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Jean Racine

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CINQUIÈME CONFÉRENCE

«ANDROMAQUE»

Andromaque (1667) est, avec le Cid, la plus grande date du théâtre français. Andromaque, c'est l'entrée, dans la tragédie, du réalisme psychologique et de l'amour-passion, et c'est le commencement d'un système dramatique nouveau.

Pour bien juger de l'originalité d'Andromaque, il faut savoir quelles tragédies on faisait dans les années qui ont immédiatement précédé la pièce de Racine.

Ce qu'on joue entre 1660 et 1667, c'est Othon, Sophonisbe, Agésilas, Attila, de Pierre Corneille; c'est Astrate, Bellérophon, Pausanias, de Quinault; et c'est Camma, Pyrrhus, Maximian, Persée et Démétrius, Antiochus, de Thomas Corneille.

J'ai lu, naturellement, les pièces de Pierre Corneille: j'ai lu ou parcouru celles de Thomas et de Quinault. Elles ont toutes ceci de commun, qu'elles sont romanesques à la façon des romans du temps. Je ne vous en parlerai point parce que ce serait long et que ce ne serait pas très utile.

Mais je vous parlerai un peu du Timocrate de Thomas Corneille, qui est de 1656.

Timocrate est, de beaucoup, le plus grand succès du théâtre au XVIIe siècle. Il fit salle comble pendant six mois. On le joua en même temps au Marais et à l'hôtel de Bourgogne. Et Timocrate représente exactement le genre de tragédie qui plut davantage entre le Cid et Andromaque, et ce que Racine veut remplacer.

Je ne vous raconterai pas Timocrate. Il y faudrait du temps, et l'exposé en serait difficile à suivre. (La lecture même de la pièce est assez pénible; mais évidemment cela devait s'éclaircir à la représentation.) Je vous renvoie au livre de M. Gustave Reynier sur Thomas Corneille. Sachez seulement que le sujet de Timocrate est tiré du roman de Cléopâtre, de La Calprenède; que le héros de la pièce joue un double personnage; que, sous le nom de Timocrate, roi de Crète, il assiège la reine d'Argos; que, sous le nom de Cléomène, officier de fortune, il défend cette reine dont il aime la fille; que la pièce à partir du troisième acte n'est qu'une série de surprises et de coups de théâtre adroitement ménagés; que le dénouement est fort ingénieux; que Timocrate me paraît, aujourd'hui encore, un des chefs-d'oeuvre du drame à énigmes; et que je ne pense pas que, ni chez Scribe, ni chez M. Sardou, ni chez d'Ennery, vous trouviez une plus exacte ni plus habile application du précepte de Boileau:

     Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
     À son comble arrivé, se débrouille sans peine.
     L'esprit ne se sent point plus vivement frappé
     Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé
     D'un secret tout à coup la vérité connue
     Change tout, donne à tout une face imprévue
.

(Précepte qui regarde le genre de pièces qu'on aimait avant Racine, mais très peu le théâtre de Racine lui-même.)

Ce qui caractérise Timocrate et presque toutes les pièces du même temps (car tous les auteurs voulaient écrire leur Timocrate), c'est la subordination des personnages à l'intrigue (et, par suite, la facticité ou la nullité des caractères); c'est l'extraordinaire dans les faits et dans les sentiments et ce serait (si l'on pouvait prendre au sérieux ces inventions) la fantaisie et l'individualisme en morale.

Ce n'est pas que le drame de Thomas Corneille ne dût être d'un agrément assez vif, non seulement par l'ingénieuse complication de la fable, mais par l'idéal romanesque qu'elle exprime. Peut-être que, si vous lisiez Timocrate, vous vous diriez, après l'avoir lu:

«Que l'idéal de cette société est charmant dans son artifice! La pure théorie platonicienne de l'amour, déjà affinée au moyen âge par les romans de chevalerie et dans les cours d'amour, reçoit son achèvement dans les salons «précieux». L'amour n'y est maître que de vertus et professeur que d'héroïsme. L'aimable fou que ce Timocrate, et le chercheur exquis de midi à quatorze heures! Il a conquis, comme parfait amoureux, le coeur de la princesse Ériphile; il n'aurait qu'à le cueillir. Mais il veut encore le mériter comme héros et grand capitaine; et c'est pourquoi, à peine élevé au trône par la mort de son père, il vient assiéger, sans le lui dire, la ville de celle qu'il adore. Et certes, «la galanterie est rare». Quand, Timocrate et Cléomène à la fois, il s'est empêtré dans son double rôle, c'est bien simple, il se tire d'affaire en étant sublime, «en immolant, comme il le dit, l'amour même à l'amour». Et nous savons bien qu'en réalité il n'a rien sacrifié du tout, puisque Cléomène et Timocrate ne font qu'un, et que, donnant son amante au roi de Crète, c'est à lui-même qu'il la donne. Il s'amuse donc. Mais quel artiste! Et quel grand coeur aussi! L'amour est vraiment pour lui une religion, et une religion excitatrice de vertus. Il n'aime que pour orner son âme, et nous le voyons tout le temps préférer à la possession de sa maîtresse ce qui le rend digne de cette possession. Il fauche les rangs ennemis, égorge les deux rois alliés d'Argos, ses rivaux, et, l'instant d'après, épargne Nicandre, son troisième rival, afin d'être beau de diverses façons et, tour à tour, par sa fureur et par sa magnanimité. Quand la reine d'Argos, pour tenir deux serments qu'elle a faits, lui promet la main de sa fille et, après le mariage, la mort, non seulement il se résigne, mais il se réjouit infiniment: car enfin il aura été pendant cinq minutes l'époux de celle qu'il aime; et qu'est-ce que la mort, je vous prie? D'ailleurs ces amours sont chastes. La chair en est radicalement absente. La subordination, l'immolation de soi-même et, par surcroît, de l'univers entier, et du ciel et de la terre, à une petite femme raisonneuse, abondante en propos chantournés, et qu'on n'aura même pas touchée du doigt: voilà l'idéal, voilà ce qui vaut la peine de vivre et de mourir. Et les autres personnages ne le cèdent guère à Timocrate. Ils sont généreux sans effort, mais obstinément et sans retenue, non pas au-dessus, mais, ce qui est encore mieux, en dehors de la nature, de la grossière et méprisable nature. Quelle gentille société que celle qui adorait de tels rêves et qui faisait le plus formidable succès du siècle à la comédie qui lui en donnait la plus pure représentation! Et ce que Thomas Corneille trouve là, qui ne voit, d'ailleurs, que le grand Corneille l'a cherché naïvement pendant toute la seconde moitié de sa vie!»

C'est vrai, oui, tout cela est vrai.—Mais ce qui est vrai aussi, c'est que, s'il était possible de considérer gravement ces amusettes, on verrait que le fond de Timocrate—et de tout ce théâtre—c'est l'exaltation de la fantaisie personnelle par opposition à la morale commune. Timocrate, Nicandre, la reine d'Argos se forgent à leur guise des devoirs distingués (comme feront les personnages romantiques). Timocrate déclare la guerre et fauche les hommes afin d'être en posture avantageuse aux yeux de sa maîtresse et parce qu'il veut, après la vie langoureuse, connaître la vie énergique. (Ainsi fait, d'ailleurs, l'Alexandre de Racine lui-même.) Au dénouement, pour marquer sa reconnaissance à Timocrate qui lui a laissé la vie, et pour avoir aussi bon air que lui, l'Argien Nicandre ouvre Argos aux Crétois et trahit donc sa patrie par délicatesse. Et la reine d'Argos, pour rester à la hauteur de ces étonnants fantaisistes de la perfection morale, fait cadeau de son peuple à Timocrate. Et ainsi, ils sont tous trois si désireux d'être beaux—et si sublimes—que, pour la reine, il n'y a plus de devoir royal, pour Nicandre, plus de patrie, et pour Timocrate plus d'humanité.

Or, Andromaque, c'est précisément le contraire et de Timocrate et des très nombreuses tragédies dont Timocrate est le type absolu, et, enfin, de plus de la moitié des tragédies de Pierre Corneille.

Car Racine (et cela ne nous étonne plus, mais cela fut neuf et extraordinaire à son heure), Racine, ami de Molière qui faisait rentrer la vérité dans la comédie, ami de La Fontaine qui la mettait dans ses Fables, ami de Furetière, qui essayait de la mettre dans le roman, ami de Boileau qui, dès ses premières satires, s'insurgeait contre le romanesque et le faux,—Racine, pour la première fois dans Andromaque, choisit et veut une action simple et des personnages vrais; fait sortir les faits des caractères et des sentiments; nous montre des passionnés qui ne sont nullement vertueux, mais qui aussi ne prétendent point à la vertu ni ne la déforment; ramène au théâtre—par opposition à la morale fantaisiste et romanesque—la morale commune, universelle, et cela, sans aucunement moraliser ni prêcher, et par le seul effet de la vérité de ses peintures. Et c'est une des choses par où Racine plut à Louis XIV, homme de bon sens, grand amateur d'ordre, et qui se souvenait que la Fronde avait fort aimé le romanesque en littérature. Et ainsi il est peut-être permis de signaler ici une convenance secrète et une concordance entre les deux génies réalistes du jeune poète et du jeune roi.

Notons qu'il s'est écoulé près de deux ans entre la représentation d'Alexandre et celle d'Andromaque. Racine ne s'est pas pressé. Il a de nouveau feuilleté ses Grecs, il s'est laissé de plus en plus émouvoir et pénétrer par leur simplicité, leur sincérité, leur candeur hardie. En même temps, devenu à vingt-cinq ans auteur dramatique célèbre, il vivait dans un monde où les passions sont vives et il regardait attentivement autour de lui.—Puis, ces deux années-là, il voyait jouer, non sans sourire, Sophonisbe et Agésilas. Il savait bien qu'il ferait, lui, autre chose. Et il attendait qu'une belle idée s'emparât de son imagination.

Un jour, après avoir relu son Euripide, il ouvre son Virgile et est frappé par un passage du IIIe livre de l'Énéide, où il retrouve cette pure Andromaque qu'il avait déjà aimée dans l'Iliade (car déjà, écolier à Port-Royal, il avait écrit, en marge de son Homère, sur ce qu'il appelle la «divine rencontre» d'Andromaque et d'Hector, un petit commentaire très intelligent et très ému).

Voici le passage de Virgile:

Nous côtoyons, dit Énée, le rivage d'Épire; nous entrons dans un port de Chaonie, et nous montons jusqu'à la haute ville de Buthrote… Il se trouva qu'en ce moment, aux portes de la ville, dans un bois sacré et sur les bords d'un faux Simoïs, Andromaque portait aux cendres d'Hector les libations solennelles et les tristes offrandes. Elle pleurait devant un vain tombeau de gazon, entre deux autels que sa douleur avait consacrés, et invitait Hector au funèbre banquet… Elle baissa la tête et, parlant à voix basse: «Ô heureuse avant toutes, dit-elle, la vierge fille de Priam, condamnée à mourir sur la tombe d'un ennemi, au pied des hautes murailles de Troie! Elle échappa au partage ordonné par le sort et n'approcha point, captive, du lit d'un maître vainqueur. Mais nous, après l'incendie de notre patrie, traînées de mer en mer, il nous fallut, enfantant dans l'esclavage, subir l'insolence du fils d'Achille… Bientôt il s'attache à Hermione, race de Léda, et va dans Sparte rechercher sa main. Mais Oreste, qu'enflamme un violent amour de l'épouse ravie, Oreste que poursuivent, les Furies des crimes, surprend son rival sans défense et l'égorge au pied des autels paternels…»

Cette triste élégie… puis ce coup de couteau… Racine rêve là-dessus; et c'est de ces vingt vers de Virgile qu'il tirera sa tragédie; car il n'a à peu près rien emprunté ni aux Troyennes d'Euripide, dont le sujet est le meurtre d'Astyanax, ni à l'Andromaque du même poète, où la veuve d'Hector défend son fils, mais un fils qui est celui d'Hélénus, ni enfin aux Troyennes de Sénèque; et il dit vrai quand, après avoir cité le passage de Virgile, il écrit dans sa préface: «Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie.»

Je suppose, que vous avez lu les tragédies de Racine. Je ne vous analyserai point l'action d'Andromaque, mais je vous en rappellerai l'essentiel, juste ce qu'il faut pour vous en remettre en mémoire la composition si simple et si liée.

C'est un peu après la prise de Troie. Pyrrhus est rentré en Épire, dans sa ville de Buthrote. Il a eu dans sa part de butin Andromaque, la veuve d'Hector, et son fils, l'enfant Astyanax. Et Pyrrhus aime la belle captive, et ne peut se décider à épouser sa fiancée Hermione, fille d'Hélène, qui est venue à Buthrote sur sa foi, accompagnée d'une petite escorte de ses nationaux.

Or, les rois grecs confédérés, qu'inquiète la faiblesse de Pyrrhus pour sa captive, envoient à Pyrrhus un ambassadeur, Oreste, pour le sommer de leur livrer le jeune Astyanax. Oreste est le cousin germain d'Hermione. Il aime la jeune fille depuis longtemps et avec passion.

Oreste, donc, s'acquitte de son ambassade. Pyrrhus refuse fièrement de lui livrer le fils de sa captive. Il espère, par là, toucher le coeur d'Andromaque. Et là-dessus, Hermione furieuse promet à Oreste de le suivre. Mais, Andromaque demeurant inexorable, Pyrrhus se ravise (premier revirement): il promet d'abandonner Astyanax aux Grecs et d'épouser enfin Hermione, laquelle, ivre de joie, lâche brusquement le triste Oreste.

Et, bien que le ton ait été jusqu'ici, tantôt celui de l'élégie et tantôt celui de la comédie dramatique, nous sentons bien que tous trois, Hermione, Oreste, Pyrrhus, possédés d'un aveugle amour, sont promis au crime ou à la folie; et nous voyons aussi que leur sort est lié aux volontés et aux sentiments de la captive troyenne.

Or, Andromaque, sur le point de perdre son fils, supplie Pyrrhus à genoux et met cette fois dans ses prières un je ne sais quoi qui fait perdre la tête à Pyrrhus. Et Pyrrhus, se ravisant encore, et n'hésitant plus à trahir les intérêts de la Grèce confédérée, propose à Andromaque de l'épouser, de la couronner et d'adopter son fils. Mais, si elle refuse, l'enfant mourra. Et Andromaque, ayant médité sur la tombe d'Hector, accepte la proposition du vainqueur, avec le secret dessein de se tuer après la cérémonie du mariage.

Et ce second revirement de Pyrrhus entraîne tout. Hermione, désespérée, se rejette sur Oreste; elle lui commande, s'il la veut, de tuer Pyrrhus à l'autel. Et Oreste obéit; et quand il revient chercher sa récompense, Hermione lui crie: «Qui te l'a dit?» et va se tuer sur le corps de Pyrrhus, laissant Oreste en proie à un accès de folie.

Voilà, tout en gros, l'action d'Andromaque. Vous avez reconnu que, la situation première une fois posée, elle se développe naturellement, par la seule vertu des sentiments, passions et caractères des personnages et sans aucune intrusion du hasard,—avec cette particularité que tout est suspendu à Andromaque; qu'Andromaque d'abord, en s'éloignant de Pyrrhus, le rapproche d'Hermione et éloigne celle-ci d'Oreste; et qu'ensuite, en se rapprochant de Pyrrhus, elle rapproche Hermione d'Oreste et rejette Oreste sur Hermione: en sorte que non seulement l'action est subordonnée aux sentiments des personnages, mais que les sentiments de trois de ceux-ci sont subordonnés aux sentiments d'un quatrième. On ne saurait donc concevoir un drame plus véritablement ni plus purement psychologique. Et c'est le premier point par où Andromaque diffère profondément et de Timocrate et d'Astrate, et du théâtre même de Pierre Corneille.

Et voici le second point. On peut presque dire que pour la première fois l'amour entre dans la tragédie.

Je dis «pour la première fois». Car l'amour de Chimène et de Rodrigue est un amour glorieux et lyrique, et subordonné à un devoir, à une idée. Et l'amour de Camille, dans Horace, est bien l'amour, et violent, oui, mais sans complication ni jalousie.

Et je dis simplement «l'amour». Non pas l'amour-goût, non pas l'amour-galanterie, non pas l'amour romanesque, mais l'amour sans plus, l'amour pour de bon, ou, si vous voulez, l'amour-passion, l'amour-maladie: un amour dans lequel il y a toujours un principe de haine. Au fond,—et malgré l'extrême décence (je ne dis pas la timidité) de l'expression dans Racine,—c'est l'amour des sens, et c'est le degré supérieur de cet amour-là, la pure folie passionnelle. C'est le grand amour, celui qui rend idiot ou méchant, qui mène au meurtre et au suicide, et qui n'est qu'une forme détournée et furieuse de l'égoïsme, une exaspération de l'instinct de propriété. Une créature est «tout pour vous»; elle vous fait indifférent au reste du monde, parce qu'elle vous donne ou que vous attendez d'elle des sensations uniques. Vous l'aimez comme une proie, avec l'éternelle terreur de la partager. Vous voulez être pour elle ce qu'elle est pour vous: l'univers de la sensation. Sinon, vous la haïssez en la désirant. Voilà le grand amour. La jalousie en est presque le tout. Cet amour-là (c'est assez surprenant, mais c'est ainsi) je crois qu'on ne l'avait vu ni dans les romans ni au théâtre avant Racine.

Trois personnages dans Andromaque sont possédés de cet amour-maladie, criminel et meurtrier presque par définition: Hermione et Oreste, malades complets; Pyrrhus un peu moins fou, parce que l'objet de sa jalousie est un mort et qu'il ne peut donc plus le tuer. Et ces trois déments font d'autant mieux ressortir la beauté morale de la divine Andromaque, dont les deux amours—le conjugal et le maternel—sont purs, sages et «dans l'ordre»; le premier d'autant plus pur qu'il s'adresse à un souvenir, à une ombre.

Et qu'ils sont vrais, ces quatre personnages, et comme ils vivent! Et comme, tout en restant des types d'une humanité très générale, ils sont sûrement caractérisés!

«Andromaque, ici, ne connaît point d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax.» Ainsi parle Racine dans sa préface. Et il ajoute: «J'ai cru en cela me conformer à l'idée que nous avons maintenant de cette princesse.» («L'idée que nous avons maintenant…» nous verrons que cela se peut appliquer à tous les personnages légendaires ou historiques de Racine, et combien cela est raisonnable.) Il continue:

La plupart de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari ni un autre fils.

Ainsi christianisée par une longue tradition (oh! seulement un peu, puisque, à un moment, elle consent au suicide); pure, triste, fidèle, ne vivant plus que pour pleurer son mari et défendre son petit enfant;—mais, parmi sa grande douleur, soucieuse de ne pas trop offenser Pyrrhus et—comme l'a dit Geoffroy le premier et, après lui, Nisard—d'une coquetterie vertueuse: voilà la trouvaille hardie de Racine.

Vous vous rappelez peut-être qu'il y eut, là-dessus, voilà quinze ans, grande querelle à la Comédie-Française, au Temps et au Journal des Débats. Des gens ne voulaient pas qu'Andromaque fût coquette: «Y songez-vous? Ce Pyrrhus est le fils du meurtrier d'Hector; il a massacré les parents d'Andromaque et incendié sa ville. Il y a un fleuve de sang entre eux deux: et vous voulez qu'elle «flirte» avec le bourreau de sa famille? Racine s'est bien gardé d'une idée aussi indécente.» On répondait: «Nous ne prétendons point qu'Andromaque cherche expressément à troubler Pyrrhus. Mais enfin elle voit l'effet qu'elle produit sur lui, et il est naturel qu'elle en profite pour sauver son enfant. Que si le mot de «coquetterie», même «vertueuse» vous choque, nous dirons qu'Andromaque a du moins le sentiment de ce qu'elle est pour Pyrrhus et, sinon le désir de lui plaire, du moins celui de ne pas le désespérer tout à fait, de ne pas le pousser à bout, et même de ne pas lui déplaire. Il n'y a pas à aller là contre; le texte de Racine est plus fort que tout.

Cette plainte:

Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups;

cet argument qui, sous prétexte d'éteindre l'amour du jeune chef, lui présente l'image de ce qu'il y a de plus propre à l'émouvoir:

     Captive, toujours triste, importune à moi-même,
     Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime?
     Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
     Qu'à des pleurs éternels vous avez condamnés?

cette façon qu'elle a d'évoquer toujours Hector devant Pyrrhus, de parler du rival mort à l'amoureux vivant; et enfin, quand le péril de l'enfant Astyanax est proche et certain, ces mots audacieux sous leur air de réserve (ces mots qui, d'ailleurs, provoquent immédiatement, chez Pyrrhus, l'offre de sa main et de sa couronne):

… Seigneur, voyez l'état où vous me réduisez.
     J'ai vu mon père mort et nos murs embrasés,
     J'ai vu trancher les jours de ma famille entière
     Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
     Son fils, seul avec moi, réservé pour les fers.
     Mais que ne peut un fils! Je respire, je sers.
     J'ai fait plus: je me suis quelquefois consolée
     Qu'ici plutôt qu'ailleurs le sort m'eût exilée;
     Qu'heureux dans son malheur, le fils de tant de rois
     Puisqu'il devait servir, fût tombé sous vos lois.
     J'ai cru que sa prison deviendrait son asile.
     Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille:
     J'attendais de son fils encor plus de bonté.
     Pardonne, cher Hector, à ma crédulité!

tous ces vers-là sont assurément faits pour mettre Pyrrhus sens dessus dessous; et il est clair qu'Andromaque ne l'ignore pas. Et c'est très bien ainsi. Cette finesse féminine parmi tant de vertu et de douleur et une aussi parfaite fidélité conjugale, il me semble que cela fait une combinaison exquise, et hardie, et vraie.

Et puis quoi! Pyrrhus est jeune, beau, illustre, et généreux en somme.
Il s'expose aux plus grands dangers pour défendre le fils d'Andromaque.
Andromaque peut haïr le fils d'Achille et celui qui a tué tant de
Troyens: mais la personne même de Pyrrhus, je crois qu'Andromaque ne la
hait point.

Et la preuve, c'est qu'aussitôt que Pyrrhus est mort à cause d'elle, Andromaque se met à l'aimer. Je ne dis pas seulement qu'elle lui est reconnaissante et qu'elle le pleure par convenance: je dis qu'elle l'aime. Cela ressort (oh! Racine n'est point timide) d'une scène du cinquième acte, qui était dans le premier texte d'Andromaque et dans l'édition de 1668. Après le meurtre de Pyrrhus, Oreste, allant rendre compte à Hermione de sa mission, amenait avec lui Andromaque de nouveau captive. Et Andromaque disait à Hermione:

… Je ne m'attendais pas que le Ciel en colère
     Pût sans perdre mon fils accroître ma misère
     Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor
     Qui fît couler mes pleurs pour un autre qu'Hector.
     Vous avez trouvé seule une sanglante voie
     De suspendre en mon coeur le souvenir de Troie.
     Plus barbare aujourd'hui qu'Achille et que son fils,
     Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis;
     Et, ce que n'avait pu promesse ni menace,
     Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place
     Je n'ai que trop, madame, éprouvé son courroux:
     J'aurais plus de sujet de m'en plaindre que vous
     Pour dernière faveur ton amitié cruelle,
     Pyrrhus, à mon époux me rendait infidèle.
     Je t'en allais punir. Mais le Ciel m'est témoin
     Que je ne poussais pas ma vengeance si loin;
     Et sans verser ton sang, ni causer tant d'alarmes,
     Il ne t'en eût coûté peut-être que des larmes…

Racine a supprimé, dans l'édition de 1676, cette rentrée d'Andromaque. Il a senti qu'il ne convenait pas de nous la montrer aimant un autre homme que son premier époux, aimant Pyrrhus, même mort à cause d'elle: car ce ne serait plus l'«Andromaque d'Hector» (Hectoris Andromache). Mais, qu'il ait d'abord écrit cette scène, il me semble que cela révèle un goût assez audacieux de vérité psychologique; car cela suggère l'idée qu'Andromaque pût être touchée, à son insu, de l'amour de Pyrrhus et fût ainsi préparée à ce phénomène tragique: l'amour naissant subitement du sang versé et de la mort.

En regard, l'ardente figure d'Hermione. C'est une des «femmes damnées» de Racine, les autres étant Roxane, Ériphile et Phèdre. Elle est dans notre littérature la première jeune fille qui aime jusqu'au crime et au suicide. Et cette possédée d'amour reste, en effet, une jeune fille; nondum passa virum.

Son cousin Oreste lui a fait autrefois la cour, quand elle avait quinze ans; et elle lui en veut d'avoir peut-être rêvé de lui, de lui avoir peut-être donné quelques droits sur son coeur, avant qu'elle eût connu Pyrrhus, son vrai maître.

Retirée dans sa petite cour où elle attend Pyrrhus et se consume de n'être pas aimée; d'ailleurs capable de tout pour sa passion (c'est elle qui a dénoncé aux Grecs les ménagements de Pyrrhus pour Astyanax:

J'ai déjà sur le fils attiré leur colère: Je veux qu'on vienne encor lui demander la mère);

puis, quand Oreste survient, trop sincère et trop peu maîtresse d'elle-même pour n'être pas maladroite avec lui, jusqu'à s'engager beaucoup plus qu'elle ne voudrait; ensuite, quand Pyrrhus paraît revenir vers elle, lâchant ce même Oreste avec la plus cynique insouciance.

(N'avons-nous d'entretien que celui de ses pleurs?)

et opposant la plus sèche ironie à Andromaque qui l'implore pour son petit enfant;

(S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?)

puis, lorsque Pyrrhus retourne à sa Troyenne et va l'épouser, chancelante sous le coup, gardant un silence farouche; puis «voyant rouge» à cause des images précises qu'elle se forme dans ce silence; puis appelant Oreste et lui ordonnant le meurtre; rencontrant là-dessus Pyrrhus et l'accablant des plus magnifiques injures que puisse inspirer la jalousie, c'est-à-dire la haine inextricablement mêlée à l'amour; voulant ensuite le sauver, puis le tuer elle-même; reprochant à Oreste le meurtre qu'elle a commandé, et se frappant sur le corps de son amant: ce qui la distingue parmi tout cela, c'est une certaine candeur violente de créature encore intacte, une hardiesse à tout dire qui sent la fille de roi et l'enfant trop adulée, toute pleine à la fois d'illusions et d'orgueil: qui est passionnée, mais qui n'est pas tendre, l'expérience amoureuse lui manquant, et qui n'a pas de pitié. Et ainsi elle garde, au milieu de sa démence d'amour, son caractère de vierge, de grande fille hautaine et mal élevée,—absoute de son crime par son ingénuité quand même,—et par son atroce souffrance.

De même, Oreste est encore autre chose qu'un possédé de l'amour, qui aime comme l'on hait; capable de tuer; capable auparavant de dire, lorsqu'il croit qu'Hermione va être à Pyrrhus:

     Tout lui rirait, Pylade, et moi, pour mon partage,
     Je n'emporterais donc qu'une inutile rage?
     J'irais loin d'elle encor tâcher de l'oublier?
     Non, non, à mes tourments je veux l'associer.
     C'est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on me plaigne.
     Je prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne
     Et que ses yeux cruels à pleurer condamnés
     Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.

Il est, dis-je, autre chose encore. Autre chose aussi que l'amant ténébreux et mélancolique que l'on rencontre quelquefois dans les romans du XVIIe siècle. Il me paraît le premier des héros romantiques. C'est déjà l'homme fatal, qui se croit victime de la société et du sort, marqué pour un malheur spécial, et qui s'enorgueillit de cette prédestination et qui, en même temps, s'en autorise pour se mettre au-dessus des lois. C'est déjà le réfractaire, le révolté aux déclamations frénétiques. Notez que Racine a pris Oreste avant le temps où il venge sur sa mère le meurtre de son père. Ce n'est pas encore l'homme poursuivi par les Furies. Ses Furies ne sont qu'en lui-même: c'est sa passion, son orgueil, les sombres plaisirs du désespoir, le goût de la mort…

     J'ai mendié la mort chez des peuples cruels
     Qui n'apaisaient leurs dieux que du sang des mortels.
     Ils m'ont fermé leur temple; et ces peuples barbares
     De mon sang prodigué sont devenus avares.

Pylade lui dit, comme un ami de Werther dirait au héros de Goethe:

     Surtout je redoutais cette mélancolie
     Où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie.

Oreste dit, comme pourrait dire René:

Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne;

et, comme pourrait dire Antony:

     Mon innocence enfin commence à me peser.
     Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
     Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence.
     De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
     Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.

(La seule différence, c'est qu'Antony dirait: «qui condamnent la société».)

Jusque dans la splendide déclamation par où commence l'accès de folie d'Oreste:

     Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance.
     Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance.
     Appliqué sans relâche au soin de me punir,
     Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir
     Ta haine a pris plaisir à former ma misère.
     J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,
     Pour être du malheur un modèle accompli.
     Eh bien, je meurs content et mon sort est rempli;

jusque dans ces vers enragés, il y a à la fois une absurdité et une satisfaction de soi où les héros romantiques se reconnaîtraient. Une absurdité, ai-je dit: car ce malheur insigne, unique, pour lequel Oreste maudit solennellement tous les dieux, c'est la vulgaire aventure d'avoir aimé sans être aimé; et quant au crime d'avoir, par jalousie, laissé assassiner son rival (car le faible garçon n'a pas eu le courage de frapper lui-même), en quoi rend-il Oreste si intéressant? Mais on sent qu'Antony et Didier parleraient comme lui, et s'enorgueilliraient de leur lâcheté comme d'une infortune sublime.

Oui, Oreste déjà porte en lui une tristesse soigneusement cultivée, une désespérance littéraire, une révolte vaniteuse, qui, cent cinquante ans après lui, éclateront dans la littérature romantique. Seulement, tandis que les romantiques crédules exalteront, sous le nom d'Antony ou de Trenmor, ce type de fou et de dégénéré et le prendront pour un héros supérieur à l'humanité, Racine, quelque faiblesse secrète qu'il ait peut-être pour lui, ne le considère que comme un malade et ne nous le donne en effet que pour un malheureux voué à la folie et qu'on emporte sur une civière après son accès:

     Sauvons-le: nos efforts deviendraient impuissants
     S'il reprenait ici sa rage avec ses sens.

Bref, le romantisme intégral est quelquefois chez Racine: mais il y est donné pour ce qu'il est: pour un cas morbide.

Reste Pyrrhus. Il est formé de contrastes. C'est un sauvage, un brûleur de villes, un tueur de jeunes filles et d'enfants. Hermione, au quatrième acte, lui jette ses exploits à la face. Le fond de ses discours à Andromaque, c'est: «Je vous aime, épousez-moi, ou je livre votre fils pour être égorgé.» C'est un jeune chef de clan dans un temps de légende. D'autre part (et pourquoi pas? tel courtisan de Versailles n'avait-il pas été, à la guerre, un rude tueur?) Pyrrhus est poli, d'élégance raffinée dans ses propos, et parle quelquefois la langue de la galanterie au XVIIe siècle:

Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.

Dans la scène charmante qui termine le deuxième acte, c'est un bon jeune homme, naïvement amoureux, qui trahit presque comiquement son inquiétude, son espoir, son dépit. Parmi les contemporains, les uns le trouvaient trop violent et trop sauvage, et les autres trop doucereux. Mais qu'il est vrai avec tout cela, dans ses emportements et dans ses faiblesses, dans ses générosités et dans ses lâchetés, dans ses mauvaises actions et dans ses gestes chevaleresques! Quand, ayant cyniquement trahi sa promesse, il tient à revoir Hermione, à s'accuser devant elle et à reconnaître son crime, soit par un obscur besoin de se confesser, ou de se faire dire ses vérités et, par là, d'expier un peu, soit par une bravade de criminel ou simplement pour voir, voir de ses yeux, la figure de sa victime… oh! que cela paraît humain, et va loin dans l'observation de notre abominable coeur!

Je disais autrefois qu'il y avait vingt-cinq siècles entre le langage de Pyrrhus et certains de ses actes. Au fait, ne pourrait-on pas le dire d'Andromaque elle-même? Il y a, dans un coin de la pièce où on les remarque peu, ces quatre vers (Oreste parle d'Astyanax):

     J'apprends que pour ravir son enfance au supplice,
     Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,
     Tandis qu'un autre enfant, arraché de ses bras,
     Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

Ainsi Andromaque a fait tuer un autre enfant pour sauver le sien; et cependant, c'est la pure, douce et vertueuse Andromaque.

Oui, quelquefois, chez ces personnages qui sentent et parlent comme des contemporains de Racine et comme nous-mêmes quand nous parlons très bien, tel trait se distingue, qui appartient à des moeurs et à une civilisation encore primitives et rudes. Mais ces dissonances sont rares: et même, sont-ce des dissonances? La suppression d'une vie humaine par intérêt dynastique ou raison d'État, est-ce que cela n'est point pratiqué dans des civilisations très avancées? Est-ce que cela ne pourrait absolument plus se voir aujourd'hui? Cela, ou des choses analogues?—En tout cas, ne peut-on pas dire que ces traits de dureté primitive, qui nous reportent subitement aux temps homériques, ne font, lorsqu'on s'y arrête, que donner du lointain à des figures que, par tous leurs autres traits, le poète a rapprochées de nous?

Mais, que parfois il les éloigne, ou que plus souvent il les rapproche, ce n'est pas, croyez-le bien, par ignorance ou inattention, mais sciemment et de propos délibéré, afin que ces figures, tout en gardant leur caractère individuel, soient, pour ainsi dire, contemporaines d'une longue série de siècles.

Assurément, l'histoire et l'archéologie ont, depuis deux cents ans, fait quelques découvertes; et je ne dis pas que Racine se représente le costume, les armes et les casques des héros de la guerre de Troie aussi exactement que nous le pouvons faire depuis les fouilles de Schliemann. Mais, n'allons pas nous y tromper, Racine et, en général, les gens du XVIIe siècle, concevaient très bien les différences des époques, des «milieux», des civilisations. Moins documentés que nous, ils avaient aussi bien que nous la notion de la couleur historique, et même de ce que nous avons appelé la couleur locale. Les romantiques étaient un peu naïfs de croire qu'ils l'avaient inventée. En réalité, le XVIIe siècle n'a cessé de discuter sur cette matière. La vérité historique, celle des moeurs, du langage, du costume, Saint-Évremond en parle continuellement. Dans sa lettre sur Alexandre, Saint-Évremond écrivait que «le climat change les hommes comme les animaux et les productions, influe sur la raison comme sur les usages, et qu'une morale, une sagesse particulière à la région y semble régler et conduire d'autres esprits dans un autre monde». (On peut même trouver que Saint-Évremond exagère.) Et le vieux Corneille, et tous les ennemis de Racine lui reprochent régulièrement que ses Grecs, ses Romains et ses Turcs ressemblent à des courtisans français; et Racine se défendra là-dessus dans plusieurs de ses préfaces.

Les hommes instruits du XVIIe siècle n'étaient pas plus bêtes que nous, je vous assure. Ils étaient déjà avertis de bien des choses. Un des plus intelligents et des plus fins fut ce Guilleragues, à qui Boileau a adressé une de ses meilleures épîtres, et à la fois des plus savoureuses et des plus philosophiques. Boileau le qualifie en ces termes:

     Esprit né pour la cour, et maître en l'art de plaire,
     Guilleragues, qui sais et parler et te taire.

M. de Guilleragues fut ambassadeur de France à Constantinople de 1679 à 1685. Il avait pu contrôler la vérité de la couleur dans Bajazet. Il écrivait à Racine, le 9 juin 1684:

Vos oeuvres, plusieurs fois relues, ont justifié mon ancienne admiration. Éloigné de vous, monsieur, et des représentations qui peuvent en imposer… vos tragédies m'en ont paru encore plus belles et plus durables. La vraisemblance en est merveilleusement observée, avec une profonde connaissance du coeur humain dans les différentes crises des passions.

Or—et c'est où j'en voulais venir—Guilleragues avait visité les pays où se passent la plupart des tragédies de Racine, et voici ce qu'il en disait:

Dieu me préserve de traiter la respectable antiquité comme Saint-Amant a traité l'ancienne Rome (dans Rome ridicule); mais vous savez mieux que moi que, dans ce qu'ont écrit les poètes et les historiens, ils se sont plutôt abandonnés au charme de leur brillante imagination qu'ils n'ont été exacts observateurs de la vérité…

Le Scamandre et le Simoïs sont à sec dix mois de l'année: leur lit n'est qu'un fossé… L'Hèbre est une rivière de quatrième ordre. Les vingt-deux royaumes de l'Anatolie, le royaume de Pont, la Nicomédie donnée aux Romains, l'Ithaque, présentement l'île de Céphallonie, la Macédoine, le terroir de Larisse et celui d'Athènes ne peuvent jamais avoir fourni la quinzième partie des hommes dont les historiens font mention. Il est impossible que tous ces pays, cultivés avec tous les soins imaginables, aient été fort peuplés. Le terrain est presque partout pierreux, aride et sans rivière. On y voit des montagnes et des côtes pelées, plus anciennes assurément que les plus anciens écrivains. Le port d'Aulide, absolument gâté, peut avoir été très bon mais il n'a jamais pu contenir un nombre approchant de deux mille vaisseaux ou simples barques…

Je croirais volontiers que les historiens se sont imaginé qu'il était plus beau de faire combattre trois cent mille hommes que vingt mille, et vingt rois plutôt que vingt petits seigneurs.

Et le sagace diplomate conclut:

Dans le fond, les grands auteurs, par la seule beauté de leur génie, ont pu donner des charmes éternels, et même l'être aux royaumes, le nombre aux armées, et la force aux simples murailles. Ils ont laissé de grands exemples de vertu comme de style, fournissant ainsi leur postérité de tous ses besoins… Il n'importe guère de quel pays soient les héros.

Je trouve cette lettre admirable de sens critique et de liberté d'esprit.—Racine, pieux commentateur d'Homère, sait aussi que Pyrrhus n'a pu être qu'un «petit seigneur», selon le mot de Guilleragues. Il sait que le petit château-fort habité par ce jeune chef ne pouvait ressembler à la cour de Versailles. Mais il sait qu'après tout, des vassaux autour d'un chef, c'est encore une cour et que, partout où il y a une cour, il y a un cérémonial. Et il ne craint donc pas de parler de la «cour de Pyrrhus».

Vous vous rappelez que Leconte de Lisle, traduisant Eschyle, ne le trouve pas assez sauvage et, pour nous étonner, rend l'Orestie plus atroce qu'elle n'est dans le texte grec. La «couleur locale», il en remet!—Racine pense, tout au contraire, qu'il importe à notre plaisir que nous ayons le plus possible de pensées, de sentiments et de façons d'être en commun avec ces personnages que leur nom et leur légende placent si loin de nous. Il les tire donc à nous discrètement. Et je crois qu'il a raison. Mais, ce qui est sûr, c'est qu'il ne le fait pas par ignorance, comme des ignorants l'ont cru; et son procédé n'est pas moins réfléchi et voulu que l'artifice opposé du Parnassien solennel et naïf.

En somme, antique et même préhistorique par ses origines, dont le poète conserve soigneusement les traces; grecque par la simplicité, la netteté, l'eurythmie; moderne par la connaissance et l'expression totale des «passions de l'amour», Andromaque est la première de nos tragédies «où nous nous retrouvions tout entiers» (Brunetière), et avec notre âme d'aujourd'hui, et avec nos âmes héritées, celles des ancêtres de notre race. Ah! le pur chef-d'oeuvre que cette tragédie, que ce chaste drame d'héroïque piété conjugale et maternelle, entrelacé à ce terrible drame d'amour meurtrier! Et puis Andromaque respire si bien l'ardente et charmante jeunesse du poète! Il y montre l'audace et la sûreté d'un archer divin.—Pas un vers dans les rôles d'Hermione et d'Oreste qui n'exprime, en mots rapides et forts comme des coups d'épée, les illusions, les souffrances, l'égoïsme, la folie et la méchanceté de l'amour: en sorte qu'on y trouverait la psychologie complète de l'amour-passion et de la jalousie.—Et, dans le rôle d'Andromaque, que de beaux vers simples et doux, qui traduisent, sous la forme la plus limpide et la plus noble, les sentiments les plus tendres, les plus fiers, les plus douloureux! Que de vers qui semblent éclos sans effort, comme de grandes fleurs merveilleuses, comme des lis!

Phèdre sera plus complexe, plus macérée dans la passion: mais nous ne retrouverons plus la fraîcheur de cet enchantement.

SIXIÈME CONFÉRENCE

«LES PLAIDEURS».—«BRITANNICUS»

Je crains de ne vous avoir pas encore assez dit à quel point Andromaque fut une chose originale et nouvelle. Vraiment, elle introduisit l'amour—l'amour tout entier—non seulement sur notre scène, mais dans notre littérature. Pour vous en faire quelque idée, il faut que vous songiez à un autre très grand poète, étranger, et que Racine ne connaissait probablement pas même de nom. Ce que Shakespeare avait fait pour l'amour dans trois ou quatre de ses drames, là-bas, sous une autre forme et selon une autre poétique, Racine, à vingt-sept ans, l'a fait chez nous. Rien de moins en vérité.

On ne sut pas nettement combien c'était neuf et beau. Néanmoins, on s'en douta. Le succès fut très grand. «Andromaque, dit Charles Perrault, fit à peu près autant de bruit que le Cid.» La pièce avait d'abord été jouée à la cour, devant «Leurs Majestés» et quantité de seigneurs et de dames. La duchesse d'Orléans l'avait, nous dit Racine, «honorée de ses larmes». Le jeune roi, d'un si grand goût, aime et défend Andromaque, comme il défendra les Plaideurs et Britannicus.

On en fait une parodie: la Folle Querelle, de Subligny, que Molière, brouillé avec Racine,—vous vous en souvenez,—joue sur son théâtre. La parodie est stupide, mais elle atteste la vogue extraordinaire de la pièce. Dans la famille où Subligny nous transporte, Andromaque est le sujet de toutes les conversations; on en parle au salon, dans l'antichambre, à la cuisine, jusque dans l'écurie. «Cuisinier, cocher, palefrenier, laquais, et jusqu'à la porteuse d'eau en veulent discourir.» «Bientôt, dit un des personnages de la comédie, la contagion gagnera le chien et le chat du logis.» Une maîtresse demande-t-elle sa femme de chambre: celle-ci, répond un laquais, «est occupée à faire l'Hermione contre le cocher dont elle est coiffée». Un maître reproche-t-il à son valet d'avoir mal compris un ordre: «Monsieur, dit le valet, j'ai fait comme Oreste, qui ne laisse pas de tuer Pyrrhus, quoique Cléone lui ait été dire qu'il n'en fasse rien.»

Naturellement, Saint-Évremond, du fond de son exil bavard, dit son mot. Cet homme d'esprit, et qui avait même quelquefois plus que de l'esprit, restait si attaché au Paris de sa jeunesse et à ses admirations des temps heureux, que sans doute il ne pouvait consentir qu'il se fît quelque chose de tout à fait bien depuis qu'il n'était plus là. Il écrit donc, dans sa réponse à Lionne qui lui avait envoyé Andromaque (et son jugement est d'un homme qui ne veut absolument pas céder à son plaisir):

Cette tragédie a bien l'air des belles choses; il s'en faut presque rien qu'il n'y ait du grand. Ceux qui n'entreront pas assez dans les choses l'admireront, ceux qui veulent des beautés pleines y chercheront je ne sais quoi[5] qui les empêchera d'être tout à fait contents.

Et je ne vous dirai pas ce que c'est, puisque Saint-Évremond ne le sait pas lui-même.

En somme, Racine ne dut pas, cette fois, trop souffrir des critiques. Il dut jouir de tout ce bruit. Le succès est là, réel, affirmé par le nombre des représentations, concret, retentissant. Au reste, Racine ne s'oublie ni ne s'abandonne. En voilà un qui s'est défendu jusqu'au jour de la conversion et du renoncement! Le duc de Créqui et le comte d'Olonne se faisaient remarquer parmi les détracteurs de la pièce. Racine, très hardiment, fait courir contre ces deux grands seigneurs l'atroce épigramme que l'on connaît:

     La vraisemblance est choquée en ta pièce,
     Si l'on en croit et d'Olonne et Créqui.
     Créqui dit que Pyrrhus aime trop sa maîtresse.
     D'Olonne qu'Andromaque aime trop son mari;

rappelant ainsi que Créqui n'aimait pas les femmes, et que d'Olonne était immensément trompé par la sienne. (Voir Bussy-Rabutin).

Bref, Racine triomphe. Et il est également heureux dans ses amours. Mademoiselle du Parc est publiquement sa maîtresse; elle a quitté la troupe de Molière à Pâques 1667 et s'est engagée à l'hôtel de Bourgogne pour y jouer Andromaque.

Racine, à cette époque, est si content d'être au monde, qu'il s'amuse à écrire les Plaideurs.

* * * * *

Ce n'était, à ses yeux, qu'un amusement à l'occasion d'un procès qu'il soutient contre des moines comme prieur de l'Épinay (car il avait fini par attraper un bénéfice); procès, dit-il lui-même, «que ni mes juges ni moi n'avons jamais entendu», et que d'ailleurs il perdit.

Racine emprunte aux Guêpes d'Aristophane quelques-uns des traits de sa bouffonnerie, quoique entre les juges d'Athènes et les juges de France, il n'y eût guère de commun que la vénalité quelquefois, et aussi le pli professionnel, la fureur de juger. Vous savez qu'à Athènes, au temps d'Aristophane, tout citoyen pouvait être juge, pourvu qu'il eût trente ans révolus; que les juges, au nombre de six mille (ce qui semble folie pure), étaient annuellement désignés par le sort et répartis entre dix tribunaux criminels ou civils (l'Aréopage, ou cour supérieure, non compris); que les juges recevaient trois oboles par jour, et que, tenant ce salaire du parti au pouvoir, c'est-à-dire des démagogues, et ce salaire, d'autre part, suffisant mal à les faire vivre, il leur était peu habituel de juger soit avec indépendance, soit avec intégrité. C'était un drôle de gouvernement que celui d'Athènes, car c'était un gouvernement parfaitement démocratique. Il est vrai qu'il n'y avait que vingt mille citoyens environ, mais peut-être cent mille esclaves, et un assez riche domaine public. Cela permettait quelques fantaisies. Néanmoins le régime vécut mal et dura peu.

Racine a pris dans les Guêpes peu de chose en somme: le juge qui saute par la fenêtre et reparaît à la cave ou au grenier, le chien criminel et les larmes de sa famille. Pour le reste, il se contente de l'intrigue traditionnelle des farces italiennes, de celle même des farces de Molière: l'amoureux déguisé en robin et faisant signer un contrat de mariage au vieux plaideur qui croit signer un procès-verbal. C'est l'Amour commissaire, au lieu de l'Amour peintre ou de l'Amour médecin.

Moitié en m'encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l'oeuvre (ceci se passait au cabaret), mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda pas à être achevée.

Furetière dut fournir quelques traits: ceux qui se trouvent dans son Roman bourgeois (1666). Despréaux apporta la scène de la dispute de Chicaneau et de la comtesse, qui s'était passée sous ses yeux, chez son frère Boileau le greffier. La comtesse de Pimbêche, c'était la comtesse de Crissé, attachée à la maison de la duchesse douairière d'Orléans, et vieille plaideuse connue pour sa manie. La «pauvre Babonnette», celle qui emporte les serviettes du buvetier du Palais, c'était la femme du lieutenant criminel Tardieu, celle que Boileau placera dans sa dixième satire. Perrin-Dandin à sa lucarne rappelait un vieux juge bizarre du temps du feu roi Louis XIII, un monsieur Portail, conseiller au Parlement, dont Tallemant des Réaux nous dit:

Il était fort homme de bien, mais fort visionnaire. Il avait retranché son grenier et y avait fait son cabinet et ne parlait aux gens que par la fenêtre de ce grenier.

Et l'éloquence solennelle et ridicule de l'Intimé et de Petit-Jean aidé par le souffleur, c'était l'éloquence de beaucoup d'avocats d'alors, comme on le peut voir dans les Historiettes de Tallemant, au chapitre Avocats.

L'avocat Galant, après avoir divisé son plaidoyer, commençait toujours par ce vers:

Has meus ad metas currat oportet equus.

Un autre disait: «Messieurs, cette pauvre femme n'a pas de pain, que les Grecs appellent [Grec: ton arton]. (Ceci doit être inventé, mais je n'en suis pas sûr.) L'avocat La Martellière commença un plaidoyer pour l'Université contre les jésuites par la bataille de Cannes. Un autre commença son plaidoyer par «le roi Pyrrhus…» Le président lui dit: «Au fait! au fait!» Un jeune avocat, plaidant contre un homme qui avait coupé quelques chênes, alla rechercher tout ce qu'il y a dans l'antiquité à l'avantage des chênes. Les druides ni les chênes de Dodone n'y furent oubliés. L'autre avocat, qui l'avait laissé jaser, dit: «Monsieur, il s'agit de quatre chêneaux que ma partie a coupés et qu'il offre de payer au dire d'expert.»

Racine se souvint de tout cela. Peut-être songeât-il aussi, tout bas, à son maître Antoine Lemaître, dont les plaidoyers passaient pour chefs-d'oeuvre en leur temps, mais qui manquaient vraiment de simplicité. (Le pédantisme, tout chaud encore de la Renaissance, reste énorme pendant la première moitié du XVIIe siècle et encore un peu par delà.) Mais Racine s'est surtout servi de Gautier la Gueule, qui venait de publier deux volumes de ses plaidoyers. L'Intimé reproduit très exactement un de ses exordes (d'ailleurs imité du Pro Quintio de Cicéron, où l'on doit dire qu'il est à sa place):

     Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable,
     Tout ce que les mortels ont de plus redoutable
     Semble s'être assemblé contre nous par hasard,
     Je veux dire la brigue et l'éloquence. Car
     D'un côté le crédit du défunt m'épouvante,
     Et de l'autre côté l'éloquence éclatante
     De maître Petit-Jean m'éblouit…

Ainsi les Plaideurs étaient une farce débridée, agressive, toute pleine d'allusions à des personnes et où Corneille lui-même était parodié:

     Ses rides sur mon front ont gravé ses exploits
     Viens, mon sang, viens, ma fille!…
     Achève, prends ce sac…

Elle dut faire scandale devant le public d'alors, fort restreint en somme, qui était au courant de toutes les historiettes et anecdotes et comprenait toutes les allusions. En outre, il est assez probable que bon nombre de juges, de procureurs, d'avocats et de basochiens vinrent «cabaler» contre la pièce. Quoi qu'il en soit, Valincour raconte qu'aux deux premières représentations les acteurs furent presque sifflés et n'osèrent pas hasarder la troisième. Nous dirions aujourd'hui que les Plaideurs furent «un four noir».

Mais, un mois après, le roi vit les Plaideurs à Saint-Germain.

Le roi fut ravi. Le roi savoura ces vers:

     Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
     Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
     À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
     Le manteau sur le nez ou la main dans la poche,
     Enfin pour se chauffer venir tourner ma broche!…

Le roi admira les us et coutumes de la justice dans son beau royaume:

     Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne
     Et chez mon procureur porte-les ce matin.
     Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
… Il viendra me demander peut-être
     Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin
     Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin…

Et encore:

     Monsieur, je suis cousin de l'un de vos neveux.
     Monsieur, Père Gordon vous dira mon affaire.
     Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.
… Deux bottes de foin, cinq à six mille livres!

Le roi goûta la galanterie du bon juge:

     Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause?
    —À personne.—Pour toi je ferai toute chose,
     Parle donc.—Je vous ai trop d'obligation.
    —N'avez-vous jamais vu donner la question?
    —Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
    —Venez, je vous en veux faire passer l'envie.
    —Hé! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux?
    —Bon! cela fait toujours passer une heure ou deux.

Le roi apprécia tous ces traits, qui n'avaient assurément rien de timide. Il n'abolit point la torture, institution de tant de siècles. Il n'ajouta rien, que je sache, à l'ordonnance civile de 1667 par laquelle il avait voulu corriger les dérèglements de la justice. Mais il fut charmé que Racine traitât sa magistrature comme le gouvernement de la troisième République ne laisserait pas traiter la sienne au théâtre; et pourtant!…

Il fit, dit Valincour, de grands éclats de rire. Et toute la cour, qui juge ordinairement mieux que la ville, n'eut pas besoin de complaisance pour l'imiter. Les comédiens, partis de Saint-Germain dans trois carrosses, allèrent porter cette bonne nouvelle à Racine. Trois carrosses après minuit, et dans un lieu où il ne s'en était jamais tant vu ensemble, réveillèrent le voisinage. On se mit aux fenêtres; et comme on vit que les carrosses étaient à la porte de Racine, et qu'il s'agissait des Plaideurs, des bourgeois se persuadèrent qu'on venait l'enlever pour avoir mal parlé des juges. Tout Paris le crut à la Conciergerie le lendemain.

Mais, au contraire, les Plaideurs, ayant plu au roi et à la cour, furent repris à la ville avec un très grand succès.

Les Plaideurs, que Racine avait destinés d'abord au Théâtre-Italien, ne sont qu'un amusement, oui, mais d'un génie charmant, et au moment où ce génie était dans toute l'ivresse de sa jeune force. Si l'on considère le dialogue, je ne vois rien, au XVIIe siècle, de cette verve et de cet emportement de guignol presque lyrique. Ce dialogue si rapide et si coupé, je crois bien que nous ne le retrouverons plus (sauf dans Dufresny peut-être) jusqu'au dialogue en prose de Beaumarchais. Et puis, je suis bien obligé de remarquer que cette folle comédie est la seule de ce temps qui vise, non plus seulement des moeurs, mais une institution.

Mais surtout, la forme des Plaideurs est unique. Elle est beaucoup plus «artiste», comme nous dirions aujourd'hui, que celle de Molière. Les Plaideurs sont la première comédie (cela, j'en suis très sûr) où le poète tire des effets pittoresques ou comiques de certaines irrégularités voulues ou particularités de versification: enjambements, dislocation du vers, ou rimes en calembour:

     Et voilà comment on fait les bonnes maisons. / Va,
     Tu ne seras qu'un sot…
     Mais j'aperçois venir madame la comtesse
     De Pimbêche. / Elle vient pour affaire qui presse
… Bon! c'est de l'argent comptant.
     J'en avais bien besoin. «Et de ce non content
     Aurait avec le pied réitéré…»
… Monsieur ici présent
     M'a d'un fort grand soufflet fait un petit présent.
… Et vous, venez au fait. / Un mot
     Du fait…
     Et quand il serait vrai que Citron ma partie
     Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie
     Dudit chapon, / qu'on mette en compensation
     Ce que nous avons fait avant cette action.
     Quand ma partie a-t-elle été réprimandée?
     Par qui votre maison a-t-elle été gardée?
     Quand avons-nous manqué d'aboyer au larron?
     Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
     A déchiré la robe. On en verra les pièces.
     Pour nous justifier voulez-vous d'autres pièces?…

Et cætera.

Au reste, toute la versification des Plaideurs est une joie. Et ces jeux de prosodie, vous ne les trouverez pas dans les comédies de Molière, ni dans celles de Quinault ou de Montfleury, ni dans celles de Regnard. Chose étrange: cette fantaisie prosodique des Plaideurs, c'est seulement le drame romantique de Hugo qui la reprendra; et c'est, sur un autre ton et avec une autre couleur, Banville dans ses petites comédies lyriques et funambulesques.

Et je suis désolé, pour ma part, que Racine n'ait point écrit d'autre comédie que les Plaideurs.

Mais il croyait avoir mieux à faire. Il était évidemment agacé de deviner partout cette idée:

«Oui, sans doute, ce garçon fait bien parler l'amour: mais tout de même cela n'est pas si fort que notre vieux Corneille. Ah! les tragédies historiques! Ah! les pièces, sur la politique et sur les Romains!» Je suis persuadé qu'une des choses qui ont le plus irrité Racine, ce sont les consultations d'outre-Manche de ce vieux bel esprit de Saint-Évremond, qui, en dernier lieu, avait eu l'aplomb de mettre Attila au-dessus d'Andromaque. Racine songea: «Vous voulez de l'histoire, et notamment de l'histoire romaine? Eh bien, attendez!»

Mais, naturellement, le réaliste Racine ne choisit pas un sujet à grands sentiments ni à grandes joutes oratoires imitées du Conciones. Il ne devait goûter ni les Mort de Pompée, ni les Sertorius, ni les Othon; et ce n'est pas seulement chez les avocats que l'emphase déplaisait à l'auteur du troisième acte des Plaideurs. Il feuillette Tacite; et ce qu'il en retient, c'est encore un drame privé. Mais quel drame! Un des plus atroces de tous, et qui a pour protagonistes deux des âmes les plus souillées et les plus scélérates qu'ait jamais formées—avec les trois concupiscences (des yeux, de la chair et de l'esprit)—la folie de la toute-puissance: Agrippine et Néron.

Il choisit merveilleusement leur point de rencontre. C'est le moment de leur premier heurt: Agrippine est à la fin de ses crimes, Néron au commencement des siens. Aux gestes présents d'Agrippine s'ajoute toute une perspective d'ignominies dans le passé; à ceux de Néron toute une perspective de forfaits dans l'avenir. Par un procédé où excelle ce génie, si fort sous une forme qui se contient, il nous fait entendre plus d'horreurs encore qu'il n'en exprime. Chaque scène s'amplifie dans notre esprit, et de toutes les horreurs qu'elle rappelle, et de toutes celles qu'elle présage.

Le drame est tout en scènes familières, presque de comédie, n'était l'image de la mort partout aperçue et l'attente du dénouement sanglant. Le début est bien frappant: cette impératrice mère qui rôde au petit jour dans les couloirs du palais pour tâcher de surprendre au saut du lit son fils qui se cache d'elle… Cela n'est-il pas dans la couleur de certaines scènes de Saint-Simon? Au second acte, c'est le terrible éveil de la passion de Néron, et la scène cruelle où, tout de suite, il torture la femme qu'il veut avoir. Au troisième acte, c'est la généreuse bravade du petit Britannicus, et son assassinat résolu. Au quatrième, la suprême tentative d'Agrippine, l'audacieuse confession générale par où elle essaye d'épouvanter et de reprendre son fils, puis la dernière hésitation de Néron entre les deux voies ouvertes. Au cinquième, l'empoisonnement pendant le dîner, la terreur dans la maison, la rencontre de Néron et d'Agrippine qui, dès lors, se sent perdue, et—seul ressouvenir, indirect et d'ailleurs charmant, de la civilisation chrétienne—la retraite de la pauvre petite Junie dans le couvent des Vestales. L'action est large, sans vaine complication, mais continue, et intense; Britannicus est une des tragédies de Racine qu'il vaut mieux avoir vu jouer, fût-ce médiocrement.

Laissons le jeune et fier Britannicus; la mélancolique et comprimée Junie, plus sérieuse que son âge, et qui semble, pour Britannicus, une grande soeur autant qu'une amante; et Burrhus, l'honnête homme circonspect, qui a bien du mal à maintenir son honnêteté parmi les concessions exigées par les nécessités d'État, mais qui la maintient tout de même; laissons aussi Narcisse, le tentateur de Néron, aussi bon psychologue, vraiment, que Iago. Les personnages les plus étonnants, c'est encore Agrippine et Néron.

Racine les a exprimés tout entiers dans le moment où il les a saisis. Ce qu'il nous montre ici pleinement, c'est, d'une part, le caractère féminin dans le crime et l'ambition; et c'est, d'autre part, l'action dissolvante du poison de la toute-puissance dans un jeune homme extrêmement vaniteux et qui se pique d'art.

* * * * *

Agrippine est une femme, belle et encore assez jeune. Je rappelle cela parce que nous nous représentons volontiers les grandes ambitieuses de l'histoire comme des créatures désexuées. C'est une erreur. Si Elisabeth, la reine vierge, fut peut-être une «virago», Catherine, lady Macbeth, et, selon toute apparence, la reine Sémiramis, sur qui j'ai peu de lumières, furent très profondément femmes. Agrippine pareillement.

Elle eut souci, nous dit Tacite, de sa tenue extérieure, et elle ne se prostitua jamais qu'à bon escient. Mais nous voyons que, dans toutes ses entreprises, son sexe fut son principal instrument d'action. Encore enfant, elle se donne au vieux Lépide parce qu'il était riche. Cette orgueilleuse, qui se vantait d'être la seule, jusque-là, qui eût été «fille d'un César, soeur, épouse et mère de César», se donne à l'affranchi Pallas, parce que Pallas a l'oreille de Claude. Pendant des années, avant d'être la femme du vieil empereur, elle est sa maîtresse patiente et soumise. Et plus tard, quand elle sent que Néron lui échappe, vous savez par quels moyens elle essaye de le reprendre… «voluptueusement parée et prête à l'inceste». (Et cela n'est pas seulement dans Tacite et Suétone, mais était dans Fabius Rusticus et dans Cluvius.)

L'espèce même (outre les moyens) de son ambition fut bien féminine. Elle paraît avoir tenu beaucoup plus aux titres, aux honneurs et à l'argent qu'à la réalité du pouvoir. Elle «régna» pendant quelque temps, mais ce fut Pallas qui gouverna.

Après des années d'intrigues ténébreuses et de crimes secrets, tout à coup, femme encore en cela, aussi insolente et intempérante dans le triomphe qu'elle avait été patiente et tenace dans la lutte, elle n'a rien de plus pressé que de compromettre son ouvrage par la façon inconsidérée dont elle en jouit. Elle éclate d'orgueil et d'arrogance. Elle a la niaiserie d'exiger, avant tout, des égards. Ce qu'il lui faut, c'est que Néron donne pour «mot d'ordre» aux prétoriens: «la meilleure des mères», c'est de s'asseoir à côté de lui sur le trône et de recevoir avec lui les ambassadeurs. C'est de croire qu'elle préside le Sénat, derrière son rideau, et de s'y laisser deviner. Elle pousse des cris d'aigle quand Néron lui enlève sa garde germanique. Peut-être en s'effaçant eût-elle continué à gouverner son fils. Mais sa rage de présider et de paraître l'emporte. Le pouvoir, pour elle, c'était le diadème, et des licteurs, et des statues dans les temples.

À mesure que son influence décroît, sa prudence diminue. Elle qui fut si constante et si suivie dans ses desseins, elle s'abandonne à de turbulentes contradictions. Lorsque Néron prend pour maîtresse la bonne Acté (je dis la bonne Acté parce que les historiens la soupçonnent d'avoir été quelque peu chrétienne), Agrippine jette d'abord les hauts cris. Mais, peu après, elle offre à Néron son propre appartement «pour cacher des plaisirs dont un si jeune âge et une si haute fortune ne sauraient se passer», et elle lui donne de l'argent tant qu'il en veut. Une autre fois, la complaisance ne lui ayant pas mieux réussi que la rigueur, elle éclate en colères de femme, en folles et stupides bravades. Elle crie «avec des gestes de forcenée» que Britannicus n'est plus un enfant, que c'est lui le légitime héritier de l'empire, que Néron n'est qu'un intrus: «… Je dirai tout, tout! à commencer par l'inceste et le poison. J'irai au camp, je présenterai Britannicus aux soldats. Ils entendront, d'un côté, la fille de Germanicus, et, de l'autre, ce manchot de Burrhus et ce cuistre de Sénèque. On verra!…» Elle prononce des mots irréparables. Visiblement elle a perdu la tête.

Voilà les traits dont Racine a formé son Agrippine. Tous y sont, excepté les complaisances de la mère pour les plaisirs du fils—et l'abominable geste d'Agrippine «prête à l'inceste». Cela, Racine l'a retranché, non par timidité d'esprit, mais par pudeur. En revanche, c'est lui qui a imaginé Agrippine guettant, le matin, le réveil de l'empereur, et aussi la confession de la mère au fils.

* * * * *

Et sur Néron aussi, il a su ou osé tout dire ou tout insinuer. Il n'a omis que le trait hideux de Néron adolescent souillant l'enfance de Britannicus. À part cela, tout le «monstre naissant» y est bien.

Son hérédité est indiquée:

     Je lis sur son visage
     Des fiers Domitius l'humeur triste et sauvage.

(On peut voir dans Suétone que son quatrième aïeul, son trisaïeul et son grand-père avaient été déjà des prodiges de méchanceté.) Donc, le fonds hérité est atroce. Toutefois, le monstre n'ayant encore que dix-huit ans, il garde quelque enfantillage:

     Narcisse, c'est en fait, Néron est amoureux.
    —Vous?—Depuis un moment, mais pour toute ma vie.

répond-il en bon jeune homme. Il se souvient aussi—encore un peu—des leçons de Sénèque, des déclamations d'école sur le juste et l'honnête. Et puis, il y a la décence officielle, les sentiments qu'il convient de paraître avoir. Mais déjà il ne parle qu'avec un dédain ironique de ses «trois ans de vertu». Au reste, son rôle est, pour une bonne moitié, de l'ironie la plus aiguë. Car c'est un garçon fort intelligent. Et c'est un poète et un artiste, cet adolescent vaniteux et sensuel que la toute-puissance rendra monstrueux. Nous voyons passer tour à tour les divers démons qui sont en lui: Plaisir de commander:

Je le veux, je l'ordonne!

Imagination romantique et voluptueuse:

     Excité d'un désir curieux,
     Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,
     Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes
     Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
     Belle, sans ornement… Etc.
     J'aimais jusqu'à ces pleurs que je faisais couler…

Galanterie sèche et d'une fatuité élégante; puis, surgie tout à coup dès le premier obstacle qui s'oppose à son désir, cette cruauté dans l'amour, qui, portée à son plus haut degré, s'appellera le «sadisme», du nom d'un sinistre fou; c'est-à-dire le plaisir d'étendre son être en faisant souffrir, les sensations agréables ayant pour mesure la souffrance d'autrui, et le désir de sentir se confondant avec le désir de détruire…

     Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie…
     Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame…
     Je me fais de sa peine une image charmante…

Et, après ces ironies et ces méchancetés froides, l'explosion de colère sous les mots dont le flagelle Britannicus, la menace d'arrêter tout le monde, et, dès lors, l'assassinat secrètement résolu; puis, le petit attendrissement devant les larmes et l'agenouillement de ce brave Burrhus; mais enfin, sous l'habile manoeuvre de Narcisse, qui, tour à tour, chatouille la vanité de l'homme, l'orgueil du tout-puissant et son besoin de mépriser et, point plus sensible encore, son amour-propre de cocher et de chanteur,—Néron redevenant lui-même et de nouveau consentant au crime.

* * * * *

Oui, tout ce développement de deux âmes brillamment perverses,—Agrippine et Néron,—est très fort et très beau. Mais le plus beau est encore leur rencontre au quatrième acte, la confession de la mère au fils. Car, cette confession d'une audace étrange, Agrippine l'imagine pour arrêter Néron dans la voie criminelle; et il est clair qu'elle ne peut (après réflexion) que l'y précipiter.

Dans ce récit, qui est un pur chef-d'oeuvre par la teneur, la contexture, la progression, par la concision éclatante du style, par la hardiesse de ce qui s'y trouve exprimé et par la hardiesse plus grande des sous-entendus, Agrippine confesse à son fils—à son fils!—toutes ses prostitutions et tous ses divers crimes, notamment l'empoisonnement de Claude:

     Je fléchis mon orgueil, j'allai prier Pallas…
     Silanus, qui l'aimait, s'en vit abandonné
     Et marqua de son sang ce jour infortuné…
     De ce même Pallas j'implorai le secours
     L'exil me délivra des plus séditieux…
     Ses gardes, son palais, son lit m'étaient soumis…
     De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse
     Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte

Ce récit d'une si belle hardiesse apparaît en son lieu comme un moyen dramatique singulièrement puissant. Néron, en l'écoutant, doit se sentir lié par la complicité du crime, par une reconnaissance affreuse, et par la terreur de ce que pourrait faire contre lui une femme qui a fait pour lui tout cela… Agrippine, du moins, se le figure. Car—et ceci est admirable—elle a gardé, malgré tout, des crédulités; elle est mère à sa façon; elle aime Néron comme l'instrument de son pouvoir, mais tout de même aussi, un peu, comme son enfant; et nous la verrons tout à l'heure, après avoir conté ses souillures et ses meurtres à son petit, jouer naïvement à la maternité sentimentale:

     Par quels embrassements il vient de m'arrêter!
     Sa facile bonté, sur son front répandue.
     Jusqu'aux moindres secrets est d'abord descendue.
     Il s'épanchait en fils qui vient en liberté
     Dans le sein d'une mère oublier sa fierté…

Et cependant, après le grand récit, Néron n'a fait que persifler. Mais elle n'a rien vu, rien compris. Il était bien clair pourtant que Néron se sentait d'avance absous par l'étonnante confession maternelle. Ah! que ce récit donne bien la morale du drame! Comme nous concevons bien, nous, par cette revue du passé d'Agrippine, que les crimes de la mère expliquent, appellent, nécessitent les crimes du fils, et qu'ils auront dans ceux-ci leur fructification naturelle et, à la fois, leur inévitable châtiment! Et enfin, quelle perspective cela nous ouvre sur cette extraordinaire famille des Césars, sur cette famille de déments de la toute-puissance! Quelle superbe toile de fond, si je puis dire à la tragédie de Racine!

* * * * *

Cette «toile de fond» remplace avantageusement, à mon avis, la «couleur locale» chère aux romantiques.

Car, il y a bien, dans Britannicus, la couleur historique répandue dans les discours et les sentiments des personnages; il y a aussi, çà et là, des détails qui nous font sentir où nous sommes, dans quelle civilisation et dans quel milieu:

Elle a fait expirer un esclave à mes yeux…

Mais, de couleur locale comme l'entendaient les dramaturges et les romanciers de 1830, il n'y en a pas, Dieu merci! Et c'est une joie de ne trouver, dans Britannicus, ni laticlave, ni rheda, ni lectisternium, ni escargots de Phlionte, ni murènes, ni coquillages du lac Lucrin.

Elle était bien singulière, cette «couleur locale» des romantiques. Je pourrais vous parler de la «couleur locale» espagnole de Ruy-Blas ou de la «couleur locale» Renaissance de Henri III et sa Cour. Mais, puisqu'il s'agit de la Rome impériale, je préfère emprunter à un consciencieux élève de Hugo et de Dumas un petit morceau d'un drame romain. Le jeune Caligula raconte à son oncle Tibère comment il passait son temps à Rome:

J'allais tous les jours à la porte Capène, ce rendez-vous élégant de l'opulence et de la noblesse romaine; c'est un coup d'oeil fort brillant… Des sénateurs, drapés de pourpre, se promènent en litière…; dans les lourdes rhédas, attelées de mules couvertes de lames d'or et de pierres précieuses, sont étendues les matrones voilées; et avec elles se croise le léger cisium où la courtisane grecque, vêtue de robes splendides, conduit elle-même ses amants.

Réfléchissez que c'est exactement comme si, chez nous, dans le courant de la conversation, quelqu'un se mettait à dire:

J'allais tous les jours au Bois de Boulogne, ce rendez-vous élégant de l'opulence parisienne; c'est un coup d'oeil fort brillant. Des messieurs en jaquette ou en veston se promènent dans leur automobile; des hommes de sport conduisent leur mail…

Et ainsi de suite…

Eh bien, c'est ça, la «couleur locale» dans le théâtre romantique[6]. C'est un peu mieux présenté chez les maîtres: mais c'est bien ça, ou ce n'est guère autre chose. C'est comme si les personnages, atteints d'une manie spéciale, éprouvaient, à certains moments, le besoin irrésistible de nommer et de se décrire les uns aux autres les objets de l'usage le plus familier, et des choses auxquelles personne ne fait plus attention dans la vie réelle: tels les petits enfants, lorsqu'ils commencent à parler, prennent plaisir à nommer par leurs noms, avec émerveillement, les ustensiles dont ils se servent. Oui, on dirait parfois que les personnages du drame romantique découvrent, stupéfaits et charmés, la civilisation où ils vivent… Et la conclusion, c'est qu'à cet égard comme à beaucoup d'autres, la tragédie classique, en s'abstenant presque totalement de cette fameuse «couleur locale», est beaucoup moins loin de la vérité…

Et comme aussi je sais gré à Racine de s'être abstenu de «spectacle» et, par exemple, de n'avoir pas mis en scène le dîner où Britannicus est empoisonné! Notez que Racine l'eût pu faire sans manquer gravement à la règle de l'unité de lieu. Mais il ne l'a pas fait, d'abord, si vous voulez, parce que la scène n'était pas assez grande, étant rétrécie, comme vous savez, par des banquettes où venaient s'asseoir des jeunes gens à la mode; mais surtout il ne l'a pas fait par bon jugement, je pense, et parce qu'il savait que la réalisation, forcément sommaire et grossière, d'une scène de ce genre, eût été un peu ridicule. L'assassinat, invisible et proche, annoncé par un tumulte, et par la fuite de Burrhus éperdu, puis raconté dans un rapide détail, nous est assurément plus présent que si nous l'avions sous les yeux. Et quels figurants, par exemple, eussent bien rendu l'attitude marquée par ces deux vers:

     Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
     Sur les yeux de César composent leur visage?

Je crois, d'ailleurs, qu'en général, les gênes soit des trois unités, soit de l'étroitesse des planches, si elles ont imposé à notre tragédie quelques artifices un peu froids, lui ont épargné beaucoup plus de sottises.

Or, cette forte et sombre tragédie de Britannicus—qu'une formule scolaire, qui vient de Voltaire, a qualifiée de «pièce des connaisseurs»—n'eut absolument aucun succès.

D'abord la salle était mal garnie à la première représentation parce qu'à la même heure, il y avait un spectacle apparemment plus intéressant: une exécution en place de Grève.

Et puis, les amis de Corneille et les ennemis de Racine avaient décidé que l'auteur d'Andromaque ne pouvait pas faire une bonne tragédie romaine, et que Britannicus tomberait. D'après un récit souvent cité de Boursault, «les auteurs qui ont la malice de s'attrouper pour décider souverainement des pièces de théâtre et qui s'asseyaient d'ordinaire sur un banc qu'on appelle le banc formidable, s'étaient dispersés de peur de se faire reconnaître». Le vieux Corneille était seul dans une loge, plein de malveillance contre le jeune intrus qui lui disputait ses Romains.

Boileau aussi était là.

Son visage, dit Boursault croyant le railler, son visage, qui, au besoin passerait pour un répertoire des caractères, des passions, éprouvait toutes celles de la pièce l'une après l'autre, et se transformait comme un caméléon à mesure que les acteurs débitaient leurs rôles… Je ne sais rien de plus obligeant que d'avoir à point nommé un fond de joie et un fond de tristesse au très humble service de M. Racine.

Et nous disons, nous: «Ah! le brave homme!»

Mais les ennemis du poète étaient trop nombreux et trop acharnés. Ils tournaient tout à la plaisanterie.

… Le jeune Britannicus, dit Boursault, qui avait quitté la bavette depuis peu et qui semblait élevé dans la crainte de Jupiter Capitolin… D'autres, dit-il encore, furent si touchés de voir Junie s'aller rendre religieuse de l'ordre de Vesta, qu'ils auraient nommé cet ouvrage une tragédie chrétienne si l'on ne les eût assurés que Vesta ne l'était pas.

Le vieux Corneille, avec une affectation d'impartialité, faisait des remarques doctes et relevait les anachronismes de la pièce. Il reprochait à l'auteur d'avoir fait vivre Britannicus et Narcisse deux ans de plus qu'ils n'ont vécu (lui qui, dans Héraclius, avait prolongé de douze ans le règne de Phocas). Boursault (dans l'introduction du petit roman d'Arthémise et Poliante) rapporte les sentiments des malins auprès desquels il se trouvait placé:

Agrippine leur a paru fière sans sujet, Burrhus, vertueux sans dessein, Britannicus amoureux sans jugement, Narcisse lâche sans prétexte, Junie constante sans fermeté, et Néron cruel sans malice.

Plus loin, il dit «que le premier acte promet quelque chose de fort beau et que le second ne le dément pas, mais qu'au troisième il semble que l'auteur se soit lassé de travailler, et que le quatrième ne laisserait pas de faire oublier qu'on s'est ennuyé au précédent, si, dans le cinquième, la façon dont Britannicus est empoisonné et celle dont Junie se rend vestale ne faisaient pas pitié». Voilà la critique du temps, j'entends celle qui se faisait au théâtre même, puis dans les feuilles. Il lui arrivait d'être aussi peu définitive que celle d'aujourd'hui.

Racine fut ulcéré. Il avait fait un grand effort, et il savait bien ce que valait sa pièce. Il se défendit vigoureusement et sans ménager personne:

Que faudrait-il faire, dit-il dans sa première préface, pour contenter des juges si difficiles? La chose serait aisée pour peu qu'on voulût trahir le bon sens. Il ne faudrait que s'écarter du naturel pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action simple, chargée de peu de matière, qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantité d'incidents qui ne pourraient se passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre d'autant plus surprenants qu'ils seraient moins vraisemblables, d'une infinité de déclamations où l'on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu'ils devraient dire.

Cela est pour les deux Corneille, pour Quinault, Boyer, Coras et quelques autres. Et voici qui est spécialement pour le grand Corneille:

Il faudrait, par exemple, représenter «quelque héros ivre, qui se voudrait faire haïr de sa maîtresse de gaieté de coeur» (et c'est Attila), «un Lacédémonien grand parleur» (et c'est Agésilas), «un conquérant qui ne débiterait que des maximes d'amour» (et c'est César dans la Mort de Pompée), «une femme qui donnerait des leçons de fierté aux conquérants» (et c'est Cornélie). Voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs.

Et, à la fin de sa préface, Racine assimilait clairement Corneille au «vieux poète malintentionné» dont parle Térence dans le prologue de l'Andrienne Racine est sans respect ni charité, comme Corneille avait été sans justice. Il ne faut ni s'en étonner ni s'en indigner. Outre que leurs deux génies étaient foncièrement antipathiques l'un à l'autre, la plus grande souffrance de Corneille, c'était la gloire naissante de Racine, comme le grand agacement de Racine était l'éternelle obstruction qu'on voulait lui faire avec l'oeuvre et la gloire de Corneille.

Faiblesses misérables, auxquelles on n'échappe point, et qu'on ne regrette qu'à la mort, ou lorsque tout vous quitte! Il eût cependant été bien que l'ardent jeune homme comprît et respectât la tristesse de l'aventure de Corneille se survivant à lui-même avec un entêtement morose, se traînant dans des ouvrages monotones et malheureux où s'exagéraient toutes ses vieilles manies, et n'ayant plus pour lui que les vieux messieurs et les femmes mûres, ceux et celles du temps de Louis XIII et de la Fronde; alors que lui, Jean Racine, avait la jeunesse, la force, et l'avenir, et les nouvelles générations,—et le roi.

Car le roi fit pour Britannicus ce qu'il avait fait pour les Plaideurs. Il se déclara hautement pour la pièce; et toute la cour après lui: si bien que Britannicus, tombé d'abord à Paris, y fut repris peu après avec un succès assez vif.

Le roi fit plus. Frappé de ces vers du quatrième acte:

     Pour toute ambition, pour vertu singulière,
     Il excelle à conduire un char dans la carrière,
     À disputer des prix indignes de ses mains,
     À se donner lui-même en spectacle aux Romains, etc.

le roi renonça dès lors à paraître dans les ballets de la cour. Le fait est raconté par Louis Racine, confirmé par une lettre de Boileau, et n'est point démenti par l'édition des Amants magnifiques, où le roi figure parmi les danseurs, car nous savons d'autre part que le roi, qui devait y danser et qui avait étudié son rôle, ne dansa point. Il ne dansa plus, encore que les danses de la cour ressemblassent peu au cancan et fussent solennelles comme des liturgies. Et il laissa dire que, s'il ne dansait plus, c'était à cause des vers de Racine; et il est bien probable qu'il le dit quelque jour à Racine lui-même, avec cette bonne grâce qu'il avait quand il le voulait. Je note tout cela: car, songez-y, quels sentiments l'ardent Racine devait-il éprouver pour un roi charmant qui l'avait soutenu dès ses débuts, qui avait sauvé deux de ses pièces, et que quelques vers de lui avaient empêché de danser!

Cependant, Saint-Évremond avait, comme d'habitude, dans une lettre à M. de Lionne, donné son avis sur la pièce nouvelle, et, naturellement, son avis était défavorable. Il commençait bien par dire (et l'éloge ne paraît pas fort pertinent):

Britannicus passe, à mon sens, l'Alexandre et l'Andromaque: les vers en sont plus magnifiques, et je ne serais pas étonné qu'on y trouvât du sublime.

Mais il ajoutait:

Je déplore le malheur de cet auteur d'avoir si dignement travaillé sur un sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable. En effet, l'idée de Narcisse, d'Agrippine et de Néron, l'idée, dis-je, si noire et si horrible qu'on se faisait de leurs crimes ne saurait s'effacer de la mémoire du spectateur, et, quelque effort qu'il fasse pour se défaire de la pensée de leur cruauté, l'horreur qu'il s'en forme détruit en quelque manière la pièce.

Ainsi parle, bizarrement et assez mal, Saint-Évremond, si intelligent et d'esprit si libre par ailleurs.

Et la Rodogune? Et l'Héraclius de votre Corneille? pourrait-on lui répondre. Mais il est très vrai que ce n'est pas la même chose. Cléopâtre dans Rodogune, Phocas dans Héraclius sont bien d'abominables criminels; mais ils sont sans nuances, mais leurs actes même sont commandés par la nécessité d'amener telle situation dramatique; et enfin leur scélératesse est comme en dehors du champ de notre expérience personnelle. Ils tiennent de l'ogre et du croquemitaine. Mais Agrippine et Néron sont des criminels compliqués, partagés, et avec qui, si atroces qu'ils soient, nous ne perdons pas le contact. Ils sont plus effrayants d'être vrais. Saint-Évremond a donc raison à sa manière.

Retenons-en ceci, que ce qui, chez Racine, frappe une bonne partie de ses contemporains, ce n'est pas la douceur, ce n'est pas la tendresse, mais c'est la force, c'est le goût du «noir et de l'horrible» et d'un certain tragique âpre et sombre, d'autant plus sombre qu'il est dans les âmes plus encore que dans les situations.

Saint-Évremond était resté un oracle pour ceux de sa génération. Racine voulait «faire vrai» comme on dit aujourd'hui; mais il voulait aussi réussir. Il se donne, dans la dédicace de Britannicus, pour «un homme qui ne travaille que pour la gloire», dont, après tout, le succès est une marque. Je ne serais donc pas étonné que l'impression de Saint-Évremond sur ce qu'il y a de «noir» et d'«horrible» dans Britannicus ait été une des raisons qui ont amené Racine soit à choisir, soit à accepter le sujet de Bérénice, simple histoire d'amour, et non plus atroce ni sanglante, mais héroïque et pure, et, si l'on peut dire, cornélienne avec grâce et tendresse.

SEPTIÈME CONFÉRENCE

«BÉRÉNICE.»—«BAJAZET»

J'ai à vous parler de la plus tendre et de la plus simple des tragédies de Racine,—et de la plus farouche et de la plus fortement intriguée: Bérénice et Bajazet. Car telle est, sous sa perfection continue, l'extrême diversité du plus sensible et du plus féroce des poètes.

Vous connaissez l'aimable tradition rapportée par Fontenelle dans sa Vie de Corneille, par l'abbé du Bos dans ses Réflexions critiques, par Louis Racine dans ses Mémoires et par Voltaire dans le Siècle de Louis XIV: la duchesse d'Orléans aurait indiqué séparément à Corneille et à Racine le sujet de Bérénice.

M. Gazier a démontré l'an dernier que cela n'était plus très sûr. M. Michaut l'a établi à son tour dans son livre sur Bérénice. Ces deux thèses ont été discutées, en juillet 1907, par M. Emile Faguet, dans deux feuilletons auxquels je vous renvoie.

Non, il n'est certes plus absolument certain qu'Henriette d'Angleterre ait institué cette sorte de concours secret entre Corneille et Racine. Mais il est moins sûr encore que Racine, comme le veut M. Michaut, ait dérobé son sujet à Corneille: procédé qui, d'ailleurs, n'eût point choqué en ce temps-là, les sujets fournis par la mythologie ou l'histoire appartenant à tout le monde, et les exemples étant alors nombreux de deux auteurs traitant, la même année, le même sujet de pièce.

Pour moi, je m'en tiendrais bien volontiers à la tradition, qui, sans être certaine, demeure encore appuyée d'assez bons témoignages et qui, au surplus, n'a rien d'invraisemblable.

Henriette, duchesse d'Orléans, aimait Racine, et elle était curieuse des choses de l'esprit. Racine lui avait lu Andromaque en manuscrit et même encore en projet:

On savait, dit le poète, dans la dédicace d'Andromaque, que Votre Altesse Royale avait daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savait que vous m'aviez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements.

L'idée de faire concourir, à l'insu l'un de l'autre, les deux poètes sur un même sujet semble, assez d'une femme malicieuse et curieuse.—Henriette était alors trop triste, dit-on, venant de perdre sa mère, et trop occupée, pour s'amuser à ce jeu.—Mais la tristesse et les occupations ont des trêves.—Cela, dit-on encore, n'était point trop charitable pour Corneille.—Mais, après tout, Corneille aussi pouvait faire un chef-d'oeuvre. Et si Henriette a secrètement espéré que non, c'est sans doute qu'elle était un peu froissée par la façon dont Corneille et ses amis avaient traité Britannicus.

Voltaire affirme qu'Henriette, en indiquant à Racine le sujet de Bérénice, se souvenait de sa propre aventure avec le roi, et désirait que Racine s'en souvînt. Cela n'est pas tout à fait impossible, bien que, sauf la donnée très générale d'un amour combattu par le devoir, il y ait peu de rapport entre l'histoire de Bérénice et de Titus et celle d'Henriette et du roi son beau-frère. Disons plutôt qu'en proposant ce sujet à Racine, Henriette se souvenait un peu d'elle-même, et davantage de Marie Mancini et du premier amour de Louis XIV. Henriette avait été l'amie d'enfance de Marie et était restée très liée avec elle. Or, après la mort de Mazarin, Louis XIV revit souvent Marie chez sa soeur Olympe, à l'hôtel de Soissons, et Henriette assista plusieurs fois à ces rencontres. Il est fort possible qu'elle ait entretenu Racine de ces détails et qu'elle ait ajouté:—Allez, racontez-nous cette jolie histoire de Bérénice… Ne cherchez pas les allusions, mais ne les craignez pas trop… Cela ne déplaira pas au roi: je le connais… Et moi-même,—quoiqu'il n'y ait pas grande ressemblance entre l'aventure de Bérénice et ce que vous savez peut-être qu'on a dit de moi dans un temps,—eh bien, je me ressouviendrai… et cela m'attendrira…

Sur cette Henriette, madame de La Fayette a écrit un petit livre d'où il ressort: primo qu'elle avait l'esprit romanesque et aventureux et qu'elle aimait le danger; et secundo qu'elle était charmante, justement parce qu'elle avait été malheureuse.

La reine, sa mère, dit madame de La Fayette, s'appliquait tout entière au soin de son éducation, et le malheur de ses affaires la faisant vivre plutôt en personne privée qu'en souveraine, cette jeune princesse prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l'humanité des conditions ordinaires.

Et encore:

… Il y avait une grâce et une douceur répandues dans toute sa personne qui lui attiraient une sorte d'hommage gui lui devait être d'autant plus agréable qu'on le rendait plus à la personne qu'au rang.

Bossuet a eu certainement un faible pour elle. Elle s'était adressée à lui dans les derniers mois de sa vie, quand elle avait voulu devenir une chrétienne sérieuse; et c'est lui qui l'avait assistée à l'heure de la mort. Des sept personnes (en comptant Nicolas Cornet) dont Bossuet a fait l'oraison funèbre, elle est la seule pour qui il ait eu une affection personnelle et vive, et l'on peut dire de la tendresse. Ce sentiment fait de l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre un chef-d'oeuvre très particulier. Il y a, sous ce grave discours tout plein du dogme chrétien, une sensibilité contenue, mais profonde. Henriette, avant de mourir, avait donné à Bossuet son crucifix. Bossuet a tenu à ce que ce détail familier, ce mouvement d'elle à lui, et qui le rapprochait d'elle encore plus, fût rappelé parmi l'austère solennité de l'oraison funèbre; et il l'a rappelé, en effet, ce geste intime, dans une délicate parenthèse. Et ce n'est pas tout: il trouve, dans certain mystère hardi du dogme catholique, de quoi glorifier l'exquise princesse comme jamais femme n'a été glorifiée par aucun adorateur profane. Il affirme que Dieu a immolé des milliers de vies humaines et bouleversé tout un peuple pour qu'Henriette fût catholique.

Pour la donner à l'Église, il a fallu renverser tout un grand royaume. La grandeur de la maison d'où elle était sortie n'était pour elle qu'un engagement plus étroit dans le schisme de ses ancêtres… Mais, si les lois de l'État s'opposent à son salut éternel, Dieu ébranlera tout l'État pour l'affranchir de ces lois. Il met les âmes à ce prix; il remue le ciel et la terre pour enfanter ses élus; et comme rien ne lui est plus cher que ces enfants de sa dilection éternelle, que ces membres inséparables de son Fils bien-aimé, rien ne lui coûte, pourvu qu'il les sauve.

«Il met les âmes à ce prix.» Les âmes? Non pas toutes; il n'y aurait pas moyen. Mais celle-là, oui: et qui osera dire qu'elle n'en valait pas la peine? Voilà ce que je voudrais pouvoir appeler—si je ne craignais de diminuer les choses—un somptueux madrigal théologique.

La pauvre Henriette était morte quand fut jouée cette Bérénice qu'elle eût tant aimée; car Bérénice est tendre et délicate comme elle. Le roi ne put donc échanger avec «Madame» nul sourire mystérieux et mélancolique. Nous savons seulement, par la préface de Racine, que Bérénice eut «le bonheur de ne pas déplaire à Sa Majesté». Cela veut dire que le roi s'y reconnut sans chagrin, et que, dès lors, il y eut donc, entre le roi et Racine, quelque chose de presque intime et confidentiel, quoique inexprimé, qui n'y était pas auparavant…

* * * * *

Mais pourquoi a-t-on pris l'habitude d'appeler Bérénice une élégie divine? C'est, bel et bien, une divine tragédie. Il est vrai qu'elle est fort simple, et que toutes les situations y sont uniquement provoquées par les sentiments des personnages, et sans nulle intervention d'un hasard artificieux: ce dont nous ne nous plaindrons point. Mais, au reste, tout y est «en action»; chaque scène nous révèle, chez les personnages, un «état d'âme» qui ne nous avait pas encore été pleinement montré, et les laisse dans une disposition en partie nouvelle; le mouvement est continu, et l'intérêt est des plus puissants qui soient, puisque ce qu'on nous raconte, c'est l'histoire éternelle de la séparation des coeurs aimants. Oui, c'est bien un drame, harmonieux délicieusement, infiniment douloureux.

Mais qui pourrait mieux parler de Bérénice que Racine lui-même?

Ce qui me plut davantage dans mon sujet, c'est, dit-il, que je le trouvai extrêmement simple.

Et plus loin:

Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge de poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression.

Et enfin:

Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie: il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

Définition libérale et souple. À ce compte, oui, Bérénice est assurément une tragédie; mais on l'appellerait presque aussi bien une haute et noble comédie ou, comme on dit assez mal aujourd'hui, une «comédie dramatique», tant le ton en est souvent approché de la conversation des honnêtes gens. Nulle part Racine ne s'est mieux souvenu du dialogue en vers iambiques de Sophocle et surtout d'Euripide, dialogue où le rythme soutient les familiarités du langage et, par sa continuité, permet de passer insensiblement de ces familiarités mêmes aux expressions les plus poétiques. Dans Bérénice, les vers écrits dans le ton de ceux que je vais citer ne sont point rares:

     Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue.
     Je veux partir; pourquoi vous montrer à ma vue?
     Pourquoi venir encor aigrir mon désespoir?
     N'êtes-vous pas content? Je ne veux plus vous voir.
    —Mais, de grâce, écoutez.—Il n'est plus temps.—Madame.
     Un mot.—Non.—Dans quel trouble elle jette mon âme!
     Ma princesse, d'où vient ce changement soudain?
    —C'en est fait. Vous voulez que je parte demain.
     Et moi j'ai résolu, de partir tout à l'heure,
     Et je pars
.—Demeurez…

C'est parfaitement le ton de la comédie en vers de Molière dans ses plus nobles parties. Cela est même plus simple de style que, par exemple, le couplet d'Alceste jaloux au quatrième acte du Misanthrope. Mais tout de suite, et par le mouvement le plus naturel, la poésie reparaît:

                    —Ingrat! que je demeure?
     Et pourquoi? Pour entendre un peuple injurieux
     Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux?
     Ne l'entendez-vous pas, cette cruelle joie,
     Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie?
     Quel crime, quelle offense a pu les animer?
     Hélas! et qu'ai-je fait que de vous trop aimer?…

Qu'avaient donc ces échauffés de romantiques à railler la «pompe» de la tragédie classique, eux, les plus emphatiques des écrivains?

Mais il est temps de voir si Bérénice est conforme à la définition qu'en donne Racine dans son ingénieuse préface. Il est temps de voir comment Bérénice est «faite», et comment l'ordonnance la plus habile et la plus savante y paraît le développement naturel et nécessaire de la situation une fois donnée.

À première vue, le sujet comportait, outre un ou deux monologues de Titus, deux grandes scènes seulement: la scène d'explication entre les deux amants, et la scène du sacrifice. Racine, chose prodigieuse, a eu l'art de reculer la scène d'explication jusqu'au quatrième acte. Elle est d'autant plus émouvante qu'il nous l'a fait attendre davantage et que, lorsque les deux intéressés se rencontrent enfin, ils savent l'un et l'autre de quoi il retourne et ont été progressivement amenés par le poète au plus haut point de douleur et d'angoisse. Comment s'y est-il pris pour nous rendre à la fois poignants et vrais et ce retardement et cette longue séparation? En connaissant bien ses personnages; en vivant lui-même, profondément, leur vie passionnelle; en se donnant leur âme, car il n'y a pas d'autre secret.

Il a compris que Titus, soit pitié, soit manque d'un affreux courage, devait avoir presque tout de suite l'idée de faire annoncer son malheur à Bérénice par un intermédiaire. D'où le personnage du roi Antiochus. Mais, par une inspiration singulièrement heureuse, il a voulu qu'Antiochus fût amoureux de Bérénice. Et ainsi, non seulement le roi de Comagène sert à reculer le choc décisif entre les deux amants, à accroître, par là, le tragique de ce heurt inévitable, si longtemps souhaité et redouté des spectateurs; non seulement il sert à nous faire connaître Bérénice et Titus en recevant tour à tour leurs confidences: mais, comme ces confidences le crucifient, il nous émeut aussi par lui-même; que dis-je! nous remarquons qu'il est le plus à plaindre des trois, puisqu'il aime, lui, sans être aimé; et pourtant, comme il reste au second plan, sa souffrance discrète ne va point jusqu'à détourner notre attention de ses deux amis: elle nous aide seulement à mieux accepter la cruelle beauté du dénouement, en nous faisant apercevoir, derrière la douleur de Titus et de Bérénice, une douleur plus modeste et peut-être pire.

Dès lors, le drame se déroule tout seul, à ce qu'il semble.

Antiochus, persuadé que Titus, empereur, va épouser Bérénice, vient faire à celle-ci ses adieux et s'accorde, avant de partir pour jamais, la triste satisfaction et de lui avouer et de lui raconter son amour (dans le plus beau peut-être et le plus mélancolique récit amoureux qui soit au théâtre). Et Bérénice veut être douce, et elle est cruelle malgré soi, parce qu'elle aime l'autre et qu'elle croit toucher à son rêve… En vain Phénice, une fine camériste, lui dit: «À votre place, madame, j'aurais retenu ce garçon: car enfin, qui sait?… Titus ne s'est pas encore expliqué.» Mais Bérénice ne veut rien entendre, et nous la plaignons, pauvre petite, d'être si confiante et si gaie. Et c'est le premier acte.

À l'acte suivant, dans l'entretien de Titus et de son confident Paulin, Racine nous expose avec une force et une précision extrêmes les raisons accablantes qu'a le nouveau César de sacrifier Bérénice et de se sacrifier lui-même. Il s'agit de choisir entre une femme et l'empire du monde. L'«obstacle», ici, est donc absolu, en dehors de toute discussion. L'intérêt de Titus, s'il y pouvait songer, se confond avec le premier de ses devoirs. Ce devoir est un peu plus fort, il en faut convenir, que celui qui peut arracher des bras d'une grisette un étudiant que sa famille veut marier et établir, plus fort même que le devoir au nom duquel le père Duval sépare Armand de Marguerite. Quoi qu'elle pense ou croie penser dans le moment, Bérénice elle-même, dans six mois, ou dans un an, ou dans dix ans, mésestimerait Titus d'avoir lâché Rome pour elle. Tout le long du drame vous entendrez ce nom de Rome sonner au commencement des vers ou à la rime inexorablement. Il le fallait pour que Titus échappât à l'odieux. Titus n'est pas libre, et nous savons dès maintenant ce qu'il ne fera pas. Reste à savoir ce qu'il souffrira.

Il vient, il veut parler, et n'en a pas le courage. Il fuit sans avoir rien dit. C'est très simple, et si douloureux! Bérénice ne veut pas comprendre. «C'est sans doute, songe-t-elle, qu'il pleure toujours son père; ou peut-être a-t-il su l'amour d'Antiochus et s'en est-il offensé?» Mais la blessure est faite, et la malheureuse ne croit déjà plus ce qu'elle dit.

Au troisième acte, Antiochus s'acquitte de son triste message auprès de Bérénice. Admirable scène; tous deux souffrent tant! Il a bien, lui, au fond du coeur, un peu d'espoir honteux et inavoué: mais il souffre, premièrement, de faire souffrir celle qu'il aime, et secondement, de savoir que, si elle souffre, c'est qu'elle aime un autre que lui. Et quant à elle… Ah! quelle angoisse d'abord! Puis, quand elle a reçu le coup, le beau cri! Toute sa colère se porte naturellement sur le mauvais messager. Elle lui défend de jamais reparaître devant ses yeux… Mais déjà elle sent bien qu'il ne mentait pas.

Au quatrième acte, la «scène à faire». J'en connais peu qui contiennent autant de douleur humaine. Des pleurs, si brûlants! des plaintes, si mélodieuses et si douces! des cris, si profonds! Il est, lui, torturé d'être une victime qui paraît un bourreau, et d'être obligé de dire des choses qui sont raisonnables et qui semblent atroces. Bérénice s'est retirée, défaillante, dans sa chambre. Presque en même temps, on vient dire à l'empereur qu'elle est mourante et l'appelle—et que le Sénat est réuni et l'attend. Le moment est solennel et souverainement tragique. Il faut opter… Titus se rend au Sénat.

Étant donné la noblesse d'âme et à la fois la violence de passion de nos trois martyrs d'amour, il est certain qu'ils ne peuvent enfin sortir de là que par le sacrifice ou par le suicide. Et c'est pourquoi Bérénice veut mourir; Antiochus veut mourir; Titus lui-même veut mourir: du moins il le dit, et à ce moment-là, il le croit. Elle est bien obligée de reconnaître à ce signe que son amant l'aime toujours, et elle puise dans cette certitude le courage du renoncement. Tous trois feront leur devoir et vivront. Il y a dans cette fin de Bérénice comme un grand mouvement ascensionnel, une contagion montante d'héroïsme, qui rappelle, malgré la différence de la matière, le dernier acte de Polyeucte, et qui est d'une suprême beauté, et si triste! et si sereine pourtant!

Il est à la mode, ces années-ci, de dire que Bérénice est la plus racinienne des tragédies de Racine. Oui, si l'on veut. Car d'abord, elle est, de toutes, la plus rigoureusement conforme aux deux admirables définitions que nous a données Racine de son système dramatique (dans la préface de Britannicus et dans celle de Bérénice même). Elle est, nous l'avons vu, la plus simple, celle qui est faite avec le moins de matière, celle où l'action est le plus purement intérieure.—Elle est aussi celle où Racine s'est le moins soucié de «couleur locale» ou même de couleur historique (sauf pour préciser l'obstacle qui sépare Titus de sa maîtresse). Les formes de la sensibilité y sont bien nettement celles de la cour de Versailles. Titus, c'est bien le roi, jeune, et idéalisé selon son propre rêve. Bérénice, restée un peu vaine et coquette parmi sa grande passion, c'est bien Marie ou Henriette (Racine avait à ce point oublié que Bérénice est juive, que, dans la première version de la pièce, il lui faisait invoquer «les dieux»). Pour les contemporains, cette tragédie était bien, sous son très léger voile antique, une comédie moderne.—Et enfin, si, malgré tout, la «tendresse» est demeurée la marque dominante de Racine aux yeux des générations qui l'ont suivi, Bérénice sera donc la plus racinienne de ses tragédies, puisqu'elle en est la plus tendre,—non pas précisément par Titus, ni même par Bérénice, si «femme», si inconsciemment cruelle pour l'homme qu'elle n'aime pas, mais par ce doux et faible Antiochus, qui résume en lui tous les amants mélancoliques et délicats de l'Astrée et des romans issus de l'Astrée; qui ne sait que gémir et rêver; pèlerin d'amour après le départ de la reine; aisément poète lyrique, dont le romanesque ressemble déjà par l'expression au romanesque des romantiques, et qui revoit Césarée dans le même sentiment que Lamartine reverra le lac du Bourget, et que Musset et Olympio reverront le paysage où ils ont aimé:

Lieux charmants où mon coeur vous avait adorée,

dit Antiochus.

Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,

dit le Musset du Souvenir.

     Regarde, je viens seul m'asseoir sur cette pierre
     Où tu la vis s'asseoir,

dit le Lamartine du Lac; et le Lamartine du Vallon

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Mais, plus magnifiquement, Antiochus:

Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!

Une remarque me vient. Les grandes amoureuses de Racine ne sont certes pas inférieures, par l'ardeur et la démence de leur passion, aux autres «femmes damnées» du théâtre ou du roman. Et cependant avez-vous fait attention que toutes les héroïnes raciniennes sont chastes et, pour préciser, qu'aucune d'elles n'a été la «maîtresse», au sens où nous l'entendons aujourd'hui, de l'homme qu'elle aime? Racine dit de Bérénice:

Je ne l'ai point poussée jusqu'à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n'ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée (auriez-vous cru cela?) elle n'est pas obligée, comme elle, de renoncer à la vie.

Ni Hermione, ni Roxane, ni Phèdre n'ont matériellement péché; et Ériphile a beau avoir été enlevée par Achille et s'être pâmée dans ses bras ensanglantés, elle ne lui a pas appartenu. J'allais rechercher les raisons et les conséquences de cet évident parti pris de Racine. J'allais dire: «C'est peut-être pour cela que toutes ces femmes aiment si fort?» Ou bien j'allais parler de la pudeur de Racine. Mais je m'aperçois que dans le théâtre de Corneille aussi, et, je crois bien, dans tout le théâtre tragique du XVIIe siècle, on ne voit aucune amoureuse—sauf l'Ariane de Thomas—qui ait été déjà possédée par son amant, et que c'est seulement au XIXe siècle qu'on a vu sur la scène des femmes traîner avec soi les souvenirs du lit et les secouer sur le public. La pudeur, justifiée ou non, que je me disposais à attribuer à Racine, appartiendrait donc à tout son siècle.

* * * * *

Bérénice eut un grand succès, non sans soulever d'ailleurs beaucoup de critiques et d'attaques. Il y eut une longue lettre d'un certain abbé de Villars, que madame de Sévigné trouvait charmante, et qui me semble à peu près stupide. Il y eut les vers du ridicule Robinet; il y eut le jugement de l'éternel Saint-Évremond, qui rapproche obligeamment Racine de Quinault:

Dans les tragédies de Quinault, vous désireriez souvent de la douleur ou vous ne voyez que de la tendresse; dans le Titus de Racine vous voyez du désespoir où il ne faudrait qu'à peine de la douleur.

(Comme toujours, Racine paraît trop violent à Saint-Évremond.) Et il y eut une comédie en trois actes: Tite et Titus ou Critique sur les Bérénices, où l'on accuse le Titus de Racine de «cruauté» et de «perfidie» et sa Bérénice de «bassesse d'âme». Et, au XVIIIe siècle, tout le monde répète que Bérénice, c'est très joli sans doute, mais que ce n'est pas une tragédie, que ce serait plutôt une élégie,—comme si cela faisait quelque chose que ce soit ou non une tragédie!

* * * * *

Et le Tite et Bérénice de Corneille? C'est à peu près le contraire de la Bérénice de Racine.

Embarrassé par la simplicité du sujet, Corneille le complique, d'ailleurs ingénieusement. Il suppose que Titus devait épouser Domitie, mais que, tandis que Titus aime Bérénice, Domitie de son côté aime Domitian. Il s'agit donc, pour Domitie et Domitian, d'amener Titus à épouser quand même Bérénice et le Sénat à l'y autoriser. Et donc, tout en travaillant secrètement le Sénat dans cette pensée, Domitian feint d'aimer lui-même Bérénice, afin d'exciter la jalousie de Titus, et pour que cette jalousie le décide à prendre pour femme la belle étrangère. Il suit de là que Domitian et Domitie tiennent une place considérable dans la pièce et relèguent presque Titus et Bérénice au second plan. L'intrigue et les sentiments sont d'une comédie galante.

Autre particularité: c'est Bérénice qui a l'air d'être un homme, comme la plupart des héroïnes de Corneille; et c'est Tite qui parle et agit en femme. Après que le Sénat a donné licence à l'empereur d'épouser Bérénice: «C'est, dit-elle, tout ce que je voulais. Mais je ne vous épouserai pas: adieu.»

Votre coeur est à moi, j'y règne; c'est assez.

Et c'est Tite qui est tendre, faible, incertain. À deux reprises, il se dit prêt à lâcher l'empire et à fuir au bout du monde avec sa maîtresse. Le Titus de Racine déclare tout le contraire:

… Et je dois encore moins vous dire
     Que je suis prêt, pour vous, d'abandonner l'empire…
     Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour.

Chose bien curieuse: si on laisse de côté la forme, c'est plutôt la Bérénice de Racine qui serait cornélienne: car c'est bien au devoir, après tout, qu'elle s'immole: au lieu que la Bérénice de Corneille se sacrifie moitié par orgueil, moitié afin de conserver la vie à son amant, pour qui elle craint les assassins s'il osait épouser une étrangère.

* * * * *

Or, Racine, ayant fait une tragédie si tendre que c'était à peine une tragédie, ayant peint l'amour le plus vrai, mais le plus pur, et un amour qui finalement se sacrifie au devoir, Racine se ressouvint, par contraste, de la démence d'Hermione et d'Oreste, choisit la plus atroce des histoires d'amour, et écrivit Bajazet.

Cette histoire lui fut apportée par son ami Nantouillet, qui la tenait du comte de Cézy, ancien ambassadeur de France à Constantinople. M. de Cézy avait connu, nous dit Racine, «toutes les particularités de la mort de Bajazet; et il y a quantité de personnes à la cour qui se souviennent de les lui avoir entendu conter lorsqu'il fut de retour en France».

Et dans la deuxième préface:

M. de Cézy fut instruit des amours de Bajazet et de la sultane. Il vit plusieurs fois Bajazet à qui on permettait de se promener quelquefois à la pointe du sérail, sur le canal de la mer Noire. M. le comte de Cézy disait que c'était un prince de bonne mine.

Ce Cézy paraît avoir été un homme à aventures. L'historien anglais Ricaut, ambassadeur extraordinaire auprès de Mahomet IV, parle de la «vanité et de l'ambition qu'avait, comme on le dit, le comte de Cézy de faire la cour aux maîtresses du Grand Seigneur qui sont dans le sérail: ce qu'il ne pouvait faire qu'en donnant des sommes immenses aux eunuques». Et c'est pour cela, paraît-il, qu'il était criblé de dettes.

Ainsi Racine put entendre raconter à Nantouillet, d'après Cézy, non seulement l'histoire de Bajazet et de Roxane, mais les aventures de Cézy lui-même, ses rencontres avec les femmes du harem, et mille particularités secrètes des moeurs turques. Et Racine en put retenir tout ce qu'il lui fallait pour son dessein.

* * * * *

Cézy, nous dit Racine, avait raconté la chose «à quantité de personnes». Segrais en était. Il est extrêmement curieux de comparer ce que Segrais avait fait du récit de l'ambassadeur dans une nouvelle intitulée Floridon ou l'Amour imprudent, publiée en 1658, et ce que Racine en fit dans Bajazet.

Dans la nouvelle de Segrais, Roxane est la mère du sultan Amurat, c'est-à-dire une personne assez mûre et dont la passion pour Bajazet prête un peu au sourire. Acomat est un vieil eunuque qui s'entremet entre Bajazet et la sultane mère. La femme aimée de Bajazet, ce n'est point la princesse Atalide, mais une jeune esclave nommée Floridon. La lettre révélatrice est trouvée dans les vêtements de Bajazet. Et la vengeance de la vieille Roxane est assez modeste: elle établit sa rivale dans un palais à Péra, et elle permet à Bajazet d'aller chaque semaine passer une journée avec sa maîtresse; mais, si les amants ne savent pas se contenter de cette concession, elle les fera périr. Cependant, elle les surveille, suit Bajazet en barque et, sous un déguisement, constate la trahison; et, un messager d'Amurat apportant à ce moment l'ordre de mettre à mort Bajazet, Roxane répond que le sultan est maître absolu; et dès le soir Bajazet est étranglé.

Que Segrais ait reproduit assez fidèlement le récit du comte de Cézy, cela paraît probable. Pourquoi? C'est que, si Segrais avait inventé, il aurait inventé mieux, je l'espère. Il aurait sans doute corrigé l'âge de la sultane; il lui aurait prêté une jalousie plus terrible… Du moins, je le crois. Oui, il me semble que Segrais doit reproduire assez exactement Cézy, quant aux faits.

Et alors on voit ce que Racine, lui, a inventé: l'admirable vizir Acomat (au lieu de l'insignifiant eunuque), le vizir Acomat, de si élégante allure et de philosophie si ironique et si détachée, à la manière, vraiment, d'un Talleyrand ou d'un Morny, si vous voulez; tout le rôle, d'une duplicité si douloureuse, de la tendre et torturée princesse Atalide (au lieu de Floridon la petite esclave); tout le caractère de Roxane, qu'il a eu la faiblesse de rajeunir (mais, sans cela, dans quoi entrions-nous?) et enfin l'effroyable dénouement: Roxane, à l'instant où elle vient de faire étrangler Bajazet, étranglée elle-même par le mystérieux nègre arrivé à la fin du troisième acte. C'est dire que l'essentiel de Bajazet est bien de Racine, et aussi que tout ce qu'il a ajouté aux souvenirs de Cézy est justement ce qui, dans sa tragédie, nous paraît le plus «turc» par l'esprit.

Or, lorsque Bajazet eut été joué, le mot d'ordre, parmi les ennemis de Racine, fut de dire: «Ce sont des Français sous l'habit turc.» Ce fut leur «tarte à la crème».

Étant une fois près de Corneille sur le théâtre à une représentation de Bajazet, il me dit: «Je me garderais bien de le dire à d'autres que vous, parce qu'on dirait que je parlerais par jalousie mais, prenez-y garde, il n'y a pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les sentiments qu'il doit avoir et que l'on a à Constantinople; ils ont tous, sous un habit turc, les sentiments qu'on a au milieu de la France.»

Qui parle ainsi? Segrais, d'après le Segraisiana. Et c'est assez amusant, parce que, s'il y a quelque chose de faiblement «turc», c'est bien la nouvelle inspirée à Segrais par les conversations de Cézy et qui ressemble à toutes les vagues nouvelles espagnoles du temps.

Ce qui est certain, c'est que Racine a très bien profité de Cézy,—et probablement aussi du grand voyageur Bernier qu'il avait vu dans la compagnie de Molière, de Chapelle et de Boileau,—et, en outre, de ses lectures. Ne lui demandez pas l'Orient pittoresque des romantiques: qu'en aurait-il fait? Ne lui demandez pas le bric-à-brac des Orientales. Bajazet manque évidemment d'«icoglans stupides», de «Allah! Allah!», de yatagans, de minarets et de muezzins. Dans le Bourgeois gentilhomme, joué l'année précédente, Cléante, déguisé en fils du Grand Turc, disait à M. Jourdain: «Que votre coeur soit toute l'année comme un rosier fleuri. Que le Ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents.» Racine aurait pu se ressouvenir de cette turquerie facile et l'adapter au style tragique. Je ne crois pas qu'il y ait songé. La couleur locale de Racine reste surtout intérieure. Mais enfin, dès le début, il marque, par quelques détails habilement placés, la civilisation où il nous transporte. Il nous fait connaître ou nous rappelle les us des sultans à l'égard de leurs frères, la loi du mariage chez le Grand Turc, et que la favorite n'est sultane qu'après la naissance d'un fils, etc. Il n'oublie ni la position et les dangers habituels des grands vizirs, ni le rôle des janissaires, ni celui des ulémas, ni l'étendard du prophète, ni la porte sacrée, ni les muets. Et même, çà et là, se détachent quelques vers, à demi pittoresques seulement, mais tels que nous achevons facilement les images qu'ils indiquent:

     Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
     Cette foule de chefs, d'esclaves, de muets,
     Peuple que dans ses murs renferme ce palais,
     Et dont à ma faveur les âmes asservies
     M'ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies…
     Nourri dans le sérail, j'en connais les détours…
     Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins,
     Né sous le ciel brûlant des plus noirs africains…

Au surplus, nous savons que, pour Bajazet, on chercha la fidélité du costume avec plus de soin qu'on n'en mettait alors à ces choses. Et enfin, si nous ne demandons à Racine que ce qu'il nous annonce dans sa préface, et qui est déjà beaucoup, à savoir «les moeurs et maximes des Turcs»,—et cela, bien entendu, sous la forme dramatique,—nous trouverons qu'il n'a pas mal tenu sa promesse.

D'abord, l'action est toute turque. C'est l'histoire d'une conspiration de sérail qui échoue et qui se termine par une muette tuerie. Un vizir disgracié veut donner le trône au frère du sultan absent, en s'aidant de l'amour que ce frère a inspiré à la sultane favorite. La maladroite vertu du jeune prince vient déranger les plans du vizir, et le sultan, qui veille de loin, fait tout étrangler.

Nulle tragédie n'est plus enveloppée de mystère et d'épouvante. C'est bien le sérail, tel du moins que nous nous le figurons… Roxane, au moment où commence l'action, n'a pu communiquer avec Bajazet que par l'intermédiaire d'Atalide. Personne, sauf Roxane et Acomat, ne circule librement. Durant quatre actes sur cinq, Bajazet est gardé à vue. Il y a des yeux et des oreilles dans la muraille: les oreilles et les yeux du sultan. Nous sentons cela, dès la première scène, par l'entretien du vizir avec Osmin, son agent secret. Un premier messager, envoyé par Amurat pour demander la tête de Bajazet, a été supprimé sans bruit. Mais voilà qu'à la fin du troisième acte survient silencieusement un nouveau messager, le mystérieux nègre Orcan. Tous les personnages jouent leur tête et le savent. Si Acomat, ayant échoué dans son dessein, ne peut s'échapper à temps, il recevra le cordon de soie. Si Bajazet repousse Roxane, elle le tue, mais elle meurt. Bajazet et Atalide sont entre les mains de Roxane, et Roxane est sous la main du sultan. Sur leurs passions, leurs haines, leurs ambitions, leurs amours, plane une menace générale et impartiale de mort. Ils ont tous la tête dans un noeud coulant qu'on n'aperçoit pas et dont le bout est là-bas, à Bagdad. Et, tandis qu'ils s'agitent dans cette ombre funèbre, nous avons l'impression que quelqu'un des esclaves noirs qu'on voit glisser au fond de la scène conclura le drame.

Cela est déjà assez «oriental», ne croyez-vous pas? Mais les personnages eux-mêmes, surtout Acomat et Roxane, sont-ils donc si «francisés»?

Le subtil Acomat est, par ses principaux traits, le type même d'une certaine espèce d'hommes politiques, et, en même temps, un Turc fort vraisemblable. Ses desseins sont bien ceux d'un vizir expérimenté et du ministre d'un despote soupçonneux et jaloux: ils n'impliquent aucune préoccupation de l'intérêt public, et le vizir ne compte, pour les réaliser, que sur l'intérêt personnel et immédiat de ceux qu'il y associe. Ce plan est hardi et assez compliqué. Comme il sait que le sultan, à son retour, le ferait probablement étrangler, il veut lui substituer son frère, qui est doux, charmant, et «de bonne mine». Roxane, souveraine maîtresse au sérail, a reçu l'ordre de faire tuer Bajazet: mais Acomat lui montre ce brave jeune homme, et elle prend feu. Bajazet épousera Roxane, sera sultan,—puis fera d'elle ce qu'il lui plaira. Acomat doit épouser la cousine de Bajazet, Atalide (c'est pour cela que Roxane, d'abord, ne se méfie point d'elle), et restera le véritable maître de l'empire. Il est bien sûr de son affaire; l'intérêt de Bajazet et de Roxane lui répond du succès.

Mais il a compté sans la fierté du jeune prince et surtout sans son amour pour Atalide. Il n'a pu soupçonner que cette petite fille irait mettre tout ce grand ouvrage à néant. La finesse d'Acomat est courte par un côté: elle ne fait pas la part du désintéressement possible dans les actions humaines. Mais au reste, ce dessein difficile, audacieux et cependant sans grandeur, le vizir en poursuit l'accomplissement avec sérénité. Ce vieil homme ironique et rusé, qui a déjà eu l'esprit de survivre à plusieurs sultans et qu'une barque secrète attend toujours dans le port en cas de malheur, envisage tranquillement la mort; et, comme il en a la duplicité légendaire, il a bien aussi la résignation, le majestueux fatalisme des hommes de sa race. S'il débitait çà et là quelques versets du Coran et s'il émaillait ses propos de quelques métaphores incohérentes, je vous jure qu'il nous paraîtrait Turc avec intensité et de la tête aux pieds.

Je ne sais si la façon d'aimer de Roxane est exclusivement orientale, et, à vrai dire, j'en doute. Mais il est certain que son amour répond assez à l'idée que nous nous faisons de l'amour d'une sultane, d'une femme de harem, d'une personne sensuelle, grasse, aux paupières lourdes, aux lèvres rouges, désoeuvrée et totalement dépourvue tendresse, de mièvrerie et d'idéalisme. C'est un amour charnel et furieux, que le danger excite, et qui se tourne en cruauté quand ce qu'il désire lui échappe. Elle adore Bajazet avant de lui avoir jamais parlé: vous pensez donc bien que ce n'est pas de son âme qu'elle est éprise. Les sentiments de Roxane sont simples; elle est naïve et terrible. Elle a cru, sur les rapports d'Atalide et sur quelques faibles apparences, à l'amour de Bajazet. Lorsqu'elle soupçonne qu'elle s'est trompée, elle éclate en transports sauvages; et ce qu'elle trouve de mieux pour persuader et attendrir l'homme qu'elle aime, c'est de lui dire: «Prends garde! ta vie est entre mes mains. Si tu ne m'aimes, je te tue!» Mais elle espère encore, et c'est pourquoi elle l'épargne. Quand elle ne peut plus douter, quand elle sait qu'il aime Atalide et que tous deux la trompaient, elle lui fait cette étonnante proposition: «Je vais faire étrangler ma rivale sous tes yeux. Au reste, je ne te demande pas de m'aimer tout de suite:

Viens m'engager ta foi: le temps fera le reste

C'est dire qu'elle n'en veut qu'à son corps. (Mais sur quelles étranges caresses compte-t-elle donc pour s'emparer de lui?) Il refuse. Alors, qu'il meure! Au moins, personne ne l'aura! Et elle jette son terrible: «Sortez!»

Roxane est un des animaux les plus effrénés qu'on ait mis sur la scène. Elle est la plus élémentaire et la plus brutale des quatre amoureuses meurtrières de Racine.

Bajazet et Atalide, complexes, d'une humanité plus épurée, plus tendre, je dirai: «plus chrétienne», font avec la sultane un contraste intéressant.

Il ne me paraît point que Bajazet soit un personnage aussi pâle qu'on l'a dit quelquefois.—Il est de son pays et de sa race, lui aussi, par quelques côtés: ainsi il veut bien mentir jusqu'à un certain point,—et il a le mépris absolu de la mort. Mais il n'est Turc qu'à moitié, et c'est ce qui le perd,—et c'est aussi ce qui rend son caractère très attachant. S'il était tout à fait de chez lui, il mentirait jusqu'au bout, il épouserait Roxane sans hésitation,—quitte à la faire coudre après dans un sac,—et il n'aimerait pas Atalide de cet amour chaste, délicat, profond, immuable.

Mais les moeurs du harem lui sont odieuses, et la passion farouche et toute sensuelle de la sultane lui répugne. Il compare cette bête voluptueuse, qui halète de désir autour de lui, à sa petite compagne d'enfance, à la gracieuse et modeste princesse Atalide. Il est évidemment spiritualiste et monogame. Il faut avouer que Racine l'a beaucoup tiré à nous.

Mais alors, dira-t-on, qu'il soit tout à fait vertueux! Ce pur jeune homme n'en joue pas moins, avec l'impure sultane, un rôle d'une fâcheuse duplicité et qui lui donne une assez plate allure.—Mais d'abord, cette duplicité se borne à des réticences et à des silences: il laisse Roxane croire ce qu'elle veut.—C'est pire, réplique-t-on.—Attendez; voici par où Bajazet se relève. Cette dissimulation aurait quelque chose d'assez bas s'il s'y pliait par crainte de la mort. Mais la mort, comme j'ai dit, il n'en a point peur; il la connaît; il vit avec elle; depuis qu'il est au monde, il l'a vue assise à son chevet. Entendez-le répondre à Acomat qui le presse d'épouser Roxane:

… Acomat, c'est assez.
     Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
     La mort n'est pas pour moi le comble des disgrâces.
     J'osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces;
     Et l'indigne prison où je suis enfermé
     À la voir de plus près m'a même accoutumé.
     Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée:
     Elle finit le cours d'une vie agitée…

Non, s'il craint, ce n'est point pour sa vie, c'est pour son amour, c'est pour Atalide. C'est pour elle qu'il consent à mentir comme il fait.

Et alors, à y regarder de près, son cas paraît digne d'une sympathie et d'une pitié immenses. Bajazet, c'est l'honnête homme engagé dans une situation fausse, contraint de s'abaisser moralement à ses propres yeux pour faire ce qu'il croit être son devoir,—et de revêtir des apparences équivoques au moment même où il est en réalité le plus héroïque. Le type devient ainsi très général. Tous ceux-là aimeront et comprendront Bajazet, qui ont été obligés de mentir et de soutenir péniblement leur mensonge, par amour, fidélité, «loyalisme», compassion, et pour épargner des douleurs à une autre créature. Ce rôle si compliqué, si gêné, si peu «avantageux» contient donc plus de tragique peut-être que les grands rôles des héros de tragédie. Je voudrais seulement que Bajazet nous dît mieux,—oh! tout simplement dans quelque monologue,—à quel point il souffre des hontes et des abaissements qu'un devoir supérieur lui impose. On verrait tout de suite sous un autre jour ce personnage calomnié.

Dans ce drame où tout le monde ment, la petite princesse Atalide est encore celle qui ment le plus. Mais, outre qu'elle a la même excuse que Bajazet, on lui en veut moins parce qu'elle est femme. Je crois bien, d'ailleurs, que nul ne souffre plus qu'elle: elle a constamment le coeur dans un étau. Songez à ce que doivent être les sentiments d'une femme amoureuse qui s'entremet, pour son amant, auprès d'une autre femme, et le lui vante, et le lui offre, et le lui envoie; songez quel horrible effort, et quelles craintes, quels soupçons, quelle jalousie! La scène où elle supplie son amant de se prêter à ce jeu et, tout de suite après, celle où elle croit qu'il s'y est trop prêté, sont d'une vérité particulièrement poignante. Avec cela, elle est délicieuse. Racine a voulu l'opposer fortement à l'esclave Roxane. Elle est comme la soeur-fiancée de Bajazet; ils ont été élevés ensemble dans un coin du sérail, tels que deux colombes dans une cour de mosquée. Cette petite princesse qui ment si bien, qui défend son amant avec tant d'énergie et qui, enfin, le perd parce qu'elle l'aime trop, a pourtant des grâces réservées et chastes de religieuse égarée dans un harem.

* * * * *

En résumé, de même que Bérénice est la plus racinienne des tragédies de Racine parce qu'elle en est la plus tendre, Bajazet est la plus racinienne des tragédies de Racine parce qu'elle en est la plus féroce, et que nulle n'offrit jamais (avec un tel entrecroisement de duplicités) un plus épouvantable jeu de l'amour et de la mort.

Mais, comme j'ai dit, le mot d'ordre était donné: il était convenu que la pièce (défaut impardonnable!) n'était pas turque. Apparemment la Sultane de Gabriel Bonnyn (1561), le grand et dernier Soliman de Mairet (1639), le Soliman de Dalibray (1637), la Roxelane de Desmares (1643), le Grand Tamerlan et Bajazet de Magnon, et l'Osman de Tristan l'Hermite (1656) l'étaient davantage? Le ridicule Robinet, ami de Molière, s'égaya sur le peu de turquerie de Bajazet. Donneau de Visé, autre ami de Molière, découvrit dans des livres, tels que les Voyages du sieur Le Loir contenus en plusieurs lettres écrites du Levant ou l'Abrégé de l'histoire des Turcs de Du Verdier, que la tragédie de Racine était pleine d'erreurs, qu'Amurat s'était défait de Bajazet en même temps que de son frère Orcan, et que Roxane avait été avec Amurat au siège de Bagdad. Et la grosse Sévigné, après avoir assez vivement admiré Bajazet, n'osa plus le faire quand son odieuse fille l'en eut réprimandée.

Racine, cette fois, ne répliqua ni ne discuta. Il répondit froidement dans sa première préface:

C'est une aventure arrivée dans le sérail. Je la tiens du chevalier de Nantouillet, qui la tenait du comte de Cézy. J'ai été obligé de changer quelques circonstances. Mais, comme ce changement n'est pas fort considérable; je ne pense pas qu'il soit nécessaire de le marquer au lecteur. La principale chose à quoi je me suis attaché, ç'a été de ne rien changer ni aux moeurs ni aux coutumes de la nation.

Rien de plus. Pour le reste, allez-y voir, ou interrogez ceux qui ont entendu M. de Cézy. Et la façon péremptoire et ironique dont il se dérobe ici, parce qu'il sait que, cette fois, on n'ira pas voir, nous montre tout ce qu'il devait y avoir de concession aux pédants et sans doute de moquerie secrète dans les passages de ses préfaces où il se donnait tant de mal pour prouver l'existence historique de tel ou tel personnage secondaire qu'il aurait pu simplement inventer.

Mais ici, je le répète, il dédaigne de répondre. Ce n'est même que quatre ans plus tard (préface de 1676) qu'il aura cette belle et ingénieuse remarque sur «l'éloignement du pays qui répare en quelque sorte la trop grande proximité du temps» et qu'il expliquera comment la vie du harem est propre à rendre les femmes plus savantes en amour. En 1672, il ne dit rien. Bajazet n'en a pas moins un très grand succès. Racine sent, à ce moment, toute sa force. Il va entrer à l'Académie. Il n'a plus grand'chose à désirer; et il semble qu'une sorte de détachement commence à s'opérer en lui. Il sait qu'il n'écrira rien de plus violent ni déplus tragique que Bajazet. Que va faire maintenant cette âme dévorante?

HUITIÈME CONFÉRENCE

«MITHRIDATE»—«IPHIGÉNIE»—«PHÈDRE»

On sait bien que

Dans un objet aimé tout nous devient aimable.

Je vous avoue que j'aime Racine tout entier et que je ne voudrais rien perdre de lui, pas même Alexandre ni même cette Thébaïde, qui est l'exercice d'un écolier aimé des dieux. Et, d'autre part, si je me permettais d'exprimer une préférence pour tel ou tel des ouvrages profanes de sa maturité, je craindrais presque de l'offenser et de lui faire de la peine, et je craindrais aussi de me tromper. Toutefois, ne puis-je vous dire que si, par une hypothèse d'ailleurs absurde, je me trouvais absolument forcé de faire un choix, les deux tragédies que je sacrifierais avec le moins de désespoir, ce serait peut-être Mithridate (malgré Mithridate et Monime) et Iphigénie (malgré Iphigénie et Ériphile), et que celles que je voudrais sauver, si tout le reste devait être détruit (supposition fort peu raisonnable), ce serait Andromaque, Bajazet et Phèdre,—et Bérénice, qui est à part.

Et sans doute je me contente d'exprimer ici des prédilections personnelles, et l'on peut me dire que ce n'est plus de la critique; comme s'il n'y avait pas toujours, au fond et à l'origine de la critique, l'émotion involontaire de notre sensibilité en présence d'une oeuvre, et cette simple et irréductible déclaration: «j'aime» ou «je n'aime pas». Mais, au surplus, je pourrais ici donner des raisons. Andromaque, Bajazet, Phèdre me paraissent les trois drames où Racine est lui-même jusqu'au bout; où il l'est avec hardiesse et violence; les trois drames de la passion totale, qu'on n'avait pas faits avant Racine, et que je doute un peu qu'on ait refaits après lui. Andromaque, Bajazet, Phèdre ne sont que très partiellement influencés par les moeurs, le goût, les préjugés du XVIIe siècle. Au contraire, Mithridate et surtout Iphigénie me semblent les deux pièces où le poète s'est le plus plié, sciemment, ou non, aux moeurs et au goût de son temps, et à l'idée que ce temps se faisait de la beauté. Mithridate et Iphigénie sont, parmi les tragédies de Racine, les plus «pompeuses» (je ne donne pas à ce mot le sens un peu défavorable qu'il a pris, et qu'il n'avait pas alors); celles qui s'appareillent le mieux aux autres formes de l'art du XVIIe siècle, aux tableaux de Lebrun, aux statues de Girardon ou de Coysevox, aux jardins de Le Nôtre, au palais de Versailles; bref les plus «louis-quatorziennes», si je puis dire.

Aussi sont-ce les deux tragédies que le roi aima le mieux, et celles qui (Andromaque mise à part) eurent le plus de succès en leur temps. Toutes deux eurent en outre une magnifique carrière officielle (comme nous dirions aujourd'hui), firent partie de divertissements, de fêtes données à l'occasion d'événements royaux et nationaux (c'était alors même chose), de mariages ou de victoires royales et françaises. Toutes deux, peut-être à cause de cela, furent ménagées par la critique.

* * * * *

Dans ces années de Mithridate et d'Iphigénie, Racine, qui vient d'entrer à l'Académie, le 12 janvier 1673, à trente-trois ans, apparaît un peu «poète-lauréat» au sens anglais, poète de la cour: ce qui, je me hâte de le dire, n'a rien de désobligeant pour lui; car il y a dans cette cour bien de l'esprit et un bien grand goût; et les admirateurs les plus déclarés de Racine, c'est le grand Condé, c'est Colbert, c'est le duc de Chevreuse, et ce sont les Mortemart, si renommés pour leur esprit Vivonne, madame de Thianges, madame de Montespan.

Donc, on lit dans le Journal de Dangeau (dimanche 5 novembre 1684): «Le soir, il y eut comédie française; le roi y vint, et l'on choisit Mithridate, parce que c'est la comédie qui lui plaît le plus

Mithridate fut joué très souvent à la cour: à Saint-Germain, à Fontainebleau, à Chambord, à Versailles,—et à Saint-Cloud (1680) pour la dauphine nouvellement mariée.

Iphigénie fut jouée pour la première fois à l'Orangerie, dans les «Divertissements de Versailles donnés par le roi à toute sa cour, au retour de la conquête de la Franche-Comté en l'année 1675». Et voici la description des lieux, d'après le Mercure galant:

La décoration représentait une longue allée de verdure, où, de part et d'autre, il y avait des bassins de fontaines, et d'espace en espace des grottes d'un travail rustique, mais travaillées très délicatement. Sur leur entablement régnait une balustrade où étaient arrangés des vases de porcelaine pleins de fleurs; les bassins des fontaines étaient de marbre blanc, soutenus par des tritons dorés; et dans ces bassins on en voyait d'autres pins élevés qui portaient de grandes statues d'or. Cette allée se terminait dans le fond du théâtre par des tentes qui avaient rapport à celles qui couvraient l'orchestre; et au delà paraissait une longue allée, qui était l'allée même de l'Orangerie, bordée des deux côtés de grands orangers et de grenadiers entremêlés de vases de porcelaine remplis de diverses fleurs. Entre chaque arbre il y avait de grands candélabres et des guéridons d'or et d'azur qui portaient des girandoles de cristal allumées de plusieurs bougies. Cette allée finissait par un portique de marbre; les pilastres qui en soutenaient la corniche étaient de lapis, et la porte paraissait toute d'orfèvrerie. Sur ce théâtre, orné de la manière que je viens de dire, la troupe des comédiens du roi représenta la tragédie d'Iphigénie.

Je ne dis que ce que je dis, et ce n'est pas moi, comme vous le pensez bien, qui méconnaîtrai la force et la vérité d'Iphigénie et de Mithridate. Mais enfin on sent qu'entre ce décor et Mithridate ou Iphigénie, entre ce décor et ces vers d'Iphigénie, par exemple:

Mon respect a fait place aux transports de la reine,

ou bien:

Vous n'avez pas du sang dédaigné les faiblesses,

il n'y a pas de profonde disconvenance. Mais il me semble qu'il y en aurait, ou que du moins on en pourrait apercevoir, entre ce décor et certains cris d'Hermione, de Roxane et de Phèdre. Ces cris auraient fêlé les girandoles sur les guéridons d'or et d'azur.

Et c'est pourquoi Mithridate et Iphigénie me semblent les deux seules tragédies auxquelles se puissent appliquer, avec quelque apparence peut-être de justesse, les vers de Voltaire sur ces amoureux que l'Amour «croit des courtisans français»—et aussi les éternelles railleries de Taine, dont c'était la manie de ne voir dans les tragédies de Racine qu'une reproduction de Versailles, par exemple ce passage des Nouveaux Essais de critique et d'histoire:

Mettez (dit-il après avoir parlé de l'Achille grec), mettez en regard le charmant cavalier de Racine, à la vérité un peu fier, de sa race et bouillant comme un jeune homme, mais discret, poli, du meilleur ton, respectueux pour les captives… leur demandant permission pour se présenter devant elles, tellement qu'à la fin il ôte son chapeau à plumes et leur offre galamment le bras pour les mettre en liberté… Une des causes de l'amour d'Iphigénie, c'est qu'Achille est de meilleure maison qu'elle (?); elle est glorieuse d'une telle alliance: vous diriez une princesse de Savoie ou de Bavière, qui va épouser le dauphin de France.

Il y a du vrai, un peu. Racine, en faisant parler ou de légendaires héros d'il y a trois mille ans, ou, comme dans Mithridate, des rois à demi barbares d'il y a deux mille ans, leur a prêté quelque chose du langage, des sentiments et des manières qui passaient pour les plus nobles en son temps. Mais j'ajoute: «Pourquoi non?» ou «Qu'est-ce que cela fait? En quoi cela est-il si ridicule? Est-ce que l'âme d'un gentilhomme accompli de la cour de Louis XIV ne peut pas être quelque chose de fort intéressant? Est-ce que ses façons ne sont pas de fort belles façons, et qui supposent délicatesse morale, respect de la femme, fierté disciplinée, maîtrise de soi?» Mais, en réalité, il y a dans Racine une harmonieuse fusion de la noblesse et de l'élégance morales comme on les entendait au XVIIe siècle, avec l'allure et la grandeur héroïques comme elles nous sont présentées dans le théâtre grec. Racine mêle et combine l'humanité supérieure de l'antiquité avec l'humanité supérieure de son temps. Cette combinaison est belle. Elle n'est point absurde, le fond de l'âme humaine persistant sous les différences de costumes,—et Achille révolté (dans l'Iliade) étant assez proche parent de Condé rebelle.—Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'un des éléments de cette combinaison, l'élément «Louis XIV», domine un peu plus dans Mithridate et surtout dans Iphigénie que dans les autres pièces de Racine.

Et maintenant, quelques remarques séparées sur chacune de ces deux tragédies «pompeuses».

* * * * *

Disons-nous bien que Corneille ne pensait qu'à Racine, et que Racine ne pensait qu'à Corneille, et que ce n'était pas pour s'entr'aimer.

L'épine au coeur d'Eschyle s'appelle Sophocle, et au coeur de Corneille Jean Racine. Oh! le délaissement du grand poète qui a oublié de mourir jeune! La douleur de survivre à ses succès, de se voir passé de mode et remplacé par une génération d'écrivains qui semblent avoir le cerveau fait autrement que lui! «Ma veine, dit Corneille dans une Épître au roi de 1667 (l'année d'Andromaque),

     N'est plus qu'un vieux torrent qu'ont tari douze lustres;
     Et ce serait en vain qu'aux miracles du temps
     Je voudrais opposer l'acquit de quarante ans.
     Au bout d'une carrière et si longue et si rude,
     On a trop peu d'haleine et trop de lassitude;
     À force de vieillir un auteur perd son rang:
     On croit ses vers glacés par la froideur du sang;
     Leur dureté rebute, et leur poids incommode
     Et la seule tendresse est toujours à la mode!»

Il ne veut point convenir, d'ailleurs, qu'il y a autre chose que de la tendresse dans Racine. Racine l'irrite, le scandalise,—et l'attire. S'il pouvait, lui aussi, ou s'il voulait!… De ce trouble, je pense, naîtra Suréna, au lendemain du triomphe royal d'Iphigénie. On peut, sans y mettre trop de complaisance, distinguer comme un reflet racinien sur la dernière tragédie de Corneille. Il y a, du reste, quelque analogie de situation entre Suréna, qui est de 1674, et Bajazet, qui est de 1672. Même, la pauvre Eurydice, moins nerveuse et moins douloureuse, est en réalité plus faible qu'Atalide. Eurydice sait qu'il dépend d'elle de sauver la vie de son amant Suréna, en lui commandant d'épouser Mandane, fille du roi Orode, lequel s'est mis en tête de faire Suréna son gendre pour s'assurer la fidélité d'un serviteur trop puissant. Mais Eurydice—contrairement à l'habitude des héroïnes de Corneille dans la moitié de ses tragédies—n'a pas le courage de donner son amant à une autre femme. Ses incertitudes remplissent trois actes; et, quand elle se décide, il est trop tard: Suréna vient d'être assassiné par l'ordre du roi. Nous voyons ici une héroïne de Corneille qui n'est plus cornélienne qu'en discours. Que dis-je! la forme elle-même s'attendrit en plus d'un endroit de cette lente mais souvent charmante tragédie. À un moment, Suréna ayant dit qu'il veut mourir pour se tirer d'embarras, Eurydice répond mélodieusement:

     Vivez, seigneur, vivez afin que je languisse,
     Qu'à vos feux ma langueur rende longtemps justice.
     Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux,
     Et je n'ai pas encore assez souffert pour vous.
     Je veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume,
     Qu'il me fasse à longs traits goûter son amertume;
     Je veux, sans que la mort ose me secourir,
     Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.

Il y a là quelque chose de plus ardent que la langueur fade de Quinault. Et la fin est belle. Eurydice, qui vient d'apprendre la mort de Suréna, «demeure immobile et sans larmes». Palmis, la soeur du héros, s'en indigne:

Quoi! vous causez sa perte et n'avez point de pleurs!

Alors, Eurydice, simplement:

     Non, je ne pleure point, madame; mais je meurs.
     Généreux Suréna, reçois toute mon âme.

Et elle meurt.—Un peu auparavant, dans Psyché (1671), Corneille avait su mieux encore faire parler l'amour. Et je crois que la concurrence du jeune et odieux Racine a pu être pour quelque chose dans ce suprême renouvellement du vieux poète.

De son côté, Racine ne pense qu'à Corneille. Il sait bien tout ce que disent les partisans du bonhomme. Ils abandonnent à son jeune rival les histoires d'amour: mais pour les tragédies politiques, pour les machines romaines, il n'y a encore que Corneille! Racine a bien fait Britannicus, mais Britannicus n'est qu'un drame privé, et n'a eu, d'ailleurs, presque aucun succès. Et alors Racine cherche… Il veut montrer que, lui aussi, il est capable de grandes vues et de belles discussions et délibérations historico-politiques. Il lui faut absolument un sujet qui comporte l'équivalent du grand dialogue d'Auguste avec Cinna et Maxime, ou de la première scène de la Mort de Pompée, ou de la grande scène entre Pompée et Sertorius dans Sertorius. Il feuillette les historiens et les compilateurs d'histoires: Florus, Plutarque, Dion Cassius, Appien,—et les chapitres de Justin où Pierre Corneille avait trouvé la situation du cinquième acte de Rodogune, et d'où Thomas Corneille avait tiré sa Laodice, ce curieux mélodrame qui fait songer tantôt à la Tour de Nesle et tantôt à Lucrèce Borgia. Et Racine finit par rencontrer ce qu'il lui faut: Mithridate, vaincu, mais irréductible, exposant son projet d'attaquer les Romains dans Rome même. La voilà, la grande scène historique, celle qui lui donnera l'occasion d'être mâle, sérieux, sévère, et d'égaler Corneille sur son propre terrain!

Et d'une autre façon encore il rivalisera avec le vieux maître, et lui fera même la leçon.—Corneille a été amoureux toute sa vie, mais particulièrement à partir de la cinquantaine. On connaît ses innocentes et grondeuses amours avec mademoiselle Du Parc, quelques années avant la liaison beaucoup plus effective de cette belle personne avec Racine lui-même. On connaît surtout les stances absurdes et délicieuses à la Marquise, où Corneille la somme impérieusement de l'aimer malgré ses rides, parce qu'il a du génie. À partir de là, Corneille se complaît à mettre dans son théâtre des vieillards amoureux: Sertorius dans Sertorius (1662), Syphax dans Sophonisbe (1663) et Martian dans Pulchérie, qui sera joué trois mois avant le Mithridate de Racine. Quand je dis «des vieillards…» ils n'ont guère que de cinquante à soixante ans; mais, vous le savez, les gens du XVIIe siècle étaient si simples qu'un homme leur paraissait vieux, passé la cinquantaine. Et le vieux Sertorius et le vieux Syphax disent des choses touchantes, et même le vieux Martian parle quelquefois en grand poète lyrique: mais tous trois sont des amoureux platoniques et singulièrement soumis. Le plaintif Syphax se laisse tout le temps injurier par Sophonisbe parce qu'il ne hait pas assez les Romains; Sertorius, qui dit aimer Viriathe, veut néanmoins la marier à son lieutenant Perpenna; et Martian accepte sans protestation et même avec reconnaissance d'être auprès de l'impératrice Pulchérie un mari qui n'usera pas de ses droits.

Sur quoi Racine se dit: «Je vais leur montrer, moi, ce que peut être l'amour chez un sexagénaire: le sentiment le plus fort, le plus exigeant, le plus douloureux, le plus féroce.» Il était d'ailleurs assez naturel qu'aux autres variétés de l'implacable amour il voulût ajouter celle-là, qui n'avait pas encore été peinte dans toute sa vérité. Racine complétait ainsi sa ménagerie de fauves bien disants. Et donc il conçoit et réalise Mithridate, rival de ses fils à cinquante-sept ans, et du premier coup ramasse et fait vivre en lui tous les terribles caractères du lamentable amour des hommes trop vieux.

Car vraiment tout y est bien: le désir d'autant plus furieux, qu'il se sent anormal, et que le vieillard épris sait bien qu'il ne pourra satisfaire que médiocrement la jeune femme qu'il aime et risque même d'y échouer tout à fait: d'où une sorte de honte qui l'empêche de parler directement de cet amour dont il est consumé. Mithridate ne déclare point en face à Monime qu'il l'aime: il attend d'être tout seul pour dire avec un râle: «Je brûle, je l'adore.» (Acte IV.) Oui, tout y est: le manque de clairvoyance, qui vient justement d'une attention et d'une défiance trop soutenues: celui que Mithridate charge de veiller sur Monime et de la disposer à ce qu'il veut, c'est précisément Xipharès, celui de ses fils qui est aimé de Monime.—Tout y est: la torture continuelle du soupçon et, quand le soupçon est devenu certitude, la jalousie forcément meurtrière, par la rage de sentir que ce qu'un autre donnera à la jeune femme, on ne pourrait le lui donner; et cette inévitable pensée: «Si ce n'est moi qui la possède, que du moins ce ne soit personne.» Et c'est pourquoi Mithridate, à l'insupportable idée que, lui mort, Monime serait à Xipharès, n'hésite pas un moment à envoyer du poison à celle qu'il adore. Tout cela, compliqué par ce fait, que le rival de Mithridate est un fils pour qui il a de l'estime et de l'affection; et tout cela, en outre, poussé à l'atroce par la condition, la race et le passé de Mithridate, sultan oriental vaguement teinté d'hellénisme, habitué au sang, traqué comme une bête dans sa jeunesse, et qui a dû, de bonne heure, répondre aux crimes par des crimes, et trahir pour se défendre de la trahison: à la fois homme de désir et de volonté indomptables, et homme de dissimulation et de ruse. (Celle par laquelle il arrache à Monime l'aveu de son amour pour Xipharès convient singulièrement à son personnage.)

Mais si torturé, avec cela! Rappelez-vous les choses qu'il se dit quand il est seul:

     Non, non, plus de pardon, plus d'amour pour l'ingrate.
     Ma colère revient, et je me reconnais.
     Immolons, en partant, trois ingrats à la fois…
     Sans distinguer entre eux qui je hais ou qui j'aime,
     Allons, et commençons par Xipharès lui-même.
     Mais quelle est ma fureur! et qu'est-ce que je dis?
     Tu vas sacrifier qui, malheureux? Ton fils!
     Un fils que Rome craint, qui peut venger son père
     Pourquoi répandre un sang qui m'est si nécessaire?
     Ah! dans l'état funeste où ma chute m'a mis,
     Est-ce que mon malheur m'a laissé trop d'amis?
     Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse.
     J'ai besoin d'un vengeur, et non d'une maîtresse.
     Quoi! ne vaut-il pas mieux, puisqu'il faut m'en priver,
     La céder à ce fils que je veux conserver?
     Cédons-la. Vains efforts qui ne font que m'instruire
     Des faiblesses d'un coeur qui cherche à se séduire!
     Je brûle, je l'adore, et loin de la bannir…
     Ah! c'est un crime encor dont je la veux punir…
     Quelle pitié retient mes sentiments timides?
     N'en ai-je pas déjà puni de moins perfides?
     Ô Monime! ô mon fils! inutile courroux!
     Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous,
     Si vous saviez ma honte et qu'un avis fidèle
     De mes lâches combats vous portât la nouvelle!
     Quoi! des plus chères mains craignant les trahisons,
     J'ai pris soin de m'armer contre tous les poisons;
     J'ai su, par une longue et pénible industrie,
     Des plus mortels venins prévenir la furie.
     Ah! qu'il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
     Et repoussant les traits d'un amour dangereux,
     Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées
     Un coeur déjà glacé par le froid des années!…

(Ainsi il se débat en vieil homme mordu, mais en homme qui, dans sa souffrance même, n'oublie pas son rôle et ses devoirs publics. Ruy Gomez n'est qu'un «gaga» lyrique auprès de lui.)

Songez-y bien: autant peut-être qu'Hermione et que Roxane, Mithridate amoureux était alors un personnage tout neuf. Et longtemps il restera isolé: ce n'est guère qu'au XIXe siècle que nous reverrons sur le théâtre l'amour dans de vieux coeurs et dans de vieilles chairs.

Et d'une troisième façon encore Racine pense à Corneille,—pour faire le contraire de ce que Corneille a fait. Aux Cornélie, aux Viriathe, aux Sophonisbe, aux Pulchérie, aux orgueilleuses et aux déclamatrices, il oppose les pudiques: Andromaque déjà, et Junie, et Bérénice, et Atalide,—mais surtout Monime: Monime, qui nous offre, pour ainsi dire, le sublime de la décence, et à la fois de la fierté intérieure et de la modestie et de la «tenue»; Monime, fine Grecque parmi ces demi-barbares; aimée de Mithridate et son épouse de nom en attendant qu'il ait le loisir de célébrer et de consommer le mariage; aimée en même temps des deux fils du vieux roi et aimant secrètement l'un d'eux; et qui,—les choses se compliquant encore par la fausse mort et la résurrection du vieux tyran,—se trouve, d'un bout à l'autre du drame, dans la situation la plus difficile, la plus comprimée, la plus délicate,—la plus fausse,—et qui semble la porter légèrement à force de franchise et de grâce, et de respect de soi, et d'héroïsme sans gestes: admirable de «tenue» (il faut répéter le mot, qui implique dignité et silencieux empire sur soi-même) depuis son exquise entrée au premier acte et sa douce requête à Xipharès:

     Seigneur, je viens à vous: car enfin aujourd'hui
     Si vous m'abandonnez, quel sera mon appui?

jusqu'à ses divins adieux à sa servante grecque, après qu'elle a reçu de Mithridate le poison libérateur:

… Si tu m'aimais, Phédime, il me fallait pleurer
     Quand d'un titre funeste on me vint honorer
     Et lorsque, m'arrachant du doux sein de la Grèce,
     Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
     Retourne maintenant chez ces peuples heureux;
     Et, si mon nom encor s'est conservé chez eux,
     Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,
     Phédime, conte-leur la malheureuse histoire…

Adorable créature qui sait dire tant de choses par des mots si discrets:

À Xipharès:

     Pour me faire, seigneur, consentir à vous voir,
     Vous n'aurez, pas besoin d'un injuste pouvoir;

Et plus loin:

     Je fuis; souvenez-vous, prince, de m'éviter.
     Et méritez les pleurs que vous m'allez coûter!

et qui enfin, offensée par l'indigne ruse de Mithridate, déconcerte, humilie et fait rougir le vieux sultan par ce simple cri:

… Quoi, seigneur! Vous m'auriez donc trompée!

Monime (et plus tard Iphigénie) après Cornélie et Viriathe, c'est l'héroïsme qui a de la pudeur et de la grâce après l'héroïsme qui n'en avait pas. Monime fait des choses plus difficiles et plus dures que Viriathe et Pulchérie: mais elle les fait sans emphase. Racine introduit dans l'héroïsme le goût. (Je pense que madame de La Fayette se souviendra de Monime dans la Princesse de Clèves, et des femmes de Racine en général dans la Princesse de Montpensier et, dans la Comtesse de Tende, ce petit récit d'un tragique si fort et si contenu.)

À la vérité, le drame privé qui se joue entre Mithridate, Monime et Xipharès fait un peu tort, selon moi, à la tragédie historique, à l'histoire de Mithridate ennemi des Romains, préméditant de porter la guerre en Italie, et finalement léguant sa vengeance à Xipharès. Oh! cette partie historique et politique est fort belle. C'est, dans son genre, tout aussi bien que du Corneille: mais le drame privé est encore mieux. Je dois dire toutefois que c'est peut-être ce qu'il y a dans Mithridate d'histoire, de politique et de «casque» qui plut davantage en son temps. Le succès de la pièce fut considérable et incontesté, et Racine eut, cette fois, ce que nous appellerions «une très bonne presse».

Que va-t-il faire maintenant?

* * * * *

Racine, qui aime tant les poètes grecs et qui les connaît si bien, ne
leur a pas emprunté un seul sujet depuis Andromaque. Il avait suivi
Corneille dans le monde romain. Mais à présent, il ne craint plus
Corneille qui est en train d'écrire sa dernière tragédie (Suréna).
Racine peut faire ce qu'il veut. Évidemment il va revenir à ses chers
Grecs.

Il y revient. Mais pourtant deux années s'écoulent entre la première représentation de Mithridate et celle d'Iphigénie. Qu'a-t-il fait pendant ce temps-là? Je crois que tout simplement il s'est replongé avec délices dans le théâtre grec, et qu'il a dû, avant d'écrire Iphigénie en Aulide, tenter quelques autres sujets. C'est probablement en ce temps-là qu'il songe à cette Iphigénie en Tauride dont nous avons le plan du premier acte, et à cette Alceste que, d'après une tradition, il aurait composée entièrement et, plus tard, brûlée par scrupule.

Remarquez ceci. Les autres pièces grecques de Racine, la Thébaïde (sauf l'oracle et le bref sacrifice de Ménécée) et Andromaque, sont sans «merveilleux». (Et encore plus les tragédies empruntées à l'histoire, Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate.) Mais Alceste, Iphigénie en Tauride, Iphigénie en Aulide, le merveilleux y abonde. Ce sont d'admirables légendes tragiques, oui, mais poétiques aussi. Il y a, dans les deux Iphigénie, oracles, prodiges, sacrifices humains, dans Alceste intervention d'un demi-dieu et résurrection; et, dans les trois légendes, une mythologie luxuriante. Il semble qu'après Mithridate, Racine, repris par les Grecs, libre de suivre ses prédilections jusqu'au bout, ait été plus sensible à la poésie proprement dite, épique, lyrique ou descriptive, et disposé à en mettre davantage dans ses pièces. (Cela se marquera surtout dans Phèdre.) Il n'est pas moins tragique: il est peut-être plus «artiste» comme nous disons, plus curieux de beauté plastique et de pittoresque.

Bien entendu, je n'indique ici qu'une nuance, car, tout en goûtant et conservant la belle couleur mythologique de l'Iphigénie d'Euripide, il n'en retient pas plus d'une soixantaine de vers; et il introduit dans la fable le plus qu'il peut de «bienséance» (par la suppression du rôle un peu choquant de Ménélas, l'oncle inhumain) et le plus qu'il peut de «raison» (par la substitution finale d'Ériphile à Iphigénie).

Il se félicite extrêmement, dans sa préface, de l'invention, fort ingénieuse en effet, de ce personnage d'Ériphile:

Quelle apparence, dit-il, que j'eusse souillé la scène par le meurtre horrible d'une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu'il fallait représenter Iphigénie? Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d'une déesse et d'une machine, et par une métamorphose qui pouvait trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous.

Et plus loin il parle du plaisir qu'il a fait au spectateur «en sauvant Iphigénie par une autre voie que par un miracle que le spectateur n'aurait pu souffrir, parce qu'il ne saurait jamais le croire».

Voilà, soit dit en passant, un bien bel exemple du choix totalement arbitraire que, tous, nous faisons souvent, sans nous en douter, dans l'«incroyable». D'après Racine lui-même, il est «incroyable et absurde» qu'une jeune fille soit changée en biche ou enlevée par une déesse: mais sans doute (puisqu'il ne fait pas d'objection sur ce second point) il n'est pas si absurde ni si incroyable que la mort sanglante d'une jeune fille ait pour effet de faire souffler les vents.—Racine, un peu plus loin, explique, il est vrai, par cette autre raison, l'introduction du personnage d'Ériphile: «Ainsi, le dénouement de ma pièce est tiré du fond même de ma pièce.» Et je préfère cette raison-là.

Il n'en reste pas moins que la question agitée d'un bout à l'autre d'Iphigénie est celle-ci: «Égorgera-t-on une jeune fille pour obtenir des dieux un vent favorable?» Et là-dessus il m'est arrivé de dire autrefois: «L'action d'Iphigénie est d'un temps où l'on faisait des sacrifices humains; les moeurs, les sentiments et le langage sont du XVIIe siècle. Cela décidément s'accorde mal. Et cette discordance est unique dans le théâtre de Racine. Car, deux frères qui se haïssent (la Thébaïde), un homme entre deux femmes, ou l'inverse (Bajazet, Andromaque), la lutte d'une mère et d'un fils (Britannicus), deux amants qui se séparent (Bérénice), un père rival de son fils (Mithridate), même une femme amoureuse de son beau-fils (Phèdre), cela est de tous les pays et de tous les temps. Mais ce sacrifice humain! Cela ne peut même se transposer, ni s'assimiler, par exemple, à la mise en religion d'une princesse dans un intérêt politique… J'ai beau songer cette contradiction trop forte entre l'action et le langage ou les façons me gâte cette magnifique Iphigénie

Oh! que j'avais tort! Les Grecs de la lointaine légende croyaient que le sang d'une jeune fille peut apaiser les dieux; mais quoi! cette idée de la vertu expiatrice du sang était-elle donc étrangère aux chrétiens du XVIIe siècle? Ignoraient-ils l'histoire du sacrifice d'Abraham? et, dans le présent, madame de Montespan ne croyait-elle pas que le sang d'un enfant égorgé par un mauvais prêtre pouvait lui assurer l'amour du roi et la délivrer de madame de Fontanges? et madame de Montespan n'était-elle pas une personne intelligente, spirituelle, de façons raffinées et d'un très beau langage? Ou, si madame de Montespan a été calomniée, assurément quelque autre dame du temps a connu cet état d'esprit. Ni la superstition ni le crime n'ont rien d'incompatible avec la perfection des manières, la politesse du discours, la délicatesse de la sensibilité, et la finesse même de l'observation psychologique: voilà la vérité très simple qui absout quand il y a lieu, dans le théâtre de Racine, l'union—d'ailleurs savoureuse—de l'horreur du fond et de l'élégance de la forme.

Et enfin, si vous réduisez le sacrifice de la fille d'Agamemnon à ce qu'il est essentiellement: un meurtre politique, et dans un intérêt dynastique et national, vous comprendrez qu'Iphigénie—cette pièce où il n'y a que des rois et des reines et où chaque personnage doit opter entre un sentiment privé et un intérêt public—est par excellence la «tragédie royale», et à quel point lui convenait le décor décrit par le Mercure galant. Et vous comprendrez aussi pourquoi, tandis qu'Euripide avait fait d'Iphigénie une jeune fille, d'abord faible, puis exaltée, Racine en fait exclusivement une fille de roi, une princesse, et qui a d'autres devoirs que ceux d'une jeune fille, et qui, d'emblée, accepte la mort par obéissance à son père et par dévouement à la grandeur de sa maison.

Racine, cependant, devait être tenté par la seconde partie, si brillante, du rôle d'Iphigénie dans Euripide, quand la jeune fille apparaît et se considère elle-même comme une héroïne nationale:

Je suis condamnée à mourir glorieusement, en repoussant loin de moi toute faiblesse. C'est sur moi qu'en ce moment toute la Grèce a les yeux fixés, et c'est de moi que dépendent le départ de la flotte et la ruine de Troie.

Puis la note philosophique, qui ne manque jamais chez Euripide:

Dois-je tenir tant à la vie? C'est pour l'intérêt commun que tu me l'as donnée, ma mère, non pour toi seule…

Et enfin:

Je donne mon sang à la Grèce; immolez-moi, allez renverser Troie. Voilà les monuments éternels de mon sacrifice, voilà mes enfants, mon hymen, ma gloire.

Oui, cela était bien tentant. Mais Racine a résisté. Ni son Iphigénie n'injurie son père comme fait celle d'Euripide, ni elle ne se pose ensuite en héroïne qui sauve son peuple. Ces propos, à son avis, manqueraient de bienséance et de goût chez une princesse royale. L'Iphigénie de Racine ne supporte même pas que son fiancé parle sévèrement de son père. Et, d'autre part, elle ne se glorifie pas elle-même. Elle a moins d'enthousiasme que de résignation et de sérénité. Tout ce qu'elle se permet, vers la fin, c'est de se réjouir à la pensée que sa mort assure la gloire d'Achille et la victoire de son pays.

Bref, elle songe aux autres (et à sa race) beaucoup plus qu'à elle-même; ce qui est la marque d'une parfaite éducation. Iphigénie est une héroïne merveilleusement bien élevée. À ce degré, c'est très beau,—beau de décence, de possession de soi, de discipline intérieure. Cela est virginal et royal.

Et, si elle vous apparaît tout de même par trop princesse, par trop contenue dans sa première scène avec Agamemnon, je vous renvoie à l'Entretien sur les tragédies de ce temps par l'abbé de Villiers (1675); car vous y verrez qu'il y avait des gens qui lui trouvaient trop d'abandon et qui «n'approuvaient pas qu'une fille de l'âge d'Iphigénie courût après les caresses de son père»; tout cela, à cause de ces vers, empreints pourtant d'une irréprochable modestie:

     Seigneur, où courez-vous? et quels empressements
     Vous dérobent si tôt à mes embrassements?

En violent contraste avec cette fille si disciplinée, Racine a mis l'effrénée, la romantique Ériphile, dont le foudroyant petit roman est une si saisissante invention; Ériphile, vraie soeur du romantique Oreste; Ériphile, amoureuse perverse d'Achille, pour s'être sentie pressée dans les bras «ensanglantés» de ce jeune homme et y avoir un instant perdu connaissance (car nous sommes dans un temps où les guerriers enlèvent les femmes et n'en sont pas moins capables de générosité et très beaux parleurs; et cela n'a rien d'incompatible); Ériphile, qui se croit maudite (comme Hernani et Didier), et d'ailleurs s'en vante, et, à cause de cela, se croit tous les droits; orgueilleuse du secret de sa naissance, du mystère de sa destinée, et du don fatal qu'elle possède, à ce qu'elle dit, de répandre le malheur autour d'elle; Ériphile dévorée à la fois de jalousie et d'envie; qui dénonce à Calchas la fuite d'Iphigénie, et qui, la poussant au bûcher, s'y condamne elle-même sans le savoir;—et qui cependant, tout le long de son rôle, dit des choses si étrangement belles:

Je le vis: son aspect n'avait rien de farouche.

(Elle s'éveille d'une syncope dans les bras d'Achille.)

     Je sentis le reproche expirer dans ma bouche.
     Je sentis contre moi mon coeur se déclarer;
     J'oubliai ma colère et ne sus que pleurer…

Ou bien:

… Ou plutôt leur hymen me servira de loi.
     S'il s'achève, il suffit, tout est fini pour moi.
     Je périrai, Doris, et par une mort prompte
     Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte,
     Sans chercher des parents si longtemps ignorés
     Et que ma folle amour a trop déshonorés…

Ou bien:

     Orgueilleuse rivale, on t'aime, et tu murmures…
     Elle l'a vu pleurer et changer de visage,
     Et tu la plains, Doris!

Cette tragédie vraiment royale est d'ailleurs un chef-d'oeuvre de composition—et de forme. Racine, je l'ai dit, accorde davantage à la couleur, à la magnificence mythologique. Le «récit du cinquième acte» est, pour la première fois, très développé et très travaillé. Il contient ces vers étonnants:

     Entre les deux partis Calchas s'est avancé,
     L'oeil farouche, l'air sombre et le poil hérissé
     Le ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre, et parmi nous
     Jette une sainte horreur qui nous rassure tous

Nous arrivons à la merveille de Phèdre:

Phèdre et Hippolyte (c'est le premier titre) fut joué le 1er janvier 1677, près de deux ans et demi après Iphigénie. Racine avait-il fait autre chose pendant ces deux ans? Je crois qu'il avait beaucoup songé, nous verrons à quoi.

Phèdre est la plus enivrante de ses tragédies Dans aucune il n'a mis plus de paganisme ni plus de christianisme à la fois; dans aucune il n'a embrassé tant d'humanité ni mêlé tant de siècles; dans aucune il n'a répandu un charme plus délicieux et plus troublant; dans aucune, à ne considérer que la forme, il n'a été plus poète et plus artiste[7],—à faire envie à André Chénier.

Racine est parti de l'Hippolyte porte-couronne d'Euripide et, un peu, de l'Hippolyte de Sénèque. Mais il ne faut point parler d'imitation. Racine est, à mon avis, celui des poètes dramatiques qui a le plus réellement «inventé». Comme il avait repétri l'Iphigénie, il a totalement «renversé» l'Hippolyte.

Dans la tragédie d'Euripide, qui pourrait s'intituler, très sérieusement, Hippolyte vierge et martyr, c'est, comme l'indique le titre, le fils de Thésée qui est le principal personnage. Hippolyte est initié à l'orphisme, à cette religion secrète qui enseignait et symbolisait en ses rites la purification et le rachat par la douleur. C'est une sorte de jeune moine chasseur, de jeune Templier qui a consacré sa virginité à la déesse Artémis (la Diane des Latins). Il lui offre des fleurs et des couronnes, et lui adresse des prières qui rappellent de très près les cantiques qu'on chante dans les catéchismes de persévérance. Vénus, qui a pour Diane les sentiments que pourrait avoir le démon Astarté pour la Vierge Marie, se venge des dédains d'Hippolyte en inspirant à Phèdre cette passion furieuse, d'où sortira la perte du jeune prince. Et quand Hippolyte est ramené mourant, Diane lui apparaît, comme fait la Vierge à ses serviteurs dans la Légende dorée; elle le plaint, le console, lui apporte presque les espérances de la vie éternelle. Dans le drame ainsi conçu, la passion de Phèdre n'est qu'un «moyen». Son rôle est peu développé, et le poète ne craint pas de la rendre abominable: c'est elle qui dénonce elle-même Hippolyte par une lettre qu'elle écrit à son mari avant de se pendre.

La conception de Racine est toute différente, presque contraire: c'est Phèdre qui est le personnage central et favori, et voici comment il l'a vue.

Rappelez-vous que les autres grandes passionnées de Racine, Hermione, grande fille orgueilleuse, Roxane, femme de harem dévorée de sensualité, Ériphile, vaniteuse et perverse, ne savent pas, ne se demandent pas si elles sont coupables. Nous les aimons parce qu'elles sont belles, vraies, et qu'elles souffrent. Mais il est certain qu'elles n'ont pas la notion du péché.

Phèdre est la seule douce et la seule pure parmi ces «femmes damnées»; Phèdre est une conscience tendre et délicate; elle sent le prix de cette chasteté qu'elle offense: elle est torturée de remords; elle a peur des jugements de Dieu. Victime d'une fatalité qu'elle porte dans son corps ardent et dans le sang de ses veines, pas un instant sa volonté ne consent au crime. Le poète s'est appliqué à accumuler en sa faveur les circonstances atténuantes. Elle ne laisse deviner sa passion à Hippolyte que lorsque la nouvelle de la mort de Thésée a ôté à cet amour son caractère criminel, et cet aveu lui échappe dans un accès de délire halluciné. Plus tard, c'est la nourrice qui accuse Hippolyte: Phèdre la laisse faire, mais elle n'a plus sa tête et ne respire plus qu'à peine. Pourtant elle allait se dénoncer, lorsqu'elle apprend qu'elle avait une rivale; et sa raison part de nouveau. Enfin elle se punit en buvant du poison et vient, avant de mourir, se confesser publiquement; et le mot sur lequel son dernier soupir s'exhale est celui de «pureté».

Pâle et languissante, n'ayant dormi ni mangé depuis trois jours, jalousement enfermée dans ses voiles de neige, pareille à quelque religieuse consumée au fond de son cloître d'une incurable et mystérieuse passion… on la plaint, on l'aime, on l'absout. Boileau, qui était un coeur droit et un ferme esprit, parle de la «douleur vertueuse» de Phèdre et la déclare «perfide et incestueuse malgré soi». Et pour Arnauld, le rôle de Phèdre était un exemple excellent de l'impuissance où nous sommes de résister à certaines tentations par nos seules forces et sans le secours de la grâce.—Phèdre a, du reste, toute la sensibilité morale d'une princesse du XVIIe siècle et en parle, naturellement, la langue nuancée. Mieux encore on imagine très bien qu'une jeune dame pieuse d'aujourd'hui, tentée de la même façon que Phèdre, éprouverait les mêmes sentiments, aurait les mêmes troubles, les mêmes appels à Dieu. Si Julia de Trécoeur était meilleure chrétienne, et de plus de tenue, elle ne ressemblerait pas mal à Phèdre.

Si vraie avec cela! Tout est indiqué, même les effets physiologiques:

     Je sentis tout mon corps et transir et brûler…
     Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!

même les choses les plus difficiles à exprimer; même ce que Phèdre sent, dans les bras du père, en songeant au fils:

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père;

même cette manie qu'ont les femmes, mères d'enfants déjà grands, de faire des amalgames de leur amour maternel avec la passion coupable, soit pour la purifier, soit pour la justifier et l'élargir. Vous savez ce qu'elles disent: «Nous élèverons mon fils ensemble. Je me figurerai que vous êtes son père.» Ainsi Phèdre:

     Il instruira mon fils dans l'art de commander;
     Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père;
     Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.

Tout le roman de la femme de trente ans et par delà est dans cette tragédie.

Pour Hippolyte et pour Aricie, je n'ai pas besoin de dire à quel point ils sont contemporains de Racine. Ils le sont même un peu trop, vraiment: et malgré moi, je regrette le farouche et beau chasseur d'Euripide. Mais peut-être Racine n'a-t-il pas senti la beauté de la chasteté masculine. Ou plutôt, il a craint les railleries des hommes de son temps, qui n'auraient pas compris. Par un renversement singulier, il a fait une Phèdre chaste et un Hippolyte amoureux.

Mais, tandis qu'il rajeunissait les personnages, il a conservé intacte leur généalogie et tous les détails de l'antique légende. D'où les plus surprenants contrastes. Cette Phèdre chrétienne du XVIIe siècle et d'aujourd'hui est fille de Minos et de Pasiphaé et petite-fille du Soleil. Cette coquette et fringante Aricie, si spirituelle et si avisée, et qui ne veut s'enfuir avec Hippolyte que «la bague au doigt», est l'arrière-petite-fille de la Terre. Et toutes deux citent leurs ascendants avec tranquillité. On nous parle de Scirron, de Procuste, de Sinnis et du Minotaure. On nous rappelle que le mari de Phèdre est allé un beau jour, dans le Tartare, «déshonorer la couche» de Pluton. Nous sommes dans un monde où les dieux tiennent des monstres à la disposition de leurs amis, et où la mer vomit d'énormes serpents à tête de taureau. Certains vers nous révèlent subitement que ces personnages, qui tout à l'heure nous semblaient si proches, appartiennent à une époque extraordinairement lointaine, pleine du souvenir de grands cataclysmes naturels et où vivaient peut-être des espèces animales maintenant disparues, au temps des premières cités, au temps des monstres et des héros. Le drame poignant, et qui pourrait aussi bien être d'aujourd'hui, traîne après soi des lambeaux de légendes trente ou quarante fois séculaires. Aricie, fine comme la duchesse d'Orléans, Hippolyte, continent et timoré comme le duc de Bourgogne, Phèdre, tendre et chaste comme La Vallière, nous apparaissent à certains moments (ô surprise!) comme les vagues personnages sidéraux d'un vieux mythe inventé par les anciens hommes.

L'effet total devrait être déconcertant. Il ne l'est point. Je ne citerai qu'un passage, où le mythe primitif et le drame tout moderne, quoique séparés par tant de siècles, se mêlent et se fondent harmonieusement dans l'imagination du spectateur subtil. Rappelez-vous ces vers; c'est Phèdre qui parle:

     Misérable! et je vis! et je soutiens la vue
     De ce sacré soleil dont je suis descendue!
     J'ai pour aïeul le père et le maître des dieux;
     Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux.
     Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
     Mais que dis-je! Mon père y tient l'urne fatale…

Ainsi, au moment le plus douloureux du drame, Phèdre nous fait ressouvenir que Jupiter est son bisaïeul, le Soleil son aïeul et Minos son père. Cet état civil la reporte à quelque trois mille ans en arrière, et cela, quand nous aurions le plus besoin de la croire une de nous. Toute cette mythologie devrait nous refroidir. Mais non, car tout aussitôt cette mythologie se transforme. Jupiter, le Soleil, «l'univers plein des aïeux» de la coupable, évoquent pour nous l'idée de l'oeil de Dieu partout présent, partout ouvert sur notre conscience; Minos est le juge éternel qui attend l'âme après la mort; et, quand Phèdre, écrasée de terreur, tombe sur ses genoux en criant: «Pardonne!» c'est bien, si vous voulez, vers Minos qu'elle crie, mais nous comprenons que c'est surtout vers le Dieu de Racine.

Là est l'intérêt profond de quelques-unes de nos tragédies classiques. Comme le fond en est, si je puis dire, de beaucoup antérieur à la forme, elles embrassent d'immenses parties de l'histoire des hommes et présentent simultanément, à des plans divers, l'image de plusieurs civilisations. Phèdre a peut-être quatre mille ans par le Minotaure et les exploits de Thésée; elle a vingt-quatre siècles par Euripide; elle en a dix-huit par Sénèque; elle en a deux par Racine, et enfin elle est d'hier par tout ce qu'elle nous suggère et que nous y mettons. Elle est de toutes les époques à la fois; elle est éternelle, entendez contemporaine de notre race à toutes les périodes de son développement. Et voyez quelle grandeur et quelle profondeur donne à l'oeuvre la mythologie primitive dont elle est toute pénétrée. Quand Phèdre nomme son aïeul le Soleil, quand Aricie nomme son aïeule la Terre, nous nous rappelons soudain nos lointaines origines, et que la Terre et le Soleil sont en effet, nos aïeux, que nous tenons à Cybèle par le fond, mystérieux de notre être, et que nos passions ne sont en somme que la transformation dernière de forces naturelles et fatales et comme leur affleurement d'une minute à la surface de ce monde de phénomènes…

Les tragédies classiques sont charmantes parce qu'elles sont infiniment suggestives de souvenirs et de rêves…

NEUVIÈME CONFÉRENCE

ENCORE «PHÈDRE».—RETRAITE DE RACINE. «ESTHER».—«ATHALIE».

Après Phèdre, Racine, à trente-sept ans, renonce au théâtre. Ceci est un fait extraordinaire, et peut-être unique de son espèce dans toute l'histoire de la littérature.

Car songez! Racine était aimé. Il avait la gloire; il était dans toute la force de son génie. Il avait ses tiroirs pleins de beaux projets de tragédies. Il devait être persuadé que son art était la plus haute des occupations humaines. La poésie devait être vraiment sa vie et son tout. Or, en pleine jeunesse, en pleine force et en pleine joie de production poétique, non seulement il se range tout à coup à une vie pieuse et à une pratique exacte de la morale chrétienne, ce qui serait déjà remarquable et singulier; mais il répudie entièrement et sans retour ce qui avait été pour lui, jusque-là, la principale raison de vivre. Il fait une chose plus difficile encore, la plus difficile de toutes: il brûle, il anéantit les oeuvres commencées,—il les anéantit, les sachant belles. Ce qu'il tue en lui, ce n'est pas seulement la vanité, l'orgueil, l'amour de la gloire; il cherche, tout au fond de lui-même, quelque chose de plus intime et de plus cher encore à immoler. Ce qu'il tue en lui, c'est l'attachement de l'artiste à son oeuvre, le désir invincible de réaliser le beau qu'il conçoit. Et c'est ce sacrifice qui me paraît prodigieux. Un moment, il songe à se faire chartreux. Mais chartreux, c'est trop aisé. Puis il trouve sans doute que ce dénouement sentirait encore son homme de théâtre. Et alors il découvre un genre d'immolation plus humble: il se marie, il épouse une bourgeoise simple d'esprit,—non pas sotte (nous avons d'elle des lettres pleines de bon sens)—qui n'avait pas lu une seule de ses tragédies. Son fils Louis nous dit ce mot admirable: «L'amour ni l'intérêt n'eurent pas de part à ce choix.» Et désormais «l'auteur» est bien mort en lui. Le chrétien écrira un jour Esther et Athalie; mais l'auteur, c'est-à-dire la bête la plus vivace, la plus longue à mourir et la plus prompte à ressusciter que nous portions dans nos entrailles, se taira pour toujours.

Ce sacrifice inouï, Racine le fait un peu par dégoût, beaucoup par scrupule, peut-être par remords.

* * * * *

Par dégoût.—Jamais écrivain, je ne dis pas à propos de religion ou de politique, mais à propos de littérature pure, ne paraît avoir été plus détesté, plus attaqué, ni avec plus d'acharnement, que l'auteur de Phèdre et d'Athalie. Vous en trouverez le détail dans le bon vieux livre de M. Deltour: les Ennemis de Racine. Molière fut assurément honni et poursuivi par les dévots ou même par de bons chrétiens, par le clergé de Paris, les jansénistes, les protestants, les confrères du Saint-Sacrement, à l'occasion de l'École des femmes, de Don Juan et de Tartuffe: mais il s'agissait de religion et non plus de littérature. L'Académie avait critiqué le Cid, mais courtoisement; d'ailleurs, le caractère solennel et officiel de cette critique la faisait honorable pour celui qui en était l'objet. On avait été assez malveillant pour Polyeucte. Mais ensuite, si Corneille avait eu des échecs, jamais il n'avait été critiqué violemment. Il était passé tabou. Corneille n'excita jamais de haine.

Racine était sans doute de ceux qu'on aime ou qu'on exècre. Il excitait l'envie bien plus naturellement que Corneille. Racine était beau, élégant, brillant, causeur charmant et adroit, très répandu, homme du monde et homme de cour; d'ailleurs d'esprit mordant et qui rendait les coups. À cause de tout cela, il y avait beaucoup de gens qui ne pouvaient pas le souffrir. Le vieux Corneille était timide, gauche, terne, maussade, et vivait à l'écart. Les gens qui haïssaient Racine se donnaient l'air et le mérite facile de protéger un vieil homme de génie sans défense,—mais qui, du reste, n'avait plus besoin d'être défendu et dont la gloire, consacrée et un peu sommeillante, ne portait point ombrage aux jeunes auteurs.

Mais Racine avait contre lui presque toute la vieille génération et, dans la nouvelle, tous les auteurs tragiques. Il avait contre lui Pierre et Thomas Corneille, et leur neveu Fontenelle, et le vieux Boyer, et le vieux Leclerc, et Quinault, Boursault et Pradon, et tous les gens qui s'intéressaient à eux, et presque tous les anciens frondeurs et les anciennes frondeuses, et la moitié de l'Académie, et presque toute la «presse théâtrale» de ce temps-là, de l'inepte Robinet à ce pince-sans-rire de Donneau de Visé, et Saint-Évremond, et Subligny, et Barbier d'Aucour, et l'intrigante madame Deshoulières, et le duc de Nevers, cet homme de lettres fieffé, et des gens qui le détestaient sans trop savoir pourquoi… parce qu'il les «agaçait», et cette duchesse de Bouillon, pédante et disputeuse à tel point que La Fontaine lui-même s'en aperçoit:

     Les Sophocles du temps et l'illustre Molière
     Vous donnent lieu toujours d'agiter quelque point;
     Sur quoi ne disputez-vous point?

une gaillarde qui, dans la réalité, eût été fort capable de commettre les crimes d'Hermione, de Roxane et d'Ériphile, mais qui, peut-être à cause de cela même, préférait à la vérité de Racine l'héroïsme et le romanesque de Corneille.

Pour Iphigénie, on s'avisa de faire fabriquer une autre Iphigénie par le bonhomme Leclerc aidé de son ami Goras, et d'assurer une espèce de succès factice à cette platitude. Cela était vraiment d'une méchanceté assez savante. Car la préférence, ou seulement l'égalité, accordée contre nous à un sot, nous est plus sensible que la critique la plus violente de notre oeuvre.

Et vous savez qu'on fit mieux à l'occasion de Phèdre. Vous connaissez l'histoire: la Phèdre commandée à Pradon; la duchesse de Bouillon retenant toutes les loges pour les six premières représentations de l'une et de l'autre pièce, afin de faire le vide autour de celle de Racine; la guerre de brutales épigrammes qui s'ensuivit; Racine et Boileau menacés de la bastonnade par ce plat duc de Nevers, et le grand Condé prenant ses deux amis sous sa protection.

J'ai voulu connaître ce Pradon, voir si par hasard il était intéressant et intelligent. Eh bien, non: c'était réellement un imbécile.

On ne sait à peu près rien de sa vie. On n'a de lui ni un autographe, ni une signature, ni un portrait. Mais ce qu'on sait bien, c'est que cet être mystérieux fut un sot. Il est, par là, immortel à sa manière. J'ai lu de lui une Réponse à la Satire X du sieur Despréaux (1694). Ce morceau est d'une rare niaiserie. Pradon écrit gravement:

     Réponds, que prétends-tu? Que le monde finisse?
     Examinons un peu ce projet insensé
     Dont l'un et l'autre sexe est enfin offensé.

On y lit des vers comme ceux-ci:

     Il n'est point de mortel qui fût assez hardi,
     À moins que d'être né téméraire, étourdi,
     Qui, voyant les croquis de ta Muse effrénée,
     Osât subir le joug de l'affreux hyménée,
     Tel tu nous le dépeins! C'est ton intention
     Qui choque la nature et la religion.
     Tu fais sur l'Opéra des notes curieuses,
     Mais tes réflexions sont trop luxurieuses.

Et tout est de ce style et de cette force. Sa tragédie de Phèdre et Hippolyte est à l'avenant. De la terrible histoire il fait une espèce de petit roman bourgeois. Il dispose les événements de façon à excuser Thésée et à décharger Phèdre sans charger Hippolyte. «Messieurs, ami de tout le monde»! Phèdre n'est plus que la fiancée de Thésée: ce qui supprime l'inceste, mais aussi le drame. Lorsque Phèdre a découvert qu'Hippolyte aime Aricie, elle la fait arrêter et «garder dans son cabinet». Sur quoi, Hippolyte vient supplier Phèdre d'épargner Aricie, et se jette à ses genoux. Thésée le surprend dans cette attitude, croit qu'il fait à Phèdre une déclaration d'amour, et charge les dieux de le punir. Tout le crime de Phèdre est de n'avoir pas le courage, à ce moment-là, de dire la vérité; mais elle conjure Thésée d'épargner son fils, et, prise de remords, elle délivre Aricie et veut la donner à Hippolyte. Hippolyte, pour n'être pas en reste de générosité, quitte Trézène afin d'aller, au loin, oublier sa maîtresse. Et c'est alors qu'un monstre marin effraye ses chevaux et cause sa mort: dénouement dont le tragique et le merveilleux paraissent sans proportion ni rapport avec la fade historiette.

Quant à la forme… Je cite véritablement au hasard:

     Traverser le Cocyte avec Pirithous,
     Bien qu'ils soient des héros, Idas, c'est un abus.

PHÈDRE

     Cette fierté charmante et ce grand caractère,
     Tel que (sic) porte le front de son auguste père
     Éblouissaient mes yeux…
     Il n'est plus si souvent dans le fond des forêts,
     Il va moins à la chasse et demeure au palais.

THÉSÉE

     Je ne m'attendais pas, à mon triste retour,
     De trouver dans son coeur ce criminel amour.

Et ils s'expriment tous avec une tranquillité!

HIPPOLYTE

     Je répète à regret que j'adore Aricie.
     Mais pour vous en venger je vous offre ma vie.

PHÈDRE

     Tu fais ce que tu dois, je fais ce que je puis.
     Je connais ton devoir et le mien. Pour m'y rendre,
     Je tâche en vain… Pourquoi rends-tu mon coeur si tendre?

À la fin:

IDAS

     Ah! Seigneur, apprenez l'aventure funeste
     D'Hippolyte.

ARICIE

Quoi donc?

THÉSÉE

Parle, achève le reste!

Grâce à la duchesse de Bouillon (il lui en coûta quinze mille livres), l'ineptie de Pradon fut jouée seize fois. Valincour (Histoire de l'Académie française) dit avoir vu alors Racine au désespoir. Il affirme que «durant plusieurs jours Pradon triompha», et que «la pièce de Racine fut sur le point de tomber».

Je vous avoue que cela m'indigne encore au bout de deux cent trente ans! Oui, Racine dut beaucoup souffrir. Une injustice si atroce, s'ajoutant à douze années de critiques stupides et méchantes, c'était trop, vraiment. Être poursuivi d'une haine acharnée et déloyale, on a beau faire, cela est pénible à concevoir et à sentir: mais surtout la sottise triomphante fait mal. On enrage d'avoir raison. Et l'on se dit que les sots ne sauront jamais qu'ils sont des sots, excepté peut-être dans l'autre monde, quand cela nous sera égal… Il faut en prendre son parti, c'est entendu. Mais quoi! si Pradon était peut-être l'homme le plus bête de son temps, Racine en était l'homme le plus sensible. Il disait à son fils: «La moindre critique, quelque mauvaise qu'elle ait été, m'a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir.» Cela nous exaspère qu'une platitude comme celle de Pradon ait pu être mise seulement en regard de la Phèdre de Racine: jugez si cela dut l'exaspérer, lui, et de quel fiel cela dut l'abreuver! Oui, il a fort bien pu renoncer au théâtre par dégoût, parce qu'il en avait assez, et pour qu'on le laissât tranquille.

Ce fut aussi, et surtout, par scrupule religieux.

Racine, jeune, s'était révolté contre Port-Royal, parce que Port-Royal prétendait l'empêcher de chercher la gloire. Mais la gloire, il l'avait maintenant; il savait ce que c'est, et qu'elle n'assouvit jamais une âme. Et puis, même dans les années des pires enivrements, il avait continué de recevoir, de temps à autre, des lettres de sa vénérable tante la mère Agnès de Sainte-Thècle, que nul silence ne rebutait, et qui s'était juré de ramener à Dieu cette âme précieuse. Dans la fameuse lettre qu'il écrivit à madame de Maintenon au moment où il se croyait en disgrâce, parlant de sa tante, alors supérieure de Port-Royal:

C'est elle, dit-il, qui m'apprit à connaître Dieu dès mon enfance, et c'est elle aussi dont Dieu s'est servi pour me tirer de l'égarement où j'ai été engagé pendant quinze années.

Depuis Iphigénie, et peut-être depuis Bérénice, le souvenir de Port-Royal le travaillait secrètement. Faible encore, il crut d'abord trouver le moyen de purifier la tragédie, de la mettre d'accord avec la religion, et ainsi d'apaiser ses anciens maîtres sans renoncer au théâtre. C'est dans cette pensée qu'il écrivit Phèdre.

Ce que je puis assurer, dit-il dans la préface de la pièce, c'est que je n'ai point fait de tragédie où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci… La seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même.

Et, plus loin, il se montre jaloux de «réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et leur doctrine, qui l'ont condamnée dans ces derniers temps».

Ainsi,—chose inattendue et pourtant absolument vraie,—Phèdre est la première étape de la conversion de Racine.

Il veut que sa tragédie soit une illustration de l'un des points de la doctrine de Port-Royal.—Il réunit, dans le personnage de Phèdre, la passion, la passion la plus criminelle par définition,—la claire conscience de la culpabilité, du démérite, de la souillure, du péché,—et enfin la crainte de Dieu représenté par le Soleil en tant que Dieu clairvoyant et par Minos en tant que Dieu punisseur. Il entendait montrer que nous ne pouvons rien, dans l'ordre du salut, sans la grâce de Dieu: c'était donc fortifier sa thèse que de supposer Phèdre «humainement» honnête, de lui prêter toutes les excuses, de multiplier autour d'elle les circonstances atténuantes; bref, de ne pas la faire odieuse. Car, plus il marquait la noblesse d'âme de la malheureuse sur tout le reste, plus aussi il marquait, par là même, le caractère fatal de sa passion, et plus il nous persuadait que nous avons en effet besoin d'un secours surnaturel pour vaincre les tentations mauvaises.

Ah! qu'il y a donc réussi! Et que sa Phèdre est peu haïssable! Il l'aimait tant qu'il n'a pu voir qu'elle dans sa pièce, et qu'il lui a subordonné tous les autres rôles, de façon qu'ils ne fussent que des dépendances et des explications du sien. C'est uniquement pour que Phèdre puisse passer par certains sentiments que Thésée ne paraît qu'une brute crédule. C'est uniquement pour excuser Phèdre que Racine charge la nourrice. Et si vous cherchez pourquoi il a fait Hippolyte amoureux, c'est bien parce qu'Hippolyte misogyne et chaste eût égayé les «petits-maîtres» et leur eût fait dire des sottises; mais c'est surtout, d'une part, pour ajouter une note plus douloureuse que toutes les autres au rôle de Phèdre, et, d'autre part, pour absoudre la pauvre femme du silence meurtrier qu'elle garde au quatrième acte. Il fallait qu'elle fût jalouse pour nous faire encore plus pitié et nous paraître, peu s'en faut, innocente.

«Innocente!» C'est cette impression-là qui a épouvanté Racine après coup. Le poète a si bien atteint son but; il est si évident que Phèdre succombe, non par sa volonté, mais parce que Dieu lui refuse la grâce efficace, qu'elle nous semble réellement irresponsable; plus douloureuse seulement et, par suite, plus sympathique par la conscience inutile qu'elle a de son péché.

Une singulière volupté se dégage de ce rôle. Nous sentons qu'une image hante cette femme damnée; une image dont elle jouit, malgré elle, avec d'autant plus d'intensité qu'elle sait que ce plaisir non consenti la perd éternellement. Et ainsi, tandis qu'il pensait nous démontrer la nécessité de la grâce, Racine n'est arrivé qu'à nous démontrer la fatalité terrible et délicieuse de la passion.

Cela échappait au grand Arnauld. Il disait naïvement, après que Boileau lui eut fait lire la pièce:

Il n'y a rien à reprendre au caractère de Phèdre, puisque, par ce caractère, le poète nous donne cette grande leçon que lorsqu'en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre coeur, il n'est point d'excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant.

Le malheur, c'est que nous ne voyons pas du tout «en punition de quelles fautes précédentes» Phèdre est entraînée au péché: nous voyons seulement qu'elle y est entraînée quoi qu'elle fasse. Et dès lors elle ne nous inspire qu'une pitié amoureuse.

Arnauld parlait en théologien et sur la seule lecture de la pièce. Il ne l'avait pas vue. Mais sans doute, quand Racine vit Phèdre sous les espèces de la Champmeslé, il conçut pour la première fois ce qu'il y a de contagieux dans la représentation de l'amour-maladie, et aussi ce que la religion peut ajouter de piment aux choses de l'amour. Il conçut avec horreur que la notion même du péché peut devenir un élément de volupté… L'inquiétude que lui inspira sa première tragédie chrétienne acheva de faire de lui un chrétien. Il renonça, dis-je, au théâtre, à trente-sept ans et en pleine gloire—parce que Phèdre était décidément plus troublante qu'il ne l'avait pensé.

Car sans doute il entra là-dessus en réflexion. Le désir de la gloire et la vivacité des passions ne faisant plus obstacle à sa foi religieuse, il se ressouvint de la doctrine janséniste sur le théâtre; de cette doctrine qui l'avait tant irrité onze ans auparavant et qui, aujourd'hui, ne lui paraissait que trop vraie.

Il avait dû être ému déjà par les Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets, publiées en 1670, et, notamment, par les réflexions sur les «divertissements». Les éditeurs avaient écarté la fameuse page sur la comédie: mais la substance de cette page était éparse dans le Traité de Nicole, qu'elle ne fait que résumer:

Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne; mais, entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître dans notre coeur, et surtout celle de l'amour; principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d'en être touchées; sa violence plaît à notre amour-propre, qui forme aussitôt un désir de causer les mêmes effets que l'on voit si bien représentés; et l'on se fait en même temps une conscience fondée sur l'honnêteté des sentiments qu'on y voit, qui ôte la crainte des âmes pures qui s'imaginent que ce n'est pas blesser la pureté, d'aimer d'un amour qui leur semble si sage.

Ainsi l'on s'en va de la comédie le coeur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l'amour, et l'âme et l'esprit si persuadés de son innocence, qu'on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l'occasion de les faire naître dans le coeur de quelqu'un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l'on a vus si bien dépeints dans la comédie.

(Et la même thèse sera reprise par Bossuet avec beaucoup de force dans les Maximes et Réflexions sur la comédie, 1694.)

Ainsi la représentation même de l'amour innocent était funeste aux âmes. Que dire des peintures de l'amour d'Hermione ou de Roxane? Et les peintures de l'amour désordonné, mais, en quelque façon, normal dans son désordre, n'avaient pas suffi à Racine. Il en était venu à décrire avec complaisance des cas singuliers et morbides: l'amour d'un vieillard pour une jeune fille, et d'un vieillard jaloux de son fils; l'amour d'une fille pour l'homme couvert de sang qui l'a violemment enlevée, et enfin l'amour incestueux d'une femme pour son beau-fils. Et sans doute Phèdre haïssait son mal, mais elle l'aimait aussi; secrètement elle espérait l'assouvissement de son désir; et sans doute elle n'accusait pas elle-même, sinon indirectement,

     Vous êtes offensé, la fortune jalouse
     N'a pas en votre absence épargné votre épouse,

mais elle laissait lâchement accuser l'innocence. Et Phèdre avait parti aimable; et Boileau avait parlé de sa «douleur vertueuse»! Et, sous prétexte qu'ils souffraient et qu'elle était belle, Mithridate et Ériphile n'avaient inspiré que fort peu d'horreur. Qu'avait fait Racine, que rendre intéressants les pires effets de la concupiscence? Il était allé contre la doctrine chrétienne la plus assurée. Il avait été, bel et bien, «empoisonneur d'âmes»; il le reconnaissait maintenant.

Et une autre chose le tourmentait: le souvenir de ses propres péchés.

On est tenté de supposer que, si Racine a si bien peint la passion extrême, l'amour-maladie, c'est qu'il l'a ressenti pour son propre compte. Cela n'est point nécessaire. Il suffit que le poète en ait pu étudier en lui-même les commencements, et chez d'autres les extrémités. Même, il est permis de croire qu'il a pu décrire ce mal avec d'autant plus de clairvoyance que, tout en le comprenant entièrement, il n'en était lui-même qu'à demi possédé.—En réalité, la vie passionnelle de Racine nous est peu connue. Il semble avoir aimé beaucoup mademoiselle Du Parc; ce fut probablement sa première liaison. Elle avait trente-quatre ans, et il en avait vingt-six ou vingt-sept quand il la rencontra. Elle était fort jolie et, vous vous le rappelez, très courtisée. Racine avait eu le plaisir de l'enlever à Molière, et même à Corneille. Boileau, dans une conversation recueillie par Mathieu Marais, nous dit «qu'elle mourut en couches». Robinet, dans sa gazette en vers du 15 décembre 1668, raconte les funérailles de la comédienne. Parmi

     Les admirateurs de ses charmes
     Qui ne la suivaient pas sans larmes,

il n'oublie pas les poètes de théâtre,

     Dont l'un, le plus intéressé,
     Était à demi trépassé.

C'est à n'en pas douter, Racine, qui est désigné ainsi.

Son amour pour la Champmeslé parait avoir été moins sérieux, quoiqu'il ait duré de 1670 à 1677. Elle n'était pas très jolie et n'avait pas la peau blanche (on tenait alors beaucoup à la blancheur de la peau); mais elle était bien faite et avait la voix la plus touchante. Je crois que Racine l'aima surtout à cause de cette voix qui rendait si pénétrantes les intonations qu'il lui avait serinées. Mais ce furent des amours plus joyeuses que profondes. «Il y a, dit madame de Sévigné qui savait les choses par son fils Charles, une petite comédienne, et les Despréaux et les Racine avec elle; ce sont des soupers délicieux, c'est-à-dire des diableries.» (À madame de Grignan, 1er avril 1671.) Racine devait être l'amphitryon de ces soupers; Boileau lui écrira plus tard (21 août 1687): «Ce ne serait pas une mauvaise pénitence (il s'agit de boire du vin de Pantin) à proposer à M. Champmeslé, pour tant de bouteilles de Champagne qu'il a bues chez lui, vous savez aux dépens de qui.» Car Champmeslé, le mari, était de ces «diableries». Racine avait dans cet amour bien des concurrents, tous heureux. Il n'était que le préféré, et s'en contentait… Il faisait souvent au mari de grosses plaisanteries. On connaît l'amusante et cynique épigramme, qui est très probablement de Racine:

     De six amants contents et non jaloux
     Qui tour à tour servaient madame Claude,
     Le moins volage était Jean son époux.
     Un jour pourtant, d'humeur un peu trop chaude,
     Serrait de près sa servante aux yeux doux,
     Lorsqu'un des six lui dit: «Que faites-vous?
     Le jeu n'est sûr avec cette ribaude;
     Ah! voulez-vous, Jeanjean, nous gâter tous?»

(Je pense que vous comprenez: «Le jeu n'est sûr» et «nous gâter tous», et que vous donnez à ces mots tout leur sens.)

Évidemment l'amour de Racine pour la Champmeslé n'eut rien de tragique. On a donc bien tort de lui reprocher la tranquillité avec laquelle, dix-neuf ans plus tard, il parle—en chrétien et, si vous voulez, en dévot—des derniers moments et de la mort de son ancienne maîtresse.

M. de Rost m'apprit hier que la Chamellay était à l'extrémité, de quoi il me parut fort affligé; mais ce qui est plus affligeant, c'est de quoi il ne se soucie guère apparemment, je veux dire l'obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer à la comédie.

Et quelques jours après:

Le pauvre M. Boyer est mort fort chrétiennement; sur quoi je vous dirai en passant que je dois réparation à la mémoire de la Champmeslé, qui mourut aussi avec d'assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie, très repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de mourir: (24 juillet 1696.)

On s'est étonné et un peu indigné de cet: «en passant». On oubliait, entre autres choses, que Racine écrivait cela à son fils aîné, alors âgé de dix-neuf ans.

En somme, les désordres de Racine, tout en étant de ceux qu'un véritable chrétien doit pleurer, ne paraissent avoir eu rien d'exorbitant.

Mais je dois tout vous dire et qu'il y eut dans sa vie une heure mystérieuse et tragique, suivie d'une heure d'épouvante.

Un peu plus d'un an après qu'il eut pris sa retraite, éclata l'«Affaire des poisons». Le 21 novembre 1679, la principale accusée, la Voisin, déclara que la Du Parc, dont elle était la bonne amie depuis quatorze ans, «devait» avoir été empoisonnée par Racine. Voici d'ailleurs, sur ce point, la partie essentielle de l'interrogatoire de la Voisin, d'après le procès-verbal (Frantz Funck-Brentano: le Drame des poisons):

De Gorle (belle-mère de la Du Parc) lui a dit (à la Voisin) que Racine, ayant épousé secrètement la Du Parc, était jaloux de tout le monde et particulièrement d'elle, Voisin, dont il avait beaucoup d'ombrage, et qu'il s'en était défait (de la Du Parc) par poison et à cause de son extrême jalousie, et que pendant la maladie de la Du Parc, Racine ne partait point du chevet de son lit; qu'il lui tira de son doigt un diamant de prix et avait aussi détourné les bijoux et principaux effets de la Du Parc qui en avait pour beaucoup d'argent; que même on n'avait pas voulu la laisser parler à Manon, sa femme de chambre, qui était sage-femme, quoiqu'elle demandât Manon et qu'elle lui fit écrire de venir à Paris la voir, aussi bien qu'elle, la Voisin.

Puis on lui demande «si de Gorle ne lui a point dit de quelle manière l'empoisonnement avait été fait, et de qui on s'était servi pour cela. Elle répond: «Non.»

Voilà le texte. Jugez vous-même ce que vaut le témoignage d'une femme comme la Voisin, qui, au surplus, parle onze ans après les événements, et n'en parle, de son propre aveu, que par ouï-dire, et en parle après la torture, quand, ayant commencé à parler, on dit n'importe quoi.—Toutefois, il resterait ceci:—Racine avait empêché la Manon, sage-femme, d'approcher de sa maîtresse malade, et de même la Voisin, sage-femme et avorteuse; et c'est de quoi celle-ci lui aurait gardé rancune. D'un autre côté, la Du Parc, d'après Boileau, est morte en couches; Racine, en suivant son convoi, était à demi trépassé, d'après Robinet.—La Du Parc serait-elle morte de manoeuvres abortives? Et dans cette hypothèse, Racine aurait-il conseillé—ou seulement toléré—ces manoeuvres? Ou ne les aurait-il connues que plus tard? Cela est le plus probable, puisqu'il écarte les avorteuses du lit de la mourante, ce qui eût été singulièrement imprudent s'il avait été leur complice.

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