à un des premiers rangs. Il avait encore un motif bien puissant pour agir de la sorte, vu les promesses que lui avait prodiguées Conrad de Mont-Fichet, s'il contribuait à la condamnation de l'infortunée Israélite. Cependant, quoique, en combattant les sentimens de compassion de son ami, il eût sur lui tout l'avantage qu'une disposition vile, astucieuse et égoïste donne sur un homme agité par des passions violentes et opposées, il eut besoin d'employer toute sa ruse pour maintenir Bois-Guilbert dans la résolution qu'il lui avait fait adopter. Il fut contraint de le surveiller de très près, pour l'empêcher de reprendre ses projets de fuite, ou pour faire avorter son dessein de revoir le grand-maître, et d'en venir à une rupture ouverte avec son chef suprême. Enfin, il dut lui répéter fréquemment les mêmes argumens par lesquels il s'était efforcé de lui prouver qu'en paraissant dans la lice comme champion, en une telle circonstance, lui, Bois-Guilbert, sans hâter ni retarder le sort de Rébecca, suivrait uniquement la voie par laquelle il saurait mettre à couvert en même temps son honneur et sa renommée.