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Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia

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J'ai demandé à un libraire la Vie de Benvenuto Cellini.

—Nous ne l'avons pas, m'a-t-il répondu.

Je demandai alors un autre écrivain, et il me répondit encore dédaigneusement qu'il ne vendait pas de livres italiens. Ce qu'on appelle le beau monde parle élégamment le français, et comprend à peine le pur toscan. Les actes publics et les lois sont rédigés dans une langue bâtarde qui porte avec elle le témoignage de l'ignorance et de l'avilissement de ceux qui les ont dictés. Les Démosthènes cisalpins ont discuté en plein sénat de bannir par sentence capitale de la république les langues grecque et latine; ils ont mis au jour une loi dont l'unique but est d'éloigner de tout emploi public le mathématicien Gregorio Fontana et Vincentin Monti, le poëte. Je ne sais pas ce qu'ils ont écrit contre la liberté, avant qu'elle fût décidée à se prostituer comme elle l'a fait en Italie; mais, aujourd'hui, ils sont tout prêts à écrire pour elle, et, quelle que soit leur faute, l'injustice de la punition les absout, et la solennité d'une loi faite pour deux individus double leur réputation. J'ai demandé où était la salle du conseil législatif; peu ont compris, très-peu m'ont répondu, et personne n'a pu me l'enseigner.

Milan, 4 décembre.

Voici la seule réponse que je ferai à tes conseils, mon cher Lorenzo: dans tous les pays, j'ai vu trois classes d'hommes; quelques-uns qui commandent, beaucoup qui obéissent, et le reste qui intrigue. Nous ne sommes point assez puissants pour commander, nous ne sommes pas assez aveugles pour obéir, et nous ne sommes pas assez vils pour intriguer: il vaut donc mieux vivre comme ces chiens sans maître, à qui personne ne touche, ni pour les nourrir ni pour les battre. A qui veux-tu que je demande des protections et des emplois dans un pays où l'on me regarde comme étranger, et duquel peut me faire chasser le caprice du premier espion? Tu me parles toujours de mon mérite et de mon esprit; sais-tu ce que je vaux, et ce qu'on m'estime? Ni plus ni moins que la valeur de mon revenu: il faudrait, pour leur plaire, que je fisse le poëte de cour, en étouffant en moi cette noble ardeur que craignent et haïssent les puissants, en dissimulant ma vertu et ma science, afin de ne pas être pour eux un reproche de leur ignorance et de leurs crimes... Tels sont cependant les savants partout; me diras-tu!... Eh bien, qu'ils soient ainsi, je laisse le monde comme il est: je n'ai point la présomption de corriger les hommes; mais, si je l'entreprenais, je voudrais y parvenir ou porter ma tête sur le billot, ce qui me paraît plus facile... Ce n'est point que ces demi-tyrans ne s'aperçoivent des intrigues; mais les hommes élevés de la fange au trône ont besoin d'abord d'intrigants que par la suite ils ne pourront plus contenir. Orgueilleux du présent, insouciants sur l'avenir, pauvres de renommée, de courage et de génie, ils s'entourent de flatteurs et de gardes qui les raillent, les trahissent, dont, plus tard, ils ne pourront plus se débarrasser, et qui font de l'État une roue éternelle d'esclavage, de licence et de tyrannie. Pour être maîtres et voleurs de peuple, il faut d'abord avoir été esclave et dupe... il faut avoir léché l'épée encore dégouttante de son sang... Ainsi je pourrais peut-être me procurer un emploi, quelques milliers d'écus de plus par an, des remords et l'infamie... Non, je te le répète une seconde fois; jamais je ne ferai l'éloge du petit brigand.

Oh! je sens que je serai foulé aux pieds tant et tant!... mais, du moins, par la tourbe de mes compagnons... et pareil à ces insectes qui sont écrasés étourdiment par le premier qui passe; je ne me glorifie pas comme tant d'autres de ma servitude, mais aussi mes tyrans ne se vanteront pas de mon abaissement... Qu'ils réservent pour d'autres leurs bienfaits et leurs outrages, assez d'hommes les briguent sans moi... Je fuirai la honte en mourant inconnu; et, si jamais j'étais forcé de sortir de mon obscurité, au lieu d'être l'heureux instrument des tyrans ou de l'anarchie, je préférerais être leur victime.

Que si le pain et l'asile me manquaient, si je n'avais plus d'autres ressources que celles que tu me proposes (le Ciel me préserve, Lorenzo, d'insulter au malheur de tant d'autres qui n'auraient pas le courage de m'imiter!), alors, Lorenzo, je m'en irais dans la patrie de tous, où l'on ne trouve plus ni conquérants, ni délateurs, ni poëtes courtisans, ni princes, où les richesses ne sont plus la récompense du crime, où le malheureux n'est point puni par la seule raison qu'il est malheureux, où tous viendront un jour ou l'autre habiter avec moi et se réunir à la matière... dans la tombe.

Séduit par un rayon de lumière que je vois briller de temps en temps et qu'il m'est impossible de joindre, je me cramponne encore sur les ruines de la vie; et il me semble que, si j'étais enterré jusqu'au cou, et que ma tête seulement dépassât ma fosse, j'aurais encore devant les yeux cette flamme céleste... O gloire! tu marches devant moi et tu m'entraînes ainsi à un voyage dont je ne pourrais supporter la fatigue; mais, à compter du jour où tu ne fus plus ma seule pensée et mon unique passion, ton fantôme brillant commença à pâlir et à chanceler: et le voilà maintenant qui tombe et se change enfin en un monceau d'ossements et de cendres, desquels je verrai sortir de temps en temps quelques pâles rayons;... mais je passerai sans m'arrêter sur ton squelette, et en souriant à mon ambition trompée... Que de fois, humilié de mourir inconnu à mon siècle et à ma patrie, j'ai caressé moi-même mes angoisses pendant que je me sentais le besoin et le courage de les terminer! peut-être même n'eussé-je point survécu à ma patrie, si je n'eusse été retenu par la folle crainte que la pierre qui recouvrirait mon tombeau n'ensevelît bientôt aussi mon nom. Je te l'avouerai, Lorenzo, souvent j'ai regardé avec une espèce de complaisance les malheurs de l'Italie, parce que je me croyais réservé par la fortune et par mon courage à la délivrer de la servitude... Hier encore, je le disais à Parini.

Adieu; voici l'envoyé de mon banquier qui vient chercher cette lettre, dont le feuillet rempli de tous côtés m'avertit qu'il est temps de terminer, et cependant que de choses il me reste à te dire!... Décidément, j'attendrai jusqu'à samedi pour te l'envoyer, et je continue à t'écrire. O Lorenzo! après tant d'années de si affectueuse et loyale amitié, nous voilà peut-être séparés pour jamais; il ne me reste d'autre consolation que de pleurer avec toi en t'écrivant; et, de cette manière, je parviens à échapper quelque peu à mes pensées et ma solitude devient moins effrayante. Que de fois, réveillé tout à coup au milieu de la nuit, je me lève et, marchant lentement dans ma chambre, je t'appelle, puis je m'assieds, je t'écris, et mon papier se mouille de mes larmes, se remplit de délires et de projets de sang! Lorsque cela arrive, je n'ai plus le courage de te l'envoyer, j'en conserve quelques fragments, et j'en brûle beaucoup. Ensuite, lorsque le Ciel m'accorde un moment de calme, j'en profite pour t'écrire avec le plus de fermeté qu'il m'est possible, afin de ne point t'attrister encore par mon immense douleur. Jamais je ne me fatiguerai de t'écrire, parce que c'est mon seul et dernier bonheur; et jamais tu ne te fatigueras de me lire, parce que mes lettres contiennent, sans orgueil, sans étude, sans honte, l'expression de mes plus grands plaisirs et de mes suprêmes douleurs... Garde-les, Lorenzo, garde-les: je prévois qu'un jour elles te deviendront nécessaires pour vivre comme tu pourras par ce souvenir—avec ton Ortis.

Hier au soir, je me promenais avec ce vieillard vénérable sous un massif de tilleuls qui se trouve dans le faubourg, à l'est de la ville. Il se soutenait d'un côté sur mon bras, et de l'autre sur son bâton, et, regardant ses pieds tordus, il se tournait ensuite vers moi, comme pour se plaindre de son infirmité et me remercier de la complaisance avec laquelle je l'accompagnais. Nous nous assîmes sur un banc, et son domestique se tint à quelques pas de nous. Parini est l'homme le plus digne et le plus éloquent que j'aie jamais connu, et, d'ailleurs, quel est celui auquel une douleur profonde et généreuse ne donne pas une suprême éloquence?

Longtemps il me parla de notre patrie, et il frémissait de notre ancienne servitude et de notre nouvelle licence: les lettres prostituées, toutes les passions généreuses languissantes et dégénérant en une indolente et vile corruption; plus de sainte hospitalité, plus de bienveillance, plus d'amour filial. Puis il me déroulait les annales récentes et les crimes de tant de pauvres petits scélérats que je daignerais déshonorer si je reconnaissais en eux, je ne dirai pas la force d'âme des Sylla et des Catilina, mais au moins le courage impudent de ces assassins qui affrontent la honte en marchant à la potence... Ah! ces demi-voleurs, toujours vils, tremblants et astucieux!... il vaut mieux ne pas même prononcer leurs noms...

A ces paroles, je me levai furieux.

—Et pourquoi, m'écriai-je, ne pas essayer? Nous mourrons, je le sais; mais de notre sang naîtront des vengeurs...

Parini me regardait avec étonnement; mes yeux brillaient d'un feu qu'il ne m'avait pas encore vu, et mon visage, pâle et abattu, se relevait avec un air menaçant... Je me taisais, mais je sentais un frémissement bouillonner dans ma poitrine.

—Eh! repris-je, nous n'aurons jamais de salut... Ah! si les hommes savaient considérer la mort sous son véritable aspect, ils ne serviraient jamais si bassement.

Parini n'ouvrait pas la bouche; mais il me serrait le bras et me regardait fixement... Tout à coup, me tirant à lui et me faisant asseoir:

—Eh! penses-tu, me dit-il, que, si j'eusse vu pour la liberté de l'Italie une seule lueur d'espérance, je me perdrais, à la honte de ma vieillesse, en de vains gémissements? O jeune homme, digne d'une patrie plus reconnaissante, réprime cette ardeur fatale, ou, si tu ne peux l'éteindre, tourne-la du moins vers d'autres passions.

Alors, je regardai dans le passé; alors, je me tournai avidement vers l'avenir; mais partout je vis mes espérances trompées... et mes bras se rapprochèrent de moi sans avoir rien pu saisir... C'est seulement alors que je sentis toute l'amertume de mon état. Je racontai à ce grand homme l'histoire de mes passions. Je lui dépeignis Thérèse comme un de ces génies célestes descendus du ciel pour éclairer les ténèbres de notre vie, et, à mes paroles et à mes pleurs, j'entendis le vieillard attendri soupirer du fond de l'âme.

—Non, lui dis-je, mon cœur n'a plus d'autre désir que celui de la tombe: je suis l'enfant d'une mère qui m'adore; et souvent il me semble la voir suivre en tremblant la trace de mes pas, m'accompagner jusqu'au sommet de la montagne d'où je voulais me précipiter, et, tandis que, le corps penché en avant, je m'abandonne à l'abîme, je crois sentir sa main m'arrêter tout à coup par mon habit. Je me retourne... elle disparaît, et je n'entends plus le bruit de ses plaintes et de ses sanglots. Cependant, si elle connaissait mes tourments cachés, je suis certain qu'elle invoquerait elle-même le Ciel pour qu'il terminât des jours si pleins d'angoisses et de tortures. Mais l'unique flamme qui anime encore ce pauvre cœur si tourmenté, c'est l'espoir de tenter la liberté de sa patrie.

Il sourit tristement, et, s'apercevant que ma voix s'affaiblissait et que mes regards immobiles s'abaissaient vers la terre:

—Peut-être, me dit-il, ce besoin de gloire pourrait-il t'entraîner à de grandes actions; mais, crois-moi, les héros doivent un quart de leur renommée à leur audace, les deux autres au hasard, et le dernier à leurs crimes; eh bien, fusses-tu assez heureux et assez barbare pour aspirer à cette gloire, penses-tu que notre époque t'en offre les moyens?... Les gémissements de tous les âges et la servitude de notre patrie ne t'ont-ils point appris qu'on ne doit pas attendre la liberté des nations étrangères? Quiconque se mêle des affaires d'un pays conquis n'en retire que le blâme public et sa propre infamie. Quand les droits et les devoirs reposent sur la pointe de l'épée, le fort écrit ses lois avec le sang et exige le sacrifice de toute vertu... Et, dans ce cas, auras-tu le courage et la persévérance d'Annibal, qui, proscrit et fugitif, cherchait dans l'univers un ennemi au peuple romain? D'ailleurs, il ne te sera pas permis d'être juste impunément; un jeune homme d'un caractère vertueux et bouillant, d'un esprit cultivé, mais sans fortune, un jeune homme comme toi, enfin... sera toujours ou l'instrument des factieux ou la victime des puissants... Eh! comment alors espères-tu te conserver pur et sans tache au milieu de l'avilissement général? On te louera hautement; puis, tout bas, tu te sentiras blessé par le poignard nocturne de la calomnie. Ta prison sera abandonnée par tes amis, ta tombe sera à peine honorée d'un soupir... Mais je veux bien supposer encore que, triomphant de la puissance des étrangers, de la malignité de tes concitoyens, de la corruption de ton siècle, tu puisses parvenir à ton but; dis-moi, répandras-tu tout le sang avec lequel il faut nourrir une république naissante? brûleras-tu tes maisons avec les torches de la guerre civile? uniras-tu les partis par la terreur? enchaîneras-tu les opinions par les échafauds? égaliseras-tu les fortunes par des massacres? Et, si tu tombes dans ta route, ne seras-tu pas regardé par les uns comme un démagogue, par les autres comme un tyran? Les amours de la multitude sont courts et funestes: elle juge par le résultat, jamais par l'intention! elle appelle vertu le crime qui lui devient utile; elle appelle crime la vertu qui lui est préjudiciable, et, pour mériter ses applaudissements, il faut l'effrayer, l'enrichir et la tromper toujours. Et que cela soit encore! pourrais-tu, enorgueilli de la fortune, réprimer le libertinage du pouvoir, qui s'éveillera sans cesse en toi par le sentiment de ta supériorité et la connaissance de la bassesse commune? Les mortels naissent tyrans, esclaves ou aveugles, c'est leur nature! Alors, pour fonder ton système de philanthropie, tu aurais été un oppresseur, tu aurais échangé la tranquillité contre quelques années de puissance, et tu aurais confondu ton nom dans la foule immense des despotes. Tu peux encore chercher une place parmi les capitaines; alors, il faut avant tout endurcir ton âme, t'apprendre à piller d'un côté pour répandre de l'autre, t'habituer à lécher la main qui t'aidera à monter... Mais, ô mon fils! l'humanité gémit à la naissance d'un conquérant, et son seul espoir, tant qu'il existe, est de sourire un jour sur son tombeau.

Il se tut; puis, après un long silence:

—O Coccius Nerva, m'écriai-je, tu sus du moins mourir sans tache, toi!

Le vieillard me regarda:

—Jeune homme, me dit-il en me pressant la main, ne crains-tu ou n'espères-tu rien au delà du monde? Mais il n'en est pas ainsi de moi.

Il leva les yeux vers le ciel, et cette physionomie sévère s'adoucit d'un suave rayon, comme s'il eût vu briller là-haut toutes ses espérances...

Dans ce moment, nous entendîmes un léger bruit, et nous vîmes à travers les tilleuls quelques personnes qui s'avançaient vers nous. Nous nous retirâmes alors, et je l'accompagnai jusque chez lui.

Ah! si je ne sentais pas s'éteindre pour jamais dans mon cœur ce feu céleste qui, dans les fraîches années de ma vie, répandait ses rayons sur tout ce qui m'entourait, tandis qu'aujourd'hui je vais sans cesse chancelant dans une vague obscurité; si je trouvais un toit où dormir tranquille; s'il m'était rendu de me cacher sous les ombres de ma solitude natale; si un amour désespéré que ma raison combat toujours et ne peut jamais vaincre, un amour que je me cache à moi-même, mais qui chaque jour s'augmente encore et se fait tout-puissant et immortel... ah! la nature nous a doués de cette passion, plus indomptable en nous que l'instinct fatal de la vie! si je pouvais retrouver une année de calme, une seule année, ton ami voudrait que le Ciel exauçât son dernier vœu, et puis mourir. J'entends mon pays qui me crie: «Raconte ce que tu as vu, j'enverrai ma voix du sein des ruines et je te dicterai mon histoire. Les siècles pleureront sur ma solitude, et les peuples s'attristeront sur mes malheurs. Le temps abat le fort, et les crimes du sang sont lavés dans le sang.» Et, tu le sais, Lorenzo, j'aurais eu le courage de l'écrire; mais mon énergie diminue avec mes forces, et je sens qu'avant peu de mois, j'aurai achevé mon douloureux pèlerinage.

Mais vous, âmes sublimes et rares, qui solitaires ou persécutées, frémissez sur les malheurs de notre patrie, si le Ciel ne vous a point accordé le pouvoir de repousser la force par la force, racontez du moins nos infortunes à la postérité; élevez la voix au nom de tous, dites au monde que nous sommes malheureux, mais ni aveugles ni vils, et que ce n'est pas le courage qui nous manque, mais la puissance.—Si vos bras sont liés, pourquoi de vous-mêmes vous enchaîner l'esprit, dont ne peuvent être arbitres les tyrans ni la fortune, éternels et seuls arbitres de toutes choses! Écrivez!... mais, en écrivant, ayez pitié de vos concitoyens; n'échauffez pas vainement les passions politiques. Le genre humain d'aujourd'hui a le délire et la faiblesse de la décrépitude; mais le genre humain, lorsqu'il est près de la mort, renaît plus vigoureux. Écrivez pour ceux-là qui seront dignes de voir et d'entendre, et qui auront la force de vous venger. Poursuivez avec la vérité vos persécuteurs: puisque vous ne pouvez les opprimer par la force des armes pendant qu'ils vivent, opprimez-les dans l'avenir avec l'opprobre et l'infamie. S'ils vous ont ravi patrie, tranquillité, richesse; si vous n'osez devenir époux, si vous tremblez au doux nom de père, pour ne point donner dans l'exil et l'infortune l'existence à de nouveaux proscrits et à de nouveaux malheureux, comment alors caressez-vous si bassement une vie qu'ils ont dépouillée de tous ses plaisirs. Consacrez-la à l'unique fantôme qui conduit les hommes généreux: à la gloire! Vous jugerez l'Europe vivante, et vos jugements éclaireront la postérité; la faiblesse humaine vous montre la terreur et les périls; mais vous serez immortels! au milieu de l'avilissement des prisons et des supplices, vous vous élèverez contre les puissants, et leur colère contre vous ne fera qu'accroître leur honte et votre renommée...

Milan, 6 février 1799.

Envoie tes lettres à Nice; demain, je pars pour la France, et, qui sait? peut-être pour plus loin encore. Mais il est certain que je ne m'y arrêterai pas longtemps. Que cette nouvelle ne t'attriste point, Lorenzo, et console comme tu pourras ma pauvre mère. Peut-être me diras-tu que c'est moi d'abord que je devrais fuir, et que, si je ne puis trouver le repos nulle part, il serait bien temps que je m'arrêtasse? C'est vrai.—Je ne trouve pas de repos; mais il me semble que je suis ici plus mal que partout ailleurs. La saison!... le brouillard perpétuel!... certaines physionomies!... et puis peut-être que je me trompe, mais le manque de cœur des habitants... Je ne puis leur en faire un crime, il est des vertus qui s'acquièrent; mais la générosité, la compassion et la délicatesse naissent avec nous, et qui ne les sent pas ne les cherche pas. Quant à moi, je me suis mis dans l'esprit une telle fantaisie de partir, que chaque heure que je passe dans ce pays me paraît une année de prison.

—Ton raisonnement est injuste, me diras-tu, parce que, dans ce moment, tous tes sens, émus par la douleur, ressemblent à ces membres écorchés qui se retirent au moindre souffle d'air, si doux qu'il soit. Prends le monde comme il est, c'est le moyen de vivre plus tranquille et moins fou.

Mais que me dira celui qui me donne de si merveilleux conseils, lorsque je lui répondrai:

—Quand la fièvre t'agite, fais que ton pouls se calme, et tu seras guéri.

Eh bien, moi, je suis agité par une fièvre continuelle, et mille fois plus brûlante encore; comment alors puis-je maîtriser mon sang, qui s'élance avec rapidité, qui s'amasse en bouillonnant dans mon cœur, qui s'en échappe avec tant de force, qu'il me semble parfois, dans mon sommeil, que ma poitrine va se briser?... O Ulysses que vous êtes! lorsque je vous vois dissimulateurs, insensibles, incapables de secourir la pauvreté sans l'insulter, et de défendre le faible contre l'injustice; lorsque je vous vois, pour satisfaire vos basses passions, ramper aux pieds du puissant que vous haïssez et qui vous méprise... alors, je voudrais faire passer dans vos âmes quelques gouttes de cette bile généreuse qui arme sans cesse mon bras et ma voix contre la tyrannie, qui m'ouvre incessamment la main à l'aspect de la misère, et qui me sauvera toujours de l'avilissement dans lequel vous êtes tombés. Vous vous croyez sages, et le monde vous appelle vertueux... Cessez de craindre... Tout est égal entre nous. Dieu vous préserve de ma folie... et je le prie, de toutes les puissances de mon âme, qu'il me préserve de votre sagesse...

Lorenzo, j'irai chercher un asile dans tes bras; tu respectes et tu plains mes passions; car tu as vu ce lion s'adoucir aux seuls accents de ta voix... Mais, maintenant, tous conseils, toute raison sont funestes pour moi. Malheur, si je n'obéissais pas aux mouvements de mon cœur! La raison! elle est comme le vent: il éteint un flambeau, il allume un incendie... Adieu, cependant!...

Dix heures du matin.

J'ai réfléchi, Lorenzo; je crois que tu ferais mieux de ne point m'écrire avant d'avoir reçu de moi de nouvelles lettres. Je prends le chemin des Alpes Liguriennes pour éviter les glaces du mont Cenis; tu sais combien le froid m'est contraire.

Une heure.

Encore un nouveau retard. Je ne pourrai avoir mon passe-port que dans deux jours. Je t'enverrai cette lettre au moment de monter en voiture.

Une heure et demie.

Je t'écris les yeux encore dans les larmes et fixés sur tes lettres. En mettant en ordre mes papiers, mes regards sont tombés sur le peu de mots que tu m'écrivis au bas d'une lettre de ma mère, quelques jours avant que je quittasse mes collines... «Mes pensées, mes vœux et mon amitié éternelle pour toi t'accompagneront partout, ô mon cher Ortis; je serai toujours ton ami, ton frère, et la moitié de mon âme sera toujours à toi.»

Croirais-tu qu'à chaque instant je répète ces mots et qu'en les répétant, je me sens tellement ému, que je suis sur le point de courir me jeter à ton cou, afin d'expirer entre tes bras. Adieu, adieu, je reviendrai.

Trois heures.

J'ai été faire une dernière visite à Parini.

—Adieu, m'a-t-il dit, ô malheureux enfant, adieu! tu emporteras partout avec toi tes passions généreuses que jamais tu ne pourras satisfaire, tu seras malheureux... Je ne puis te consoler avec mes conseils, parce que mes infortunes, à moi, dérivent de la même source. La glace de l'âge a engourdi mes membres, mais le cœur! il veille toujours. La seule consolation que je puisse t'offrir est ma pitié, et tu l'emportes tout entière avec toi. Dans peu de temps, j'aurai cessé d'exister; mais, si mes restes conservent quelque sentiment, si tu trouves quelque douceur à pleurer sur mon tombeau, viens-y...

Je fondis en larmes et je le quittai. Il me suivit des yeux tant qu'il put m'apercevoir, et j'étais déjà au bout du corridor que je l'entendais encore d'une voix étouffée m'envoyer un dernier adieu.

Neuf heures du soir.

Tout est prêt.—Les chevaux sont commandés pour minuit. Je vais me jeter tout habillé sur mon lit jusqu'à ce qu'ils viennent. Je me sens si fatigué!

Adieu, cependant, adieu, Lorenzo; j'écris ton nom et je te salue avec une tendresse et une superstition que je n'ai point encore éprouvées... Oh! oui, nous nous reverrons, il me serait trop cruel de mourir sans te revoir et te remercier pour toujours... Et toi, Thérèse... Mais, puisque mon malheureux amour te coûterait ton repos et ferait le malheur de ta famille... adieu!... je fuis sans savoir où m'entraînera mon destin; que les Alpes, que l'Océan, qu'un monde entier, s'il est possible, nous sépare!....

Gênes, 11 février.

Voilà le soleil plus beau que jamais... Toutes mes fibres sont plongées dans un suave frémissement et se ressentent de la beauté du ciel de ce pays... Je suis pourtant content d'être parti... Dans quelques instants, je poursuivrai ma route; mais je ne puis te dire encore où je m'arrêterai ni quand finira mon voyage; mais pour le 16 je serai à Toulon.

De la Piezza, 15 février.

Chemins; alpes; montagnes escarpées; rigueur de temps; dégoût de voyage; et puis...

Nouveaux tourments et nouveaux tourments[5]!

Je t'écris d'un petit pays, au pied des Alpes Maritimes, où j'ai été forcé de m'arrêter, et duquel je ne sais encore quand je partirai, attendu que la poste manque de chevaux. Me voilà donc encore avec toi, et avec de nouveaux chagrins, et ne pouvant faire un pas sans rencontrer la douleur sur ma route.

Ces deux jours, je suis sorti sur le midi, et j'ai été à un mille environ de la ville me promener parmi quelques oliviers épars sur la plage de la mer: j'allais me consoler aux rayons du soleil et boire cet air vivace, d'autant plus que, dans ce doux climat, l'hiver est encore plus doux que de coutume; et, là, je me croyais seul, inconnu et caché aux hommes qui passaient; mais à peine fus-je revenu à l'hôtel, que Michel, en allumant mon feu, me raconta qu'un certain individu, habillé comme un mendiant, et arrivé depuis peu dans cette chétive auberge, lui avait demandé si je n'avais pas autrefois étudié à Padoue; il ne se rappelait plus mon nom, mais il avait gardé assez de souvenir de moi, du temps et des lieux; il te nommait d'ailleurs...

—Enfin, continua Michel, son parler vénitien m'a fait croire que vous ne seriez pas fâché de retrouver un compatriote au fond de cette solitude... Et puis... et puis il paraissait si fatigué, si malheureux, que la crainte de déplaire à monsieur a fait place à la compassion, et que j'ai promis de l'avertir lorsque vous seriez revenu; il attend dehors...

—Fais-le donc entrer, dis-je à Michel.

Et, tandis qu'il était allé le chercher, je sentis une tristesse soudaine inonder toute ma personne. L'enfant revint bientôt avec un homme maigre et d'une taille élevée, qui paraissait être jeune et avoir été beau, mais dont le visage était déjà sillonné par les rides de la douleur. Frère, j'étais près du feu, entouré de fourrures, mon manteau jeté sur la chaise voisine, l'aubergiste allait et venait pour préparer mon dîner... et ce malheureux, à peine vêtu d'un gilet de toile, me glaçait à le regarder... Peut-être que mon accueil triste et son état misérable l'avaient troublé d'abord; mais, à mes premières paroles, il dut bien s'apercevoir que ton ami n'est point de ceux qui découragent les infortunés.

S'asseyant alors auprès de moi pour se réchauffer, il me raconta ce qui lui était arrivé pendant cette dernière et douloureuse année de sa vie.

—Je connais beaucoup, me dit-il, un étudiant qui était nuit et jour à Padoue avec vous.

Alors, il te nomma.

—Il y a bien longtemps, ajouta-t-il, que je n'ai eu de ses nouvelles; mais j'espère que la fortune ne l'aura pas traité aussi cruellement que moi... J'étudiais alors!...

Je ne te dirai pas son nom, mon cher Lorenzo... Dois-je encore t'attrister par les récits des malheurs d'un homme que tu connus heureux et que peut-être tu aimes encore? n'est-ce point déjà assez que le sort t'ait condamné à t'affliger toujours sur moi?

Il poursuivit.

—Aujourd'hui, en venant d'Albenga, avant d'arriver à la ville, je vous ai rencontré sur le rivage; vous ne vous êtes pas aperçu que je me retournais pour vous regarder, il me sembla vous reconnaître. Mais, ne vous connaissant que de vue, et quatre années s'étant écoulées depuis que j'ai quitté Padoue, je craignis de me tromper: votre domestique me rassura.

Je le remerciai d'être venu me voir.

—Et vous m'êtes d'autant plus agréable, lui dis-je, que vous m'avez fourni l'occasion de parler de Lorenzo.

Je ne te dirai pas ses douloureuses aventures. Forcé de s'exiler à la suite du traité de Campo-Formio, il s'engagea comme lieutenant dans l'artillerie cisalpine. Un jour qu'il se plaignait à un de ses amis des fatigues et des ennuis qu'il était forcé de supporter, celui-ci lui offrit un emploi: il accepta et prit son congé. Mais l'ami et la place lui manquèrent à la fois; il erra quelque temps en Italie pour s'embarquer à Livourne.

Mais, pendant qu'il parlait, j'entendis dans la chambre voisine les gémissements d'un enfant et une plainte étouffée; je remarquai alors que, chaque fois que ce bruit se renouvelait, il s'interrompait, écoutait avec inquiétude et ne reprenait son récit que lorsqu'il avait cessé.

—Peut-être, lui dis-je, sont-ce des voyageurs qui viennent d'arriver?

—Non, me répondit-il: c'est ma petite fille, âgée de treize mois, qui pleure...

Alors, il continua de me raconter qu'il s'était marié, pendant qu'il était lieutenant, à une jeune personne sans fortune, et que les marches continuelles qu'était obligé de faire son régiment, et que ne pouvait supporter sa femme, ainsi que la modicité de sa paye, l'avaient décidé encore plus à se fier à l'ami qui lui avait offert une place, et qui, depuis, l'avait abandonné. De Livourne, il s'était rendu à Marseille. A l'aventure, il avait ensuite parcouru la Provence et le Dauphiné, cherchant partout à enseigner l'italien sans qu'il pût nulle part trouver ni travail ni pain. Il revenait pour le moment d'Avignon et allait à Milan.

—Je me tourne vers le passé, continua-t-il, et je ne sais comment le temps s'est écoulé pour moi. Sans argent, suivi sans cesse d'une femme exténuée dont les pieds étaient déchirés par une route longue et pénible, et les bras brisés par le poids d'une innocente créature qui, à chaque instant, demandait au sein desséché de sa mère un aliment qu'il ne pouvait plus lui accorder, et qui nous déchirait l'âme par ses gémissements sans que nous pussions l'apaiser par la raison de notre impuissance;... exposés à toute la chaleur des jours et à toute la rigueur des nuits, couchant tantôt dans les écuries au milieu des chevaux, tantôt dans les cavernes comme des bêtes sauvages, chassés des villes par les gouverneurs, parce que mon indigence me fermait la porte des magistrats et ne leur permettait de m'accorder aucune confiance; repoussé par mes anciens amis qui faisaient semblant de ne pas me connaître ou qui me tournaient les épaules!...

—On m'avait pourtant assuré, dis-je en l'interrompant, que beaucoup de nos concitoyens, riches et généreux, s'étaient retirés à Milan et dans ses environs.

—Alors, reprit-il, c'est que mon mauvais génie les aura rendus cruels pour moi seul... Il y a tant de malheureux, tant de proscrits, que les meilleurs cœurs se lassent de faire le bien, car un tel..., un tel... (et les noms de ces hommes dont il me découvrait l'hypocrisie étaient autant de coups de couteau dans mon cœur) m'ont fait attendre vainement à leur porte; quelques autres, après de grandes promesses, m'ont fait faire plusieurs milles jusqu'à leurs maisons de campagne pour m'y accorder l'aumône de quelques pièces de monnaie... Le plus humain me jeta un morceau de pain sans daigner me voir; le plus magnifique m'a fait, avec ces habits déchirés, traverser une haie de valets et de convives, et, après m'avoir rappelé l'ancienne prospérité de ma famille, après m'avoir recommandé le travail et la probité, me dit de revenir le lendemain. J'y retournai et je trouvai dans l'antichambre trois domestiques; l'un d'eux me dit que son maître dormait encore et me mit dans la main deux écus et une chemise. Ah! continua-t-il, je ne sais si vous êtes riche; mais vos soupirs et votre visage me disent que vous êtes malheureux et compatissant. Croyez-moi, j'ai acquis la preuve que l'argent a le pouvoir de faire paraître généreux l'usurier même, et que le riche daigne rarement répandre ses bienfaits sur celui qui en a véritablement besoin.

Je me taisais; il se leva pour se retirer, et continua:

—Les livres m'ont appris à aimer les hommes et la vertu; mais les livres, les hommes et la vertu m'ont trompé. J'ai la tête savante et le cœur fier, mais j'ai les bras ignorants de tout métier. Ah! si mon père, du fond de la fosse où il est couché, pouvait entendre avec quels amers gémissements je lui reproche de ne point avoir fait de ses cinq fils des menuisiers ou des tailleurs!... Pour la misérable vanité de garder la noblesse sans la fortune, il a dépensé le peu qu'il possédait à nous mettre dans les universités et à nous lancer dans le monde, et nous cependant!... Je n'ai jamais pu savoir ce que la fortune avait fait de mes autres frères; je leur ai écrit plusieurs lettres sans jamais avoir de réponse; ils sont ou dénaturés ou malheureux!... Mais, pour moi, tel est le résultat des ambitieuses espérances de mon père! Que de fois il m'est arrivé, vaincu par la fatigue, par le froid, par la faim, d'entrer dans une auberge, sans savoir comment je payerais la dépense de la journée!... sans souliers, sans habits!...

—Ah! couvrez-vous! m'écriai-je en me levant et en lui jetant mon manteau sur les épaules. Couvrez-vous!

Michel, que le hasard avait amené dans la chambre et qui était derrière nous et nous écoutait, s'approcha alors en s'essuyant les yeux du revers de sa main et arrangea le manteau, mais avec un certain respect et comme s'il eût craint d'insulter à la fortune mauvaise chez un homme d'une naissance aussi distinguée.

O Michel! je me rappellerai toujours que tu pouvais vivre libre du moment que ton frère t'offrit de demeurer chez lui pour l'aider dans son commerce: et cependant tu as préféré rester près de moi; comme mon domestique. Oh! je garde note de cette patience avec laquelle tu souffris quelquefois mes désirs fantasques et les mouvements injustes de ma colère. La gaieté ne t'a point abandonné dans ma solitude; tu as partagé, autant que tu l'as pu, les maux qui m'ont accablé. Souvent ta physionomie joviale et ouverte adoucissait mes peines; et quand, plongé dans de noires pensées, je passais des journées entières sans laisser échapper un seul mot, tu réprimais ta joie pour ne point me faire apercevoir de ma douleur... Je t'aimais, Michel; mais ta dernière action envers ce malheureux a encore sanctifié ma reconnaissance. Tu es le fils de ma nourrice, tu as été élevé dans ma maison, je ne t'abandonnerai jamais; et mon amitié pour toi s'est encore augmentée depuis que je me suis aperçu que ton état de domesticité eût peut-être corrompu ton beau naturel, s'il n'avait été cultivé par ma bonne mère, par cette femme dont l'âme tendre et délicate communique sa douceur et sa bonté à tous ceux qui vivent avec elle.

A peine fus-je seul, que je remis à Michel tout l'argent dont je pouvais disposer, et, pendant que je dînais, je l'envoyai à ce malheureux. Je n'ai conservé que ce qui m'était absolument nécessaire pour me rendre à Nice, où je négocierai les lettres de change que les banquiers de Gênes m'ont expédiées pour Marseille et Toulon.

Ce matin, lorsque, avant de partir, il est venu me remercier avec sa femme et son enfant, si tu avais entendu avec quel accent de reconnaissance il me répéta plusieurs fois:

—Sans vous, je serais aujourd'hui cherchant le premier hôpital...

Je n'eus pas le courage de lui répondre; mais mon cœur lui disait:

—Oui, tu as maintenant de quoi vivre pendant quatre mois, pendant six... peut-être... Et puis... la trompeuse Espérance te guide par la main... et le chemin qu'elle te fait prendre doit te conduire peut-être à de nouveaux et à de plus grands malheurs!... Tu cherchais le premier hôpital, et peut-être n'étais-tu pas éloigné du tombeau. Mais, au moins, ce pauvre secours te donnera la force de supporter les maux qui t'attendent, qui t'auraient accablé, et qui allaient pour toujours te délivrer du fardeau de la vie. Réjouis-toi cependant du présent; mais que de peines il t'a fallu éprouver pour que cet état, qui paraîtrait aux autres si malheureux, te semble, à toi, le comble du bonheur!... Ah! si tu n'étais ni père ni mari, j'aurais pu te donner un conseil...

Et, sans dire un seul mot, je l'embrassai, et je le vis partir avec un serrement de cœur que je ne puis exprimer...

Hier soir[6] en me déshabillant, je me rappelai cette aventure.

—Pourquoi, me dis-je alors, cet homme a-t-il quitté sa patrie? pourquoi s'est-il marié? pourquoi a-t-il abandonné un emploi qui assurait son existence?

Toute son histoire me paraissait le roman d'un fou, et je me demandais ce qu'il aurait pu faire, ou ne pas faire pour éviter ces malheurs... Mais j'ai tant de fois dans ma vie entendu répéter ce pourquoi, j'en ai tant vu qui se faisaient les médecins des maladies des autres, que je me suis couché en murmurant:

—O vous qui jugez aussi inconsidérément les hommes que maltraite la fortune, mettez une main sur votre cœur, et avouez-le franchement: êtes-vous plus sages ou plus heureux?

Crois-tu que ce qu'il a raconté était vrai?... Moi, je crois qu'il était à moitié nu, et que j'étais bien couvert; j'ai vu une femme languissante, j'ai entendu les cris d'un enfant. O mon ami, doit-on chercher encore avec une lanterne des arguments contre le pauvre, parce qu'il sent dans sa conscience le droit que lui a donné la nature de partager le pain du riche.—On me dira sans doute que les malheurs qui, chez les autres, dérivent du vice sont peut-être chez celui-ci le fruit du crime; je l'ignore et ne veux point le savoir: juge, mon devoir serait de condamner les coupables; mais je suis homme. Lorsque je songe aux frissons que cause la première idée du crime, à la faim et aux passions qui nous poussent à le commettre, aux terreurs perpétuelles et aux remords avec lesquels l'homme se rassasie du fruit ensanglanté de sa faute, aux cachots toujours ouverts pour l'engloutir, à l'indigence et au déshonneur qui l'attendent s'il parvient à échapper à la justice, je me demande alors si je dois l'abandonner au désespoir et à de nouveaux crimes, et s'il est le seul coupable; la calomnie, la trahison, la malignité, la séduction, l'ingratitude ne sont-ils pas des crimes aussi, et des crimes qui, loin d'être punis, deviennent souvent la source des honneurs et de la fortune. Oh! punissez, juges et législateurs, punissez; mais, auparavant, suivez-moi sous les chaumières de la campagne et dans les faubourgs des capitales; voyez-y un quart de la population sommeillant sur la paille et ne sachant comment satisfaire aux suprêmes besoins de la vie. Je conviens qu'il est impossible de changer la société, je reconnais que la faim, les crimes, les supplices, sont les éléments nécessaires de l'ordre social et de la prospérité universelle; je crois que le monde ne pourrait exister sans juges et sans bourreaux, et je le crois ainsi parce que tel est le sentiment de tous;... mais, moi, Lorenzo, je ne serai jamais juge.—Dans cette vallée immense où l'humaine espèce naît, vit, meurt, se reproduit pour mourir encore, sans savoir pourquoi ni comment, je ne distingue que deux classes d'hommes, les heureux et les malheureux, et, si je rencontre un malheureux, je pleure sur l'humanité, je tâche de répandre quelques gouttes de baume sur ses blessures, mais j'abandonne à la balance de Dieu ses mérites et ses fautes...

Vintimille, 19 et 20 février.

«Tu es malheureux sans espoir, tu vis au milieu des angoisses de la mort, et tu n'as pas sa tranquillité, mais, tu dois souffrir pour les autres!» C'est ainsi que la philosophie demande aux hommes un héroïsme que la nature leur refuse; celui qui a la vie en horreur peut-il être retenu par le peu de bien que son existence doit apporter à la société, et se condamner, par un espoir aussi douteux, à plusieurs années de souffrance. Comment pourrait-il espérer pour les autres, celui qui n'a plus ni désirs ni espérance pour soi! qui, abandonné de tous, a fini par s'abandonner lui-même?—Tu n'es pas seul malheureux, me diras-tu.—Hélas! ce n'est que trop vrai; mais ces paroles mêmes ne nous sont-elles pas dictées par cette envie secrète que nous éprouvons tous à la vue du bonheur d'autrui? la misère des autres adoucit-elle la mienne? est-il un homme assez généreux pour se charger de mes malheurs? et, en supposant encore qu'il en eût la volonté, en aurait-il le pouvoir? Il y aurait plus de courage sans doute à les supporter; mais le malheureux entraîné par un torrent, et qui a la force d'y résister sans savoir l'employer, en est-il plus méprisable pour cela?... Quel est le sage qui peut se constituer le juge de nos forces intimes, qui peut diriger le cours des passions variant selon les âges et les incalculables circonstances? qui peut dire: «Tel homme est un lâche parce qu'il a succombé; tel autre est un héros, parce qu'il résiste?» Tandis que l'amour de la vie est un sentiment tellement impérieux, que le premier aura plus combattu avant que de céder, que le second ne l'aura fait pour supporter ses peines.

Mais les devoirs qu'exige de toi la société?—Les devoirs? en ai-je contracté envers elle, parce qu'elle m'a tiré du sein de la nature quand je n'avais ni la volonté d'y consentir, ni la raison de m'en défendre, ni la puissance de m'y opposer, et qu'elle m'a élevé au milieu de ses besoins et de ses préjugés?

Pardon, Lorenzo, si j'appuie avec tant de force sur des arguments que nous avons tant de fois discutés entre nous; je ne veux point te faire abandonner une opinion si éloignée de la mienne, mais seulement résoudre les doutes qui pourraient me rester encore. Tu serais aussi convaincu que moi, si, comme moi, tu sentais toutes les plaies de mon cœur. Dieu te les épargne, Lorenzo! j'ai contracté ces devoirs sans les connaître; ma vie doit-elle donc, esclave des préjugés, payer les maux dont m'accable la société, parce qu'elle les appelle des bienfaits?—Et, en fussent-ils encore,... j'en jouis et je les récompense tant que j'existe; mais, dans la tombe, je cesse d'y être exposé et d'en tirer aucun avantage.—O mon ami, chaque homme naît ennemi de la société, parce que la société est ennemie de chaque individu. Suppose un instant que tous les mortels à la fois éprouvassent ce dégoût de la vie.—Crois-tu qu'ils la supporteraient pour moi seul? Si je commets une action préjudiciable au plus grand nombre, je suis puni, tandis qu'il ne me sera jamais permis de me venger de celles de la majorité, quelque dommage qu'elles me causent. Je suis fils, prétendent-ils, de la grande famille; mais ne puis-je pas, en renonçant aux biens qu'elle me promet, me dérober aux devoirs qu'elle m'impose, me regarder comme formant à moi seul un monde entier, et me soustraire à ses lois, puisque, la première, elle a manqué aux promesses du bonheur qu'elle m'avait faites? Si, dans le partage général, je m'aperçois qu'il ne me revient pas ma portion de liberté; si les hommes s'en sont emparés parce qu'ils sont les plus forts; s'ils me punissent parce que je la redemande,... quel autre moyen de les délier de leurs promesses, et de les délivrer de mes plaintes, que de chercher dans ma tombe la tranquillité et le repos? Ah! combien les philosophes qui ont prêché les vertus humaines, la probité naturelle, la bienveillance réciproque, ont servi à leur insu la politique des tyrans, et trompé ces âmes généreuses et bouillantes qui aiment aveuglément les hommes! dans la seule espérance d'être aimées d'eux, et qui seront toujours victimes, trop tard repentantes, de leur loyale crédulité.

Combien de fois ces arguments de la raison ont-ils trouvé fermée la porte de mon cœur, parce que j'espérais encore consacrer mes malheurs à la félicité d'autrui! Mais, au nom de Dieu, Lorenzo, écoute et réponds-moi: Pourquoi est-ce que je vis?... de quelle utilité te suis-je, moi fugitif au milieu de ces montagnes? quel honneur ma vie peut-elle répandre sur moi, sur ma patrie et sur ceux qui me sont chers? quelle différence y a-t-il de ma solitude à la tombe? La mort serait pour moi le terme de mes peines, et pour vous celui de votre inquiétude sur mon sort; à tant d'angoisses et de douleurs en succéderait une seule; terrible, il est vrai, mais qui serait la dernière, et qui vous ferait certain de mon éternelle tranquillité...

Je réfléchis chaque jour aux dépenses que je cause à ma mère; car je ne sais comment elle peut faire pour moi tout ce qu'elle fait, et peut-être maintenant, si je revenais chez elle, trouverais-je notre maison déchue de son ancienne splendeur, qui déjà commençait à s'obscurcir, lorsque je la quittai, par les extorsions publiques et privées qui se succédaient chaque jour.

Ne crois pas que je doute de la continuation de ses soins à mon égard; j'ai encore trouvé de l'argent à Milan; mais cette maternelle libéralité diminue encore l'aisance dans laquelle elle est née; elle n'a pas été heureuse épouse, et ses revenus seuls soutenaient notre maison, que ruinait la prodigalité de mon père; son âge me rend encore ces pensées plus amères... Ah! si elle savait que rien ne peut sauver son fils: si elle voyait les ténèbres et la consomption de mon âme.—Ne lui en parle pas, Lorenzo; mon existence est ainsi faite, que veux-tu!... Ah! si je vis encore, l'unique flamme de mes jours est une sourde espérance qui va toujours les ranimant, et que je tâche sans cesse d'éloigner de moi; car, si je veux l'approfondir, elle se change à l'instant dans un désespoir infernal. Ton mariage, Thérèse, décidera de la durée de mon existence... mais, tant que tu seras libre... notre bonheur dépend des circonstances... de l'inconstant avenir... de la mort!... jusqu'à ce moment, tu seras toujours mienne... Je te parle... je te vois... je cherche à te presser dans mes bras, comme si tu étais près de moi... et il me semble que, quoique éloignée, tu dois ressentir encore l'impression de mes baisers et de mes larmes. Mais, lorsque tu seras offerte par ton père, comme une victime de réconciliation, sur l'autel de Dieu; lorsque tu auras acheté de tes pleurs la tranquillité de ta famille... seulement alors, pas moi!... mais le désespoir seul, et de lui-même, anéantira l'homme et ses passions.—Et comment, tant que j'existerai, pourrais-je éteindre mon amour, et pourrais-tu, toi-même, te défendre d'une secrète espérance!... Mais, alors, notre amour ne serait plus saint et innocent... Je n'aimerai pas, quand elle sera la femme d'un autre, la femme qui fut à moi... J'aime immensément Thérèse, mais non l'épouse d'Odouard... Ah! peut-être, au moment où je t'écris, est-elle dans son lit!... Lorenzo! Lorenzo! le voilà, ce démon persécuteur qui brûle mon sein, trouble ma raison, suspend jusqu'aux battements de mon cœur... C'est lui qui me rend si féroce que de désirer l'anéantissement du monde... Pleurez tous!... Que me veut-il?... pourquoi ce poignard qu'il me pousse dans la main?... pourquoi marche-t-il devant moi et se retourne-t-il en regardant si je le suis?... pourquoi m'indique-t-il la place où je dois frapper?... est-il envoyé par la vengeance du Ciel?... C'est ainsi que, cédant à mes fureurs et à mes superstitions, je me roule dans la poussière en invoquant, avec des cris terribles, un Dieu que je ne connais pas, qu'autrefois j'ai candidement adoré, que je n'offensais jamais, de l'existence duquel je doute toujours et que cependant je crains et que j'adore... Où trouverais-je un appui? est-ce en moi-même? est-ce dans les autres hommes?... Le soleil est noir et la terre humide de sang...

Enfin me voici tranquille!... Quelle tranquillité!... Lorenzo, c'est la stupeur de la mort... J'ai erré par ces montagnes, je n'y ai pas trouvé un abri, pas une plante, pas une chaumière; l'œil n'y rencontre que des rochers escarpés et arides... et çà et là quelques croix qui s'élèvent sur les tombes des voyageurs assassinés.

Au-dessous est le Roya, un torrent qui, à la fonte des neiges, se précipite des entrailles des Alpes et sépare ces deux monts immenses. Sur la plage est un pont qui s'étend jusqu'au sentier, et duquel la vue parcourt deux lignes de rochers, de cavernes et de précipices; à peine peut-on distinguer sur ces montagnes d'autres montagnes de neige, qui se confondent avec les nuages grisâtres arrêtés sur leurs cimes... Dans cette vallée descend et s'engouffre la Tramontane et s'avance la Méditerranée; la nature s'assied là, solitaire, menaçante, et de son royaume chasse tous les vivants.

Voilà tes frontières, ô Italie!... mais quelles barrières ne sont pas surmontées de toutes parts par l'avarice des nations? où sont tes fils? qui te manque-t-il, excepté l'union et la concorde? Alors, je répandrais glorieusement ma vie malheureuse pour toi; mais que peuvent mon bras isolé et ma voix solitaire. Où est l'ancienne terreur de ton nom? Insensés, nous allons chaque jour rappelant notre liberté et la gloire de nos aïeux, qui nous obscurcissent de leur splendeur. Tandis que nous invoquons leurs ombres magnanimes nos ennemis foulent leurs tombeaux; et peut-être un jour viendra, où, perdant l'intelligence et la parole, nous serons semblables aux esclaves domestiques des anciens, ou vendus comme de misérables nègres, et où nous verrons nos maîtres, ouvrant les sépultures, exhumer et disperser aux vents les cendres de ces géants pour anéantir jusqu'à leur mémoire.—Oui, nos souvenirs sont un motif d'orgueil, mais non pas une cause de réveil.

C'est ainsi que je m'irrite lorsque je sens grandir dans mon âme le nom italien... Je me retourne, je regarde autour de moi, je ne trouve plus ma patrie, et je me dis:

—Les hommes sans doute sont les artisans de leurs propres malheurs; mais les malheurs dérivent de l'ordre universel, et le genre humain est l'instrument orgueilleux et aveugle du destin...

Nous raisonnons sur les événements de quelques siècles; eh! que sont ces siècles dans l'espace immense des temps? Ils se sont écoulés semblables aux saisons de l'année dont les variations successives nous paraissent toujours plus étonnantes, et ne sont cependant qu'une conséquence nécessaire du grand tout. L'univers se contre-balance, et les nations se dévorent, parce que l'une ne peut s'élever sans les cadavres de l'autre. En jetant du sommet des Alpes les yeux sur ma malheureuse patrie, je pleure, je frémis, et je demande vengeance contre ses envahisseurs... mais ma voix se perd dans les plaintes encore vivantes des peuples trépassés. Lorsque les Romains rapinaient le monde, ils cherchaient au delà des mers et des déserts de nouveaux pays à dévaster, ils enchaînaient les peuples, les princes et les dieux, et, lorsque enfin ils ne savaient plus où ensanglanter leurs épées, ils les tournaient contre leurs propres entrailles. C'est ainsi que les Israélites massacrèrent les paisibles habitants de Canaan, et qu'ensuite les Babyloniens traînèrent en servitude les prêtres, les mères et les enfants du peuple de la Judée; c'est ainsi qu'Alexandre renversa l'empire de Babylone, et qu'après avoir embrasé en passant la plus grande partie de la terre, il se plaignait qu'il n'existât pas un autre univers; c'est ainsi que les Spartiates dévastèrent trois fois Messène, et chassèrent trois fois les Messéniens, qui cependant étaient Grecs comme eux, avaient la même religion qu'eux et descendaient des mêmes ancêtres qu'eux; c'est ainsi que se déchirèrent les anciens Italiens jusqu'au moment où les Romains les assujettirent à leur fortune; et c'est ainsi que Rome, la reine du monde, devint en peu de siècles successivement la proie des Césars, des Nérons, des Constantins, des Vandales et des papes. Le ciel de l'Amérique est encore obscurci par la vapeur des bûchers humains, et le sang d'innombrables peuples qui ne connaissent même pas les Européens, transporté par l'Océan, est venu tacher d'infamie notre rivage; mais ce sang sera vengé un jour, et retombera sur la tête des fils des Européens. Toutes les nations ont leurs âges, tous les peuples sont tyrans aujourd'hui pour préparer leur servitude de demain, et ceux qui payaient auparavant le tribut l'exigeront un jour avec le fer et le feu. Le monde est une forêt peuplée de bêtes féroces: la famine, les déluges, la guerre et la peste sont des conséquences du système de la nature, et de même que la stérilité d'une année prépare l'abondance de l'année suivante! eh! qui sait? les malheurs de la terre concourent peut-être à la félicité d'un autre globe.

Cependant, nous décorons pompeusement du nom de vertu toutes les actions que commandent la sûreté de celui qui gouverne et la crainte de ceux qui obéissent. Les rois prescrivent la justice; mais pourtant ils l'imposeraient mieux si pour monter au trône ils ne l'avaient violée. Le conquérant ambitieux, qui vole des provinces entières, envoie à l'échafaud le malheureux qui, pressé par la faim, a dérobé un morceau de pain. Ainsi, lorsque la force a méprisé tous les droits d'autrui, elle essaye de tromper les autres par les apparences de la justice, afin qu'une autre force ne la détruise pas: voilà le monde, voilà les hommes. De temps en temps, quelques-uns, plus ardents, s'élèvent au-dessus de la multitude. Regardés d'abord comme des fanatiques, quelquefois punis comme des criminels, s'ils échappent à ces dangers, et qu'un bonheur, qu'ils croient fait pour eux, quoiqu'il ne soit réellement que le moteur puissant et universel des choses, les protège, alors, craints et obéis pendant leur vie, ils sont mis au rang des dieux après leur mort. Telle est l'histoire des héros, des conquérants et des fondateurs de nations, qui, portés au faîte des honneurs par leur ambition et la stupidité du vulgaire, croient devoir leur élévation à leur seule valeur, tandis qu'ils ne sont que les roues aveugles d'une horloge... Quand une révolution est mûre sur la terre, il y a nécessairement des hommes qui doivent la commencer, et de leurs corps servir de marchepied au trône de celui qui l'achève. Et parce que la race humaine n'a trouvé ici-bas ni bonheur ni justice, elle a créé des dieux protecteurs de la faiblesse, et se console de ses peines présentes par l'espoir d'une récompense à venir. Mais, dans tous les siècles, les dieux ont revêtu les armes des conquérants, et ils oppriment les peuples avec les passions, les fureurs et les ruses de ceux qui veulent régner.

Sais-tu, Lorenzo, où peut encore exister la véritable vertu? Chez nous, faibles et malheureux proscrits, chez nous qui, après avoir éprouvé toutes les erreurs et tous les maux de la vie, savons les plaindre et les secourir. Oui, la pitié est la seule vertu; toutes les autres sont des vertus usuraires.

Mais, pendant que je regarde d'en haut les folies et les malheurs de l'humanité, ne sens-je point en moi les passions et la faiblesse, les pleurs et les crimes de l'homme? N'ai-je pas une patrie à plaindre? ne me dis-je pas en pleurant:

—Tu as une mère, un ami... Tu aimes... Tu attends une foule de malheureux qui espèrent en toi... Où veux-tu fuir? Sur toute terre, la douleur, la mort, la perfidie des hommes, te poursuivront, et tu tomberas peut-être, et personne n'aura compassion de toi; et cependant, tu sentiras dans ton cœur tout le besoin de la pitié d'un ami... Abandonné de tous, ne demandes-tu pas des secours au Ciel? Le Ciel est sourd; cependant, au milieu de tes maux, tu te tournes involontairement vers lui. Va, prosterne-toi, mais aux autels domestiques!

O nature! il est donc vrai que tu as besoin de nous et que tu nous considères comme ces insectes et ces vermisseaux que nous voyons s'agiter et se reproduire sans savoir dans quel but ils ont été créés; mais, si tu as doué les hommes du fatal amour de la vie, afin qu'ils ne succombent pas sous la somme immense de leurs douleurs, et qu'ils obéissent plus sûrement à tes lois, pourquoi leur donner le présent plus funeste encore de la raison? Nous touchons de la main toutes nos calamités, et nous ignorons les moyens de les guérir.

Pourquoi donc est-ce que je fuis? Dans quelles contrées lointaines vais-je me perdre? Où trouverai-je les hommes différents des hommes? Ne sais-je pas que le malheur et l'indigence m'attendent hors de ma patrie?... Oh! non, je reviendrai vers toi, terre sacrée qui la première as entendu mes vagissements, sur laquelle j'ai reposé tant de fois mes membres fatigués, où j'ai trouvé, au sein de l'obscurité et de la paix, les seuls vrais plaisirs que j'aie jamais ressentis, et à laquelle dans ma douleur j'ai confié mes plaintes et mes larmes. Puisque tout est revêtu pour moi d'un voile de tristesse, puisque je n'ai plus d'autre espoir que la tombe, vous seules, ô mes forêts, entendrez mes derniers gémissements, et vous seules encore de vos ombres amies, couvrirez mon froid cadavre. Les malheureux compagnons de ma disgrâce pourront du moins y venir pleurer; et, s'il est vrai que nos passions nous survivent, mon ombre douloureuse trouvera quelque douceur aux soupirs de cette céleste enfant que je crus née pour moi, mais qu'ont arrachée de mes bras mon mauvais destin et les préjugés des hommes.

Alexandrie, 29 février.

De Nice, au lieu d'entrer en France, j'ai pris la route du Montferrat... Ce soir, je m'arrêterai à Plaisance; jeudi, je t'écrirai de Rimini. Alors, je te dirai adieu, Lorenzo.

Rimini, 5 mars.

Tout m'abandonne à la fois... Je venais avec anxiété pour revoir Bertola[7]; depuis longtemps, je n'avais point reçu de ses nouvelles..... Il est mort!...

Onze heures du soir.

Je le sais, Thérèse est mariée... Tu n'as point voulu me l'apprendre, pour ne pas me porter la vraie blessure. Mais le malade gémit lorsqu'il lutte contre la mort, et non lorsque celle-ci l'a vaincu... Tout est mieux ainsi... Maintenant, je suis tranquille, parfaitement tranquille... Adieu, Lorenzo; la seule chose que je regrette est mon voyage de Rome.

———

D'après les fragments suivants, il paraîtrait que ce fut de ce jour même qu'Ortis s'assura dans la résolution de mourir; plusieurs autres fragments, recueillis dans ses papiers, paraissent contenir les diverses pensées qui le raffermirent encore dans son dessein; je les mettrai sous les yeux du lecteur selon leur date:

———

... Le terme est arrivé: j'ai déjà, depuis longtemps, décidé quels seraient la manière et le lieu... Le jour approche; que peut m'offrir maintenant la vie? Le temps a dévoré mes moments heureux, et je ne la connais que par le sentiment de la douleur. Voilà que l'illusion m'abandonne. Je médite sur le passé, j'interroge l'avenir, je n'y vois que le vide. Les années qui ont suivi mon enfance se sont écoulées lentes, dans les craintes, les désirs, les illusions et l'ennui! et, si je redemande à la nature ma portion de l'héritage commun, je n'y trouve que le souvenir de quelques plaisirs qui ne sont plus, et une immensité de malheurs qui abattent d'autant plus mon courage, qu'ils m'en font craindre de plus grands encore. Si cette vie n'offre qu'une longue continuité de peines, que pouvons-nous espérer? Le néant, ou un autre monde différent de celui-ci... Je suis décidé... Je ne me hais point, je ne hais point les hommes... Je cherche seulement le repos, et la raison, que j'interroge, me répond qu'il n'existe que dans la tombe. Oh! combien de fois, plongé dans mes méditations et abattu par mes malheurs, ne fus-je pas au moment de m'abandonner au désespoir! L'idée de la mort adoucissait seule alors ma tristesse, et je souriais à l'espérance de ne plus exister.

Je suis tranquille..., parfaitement tranquille; mes illusions sont évanouies, mes désirs sont morts, l'espérance et la crainte m'ont laissé l'esprit libre; mon imagination n'est plus, comme autrefois, le jouet de fantômes tantôt gais, tantôt tristes; ma raison ne se laisse plus surprendre par de vains arguments... Tout est calme... Remords du passé, dégoût du présent, crainte de l'avenir, voilà la vie. La mort seule, à qui est confiée le changement sacré des choses, donne le repos et la paix...

———

Il ne m'écrivit point de Ravenne; mais, par ce fragment, je vis qu'il y avait été la même semaine:

———

... Ce n'est point un dessein prémédité, mais réfléchi et nécessaire. Quels orages n'a point éprouvés mon cœur, avant que la mort raisonnât aussi tranquillement avec lui et lui avec elle!

Sur ton urne, ô Dante! en la serrant entre mes bras, je me suis encore affermi dans mon dessein. M'as-tu vu?—Est-ce toi, père, qui m'as inspiré tant de force de raison et de cœur, tandis qu'agenouillé et le front appuyé à tes marbres, je méditais et ton âme élevée, et ton amour, et ton ingrate patrie, et l'exil et l'indigence, et ton esprit divin? Si bien que je me suis éloigné de ton ombre plus libre et plus tranquille...

———

Le 13 mars, au point du jour, Ortis revint aux collines Euganéennes, et, après s'être jeté tout habillé sur son lit, expédia Michel à Venise. J'étais auprès de sa mère lorsque le messager arriva; elle l'aperçut avant moi et s'écria, avec l'accent de la crainte:

—Et mon fils?

La lettre d'Alexandrie n'était point encore arrivée, et Ortis avait fait une telle diligence, qu'il avait prévenu celle de Rimini; nous le croyions déjà en France, et voilà pourquoi l'arrivée subite et inattendue de son domestique fut le pressentiment de terribles nouvelles.

—Mon maître, nous dit-il, est à la campagne et n'a pu vous écrire, parce que, ayant voyagé toute la nuit, il dormait au moment où je montais à cheval. Je viens vous avertir que nous repartirons bientôt, je crois lui avoir entendu dire pour Rome..., oui, si je me le rappelle bien, pour Rome, puis pour Ancône, où nous devons nous embarquer. Du reste, mon maître se porte bien, et, depuis une semaine surtout, paraît beaucoup plus calme; il m'envoie vous avertir qu'il arrivera demain ou après-demain.

Michel paraissait content; mais son récit sans suite accrut encore nos soupçons, qui ne cessèrent que lorsque Ortis nous écrivit qu'étant sur le point de partir pour les îles qui appartenaient autrefois à Venise, il voulait, avant de s'éloigner peut-être pour toujours, nous embrasser encore et recevoir la bénédiction de sa mère. Ce billet s'est égaré.

Cependant, le jour de son arrivée, il se réveilla sur les quatre heures, et alla se promener du côté de l'église. Il revint bientôt et s'habilla pour se rendre chez M. T***; un domestique lui dit que, depuis six jours, ils étaient tous à Padoue, et qu'on les attendait d'un moment à l'autre. Il était presque nuit lorsqu'en revenant chez lui, il rencontra Thérèse, qui tenait par la main la petite Isabelle, et, derrière les jeunes filles, M. T*** et Odouard. Ortis frémit en les apercevant, et s'approcha d'elles avec un tremblement convulsif; à peine Thérèse l'eut-elle reconnu, qu'elle s'écria:

—Dieu éternel!

Et, se rejetant en arrière, elle s'appuya sur son père.

Pendant ce temps, Ortis les joignit. M. T*** lui serra à peine la main, et Odouard le salua froidement. Isabelle seule courut à lui, se jeta à son cou et le couvrit de baisers, l'appelant son cher Ortis; il la prit dans ses bras et les accompagna en causant à voix basse avec la petite fille. Personne autre n'ouvrit la bouche. Odouard seul lui parla pour lui demander s'il partait bientôt pour Venise.

—Dans peu de jours, répondit-il.

Au même instant, ils arrivèrent à la porte, et il prit congé d'eux.

Michel, qui n'avait point voulu s'arrêter à Venise afin de ne pas laisser son maître seul, revint à une heure du matin, et le trouva assis devant son secrétaire, occupé à mettre de l'ordre dans ses papiers; il en brûla beaucoup et en jeta d'autres sous sa table. Le jeune homme, fatigué, se coucha en recommandant au jardinier de ne point s'éloigner, attendu que, son maître n'ayant point encore dîné, il pourrait avoir besoin de lui. Le jardinier lui apporta quelque nourriture, qu'il prit sans cesser cependant l'examen de ses papiers; il ne l'acheva point, et, se levant bientôt, il se promena longtemps dans sa chambre, se mit à lire; puis, ouvrant sa fenêtre, il s'y appuya quelques instants. Il paraît qu'aussitôt après il écrivit les fragments suivants, en différentes pages, mais sur le même feuillet:

———

... Allons, courage!—Tiens, vois ce brasier ardent... mets-y la main, laisse-l'y brûler... Prends garde, un gémissement t'avilirait... Eh! pourquoi affecterais-je un héroïsme qui ne peut être d'aucune utilité?

La nuit est obscure et avancée, pourquoi veillai-je donc immobile sur ces livres?—que m'ont-ils appris?... A affecter la sagesse tant que les passions n'ont point maîtrisé mon âme... Les préceptes sont, comme la médecine, inutiles lorsque le mal surpasse les forces de la nature... Quelques sages se vantent d'avoir vaincu les passions qu'ils n'ont jamais eu la peine de combattre, ne les ayant jamais ressenties...

Aimable étoile du matin, tu brilles à l'orient! et tu envoies à mes yeux ton rayon, le dernier... Qui l'eût dit, il y a six mois, lorsque, rayonnante au milieu des autres planètes, tu égayais la tristesse de la nuit et que nous t'adressions nos saluts et nos vœux!

Enfin l'aurore paraît... Peut-être, en ce moment, Thérèse pense-t-elle à moi... Pensée consolatrice; oh! combien la certitude d'être aimé n'adoucit-elle point quelque douleur que ce soit.

Éloigne-toi, délire funeste! voudrais-tu essayer de me séduire encore?... Éloigne-toi, il n'est plus temps... et je me suis désillusionné moi-même, un seul parti me reste...

———

Pendant la journée, Ortis fit demander une Bible à Odouard; celui-ci n'en avait point; il envoya alors chez le curé, et, lorsqu'on la lui eut remise, il s'enferma. Un peu après midi, il sortit pour faire partir la lettre suivante et revint se renfermer encore:

———

14 mars.

Lorenzo, j'ai un secret qui, depuis un mois, me pèse sur le cœur... Mais l'heure du départ va sonner pour moi... et il est temps que je le dépose dans le tien.

Ton ami a continuellement un cadavre devant les yeux... J'ai fait ce que je devais... Cette famille est depuis ce jour moins pauvre, mais je n'ai pu faire revivre leur père.

Il y a dix mois à peu près que, dans un de ces moments de douleur forcenée, je m'éloignai à cheval jusqu'à la distance de dix milles. La nuit approchait, le temps était noir et promettait une tempête, mon cheval dévorait le chemin; cependant, mes éperons l'ensanglantaient encore, et je lui laissais flotter la bride sur le cou, en souhaitant intérieurement qu'il m'abimât avec lui dans les précipices qui nous entouraient.—En entrant dans une route étroite, sombre et bordée d'arbres, je crus distinguer quelqu'un; je repris la bride; mon cheval s'en irrita davantage et s'emporta plus vite encore.

—Rangez-vous à gauche! m'écriai-je, rangez-vous à gauche!

Le malheureux y courut; mais, entendant à chaque instant se rapprocher les pas de mon cheval, il voulut essayer de passer à droite, espérant y trouver le sentier moins étroit... Dans ce moment, mon cheval l'atteignit, le renversa, et, de ses pieds de devant lui fracassant la tête, s'abattit et me jeta à dix pas de là...

Pourquoi restai-je vivant et sans blessures?... Je courus aussitôt où j'entendais des gémissements, et je trouvai ce malheureux baigné dans une mare de sang... Je voulus le relever, il avait perdu le sentiment et la voix. Quelques minutes après, il expira!... Je revins chez moi... Cette nuit fut fatale à toute la nature; la grêle ruina les moissons, la foudre brûla plusieurs arbres et fracassa une petite chapelle qui renfermait un crucifix. Je repartis bientôt et je passai la nuit errant dans ces montagnes, l'âme et les habits ensanglantés, espérant qu'au milieu de la destruction générale, je trouverais le châtiment de mon crime... Quelle nuit, Lorenzo! crois-tu que ce terrible spectre me pardonne jamais?

Le lendemain,—et cette aventure fit beaucoup de bruit,—on trouva le corps de cet infortuné un demi-mille environ plus loin, presque recouvert par un monceau de pierres qu'avait arrêtées en cet endroit un châtaignier déraciné, et qui y avaient été amenées avec lui par les torrents de pluie qui étaient tombés le matin; il avait la tête et les membres brisés; cependant, il fut reconnu par sa femme, qui le cherchait en pleurant... On n'accusa personne; mais quel mal m'ont fait les bénédictions que croyait me donner cette veuve, parce que je plaçai sa fille auprès du régisseur G..., et que j'assurai une bourse à son fils, qui voulait se faire prêtre. Hier encore, elle vint me remercier de nouveau en me disant que je l'avais sauvée, elle et ses enfants, de la misère qui pesait sur eux depuis longtemps... Ah! sans doute il y a bien des malheureux comme eux; mais, du moins, il leur reste un père, un époux qui les console par son amour et qu'ils ne changeraient pas pour toutes les richesses de la terre.—Tandis qu'eux!...

C'est donc ainsi que les hommes sont destinés à se détruire mutuellement!

Les villageois, depuis ce jour, s'écartent de ce fatal sentier, et les laboureurs, au retour des travaux, préfèrent, pour ne point y passer, traverser la prairie... On dit que, la nuit, on y entend des plaintes; que l'oiseau de mauvais augure, s'arrêtant sur les arbres qui l'entourent, hurle trois fois à minuit, et que, l'autre soir, on y a vu un fantôme... Je n'ai pas le courage de les détromper ni de rire de tels prestiges... Mais je révélerai tout à ma mort... Le voyage est terrible et mon salut incertain; je ne veux pas partir avec ce remords... Que cette veuve et ces deux enfants soient sacrés dans ma maison... Adieu.

———

Quelques jours après, on trouva entre les feuillets de la Bible une traduction pleine de ratures et presque illisible de quelques versets du livre de Job, du second chapitre de l'Ecclésiaste, et de tout un cantique d'Ézéchiel.

Sur les quatre heures de l'après-midi, Ortis alla chez T***. On avait déjà fini de dîner, et Thérèse était descendue au jardin: son père le reçut avec affabilité; Odouard alla s'asseoir près du balcon, et se mit à lire; quelque temps après, il posa le livre qu'il tenait, en ouvrit un autre, et sortit en lisant. Alors, Ortis prit le premier livre qu'avait laissé Odouard: c'était le quatrième volume des tragédies d'Alfieri; il retourna quelques feuillets, puis tout à coup lut d'une voix forte les vers suivants:

Qui m'ose ici parler, et d'air pur et tranquille?...
Quels ténèbres, grands dieux! environnent mes pas!...
C'est la nuit du tombeau, c'est l'ombre du trépas!
Voyez-vous du soleil s'obscurcir la lumière?
Un nuage sanglant le dérobe à la terre;
Entendez-vous les cris des sinistres oiseaux
Se mêler aux accents des esprits infernaux?
Tout vient frapper mes sens d'un funeste présage,
Des larmes, malgré moi, coulent sur mon visage...
Mais quoi! mais vous aussi, vous répandez des pleurs!

Le père de Thérèse le regarda en murmurant ces mots:

—O mon fils!

Ortis continua à lire bas, ouvrit le même volume au hasard; puis, le posant bientôt, s'écria:

Vous n'avez point encore éprouvé mon courage,
Vous ne connaissez pas ce que peut ma fureur...
Elle doit égaler mes maux et ma douleur.

Odouard, qui rentrait en ce moment, entendit ces vers, et, étonné de l'accent avec lequel ils avaient été prononcés, s'arrêta tout pensif sur le seuil de la porte. M. T*** me disait, depuis, qu'à ce moment il avait cru lire la mort sur le visage de notre malheureux ami, et que, pendant le reste de la journée, ses moindres paroles lui avaient inspiré la pitié et un sentiment de respect religieux. Bientôt la conversation tomba sur son voyage; Odouard lui demanda s'il devait être bien long.

—Oh! oui, répondit Ortis avec un sourire amer; si long, que je suis certain que nous ne nous reverrons jamais.

—Nous ne nous reverrons plus! dit M. T*** d'une voix triste.

Alors, Ortis, pour le rassurer, le regarda d'un visage riant et tranquille; il lui cita en souriant ce passage de Pétrarque:

.........Je ne sais, mais je crois
Que vous devez rester bien longtemps après moi.

Il revint sur le soir chez lui, se renferma, et resta dans sa chambre jusqu'au lendemain, assez tard.—Voici quelques fragments que je crois de cette nuit, quoique je ne puisse dire à quelle heure ils ont été écrits:

———

... Bassesse!... et toi, qui m'accuses de bassesse, n'es-tu pas un de ces mortels apathiques qui regardent leurs chaînes sans oser pleurer sur elles, et qui baisent en rampant la main qui les fouette? Qu'est l'homme?... La force n'a-t-elle pas toujours été la dominatrice de l'univers, parce que tout, dans l'univers, est faiblesse et lâcheté?

Tu m'accuses de bassesse!... et tu vends ta conscience et ton bonheur.

Viens me voir luttant contre la mort et baigné dans mon sang; tu trembles!—Qui de nous deux est lâche? Arrache ce poignard de mon cœur, et dis, en le plongeant dans le tien: «Dois-je vivre éternellement malheureux?» Dernière douleur, forte, courte et généreuse... Qui sait si le destin ne te prépare pas une mort plus douloureuse et plus infâme! Avoue donc maintenant que, lorsque tu tiens la pointe de cette arme sur ta poitrine, tu te crois capable des plus grandes entreprises, et tu te sens le maître de tes tyrans...

Minuit.

Je contemple la campagne... La nuit est sereine et tranquille, et la lune se lève derrière la montagne. O lune! lune amie! peut-être, en ce moment, laisses-tu tomber sur le visage de Thérèse un de ces rayons sympathiques semblable à celui que tu répands dans mon âme. J'ai toujours salué tes premiers feux lorsque tu venais consoler la muette solitude de la terre. Souvent, en sortant de la demeure de Thérèse, je te confiai mes espérances, et tu vis mon délire... Que de fois mes yeux, mouillés de larmes, t'ont suivie au sein des nuages qui te cachaient! que de fois ils t'ont cherchée pendant les nuits veuves de ta clarté!... Tu reparaîtras, tu reparaîtras toujours plus belle... Mais le corps de ton ami, solitaire et mutilé, tombera bientôt pour ne se relever jamais... Exauce, je t'en supplie, ma dernière prière; lorsque Thérèse me cherchera parmi les pins et les cyprès de la colline, jette un dernier rayon sur la pierre qui recouvrira mon tombeau.

Belle aube! il y a longtemps que je n'avais dormi d'un sommeil aussi tranquille, et qu'en m'éveillant je ne t'avais vue aussi sereine... Mais, alors, mes yeux étaient plongés dans les larmes, mes sentiments dans l'obscurité, et mon âme dans la douleur.

Tu brilles, tu brilles, ô nature! et tu consoles les chagrins mortels... Hélas! tu ne brilleras plus pour moi. Je t'ai admirée dans ta splendeur; je me suis nourri de ta joie, parce qu'alors tu me paraissais belle et bienfaisante, et qu'avec une voix divine tu me disais: «Vis!» Mais, depuis, dans mon désespoir, je t'ai revue les mains ensanglantées!... les fleurs de ta couronne se sont changées pour moi en plantes vénéneuses... tes fruits m'ont semblé amers... et tu m'as apparu dévoratrice de tes enfants, que tu trompais par tes promesses et ta beauté, pour les mieux conduire ensuite vers l'infortune et la douleur.

Serai-je ingrat envers toi? Vivrai-je pour te voir chaque jour plus terrible et te blasphémer encore? Non... non, en renonçant à la lumière, je ne fais que prévenir tes lois... Je ne t'abandonne pas, et tu ne me quittes point. Maintenant, je te regarde et je soupire, mais seulement au souvenir de mon bonheur passé, à la certitude de ne plus te craindre, et parce que je suis au moment de te perdre pour toujours.

Je ne crois pas être rebelle à tes lois en fuyant la vie. L'existence et la mort sont deux de tes lois: un seul chemin conduit à la vie, mille à la mort... Je ne puis t'accuser de mes maux, il est vrai; mais j'en accuse mes passions, qui ont les mêmes effets et la même source, parce qu'elles dérivent de toi, et qu'elles n'auraient pu m'abattre, si tu ne leur en avais donné la force... Tu n'as point fixé la durée de l'âge des hommes; tous doivent naître, vivre et mourir, voilà tes lois; que t'importe le temps et la manière!...

Ma mort ne te dérobera rien de ce que tu m'as donné... Mon corps, cette infiniment petite partie du grand tout, se réunira toujours à toi sous une autre forme... Mon âme, ou mourra avec moi... et se modifiera alors dans la masse immense des choses... ou sera immortelle, et son essence divine restera intacte... Ma raison ne se laisse plus séduire par des sophismes; n'entends-je pas la voix sacrée de la nature, qui me dit: «Je t'ai créé afin que, par ton bonheur, tu concourusses au bonheur universel, et, pour y parvenir plus sûrement, je t'ai donné l'amour de la vie et l'horreur de la mort; mais, si la somme des peines surpasse en toi celle de la félicité, si les chemins que je t'ai ouverts pour finir tes maux ne doivent, au contraire, te conduire qu'à de nouvelles douleurs, qui t'oblige alors à la reconnaissance, puisque la vie, que je t'aurai donnée comme un bienfait, se sera pour toi convertie en douleurs?

Insensé! Quelle présomption!... je me crois nécessaire... Mes années sont un atome imperceptible dans l'espace incirconscrit des temps... Les fleuves de l'Italie roulent au milieu de leurs flots ensanglantés et fumants des milliers de cadavres sacrifiés à mille perches de terrain et à un demi-siècle de renommée, que deux conquérants se disputent au prix de l'existence des peuples... et je craindrais de consacrer à moi seul le peu de jours qui me restent, et qui peut-être bientôt me seront arrachés par les persécutions des hommes ou souillés par le crime!...


J'ai cherché avec un soin religieux tout ce qu'avait écrit mon ami dans les derniers temps de sa vie, et je dirai avec la même exactitude tout ce que j'ai pu savoir de ses actions. Cependant, je ne puis faire connaître au lecteur que ce qui a été vu par moi ou par des personnes auxquelles je pouvais ajouter foi; c'est pourquoi je ne sais ce qu'il devint pendant les journées des 16, 17 et 18 mars. Il alla plusieurs fois chez M. T***, mais sans s'y arrêter jamais. Il sortait tous les jours avant le soleil, rentrait tard, soupait sans dire un mot, et Michel m'assura qu'il dormait d'un sommeil assez tranquille.

La lettre suivante n'a point de date, mais fut écrite dans la journée du 19:

———

Tout me délaisse, tout me fuit; Thérèse elle-même m'abandonne, et Odouard ne la quitte pas un seul instant. Que je la voie une fois encore, et je pars... Je l'aurais même déjà fait si j'avais pu baigner une dernière fois sa main de mes larmes. Quelle tristesse règne dans cette malheureuse famille!... Quand je monte, je crains de rencontrer Odouard. Lorsqu'il me parle, il ne me nomme jamais Thérèse... Pourquoi n'est-il pas toujours aussi discret? pourquoi ne cesse-t-il de me demander quand et comment je partirai?... Tout à l'heure encore, il me répétait cette question... Je me suis éloigné tout à coup de lui, et je l'ai fui en frémissant: je l'avais vu sourire...

Je suis donc obligé de revenir à cette affreuse vérité, dont l'idée seule me faisait frissonner autrefois, et que depuis je me suis habitué à méditer et à entendre avec tranquillité: «Tous les hommes sont ennemis.» Ah! si tu pouvais faire le procès des cœurs de ceux qui passent devant toi, tu les verrais continuellement occupés à faire autour d'eux le moulinet avec une épée pour éloigner les autres de leurs biens... et pour s'emparer du bien des autres.

P.-S.—Je reviens de chez cette vieille femme de laquelle je t'ai déjà parlé dans une de mes lettres. La malheureuse vit encore, mais seule, mais oubliée quelquefois pendant des journées entières par ceux qui se lassent de la secourir; la malheureuse vit encore; mais, depuis plusieurs mois, ses facultés luttent continuellement contre les horreurs et l'agonie de la mort.

———

Les fragments suivants sont peut-être écrits dans la même nuit, et semblent les derniers:

———

Arrachons le masque au fantôme qui voudrait nous effrayer... N'ai-je pas vu des enfants frémir et se cacher à l'aspect inattendu de leur nourrice?... O mort! je te regarde... et je t'interroge... Ce ne sont point les choses, ce sont les apparences qui nous épouvantent... Une infinité d'hommes, qui n'oseraient t'appeler, t'affrontent cependant avec courage... Tu es un élément nécessaire de la nature, tu ne m'inspires plus d'horreur... et je ne vois en toi que le repos du soir... que le sommeil qui suit les travaux...

Voyez cette roche stérile et escarpée, qui intercepte à la vallée qu'elle domine les rayons fécondateurs du soleil... elle est comme moi... Si la nature me créa pour concourir à la félicité d'autrui, loin de remplir son but, je le trouble... Si je dois d'un autre côté épuiser la part de calamités réservée à tout homme, j'ai, en vingt-quatre ans, vidé une coupe d'infortunes qui aurait pu suffire à la vie la plus longue... Et l'espérance! suis-je assez certain de l'avenir pour lui confier mes jours?... L'espérance! eh! n'est-ce pas elle qui, en caressant nos passions, éternise les malheurs des hommes!

Le temps s'envole, et avec lui j'ai perdu dans la douleur cette partie de mon existence, que deux mois auparavant, mon imagination me représentait parée des couleurs les plus riantes... Cette plaie invétérée est maintenant devenue de mon essence: je la sens dans mon cœur, dans ma tête, dans tout moi, et le sang en découle goutte à goutte, comme si elle venait de se rouvrir de nouveau... Oh! assez, assez, Thérèse! Ne te semble-t-il pas voir en moi un malheureux que le destin entraîne à pas lents vers la tombe, au milieu des tourments et du désespoir, et qui n'a point le courage de prévenir par un seul coup son misérable destin?

J'essaye la pointe de ce poignard: je le serre, je le regarde... et je souris.—Là, là, dans ce cœur qui palpite, je l'enfoncerai tout entier... Ce fer est toujours devant mes yeux. Qui ose t'aimer? qui ose t'enlever à moi?—Fuis-moi donc, et qu'Odouard surtout ne m'approche point!

A chaque instant, et par un mouvement d'effroi involontaire, je frotte mes mains pour en effacer la tache de l'homicide, et je les flaire comme si elles étaient rouges et fumantes encore... Il est temps que je me sauve du danger de vivre un jour de plus... un seul jour—un seul moment... Malheureux, tu n'as déjà que trop vécu!

26 mars au soir.

Lorenzo, ce dernier coup m'a presque ravi ma fermeté... Néanmoins, ce qui est décidé est décidé... Dieu, qui voit au plus profond de mon cœur, peut seul voir que c'est aujourd'hui plus qu'un sacrifice de sang...

Thérèse était avec sa sœur, et, en m'apercevant, avait essayé de me fuir. Bientôt elle s'arrêta, et Isabelle, tout affligée, s'assit sur ses genoux...

—Thérèse, lui dis-je en m'approchant d'elle et en lui prenant la main.

Elle me regarda, et Isabelle, se jetant à son cou, lui dit tout bas:

—Ortis ne m'aime plus...

Je l'entendis.

—Oh! si, je t'aime, lui répondis-je en me baissant vers elle et en l'embrassant. Je t'aime bien tendrement; mais je ne crois plus te revoir...

O mon frère! Thérèse me regardait épouvantée, en pleurant, serrait Isabelle contre son sein, et tenait ses yeux fixés sur moi.

—Tu vas nous quitter, me dit-elle; mais cette enfant sera la compagne de mes jours et la consolation de mes douleurs; je lui parlerai de son ami, de mon ami, et elle apprendra de moi à te pleurer et à te bénir...

Et, à ces dernières paroles, son âme me paraissait raffermie par quelque espérance; des ruisseaux de larmes s'échappaient de ses yeux, et je t'écris, les mains chaudes encore de ses pleurs.

—Adieu, continua-t-elle, mais non éternellement, non! Adieu, mais non pas pour toujours, n'est-ce pas? non pas pour toujours. Le moment de tenir ma promesse est arrivé, et je l'accomplis: prends ce portrait encore mouillé de mes larmes et de celles de ma mère; éloigne-toi, et n'oublie jamais l'infortunée Thérèse...

Et ses mains l'attachaient à mon cou et le cachaient sur mon cœur...

Je lui pris le bras, je l'attirai vers moi... Ses soupirs rafraîchissaient mes lèvres enflammées, et déjà ma bouche... Tout à coup, une pâleur mortelle se répandit sur son visage, sa main devint froide et tremblante...

—Aie pitié de moi! me dit-elle d'une voix entrecoupée.

Et elle se laissa tomber sur un sofa en pressant sur son cœur la petite Isabelle, qui pleurait avec nous. Dans ce moment, son père rentra, et peut-être que notre état affreux éveilla ses remords.

———

Ortis revint ce soir-là tellement consterné, que Michel soupçonna qu'il lui était arrivé quelque aventure fâcheuse. Il reprit l'examen de ses papiers, qu'il faisait brûler sans les lire. Quelque temps avant la Révolution, il avait écrit, dans un style mâle et antique, des commentaires sur le gouvernement vénitien, avec cette épigraphe empruntée à Lucain: Jusque datum sceleri. Un soir de l'année précédente, il avait lu à Thérèse l'Histoire de Laurette, et elle me dit que les fragments qu'il m'avait envoyés dans la lettre du 29 avril n'étaient pas le commencement de cette histoire, mais des pensées éparses dans tout l'ouvrage qu'il avait achevé depuis. Il le brûla alors avec beaucoup d'autres de ses papiers. Ortis lisait très-peu de livres, pensait beaucoup, et, se rejetant quelquefois tout à coup du fracas du monde dans le calme de la solitude, ressentait vivement alors le besoin d'écrire. Il ne me reste de lui qu'un Plutarque rempli de notes, différents cahiers où sont quelques discours, et, entre autres, un assez long sur la mort de Nicias, et un Tacite, dont il avait traduit beaucoup de fragments, parmi lesquels se trouvaient en entier le deuxième livre des Annales, ainsi qu'une grande partie du second de l'Histoire, recopiés dans les marges, en très-petits caractères, et dont la traduction était faite avec le plus grand soin. Ceux que je rapporte ici ont été trouvés parmi les papiers qu'il avait jetés sous sa table.

Quant au passage suivant, je ne sais s'il est de lui ou de quelque autre quant aux idées; pour le style, il est tout à lui: il avait été écrit sur la couverture du livre des Maximes de Marc-Aurèle, sous la date du 3 mars 1794, puis recopié par lui sur la marge du Tacite, sous la date du 1er janvier 1797, et près de celle-ci la date du 20 mars 1799, cinq jours avant qu'il mourût. Le voici:

«Je ne sais ni pourquoi ni comment je suis venu au monde, ni ce qu'est le monde, ni ce que je suis moi-même; et, si je cours pour le savoir, je reviens confus d'une ignorance toujours plus effrayante.—Je ne sais ce qu'est mon corps, ce que sont mes sens, ce qu'est mon âme.—Je ne sais quelle partie de moi pense ce que j'écris, et médite sur tout et sur moi-même sans pouvoir se connaître jamais.—Enfin je tente de mesurer avec la pensée les immenses étendues de l'univers qui m'environne. Je me trouve comme attaché à l'angle d'un espace incompréhensible, sans savoir pourquoi je suis attaché là plutôt qu'ailleurs; et pourquoi ce court moment de mon existence appartient-il plutôt à cette heure de l'éternité qu'à celle qui l'a précédée ou qui doit la suivre?—Enfin je ne vois de tout côté que l'infini, qui m'absorbe comme un atome.»

A onze heures, il renvoya Michel et le jardinier. Il paraît probable qu'il veilla toute la nuit et écrivit la lettre précédente; car, au point du jour, il alla tout habillé réveiller le jeune homme, en lui ordonnant de chercher un messager pour Venise. Bientôt il se jeta sur son lit, mais y resta peu de temps, puisque, sur les huit heures du matin, il fut rencontré par un villageois sur le chemin d'Arqua.

A midi, Michel entra pour l'avertir que le messager était prêt, et il le trouva assis, immobile, et enseveli dans les réflexions les plus profondes. Au bruit qu'il fit en entrant, son maître se leva, s'approcha de la table, et écrivit sans s'asseoir, au-dessous de la même lettre, et en caractères à peine lisibles:

«Mes lèvres sont brûlantes, ma poitrine est oppressée... J'éprouve une amertume... un serrement... Je puis à peine respirer... Je ne sais quelle main s'appesantit sur mon cœur.

»Que puis-je te dire, Lorenzo? je suis homme.

»O mon Dieu! mon Dieu! accorde-moi le secours des larmes.»

Il cacheta cette lettre, qu'il envoya sans adresse; regarda longtemps le ciel, s'assit, croisa les bras sur son secrétaire, et y posa le front. Plusieurs fois, son domestique lui demanda s'il avait besoin d'autre chose; mais, sans se déranger, il lui fit signe que non, et, le même jour, il commença la lettre suivante pour Thérèse:

———

Mercredi, cinq heures.

Résigne-toi aux volontés du ciel, et cherche ton bonheur dans la paix domestique et dans la concorde, avec l'époux que t'a choisi le destin. Tu as un père infortuné et généreux; tu dois le réunir à ta mère, qui, solitaire et affligée, attend de toi la fin de ses maux... Tu dois ta vie à ta réputation; moi seul, en mourant, trouverai le repos et l'assurerai à ta famille.—Mais toi, pauvre infortunée!...

Oh! que de lettres j'ai commencées pour toi sans pouvoir les finir... Grand Dieu! tu ne m'abandonnes pas dans mes derniers moments, et cette constance est le plus grand de tes bienfaits... Oui, Thérèse, je mourrai, lorsque j'aurai reçu la bénédiction de ma mère et les derniers embrassements de mon ami... C'est lui qui remettra à ton père les lettres que tu m'as écrites; tu lui donneras aussi les miennes, elles lui prouveront ta vertu et la pureté de notre amour. Non, mon amie, non, tu n'es point la cause de ma mort. Toutes mes espérances trompées... les infortunes des personnes les plus chères à mon cœur... les crimes des hommes, la certitude de notre perpétuel esclavage, l'opprobre de ma patrie vendue,—tout cela était écrit depuis longtemps; et toi, cœur d'ange, tu pouvais adoucir mon sort; mais le désarmer... jamais... J'ai vu un instant en toi un dédommagement des maux de cette vie, j'ai osé espérer... Bientôt, entraînée par une force irrésistible, tu m'as aimé,—tu m'as aimé et tu m'aimes... et aujourd'hui je te perds!... voilà que j'appelle la mort à mon aide... Prie ton père de se souvenir quelquefois de moi, non pour s'affliger, mais afin qu'en sa compassion il adoucisse ta douleur, et qu'il se rappelle toujours qu'il lui reste une seconde fille.

Mais, toi, Thérèse, toi, ma seule amie, aurais-tu le courage de m'oublier? Relis toujours ces dernières paroles, que je t'écris pour ainsi dire avec le sang de mon cœur. Mon souvenir te préservera peut-être des malheurs du vice; ta beauté, ta jeunesse, la splendeur de ta fortune, t'exposeront à chaque instant à souiller cette innocence à laquelle tu as sacrifié ta première et ta plus chère passion,—cette innocence qui, dans tous les temps, adoucit tes infortunes. Toutes les séductions du monde t'environneront pour te perdre, pour te ravir ta propre estime, et te confondre dans la foule de ces femmes qui, dépouillant toute pudeur, trafiquent de l'amour et de l'amitié, et traînent comme en triomphe les victimes de leur perfidie... Mais non, Thérèse, la vertu brille sur ton visage... et tu sais, ô mon amie, que je t'ai toujours adorée et respectée comme une chose sainte, ô divine image de mon amie, précieux et dernier don de l'amour. Oh! je puise dans ta vue une nouvelle force, et tu me racontes l'histoire de notre bonheur... Lorsque je te vis pour la première fois, tu faisais ce portrait, Thérèse; ces jours, les plus beaux de ma vie, se représentent à mon esprit et repassent un à un devant ma mémoire... Tu l'as sanctifié en l'attachant, baigné de tes pleurs, sur mon sein, et, ainsi attaché, il descendra avec moi dans la tombe... Te rappelles-tu les larmes avec lesquelles je l'ai reçu? J'en verse encore, et elles soulagent mon cœur oppressé... Oui, Thérèse, si notre âme nous survit après le moment suprême, je te la garderai à toi seule, et mon amour vivra éternel comme elle! Daigne écouter seulement ma dernière, mon unique, ma plus sainte prière, je t'en conjure au nom de notre amour, par les larmes que nous avons répandues, par ta religion pour ceux qui t'ont mise au monde, et à qui tu te sacrifies, victime volontaire... Ne laisse pas sans consolation ma pauvre mère, qui peut-être viendra pleurer avec toi dans cette solitude, et y chercher un asile contre les tempêtes de la vie... Toi seule es digne de la consoler et de la plaindre. Qui lui restera si tu l'abandonnes? et, dans sa douleur, ses peines de vieillesse, rappelle-toi toujours qu'elle m'a donné la vie.

———

A minuit et demi, Ortis partit par la poste des collines Euganéennes, et arriva sur les bords de la mer à huit heures du matin; il prit alors une gondole qui le conduisit jusqu'à Venise.

En arrivant chez lui, je le trouvai endormi sur un sofa; lorsqu'il fut réveillé, il me chargea de plusieurs affaires, qu'il me pria d'expédier le plus tôt possible, ainsi que de payer à un libraire quelque argent qu'il lui devait depuis longtemps.

—Je ne puis, me dit-il, m'arrêter ici que pendant la journée.

Quoique je ne l'eusse point vu depuis deux ans, il ne me parut pas d'abord aussi changé que je m'y attendais; mais bientôt je m'aperçus qu'il marchait avec peine, et que sa voix, autrefois mâle et élevée, paraissait maintenant oppressée et faible. Il s'efforçait cependant de parler et de répondre à sa mère, qui l'interrogeait sur son voyage, et souvent un sourire mélancolique, qui n'appartenait qu'à lui, venait errer sur ses lèvres; mais je remarquai qu'il avait un air réservé que jamais je ne lui avais vu jusqu'alors. Comme je lui disais que quelques-uns de ses amis avaient l'intention de venir le voir, il me répondit qu'il ne voulait être dérangé par personne et, alla lui-même ordonner à la porte de dire qu'il n'était point arrivé.

J'avais envie, continua-t-il en rentrant, de t'épargner, ainsi qu'à ma mère, la douleur des derniers adieux, mais j'avais besoin de vous revoir, et, crois-moi, cette épreuve est la plus forte à laquelle le sort ait encore soumis mon courage.

Quelques heures avant la nuit, il se leva comme s'il voulait partir, mais sans avoir la force de nous adresser un seul mot. Sa mère alors s'approcha de lui.

—Mon cher enfant, lui dit-elle, c'est donc résolu?

—Oui, répondit-il en retenant à peine ses pleurs et en la serrant dans ses bras.

—Qui sait si je te reverrai? reprit-elle. Je suis malade et âgée.

—Console-toi, ma mère; oui, nous nous reverrons... et pour ne plus nous quitter jamais. Mais, maintenant, demande à Lorenzo si je puis rester plus longtemps ici...

Elle se tourna vers moi, ses yeux m'interrogeaient avec inquiétude.

—Ce n'est que trop vrai, lui dis-je.

Et je lui rappelai les persécutions que la guerre rendait de jour en jour plus terribles, le péril que je courais moi-même depuis que mes lettres avaient été interceptées (et mes soupçons n'étaient que trop fondés, puisque, deux mois après, je fus forcé de m'expatrier).

Alors, elle s'écria:

—Vis, mon fils, vis, quoique loin de moi. Depuis la mort de ton père, je n'ai point goûté un seul instant de bonheur; j'espérais du moins passer auprès de toi ma vieillesse... Mais la volonté de Dieu soit faite!... éloigne-toi. J'aime mieux pleurer ton absence que ta prison ou ta mort...

Ses sanglots l'interrompirent.

Ortis lui serra la main, la regarda quelque temps avec tendresse, comme s'il voulait lui confier un secret; mais bientôt il se remit, et, se jetant à ses genoux, lui demanda sa bénédiction. Alors, elle leva les mains au ciel; puis, les abaissant sur sa tête:

—Je te bénis, lui dit-elle, ô mon fils! je te bénis, et que le Tout-Puissant te bénisse de même!

Ils s'approchèrent alors de l'escalier, s'embrassèrent encore, et cette mère infortunée appuya longtemps sa tête sur le sein de son fils.

Ils descendirent ainsi dans les bras l'un de l'autre. Je les suivis. Ortis posa encore une fois ses lèvres sur la main de sa mère, qui le bénit de nouveau. En se relevant, il se rejeta dans ses bras; je le pressai longtemps dans les miens; il me promit de m'écrire, et me quitta en me disant:

—Lorenzo, souviens-toi toujours de notre ancienne amitié.

Se retournant ensuite vers sa mère, il la regarda sans pouvoir lui parler, s'éloigna, après quelques pas, se retourna encore, et nous jeta un regard triste et douloureux, comme pour nous dire que nous le voyions pour la dernière fois.

Sa mère s'arrêta sur le seuil de la porte, espérant qu'il reviendrait l'embrasser encore; mais bientôt, tournant ses yeux mouillés de larmes vers la place où nous avions reçu ses adieux, elle s'appuya sur mon bras et rentra en me disant:

—Lorenzo, si j'en crois mon cœur, nous ne devons plus le revoir.

Un vieux prêtre, qui, chaque jour, venait chez Ortis et qui, autrefois, avait été son maître de grec, nous dit, le même soir, qu'en nous quittant, notre ami avait dirigé ses pas vers l'église où était enterrée Laurette. La porte en était fermée; il voulut se la faire ouvrir par le sonneur; et, comme celui-ci n'en avait pas les clefs, il envoya un jeune garçon les chercher chez le sacristain. En l'attendant, il s'assit, se leva presque aussitôt, alla appuyer sa tête contre la porte de l'église; mais, ayant entendu les pas et la voix de plusieurs personnes, il s'éloigna.

Le vieux prêtre tenait ces détails de la bouche même du sonneur. Nous sûmes, quelque temps après, qu'il avait été le même soir chez la mère de Laurette.

—Il était très-triste, me dit-elle; mais il ne me parla point de ma fille. De mon côté, j'évitai de prononcer son nom pour ne point accroître ses peines. En descendant l'escalier, il s'arrêta: «Allez, me dit-il, aussitôt que vous le pourrez, chez ma mère... Elle aura bientôt besoin de consolations.» Et, en effet, sa mère fut, pendant toute cette soirée, atteinte du plus terrible pressentiment.

Me trouvant le dernier automne aux monts Euganéens, j'avais lu chez M. T*** quelques fragments d'une lettre où Ortis tournait toutes ses pensées vers sa solitude paternelle. Thérèse alors faisait à la chambre obscure la perspective des Cinq-Fontaines, et elle avait mis dans un coin notre ami, couché sur l'herbe et regardant le coucher du soleil. Elle demanda un vers pour lui servir d'épigraphe, et, alors, son père lui donna celui-ci:

Liberta va cercando, ch'e si cara.

Elle fit ensuite don de ce petit tableau à la mère d'Ortis, lui recommandant de ne pas dire d'où il venait; il ne l'avait donc jamais su; mais, le jour qu'il passa à Venise, il revit le tableau, et se douta qui l'avait fait; il n'en ouvrit pas la bouche, mais, resté seul dans la chambre, il prit le dessin, et, au-dessous du vers servant d'épigraphe, écrivit celui qui vient après:

Come sa chi pu lei vita rifiuta.

Et, sous le cristal, dans la cannelure intérieure du cadre, il trouva une longue tresse de cheveux que Thérèse, quelques jours avant son mariage, s'était coupée sans que personne le sût, et avait mise dans cette cannelure, de manière à la cacher à tous les yeux. Alors, à ces cheveux, Ortis joignit une boucle des siens, les noua ensemble avec un ruban noir qu'il portait attaché à sa montre, et remit le cadre à sa place; quelques heures après, sa mère vit le vers ajouté, s'aperçut de la tresse double et du nœud noir, qu'il n'avait pu, à cause de son volume, cacher aussi bien que l'avait fait Thérèse; le jour suivant, elle m'en parla, et je vis combien cet accident avait abattu le courage avec lequel elle avait soutenu le départ de son fils.

Cependant, pour la tranquilliser, je résolus de l'accompagner jusqu'à Ancône, lui promettant de lui écrire chaque jour. Pendant ce temps, il était arrivé à Padoue, et s'était rendu chez M. C***, où il passa la nuit; le lendemain, celui-ci lui offrit des lettres de recommandation pour quelques gentilshommes qui autrefois avaient été ses écoliers. Ortis partit sans avoir rien accepté ni refusé, revint à pied aux collines Euganéennes et se mit aussitôt à écrire:

———

Vendredi, une heure.

Et toi, mon cher Lorenzo, toi, mon unique et fidèle ami, me pardonneras-tu? Je te recommande ma mère, je sais qu'elle trouvera en toi un second fils... Mais, ô ma mère, tu n'auras plus celui sur le sein duquel tu espérais reposer tes cheveux blancs! tu ne pourras réchauffer mes lèvres mourantes par tes baisers!... et peut-être même me suivras-tu!... Je balançais, Lorenzo...

—Voilà donc, me disais-je, la récompense de vingt-quatre années d'espérances et de soins!...

Mais le sort en est jeté; Dieu qui l'ordonne ainsi ne l'abandonnera point... ni toi non plus...

Lorenzo, tant que je n'ai désiré qu'un ami sincère, j'ai vécu heureux. Dieu t'en récompense! mais tu ne t'attendais pas que je te payerais... avec des larmes... Tu ne proféreras pas sur ma tombe ce cruel blasphème, que celui qui veut mourir n'aime personne. Que n'ai-je point tenté? que n'ai-je point fait? que n'ai-je point dit à Dieu? Ah! ma vie est tout entière dans mes passions... Console-toi donc, ma vie désormais serait plus pénible pour toi que ma mort...

Mais adieu; rassemble mes livres et conserve-les en mémoire de ton ami; recueille Michel, à qui je laisse ma montre, le peu de gages qui lui sont dus, et tout l'argent qu'il y aura dans le tiroir de mon secrétaire: viens l'ouvrir seul, tu y trouveras une lettre pour Thérèse; je compte sur toi pour la lui remettre secrètement... Adieu, mon ami, adieu!

———

Ortis alors continua la lettre qu'il avait commencée pour Thérèse:

———

... Je reviens à toi, ma bien-aimée; si, pendant que je vivais, c'était une faute pour toi que de m'entendre, maintenant écoute-moi pendant ce peu d'heures qui me séparent de la tombe; je les ai réservées pour toi et je les consacre à toi seule. Lorsque cette lettre te parviendra, je serai mort, et, de ce moment, tous peut-être commenceront à m'oublier, jusqu'à ce que personne ne se rappelle plus même mon nom... Écoute-moi donc ainsi qu'une voix qui vient du sépulcre... Tu pleureras sur mes jours évanouis comme une vision nocturne, tu pleureras sur notre amour, qui fut inutile et triste comme les lampes qui éclairent la bière des morts; oui, Thérèse, mes peines devaient finir ainsi, et ma main a cessé de trembler en touchant le fer libérateur. J'abandonne la vie tandis que tu m'aimes, tandis que je suis encore digne de toi, digne de tes larmes, tandis que je puis encore me sacrifier à moi seul et à ta vertu. Alors, ton amour cessera d'être coupable, et j'ose te le demander, l'exiger même en récompense de mes malheurs, de mon amour et de mon terrible sacrifice. Oh! malheureux! malheureux que je serais si tu passais un jour près du tombeau où je dormirai sans y jeter un coup d'œil; oh! malheureux! si je laissais derrière moi l'éternel oubli, même dans ton cœur!...

Tu crois que je m'éloigne, moi! tu crois que je pourrais t'abandonner à des combats toujours renaissants et à un désespoir éternel, et que, tandis que tu m'aimes, que je t'aimerai, que je sens que je t'aimerai toujours, je pourrais me laisser séduire par l'espérance frivole que notre passion peut s'éteindre avant nos jours?... Non, la mort seule, la mort!... depuis longtemps, je creuse mon tombeau... et je me suis habitué à le regarder froidement et à le mesurer avec tranquillité; toi-même, tu me fuyais, je n'ai pu mêler mes larmes aux tiennes... et tu ne t'es pas aperçue que, dans mon calme sombre, je venais te voir pour la dernière fois, et te demander un éternel adieu...

Si le père des hommes m'appelle devant lui pour me demander compte de mes actions, je lui montrerai mes mains pures de sang et mon cœur exempt de crime... Je lui dirai:

—Je n'ai jamais ravi le pain des veuves et des orphelins; je n'ai point persécuté le malheureux; je n'ai point trahi ni abandonné mon ami, je n'ai point troublé la félicité des amants; je n'ai point souillé l'innocence; je n'ai point semé l'inimitié entre les frères; je n'ai point prostitué mon âme aux richesses; j'ai partagé mon pain avec l'indigent; j'ai mêlé mes larmes aux larmes de l'affligé, j'ai toujours pleuré sur les malheurs de l'humanité. Si tu m'avais accordé une patrie, j'aurais consacré mon esprit à l'illustrer et mon sang à la défendre... Et tu le sais, cependant, ma faible voix a toujours courageusement crié la vérité. Corrompu presque par le monde après avoir expérimenté tous ses vices... mais non, ses vices n'ont fait que m'effleurer, mais ne m'ont jamais vaincu!—j'ai cherché la vertu dans la retraite et la solitude... J'ai aimé! Mais, toi-même, ne m'avais-tu pas fait entrevoir le bonheur? ne l'avais-tu pas embelli des rayons de la lumière infinie? ne m'avais-tu pas créé un cœur tout d'amour et de tendresse?... Puis, après mille espérances, j'ai tout perdu, je suis devenu inutile aux autres et à charge à moi-même... Je me suis délivré par le trépas d'une infortune éternelle... Pourrais-tu te réjouir, ô mon père! des gémissements de l'humanité? prétends-tu que les hommes doivent soutenir leurs malheurs, lorsqu'ils surpassent les forces que tu leur as accordées, et qu'ils n'ont plus en avenir que le crime ou la mort?...

Console-toi, Thérèse! console-toi! ce Dieu que tu implores avec tant de piété, ce Dieu, s'il daigne s'inquiéter de l'existence ou de la mort de ses créatures, ne détournera point son regard de moi; il lit au fond de mon âme, il sait que je ne pouvais résister plus longtemps, il a vu les combats que j'ai soutenus avant que de succomber, il a entendu avec quelle prière je l'ai supplié d'éloigner de ma bouche ce calice amer... Adieu donc!... adieu à l'univers! O mon amie, la source de mes larmes n'est point épuisée!... j'en reviens à pleurer et à craindre, mais bientôt tout sera fini. Oh! mes passions, elles me brûlent, elles me déchirent, elles me possèdent encore, et ce n'est que lorsque la nuit éternelle voilera le monde à mes yeux que j'ensevelirai avec moi mes désirs et mes larmes. Mais, avant de se fermer pour toujours, mes yeux te chercheront encore, je te verrai, je te verrai pour la dernière fois. Je prendrai de toi un dernier adieu, et je recueillerai tes pleurs, unique fruit de tant d'amour.

———

J'arrivais à cinq heures de Venise lorsque je le rencontrai à quelques pas de chez lui, allant faire ses adieux à Thérèse; ma présence inattendue le consterna, et bien plus encore ma résolution de l'accompagner jusqu'à Ancône. Cependant, il m'en remercia tendrement, mais en tâchant toujours de me détourner de ce projet; lorsqu'il vit que ses instances étaient inutiles, il me proposa de l'accompagner chez M. T***; il garda le silence pendant tout le chemin; il marchait lentement, et son visage offrait l'empreinte d'une tristesse tranquille. Comment ne m'aperçus-je pas qu'il roulait alors dans son âme ses dernières pensées! Nous entrâmes par la porte du jardin; il s'arrêta sur le seuil; puis, se retournant tout à coup vers moi:

—Ne te semble-t-il pas, me dit-il, que la nature est aujourd'hui plus belle que jamais?...

Lorsque nous approchâmes de la chambre de Thérèse, j'entendis la voix de celle-ci:

—Non, le cœur ne peut se changer, disait-elle.

Je ne sais si Ortis avait entendu ces paroles, mais il ne m'en parla point.

Nous trouvâmes Odouard qui se promenait; M. T*** était assis au fond de la chambre, les coudes posés sur une petite table et la tête appuyée sur ses mains; nous restâmes longtemps sans parler. Ortis enfin rompit le silence.

—Demain, dit-il, je ne serai plus avec vous.

Il se leva, prit la main de Thérèse, y posa ses lèvres, et je vis des larmes mouiller la paupière de celle-ci. Ortis, sans quitter sa main, la pria de faire appeler la petite Isabelle; les cris et les sanglots de cette pauvre enfant furent si prompts et si violents, qu'aucun de nous ne put retenir ses pleurs. A peine eut-elle appris qu'il partait, qu'elle se jeta à son cou en répétant plusieurs fois:

—O mon Ortis, pourquoi nous quittes-tu? Surtout reviens bien vite!

Ne pouvant supporter une scène aussi touchante, il la remit entre les bras de Thérèse, et sortit en répétant plusieurs fois adieu. M. T*** l'accompagna, l'embrassa en pleurant à différentes reprises, et le quitta sans pouvoir dire un mot. Odouard, qui était à son côté, nous serra la main en nous souhaitant un bon voyage.

Il était nuit lorsque nous rentrâmes; il ordonna aussitôt à Michel de préparer sa malle, et me pria de retourner à Padoue, afin de prendre les lettres que lui avait offertes M. C***. Je partis au même instant.

Alors, au bas de la lettre qu'il avait commencée pour moi le matin, il ajouta ce post-scriptum:

«Puisque je n'ai pu t'épargner la douleur de me rendre les derniers devoirs, et qu'avant que tu vinsses, j'avais l'intention d'écrire au curé, ajoute ce dernier bienfait à ceux dont tu m'as déjà comblé. Que je sois enseveli comme on me trouvera, dans un site abandonné... pendant la nuit, sans pompe... sans tombeau... sous les pins de la colline en face de l'église... Le portrait de Thérèse sera enterré avec moi.

»Ton ami, JACQUES ORTIS


Il sortit de nouveau, et, sur les onze heures, frappa à la porte d'un paysan à deux milles de chez lui, lui demanda de l'eau, et en but une grande quantité.

Il rentra un peu après minuit, sortit bientôt de sa chambre pour donner au jeune homme une lettre à mon adresse, qu'il lui recommanda de ne remettre qu'à moi seul, et lui dit en lui serrant la main et en le regardant tendrement:

—Adieu, Michel; aime-moi!

Puis, le quittant, il rentra tout à coup, et, fermant la porte derrière lui, continua la lettre qu'il avait commencée pour Thérèse:


Une heure.

J'ai visité mes montagnes, j'ai visité le lac des Cinq-Fontaines, j'ai salué pour la dernière fois les forêts, les champs et les cieux. O mes solitudes! ô ruisseau qui, le premier, par ton cours m'enseignas la demeure de cette femme céleste!... combien de fois j'effeuillai des fleurs sur tes ondes, qui bientôt devaient passer sous ses fenêtres! combien de fois j'accompagnai Thérèse sur ton rivage, lorsque, enivré du bonheur de l'adorer, j'épuisais à longs traits le calice de la mort!

Mûrier sacré, je t'ai adoré, je t'ai laissé mes derniers remercîments et mes derniers soupirs. Je me suis prosterné devant toi comme devant un autel, et j'ai baigné l'herbe que tu ombrages des plus douces larmes que j'aie jamais versées; elle me semblait encore chaude de sa présence. Heureuse soirée, comme tu es gravée en mon cœur!... J'étais assis près de toi, Thérèse, et les rayons de la lune, pénétrant à travers les rameaux, éclairaient ton visage angélique; une larme roulait sur tes joues, je la recueillis avec mes lèvres, nos bouches se rencontrèrent, mes soupirs et mon âme passèrent dans ta poitrine. C'était le soir du 13 mai, c'était la journée du jeudi... Depuis cette époque, il ne s'écoula pas un seul instant sans que cette soirée se représentât à mon souvenir. Depuis ce temps, je me suis regardé comme sanctifié, et j'ai dédaigné les autres femmes comme indignes de moi, de moi qui avais senti toute la volupté d'un baiser de ta bouche.

Je t'aimais donc, je t'aimais, et je t'aime encore d'un amour que moi seul peux comprendre... O mon ange! la mort est-elle à craindre pour l'homme qui t'a entendue dire que tu l'aimais, qui a senti courir dans ses veines toute la flamme qu'allume un de tes baisers, qui a mêlé ses larmes aux tiennes?... Et maintenant encore que j'ai un pied dans la tombe,... je crois te voir, et mes yeux s'arrêtent sur ton visage resplendissant d'une flamme céleste!... et bientôt... Tout est préparé... La nuit n'est déjà que trop avancée... Adieu!... Dans quelques instants, nous serons séparés par le néant et l'incompréhensible éternité... Le néant!... oh! oui, mon Dieu! je t'en supplie du fond de l'âme,... si tu n'as pas quelque lieu où nous réunir un jour pour ne nous quitter jamais, à cette heure solennelle de la mort, je te conjure de m'abandonner au néant.

Adieu, Thérèse!... Je meurs exempt de crimes; je meurs maître de moi-même, je meurs tout à toi; certain de tes larmes... Adieu!... pardonne-moi!... adieu!...—Oh! console-toi, et vis pour consoler nos malheureux parents... Ta mort ferait maudire mes cendres. Si quelqu'un osait t'accuser de mes malheurs, confonds-le avec le dernier serment que je prononce en me précipitant dans la nuit du tombeau... Thérèse est innocente.

Maintenant reçois mon âme!...

———

Michel, qui couchait dans la chambre voisine de celle d'Ortis, fut réveillé par un gémissement sourd et prolongé: il prêta l'oreille, pour écouter si on ne l'appelait pas, et ouvrit la fenêtre, soupçonnant que j'étais revenu et que je l'avais appelé. Mais, s'étant assuré que tout était tranquille, et la nuit encore obscure, il se remit au lit et ne tarda point à se rendormir. Il m'a dit, depuis, que ce gémissement l'avait effrayé d'abord, mais qu'ensuite il avait réfléchi que son maître avait l'habitude de s'agiter ainsi pendant son sommeil.

Le matin, Michel, après avoir frappé en vain à la porte, força la serrure, appela dans la première chambre, et, ne s'entendant point répondre, s'avança en tremblant. Bientôt, à la lumière de la lampe qui brûlait encore, il aperçut son maître baigné dans des flots de sang. Il ouvrit les fenêtres pour appeler du secours; mais, voyant que personne ne l'entendait, il courut chez le médecin et le curé: tous deux étaient sortis pour assister un malade. Alors, il entra en pleurant dans le jardin de M. T***; et, comme Thérèse sortait avec son père et son mari, lequel justement lui annonçait qu'il avait appris qu'Ortis n'était point parti dans la nuit, ainsi qu'il le devait faire, cette nouvelle lui avait rendu l'espoir de lui dire adieu une dernière fois. Elle aperçut Michel qui accourait: elle se retourna alors de son côté, soulevant le voile qui couvrait son visage, sur lequel il était facile de lire une douloureuse impatience.

Michel les joignit, criant au secours, disant que son maître s'était frappé, mais qu'il ne le croyait pas encore mort. Thérèse l'écouta, immobile et les yeux fixes; puis, sans verser une larme, sans pousser un cri, elle s'évanouit entre les bras d'Odouard. M. T*** accourut, espérant qu'il pourrait peut-être sauver la vie à notre malheureux ami. Il le trouva étendu sur un sofa, la figure presque entièrement cachée dans les coussins, immobile, mais respirant encore. Il s'était enfoncé un stylet sous la mamelle gauche; mais ce stylet, tombé près de lui, faisait présumer qu'il l'avait ensuite arraché de la blessure. Son habit noir et sa cravate étaient jetés sur une chaise voisine. Il n'avait conservé qu'un gilet, son pantalon, ses bottes et une écharpe de soie très-large qui faisait plusieurs fois le tour de son corps, et dont un des bouts pendait ensanglanté, parce que, dans ses douleurs, il avait sans doute essayé de s'en débarrasser. M. T*** souleva doucement la chemise, qui, toute souillée de sang, s'était attachée à la blessure. Ortis alors tourna vers lui ses regards mourants, étendit un bras comme pour s'y opposer, et, de l'autre, lui serra la main. Mais aussitôt, laissant retomber sa tête sur les coussins, il leva les yeux au ciel et expira.

La blessure était large et profonde, et, quoique n'attaquant pas le cœur, était devenue mortelle par la quantité de sang qu'il avait répandu, et qui coulait par torrents dans la chambre. Le portrait de Thérèse, noir de sang caillé, à l'exception du milieu, pendait à son cou, et les lèvres ensanglantées d'Ortis faisaient présumer que, dans son agonie, il avait plusieurs fois pressé contre sa bouche l'image de son amie. Sur le secrétaire était une Bible ouverte, sa montre, et quelques feuillets de papier, sur l'un desquels était écrit: O ma mère! Ensuite, au milieu de quelques lignes raturées, on distinguait ce mot: Expiation; puis, un peu plus bas, ceux-ci: De pleurs éternels. Sur un autre, on lisait seulement l'adresse de sa mère; comme si, se repentant de sa première lettre, il en eût commencé une autre qu'il n'avait pas eu le courage d'achever.

A peine fus-je arrivé de Padoue, où j'étais resté plus longtemps que je n'eusse voulu, que je fus effrayé de la foule de villageois qui pleuraient dans la cour. Quelques-uns d'entre eux me regardaient avec étonnement, et me conjuraient de ne pas monter. Je me précipitai en tremblant dans la chambre: j'aperçus alors M. T*** étendu avec désespoir sur le corps de mon ami, et Michel à genoux près de lui, la figure contre terre. Je ne sais comment j'eus la force de m'approcher et de lui poser la main sur le cœur auprès de la blessure... Il était mort, et déjà froid. Les pleurs et la voix me manquèrent ensemble: muet et immobile, je fixais des regards stupides sur ce sang, lorsque le prêtre et le chirurgien arrivèrent enfin. Aidés de quelques domestiques, ils nous arrachèrent à ce spectacle terrible. Thérèse passa tout ce jour au milieu du deuil de sa famille et dans un mortel silence; puis, quand la nuit fut venue, je me traînai derrière le corps de mon ami, qui fut enterré sur la montagne des pins par les laboureurs du village.

FIN DE JACQUES ORTIS

LES FOUS

DU DOCTEUR MIRAGLIA


A MON BON AMI LE DOCTEUR CASTLE

I

Permettez-moi de vous rendre compte d'un des spectacles les plus extraordinaires que j'aie jamais vus, et je puis même dire que l'on ait jamais vus:

Une représentation dramatique jouée par des fous.

Et remarquez-le bien, c'est la troisième fois que ces mêmes fous, sous la direction du docteur Miraglia, donnent à Naples des représentations, et avec un succès tel, qu'à Naples, où les comédiens, même ceux qui ont du talent, ne font pas un sou, nos fous, toutes les fois qu'ils jouent, font salle comble.

Une fois,—la première,—ils ont joué le Brutus d'Alfieri; les deux autres fois, ils ont joué le Bourgeois de Gand[8].

Le Bourgeois de Gand! entendez-vous, mon cher Romand, vous que je n'ai pas vu depuis vingt-cinq ans peut-être? votre Bourgeois de Gand, oublié à Paris par des acteurs qui se croient sages, des fous le jouent ici, et le font applaudir avec frénésie!

C'est qu'en vérité je ne conseillerais pas à de vrais acteurs de lutter avec eux.

Maintenant, comment vous raconter cette représentation? J'ai bien envie de commencer par la fin, c'est-à dire de vous parler de M. Miraglia d'abord, de son admirable établissement ensuite, et enfin de la représentation du Bourgeois de Gand.

J'ai été voir le Bourgeois de Gand, sans connaître M. Miraglia, et encore moins ses fous. Après la représentation, émerveillé de ce que j'avais vu, j'ai couru après M. Miraglia; mais on m'a dit qu'on ne pouvait pas lui parler, attendu qu'il était en train de calmer l'exaltation de ses artistes, avec lesquels il partait le même soir pour Aversa. Si je voulais l'aller voir à Aversa, il m'attendrait le lendemain toute la journée, et je pourrais tout à mon aise faire mes compliments aux artistes que j'avais applaudis la veille et à leur habile directeur.

M. Miraglia m'attendait et m'exposa son système avec la plus complète bienveillance. Vous faire connaître toutes les observations de M. Miraglia n'est pas chose possible.

Je me bornerai donc à vous dire que M. Miraglia, après avoir douté du système de Gall et de Spurzheim, l'étudia et, après l'avoir étudié, en devint fanatique. Dès lors, se sentant entraîné par une vocation irrésistible vers le traitement des fous, il comprit que la phrénologie devait être surtout appliquée à la folie. Et, en effet, du développement des organes dépend le développement des facultés de l'esprit; de l'excitation de ces mêmes organes naissent l'exaltation et le désordre de ces facultés, et de leur dépression, au contraire, naît l'abolition de ces facultés. La manie, la folie et la démence sont les trois degrés du dérangement de la raison. On passe de la manie à la folie, de la folie à la démence; au delà, rien; car la démence, c'est l'atrophie du cerveau, et, dans ce cas, les cavités du cerveau sont diminuées au profit de la partie osseuse, qui est insensible et inintelligente.

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* *

La plupart des fous que contient l'établissement de M. Miraglia, sont devenus fous par religiosité. Il est remarquable combien chez eux est développé jusqu'à l'exagération, c'est-à-dire jusqu'à la manie, l'organe de la vénération.

La religiosité exagérée est un des organes qui mènent le plus facilement aux crimes les plus impies.

En 1860, on eut un terrible exemple d'aberration religieuse, à Tratta-Maggiore, petit pays situé à cinq milles au-dessus de Naples. Dans la nuit du 25 mai, un fils tua sa mère, âgée de quatre-vingts ans, tandis qu'elle dormait.

Il se nommait Raphaël Del Prete; il était âgé de trente-six à trente-huit ans, de tempérament bilieux, mélancolique, d'intelligence limitée; il était dominé par des sentiments ascétiques, passait pour avoir un bon caractère, était respectueux pour sa vieille mère qu'il paraissait adorer.

Jamais on n'avait remarqué en lui le moindre trouble cérébral.

Il tomba malade, fit vœu, s'il guérissait, de quêter pour faire dire des messes, et recueillit de quoi en faire dire quatre ou cinq cents.

Dans le procès, Del Prete dit que le conseil de faire des quêtes lui avait été donné par son confesseur,—qui espérait être chargé de dire ces messes, et, par conséquent, en toucher l'argent.

Mais, au lieu de donner cet argent au prêtre, raconte toujours Del Prete, il le donne à un ermite; ce que, apprenant le prêtre, il lui dit avec emportement qu'il était damné.

Après cette menace, Del Prete devint pensif, il ne quitta plus la maison, et, se regardant d'avance comme damné, il ne baisa plus les images saintes pour lesquelles il avait une si grande dévotion autrefois.

Sa mère l'invitait à sortir, et, comme son oisiveté amenait la gêne dans la maison, elle le poussait à reprendre son métier, qu'il avait complétement abandonné. Cette insistance de la pauvre femme l'irritait; il répondait qu'il avait des dettes partout, et que personne ne lui voulait plus faire crédit.

Enfin, une nuit, son frère, qui couchait dans le même lit que lui, se réveilla et ne le sentit plus à ses côtés. En même temps, il entendit un bruit de coups sourds dans la chambre voisine: il se leva, alluma une chandelle, entra dans la chambre où il entendait ce singulier bruit, et il trouva son frère écrasant à coups de masse la tête de sa mère.

—Que fais-tu, malheureux? lui demanda-t-il.

—J'ai entendu, répondit l'assassin, ma mère qui était tombée à bas du lit, je suis accouru pour l'y remettre.

Le frère sortit pour appeler du secours, rentra, accompagné de plusieurs personnes, et trouva le meurtrier en extase près du corps de sa mère.

Incarcéré et interrogé, le malheureux répondit que c'était le démon qui, pendant toute la journée précédente, lui avait soufflé à l'oreille de tuer sa mère. Son frère s'étant endormi, et la voix du démon ayant continué à le pousser au meurtre, il avait cédé à la tentation.

Les juges ayant peine à croire à ce matricide, pendant un état de libre arbitre de l'assassin, appelèrent en consultation M. Miraglia et le docteur Barbarisi.

M. Miraglia examina la tête du prévenu et déclara qu'il était atteint de ce genre de folie que l'on appelle lypémanie ascétique, laquelle peut, par des hallucinations fantasques, entraîner aux actes les plus désespérés celui qui est sous son empire. Il déclara donc que le coupable avait agi, non pas dans l'exercice de son libre arbitre, mais sous la pression d'une terreur religieuse à laquelle il n'avait pas pu résister.

—Inutile de le tuer, dit M. Miraglia aux juges: dans un an, il sera mort.

Le coupable, en effet, fut sauvé de la guillotine, mais non de la mort. Dieu l'avait déjà condamné quand les hommes s'occupaient de rendre son jugement.

Un an après, comme l'avait prédit M. Miraglia, Del Prete mourut; l'autopsie du cerveau présenta un crâne double d'épaisseur, comparé à un autre crâne, et transparent au sinciput antérieur; les méninges étaient engorgées de sang; le sectum falciforme était devenu plus volumineux et avait fait adhésion avec les circonvolutions immédiates; ces circonvolutions présentaient des suppurations gélatineuses dans la substance grise; les lobes médiaux comme les méninges, étaient engorgés de sang et ramollis; le reste de la substance cérébrale était dans l'état ordinaire.

Parmi les viscères, le foie était très-volumineux et présentait des traces inflammatoires.

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Maintenant, voici les raisons que, dans la conviction de la culpabilité matérielle, mais de l'innocence morale de Del Prete, M. Miraglia fit valoir près des juges.

Les actes antérieurs au crime de Del Prete, ou du moins ceux qui le précédèrent de quelques jours, démontraient clairement la lypémanie ascétique, presque toujours accompagnée d'hallucinations qui font croire au patient qu'il est possédé. C'est sous l'empire de cet état morbide que le crime fut consommé; mais Del Prete n'était pas fou seulement du jour où il commença à donner des signes de folie; l'infirmité, quoique n'étant pas extérieurement reconnue, avait une date bien antérieure dans le cerveau. La folie, nous l'avons dit, est un trouble moral qui a sa cause dans les désordres fonctionnels des organes cérébraux par des modifications physiques. C'est un fait incontestable que tous les aliénés, et particulièrement ceux qui sont atteints de lypémanie ascétique avec hallucinations, sont sujets à des visions qui, suscitées par des motifs extérieurs, vrais ou imaginaires, les poussent à l'homicide ou au suicide, surtout lorsqu'ils sont contrariés, attendu que la monomanie homicide est causée par l'exaltation indomptable de l'organe destructeur, excité par un autre sens intérieur, malade, comme il l'était, par exemple, dans Del Prete, où le sentiment ascétique était profondément attaqué; et c'est pour cela que l'on put constater en lui un certain sens moral, suffisamment développé. Cette lutte intérieure qui, tout à la fois, le poussait au crime quoique le crime lui fît horreur, c'est ce que les phrénologues appellent la double conscience, phénomène morbide qui, nous l'avons dit, conduit inévitablement les aliénés au désespoir, et, du désespoir, aux actes les plus insensés et les plus féroces.

Je vais, maintenant, vous raconter l'histoire de quatre crânes séparés du tronc depuis soixante-deux ans, et qui viennent de me raconter à moi, par l'organe de M. Miraglia, leur interprète, un des plus terribles drames que j'aie jamais entendus.

Voyons d'abord où étaient ces crânes, et comment ils tombèrent au pouvoir du docteur Miraglia.

En 1855, au moment où l'on eut l'assez triste idée de restaurer le Castel-Capouano,—magnifique forteresse dont, selon Thomas de Catane, Roger fut le fondateur, tandis que d'autres attribuent cette fondation à Guillaume le Mauvais,—le docteur Miraglia soignait la fille du préfet de Naples, et, tout en la soignant, poursuivait ses études phrénologiques. Il demanda au père de la jeune malade de lui faire cadeau de quelques crânes de malfaiteurs exposés dans des cages clouées aux murailles du Castel-Capouano. Il s'appuyait sur ce que cette exposition était un reste de barbarie qui devait disparaître avec les autres. Le préfet fit quelques difficultés, disant que ce reste de barbarie, deux gouvernements français, celui de Joseph et celui de Murat, l'avaient laissé subsister; mais enfin, séduit par l'idée de faire mieux que n'avaient fait Joseph et Murat, il donna l'ordre de faire disparaître des murailles du Castel-Capouano les cages et les têtes qu'elles renfermaient. L'architecte hérita des cages, le docteur Miraglia des têtes.

Heureux de posséder enfin le trésor qu'il ambitionnait depuis si longtemps, M. Miraglia s'enferma avec ses crânes, les tria et les divisa en catégories.

Quatre cages rapprochées les unes des autres, portant la même date, annonçaient que les quatre têtes, séparées du tronc le même jour, appartenaient aux fauteurs et aux complices du même crime.

M. Miraglia étudia les quatre crânes.

Il reconnut que le premier était celui d'une femme de trente-deux à trente-quatre ans;

Le second, celui d'un vieillard de soixante à soixante et dix ans;

Le troisième, celui d'un homme de vingt-huit à trente ans;

Le quatrième, celui d'un jeune homme de vingt-deux à vingt-quatre ans.

Cette première étude n'était pas sans difficulté. Ces têtes, exposées depuis cinquante-cinq ans au soleil, à la pluie, à la poussière, présentaient une croûte qu'il fallut enlever; la couleur des os avait foncé; les uns étaient gris, les autres presque noirs.

Voici les caractères différents que présentaient ces quatre crânes:


CRANE DE LA FEMME.

Le docteur reconnut que le crâne était celui d'une femme, à sa face étroite, au peu de largeur de l'arcade dentaire, à la très-grande distance existant entre le trou de l'oreille et la partie supérieure de l'os occipital, à laquelle correspond l'organe de la philogéniture, qui présentait une saillie de plus de six lignes.

Il reconnut que cette femme n'avait pas plus de trente-deux à trente-quatre ans, au peu d'épaisseur des os, aux sutures non effacées et faciles à désarticuler, à l'état d'intégrité des dents, condition de jeunesse que l'on ne trouve plus passé cet âge.

D'après les dimensions générales du crâne, il observa que les parties postérieures et latérales dépassaient en volume les parties supérieures et antérieures: ce qui indiquait que, chez l'individu auquel il avait appartenu, les tendances animales l'emportaient sur les sentiments moraux et les facultés intellectuelles; de telle sorte que, n'étant pas contre-balancées par ces dernières, elles se trouvèrent détournées du but moral, vers lequel, dans les conditions d'un organisme moins brutal, le pouvoir de la volonté eût pu les diriger, et entraînèrent l'individu à satisfaire ses instincts.

Ce crâne, confronté à ceux des plus terribles criminels, pouvait soutenir la comparaison. L'organe de la destructivité ne rencontrait son pareil que dans celui d'une tête de femme, conservé au musée de Versailles, et qu'on montre comme étant celui de la marquise de Brinvilliers;—chose qui nous paraît impossible, puisque la marquise de Brinvilliers, décapitée en 1676, fut ensuite brûlée et réduite en cendres, jetée au vent; mais qui, à défaut du crâne de celle-ci, serait probablement celui de la fameuse madame Tiquet, qui tua son mari en 1699.

Donc, ce crâne était celui d'une personne entraînée vers l'homicide par des instincts brutaux, que les sentiments moraux et les facultés intellectuelles étaient insuffisants à combattre.


CRANE DU VIEILLARD.

Ce crâne, dont il n'existait que le côté droit, fut reconnu par M. Miraglia pour celui d'un homme de soixante à soixante et dix ans, à l'épaisseur des os, qui dépassait trois lignes, à la presque disparition des sutures effacées sur une grande étendue, quoique facile à désarticuler, à cause de la fragilité amenée par le temps et les intempéries; à l'épaisseur anormale des os occipitaux, avec aplatissement de leurs cavités, à cause de l'atrophie du cervelet; à l'engorgement des alvéoles à l'endroit des dents tombées par l'âge; en outre, l'extension de l'arcade dentaire, l'ampleur de la face, l'extension des lobes antérieurs, indiquaient une tête d'homme.

L'examen du crâne démontra que celui auquel il avait appartenu était un de ces hommes qui vivent entre la vertu et le vice, n'ayant reçu de leur organisation qu'un esprit faible, se pliant facilement aux circonstances, et agissant et opérant selon les impulsions qu'ils reçoivent. Une ligne, tirée du trou acoustique au sommet de la tête, fait ressortir un médiocre développement des parties antérieures du cerveau, et les régions cérébrales, qui représentent les sentiments moraux, sont suffisamment développées, quoique la base et les côtés de l'encéphale, siéges des tendances animales, soient larges et étendus au delà de la mesure ordinaire.

Les organes de la philogéniture, de la destructivité, de la sécrétivité et de l'acquisivité étaient énormes; la combattivité, la circonspection et l'estime de soi étaient grandes; la fermeté, la vénération, la bienveillance et la conscienciosité peu développées. Tous les autres organes étaient plutôt petits que grands, moins cependant quelques-uns qui présentaient les indices d'un développement normal. Avec cette organisation, ne pas savoir être vertueux était une faute entraînant aux plus grands vices et aux plus grands crimes.


CRANE DE L'HOMME.

Les os de la face manquaient à ce crâne. Ce fut donc par la non-ossification des sutures, par la largeur de l'occiput, par la compactivité élastique des os, quoique suffisamment épais, que le docteur Miraglia put fixer l'âge de l'homme auquel avait appartenu ce crâne, entre vingt-cinq et trente ans.

La conformation vicieuse de cette tête était remarquable par l'ampleur des parties de l'encéphale placées derrière le trou acoustique: la hauteur et la largeur des organes des tendances y dominent monstrueusement, tels que ceux de l'amativité, de la destructivité, de la sécrétivité et de la fermeté; toute la région antérieure était petite et déprimée, surtout à l'endroit des organes de la vénération et de la bienveillance. Cet homme devait nécessairement être lascif et follement féroce.


CRANE DU JEUNE HOMME.

Ce crâne était monstrueusement défectueux. L'énorme extension de la région animale et la petitesse et la dépression de celle des sentiments des facultés intellectuelles dénotaient un esprit brutalement féroce.

Les conditions matérielles de ce crâne indiquaient que c'était un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, quoique les os en fussent épais et pesants.

Les dimensions du crâne étaient presque semblables à celles du crâne de la femme; même l'étroitesse encore plus grande du front et l'extension encore plus grande de la région rétro-auriculaire indiquaient la lourdeur d'esprit et la témérité. Quant aux instincts, la combattivité était très-développée, ainsi que la destructivité; la sécrétivité venait ensuite. Quant aux sentiments, l'approbativité était grande, la circonspection grande, la fermeté enfin plus développée encore que ces deux derniers organes.

Ces différents crânes étudiés, le sexe, l'âge et les instincts de ceux à qui ils appartenaient reconnus, restait à savoir si M. Miraglia avait deviné juste. On ne pouvait avoir de certitude sur ce point qu'en exhumant le crime commis par les quatre justiciés, dont on ignorait encore les noms et même le crime, et le plus ou moins d'action ou de complicité dans la perpétration du crime.

A force de chercher, M. Miraglia trouva dans les Archives criminelles de la Vicaria, sous le nº 6154, cahier 340, à la date correspondant à celle de l'exposition des têtes, le procès d'une femme et de trois hommes accusés de meurtre.

II

Les détails du procès, trouvé par M. Miraglia dans les Archives criminelles de la Vicaria, ne laissaient pas de doute sur l'identité des quatre prévenus avec les quatre justiciés dont M. Miraglia possédait les crânes.

Ces quatre prévenus étaient:

Giuditta Guastamacchia, âgée de trente-trois ans;

Nicolas Guastamacchia, son père, âgé de soixante-six ans;

Pietro de Sandoli, médecin, âgé de vingt-neuf ans;

Michel Sorbo, sbire, âgé de vingt ans.

De l'acte d'accusation ressortaient les faits suivants.

Une jeune fille, née à Terlizzi dans les Pouilles, s'était fait remarquer dès sa première jeunesse par la férocité de son caractère. Sa constante occupation, son plus grand plaisir étaient de mettre en morceaux de jeunes chats, de déchirer vivants de petits oiseaux, de faire mal enfin à tout être plus faible qu'elle; de sorte que ses douze premières années s'étaient passées sans que l'on pût lui apprendre aucun des travaux de son sexe et sans qu'on eût pu lui faire entrer dans la tête même l'ombre d'une idée religieuse.

Néanmoins, au fur et à mesure qu'elle grandissait, Judith devenait belle, les lignes de sa physionomie étaient gracieuses, ses yeux beaux et brillants; mais leur regard altier et présomptueux révélait une âme disposée à suivre la tendance effrénée des sens.

L'amour, qui est un sentiment noble chez les personnes heureusement douées, devient une impulsion purement bestiale dans les cœurs pervertis. Jeune, elle s'abandonna donc à la débauche, et, parmi ses nombreux amants, en revint toujours de préférence à un certain Stefano Daniello, son parent à un degré éloigné, jeune homme de mœurs complétement dissolues.

Elle se nommait Judith Guastamacchia.

Son père, Nicolas Guastamacchia, chercha vainement à réprimer les tendances vicieuses de sa fille, et, dans l'espoir que le mariage serait un frein à ses passions, il la maria à un pauvre diable de notaire, nommé Francesco Rubino, qui, perdu lui-même de vices, consentait aux débauches de sa femme avec son amant de cœur. Le malheureux père voulut s'interposer; mais les deux amants se moquèrent de lui et continuèrent le même genre de vie, jusqu'à ce que le mari, ayant commis un faux, s'enfuît à Rome, où il mourut dans l'hôpital du Saint-Esprit. Judith, redevenue libre, retombait sous l'autorité de son père. Pour échapper à cette autorité, elle s'enfuit à Naples, où, quelques mois après, son amant vint la rejoindre.

Nicolas Guastamacchia l'y poursuivit, bien résolu à mettre fin à cette vie de débauche, qu'il regardait pour lui comme un déshonneur. Il retrouva sa trace avec grande peine, et l'accusa devant le juge, lequel la fit venir en présence de son père et commença à lui faire des reproches. Mais l'étonnement du magistrat fut grand, lorsque Judith déclara que Guastamacchia n'était pas son père, mais un homme qu'elle savait être partisan enragé des Français et de la Révolution. Une pareille accusation, en 1796, c'est-à-dire au milieu des plus horribles réactions bourboniennes, c'était la mort. Par bonheur, et par hasard, le juge était un honnête homme qu'une pareille accusation, de la part d'une fille, fit frissonner. Au lieu de faire arrêter Nicolas Guastamacchia, il fit arrêter Judith, et l'enferma d'abord à la prison de Santa-Maria, ensuite à la Vicaria.

Les deux amants, furieux d'être séparés, imaginèrent un plan qui devait leur rendre, avec la liberté de Judith, la faculté de leurs premières amours.

Daniello avait un neveu nommé Dominique-Léonard Altamura. Il avait seize ans; il était beau de sa personne, mais, par malheur, dissipé et abhorrant le travail. Celui-ci, séduit par la dot promise par son oncle, épousa Judith, et, pour, la seconde fois, celle-ci eut le voile du mariage pour couvrir ses désordres.

Cependant, Altamura s'aperçut bientôt lui-même du piége où il était tombé; la beauté de sa femme le rendit jaloux. Il se lassa de voir son oncle sans cesse à ses côtés: il lui reprocha sa conduite. Judith, irritée, en vint aux querelles, et, fatiguée de ce joug auquel elle ne s'attendait pas, elle arrêta dans sa pensée la mort de son mari. Elle en parla sérieusement à Daniello; mais celui-ci, d'instinct moins féroce qu'elle, s'effraya d'un pareil projet; il proposa des moyens moins cruels. Il voulait pousser son neveu à quelque délit qui le fît condamner à la prison ou à l'exil; mais ce moyen terme ne satisfaisait pas la haine de Judith.—Femme de toutes les luxures, elle avait aussi celle du sang. Elle continua donc de proposer à son amant de se débarrasser de son mari, soit par le poison, soit en le précipitant d'une grande hauteur, soit en l'étranglant elle-même au moment où il accomplirait avec elle l'acte conjugal.

Dans ces incertitudes, et au milieu de ces projets toujours repoussés par Daniello, on atteignit l'année 1800, sans qu'il arrivât malheur à Altamura, non point parce que Judith s'était relâchée de sa haine contre lui, mais parce que, s'étant relâché de sa jalousie contre elle, il avait fermé les yeux sur ses amours avec son oncle.

Cependant, un autre ennemi allait se réunir aux deux premiers contre le pauvre Altamura. Cet ennemi, c'était le père de Judith, emprisonné pour dettes, et qui, tiré de prison par Daniello, habitait maintenant dans la maison de sa fille, en compagnie du mari et de l'amant. Là, cette nature variable se laissa influencer. Judith arriva à rejeter toutes ses fautes sur Altamura, et, par ses plaintes continuelles, finit par exaspérer son père contre lui.

Tous nos acteurs faisaient une espèce de halte au milieu des doutes et de l'incertitude: Judith entraînait son père au crime, et essayait d'y entraîner son amant, lorsque, pour leur malheur, un cinquième personnage, entrant dans leur intimité, rendit, vers le crime, leur mouvement plus rapide. Ce personnage se nommait Pierre de Sandoli; il était âgé de vingt-six à vingt-sept ans; il était chirurgien, partageait les faveurs de Judith, et était à la fois l'objet de la jalousie du mari et de l'amant. Judith s'inquiéta peu du mari, mit tous ses soins à réconcilier les amants, y parvint, introduisit Pierre de Sandoli dans la maison, et trouva en lui une facilité à conspirer la mort du mari qu'elle n'aurait pas trouvée dans Daniello. Sandoli était un de ces hommes qui naissent pour être un outrage à la nature et un procès au bourreau.

La mort d'Altamura fut donc décidée. Les coupables, ayant arrêté le crime, cherchèrent les moyens de l'exécuter.

La confession des prévenus eux-mêmes révèle les discussions qui eurent lieu avant d'en arriver à l'un ou à l'autre de ces moyens, qui tous avaient pour but la mort du malheureux Altamura. On flottait d'un expédient à l'autre, non que cette mort ne fût pas résolue, mais pour chercher celle qui paraîtrait la moins compromettante; Judith seule, méprisant la faiblesse de ses deux complices, Sandoli et Guastamacchia,—Daniello avait refusé de prendre part au meurtre, tout en le laissant s'accomplir;—Judith seule décida que l'on chercherait un sbire, et que, le sbire trouvé, on s'unirait à lui pour exécuter en commun le crime.

Le chirurgien se chargea de ce soin; un sbire n'est pas difficile à trouver à Naples; d'ailleurs, il n'eut qu'à passer en revue ses anciennes connaissances, et son choix s'arrêta sur un certain Michele Sorbo, de Cirignola, jeune homme de vingt-deux ans, expert dans le crime, et qui, même sans espoir de récompense, avait plus d'une fois taché ses mains de sang.

On expédia le vieux Guastamacchia vers Cirignola, d'où il devait ramener Michele Sorbo, lorsque le hasard fit qu'il le rencontra aux environs de Naples. Il lui raconta la chose dont il était question; Sorbo accepta la proposition comme il eût accepté une partie de plaisir. Il fut conduit à la maison, accueilli et caressé par Judith, et reçu avec indifférence par le stupide mari. L'avis du sbire fut pour la strangulation: Sandoli et Guastamacchia se rangèrent à cet avis, et Judith en devint presque folle de joie.

Les circonstances qui accompagnèrent l'assassinat indiquent sur quelles bases irréfragables repose le système phrénologique du docteur Miraglia, en montrant avec quelle froide et impitoyable férocité procéda, pour sa part, Judith.

Le crime devait être exécuté par Judith, son père et le sbire, la présence de Sandoli étant inutile et Daniello ayant déclaré qu'il ne voulait point y prendre part.

Pendant la soirée où l'assassinat devait avoir lieu, Judith envoya son mari chercher plusieurs choses pour le souper. On voulait, en son absence, prendre les dispositions nécessaires à la perpétration du meurtre.

On plaça quatre siéges devant le feu. Seulement, on scia aux trois quarts le pied d'un de ces siéges, afin que celui qui s'assoirait dessus tombât à la renverse.

Ce siége fut réservé pour Altamura.

Le sbire reçut des mains de Judith une cordelette, et, pour rendre la strangulation plus prompte et plus facile, il l'enduisit de suif et y prépara un nœud coulant.

De retour vers les neuf heures du soir, Altamura s'assit, sans aucun soupçon, sur le siége qu'il trouva vide. Judith et le sbire échangèrent alors un regard. Judith, pour occuper Altamura, vint lui jeter les bras autour du cou. Pendant ce temps, Michele Sorbo se leva, passa derrière lui, lui glissa le lacet et le renversa, en essayant de l'étrangler.

Altamura était jeune, il était vigoureux, il comprenait le dessein de ses adversaires, il aimait la vie: il lutta avec toute l'énergie du désespoir; mais Judith se cramponna à lui comme une goule, lui appuyant ses genoux sur la poitrine et fixant au sol ses pieds convulsifs et ses mains crispées. Le père concourut au meurtre en appuyant le pied sur la gorge du patient, qui, étranglé, du reste, par Michele Sorbo, rendit bientôt le dernier soupir.

Le meurtre accompli, Daniello entra et désapprouva complétement ce qui venait de se passer. Après lui vint le chirurgien, qui, au contraire, manifesta une satisfaction stupide; mais, de tous, Judith était la plus joyeuse et la plus intrépide, comme elle fut la plus acharnée à l'horrible boucherie qui allait suivre.

Le cadavre fut posé dans un pétrin de bois; le chirurgien prit alors un bistouri, détacha du tronc les bras, les jambes, les cuisses et la tête; il lui ouvrit le ventre, en tira les viscères et les mit dans un vase de grès.

Judith repue, mais non pas fatiguée de ce spectacle, s'empara de la tête coupée, alluma le feu, mit la tête dans une marmite et la fit bouillir, et, cela, plutôt par une insatiable luxure de sang que pour la rendre méconnaissable. Il avait été convenu d'avance que les membres coupés seraient dispersés dans la ville. En conséquence, Guastamacchia et Michele Sorbo prirent d'abord les jambes et les cuisses, les cachèrent sous leurs habits et allèrent les jeter dans les cloaques de Sant'Angelo à Nilo. Revenus sans avoir été inquiétés dans leurs opérations, Guastamacchia resta à la maison, et le sbire sortit de nouveau, emportant dans un sac ensanglanté les bras, que Judith avait préparés en son absence et qu'il devait aller jeter dans un autre endroit.

Pendant ce temps, Judith continuait de faire bouillir la tête de son mari, dont la chair se détacha peu à peu. Alors, elle la tira de la chaudière et s'amusa à la regarder avec la même indifférence qu'elle eût fait d'une tête de veau. Elle attendait ainsi, et dans cette étrange distraction, le retour du sbire; mais le sbire se faisait attendre, Guastamacchia et Sandoli tremblèrent qu'il ne fût arrivé quelque chose. Judith seule resta gaie, impassible et rassurant les autres.

Et, en effet, le sbire avait rencontré, dans la rue de Sainte-Catherine-de-la-Couronne-d'Épines, une patrouille de police; en se sauvant, il avait laissé tomber le sac qui contenait les bras coupés: la patrouille le poursuivit, le vit tout couvert de sang et l'arrêta.

La nuit s'écoulait, et à chaque minute s'envolait une chance du retour de Michele Sorbo. La crainte de quelque dénonciation commença à entrer dans l'âme des coupables, qui s'occupèrent de faire disparaître les traces du crime. Le père et le chirurgien firent deux paquets du reste du corps, entrailles comprises, et allèrent les jeter vers la Pignasecca. Ils revinrent aussi vite que possible, et, alors, ce fut Judith qui sortit avec son père, emportant la tête cachée sous son châle et qui alla la jeter sur la place de Monte-Calvario.

Le jour venu, on vit à la Pignasecca un chien qui rongeait un crâne d'homme; le bruit se répandit en même temps que l'on avait trouvé des membres mutilés aux environs et particulièrement aux cloaques de Sant'Angelo à Nilo.

La ville se soulevait tumultueusement. On ne savait pas si c'était un seul cadavre ou beaucoup de cadavres qui avaient été retrouvés mutilés. On était au jour des assassinats sombres et secrets; chacun craignait pour sa vie; les crimes du jour étant à la politique.

Mais bientôt le bruit se répandit que c'était un simple crime, et que la politique n'était pour rien dans cet effroyable meurtre. On ajoutait, ce qui rassura tout à fait les citoyens, que les coupables avaient été arrêtés et avaient avoué spontanément qu'ils étaient les auteurs de cet assassinat.

Les aveux des prévenus, et particulièrement ceux de Judith, donnèrent complétement raison à l'étude faite par M. Miraglia, sur son crâne, cinquante-six ans après que ces aveux avaient été faits et sans qu'il connût la femme à laquelle ce crâne appartenait.

La sentence fut rendue le 16 avril 1800: elle condamna les coupables à mourir par le gibet, et, après leur mort, à avoir la tête tranchée et exposée dans des cages de fer à la Vicaria.

Daniello seul échappa à la peine de mort et fut condamné à une prison éternelle dans la fosse de Favignana.

Les coupables furent exécutés sur la place delle Pigne, et subirent la sentence avec une impassible résignation.

J'allais dire: Dieu fasse paix à leurs âmes!—mais le docteur Miraglia m'arrête la main: il ne croit pas que Judith Guastamacchia ait eu une âme.

Et, à mon avis, croire à la matière en pareille circonstance, c'est honorer Dieu.

III

Nous en avons fini avec la partie dramatique et sanglante de notre récit. Nous allons passer, si vous le voulez bien, à ce spectacle qui m'a si fort émerveillé, de voir un drame entier, en cinq actes, représenté par des fous.

Je dis des fous et non pas des folles, parce que M. Miraglia supprime la femme dans ses représentations dramatiques, par trois raisons: la première, parce qu'il n'a dans son établissement, séparé des hommes, que des femmes d'une classe inférieure; qu'il regarde comme une chose plus délicate de faire monter des femmes sur le théâtre que d'y faire monter des hommes; enfin qu'il n'a pas la même puissance pour enchaîner le bavardage insensé des femmes que pour régir la parole des hommes, presque toujours silencieux, tandis que les femmes s'abandonnent à une éternelle loquacité.

Comme je vous l'ai dit en commençant, je ne voulus pas examiner la représentation des fous d'Aversa au seul point de vue de la curiosité et de l'étonnement produit par elle sur le public, et je résolus de savoir de M. Miraglia lui-même les causes qui l'avaient porté à faire de quelques-uns de ses fous des tragédiens et des comédiens, et de lui demander à l'aide de quel procédé il avait obtenu un résultat si complet.

M. Miraglia me répondit:

—D'abord, j'ai voulu prouver au public que les fous ne doivent pas être traités comme des bêtes féroces et chassés entièrement de la famille humaine: attendu que l'observateur assez patient pour reconnaître celles des forces mentales qui sont lésées, peut dès lors reconnaître aussi celles qui sont demeurées saines, et tirer une large clarté de celles-ci en les mettant en exercice; de sorte que la folie sera seulement une tache sombre sur l'esprit, un point noir sur la lumière. Or, rien de plus naturel que ce fait, qui paraît merveilleux au premier abord. Les facultés demeurées dans leur état normal une fois reconnues, il faut les exciter en enlevant aux facultés malades tout motif extérieur d'entrer elles-mêmes en excitation. Patience, persévérance, bienveillance et volonté, telles sont les moyens d'obtenir la confiance de ces malheureux et de les conduire à l'exercice des parties saines de leur cerveau, en endormant les parties malades, et de mettre un fou en relation avec un ou plusieurs autres fous, ce à quoi on réussit en dirigeant vers un même but les qualités saines de plusieurs cerveaux malades partiellement.

Cette explication deviendra plus facile à saisir, en étudiant les individus qui ont concouru à la représentation, et en faisant connaître au lecteur la monomanie de chacun d'eux.

Je ne puis parler que du Bourgeois de Gand, n'ayant vu représenter que le Bourgeois de Gand; ce que je dirai de la représentation de Brutus sera accidentel.

Les principaux personnages du drame étaient ainsi représentés:

Le bourgeois de GandMM.FELICE PERSIO.
Le marquis de las Navas     LUIGI GAGLIOZZI.
Le duc d'AlbeANTONIO ROSSI.
Le prince d'OrangeGIUSEPPE FORCIGNANO.
GidolfeVINCENZO LUIZZI.
Le courrier d'EspagneMICHELE PENTRELLA.

Les rôles du comte de Lowendeghem et du valet de chambre du duc furent remplis par deux employés de l'établissement, les deux aliénés qui devaient remplir ces rôles ayant été, pendant les répétitions, saisis de délire aigu. Procédons par ordre et étudions successivement chacun de ces artistes.


FELICE PERSIO.—Le bourgeois de Gand.

Felice Persio est de Penne, dans la première Abruzze ultérieure; il est âgé de quarante-cinq ans, et est fils de père mort fou; jeune, il fit le comédien vagabond, jouant la comédie, chantant et dansant. Il entra dans l'établissement le 24 décembre 1858; il est affecté de manie, c'est-à-dire de désordre étrange et permanent dans les instincts, mais avec intégrité de quelques facultés supérieures. En effet, le sens de la mimique, de l'astuce, de l'idéalité et de quelques autres forces intellectuelles se montrent en lui complétement saines. Excitez et dominez ces facultés saines, et vous ferez taire celles qui sont malades. Ce fut ce que fit M. Miraglia. Mais il s'aperçut que, dès qu'il suspendait l'action exercée par ces facultés, celles qui étaient perverties reprenaient aussitôt le dessus. C'est ainsi que, tant que Persio demeure sur la scène, il est tout entier à son rôle; mais que, aussitôt la toile baissée, il retombe dans sa folie. En outre, il est poëte, improvise avec facilité des vers pleins de sentiments généreux et de pensées élevées. Mais, dans ses heures d'aliénation, il ne peut lier deux phrases ensemble et ne dit absolument rien qui ressemble à un discours sensé.


LUIGI GAGLIOZZI.—Le marquis de las Navas.

Luigi Gagliozzi est de Naples; il a trente-deux ans. Il était concierge de l'administration de la loterie. Il entra à l'établissement de M. Miraglia le 7 mars 1861, affecté de lypémanie ascétique, ce qui, en langage ordinaire, se traduit par ces mots: «Exagération et désordre de quelques sentiments, et particulièrement de celui du sens religieux et de celui de la circonspection.» La bienveillance, la mimique chez lui sont restées saines. Il fut donc facile à guider dans les deux rôles qu'il a joués: celui de Collatin, dans le Brutus, et celui du marquis de las Navas dans le Bourgeois de Gand. Il est plus docile que Persio, par cette raison qu'il est plus facile de dominer les émotions des sentiments pervertis que les impulsions, presque toujours incurables, des instincts exagérés par la maladie.


ANTONIO ROSSI.Le duc d'Albe.

Antonio Rossi est né à Naples, de bonne famille; il a cinquante et un ans; il entra pour la première fois dans l'établissement le 25 mai 1842, et en sortit, sans être guéri, le 15 juin de la même année. Alors, il voyagea beaucoup, mais finit par entrer dans une maison de fous anglaise, et revint à celle d'Aversa le 9 octobre 1862, affecté de pervertissement et d'exagération dans le sens de l'estime de soi-même, et d'hallucinations intérieures qui amènent son esprit à éprouver des souffrances cérébrales dans les mêmes organes de la vie physique qui sont en relation avec le cerveau. Les perceptions, les tendances, et quelques sentiments d'Antonio Rossi s'exercent régulièrement. Il croit que c'est la reine d'Angleterre qui, préoccupée de bons sentiments pour lui, l'a recommandé à M. Miraglia, et qui paye sa pension dans l'établissement. Malgré cette exagération de l'estime de soi-même, il est très-docile, très-affable, accepte facilement tout rôle où la puissance et l'orgueil peuvent s'exercer; c'est pourquoi il fut facile de lui faire représenter, dans le Bourgeois de Gand, le rôle du duc d'Albe; mais il refusa complétement toute relation avec le souffleur, disant qu'il était un homme d'éducation; qu'il savait ce qu'il avait à dire, et, par conséquent, n'avait pas besoin qu'on lui dictât ses réponses. C'est un bel exemple donné par un fou aux artistes italiens qui ne savent jamais leurs rôles et qui tirent, en général, chaque phrase l'une après l'autre de la bouche du souffleur.

Antonio Rossi parle très-bien l'anglais et le français.


GIUSEPPE FORCIGNANO.Le prince d'Orange.

Giuseppe Forcignano est de la province de Lecce; il a trente-trois ans et était employé dans un hôpital militaire. Il entra dans l'établissement d'Aversa le 5 janvier 1861. Il est atteint de monomanie vaine et orgueilleuse: les sens de l'estime de soi et du besoin d'approbation sont en lui tellement exagérés, que son orgueil et sa vanité atteignent souvent le plus haut degré d'exaltation. Il croit avoir toutes les qualités physiques et morales. Il se croit puissant, beau, savant; il marche la tête renversée en arrière et regarde l'humanité de haut en bas; il méprise tout et s'épanouit à la louange. Au reste, complétement sourd, les perceptions saines n'arrivent qu'avec la plus grande difficulté à prendre le dessus sur les sentiments troublés, qui sont, comme nous l'avons dit, l'estime de soi et la vanité. Dans la tragédie de Brutus, il représentait un des fils de Brutus. Plein d'orgueil d'être le fils d'un consul romain, il écouta dédaigneusement tous les reproches que la douleur arrachait à son père, qu'il ne voulut jamais embrasser; et, quand les licteurs s'approchèrent de lui pour le conduire à la mort, il les écarta d'un geste de mépris en disant: «Il n'est point besoin de licteurs pour mener à la mort le fils de Brutus.» Dans le Bourgeois de Gand, où il représentait le prince d'Orange, forcé de fuir au quatrième acte, il se refusa obstinément à se déguiser en paysan, malgré les indications de la mise en scène, en disant:

—Je n'avilirai point la majesté d'un prince d'Orange en la couvrant de grossiers habits.


VINCENZO LUIZZI.Gidolfe.

Vincenzo Luizzi, âgé de quarante-sept ans, est de Martina, dans la terre d'Otrante. Il entra à l'hospice le 6 février 1853, affecté de violente lypémanie ascétique. La religiosité et la circonspection sont chez lui dans un état complet de pervertissement et d'exaltation. Il est, en outre, atteint d'hallucinations intérieures qui lui font percevoir d'une étrange manière les sensations externes, ce qui a produit dans son esprit un singulier désordre de la conscience. C'est un possédé d'une espèce rare. Il dit que tous les hommes ont un diable dans le cerveau, lequel cherche incessamment à troubler et à subjuguer l'esprit; l'esprit subjugué, le démon lui succède et devient maître du corps. C'est ainsi que la chose est arrivée en lui. Il n'est plus Vincenzo Luizzi, il est le démon Asmodée. Son corps n'est plus qu'une machine appartenant entièrement à celui qui s'en est emparé et qui parle, agit et opère en son lieu et place; malgré cette possession, qui rappelle celle du moyen âge, il n'est point inhabile à toute occupation; il y a plus: il grave au burin, il tourne l'os et l'ivoire, toutes choses qu'il ne savait pas faire lorsqu'il était dans son bon sens;—ce qu'il donne lui-même comme une preuve qu'il est possédé par un esprit infernal. Deux fois, il y a quelques années, il tenta de se suicider: une fois, en se précipitant du haut en bas d'un escalier, et il se blessa grièvement à la tête;—une autre fois, en se pendant. Dans une de ses leçons à l'Université, M. Miraglia le conduisit avec lui, et, avec les plus subtils raisonnements, il expliqua son système de transmutation. De temps à autre, le délire chronico-démonomaniaque devient aigu, et alors le pauvre garçon fait pitié. C'est bien véritablement le démon Asmodée qui lutte avec l'esprit de Luizzi; et le corps, champ de bataille où s'opère la lutte, demeure martyrisé par le combat.

Asmodée-Luizzi a fait, dans Brutus, le comparse représentant le peuple, et, dans le Bourgeois de Gand, a rempli le rôle de Gidolfe, qui, dans l'émeute, a tué d'un coup d'épée le comte de Vargas-Persio. Confier des armes à des fous, et surtout à un démonomaniaque, avait paru d'abord chose téméraire au docteur Miraglia, surtout quand ce démonomaniaque avait tenté deux fois de se tuer. Mais il réfléchit que Luizzi n'était point ce qu'on appelle, en matière de phrénologie, un fou à double conscience, mais simplement un fou croyant avoir un diable dans le corps; puis, à son avis, ce diable n'était pas venu pour combattre le corps, mais seulement l'esprit. Il ne tenterait donc rien contre le corps, puisque ce n'était point au corps qu'il en voulait, et, sur ce raisonnement, le docteur Miraglia lui mit hardiment une épée à la main, et n'eut point à s'en repentir.

Luizzi est libre, travaille, sort seul de l'établissement, et ne manque jamais d'y rentrer à l'heure réglementaire.

Sa sœur est morte folle, de folie semblable à la sienne.


MICHELE PENTRELLA.Le courrier espagnol.

Michèle Pentrella, né à Barletta, a soixante-treize ans. Il fut reçu à l'établissement le 27 mars 1822. Il était atteint de monomanie orgueilleuse; il portait toute sorte de décorations inventées par lui: il était orné de franges et de broderies de papier doré. Avec le temps, sa folie a tourné à l'imbécillité. Dans Brutus, il fit le second comparse du peuple, et, dans le Bourgeois de Gand, le courrier espagnol (Jeronimo). Il demande toujours: «Jouera-t-on encore la comédie?» ayant remarqué que, les jours où l'on jouait la comédie, on mangeait mieux, on buvait davantage, et qu'on était, en outre, applaudi par le public.


Tels étaient, cher docteur, les artistes qui représentaient le Bourgeois de Gand, le soir où, comme je vous le disais, la salle du Fondo était comble dans l'attente de ce curieux spectacle.

Maintenant que vous avez fait connaissance avec nos acteurs, vous allez les voir entrer en scène, puis je vous les montrerai de retour à leur établissement; et, après cet instant d'apparente sagesse, redevenus fous comme auparavant.

Le plus difficile à manier de tous est Persio, parce que c'est celui qui est le plus complétement fou: aussi M. Miraglia ne le quitta-t-il point, c'est-à-dire qu'il vint dans la même voiture que lui, et le conduisit à l'auberge des Florentins, lui faisant donner une chambre à part.

Avant de partir de l'hospice, Persio s'était fait servir à dîner à deux heures de l'après-midi, disant que c'était son habitude de dîner de bonne heure, les jours où il jouait.

Arrivé à l'auberge des Florentins, il se mit tout nu et se savonna des pieds à la tête; puis, couvert de savon, il alluma son cigare et se promena par la chambre. M. Miraglia lui fit observer que l'heure s'avançait, et qu'il serait mis à l'amende s'il manquait son entrée. Il reconnut la justesse de l'observation, et s'habilla; puis, sans difficulté, il monta en voiture, arriva au théâtre et entra dans sa loge, où son costume était tout prêt.

Il l'examina pièce à pièce; puis, se ravisant:

—Vous savez que je n'entre pas en scène, dit-il, que je ne sois payé d'avance.

—C'est trop juste, répondit M. Miraglia; combien voulez-vous?

—Je veux soixante et dix napoléons en thalers de Prusse.

On discuta et sur la somme et sur la monnaie dans laquelle elle était exigée; on lui fit comprendre qu'on ne trouverait pas assez de thalers chez tous les changeurs de Naples pour lui payer quatorze cents francs; d'ailleurs, si on le payait en thalers, ce ne serait plus soixante et dix napoléons qu'il toucherait.

Il parut comprendre la justesse du raisonnement et se borna à être payé en napoléons: ses prétentions s'abaissèrent même de soixante et dix à vingt-cinq. On lui compta vingt-cinq napoléons qu'il recompta avec le plus grand soin et qu'il enferma dans son porte-monnaie, lequel il ne perdit pas de vue tout en s'habillant et qu'il mit sur sa poitrine avant de descendre sur le théâtre.

Il est vrai que la première chose qu'il fit le lendemain en montant dans sa cellule, ce fut de jeter son porte-monnaie dans le jardin, à travers les barreaux de sa fenêtre. On put ainsi reprendre les vingt-cinq louis qu'on lui avait donnés. Quant à lui, il ne s'en inquiéta plus, et ne les a pas redemandés, non plus que le porte-monnaie où ils étaient renfermés.

Les autres ne firent point toutes ces difficultés; il est vrai que c'étaient des sujets inférieurs en mérite à Persio; ils demandèrent seulement, les uns des glaces, les autres des sorbets.

Jusqu'au moment d'entrer en scène, Persio divagua, et M. Miraglia fut obligé de le tenir par le bras; mais, au moment où l'on frappa les trois coups, il se redressa, toussa, arrangea ses cheveux, fit enfin tout ce que fait un comédien sur le point d'entrer en scène, et, quand la toile se leva, il parut reprendre toute sa raison.

Vargas entre, et, en entrant, trouve don Luis endormi dans un fauteuil.

Quelqu'un qui n'eût point été prévenu n'eût certes pas pu se douter qu'il avait devant lui un fou n'ayant de sain dans le cerveau que les organes qu'il exerçait en ce moment, mais eût, au contraire, parié qu'il avait affaire à un comédien exercé. Persio fut excellent dans ce premier acte, et très-bien secondé par le duc d'Albe, qui, en effet, n'eut pas recours une seule fois au souffleur. Disons, en passant, que le souffleur était le fils de M. Miraglia, qui, au risque de devenir fou lui-même, avait fait faire à la troupe douze ou quinze répétitions.

La grande scène du premier acte, entre Vargas et le duc d'Albe, fut très-bien jouée et fort applaudie. Comme des artistes qui en eussent fait leur état, nos fous paraissaient énormément sensibles aux applaudissements, et, chaque fois que ceux-ci se faisaient entendre, saluaient le public avec reconnaissance.

Au commencement du deuxième acte, au moment où Vargas-Persio ouvre la prison du duc d'Orange-Forcignano, celui-ci, qui, nous l'avons dit, est fou d'orgueil et complétement sourd, blessé du ton dont Vargas lui parlait, n'entendant point ses paroles, et ne voyant que l'expression de son visage, jugea sans doute que ce n'était point avec une physionomie pareille qu'on parlait à un stathouder de Hollande, de Zélande et d'Utrecht; il regarda dédaigneusement son interlocuteur, lui tourna le dos et sortit de scène. Persio ne perdit point la tête; il s'avança jusqu'au trou du souffleur, en s'écriant: «Orgueil inflexible, qui ne saura jamais supporter les contradictions!» Puis, tout bas, au souffleur: «Coupez toute la scène, dit-il, je le connais, il ne rentrera pas.» M. Miraglia fils sauta la scène, passa à la scène suivante. Luigi Cagliozzi fit son entrée, et personne ne s'aperçut de l'attaque d'orgueil que venait d'avoir le prince d'Orange.

Mais Persio s'était trompé en disant qu'il ne rentrerait pas. Au moment où la toile allait tomber à la fin du deuxième acte, le prince d'Orange-Forcignano s'élança sur la scène, et, s'emparant du théâtre: «Messieurs et mesdames, dit-il, permettez que je vous dise des vers de ma jeunesse.»

Et il commença un sonnet, qui fut chaudement applaudi. Il salua, se retira à reculons, et la toile tomba, non pas sur la mort de Lowendeghem, mais sur le sonnet de Forcignano.

Persio avait été énormément contrarié de cet incident, qui lui faisait manquer son effet de la fin du deuxième acte; mais il avait pris la chose plus philosophiquement qu'on ne s'y attendait, et s'était contenté de dire:

—Voilà ce que c'est que de jouer la comédie avec des fous!

A partir du troisième acte, tout alla à merveille. M. Miraglia voyait arriver avec une certaine appréhension le moment où Luizzi-Asmodée devait tuer le comte de Vargas; mais, comme il l'avait prévu, Asmodée, démon implacable à propos des esprits, était bon diable à l'endroit des corps. Il passa adroitement son épée sous le bras du secrétaire du duc d'Albe, au lieu de la lui passer à travers la poitrine, et le comte de Vargas tomba mort.

Ne vous effrayez pas, cher docteur; vous allez voir ce que nous voulons dire en disant tomba mort, et non pas comme s'il était mort.

L'affiche portait:

LE BOURGEOIS DE GAND
ou
LE SECRÉTAIRE DU DUC D'ALBE,
Drame en cinq actes, en prose,
par
M. HIPPOLYTE ROMAND,

suivi de
LA MORT DU TASSE
Scène lyrique en un acte.

C'était Persio qui, après avoir joué le rôle principal dans le drame, devait encore jouer le Tasse dans la seconde pièce, qui n'est réellement qu'un monologue.

Mais Persio avait tellement pris son rôle au sérieux, que, se regardant comme tué, et bien tué par Luizzi-Asmodée, il répondit au régisseur, qui venait l'avertir qu'il n'avait plus que cinq minutes pour rentrer en scène:

—Comment voulez-vous que je rentre en scène dans cinq minutes, quand je suis mort depuis dix à peine?

Et, quelque chose qu'on pût lui dire, quelque promesse qu'on pût lui faire, il répondit qu'à Jésus-Christ seul avait été donné le privilége de ressusciter, et encore après trois jours.

Le régisseur vint annoncer, non pas que M. Persio était indisposé, non pas que M. Persio se trouvait mal, non pas que M. Persio, s'étant donné une entorse, ne pouvait jouer le Tasse, mais que, M. Persio étant mort, il ne voulait pas donner ce démenti au bon sens de paraître dans un autre rôle; et le public, enchanté de trouver tant de raison dans un fou, se retira applaudissant de toutes ses forces.

J'ai dit la tentative que j'avais faite dès le soir même pour pénétrer sur le théâtre, féliciter les artistes et interroger M. Miraglia, et comment il me fut répondu que M. Miraglia, étant en train de calmer l'exaltation de ses artistes, me recevrait le lendemain, à l'établissement même d'Aversa.

Il faut une heure et demie pour aller de Naples à Aversa. Le lendemain, à dix heures, je montai en voiture, et, avant midi, j'étais chez M. Miraglia.

Il m'attendait, en effet, pour me faire les honneurs de sa maison. Le premier de nos acteurs que nous rencontrâmes fut Luigi Gagliozzi, qui avait joué la veille don Luis, marquis de las Navas. Il se chauffait au soleil, assis dans la première cour; en nous voyant nous approcher de lui, il se leva. Je voulus l'interroger, lui faire des compliments: il ne se souvenait plus de rien. Il me répondit d'une voix douce et mélancolique des paroles sans suite.

Pendant que nous causions avec lui, le fou qui croit avoir dans le corps le diable Asmodée s'approcha de nous: c'était Vincenzo Luizzi, c'est-à-dire celui qui avait joué la veille le rôle de Gidolfe, qui, pendant l'émeute, tue le comte de Vargas. Je voulus aussi lui faire mes compliments sur la façon dont il avait concouru à l'ensemble de la représentation; mais il m'interrompit en me disant:

—Monsieur, vous savez que tout homme a un diable dans le cerveau.

Et il m'exposa son système, auquel, contre mon habitude, ennemi que je suis de tout système, je parus me ranger entièrement.

Mais celui que j'avais hâte de voir, c'était Persio. Je demandai donc Persio.

Par malheur, on l'avait prévenu de mon arrivée; par malheur encore, il me connaissait de nom. Il prétendit que M. Dumas, étant à Paris, ne pouvait être à Naples; que, par conséquent, on voulait se moquer de lui en lui faisant faire des compliments par un faux Dumas.

Sur ce, il se renferma dans sa cellule, et, par le vasistas, on put le voir se déshabiller et se coucher pour ne recevoir personne.

Je voulus me rabattre sur le prince d'Orange; mais, par malheur, lui aussi était prévenu de mon arrivée. Il avait alors demandé ses habits de prince; mais, comme ils étaient restés à Naples et qu'on ne pouvait les lui donner, il avait, comme Persio, absolument refusé de me recevoir dans le costume modeste qu'il portait.

Restait le duc d'Albe, Antonio Rossi; celui-là fut très-poli et très-gracieux: il me parla, comme eût pu faire un vrai vice-roi, de mes ouvrages, qu'il connaissait d'autant mieux que, parlant français, il avait pu les lire dans l'original. La conversation dura dix minutes; elle eût pu se prolonger une demi-heure sans que je m'aperçusse, n'étant pas prévenu, que j'avais affaire à un fou.

Quant au courrier espagnol, c'était une espèce d'idiot dont il n'y avait absolument rien à tirer.

Voilà, cher docteur, la relation que j'ai voulu vous faire. Je la crois curieuse, pour vous surtout qui vous occupez avec tant de succès de cette grande science phrénologique, qui est, j'en ai bien peur, la science de la vie,—mais aussi la science de la mort!

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