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Jean Ziska: épisode de la guerre des Hussites

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VII.

Les forteresses de Prague qui tenaient pour l'empereur paraissaient imprenables, et, comptant sur l'approche de l'armée impériale, se riaient des préparatifs de cette populace. La garnison de Wisrhad regardait, tranquillement les femmes et les enfants qui travaillaient jour et nuit à creuser un large fossé entre le fort et la ville. «Que vous êtes fous! leur disaient-ils du haut de leurs murailles; croyez-vous que des fossés vous puissent séparer de l'empereur? vous feriez mieux d'aller cultiver la terre.»

Cependant les Taborites n'étaient plus seulement le corps d'armée campé à Tabor; c'était une secte nombreuse et puissante. Plusieurs villes prenaient le nom de taborites, et la nouvelle doctrine se répandait dans toute la Bohème. Cette prétendue nouvelle doctrine, que les Calixtins accusaient de renchérir par trop sur les hardiesses de Jean Huss, n'était qu'un retour aux prédications des Vaudois, bien antérieures à celles de Jean Huss et de Wicklef lui-même. Nous verrons bientôt leurs articles. En attendant Sigismond, une vive fermentation des esprits amena beaucoup de ces phénomènes de l'extase que l'on retrouve dans toutes les insurrections religieuses. L'enthousiasme patriotique vibra sous cette pression du véritable magnétisme, de la foi, et des populations entières se levèrent à l'appel des nouveaux prophètes pour courir à la guerre sainte. La grande prophétie taborite qui fanatisa la Bohême à cette époque fui l'annonce de la prochaine arrivée de Jésus-Christ sur la terre. Il devait revenir juger les hommes sur les ruines de tous les royaumes, et, par les armes des Taborites, établir un nouveau règne, (ce règne de Dieu, cette république idéale, cette société fraternelle, promis par les évangélistes et les apôtres, et auxquels les premiers adeptes du christianisme ont cru dans un sens matériel.) Toutes les villes de la Bohème seraient alors ensevelies sous la terre, à la réserve de cinq qui devaient se montrer toujours pures et fidèles. Ces cinq villes reçurent des noms mystiques. Pilsen fut appelée le Soleil, Launi la Lune, Slan l'Étoile, Glato ou Klattaw l'Aurore, Zatek Segor. Les prêtres exhortaient le peuple à éviter la colère de Dieu qui allait fondre sur tout l'univers, et à se retirer dans les cinq villes sacrées ou villes de refuge. Beaucoup de riches bohémiens et moraves vendirent tous leurs biens à bas prix, et, à l'exemple des premiers chrétiens, s'en allèrent avec leurs familles en porter l'argent à la grande famille taborite.

Voilà l'impulsion ardente qui devait rendre ces hommes invincibles tant qu'elle brûlerait dans leurs âmes; et voilà ce que l'empereur ne prévoyait pas, ce que les soldats de ses forts ne comprenaient pas: ils riaient, derrière leurs murs inexpugnables, des fortifications des Taborites, faites de leurs chariots, dont ils formaient des barricades pour s'enfermer, et des lignes mobiles pour attaquer à couvert. Chaque famille taborite arrivait à Prague avec le sien portant vieillards, femmes et enfants, tous intrépides et aguerris. Ce chariot devenait le rempart et l'arsenal de la famille. On combattait derrière; on s'y retranchait, blessé; on le poussait avec fureur sur les fuyards: c'était une excellente arme de guerre. Les Impériaux apprirent bientôt à la redouter.

Enfin, au mois de juin de cette même année (1420), Sigismond entra en Bohème, à la tête de cent quarante mille hommes, commandés par l'électeur de Brandebourg, les deux marquis de Misnie, l'archiduc d'Autriche et les princes de Bavière. Il fut bien reçu à Koenigsgratz, ville catholique et royaliste, apanage des reines de Bohème, où il avait toujours tenu de fortes garnisons. Tous les seigneurs catholiques de la Moravie et de la Silésie venaient derrière lui. Tous ceux de la Bohème allèrent à sa rencontre. Ulric de Rosemberg, qui jusqu'alors avait été uni à Ziska, soit que le meurtre et la ruine de ses parents l'eussent aigri contre les Taborites, soit que l'empereur eût réussi à le gagner, comme le fait est assez prouvé, soit enfin que son esprit fût frappé d'une épouvantable vision qu'il eut à cette époque, et dans laquelle il vit Jésus-Christ, Jean Huss, saint Wenceslas et saint Adalbert lui apparaître dans une fantasmagorie tragique, alla abjurer le hussitisme entre les mains du légat du pape, et rejoindre l'empereur avec cinq cents cavaliers. Son premier exploit fut d'enlever une ville hussite et d'en raser les murailles; mais, ayant été défier Ziska au pied du mont Tabor, il y fut reçu et taillé en pièces par Nicolas de Hussinetz. Ainsi, il rejoignit, l'empereur non en vainqueur mais en fugitif; et ce premier fait d'armes malheureux fut d'un mauvais augure pour l'armée impériale.

Cette formidable armée manquait précisément de l'union et de l'idée qui faisaient la force des Hussites. Les princes qui la commandaient s'étaient fait de mortelles injures, et fraîchement réconciliés pour cette expédition, ne s'en haïssaient pas moins. L'empereur les méprisait tous assez volontiers, eux et leurs sujets. Il avait un profond dédain pour les Moraves, les Silésiens, les Hongrois, enfin pour tous ceux de la race slave. Quant aux hordes de mercenaires qui faisaient le gros de l'armée, on n'avait pas de quoi les payer; et le pillage, sur lequel ces sortes de troupes comptaient, venant à leur manquer, grâce aux précautions de Ziska, qui avait ravagé le pays d'avance, l'armée impériale était déjà mécontente avant d'avoir tiré l'épée.

Cependant elle arriva sans encombre sous les murs de Prague. Les villes lui ouvraient leurs portes, et elle n'y trouvait que des catholiques, empressés de la recevoir. Tous les Hussites étaient à Prague, et Sigismond n'en put saisir que vingt-quatre à Litomeritz, qu'il fit jeter dans l'Elbe. La ville sacrée de Slan elle-même lui ouvrit ses portes; mais il n'osa y entrer, craignant une embûche. Enfin, étant arrivé devant Prague, le 30 juin, il essaya d'abord une guerre d'escarmouches, dans laquelle il perdit beaucoup de monde, et le 11 juillet il se décida à livrer un assaut général. Les Taborites se battirent en désespérés pour leurs autels et leurs foyers. Les troupes impériales réussirent à s'emparer du Petit-Côté. Un corps de Hongrois se porta dans le grand enclos de l'archevêché; mais les Taboristes, venant renforcer les habitants de Prague sur tous les points compromis, décidèrent la victoire, et repoussèrent les Impériaux jusqu'à la Moldaw. Ziska, qui se gardait assez ordinairement pour les coups décisifs, se tenait retranché et bien fortifié, avec l'élite de ses Taborites, sur une haute montagne, à l'orient de la nouvelle ville, près du gibet de Prague25. Les Allemands, voyant en lui le destin de la bataille, allèrent l'y attaquer avec la résolution de le forcer. L'infanterie saxonne coupa les fascines, combla les fossés, et fraya le chemin à la cavalerie. Ziska se défendait terriblement. Le robuste et intrépide vigneron Robyck combattit à ses côtés et repoussa plusieurs fois l'ennemi. Deux femmes et une jeunes fille taborites firent des prodiges de valeur, et tombèrent percées de coups, sous les pieds des chevaux, ayant refusé, à plusieurs reprises, de se rendre. Cependant le nombre des assiégeants grossissait toujours; et Ziska était aux abois, lorsque les Taborites de la nouvelle ville, conduits par Jean le Prémontré, qui portait le calice en guise d'étendard, s'élancèrent à la défense de leur chef, et repoussèrent les Impériaux avec perte, quoiqu'à chaque instant l'empereur leur expédiât de nouveaux détachements. Il fallut abandonner l'attaque ce jour-là. Quelques jours après, la main d'une femme acheva la défaite des Impériaux. Une Praguoise taborite s'introduisit, la nuit, dans leur camp, par un grand vent, et mit le feu aux machines de siège. Beaucoup de richesses et d'effets de grand prix furent consumés; mais ce qui causa la plus grande perte, en cette circonstance, fut l'incendie de toutes les échelles. L'armée impériale fut consternée de ce dernier échec, et l'empereur, effrayé, leva le siège le 30 juillet. Il avait duré un mois, durant lequel ceux de Prague, pour montrer qu'ils n'avaient pas peur, ne fermaient les portes ni jour ni nuit. Le jour même de son départ, il fit la misérable bravade de se faire couronner roi de Bohême, dans la forteresse de Saint-Wenceslas, par l'archevêque Conjad. Il créa plusieurs chevaliers, et, en s'en allant, il enleva les trésors que son père et son frère avaient cachés à Carlstein, et les lames d'or et d'argent dont les tombeaux des saints étaient couverts, dans la basilique de Saint-Wenceslas. Il engagea plusieurs villes de Bohême au duc de Saxe pour payer ses troupes, les joyaux de la couronne à des banquiers, et les reliques impériales aux Nurembergeois.

Note 25: (retour) Ce lieu porte encore le nom de Montagne de Ziska.

La retraite de Sigismond fut désastreuse. Harcelé par les Hussites, de défaite en défaite, il regagna la Hongrie, licencia ses troupes, et ordonna aux garnisons allemandes qu'il laissait dans les forteresses de Bohême de ravager les terres des seigneurs de Podiebrad dont il avait eu à souffrir particulièrement durant cette malencontreuse croisade. C'est cette intrépide et persévérante famille des Podiebrad qui a donné quelques années plus tard un roi hussite à la Bohême.

Ziska quitta Prague peu après Sigismond, et alla de nouveau travailler à affamer l'armée impériale lorsqu'il lui plairait du revenir; c'est-à-dire qu'il reprit son système de ravage et d'extermination, ne perdant pas un seul jour pour cette oeuvre de patriotisme infernal, ne laissant pas refroidir un instant la sanglante ferveur de ses Taborites.

Pendant son absence, les Praguois continuèrent à attaquer les forteresses de Wisrhad et de Saint-Wenceslas qui, toujours garnies d'Impériaux et munies de machines de guerre, n'osaient remuer et se bornaient à la défensive. Une nuit, les Taborites de la nouvelle ville ayant échoué devant Wisrhad et se retirant en désordre, trouvèrent les portes de la nouvelle ville fermées derrière eux, par ordre du sénat. Si la garnison impériale eût osé se hasarder quelques pas plus loin, cette courageuse phalange de Taborites eût été anéantie. Elle ne dut son salut qu'à la timidité des Impériaux, qui rentrèrent dans leur fort sans se douter que l'ennemi était à leur merci. Le lendemain, ces Taborites, indignés de la perfidie du sénat, remplirent la ville de leurs imprécations, et tous les Taborites de Prague se préparèrent à abandonner cette lâche cité pour laquelle ils avaient versé leur sang et qui les immolait aux terreurs de son juste-milieu. Le Prémontré fit comprendre au peuple que son salut était dans les Taborites. La bourgeoisie, effrayée, convoqua les prêtres, les magistrats et les principaux citoyens. Le moine se chargea de porter la parole pour cette réconciliation. Amende honorable fut faite aux Taborites. Le sénat protesta que les portes avaient été fermées par inadvertance. On conjura les défenseurs de la liberté de rester dans Prague. Malgré les larmes et les prières de la peur, un grand nombre de Taborites plièrent bagage, secouèrent la poussière de leurs pieds, remontèrent sur leurs chariots, et s'en allèrent, la monstrance en tête, rejoindre Ziska et le renforcer dans ses excursions.

Il leur donna autant d'ouvrage qu'ils en pouvaient désirer. Arrivé devant Prachatitz, où il avait fait ses premières études, il offrit sa protection à cette ville, à condition qu'elle chasserait les catholiques. Mais ces derniers, qui étaient en nombre, lui firent répondre qu'ils ne craignaient guère un mince gentilhomme tel que lui. Le redoutable aveugle leur fit chèrement expier cette impertinence. Il s'empara de la ville en un tour de main, fit sortir les femmes et les enfants, égorgea tous les catholiques, et mit le feu à l'église où s'était réfugié le juste-milieu; huit cents personnes périrent sous les décombres.

Le 15 de septembre, les Taborites, les Orébites et ceux des villes sacrées, ayant à leur tête des chefs d'une valeur éprouvée, recommencèrent le siège du fort de Visrhad. La garnison, épuisée et découragée, écrivit à l'empereur qu'elle ne pouvait tenir plus d'un mois, et n'en reçut que des promesses. Nicolas de Hussinetz intercepta les vivres, et les lettres que l'empereur envoya enfin pour annoncer son arrivée. Réduits à la dernière extrémité, ceux du Wisrhad ayant tenu encore cinq semaines, et mangé six-vingts chevaux, des chiens, des chats et des rats envoyèrent leurs officiers aux Praguois pour capituler. Il fut convenu qu'on se tiendrait tranquille de part et d'autre pendant quinze jours, et que le seizième, si l'empereur n'envoyait point de vivres, la garnison se rendrait aux Hussites sans coup férir.

Pendant ce temps, Sigismond ayant assemblé une nouvelle armée, s'arrêtait à Cuttemberg. Sa Majesté impériale, plongée dans une profonde mélancolie, tâchait de divertir son chagrin avec des instruments de musique. Un autre délassement était d'envoyer ses hussards incendier et massacrer, sans épargner ni femmes ni enfants, sur les terres des seigneurs bohêmes qui avaient embrassé le hussitisme. Il parlementa avec les députés praguois, essaya de les tromper, et finit par les menacer avec sa brutalité ordinaire, qui l'emportait encore sur ses instincts de ruse et de fraude. Enfin, le 31 octobre, il parut devant de Prague avec une armée qu'il avait fait venir de Moravie. Il se montra sur une colline voisine de Wisrhad, l'épée à la main, donnant ainsi à la garnison le signal du combat. Mais il était trop tard d'un jour; le terme de la convention était expiré de la veille. Ceux de Wisrhad, en gens de parole, et touchés de la foi que les Taborites leur avaient gardée en les laissant tranquilles durant la trêve, ne répondirent pas au signal de l'empereur. Un morne silence planait sur la forteresse. Ces malheureux soldats, épuisés par la faim et les maladies, restaient comme des spectres autour de leurs créneaux, immobiles témoins du combat qui s'engageait sous leurs yeux. L'empereur, stupéfait d'abord, entra bientôt dans une grande fureur; et comme ses officiers, admirant avec tristesse les ingénieuses fortifications des Taborites, l'engageaient à ne pas exposer sa personne et son armée dans une entreprise impossible: «Non, non, s'écria-t-il, je veux châtier ces porte-fléaux.—Ces fléaux sont fort redoutables, reprit un des généraux,—Ah! vous autres Moraves, s'écria Sigismond hors de lui, je vous savais bien poltrons, mais pas à ce point!» Aussitôt les cavaliers descendant de cheval: «Vous allez voir, dirent-ils, que nous irons où vous n'irez pas.» Ils se jetèrent au-devant de ces fléaux de fer que l'empereur avait si fort méprisés, et il n'en revint pas un seul. Les Hongrois, voulant les venger, eurent à dos ceux des villes sacrées et prirent la fuite. L'empereur piqua des deux et s'échappa à grand'peine. Les Praguois les poursuivirent et ne firent quartier à aucun de ceux qu'ils purent joindre. La plus grande partie de la noblesse de Moravie y demeura. Plus de trois cents grands seigneurs bohèmes du parti de l'empereur restèrent là quatre jours sans sépulture, abandonnés aux chiens. L'infection fut horrible. Un chef hussite, touché de compassion du sort de tant de braves gens, les fit enterrer à ses frais dans le cimetière de Saint-Pancrace.

Le jour de cette seconde victoire fut clos par une scène touchante. La garnison de Wisrhad, fidèle à son serment, se rendit à ceux de Prague avec toutes les machines de guerre de la citadelle. Les assiégeants reçurent les assiégés à bras ouverts. Ils se hâtèrent d'assouvir la faim qui les dévorait depuis si longtemps, et leur donnèrent des vêtements, des vivres à emporter, et tout ce qui leur était nécessaire pour se retirer en bon état et en bon ordre. Le lendemain, au point du jour, on vit la population en masse inonder la citadelle, non pour la fortifier, mais pour la détruire. Il fallait anéantir cette place meurtrière, arme si sûre et si redoutable aux mains de l'ennemi; ce fut l'affaire de deux jours. Elle avait duré sept cents ans, et devint un jardin potager. Le 3 novembre, les Praguois allèrent en procession sur le champ de bataille, et rendirent grâces à Dieu dans leurs hymnes bohémiens.

L'empereur se vengea de sa défaite en ravageant les terres des Podiebrad. Un seul de ces seigneurs avait refusé jusque-là d'adhérer au hussitisme. Il courut à Prague embrasser la doctrine. Tel devait être l'effet des violences de Sigismond. L'empereur se retira, après avoir fait tout le mal possible au pays, où il exerça des cruautés pires que toutes celles de Ziska. Celui-ci épargnait du moins, autant que possible, les femmes et les enfants, et recevait à merci tous ceux qui se rendaient sincèrement. Sigismond n'épargnait rien, et, dans sa rage aveugle, immolait ensemble amis et ennemis. Les Orébites firent peser sur les couvents d'horribles représailles. Ceux des moines qu'ils ne brûlaient pas, ils les laissaient enchaînés sur la glace, pour les faire périr de froid.

Après leur victoire, les Praguois, n'ayant plus rien que de funeste à attendre de la part de Sigismond, assemblèrent les principaux seigneurs, afin d'élire un autre roi, et ceux-ci se déclarèrent pour Jagellon, roi de Pologne, chrétien de fraîche date, qui semblait ne devoir pas les inquiéter dans leur religion. Mais les Orébites et les Tabordes repoussèrent vivement cette proposition. A peine avons-nous chassé un roi étranger, disait Nicolas de Hussinetz (l'intrépide associé de Ziska) que vous en demandez un second. Indigné de leur dessein, il fit sortir de Prague tous ses Taborites, et s'en alla avec eux assiéger et battre les villes impériales de l'intérieur.

Cependant il rentra peu après dans la capitale avec des intentions énergiques. Les Orebites n'étaient pas moins mécontents que lui du juste milieu hussite. A peine le danger était-il passé, que les Calixtins, mécontents de la vie austère qu'entraînait pour eux le système dévastateur de Jean Ziska, oubliaient qu'ils devaient leur salut à sa science militaire, à sa bravoure, et à l'élan irrésistible de ses fougueux disciples. Ils affectaient alors une grande horreur pour les cruautés commises envers les moines, et cette compassion, qui eût honoré des âmes sincères, n'était qu'une hypocrite défection, chez un parti qui se portait aux mêmes excès quand il croyait à l'impunité. Les sectes ardentes s'étant rencontrées sous les murs d'une ville catholique avec des assiégeants calixtins, ceux-ci affectèrent de communier en grand appareil, et leurs prêtres portèrent l'Eucharistie, revêtus de riches ornements. C'était scandaliser ces austères réformateurs, qui voulaient effacer toute trace des pompes de l'ancien culte et abolir toute suprématie temporelle du clergé. Ils se jetèrent sur les prêtres calixtins: A quoi servent, leur dirent-ils, ces habits de comédiens? Quittez-les, et communiez avec nous sans ces oripeaux, ou nous vous les arracherons. Quelques chefs des deux partis apaisèrent cette querelle; mais Nicolas de Hussinetz marcha sur Prague, et enjoignit, avec menaces, à la communauté calixtine de préposer autant de Taborites que de Praguois à la garde des tours et aux délibérations des conseils. Ceux de Prague répondirent naïvement que, l'ennemi étant loin, ils n'avaient que faire d'être si bien gardés et si bien conseillés. On se querella particulièrement sur les opinions religieuses, et c'est alors qu'on s'aperçut d'une dissidence d'opinion alarmante pour les modérés. L'aigreur en arriva au point qu'il fallut entrer en délibération sérieuse pour un accommodement. On convoqua les représentants de tous les partis dans l'église de Saint-Ambroise. Ceux des deux villes de Prague eurent pour chacun leur place à part, et les Taborites également; seulement on défendit qu'il y eût là ni femmes ni prêtres. Les Taborites avaient de grandes idées d'émancipation pour leurs femmes, les admettant à une égalité de condition et de discussion, qu'elles justifiaient bien par leur conduite héroïque jusque sur les champs de bataille. En outre, ils avaient pour leurs prêtres une vénération extrême: les ayant dépouillés de tout caractère temporel, et de tout privilège social, ils les regardaient comme des saints et comme des anges, et il fallait que ces prêtres fussent tels en effet pour dominer par le seul ascendant moral. Ils furent donc très-irrités de cette exclusion de leurs prêtres et de leurs femmes d'une conférence décisive, et voulurent se retirer; mais comme Nicolas de Hussinetz sortait de la ville un des premiers, son cheval tomba dans une fosse et lui cassa la jambe. Ou le rapporta dans Prague, et on le déposa dans la maison abandonnée ou conquise des seigneurs de Rosemberg. Il y mourut de la gangrène, ce qui jeta les Taborites dans une grande consternation. Ils perdaient en lui un grand appui, et un chef redoutable aux partis contraires. Ziska, qui avait voulu jusque-là n'être censé que le premier après lui, fut proclamé général en chef des Taborites.

Enfin l'assemblée fut fixée et acceptée de part et d'autre. L'université, qui était toute calixtine, y assista, et procéda à la lecture des articles proclamés par les Taborites, pêle-mêle avec celle qu'on leur imputait. Au reste, la plupart de ces articles méritent d'être rapportés, ne fût-ce que pour les lectrices qui aiment, avant tout, la couleur historique. Rien ne montre mieux l'exaltation à la fois sauvage et sublime des Taborites, et ne résume mieux les doctrines de L'ÉVANGILE ÉTERNEL que cette déclaration des droits divins de l'homme au quinzième siècle. Leur style mystique est plus éloquent pour peindre la situation à la fois violente et romanesque de la Bohême à cette époque que le récit des événements même, et nous prions nos lectrices de ne point sauter ce chapitre.




VIII

LA PRÉDICTION TABORITE.

1. «Cette année du Seigneur (1420) sera la consommation du siècle, et la fin de tous les maux. Dans ces jours de vengeance et de rétribution tous les ennemis de Dieu et tous les pécheurs du monde périront sans qu'il en reste un seul. Ils périront par le fer, par le feu, par les sept dernières plaies, par la famine, par la dent des bêtes, par les serpents, les scorpions, et par la mort, comme cela est dit dans l'Ecclésiaste.

«Dans ce temps de vengeance il ne faut donc avoir aucune compassion ni imiter la douceur de Jésus-Christ, parce que c'est le temps du zèle, de la fureur et de la cruauté. Tout fidèle est maudit s'il ne tire son épée pour répandre le sang des ennemis de Jésus-Christ et pour y tremper ses mains, parce que bienheureux est celui qui rendra à la grande prostituée (l'Église romaine) le mal qu'elle a fait.

2. «Dans ce temps de vengeance, et longtemps avant le jugement dernier, toutes les villes, bourgs et châteaux, et tous les édifices seront, détruits comme Sodome, et Dieu n'y entrera point, ni aucun juste.

3. «Dans ce temps-là, il ne resta que cinq villes (les villes sacrées désignées plus haut) où les fidèles seront forcés de se réfugier, aussi bien que dans les cavernes et les montagnes où sont assemblés aujourd'hui les vrais fidèles.

«Ces fidèles assemblés aujourd'hui dans les montagnes sont le corps mort autour duquel s'assemblent les aigles, c'est-à-dire les armées du Seigneur pour exécuter ses jugements.

4. «Prague sera détruite comme Gomorrhe.

5. «Tout seigneur, vassal ou paysan qui ne fera point avancer la loi de Dieu (on ne peut définir plus purement la doctrine du progrès), un tel homme sera foulé aux pieds comme Satan et comme le dragon. Dans ces jours de vengeance les femmes pourront quitter leurs maris et même leurs enfants (pour fuir le péché) et se retirer sur les montagnes et dans les villes de refuge.»

Après ces prédictions sinistres et menaçantes arrive la formule du monde idéal des Taborites. C'est le même rêve que celui du règne de Dieu sur la terre, annoncé par les disciples de Jésus, et attendu immédiatement après sa mort.

6. «Dans ce nouvel avènement de Jésus-Christ, l'Église militante sera réparée jusqu'au dernier fondement, et il n'y aura plus nul péché, nul scandale, nulle abomination, nul mensonge. Les fidèles seront sans tache, et brillants comme le soleil.

7. «Dans cette réparation, les élus ressusciteront, et Jésus reviendra du ciel avec eux. Il conversera sur la terre et tout oeil le verra, et il donnera un grand festin sur les montagnes. Jusque-là les élus ne mourront pas. Ils iront dans le ciel et en reviendront avec Jésus-Christ, et on verra s'accomplir ce qui a été prédit dans Isaïe et par l'Apocalypse.

8. «C'est alors qu'il n'y aura plus ni persécution, ni souffrance, ni oppression, et qu'il ne sera point permis d'élire un roi, parce que Dieu seul régnera, et que le royaume sera donné au peuple de la terre.

9. «C'est alors que personne n'enseignera plus son frère, mais qu'il sera enseigné de Dieu; qu'il n'y aura plus de loi écrite, et que la Bible même sera détruite, parce que la loi étant écrite dans tous les coeurs, il ne faudra plus de doctrines: car tous les passages où l'Écriture prédit des persécutions, des erreurs, des scandales, n'auront plus de sens.

10. «Dans ce temps-là, les femmes engendreront par l'amour sans que les sens y aient part, et elles enfanteront sans douleur.»

Nous avons essayé de reconstruire la suite de cette prédiction, dont les articles nous sont transmis dans un tel désordre qu'elle n'aurait pas de sens. Je soupçonne quelque malice de l'université calixtine dans cette interversion. Il y a dans la prédiction et dans les préceptes qu'elle entraîne deux phases bien distinctes: une de zèle, de fureur et de cruauté, où tous les excès du fanatisme sont sanctifiés dans le but d'amener le règne de Dieu annoncé dans la seconde; et dans cette seconde, toutes les prescriptions sont d'amour et de fraternité. En entremêlant les articles consacrés à formuler ces deux phases, le jugement dernier et le prochain paradis sur la terre, on a fait du ciel des Taborites un enfer, et de leur idéal de perfection un coupe-gorge. Mais il suffit du plus simple bon sens pour rétablir le sens et l'ordre logique de cette profession de foi.

Après cette double prédiction vient, dans le Manuscrit de Breslaw, une série de prescriptions qui ont le plus grand rapport avec celles des Vaudois et des Lollards. Si l'on veut se rendre un compte exact des trois ou quatre cents articles qui furent condamnés par l'Église, chez toutes les sectes du joannisme et chez celle des Taborites en particulier, on le peut faire soi-même en prenant le contre-pied de tous les préceptes de la discipline catholique. «Point de prélats, c'est-à-dire point de richesses dans L'Église. Point de distinctions, point d'autorité pour elle dans la société laïque, point d'intervention dans les actes de cette société pour les sacrements. Point de temples; la prière en pleins champs, au sein de la nature, temple que l'Éternel a consacré pour tous les hommes. Point de cérémonies somptueuses; des rites simples; la mission du pasteur apostolique et gratuite. Point de canonisation, point de purgatoire, point de cimetières, point d'indulgences, tous moyens honteux de vendre aux simples les dons de la grâce et les secours de la rédemption, que le Sauveur a également répartis entre tous les hommes, sans instituer des spéculateurs pour en profiter pécuniairement. Point de prières pour les morts; cette idée-là était profonde, les catholiques la condamnèrent sans la comprendre, et en conclurent que certaines sectes ne croyaient pas à l'immortalité de l'âme. Nous verrons cette idée se développer et s'expliquer plus tard. Point d'huile consacrée ni de vaines cérémonies; le baptême dans l'eau des fontaines comme celui que Jésus reçut lui-même de Jean. Point d'offices latins ni d'heures canoniales; chacun doit comprendre sa prière et l'offrir à Dieu du fond de son coeur. Point de pape, l'Église du Christ n'a qu'un chef, qui est Jésus dans le ciel; c'est une abomination que de lui donner sur la terre un représentant chargé de crimes et d'iniquités. Point de confession auriculaire; Dieu seul peut connaître nos coeurs et remettre nos péchés. Si quelqu'un veut se confesser à son frère, que pour toute pénitence son frère lui dise: Va, et ne pèche plus. Point d'habits sacerdotaux, ni d'ornements d'autels; point de robes, de corporaux, de patènes, ni de calices, etc., etc. Enfin, partout le renoncement, c'est-à-dire l'égalité fraternelle, la doctrine pure et simple du divin maître; et pour commencer ce grand oeuvre, la destruction de tous les pouvoirs et de tous les moyens de la théocratie.»

Proclamer ainsi l'égalité dans l'ordre spirituel c'était la proclamer de reste dans l'ordre social. L'Église et les trônes l'avaient si bien senti qu'ils s'étaient ligués pour étouffer cette doctrine. Ils n'avaient fait que martyriser ceux qui la proclamaient; et, quant à ceux-ci, chacun sait l'histoire de leurs augustes et profondes vicissitudes; quant à la doctrine, on voit qu'elle revivait plus ardente que jamais chez les Taborites, car tout ce que nous venons de mentionner, ils le professaient quasi textuellement. Mais ce qui distingue les Taborites de plusieurs autres sectes, c'est leur sentiment sur l'Eucharistie. On sait que le dogme de la transsubstantiation ne fut introduit dans l'Église qu'en 1215, au concile de Latran, et que le retranchement de la coupe, qui en fut regardé comme la conséquence nécessaire, date de la même époque. Jusque-là, le dogme idolâtrique de la présence réelle n'était point un article de foi; et la substance divine dans le pain consacré avait été expliquée et acceptée symboliquement par les intelligences les plus élevées du catholicisme. M'est avis qu'au quinzième siècle et après la guerre même des Hussites, les esprits les plus forts de l'Église, Aeneas Sylvius particulièrement (Pie II), croyaient à cette transsubstantiation beaucoup moins littéralement que le peuple. J'ai de fortes raisons pour le croire; mais ce n'est pas ici le lieu de les exposer. Quoi qu'il en soit, plusieurs sectes très-ennemies de l'Église à tout autre égard, avaient accepté le dogme de la présence réelle. Les Lolhards de Bohème, les Picards et enfin la plupart des Taborites le rejetèrent absolument dans le sens étroit où l'Eglise avait fini par l'entendre. Ces derniers disaient que «Jésus-Christ n'est point corporellement et sacramentellement dans l'Eucharistie, et qu'il ne faut pas l'y adorer, ni fléchir les genoux devant ce sacrement, ni donner aucune marque du culte de latrie.» On ne saurait être plus explicite. Ils ajoutaient «qu'on prend aussi bien le corps et le sang de Jésus-Christ dans le repus ordinaire que dans l'Eucharistie, pourvu qu'on soit en état de grâce.» C'était rétablir l'idée pure de Jésus-Christ, et rendre à la communion son sens réel, sans lui ôter son sens mystique et divin.

Quand le recteur de l'Université eut achevé celle lecture, les docteurs calixtins incriminèrent tous les articles, et proposèrent d'en démontrer la fausseté. Les Taborites n'en acceptèrent pas unanimement toute la responsabilité; quelques-uns réclamaient, disant: «Au concile de Constance, on nous a mis sur le corps quarante articles hérétiques; «ici, c'est bien pis: on nous en impose septante.» On demanda copie de tous ces articles pour y répondre. Nicolas Biscupec, principal prêtre des Taborites, prit la parole pour proscrire le luxe du clergé calixtin, et pour l'accuser de posséder encore des biens séculiers. Les questions du dogme furent écartées, sans doute à dessein; car les prédictions taborites avaient un sens profond et une application sociale terrible, que leurs docteurs, suivant la coutume et les nécessités du temps, avaient résolu, j'imagine, de ne pas divulguer. La discussion porta donc sur des questions de forme, sur des pratiques extérieures, et devint toute personnelle entre les docteurs des deux camps. Au fait, la question imminente du moment était de régler les attributions et les pouvoirs du nouveau clergé. Les prêtres du juste-milieu haïssaient les prêtres catholiques, mais n'étaient pas fâchés de succéder à leurs richesses, à leurs satisfactions de vanité, à leur influence politique; ils s'efforçaient de retenir le plus possible, pour leur compte, des privilèges et des jouissances attachés au sacerdoce. Les prêtres taborites, véritables apôtres, tour à tour farouches et vindicatifs comme saint Matthieu, charitables et ascétiques comme saint Jean, entraient avec ferveur et sincérité dans la vie évangélique. Ils subsistaient d'aumônes comme les moines franciscains; ils étaient pauvrement vêtus, permettaient à leurs disciples laïques d'administrer la communion et de se communier eux-mêmes, refusaient d'entendre la confession auriculaire, niaient le monopole ecclésiastique de tous les sacrements, n'exerçaient, en un mot, qu'un ministère d'enseignement et de prédication. Peut-être l'Église d'aujourd'hui, qui, malgré ses puffs et ses réclames, marche rapidement à sa ruine au milieu des fêtes et des mascarades, fera-t-elle bien, dans ses intérêts, quand le temps fatal sera venu, de se borner à ces moyens sincères et sublimes des prêtres taborites. Il est certain que jamais clergé n'eut une autorité morale plus étendue, et ne rassembla d'aussi fervents adeptes, et cela dans un temps où le seul nom de prêtre allumait la rage des populations.

Il est certain que, de nos jours déjà, des membres du clergé de France ont eu la généreuse et courageuse pensée de réhabiliter, par le renoncement et la prédication évangélique, la mission du prêtre; mais de ce moment ils ont été taxés d'hérésie. Il a fallu se soumettre à l'Église ou se séparer d'elle, car qui dit Église dit Charte de certains pouvoirs immobilisés dans la société contre les progrès de l'esprit public et les inspirations individuelles.

On conçoit maintenant pourquoi le dogme de la présence réelle intéressait si fort l'église calixtine. L'homme qui s'arroge le pouvoir miraculeux de faire descendre la Divinité dans sa coupe, et qui est réputé seul assez pur pour tenir la matière divine dans ses mains, est revêtu, aux yeux des simples, d'un caractère magique. Il est un saint, un ange, il est presque Dieu lui-même. Il est peut-être plus que Dieu, puisqu'il commande à Dieu, et l'incarne à son gré dans la matière du pain. En imaginant ce dogme grossièrement idolâtrique, l'église romaine avait sanctifié la personne du prêtre; elle l'avait élevé au-dessus de la multitude comme au-dessus des rois; et toutes les résistances des sectes étaient une protestation du peuple contre cette révoltante inégalité, conquise, non par les armes de la vertu, de la sagesse, de la science, de l'amour, de la véritable sainteté, mais par un privilège digne des impostures des antiques hiérophantes. Le nouveau clergé qui surgissait en Bohème n'avait garde de rejeter de tels moyens. La noblesse et l'aristocratie, qui faisaient, là comme ailleurs, cause commune avec lui, ne se souciaient pas d'examiner le dogme au point de s'en désabuser. Mais le bas peuple, à qui la suprême droiture de la logique naturelle et la profonde suprématie du sentiment tiennent lieu de science dans de telles questions, voyait au fond de ces mystères mieux que l'Université, mieux que le Sénat, mieux que l'aristocratie, mieux que Ziska lui-même, son chef politique. Il est à remarquer, en outre, qu'à cette époque, grâce aux prédications d'une foule de docteurs hérétiques, dont les historiens parlent vaguement, mais sur l'action desquels ils sont unanimes, le peuple de Bohème était singulièrement instruit en matière de religion. Les envoyés diplomatiques de l'église de Rome en furent stupéfaits. Ils rapportèrent que tel paysan, qu'ils avaient interrogé, savait les Écritures par coeur d'un bout à l'autre, et qu'il n'était pas besoin de livres chez les Taborites, parce qu'il s'en trouvait de vivants parmi eux.

Un dernier mot pour résumer la situation des esprits à Prague en 1420. Je demande pardon à mes lectrices d'interrompre le drame des événement» par une dissertation un peu longue. Les événements sont impossibles à comprendre, dans cette révolution surtout, si on ne se fait pas une idée des causes. Je trouve, dans le savant auteur dont je donne un résumé, cette réflexion bien légère pour un homme si lourd: «Si le rétablissement de la coupe était d'une assez grande nécessité, pour mettre en combustion tout un royaume, ou si le même rétablissement était un assez grand crime pour attirer une si furieuse tempête sur les Bohémiens, c'est une question de droit, une controverse de religion qui n'est pas de mon ressort.» Permis à l'auteur de trente-deux ouvrages de poids, au ministre protestant prédicateur de la reine de Prusse, de donner sa démission d'être pensant, tout en écrivant à grand renfort de mémoires et de documents l'histoire au dix-huitième siècle: mais il n'est pas permis aujourd'hui au plus mince de nos écoliers d'en prendre ainsi son parti, et de déclarer que nos aïeux étaient tous fous de se mettre en combustion pour de telles fadaises. Le rétablissement ou le retranchement de la coupe était la question vitale de l'Église constituée comme puissance politique. C'était aussi la question vitale de la nationalité bohémienne constituée comme société indépendante. C'était enfin la question vitale des peuples constitués comme membres de l'humanité, comme êtres pensants civilisés par le christianisme, comme force ascendante vers la conquête des vérités sociales que l'Évangile avait fait entrevoir. Les Taborites, en rejetant le dogme de la présence réelle, entendu d'une façon objective et idolâtrique, proclamaient un principe logique. Ils se débarrassaient du miracle clérical, du joug de l'Église, qui, depuis Grégoire VII, infidèle à sa mission spirituelle, s'appesantissait sur le front des enfants de Jésus-Christ. Les Calixtins, en ne réclamant que leur communion sous les deux espèces, et en refusant d'aborder le fond de la question, devaient perdre peu à peu la sympathie et le concours des masses, et faire avorter enfin une révolution qu'ils n'avaient entreprise et soutenue qu'au profit des castes privilégiées.




IX.

La conférence et le synode que tint ensuite tout le clergé hussite, pour tâcher d'éclaircir les dogmes, n'aboutirent à rien. On ne put s'entendre, les uns y portant trop d'emportement, les autres trop d'hypocrisie. Le parti calixtin, persistant dans sa résolution d'avoir un roi, envoya en ambassade deux grands, deux nobles, deux consuls de la bourgeoisie, et deux ecclésiastiques de l'Université (Jean Cardinal, et Pierre l'Anglais), à Wladislas Jagebon, roi de Pologne, pour lui offrir la couronne de Bohème. Les modérés eurent la mortification bien méritée d'être éconduits. En vain il exposèrent leurs griefs contre Sigismond, alléguant que les nations polonaise et bohème devaient faire cause commune, Sigismond étant l'ennemi de la langue slave, et ayant déjà causé de grands dommages à la Pologne; Sa Sérénité le roi de Pologne, qui craignait à la fois le saint-siège et l'empereur, les paya de défaites, s'effraya de leurs quatre articles, et finit, après les avoir promenés de conférences en conférences, par leur promettre sa protection pour les réconcilier avec Sigismond et avec le pape. Les mandataires du juste-milieu bohème subirent en outre la honte d'être logés en Pologne dans des endroits séquestrés et inhabités; parce que, comme le pape avait décrété d'interdiction tous les lieux souillés par leur présence, le peuple aurait été privé du service divin là où ils auraient séjourné.

Pendant ce temps, les Taborites continuaient leur guerre de partisans, et les troupes impériales entretenaient leur fureur par des provocations féroces. Les capitaines des garnisons de Sigismond faisaient des sorties, entraient à cheval dans les églises calixtines, massacraient les communiants, et faisaient boire le vin des calices à leurs chevaux. De leur côté, les Praguois enlevèrent le château de Conraditz, après que la garnison eut capitulé et se fut retirée à cheval. La forteresse fut brûlée.

Dès les premiers jours de l'année 1421, Ziska sortit de Prague pour aller visiter ses bons amis et ses beaux-frères; c'est ainsi qu'il appelait les moines. Il faut répéter ici que cette guerre aux couvents ne manquait pas de périls, et que Ziska y perdit beaucoup de monde. On ne les prenait déjà plus à l'improviste; tous s'étaient mis en état de défense, et soutenaient de véritables sièges. Les nonnes mêmes, appelant les troupes impériales à leur secours, faisaient bonne résistance, et subissaient les horreurs de la guerre. On les noyait dans leurs fossés, on les pendait aux arbres de leurs jardins. Beaucoup de ces infortunées, dit-on, moururent de peur avant que l'implacable main des Taborites se fût appesantie sur elles, ou de misère et de froid, en fuyant à travers les bois et les montagnes.

Ziska passait sans interruption et sans repos d'une conquête à l'autre. La ville royale de Mise26 se rendit à lui volontairement. C'était la patrie de Jacobel, qui l'avait convertie au hussitisme. La forteresse de Schwamberg capitula après six jours de siège. Rockisane, patrie du fameux Jean Rockisane, qui devait bientôt jouer un grand rôle dans cette révolution, fut conquise. Chotieborz et Przelaucz eurent le même sort. Cottiburg se défendit; plus de mille Taborites y périrent. Commotau fut livrée par une sentinelle allemande, qui tendit son chapeau par un trou de la muraille, pour qu'on le lui remplit d'argent. Les Taborites châtièrent sa lâcheté après en avoir profilé, et l'immolèrent le premier. Ziska avait été aigri durant le siège de cette ville par les bravades des femmes, qui s'étaient montrées nues sur les murailles pour l'insulter. Précédemment, plusieurs Taborites et deux de leurs prêtres y avaient été brûlés. Il fit passer deux ou trois mille citoyens au fil de l'épée, et cette fois n'épargna ni femmes ni enfants. On fit brûler les gentilshommes, les prêtres, et bon nombre d'ouvriers. Les femmes taborites se chargèrent de l'exécution des femmes catholiques, «sans même épargner les femmes grosses.» Cette ville d'Iduméens et d'Amalécites, comme disaient les Taborites, fut traitée avec toute la fureur que comportaient leurs sinistres prophéties. Un historien raconte avoir vu, plusieurs siècles après, des traces étranges de cette affreuse tragédie. «Dans le cimetière de cette ville, dit-il, il y a une si prodigieuse quantité de dents humaines, que, quand il pleut surtout, on peut amasser dans la terre amollie des dents toutes pures. Si vous enfoncez le doigt dans la terre, vous y trouverez des essaims de dents. Et même dans les fentes des murailles, où elles sont mêlées au ciment. Cela vient, m'a-t-on dit, de ce que ceux qui ont été massacrés là n'ont point été inhumés, etc.»

Apres Commotau, les Taborites prirent Beraun, et s'y conduisirent avec plus de douceur; Ziska commanda d'épargner le sang. Les prêtres ne furent brûlés qu'après avoir refusé pendant tout un jour d'embrasser le hussitisme. Un jour de patience, c'était beaucoup pour les vainqueurs, à ce qu'il paraît. Les habitants de Melnik envoyèrent des députés pour faire leur soumission et accepter les articles du taborisme. Broda fut traitée comme Commotau, pour avoir été ennemie jurée de Jean Huss. Kaurschim, Kolin, Chrudim et Raudniiz se rendirent et firent profession de foi taborite. Les habitants furent les premiers à brûler leurs églises, à ruiner leurs couvents, à massacrer leurs moines, et à jeter leurs prêtres dans la poix ardente.

De là Ziska marcha vers la montagne de Cuttemberg, dans le Baehmer-Wald. C'es là que les années précédentes, et récemment encore, les ouvriers des mines, qui étaient presque tous Allemands et du parti de l'empereur27, avaient persécuté les Taborites. Ils se les achetaient les uns aux autres pour avoir le plaisir de les tuer. On donnait cinq florins pour un prêtre, et un florin pour un séculier. On en avait jeté dix-sept cents dans la première mine, treize cents dans la seconde, et autant dans la troisième. «C'est pourquoi, dit un historien, on a toujours célébré l'office des martyrs en ce lieu, le 8 avril, sans que personne ait pu l'empêcher, jusqu'en 1621.»

Note 27: (retour) Ils jouissaient des grands privilèges accordés aux ouvriers et aux paysans de cette frontière depuis l'an 1040, pour l'avoir vaillamment défendue contre l'empereur Henri III. Ils ne payaient pas d'impôts, avaient un sénat particulier, etc.

En apprenant l'approche du vengeur, ceux de Cuttemberg allèrent au-devant de lui, avec un prêtre qui portait l'Eucharistie. Ils se mirent tous à genoux pour demander grâce, et ils l'obtinrent. Quoi qu'on en ait dit, Ziska était dirigé en tout par les conseils de la politique, et ne se livrait à ses ressentiments que lorsqu'ils lui paraissaient nécessaires au succès de son oeuvre. Les mines d'argent de Cuttemberg étaient le trésor du royaume; et Ziska, d'accord avec ceux de Prague, résolut de conserver cette province. Un prêtre taborite reprocha aux Cuttembergeois leur conduite passée, les exhorta à n'y plus retomber, et leur signifia les conditions de la paix. Tous ceux qui voudraient changer de religion seraient traités en frères; tous ceux qui ne le voudraient pas auraient trois mois pour vendre leurs biens et se retirer où bon leur semblerait. Il est triste de dire que la clémence de Ziska ne lui profita pas, et qu'il fut forcé de l'abjurer plus tard. Il est évident que, dans la marche politique qu'il s'était tracée, tout mouvement de pitié devenait une faute.

Vers cette époque, Ziska commença à sentir son autorité débordée par le zèle farouche de ses Taborites. Il les avait dominés jusque-là avec une grande habileté. Aux approches du premier siège de Prague, lorsque la nation ne connaissait pas encore bien ses forces, et voyait arriver, avec une rage mêlée de terreur, la nombreuse armée de Sigismond, Ziska, comprenant bien que le zèle religieux de Tabor pouvait seul donner l'élan nécessaire à une résistance désespérée, avait favorisé cet élan, et avait paru le partager entièrement. A cette époque de fièvre et d'angoisse, on l'avait vu revêtir le caractère de prêtre, afin d'imprimer plus d'autorité à son commandement. Il s'était fait taborite en apparence. Il avait administré lui-même la communion, il avait prêché et prophétisé comme les apôtres de Tabor et des villes sacrées. Après la défaite et la fuite de l'empereur, et durant les conférences pour religion dont nous avons parlé plus haut, Ziska avait vu son influence dans les affaires et dans les conseils de Prague, très-ébranlée par son essai de taborisme. Il en avait été réprimandé par le clergé calixtin; et sans se prononcer contre les articles taborites incriminés, il avait adhéré, plutôt sous main qu'ostensiblement, aux quatre articles dont les Hussites modérés ne voulaient point sortir. Depuis cette époque, il demeura calixtin, et se fit toujours dire les offices selon les missels et administrer la communion par un prêtre calixtin, qui ne le quittait pas et qui officiait auprès de sa personne en habits sacerdotaux. Rien n'était plus opposé aux idées et aux sympathies des Taborites; et cependant, soit qu'il mît un art infini à leur faire accepter cette conduite, soit qu'ils sentissent le besoin de ce chef invincible, ils n'avaient point murmuré. Peut-être aussi étaient-ils trop divisés en fait de principe pour former une sédition de quelque importance. Mais, à mesure que l'adhésion des villes et le progrès de leur propagande leur donnèrent de l'assurance, un élément de révolte se manifesta dans leurs rangs. Les historiens ont presque tous donné indifféremment le nom de Picards à la secte qui s'était introduite au sein du taborisme, vers l'année 1417. Le moine Prémontré Jean en était un des plus ardents apôtres, et nous verrons bientôt qu'il essaya d'ébranler le pouvoir illimité du redoutable aveugle.

Ziska, sentant qu'un ferment de discorde s'était introduit parmi les siens, résolut de le combattre énergiquement. La capitulation de Cuttemberg n'avait pas été observée très-fidèlement par les Taborites de Prague; on avait maltraité plusieurs catholiques, en dépit de la loi jurée. A Sedlitz, dans le district Czaslaw, Ziska voulut épargner les bâtiments d'un superbe monastère, et défendit à ses gens de l'endommager en aucune façon. Cependant un d'entre eux y mit le feu durant la nuit. Ziska procéda, dit-on, pour découvrir et châtier cette désobéissance, avec sa ruse et sa cruauté accoutumées. Il feignit d'approuver l'incendie et de vouloir récompenser l'une bonne somme d'argent celui qui viendrait s'en vanter à lui. Le coupable se nomma. Ziska lui compta l'argent, et le lui fit avaler fondu; ensuite il décréta de fortes peines contre ceux qui mettraient désormais le feu sans son ordre. On peut croire, d'après cette mesure, qu'en plus d'une occasion ses intentions de vengeance à l'égard des vaincus avaient été outrepassées, et qu'il n'avait pas toujours été aussi obéi qu'il avait voulu le paraître. Cependant il se borna, pour cette fois, à faire périr à Tabor quelques-uns de ces Picards qui murmuraient contre lui; et, entraînant ses Taborites dans une nouvelle course, il leur fit ou leur laissa détruire encore plus de trente monastères. Enfin, réuni à ceux de Prague, il prit Jaromir avec beaucoup de peine, et la traita fort durement, parce que ses habitants avaient déclaré vouloir se rendre aux Calixtins de Prague, et non à lui.

Pendant ce temps, Jean le Prémontré détruisait aussi des monastères: à Prague, il dispersa violemment la communauté des religieuses de Saint-Georges, qu'on avait épargnées jusque-là parce qu'elles étaient toutes filles de qualité. Ailleurs, il brûla les couvents et les moines. Dans un autre couvent de femmes, à Brux, sept nonnes ayant été massacrées au pied de l'autel, la légende rapporte que la statue de la Vierge détourna la tête, et que l'enfant Jésus, qu'elle portait dans son giron, lui mit le doigt dans la bouche.

Enfin la ville de Boleslaw se rendit à ceux de Prague, et le seigneur catholique Jean de Michalovitz, à qui l'on enleva dans le même temps une bonne forteresse, fut repoussé avec perte, après avoir tenté de reprendre Boleslaw.




X.

Tant de succès firent ouvrir les yeux au parti catholique sur l'importance et la force de la révolution. Un moment vint où, n'espérant plus la conjurer, il résolut de l'accepter, afin de n'être point brisé par elle. Sigismond ne pouvait inspirer d'affection à personne: il avait mécontenté tous ses amis. Les Rosemberg furent des premiers à l'abandonner, et une diète générale fut assemblée à Czaslaw, où presque toute la noblesse déclara qu'elle se détachait du parti de l'empereur. Quant à la religion, les Hussites, qui voulaient des gages, eurent bon marché de ces consciences si orthodoxes, et leur firent accepter leur quatre articles calixtins sans difficulté. Mais à ces quatre articles ils en ajoutaient un cinquième, qui portait l'engagement de ne reconnaître pour roi que l'élu de la diète nationale. Les villes de la Moravie, à qui on avait écrit d'adhérer à ces cinq articles ou de s'attendre à la guerre, envoyèrent des députés à cette diète pour faire savoir qu'elles se rangeraient aisément aux quatre premiers, mais que le cinquième était grave et demandait le temps de la réflexion. Ces actes officiels fout assez voir que la foi catholique était peu brillante à cette époque; que Rome n'était plus qu'une puissance temporelle, représentée par l'empereur plus que par le pape, et que si l'on n'eût craint une lutte politique avec ces potentats, on se fût volontiers raillé des décisions des conciles.

On ne nous dit pas si Ziska fut présent à cette diète, mais il est certain qu'il y donna les mains, et qu'il ne rejeta pas l'alliance des seigneurs catholiques contre Sigismond. Le gros des Taborites se laissait guider par lui; mais les Picards, et ceux qui avaient été exaltés par eux et qui s'intitulaient déjà nouveaux Taborites ou Taborites réformés, l'en blâmèrent ouvertement. Ces Taborites picards étaient assez nombreux à Prague. Partout ailleurs ils eussent été sous la main terrible de Ziska. A Prague, ils pouvaient se glisser encore inaperçus entre les divers partis. Jean le Prémontré les échauffait de sa parole ardente et de son zèle fougueux. Il déclamait contre l'alliance avec les catholiques, signalait les Wartemberg et les Rosemberg surtout, comme capables de toutes les lâchetés et de toutes les trahisons, prédisait qu'ils perdraient la révolution et vendraient la Bohème au premier souverain qui voudrait acheter leur vote et leurs armes: la suite des événements prouva bien qu'il ne s'était pas trompé.

Malgré ces protestations, les catholiques furent acceptés, et, à leur tour, ils protestèrent contre Sigismond et contre l'Église. Conrad, archevêque de Prague, celui qui avait récemment couronné l'empereur, embrassa solennellement le Hussitisme et rompit avec Rome. Ulric de Rosemberg, cet athée superstitieux qui avait des visions, qui avait déjà abjuré deux fois, la première pour Jean Huss et la seconde pour Martin V, ce traître qui avait servi sous Ziska, et ensuite sous Sigismond, présida la diète avec l'archevêque, et proclama, en son propre nom et au nom de tous les membres du clergé et de la noblesse, les quatre articles calixtins et la déchéance de l'empereur au trône de Bohème. Il y a cependant des réserves perfides dans cette déclaration. Il y est dit textuellement qu'on défendra les quatre articles «envers et contre tous,» à moins que peut-être on ne nous enseigne mieux par l'Écriture sainte, ce que les docteurs de l'académie de Prague n'ont encore pu faire. A propos de la déchéance de Sigismond, il est dit encore: «Que de notre vie, à moins que Dieu par quelque fatalité secrète ne semble le vouloir ainsi, nous ne recevrons Sigismond, parce qu'il nous a trompés, etc.»

Cette convention fut faite au nom de Prague, des citoyens de Tabor, de toute la noblesse des villes, etc. Sans rien statuer pour l'avenir, le parti catholique et le juste-milieu, qui s'entendaient tacitement pour avoir un roi étranger, élurent vingt personnes intègres et graves pour administrer le royaume pendant la vacance; quatre consuls des villes de Prague représentant la bourgeoisie, cinq seigneurs représentant la grandesse de Bohème, sept gentilshommes représentant la petite noblesse, etc. A la tête des gentilshommes était nommé Jean Ziska, et le nombre des représentants de cette classe montre qu'elle était la plus nombreuse et la plus influente. Il était dit que ces régents auraient plein pouvoir; mais la foule de réticences et de cas réservés qui suit cet article montre la mauvaise foi des catholiques; ce sont autant de portes ouvertes pour s'échapper quand le vent de la fortune fera flotter les étendards de ces nobles vers un autre point de l'horizon. En cas de division dans le conseil des régents, la diète constituait deux prêtres comme conseils. L'un de ces deux prêtres dictateurs mourut de la peste en voyage; l'autre, Jean de Przibam, dès qu'il fut de retour à Prague, eut affaire au terrible moine Jean, qui l'accusa d'avoir outrepassé son mandat de député, et le fit condamner et chasser de la ville. Le Prémontré avait alors beaucoup d'influence à Prague. Peu de temps après, il accusa de trahison Jean Sadlo, gentilhomme qui avait livré les Bohémiens aux Allemands dans un combat, et l'ayant appelé à comparaître sous de bonnes promesses, il le fit saisir de nuit et décapiter dans la maison de ville de la vieille Prague. Les catholiques et les Calixtins qui commençaient à s'inquiéter du Prémontré, espèce de Montagnard à la tête d'un club de Jacobins, firent de grandes lamentations sur le meurtre de Jean Sadlo, et le revendiquèrent dans les deux camps comme un membre fidèle de leur communion; ce qui ne prouve pas beaucoup en faveur de la loyauté de ce Jean Sadlo.

Pendant que ces événements se passaient à Prague, Sigismond députait des ambassadeurs à la diète de Czaslaw. Ils eurent beaucoup de peine à s'y faire admettre, et ayant commencé leur discours par de longues louanges de l'empereur, ils furent brusquement interrompus par Ulric de Rosemberg, qui se montrait alors des plus acharnés contre son maître: «Laissez cela, leur dit-il, et nous montrez vos lettres de créance.» La lettre de l'empereur était mêlée de fiel et de miel. Il offrait la paix, son amitié, presque la liberté des cultes, la réparation des injures et des dommages commis par son armée: tout cela aux catholiques et au juste-milieu. Mais il donnait à entendre qu'il sévirait avec rigueur contre les Taborites, et menaçait, si on ne les abandonnait à sa colère, d'amener en Bohème ses voisins et ses amis: quand même, ajoutait il, nous saurions que cela ne se pourrait faire sans que vous en souffrissiez des pertes irréparables pour vous et votre postérité, et sans un déshonneur qui vous exposerait aux railleries mordantes du reste du monde. Cette lettre maladroite et dure irrita tous les esprits. On eût peut-être sacrifié les Taborites, si on eût pu prendre confiance à la parole de Sigismond; mais on le connaissait trop: il avait eu le tort de se montrer. La réponse de la diète fut belle et fière.

«Très-illustre prince et roi, puisque votre auguste Majesté nous promet d'écouter nos griefs et nous invite à les lui faire connaître, les voici:—Vous avez permis, au grand déshonneur de notre patrie, qu'on brûlât maître Jean Huss, qui était allé à Constance avec un sauf-conduit de Votre Majesté. Tous les hérétiques ont eu la liberté de parler au concile; il n'y a eu que nos excellents hommes à qui on l'ait refusée. Vous avez fait brûler maître Jérôme de Prague, homme de bien et de science, qui y était allé également sous la foi publique. Vous avez fait proscrire, frapper d'anathème et excommunier la Bohème, et vous avez fait publier cette bulle d'excommunication à Breslaw, à la honte et à la ruine de la Bohème; car vous avez excité et ameuté contre nous tous les pays circonvoisins, comme contre des hérétiques publics. Les princes étrangers que vous avez déchaînés contre nous ont mis la Bohême à feu et à sang, sans épargner ni âge, ni sexe, ni condition, ni séculier, ni religieux. Vous avez fait tirer par des chevaux et brûler à Breslaw Jean de Crasa, notre concitoyen, parce qu'il approuvait la communion sous les deux espèces. Vous avez fait trancher la tête à des citoyens de Breslaw pour une faute qui, à la vérité, avait été commise contre Wenceslas, mais qui avait été pardonnée. Vous avez aliéné le duché de Brabant, que Charles IV votre père avait acquis par de rudes travaux (Herculeis laboribus). Vous avez engagé la Marche de Brandebourg sans le consentement de la nation. Vous avez fait transporter hors du royaume la couronne impériale, comme pour nous exposer aux railleries et aux mépris de l'univers. Vous avez emporté les saintes reliques qui nous faisaient honneur, les divers joyaux amassés par nos ancêtres et légués aux monastères. Vous avez aliéné, contre nos droits et coutumes, la mense royale28 et tout l'argent qui y était destiné à l'entretien des veuves et des orphelins. En un mot, vous avez violé et enlevé tous nos titres, droits et privilèges, tant en Bohème qu'en Moravie; et, par cette raison, vous êtes cause de tous nos désordres publics. C'est pourquoi nous prions Votre Majesté de nous restituer toutes ces choses et d'ôter de dessus nous tous ces opprobres; de rendre à la nation, les trois provinces qui en ont été détachées à l'insu des trois ordres du royaume; de rapporter la couronne de Bohême, les choses sacrées de l'empire, les joyaux, la mense, les lettres publiques, les diplômes et tout ce qui a été soustrait; d'empêcher les nations voisines, et surtout celles qui sont comprises dans la Bohême (la Moravie, la Silésie, le Brabant, la Lusace et le Brandebourg), de nous troubler et de répandre notre sang. Nous prions aussi Votre Majesté de nous faire savoir sa résolution claire et nette, à l'endroit des quatre articles dont nous sommes absolument résolus de ne pas nous départir, non plus que de nos droits, constitutions, privilèges et bonnes coutumes, etc.»

Note 28: (retour) C'était un trésor public dont le roi ne pouvait disposer qu'en faveur des pauvres.

Il paraît que cette pièce a en latin un cachet de grandeur ou, pour mieux dire, de grandesse imposante qui montre ce que la haute seigneurie de Bohème avait été jadis, plutôt que ce qu'elle était désormais. Ces grands qui invoquaient leurs antiques privilèges, et qui faisaient consister l'honneur de la patrie dans leurs joyaux et dans leurs parchemins, ne voyaient pas par où ils étaient sérieusement menacés; et en disputant à l'empereur les franchises de la nation, ils ne sentaient pas que la nation, désabusée de tout prestige, n'était plus là pour les leur faire reconquérir au prix de son sang. Le peuple voulait ces franchises pour lui-même, et non plus seulement pour ces grands et pour ces monastères qu'il écrasait et dévastait pour son propre compte. Le peuple voulait faire partie de ce corps respectable qu'on appelait le royaume; et la haute noblesse, en ne donnant pas sincèrement les mains à son admission, ne faisait, en bravant l'empereur, qu'une inutile provocation. Il eût fallu opter. Elle crut pouvoir se soutenir par elle-même contre l'ennemi du dehors et contre celui du dedans. Les Taborites et les Picards protestèrent tout bas; et au jour du danger, les nobles ne purent recouvrer leurs privilèges qu'en s'humiliant et en s'avilissant sous les pieds de l'empereur.

Sigismond répondit encore une fois qu'il était innocent de la mort de Jean Huss et de Jérôme de Prague, et que son intercession en faveur de la Bohème lui avait valu au concile des choses fort dures à digérer; que ce n'était pas la Bohème en elle-même qui avait été flétrie et condamnée, mais de mauvaises gens qui avaient pillé, brûlé, etc.; en d'autres termes, que la noblesse n'avait pas été compromise dans la proscription et pouvait se réhabiliter, grâce à lui; mais que ces mauvaises gens, c'est-à-dire le peuple et ses apôtres, devaient être châtiés et déshonorés à la face du monde. L'empereur prétendait n'avoir emporté la couronne, les titres, les joyaux et les reliques que pour les soustraire aux outrages; que d'ailleurs ces mêmes grands qui lui reprochaient cette action comme un vol, l'y avaient autorisé eux-mêmes, de leurs conseils et de leurs sceaux. Il comptait remettre à l'arbitrage des princes ses voisins et ses amis les désordres et les dommages dont on l'accusait en Bohème. Il concluait en promettant à la grandesse une augmentation de privilèges, en reprochant avec amertume au peuple la destruction de Wisrhad, des temples augustes et des belles églises de Prague, et en le menaçant de la colère de ses amis, c'est-à-dire de l'invasion étrangère, s'il ne respectait l'église de Saint-Weit et la forteresse de Saint-Wenceslas.

Pendant qu'on parlementait ainsi, Sigismond, comptant toujours sur ses armées, fit entrer en Bohème vingt mille Silésiens qui massacraient hommes et femmes, coupaient les pieds, les mains et le nez aux enfants. Aussi lâches que féroces, ils prirent la fuite sur la seule nouvelle que Ziska marchait contre eux. Les paysans et les troupes taborites des villes voisines, s'étant rassemblés à la hâte, voulurent les poursuivre jusqu'en Silésie. Mais le seigneur Czinko de Wartemberg, celui que le moine Jean avait déjà désigné comme un traître, entra en composition avec les ennemis, et défendit à ses gens d'incommoder leur retraite. Ambroise, curé calixtin de Graditz, souleva le peuple contre Czinko; et les paysans l'auraient assommé avec leurs fléaux ferrés, s'il ne se fût retiré au plus vite. Ambroise écrivit à Prague pour l'accuser de trahison, et vraisemblablement le Prémontré se hâta de prêcher contre lui. Il est probable qu'on eût pu conquérir la Silésie sans la défection de ce Wartemberg. Mais les grands justifièrent leur collègue, et le juste-milieu passa condamnation.




XI

La plupart des historiens placent à l'année 1421, au milieu de laquelle nous voici arrivés, la persécution principale de la secte des Picards par Jean Ziska. Voici ce qu'ils racontent:

Une fois, Ziska apprit qu'une secte (les uns disent qu'elle était composée de quarante personnes, les autres d'une grande multitude) s'était emparée d'une île dans la rivière de Lusinitz (je ne pense pas qu'aucune rivière ait d'île assez grande pour être occupée par une grande multitude). Cette secte était venue de France (de la Gaule Belgique) avec un prêtre nommé Picard, qui se disait fils de Dieu, et se faisait appeler Adam. Il faisait des mariages, ce qui n'empêchait pas que les femmes fussent communes entre eux; assertion fort contradictoire. Ils allaient nus, satisfaisaient leurs passions au milieu de leurs offices religieux, se livraient à mille dérèglements qu'on ne peut même indiquer, et tout cela au nom de leur croyance, avec un fanatisme sérieux, se disant les seuls hommes libres, les seuls enfants de Dieu, les êtres purs par excellence, qui ne pouvaient pécher, parce qu'ils étaient arrivés à l'état de perfection et de sainteté qui n'admet plus la notion du mal. «Il en sortit un jour quarante de l'île, qui forcèrent les villages voisins et tuèrent plus de deux cents paysans, les appelant enfants du diable. Ziska les assiégea dans leur île, s'en rendit maître, et les passa tous au fil de l'épée, à la réserve de deux, de qui il voulait apprendre quelle était leur superstition,» et des femmes dont plusieurs accouchèrent en prison sans qu'on pût les convertir. Ulric de Rosemberg se donna le plaisir de les faire brûler. Elles souffrirent le feu en riant et en chantant. Les historiens appellent cette secte du nom de Picards, d'Adamites et de Nicolaïtes, indifféremment, et disent qu'elle se montra aussi en Moravie, dans une île de rivière; qu'elle y pratiquait les mêmes délires, et y professait la même croyance. Elle y fut immolée par les catholiques, et souffrit les supplices avec le même enthousiasme.

On raconte que d'autres fois, à différentes époques, Ziska persécuta les Picards, et enfin qu'il les poursuivit à outrance en 1421. Deux de leurs prêtres, dont l'un était surnommé Loquis, à cause de son éloquence, furent arrêtés d'abord par un gentilhomme calixtin, et relâchés à la prière des Taborites; puis arrêtés de nouveau à Chrudim, ils furent attachés à un poteau par le capitaine de la ville, qui demanda à Loquis, en lui assénant un grand coup de poing sur la tête, ce qu'il pensait de l'Eucharistie. Martin Loquis répondit tranquillement que le dogme de la présence réelle était une profanation et une idolâtrie. Là-dessus les Calixtins voulurent les brûler. Mais le curé calixtin de Graditz, ce même Ambroise qui avait montré tant d'énergie dans l'affaire des Silésiens, intercéda pour les prisonniers, qui furent remis entre ses mains. Il les emmena à Graditz, les garda quinze jours, et tâcha vainement de les amener à ses sentiments. L'archevêque calixtin Conrad les fit conduire à Raudnitz, et les garda huit mois dans un cachot, défendant au peuple de les visiter, de peur de la contagion. Ziska les réclama afin de les envoyer brûler pour l'exemple à Prague; mais les consuls de Prague s'y opposèrent, craignant une sédition dans la ville, parce que Martin Loquis y avait beaucoup de partisans. Ils préférèrent envoyer un consul avec un bourreau à Raudnitz, afin que Conrad punît les prisonniers à son gré. L'archevêque calixtin les fit torturer, «et ils nommèrent dans les tourments quelques-uns de ceux qui étaient dans leurs sentiments sur l'Eucharistie. L'archevêque les exhortant de nouveau à revenir de leurs erreurs: Ce n'est pas nous qui sommes séduits, répondirent-ils en souriant, c'est vous qui, trompés par le clergé, vous mettez à genoux devant la créature.» Enfin ils furent conduits au supplice; «et comme on les exhortait à se recommander aux prières du peuple: Ce n'est pas nous, dirent-ils encore, qui avons besoin de prières; que ceux qui en ont besoin en demandent. Ils furent tous deux jetés dans un tonneau plein de poix ardente.»

Il résulte bien clairement de ces faits que les Calixtins avaient tellement pris le dessus en Bohème, qu'on ne professait plus ouvertement la négation de la présence réelle, et que ceux qui le faisaient subissaient le martyre. Il en résulte clairement aussi que le nombre de ceux qu'on appelait outrageusement Picards (c'était un terme de mépris que les sectes ennemies se renvoyaient depuis longtemps l'une à l'autre, sans qu'aucune voulût l'accepter, si ce n'est peut-être les Adamites de la rivière) était considérable, puisqu'on craignait la fureur du peuple en les immolant devant lui. Les suites du martyre de Loquis le prouveront de reste.

Il n'y avait de commun, entre les principes de Loquis ou des nouveaux Taborites, et ceux d'Adam et de ses adeptes habitants des îles, que la négation de la présence réelle. Voilà sans doute pourquoi les historiens les confondirent, soit par erreur, soit par malice. Les Picards, qui ne différaient guère des Vaudois acceptés depuis longtemps, étaient chers aux Taborites, et tellement mêles à eux, que toute l'armée de Tabor montrait assez, par sa manière de communier sans appareil, sans observer le jeûne, sans exclure les enfants ni les fous, en un mot, sans aucune des prescriptions de l'église calixtine, qu'elle était picarde, c'est-à-dire qu'elle ne croyait pas à la présence réelle29. Ce dogme catholique eût donc peut-être été abjuré à cette époque par toutes les nations, si la conjuration taborite eût triomphé en Bohême. Mais les temps n'étaient pas mûrs. Le peuple n'était pas assez fort pour triompher des hautes classes, et les hautes classes ne se sentaient pas ou ne se croyaient pas assez fortes pour triompher des souverains, lesquels, à leur tour, n'osaient pas lutter contre l'Église. Le dogme populaire devait donc échouer là, et, après d'héroïques efforts, périr en laissant après lui une mystérieuse propagande, impuissante pour quelque temps encore contre les dogmes Officiels.

Note 29: (retour) Jean Huss croyait à cette présence réelle. Lors de la première grande communion des Taborites eu pleine campagne, au début de la révolution, presque tous étaient à peu près Calixtins. Mais la conférence de Prague et la prophétie taborite qu'en peu de temps on s'était désabuse de ce dogme. La négation de la présence réelle fit de continuels progrès. Contenue par Ziska, elle éclata après sa mort, et tout le Taborisme fut Picard, anti-adorateur de l'Eucharistie. Ziska ne sut jamais ou ne voulut jamais savoir combien il avait de Picards dans son armée. Les villes sacrées de la prédiction qui, en tout temps, lui furent d'un si héroïque secours, étaient d'origine vaudoise. Elles avaient embrassé le Joannisme dès le douzième siècle, en donnant asile aux Vaudois fugitifs persécutés en France.

Nous laisserons à Martin Loquis, à Jean le Prémontré, et à leurs nombreux adeptes, le surnom de Picards, sans nous préoccuper des pédantesques dissertations qu'on pourrait faire sur cette matière. Ce serait le droit d'un historien de leur inventer un nom qui exprimât leur véritable croyance; mais je ne puis m'arroger ce droit, et, pour rester clair, je laisserai ce nom, qui fut si injurieux et qui ne l'est plus, à ces martyrs de la vérité.

«Cependant, que ferons-nous donc, dit M. de Beausobre, dans son intéressante dissertation, de ces Adamites de la rivière de Lusinitz?» M. de Beausobre les distingue complètement des autres Picards immolés aussi par Ziska, qui ne voulait pas les distinguer; et M. de Beausobre a raison. Mais peut-être se laisse-t-il égarer par sa généreuse candeur, lorsqu'il s'efforce de prouver que les Adamites n'ont jamais existé, ou bien qu'ils ne pratiquaient ni la promiscuité, ni la nudité, ni les abominations qu'on leur impute. Sans entrer dans l'ingénieuse mais puérile discussion des textes, des mots à double sens, des dates et des rapprochements, il me semble qu'on peut admettre, avec les historiens de tous les partis qui l'ont attestée, l'existence de ces Adamites. Pour cela il suffit de se reporter à la source de toutes les idées élaborées dans le Taborisme, à la grande prédiction taborite que nous avons rapportée et rajustée, pour la rendre intelligible. Cette prédiction impliquait deux époques. L'une de travail, de souffrance, d'action, de colère, de vengeance et d'extermination, durant laquelle, de leur autorité privée, les nouveaux croyants distinguaient ce qui est juste et injuste, ce qu'il fallait observer et ce qu'il fallait abolir, enfin, ce qui, selon eux, était bien ou mal. L'autre époque était un idéal de perfection, de repos, de douceur, de tolérance, de fraternité et d'innocence, dans lequel, à la venue de Jésus-Christ sur la terre, on devait entrer immédiatement après l'extermination de la race impie et de la vieille société. Dans ce temps-là, il ne devait plus y avoir ni écritures, ni prêtres, ni préceptes, parce que les hommes étant arrivés à l'état paradisiaque, le mal serait banni de la terre, et tout serait bien. Ce rêve de perfection mal compris, et appliqué sans idéal à la réalité présente, suffisait pour engendrer la secte des Adamites. La prédiction des Taborites n'était pas nouvelle. Elle était renouvelée des Vaudois, qui la leur avaient apportée sous d'autres formes deux siècles auparavant. La secte des Adamites n'était pas nouvelle non plus; elle avait été apportée de France; elle avait traversé plusieurs époques et plusieurs contrées. Elle était même éternelle, comme la virtualité de toutes les idées et aussi ancienne de manifestation que le christianisme. Elle ne devait pas finir absolument en Bohème; on l'a revue sous d'autres formes chez les Anabaptistes de Munster; on l'a revue plus récemment encore dans de malheureux essais pour l'émancipation des femmes. C'est une de ces sectes exubérantes, excessives et délirantes, dont j'ai promis, au commencement de ce récit, de parler un peu, et voici ce peu que j'ai à en dire.

Toujours l'homme a rêvé l'idéal, soit au ciel, soit sur la terre. Chacun a construit cet idéal selon la portée de son intelligence ou l'ardeur de ses désirs, selon la fièvre de ses instincts ou la sublimité de ses sentiments. Les Taborites, en rêvant sur la terre les jouissances célestes, la fraternité la plus tendre, l'amour le plus chaste (les sens ne devaient plus avoir de part à la reproduction de l'espèce), montraient combien de charité, d'austérité, de dévouement et de justice brûlait au fond de ces âmes farouches, emportées, dans leur projet sublime, par la fureur des temps et l'implacabilité du fanatisme. Les Adamites, au contraire, en voulant réaliser, au milieu des excès du présent, la liberté absolue de l'avenir, se montraient insensés. De plus, en rêvant cette liberté grossière et brutale, ils faisaient bien voir que leur fanatisme était du dernier ordre, et qu'en voulant arriver à l'innocence des anges, ils ne savaient arriver qu'à celle des bêtes. Cependant ils s'aimaient entre eux, ils s'appelaient frères, et pratiquaient une fraternité absolue; ils souffrirent le supplice en riant et en chantant. Ils furent martyrs, eux aussi, de leur foi; car leurs femmes ne pratiquaient pas, comme celles de la régence, une dévotion et un libertinage opposés, en principe, l'un à l'autre. Elles croyaient à la sainteté de leurs bacchanales: elles étaient folles. Fallait-il les brûler ou les plaindre? Et aujourd'hui qu'on ne brûle plus, ne faut-il pas plaindre et convertir celles qui professent le dogme immonde du la promiscuité? Heureusement le nombre des hypocrites est si grand, que celui des fous et des folles est très-restreint. Il ne menace point la société comme on a feint de le croire. Le dogme de la promiscuité ne laisse que des traces passagères dans les guerres de religion. Il rentra promptement dans la nuit chaque fois qu'il voulut reprendre à la vie; et de nos jours, quoi qu'on en dise, il n'a frappé que de malheureuses têtes dévouées à l'erreur, préparées à l'ivresse par quelque défectuosité de l'intelligence. Les plus belles mains ont eu quelquefois des verrues. Les chirurgiens les coupent et les brûlent en vain: elles passent d'elles-mêmes quand l'enfance passe. L'adamisme disparaîtra de la terre quand la véritable loi du mariage sera proclamée.

Pour en revenir à l'histoire du redoutable aveugle, il est probable que Ziska extermina les insulaires de la rivière de Lusinitz30, par un mouvement spontané d'indignation contre leurs pratiques, et pour se défaire d'un voisinage agressif qui s'était annonce par des hostilités. Quant aux Picards son intention est plus mystérieuse, et les historiens ne font pas de difficulté de l'attribuer à la pureté de ses principes calixtins. Cependant quand on se rappelle que Ziska, en d'autres temps, s'était montré zélé taborite, qu'il avait donné la communion, qu'il avait prophétisé; quand on le voit jusque-là vivant en si bonne intelligence, et se rendant si cher à ces Taborites qui avaient nié la présence réelle et qui n'y croyaient pas, on peut présumer que Ziska châtiait dans Loquis et redoutait dans le Prémontié des hommes d'une politique plus hardie encore et d'une influence plus immédiate que les siennes31. Ziska voulait sauver la Bohème selon un plan conçu avec autant de prudence que de courage. L'audace ne lui manquait pas plus que la ruse. Il s'alliait au parti calixtin dans l'occasion, et s'en détachait de même. A un moment donné, il pensa devoir sacrifier des hommes qui lui semblaient, par leur fougueuse sincérité, devoir compromettre la révolution. Il craignit que la négation du dogme de la présence réelle, négation qui entraînait de si profondes conséquences, n'effarouchât le nombreux et puissant juste-milieu, et ne le brouillât lui-même sans retour avec ces classes dont il croyait que son oeuvre ne pouvait se passer. Ziska se trompait en espérant faire marcher de front les résistances de divers ordres de l'État contre l'empereur. En ce moment, il était enivré sans doute de l'adhésion du parti catholique, et il concevait de grandes espérances. Il éprouva bientôt ce qu'il devait attendre de ces alliances impossibles.

Note 30: (retour) Ou Lausnitz.
Note 31: (retour) Il est bien certain que ces Picards blâmaient la conduite de Ziska à l'égard de la religion. Ils le raillaient de se faire dire la messe selon les missels par des prêtres calixtins, et appelaient ces prêtres lingers (lintearios) à cause de leurs surplis de toile. Les Calixtins de Ziska (car il y avait des Taborites Calixtins, c'est-à-dire des hommes qui, comme lui, suivaient la religion de Prague et la politique de Tabor) raillaient à leur tour ces prêtres réformateurs, et les appelaient les cordonniers de Ziska, parce que, dit-on, ils portaient les mêmes souliers à l'office et en campagne. Cette explication me semble un peu gratuite. Les cordonniers avaient joué le rôle le plus énergique à Prague, dans les proclamations religieuses et dans les émeutes. Ils faisaient pendant aux boucliers des séditions de Paris à la même époque, et je pense que l'appellation de cordonnier était devenue synonyme, en Bohême, de celle de sans-culotte dans notre révolution.




XII.

La nouvelle de l'exécution de Martin Loquis alluma la sédition dans Prague. Tous les Picards de la nouvelle ville coururent trouver le Prémontré. Il s'assemblèrent, la nuit, dans un cimetière. Là, on se plaignit de la tyrannie de Ziska et de celle du sénat calixtin. Le Prémontré après avoir longtemps délibéré avec eux, prit sa résolution au premier coup de la cloche du matin. Il se met aussitôt à leur tête, et les conduit à la maison de ville de la vieille Prague. Là il reproche aux sénateurs leurs trahisons et leurs lâchetés, leur déclare qu'ils sont cassés et annulés, et sur-le-champ procède à l'élection d'un nouveau sénat et de quatre consuls picards. Il décrète que la vieille et la nouvelle ville n'en feront plus qu'une et obéiront à des magistrats de son choix. A peine a-t-il formé ce nouveau gouvernement qu'il assemble la communauté, et lui déclare qu'il faut chasser un curé qu'il désigne, parce qu'il retient les momeries du culte romain; que le temps est venu d'en finir avec les prêtres calixtins et d'en établir de vraiment évangéliques, «parce que les séculiers et le clergé ne doivent plus faire qu'un corps et un même peuple.» Le peuple, la populace, pour parler comme mon auteur (ce qui ne me fâche point, parce que je vois bien que c'étaient les pauvres et les opprimés qui étaient les plus éclairés et les plus sincères en fait de religion), la populace courut aux églises, chassa les prêtres calixtins, en institua de nouveaux, et donna ses lois à toute la ville, sans que les anciens consuls ni personne osât s'y opposer.

Pendant ce temps, les Taborites et les Orébites marchaient à la rencontre de l'Empereur, qui entrait en Bohème par Cultemberg. Malgré la clémence de Ziska, les mineurs revenaient à Sigismond, et, commandés par le brigand Miesteczki, celui qui avait pillé les moines d'Opatowitz pour son compte et qui ensuite s'était uni à Ziska, ils reprirent Przelautzi, jetèrent cent-vingt-cinq Taborites dans les minières, en tuèrent mille à Chutibor, et firent brûler leur commandant et deux de leurs prêtres.

Pendant ce temps, l'aristocratie négociait avec le roi de Pologne. Sur son refus d'accepter la couronne, les seigneurs catholiques devenus calixtins pour voir venir, et les vrais calixtins, avaient demandé à Wladislas de leur envoyer son parent Coribut. Wladislas jouait tous les partis tour à tour. L'année précédente, il avait négocié avec Sigismond la réconciliation des Bohémiens, en s'engageant toutefois à marcher contre eux avec lui, dans le cas où Sigismond consentirait à marcher avec lui contre les chevaliers teutoniques. La conclusion de ces pourparlers avait été un accord de mariage entre le roi de Pologne et la veuve de Wenceslas. L'Empereur avait offert Sophie ou sa propre fille au choix de ce nouvel allié; le Polonais avait préféré la plus mûre des deux, parce qu'elle était la plus riche. Mais les ambassadeurs de Sigismond, qui portaient son adhésion en Pologne, avaient été saisis et enlevés par les Hussites; de sorte que le mariage fut suspendu, et les deux monarques eurent le temps de se brouiller encore une fois. Alors Wladislas envoya une ambassade à Prague pour proposer Coribut, lequel gouvernerait la Bohème au nom du roi de Pologne. Coribut était déjà aux frontières, et ne demandait que des troupes pour entrer en Bohême. On ne put lui en envoyer, parce que l'Empereur débusquait par la frontière opposée, et qu'on n'avait pas trop de monde pour lui tenir tête.

A peine Sigismond fut-il entré en Bohème que les seigneurs catholiques, qui avaient si bien protesté contre lui, répondirent à son appel, et allèrent lui prêter foi et hommage. Le juste-milieu, épouvanté de cette défection, appela Ziska à son secours. Ziska accourut à Prague pou la mettre en état de défense. Il y fut reçu comme un héros, comme le sauveur de la patrie, on sonna toutes les cloches, les prêtres et la jeunesse allèrent au-devant de lui, et il n'y eut régal qu'on ne fit à son monde. Les pâles Taborites, si affreux en temps de paix, étaient beaux comme des anges quand on avait peur.

Ziska passa huit jours à mettre Prague en état de siège et à la munir de tout ce qui était nécessaire. De là, il courut munir d'autres places importantes, entre autres Cuttemberg que l'Empereur avait abandonné. Mais ne se fiant plus à des alliés si perfides, Ziska ne s'y installa pas, et se fortifia avec son armée sur une haute montagne voisine, d'où il observait tous les mouvements des Impériaux. Sigismond reprit aisément Cuttemberg, en effet, et vint assiéger Ziska sur sa montagne; mais dès la seconde nuit, le redoutable aveugle et ses Taborites tuèrent les sentinelles avancées du camp impérial, se frayèrent un passage au beau milieu de l'armée ennemie, et allèrent tranquillement s'établir à Kolin. On était au mois de décembre. Le froid chassa l'Empereur. Pendant qu'il se reposait en Bavière, l'infatigable aveugle ne perdit pas de temps pour lever de nouvelles troupes jusque sur les frontières de la Silésie, et, sentant le froid s'adoucir, il revint à Noël vers la frontière opposée, pensant que les Impériaux allaient bientôt reparaître. Il n'y manquèrent pas. Sigismond arriva sur Cuttemberg, et, pour marquer sa protection à cette ville, il la fit brûler et passa tous les habitants au fil de l'épée (sans épargner les enfants au berceau), afin que Ziska ne trouvât plus là de poste pour lui fermer la retraite. Sa prévoyance ne le préserva pas des armes invincibles des Taborites. Ziska l'atteignit dès le lendemain, tailla son armée en pièces, et le poursuivit trois lieues durant; on lui enleva cent cinquante chariots, remplis d'effets précieux, qui furent partagés également entre les Taborites. Le jour suivant, Ziska alla assiéger Broda l'allemande, et y perdit trois mille hommes. Le lendemain il la prit et la brûla si bien que pendant quatorze ans il n'y habita âme qui vive. Après cette victoire, Ziska, assis sur les drapeaux impériaux, créa quelques chevaliers parmi les Taborites. Ou voit en lui de ces velléités de grandeur extérieure qui furent si funestes à Napoléon.

L'Empereur se retira en grande hâte en Hongrie. Le Florentin Pippo, aventurier intrépide qui le suivait, se noya sous la glace avec quinze cents de ses mercenaires, au passage d'une rivière

Il est temps de faire entrer en scène un nouveau personnage, un des hommes les plus fortement trempés de cette époque, et le seul adversaire solide que Sigismond pût opposer à Ziska. C'était un prêtre qui s'appelait Jean comme tant d'autres, et qu'on appelait Jean de Prague, parfois Jean de fer (ferreus), à cause de son caractère guerrier, ou enfin l'évêque de fer, car il était évêque d'Olmutz et fervent catholique. Il avait autrefois dénoncé Jacobel au concile de Constance, et, comme il avait toujours eu son franc parler avec tout le monde, il avait irrité violemment l'ivrogne Wenceslas par ses remontrances. Depuis que Conrad avait embrassé le Hussitisme le pape avait nommé Jean de fer à l'archevêché de Prague, à la place de l'apostat; mais c'était un siège in partibus. A tout prendre, le prélat catholique valait beaucoup mieux que le politique Conrad. Il n'était ni moins intolérant, ni moins cruel, mais il était brave et sincère, et montrait les talents d'un grand capitaine «Quand il avait dit sa messe, il quittait ses habits sacerdotaux, montait à cheval, armé de toutes pièces, le casque en tête, l'épée au poing, et la cuirasse sur le dos. Il faisait gloire de n'épargner aucun hérétique. Il en périt plusieurs milliers par ses soins et par ses armes, et il tua deux cents Hussites de sa propre main. Il mourut cardinal en 1430.» Il fut secondé en mainte rencontre par l'abbé de Trebitz, homme de qualité, plus propre à la guerre qu'au bréviaire.

La première expédition de l'évêque de fer fut contre un parti de Taborites, que deux prêtres de labor étaient venus rallier en Moravie, et qui s'étaient fortifiés si bien sur une montagne boisée, qu'on ne put les forcer. Ils se défendaient en jetant sur les assiégeants de gros éclats de roche; et malgré l'ardeur des troupes de l'évêque formées de ses vassaux, d'auxiliaires hongrois et de troupes impériales autrichiennes, ils décampèrent la nuit et se sauvèrent en Bohème où ils se réunirent aux Orébites. Plusieurs seigneurs bohémiens du parti calixtin, et entre autres Victorin de Podiebrad (père du roi Georges) apprenant cette affaire, songèrent alors à occuper le belliqueux évêque pour l'empêcher de faire irruption en Bohème. Il en résulta une guerre assez acharnée en Moravie, où, parmi plusieurs défaites et plusieurs victoires, Jean de fer donna de grandes preuves d'activité, de courage et de talent militaire. Nous n'entrerons pas dans le détail de ces campagnes, afin de ne pas perdre de vue la scène principale.

Jean le Prémontré exerçait toujours sur le peuple de Prague une influence effrayante pour les Calixtins. Un nouveau sénat, calixtin sans aucun doute, avait remplacé le sénat picard institué par le moine. On l'y déféra comme Picard, titre qui, à lui seul, constituait le crime d'État; on l'accusa de s'être trop ingéré dans les affaires publiques, d'avoir banni Jean Przibam et décapité Jean Sadlo; sans motifs suffisants; et le sénat entra en délibération pour aviser aux moyens de se défaire d'un homme si énergique et si populaire. Quoique cette délibération eût été tenue fort secrète, le Prémontré eu fut bientôt instruit, et, n'écoutant que son audace accoutumée, il s'a la jeter dans le danger. Il pénètre dans le sénat, accompagné seulement de dix de ses partisans, et déclare aux sénateurs qu'il va appeler de leur sentence aux citoyens. A peine a-t-il achevé de parler qu'on ferme les portes, et que le bourreau, qu'on avait mandé en toute hâte, s'empare de lui, et lui tranche la tête ainsi qu'à ses compagnons. Mais comme les licteurs s'empressaient de faire disparaître les traces de cette affreuse exécution, et lavaient précipitamment la salle, ils laissèrent couler du sang dans la rue. Le peuple, averti par cet indice, se précipite dans la maison de ville. Ou enfonce les portes du conseil, et le premier objet qui se présente aux regards est la tête du Prémontré séparée de son corps. En un instant, le juge, les consuls et tous leurs acolytes sont mis en pièces. Jacobel32 ramasse la tête de Jean, la met sur un plat, et s'élance dans la rue, exhortant le peuple à venger la mort d'un martyr. Les maisons des consuls sont aussitôt envahies et dévastées. On court au collège de Charles IV, que jusqu'alors on avait respecté, et on emmène prisonniers tous les moines. On brûle la bibliothèque, et on exécute publiquement sept personnes qui avaient été ennemies de Jean le Prémontré. Jacobel fit porter la tête du moine et celles de ses compagnons pendant quinze jours dans la ville, exposées sur un cercueil, et le peuple chantait avec lui l'hymne à la mémoire des martyrs: Isti sunt sancti qui, etc. Enfin, ces têtes furent ensevelies avec leurs corps en grande solennité dans une enlise, et un prédicateur fit leur oraison funèbre sur ce texte tiré des Actes des Apôtres: Des hommes pieux ensevelirent Etienne. Ensuite il exhorta le peuple à rester fidèle à la doctrine que le Prémontré lui avait enseignée, et l'assemblée se sépara, le prédicateur et les assistants fondant en larmes. Le peuple sentait bien qu'il perdait un de ses plus vigoureux athlètes.

Note 32: (retour) Ou Jacques de Mise, celui qui avait été disciple et ami de Jean Huss et qui, apparemment, était dans les mêmes sentiments que le Picards.

Au commencement de l'année 1422, les Taborites firent la conquête importante de Sobieslaw, d'où dépendaient dix-huit autres villes ou villages, et un territoire rempli d'étangs poissonneux. Ensuite Ziska fit une course en Autriche, porta la terreur chez les habitants, qui fuyaient à son approche dans les bois et dans les déserts, et s'empara d'une grande provision de bétail. Un autre corps de Taborites entra dans la Marche de Brandebourg, y mit tout à feu et à sang, et alla assiéger Francfort sur l'Oder, dont il brûla les faubourgs et la chartreuse. Ceux de Prague prirent et dévastèrent la ville de Luditz.

Sur ces entrefaites, Sigismond Coribut arriva à Prague avec cinq mille personnes. Il y fut fort bien reçu par les Calixtins, qui voulaient absolument un roi. Ziska était occupé ailleurs avec les Taborites. Les grands, qui étaient retournés au parti de Sigismond, se tenaient retranchés le mieux qu'ils pouvaient dans leurs châteaux. Cependant, ils protestèrent contre l'élection de Caribut, et s'étant rassemblés avec ceux des gentilshommes qui étaient de leur parti, il déclarèrent que, bien qu'ils eussent toléré la première ambassade des Bohémiens en Pologne, ils n'avaient eu part ni à la seconde, ni à la troisième; qu'ils ne se croyaient point déliés de leur serment envers Sigismond, seul souverain légitime; et enfin que Coribut n'avait point été baptisé au nom de la sainte Trinité, étant né Russe et ennemi du nom chrétien. Coribut était Lithuanien et chrétien grec.

Les Praguois ayant répondu qu'il fallait accepter Coribut bon gré mal gré, les grands du royaume firent transporter la couronne royale et les ornements de la chapelle de Saint-Wenceslas à la forteresse de Carlstein, qui tenait pour l'empereur Sigismond avec une forte garnison; et Coribut qui apparemment faisait constituer toute la validité de son élection dans ces ornements, alla assiéger Carlstein sans être couronné. On a conservé beaucoup de détails sur ce formidable siège, qui dura six mois, et qui échoua. Le parti calixtin, avec son roi, ne pouvait rien ou presque rien, tandis que les Taborites, avec leur invincible aveugle, ne connaissaient rien ou presque rien d'impossible. La place de Carlstein fut pourtant battue par des catapultes d'une si belle invention, que jamais depuis, dit l'historien Théobald, aucun ouvrier n'a pu en faire de semblables: «Les forêts voisines retentissaient du bruit des coups.» On arracha même les colonnes d'une église de Prague pour en faire des boulets. Mais, les fortifications étaient si solides qu'on ne put les endommager. La garnison avait été choisie parmi des guerriers d'élite. Elle se défendit opiniâtrement à grands coups de pierre, en faisant pleuvoir les tuiles des toits. Avec des nattes et des fascines de branches de chêne, elle amortissait l'effet des frondes. Les Calixtins imaginèrent de lancer dans la place, avec leurs machines, deux mille tonneaux remplis d'ordures et de cadavres en putréfaction. L'infection causa une terrible épidémie aux assiégés. Les cheveux leur tombaient, et toutes leurs dents étaient ébranlées. Ils réussirent pourtant à faire consumer toutes ces immondices par la chaux vive et l'arsenic. Un habitant de la vieille Prague ayant été pris par eux, ils le mirent sur une tour avec une queue de renard au bout d'un bâton, en lui recommandant, par dérision, de chasser les mouches. Les assiégeants ne tinrent compte de la présence de ce malheureux, et n'en battirent la tour qu'avec plus de fureur. Mais aucun de leurs coups n'atteignit la victime, et les assiégés, frappés de superstition en voyant cette rare fortune, la délièrent et lui rendirent la liberté. En automne on fit une trêve de quelques jours, et les assiégés, ayant invité quelques-uns des assiégeants à leur rendre visite, ils les régalèrent splendidement, pour leur faire croire qu'ils avaient des vivres en abondance, bien qu'ils fussent au bout de leurs provisions. Ceux de Prague s'imaginèrent qu'ils en recevaient par des conduits souterrains. Un jour les assiégés feignirent de célébrer une noce. «On n'entendait que flûtes et bruits de gens qui sautaient et dansaient, quoiqu'il n'y eût ni époux ni épouse, et qu'ils n'eussent pas même du pain noir à manger.» Enfin il leur arriva de n'avoir plus qu'un pauvre bouc, qu'on laissait grimper sur les murailles pour faire croire qu'on avait du bétail. Il fallut pourtant le tuer, et quand on l'eut mangé, sa peau fut envoyée en présent au capitaine de ceux de Prague, qui était tailleur, pour le remercier de sa trêve. Il faisait très-froid, et les Praguois avaient grand désir de retourner à leurs foyers. Ils vouèrent les assiégés au diable, seul capable d'en venir à bout, et abandonnèrent l'entreprise, ce dont Coribut fut fort mortifié. La garnison stoïque et facétieuse de Carlstein fit plusieurs décharges de ses machines, en l'honneur du bouc qui l'avait sauvée.

Pendant ce siège, une grosse armée allemande, commandée par des archevêques, des électeurs et des princes du saint-empire, avait voulu pénétrer en Bohème pour délivrer ceux de Carlstein. Il lui fallut d'abord assiéger Plawen, où on lança quantité de pigeons et de moineaux enduits de poix embrasée; mais ce stratagème échoua. Des paysans, qui s'étaient réfugiés dans cette ville contre les brigandages des Impériaux, firent une vigoureuse sortie, et, passant à travers l'armée ennemie, tuèrent cinquante hommes et emmenèrent encore des prisonniers. Un des moineaux embrasés alla tomber sur une tente de paille, et mit le feu au camp. L'armée impériale s'agitant pour éteindre l'incendie, le reste des assiégés de Plawen sortit, se jeta sur l'ennemi éperdu, et le mit en déroute. Sur la nouvelle que Ziska s'approchait, les Allemands abandonnèrent complètement l'entreprise et quittèrent la province.

Sigismond désespéré jura d'abandonner la Bohême à ses propres déchirements; et, voyant que les Moraves s'étaient joints aux Bohémiens contre lui, il fit don de leur province à l'archiduc Albert, son gendre, sous la condition de la réduire. Les Hussites de Moravie écrivirent aussitôt à Ziska de venir les secourir; mais Ziska sentait que la royauté de Coribut était le plus pressant danger, et qu'il fallait le combattre au coeur de la Bohême. Il envoya aux Moraves celui de ses capitaines qu'il estimait le plus, Procope le Rasé, qui avait été ordonné prêtre contre son gré dans sa jeunesse, et qui fut depuis surnommé le Grand, à cause de ses exploits militaires. Nous consacrerons une nouvelle série d'épisodes à ce grand homme, qui fut le successeur de Jean Ziska dans le commandement des Taborites, et le continuateur de son oeuvre politique. Nous nous bornerons ici à dire qu'il se comporta en Moravie avec une science militaire digne des leçons de Ziska, et une valeur digne de l'élan des Taborites, dont il partageait les principes les plus ardents.

Cependant Ziska marchait vers Prague. Après avoir veillé à tout et balayé la frontière, il revenait se prendre corps à corps avec le fantôme de la royauté. Il y fut devancé par un corps de ses Taborites qui, plus indignés et plus impatients que lui, pénétrèrent de nuit dans la vieille ville, s'emparèrent de trois maisons, et commencèrent la guerre intestine. Mais ils étaient trop peu nombreux pour avoir le dessus. Ils furent repoussés, tués en partie, et plusieurs, en se retirant, se noyèrent dans la Moldaw.

Ziska, en apprenant cette nouvelle, en fut consterné un instant. Il avait espéré dominer Prague sans coup férir, par sa seule présence, et la désabuser par ses conseils de son rêve de monarchie. Le mauvais accueil fait à ses imprudents avant-coureurs lui donnait à réfléchir. Entre les grands de Bohême qui voulaient Sigismond et le juste-milieu qui voulait Coribut, il se voyait seul avec ses Taborites; et lui, qui avait conçu que sa mission se bornerait à défendre la patrie contre l'étranger, il se voyait aux prises au dedans avec deux partis contraires. Sa situation devenait terrible, et il approchait lentement de la capitale, perdu dans ses pensées, frappé peut-être de l'idée que sa mission était finie, et qu'il n'était plus l'homme de ce troisième parti qu'il fallait constituer politiquement et dessiner hardiment au milieu des deux autres. Si Ziska eut cette angoisse, que les historiens lui attribuent sans l'expliquer, ce fut une révélation de son destin. Cet homme, qui devait retremper le courage populaire et donner un nouvel élan à l'invincible taborisme, cet homme était debout. Il était déjà à l'oeuvre. De vagues prophéties taborites portaient que Ziska rendrait la Bohême glorieuse pendant sept ans, et qu'il mourrait pour revivre dans un autre héros qui, pendant sept ans encore, continuerait son oeuvre. Ce héros était Procope le Rasé, Procope le Grand, Procope le Picard33, c'est-à-dire le vrai Taborite. Ziska le Calixtin, le médiateur impossible entre ces partis arrivés à l'heure d'explosion, devait jeter quelque éclat et mourir à temps, car il ne lui restait plus qu'à choisir entre l'abandon des siens ou celui de sa propre gloire.

Note 33: (retour) Il avait été compromis et arrêté dans l'affaire de Martin Loquis, et il avait sans doute dû son salut au moine Prémouré.

Hésitant à jeter la torche au sein du Hussitisme, il envoya des députés à Prague d'abord, pour désavouer l'équipée que ses gens venaient d'y faire; ensuite pour exhorter le parti calixtin à ne point élire Coribut. Il se faisait fort, disait-il, de défendre la Bohème contre l'Empereur et contre les grands, sans qu'il fût besoin qu'un peuple libre s'assujettit à un roi. «Ceux de Prague répondirent qu'ils étaient bien aises qu'il n'eût point de part à la dernière irruption des Taborites; mais qu'ils étaient fort étonnés qu'il leur déconseillât Coribut, puisqu'il n'ignorait pas que toute république a besoin d un chef». A cette réponse, Ziska comprit qu'on ne voulait plus qu'il fût ce chef nécessaire; et, blessé de voir préféré un étranger au bouclier éprouvé de la patrie, il s'écria en levant son bâton de commandement: J'ai par deux Jais délivré ceux de Prague; mais je suis résolu de les perdre, et je ferai voir que je puis également et sauver et opprimer ma patrie.




XIII.

Aussitôt Ziska se met en devoir d'exécuter cette terrible résolution; et, tout en ravageant sur son chemin les terres des seigneurs catholiques, il marche sur Graditz, qui était réputée calixtine, avec l'intention de la surprendre. Cependant les Taborites, qui peut-être eussent voulu marcher tout de suite sur Prague, commençaient à murmurer. Une nuit qu'ils cheminaient dans les ténèbres, fatigués d'une longue course, ils refusèrent d'aller plus avant. Cet aveugle, disaient-ils, croit que le jour et la nuit nous sont pareils comme à lui. Ziska leur demanda s'il n'y avait pas quelque village aux environs; on lui en nomma un: Allez donc y mettre le feu pour vous éclairer, reprit-il. Ils lui obéirent, et un peu plus loin ils rencontrèrent Czinko de Wartemberg et quelques autres grands seigneurs catholiques, qui leur livrèrent un rude combat. Ils en sortirent triomphants comme à l'ordinaire, et plusieurs de ces seigneurs y périrent, après quoi Ziska conduisit les Taborites à Graditz. Cette ville, qui avait une secrète inclination pour lui, le reçut à bras ouverts, au lieu de se défendre. Ceux de Prague vinrent pour la reprendre, et furent battus. De là, Ziska courut à Czaslaw, et s'en empara sans peine. Ceux de Prague vinrent encore l'y inquiéter, et, comme à Graditz, ils furent défaits et repoussés.

Ces nouvelles répandirent l'effroi dans Prague, et les magistrats résolurent d'envoyer à Ziska pour lui proposer un accommodement; mais les seigneurs calixtins s'y opposèrent, et se firent fort de vaincre le redoutable aveugle. Il était plus facile de s'en vanter que de le faire.

Ziska fit, aussitôt après, une campagne en Moravie, pour seconder Procope contre l'évêque de fer. La seule approche de l'armée taborite mit en fuite l'archiduc Albert; et Sigismond, qui le suivait pour assister à ses triomphes, partagea la honte de sa retraite. Jean de fer tint bon; mais il ne put empêcher Jean Ziska de lui prendre quelques places et d'attirer dans son parti un grand nombre de seigneurs hussites de la Moravie.

Ziska ne s'arrêta pas longtemps dans cette contrée: son système était de dévaster et d'épouvanter, non de conquérir. Il laissa Procope aux prises avec l'évêque, et pénétra au coeur de l'Autriche, où il porta l'effroi et la ruine jusqu'aux rives du Danube. L'archiduc, ayant marché sur lui, ne le trouva plus. Ziska ne risquait jamais inutilement une bataille. Ennemi rapide, audacieux et insaisissable, la promptitude de ses résolutions le conduisait là où on l'attendait le moins, et le faisait disparaître, comme par magie, des lieux où on croyait l'atteindre. Il lui suffisait de marquer sa course par des ruines, et cette manière d'affaiblir l'ennemi était la plus sûre pour gagner du temps et ralentir l'effort de l'invasion.

Tandis qu'on le cherchait vers le Danube, il était déjà retourné en Moravie, et y prenait des forteresses. A Cremzir, il fut forcé d'en venir aux mains avec Jean de fer; c'était un adversaire digne de lai. Attaqué à l'improviste, au milieu de la nuit, soit que la situation fût grave, soit que Ziska commençât à douter de son étoile, on rapporte qu'il fut épouvanté, et que sans Procope il eût été défait pour la première fois; mais Procope, blessé au visage, baissa la visière de son casque pour cacher son sang, et, entouré de la troupe d'élite qu'on appelait la cohorte fraternelle, fit des prodiges de valeur. Il se jeta dans la mêlée avec tant de furie, que Ziska, craignant qu'il ne s'engageât trop avant, fut forcé de réprimer son ardeur; puis il retrancha son armée derrière les chariots, et feignit d'attendre le jour pour recommencer le combat. L'évêque, s'étant retiré à Olmutz, et comptant sur un renfort d'Autrichiens pour le lendemain, ne s'inquiéta pas davantage cette nuit-là. Mais, au point du jour, Ziska avait fait plier bagage: averti par des espions diligents de l'approche des Autrichiens, il était reparti pour la Bohème, ravageant, tuant et brûlant tout sur les terres de l'évêque et dans le pays morave.

Il trouva Graditz retombée au pouvoir des Calixtins. A peine sorti victorieux d'une embuscade que des seigneurs catholiques lui avaient tendue, cet homme infatigable, qui tenait tête à Sigismond et à l'archiduc au dehors, aux Catholiques et aux Calixtins au dedans, reprit Graditz, s'empara de la forteresse de Mlazowitz et de Libochowitz, qu'il rasa sans miséricorde; passa dans le district de Pilsen, y détruisit Przestitz, Luditz; et, partout harcelé et poursuivi par les seigneurs catholiques et calixtins, mais assisté par les villes de refuge, après avoir fait une course sur l'Elbe, il revint s'emparer de Kolin, ville considérable, à douze lieues de Prague.

Les Praguois passèrent l'Elbe pour le combattre; «mais Ziska, que Sylvius Aeneas appelle un autre Annibal pour ses ruses de guerre, au lieu de faire volte-face, s'enfuit à toute bride, comme s'il eût eu peur, afin de les attirer en certain lieu qu'il connaissait bien. Quand il y fut arrivé, il dit à ses gens: Où sommes-nous?—A Maleschaux, sur les montagnes, lui répondit-on.—L'ennemi est-il loin?—Non, il nous poursuit chaudement, il est dans la vallée.—Voici le temps! dit Ziska; et, ayant tout disposé pour la bataille, il harangua ainsi ses soldats, monté sur son chariot: «Mes très-chers frères et mes braves compagnons, vous voyez que nous sommes attaqués par des gens que nous avons comblés de bienfaits et sauvés par deux fois des mains de Sigismond. A présent, par un esprit de domination, ils sont avides de notre sang. Courage, donc; c'est aujourd'hui un jour décisif, où il s'agit, en vérité, de vaincre ou de périr. Il parlait encore, lorsque, averti qu'on voyait flotter les drapeaux ennemis au bas de la montagne, il donna le signal.» Le combat fut acharné; mais la victoire ne déserta pas l'étendard taborite. Ceux de Prague prirent la fuite, laissant plusieurs milliers des leurs sur le champ de bataille, «entre lesquels il y avait un grand nombre de seigneurs de Bohème. Cette action se passa le 8 juin 1424.»

Ziska marche aussitôt à Cuttemberg, que ceux de Prague avaient relevée après l'incendie ordonné par Sigismond. Ziska la brûle de nouveau, et se rend à Klattaw qui l'appelait avec impatience. Une seconde victoire à peu près semblable, par ses manoeuvres et ses résultats, à celles des montagnes de Maleschaux, amène enfin Ziska aux portes de Prague, et cette fois avec la résolution et la certitude de s'en rendre maître.

Mais au moment de tourner leurs armes contre la métropole, contre la mère de la patrie, les gentilshommes de l'armée taborite se sentirent effrayés, et reculèrent devant leur entreprise. Les soldats, émus par leurs discours, hésitèrent. Il y avait comme un vague soupçon que Ziska n'agissait plus que pour satisfaire son orgueil, et venger un affront personnel. Pour apaiser le tumulte, le redoutable aveugle monta sur un tonneau de bière, et les harangua ainsi: «Pourquoi murmurez-vous contre moi, ô mes compagnons, contre moi qui vous défends tous les jours au péril de ma vie? Suis-je votre chef ou suis-je votre ennemi? Vous ai-je jamais conduits quelque part d'où vous ne soyez sortis vainqueurs?

«Qui vous a fait gagner encore vos dernières batailles, si ce n'est moi? Vous êtes riches, vous avez acquis de la gloire sous ma conduite; et moi, pour récompense de tous mes travaux, j'ai perdu la vue, et je ne puis plus agir que par le secours de vos yeux. Je ne m'en repens pas, si vous voulez me seconder encore. Je ne veux point la perte de Prague, et ne pense pas non plus que ses habitants soient altérés du sang du vieux Qui vous a fait gagner encore vos dernières batailles, si ce n'est moi? Vous êtes riches, vous avez acquis de la gloire sous ma conduite; et moi, pour récompense de tous mes travaux, j'ai perdu la vue, et je ne puis plus agir que par le secours de vos yeux. Je ne m'en repens pas, si vous voulez me seconder encore. Je ne veux point la perte de Prague, et ne pense pas non plus que ses habitants soient altérés du sang du vieux chien aveugle. C'est du vôtre qu'ils ont soif. Ils redoutent vos mains invincibles et vos coeurs intrépides. Marchons donc à Prague, puisqu'il n'y a plus de milieu, puisqu'il faut qu'elle ou vous périssiez. Éteignons une guerre civile qui finira par amener l'ennemi au coeur de la Bohême. Nous aurons pris la ville et chassé les séditieux avant que Sigismond en ait avis. Il nous sera alors plus aisé de le vaincre avec peu de gens bien unis, qu'avec une grosse armée divisée en factions. Cependant, afin que vous ne me reprochiez rien, consultez-vous. Voulez-vous la paix? J'y consens, mais craignez de vous en repentir. Voulez-vous la guerre? m'y voilà tout prêt.» Cette courte harangue enflamma les Taborites. Ils coururent aux armes, et s'avancèrent jusque sous les murailles de Prague, résolus de l'attaquer vigoureusement.

Le parti calixtin était perdu, et il le sentit. Prague était affaiblie par les victoires de Ziska, et Ziska y avait plus de partisans qu'on ne l'avait pensé d'abord. Le sénat et les citoyens ne pouvaient plus s'entendre. L'armée taborite était la plus forte et la mieux trempée que Ziska eût encore présentée à ses adversaires. La consternation se répandit dans la ville, et, d'un commun accord, tous les ordres envoyèrent à Ziska maître Jean de Rockizane, prêtre hussite, homme d'un, grand talent et d'un grand crédit, dont l'ambition devait causer bien des agitations et des malheurs à cette patrie qu'il venait sauver. Le vieux guerrier, vaincu par son éloquence, consentit à une réconciliation entière, et entra dans la ville avec tous les honneurs du triomphe. On éleva aussitôt un grand monceau de pierres dans le champ où cette paix venait d'être conclue, et on jura sur cette espèce d'autel druidique de se servir des pierres qui le formaient, contre le premier qui rallumerait la guerre civile.

Coribut avait été rappelé par le roi de Pologne, qui voulait se réconcilier et qui se réconcilia en effet avec l'empereur. L'évêque de fer s'était si bien comporté en Moravie, malgré la ténacité des Taborites et les progrès du Hussitisme, que l'archiduc avait repris courage, et que Sigismond recouvrait l'espoir de rentrer en Bohème. Le roi de Pologne avait épousé, non la veuve de Wenceslas comme il en avait été tenté, mais une autre Sophie, fille du grand-duc de Moscovie. L'Empereur avait assisté à ses noces, et Wladislas faisait serment de ne plus envoyer Coribut aux Bohémiens. Mais le jeune homme, prenant goût à cet essai de royauté, rentra secrètement en Bohème, et y fut accueilli comme un bras de plus contre Sigismond. Cette démarche réveilla les méfiances de l'Empereur, et l'engagea à traiter directement avec Ziska. Il lui envoya des ambassadeurs avec des offres magnifiques, dans l'espoir de le séduire, de le tromper peut-être, et de recouvrer la couronne de Bohème, sinon par les armes, du moins par l'intrigue. Il lui offrait le gouvernement du royaume s'il voulait se ranger à son parti et ramener les rebelles. «Étrange réduction, dit, à ce sujet, un historien catholique, qu'un empereur d'une si haute réputation en Italie, en Allemagne, en France, par toute l'Europe, fût contraint de s'abaisser pour recouvrer son royaume, devant un petit gentilhomme, un aveugle, un profane, un sacrilège et un scélérat!»

On dit que Ziska fut ébloui et enivré de ces offres, et qu'il se dirigea aussitôt vers la Moravie avec Coribut et ceux de Prague, comme pour combattre, mais en effet pour traiter de plus près avec Sigismond. Ce peut bien être là une calomnie de plus sur un héros dont les vues ont été si calomniées d'ailleurs.

Quoi qu'il en soit, il semble que la Providence n'ait pas voulu le lancer sur la pente dangereuse de l'ambition personnelle, et qu'elle l'ait soustrait à cette lutte plus funeste que celle des combats, afin de laisser aux Taborites un souvenir sacré, et à la Bohème un nom illustre. Il mourut de la peste qui était dans son armée, aux confins de la Bohème et de la Moravie, le 11 octobre 1424. Les uns disent qu'en mourant il ordonna à ses gens de livrer son corps aux corbeaux, aimant mieux passer dans les oiseaux du ciel que dans les vers du sépulcre; d'autres, qu'il leur commanda de l'écorcher, et de faire un tambour de sa peau, leur prédisant que le son de ce tambour suffirait pour jeter l'épouvante dans les rangs ennemis; et que là où serait la peau de Ziska, là aussi serait la victoire34. Notre auteur met cette version au rang des fables, et j'avais regret à cette circonstance si poétique et si conforme à l'esprit du temps, lorsque je me suis rappelé que Frédéric le Grand assurait, en vers et en prose, dans une lettre à Voltaire, avoir pris ce trésor à Prague, et l'avoir emporté à Berlin. M. Lenfant est mort lorsque Frédéric n'était encore que prince royal, c'est-à-dire longtemps avant ses premières conquêtes en Saxe et en Bohème. Nous pouvons donc croire que cette relique conduisit encore les Taborites à la victoire sous le grand Procope, et qu'elle fut respectée jusqu'au moment où elle fut reléguée parmi les curiosités d'un musée national. La massue de Ziska a joué son rôle longtemps après lui. L'empereur Ferdinand Ier vit cette grande masse de fer pendue auprès d'un tombeau, et pensant que ce devait être la sépulture de quelque héros, il ordonna à ses courtisans de lui lire l'épitaphe. Personne ne fut assez hardi pour le faire, et il lut lui-même le nom de Ziska. Fi, fi! dit l'Empereur en reculant, cette mauvaise bête, toute morte qu'elle est depuis un siècle, fait encore peur aux vivants! Là-dessus, il sortit de l'église, et fit atteler pour aller coucher à une lieue de la ville, quoiqu'il eût résolu d'y passer la nuit. On voyait encore cette massue redoutable en 1619, lorsque Ferdinand II vainquit Frédéric V, électeur palatin, que les Bohémiens avaient élu roi. Mais, en s'en retournant, les Impériaux enlevèrent la massue, et rayèrent l'épitaphe.

Note 34: (retour) Ses amis, dit Krautzins, firent ce qu'il leur avait ordonné et trouvèrent ce qu'il leur avait promis.

Si Ziska fut écorché, du moins son corps ne fut donc pas privé des honneurs de la sépulture. Les Taborites le transportèrent dans la cathédrale de Czaslaw, et cette ville, qui avait toujours été fidèle aux principes purs ne voulut pas s'en dessaisir. L'épitaphe qu'en 1619, les Impériaux effacèrent a été conservée par les historiens:

«Ci-gît Jean Ziska, qui ne le céda à aucun général dans l'art militaire, vigoureux vainqueur de l'orgueil et de l'avarice des ecclésiastiques, ardent défenseur de sa patrie. Ce que fit en faveur de la république romaine Appius Claudius l'aveugle, par ses conseils, et Marcus Furius Camillus par sa valeur, je l'ai fait en faveur de la Bohème. Je n'ai jamais manqué à la fortune, et elle ne m'a jamais manqué. Tout aveugle que j'étais, j'ai toujours bien vu les occasions d'agir. J'ai vaincu onze fois en bataille rangée. J'ai pris en main la cause des malheureux et des indigents, contre des prêtres gras et sensuels; et j'ai éprouvé le secours de Dieu dans cette entreprise. Si leur haine et leur envie ne s'y étaient opposées, j'aurais été mis au rang des plus illustres personnages. Cependant malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu sacré.»

A JEAN ZISKA, Grégoire son oncle.


Rien n'est plus profondément vrai que cette épitaphe. Aeneas Sylvius l'a justifiée en qualifiant Ziska de monstrum detestabile, crudele, horrendum, importunum, etc. Et il y a aujourd'hui des personnes qui demandent si Ziska a jamais existé! C'est, ainsi qu'on écrit et qu'on connaît par conséquent l'histoire.

Ziska était représenté en relief sur son tombeau avec ces mots:

«L'an 1424, le jeudi, veille de la Saint-Gal, mourut Jean Ziska du Calice, chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu.»

Chaque secte, chaque nuance de l'esprit hussite inscrivit son distique dans ce temple en l'honneur de Ziska. Évidemment celui qu'on vient de lire ne fut pas tracé par une main calixtine.

«Non loin du tombeau, dit notre auteur, il y a un autel où Jean Huss et Ziska sont représentés l'un auprès de l'autre. Sous l'effigie de Jean Ziska, on lisait ces vers latins...», que je donnerai en français, et qui me semblent émanés de la secte picarde qui croyait au retour des morts sur la terre, ou, pour mieux dire, à la transmission de la vie35:

«Huss est revenu du ciel. Si Ziska son vengeur en revient, Rome impie, prends garde à toi!»

Note 35: (retour) Cette secte, très-mélangée, avait été influencée par la croyance des Millénaires. Mais après Ziska on verra que les Taborites ont cru au retour immédiat des âmes dans de nouveaux corps.

Jean Ziska était, selon eux, Jean Huss ressuscité, et Procope fut regardé comme le possesseur de l'âme de Ziska. Dans la Bible, on voit l'esprit des prophètes passer, en partie ou en totalité, dans celui de leurs continuateurs et de leurs adeptes.

Sous la figure de Jean Huss on lisait:

«Huss, ton vengeur gît ici. Sigismond lui-même a plié sous lui; et comme on voit en plusieurs lieux les bustes des héros, ainsi Czaslaw conservera éternellement la mémoire de Ziska.»

Ceci pourrait avoir été inscrit par quelques-uns de ces seigneurs catholiques avec lesquels, malgré leurs trahisons, Ziska avait cru devoir jusqu'au bout conserver des ménagements et une apparence d'amitié. Le misérable Rosemberg, qui l'aidait dans l'occasion à brûler les vieux Picards, était de ce nombre; et sans avoir ni foi politique, ni croyance religieuse, changeant suivant l'occasion, il fallait bien au moins qu'il rendit justice à la valeur célèbre de Ziska.

Plus loin encore une épitaphe bizarre, moitié païenne, moitié picarde:

«Ci-gît Ziska, vaillant en guerre, la gloire de sa patrie, l'honneur de Mars. Il a précipité dans le Styx, avec sa foudre vengeresse, les moines, cette peste criminelle.—Il reviendra encore pour punir les bonnets carrés.»

Derrière l'autel, il y avait une longue et large pierre avec ces mots:

«Cette pierre fut la table de Ziska lorsqu'il prenait le corps et le sang du Seigneur.» Ceci est du pur calixtin.

Enfin sous la massue: «Jean Ziska repose sous ce «marbre; il fut la terreur des tonsures de Rome. «Huss! il fut le vengeur de ta mort, en poursuivant «à outrance les ennemis du calice et en massacrant «les moines. Cette massue toute teinte de leur sang, «en sera un témoignage éternel.»

Ce distique sanguinaire est franchement taborite.

J'ai transcrit toutes ces épitaphes, parce qu'elles semblent m'expliquer le respect et l'amour que Ziska le Calixtin inspirait à des esprits travaillés de tant d'idées contradictoires. Un hérétique de la fin du quinzième siècle ajouta son hommage aux précédents:

«Ci-gît le défenseur du calice et de la vraie foi, le «fléau des moines et du prélat romain, le raillant «défenseur de la Bohême, la terreur de l'empire «d'Allemagne, ce général borgne à qui Trocznova «donna naissance, et qui en portait les armes.»

De toutes ces oraisons funèbres je préfère, pour la justesse de l'appréciation historique et pour la profondeur du sentiment religieux, celle qui l'appelle tout simplement le chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu, et je l'attribuerais volontiers au plus pur, au plus fort, au plus brave et au plus instruit des Taborites, à Procope le Grand.

Puisque nous examinons les jugements du passé sur Ziska, nous citerons celui de Cochlée, l'historien le plus passionné contre lui:

«Si l'on considère ses exploits, on peut non-seulement l'égaler, mais même le préférer aux plus grands capitaines. En est-il aucun qui ait livré plus de combats et remporté plus de victoires que lui, tout aveugle qu'il était? Ce fut lui qui enseigna l'art militaire aux Bohémiens. Il fut l'inventeur de ces remparts qu'ils se faisaient avec des chariots et dont ils se servirent si heureusement et pendant sa vie et après sa mort. Comme les Taborites n'avaient point encore de cavalerie, il trouva moyen de leur en donner en démontant la cavalerie ennemie, pour soutenir l'infanterie retranchée avec des chariots, etc.»

Cette guerre aux chariots a excité l'admiration de tous les historiens. Par leur moyen les Taborites, marchant en un seul corps, soldats, munitions, armes et bagages étaient toujours prêts à se former en retranchements mobiles, en fortifications vivantes, pour ainsi dire. Ils avaient trouvé le secret de se passer de citadelles, en faisant eux-mêmes de leurs camps instantanément, et suivant toutes les combinaisons que leur dictait le génie stratégique de Ziska, leurs places de guerre au premier endroit venu. Ils avaient, pour s'entendre et pour former leurs plans d'attaque ou de défense, des moyens ignorés de l'ennemi et connus d'eux seuls. Ces moyens étaient des lettres, des signes ou des figures qui aidaient chaque soldat à reconnaître le chariot auquel il appartenait, et chaque conducteur de chariot à prendre et à retrouver sa place dans le combat.

A la massue et au fléau ferré des paysans, Ziska ajouta la lance ou framée des anciens Germains, et le boucher. La lance était longue, légère, et si maniable, qu'on s'en servait également comme d'une pique ou d'un javelot. Le bouclier était également léger et portatif, bien qu'il fût de la hauteur de l'homme. Il était en bois peint, et portait l'effigie du calice, avec de belles sentences exprimant la pensée dominante de chaque secte. On le fixait en terre avec des crocs destinés à cet usage, et l'on combattait derrière avec l'arc et l'arbalète. Sans doute le bois de ces légers boucliers était d'une extrême dureté et à l'épreuve des traits de l'ennemi. Toutes ces manières de combattre étaient devenues si étrangères aux Allemands, qu'ils étaient frappés d'épouvanté et ne savaient aucun moyen d'en triompher.

Le redoutable aveugle était toujours monté sur son char auprès du principal drapeau. Il avait des guides actifs et intelligents qui lui expliquaient l'ordre de bataille et la situation des lieux; et quoiqu'il ne tirât plus l'épée, il conduisait toutes choses avec la promptitude, la prudence, la présence d'esprit, la prévoyance et la pénétration d'un grand général. Sa mémoire était si fidèle, qu'il n'avait qu'à entendre le nom du lieu où il se trouvait, pour s'en retracer l'aspect, tel qu'il l'avait vu en y passant plusieurs années auparavant, jusqu'au moindre détail, jusqu'à un ruisseau, jusqu'à un rocher. Sur le plus simple exposé d'ailleurs, il se représentait si bien la scène, les vallons, les montagnes et les forêts, qu'il ne fit jamais une faute, et ne commanda jamais une manoeuvre qui ne fût facile et prompte à exécuter. La lorgnette de Napoléon, qui décida du destin de tant de batailles, méritait bien de devenir célèbre, et de rester l'attribut de ses portraits et de ses statues; mais la cécité divinatoire de Ziska a quelque chose de plus fatal, de plus merveilleux et de plus formidable encore. On représente la Justice avec un bandeau sur les yeux. Ziska, ce ministre de la justice de Dieu, selon les Taborites, et de la justice humaine de son siècle en réalité, devait comme l'antique Némésis, être aveugle et insensible aux spectacles d'horreur et aux scènes de désespoir. C'était une sorte d'être abstrait dont la main n'agissait plus et ne se souillait plus dans le sang des victimes, mais dont le nom gouvernait tout et dont l'inspiration faisait, tout agir36.

Note 36: (retour) «Il est mort avec cette gloire d'être sorti vainqueur de plusieurs batailles et de n'avoir jamais été vaincu.» Fu goxe.

Il sut toujours se faire aimer des siens, et ses soldats l'adorèrent pour sa douceur, son désintéressement, son calme, son affabilité. Ils ne lui parlèrent jamais qu'en l'appelant frère Jean; et il ne se servit jamais avec eux que du nom de frères. «Il était de moyenne taille, avait «le corps robuste et ramassé, la poitrine large, la tête «grosse, les cheveux ras et châtains, de longues moustaches, «la bouche grande et le nez aquilin.» Il portait toujours la moustache et le costume polonais, ce qui pouvait être une particularité dans un pays où l'on avait dû prendre les habitudes allemandes, et ce qui n'était probablement qu'un retour ou un attachement marqué à l'antique costume slave. On vit longtemps à Tabor un portrait qui avait été fait d'après lui de son vivant, et qui pouvait être une belle chose, car le temps d'Albert Durer approchait. Ziska était représenté tenant d'une main sa massue, de l'autre la tête d'un moine tonsuré. Un ange, debout devant lui, lui présentait le calice. Des peintures analogues étaient répandues dans toute la Bohème. Sur les portes des villes, sur les murailles, sur les boucliers, partout on voyait des calices grossiers présentés à la foule avide pur des anges37. Je m'imagine que ces ligures, quelque barbareineut peintes qu'elles lussent, devaient avoir un grand caractère, et qu'Albert Durer les vit et en fut frappé. Quelques-unes des gravures sur bois de ce maître semblent être des symboles hussitiques. On y voit le calice simple et austère dans la main de l'ange, et le calice chargé d'ornements, de perles et de pierreries dans celle de la grande prostituée, symbole de l'église romaine. Les cieux pleuvent du sang, les ministres ailes de la colère divine y courent sur les nuages. Dans le fond on aperçoit d'affreux supplices, des hommes nus entraînés au sommet d'une montagne et jetés en bas sur les piques et les fourches des soldat. Albert Durer avait embrassé le parti de la réforme. Quoique en véritable artiste de nos jours, et grâce à son talent, il lui bien avec tous les partis, peut-être dans le secret de son âme, toutes ses allégories apocalyptiques avaient-elles leur sens dans des événements plus récents. Peut-être ces victimes qu'on chasse et qu'on précipite du haut des montagnes sont-elles des Taborites immolés par les mineurs de Cuttemberg38. Un personnage empanaché et d'une grande taille se dessine dans le lointain, assistant aux supplices comme Hérode ou Pilate. C'est peut-être Sigismond ou Rosemberg. Ailleurs, on voit des prélats et des monarques qui font torturer, brûler et aveugler des martyrs, peut-être Jean Huss, Jérôme de Prague, Jean de Crasa, Martin Loquis et tant d'autres. Je sais qu'on donne à ces planches célèbres des noms tirés de l'histoire de la primitive Église, de l'ancien martyrologe et de l'Apocalypse de saint Jean; mais de saint Jean aux persécutions des hérétiques du quinzième siècle, il y a plus près dans le cerveau d'un de ces hérétiques joannites que de l'Apocalypse aux martyrs de Dioclétien. Il est certain que les hérésies du moyen âge et de la renaissance ont expliqué admirablement les mystérieuses prophéties de Jean, et qu'aucune autre application satisfaisante ne peut se trouver hors de là: toute l'émotion, toute la poésie de ces révolutions religieuses roule sur l'Apocalypse; toutes les prédications en furent inspirées, tous les symboles en furent mis au jour et célébrés avec enthousiasme.

Note 37: (retour) C'est ce qui donna lieu à un distique latin dont voici le sens: «La Bohème peint tant de coupes, qu'il semble qu'elle n'ait plus d'autre dieu que Bacchus.»
Note 38: (retour) Ce sont peut-être aussi des Taborites qui se vengent Catholiques et sacrifient aux mânes de leurs proches. Il n'y a pas jusqu'à la longue ramée bohémienne qui ne se retrouve dans ces compositions.

«La mort de Ziska mit une grande désolation dans son armée. On n'entendait que lamentations et murmures contre la fortune qui avait condamné à la mort un homme immortel. Les Taborites, après avoir mis tout à feu et à sang dans les lieux où il était mort comme pour sacrifier à ses mânes, et lui avoir rendu les honneurs funèbres, se partagèrent en trois bandes.» La première retint le nom de Taborite, et choisit pour chef Procope le Grand, que Ziska avait institué l'héritier de ses oeuvres; la deuxième garda le nom d'Orébite, et mit à sa tête Procope le Petit, surnommé ainsi seulement pour le distinguer par l'antithèse que présentait sa stature, car ce fut aussi un grand guerrier; la troisième bande prit le nom d'Orpheline, pour désigner son deuil, et nomma plusieurs chefs pour témoigner qu'elle n'en trouvait pas un seul en particulier qui fût digne de succéder à Ziska. Ces Orphelins se tinrent toujours dans leurs chariots, dont ils se faisaient un camp, ou plutôt une ville portative. Ils s'imposèrent la loi de ne jamais demeurer ailleurs, et de n'entrer dans les villes que pour les besoins de la guerre et l'approvisionnement de l'armée. «Ce partage n'empêcha pas que les trois corps ne s'unissent étroitement quand il s'agissait de la cause commune. Ils appelaient la Bohème la terre de promission, et les Allemands, soit Philistins, soit Iduméens, soit Moabites, soit Amalécites, distinguant par ces noms ceux des diverses provinces. Les Orphelins et les Orébites tirèrent du côté de la Lusace et de la Silésie, brûlant et massacrant tout. Procope le Rasé, à la tête des Taborites et de ceux de Prague, marcha vers l'Autriche par la Moravie.» Nous l'y suivrons; car c'est sous les Procope que les Taborites firent les plus grandes choses, et rendirent la Bohème la terreur des nations environnantes, de tout le corps germanique et de l'église romaine. C'est sous leur conduite que les Bohémiens furent regardés, non plus comme des hommes, mais comme des démons et des fantômes invincibles. «De sorte qu'il ne s'agissait plus d'anathématiser, mais d'exorciser cet antre diabolique, cette demeure de Satan.» Mais avant de nous engager dans cette nouvelle campagne, nous avons à vous raconter, Mesdames, les aventures de la comtesse de Rudolstadt.

FIN DE JEAN ZISKA.

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