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Jehan de Paris: varlet de chambre et peintre ordinaire des rois Charles VIII et Louis XII

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APPENDICE
SUR
UN TABLEAU DU MUSEE D'ANVERS REPRESENTANT LA VIERGE SOUS LES TRAITS D'AGNES SOREL, PEINT PAR FOUQUET.

Le musée d'Anvers possède, parmi les trésors de la salle Van Ertborn, un tableau de Jehan Fouquet de Tours. La chance est assez rare & assez enviée par nous, qui n'en avons pas tout à fait autant au Louvre, pour qu'on veuille appeler sur ce sujet un peu plus de curiosité. Distraits par toutes les beautés qui garnissent cette salle & les autres, les curieux ont dû passer souvent devant celle-ci sans lui rendre l'hommage dont elle est digne. C'est la Vierge & l'Enfant-Jésus, du dyptique de Notre-Dame de Melun, dont l'autre partie, le portrait d'Etienne Chevalier, est à Francfort. La première fois que je vis ce tableau, en 1852, il n'avait été porté dans l'excellent Catalogue publié par le Conseil d'administration de l'Académie royale des Beaux-Arts, que sous le titre d'Ecole inconnue[60], & il se trouvait placé à cette élévation où l'on dérobe ordinairement à la vue les pauvres honteux des musées. Ce n'est qu'au bout de ma lorgnette que j'y reconnus un maître gothique & une de nos beautés françaises. Mieux informée depuis, l'Administration a donné au tableau sa véritable attribution & une meilleure place[61]. C'est là que revoyant, en 1852, la Madone Sorelle, & distinguant bien Jehan Fouquet, qui m'était alors un peu moins inconnu, j'ai fait vœu d'un article que je ne saurais mieux placer que dans le Journal des Beaux-Arts.

[60] Catalogue du musée d'Anvers, no 106.

[61] Cat. 2e édition. 1857, no 154.

Mon but n'est pas de revenir sur les recherches faites à propos de Jehan Fouquet & de ses tableaux, ni sur les discussions soulevées par l'attribution & par le sujet de celui-ci; les titres du dyptique de Melun, contestés d'abord par M. Waagen & par M. Niel, ont été établis par MM. Eugène Grésy[62], Léon de Laborde[63] & Vallet de Viriville[64].

[62] Recherches sur les sépultures de Notre-Dame de Melun, 1845, in-8.

[63] La Renaissance des Arts à la cour de France, 1855, in-8, p. 699 & suiv.

[64] Revue de Paris, t. XXXVIII.—Illustration, 3 mai 1856.

Les Recherches de M. Grésy, publiées dès 1845, sont d'autant plus probantes, qu'il ne connaissait pas le tableau d'Anvers. Il a puisé dans une ancienne estampe une reproduction du dyptique qui se trouve parfaitement conforme au tableau, & qui ne donne pas seulement la figure principale, comme toutes les autres reproductions peintes ou gravées qui en ont été faites pour répandre le portrait d'Agnès Sorel, mais la composition entière avec l'Enfant-Jésus & avec l'entourage d'anges.

Les discussions me paraissent épuisées aussi par la critique de M. de Laborde, qui a pu comparer le tableau d'Anvers avec les autres ouvrages de Fouquet, avec les crayons que l'on a du portrait d'Agnès Sorel & avec les textes qui ont gardé un si vif souvenir de cette beauté célèbre. C'est donc hors de propos qu'en acceptant les conditions de M. de Laborde, le rédacteur du Catalogue d'Anvers s'est fait un scrupule d'admettre la véracité de la tradition quant au fait du portrait, & s'est refusé à accuser Fouquet de cette grave inconvenance; l'inconvenance n'est que pour ceux qui veulent bien s'en scandaliser; l'habitude des préraphaélites était de prendre leurs modèles dans la réalité même, que les mœurs leur donnaient très-crument; l'idéal ne venait qu'après, & souvent si peu intense, qu'il ne dissimulait rien de ces modèles réels. Aux faits qui ont été cités pour justifier Fouquet, j'ajouterai quelques exemples pris, en Italie & en France, parmi des peintres venus avant & après lui. Fra Filippo Lippi, chargé de peindre une Nativité pour les religieuses de Sainte-Catherine, à Prato, avait pris pour modèle une de leurs novices, Lucrezia Buti, que, par cette occasion, il arracha à ses devoirs[65]. Botticello, dans un tableau peint pour l'église Sainte-Marie-Nouvelle, à Florence, a représenté les trois Mages sous les traits des trois Médicis: Côme l'Ancien, Laurent & Julien[66]. Pinturrichio avait peint, dans une salle du Vatican, une Madone devant laquelle Alexandre VI se tenait en adoration, & qui n'était autre que la signora Giulia Farnèse[67]; enfin, il y a en Angleterre une peinture qui représente François Ier à vingt-trois ans, en Jésus-Christ, avec le nimbe & la croix de roseau. On n'a pas craint de l'attribuer à Léonard de Vinci[68], mais elle est sans doute de quelque peintre français placé sous l'influence de ce maître.

[65] Vasari, édit. de la Société des Amateurs des Beaux-Arts. Florence, 1848, t. IV, p. 14. Ce tableau est aujourd'hui au Louvre.

[66] Vasari, t. V, p. 116.

[67] Vasari, t. V, p. 269.

[68] Lithographiée par Day & Haghée: Taken from the original picture by Leonard de Vinci in the possession of S. Lewis Pocock esq.

Cependant M. Vallet de Viriville, qui est revenu sur cette discussion en recherchant tout l'œuvre de Fouquet, n'a pas voulu reconnaître l'originalité du tableau d'Anvers; l'exécution lui semble trop lourde, trop vulgaire & de tout point trop médiocre pour qu'il lui paraisse permis d'y reconnaître la touche si distinguée de Jehan Fouquet; ce ne peut être, suivant lui, qu'une copie remontant au seizième siècle. C'est ce jugement, trop accrédité peut-être par les journaux où il a été inséré, que je tiendrais à redresser. L'auteur nous informe qu'il a dans son cabinet une copie peinte à l'huile, d'après laquelle a été faite la chromolithographie publiée dans le Moyen-Age & la Renaissance; ne serait-ce pas sur cette copie, plutôt que sur le tableau même qu'il aurait formé son opinion? Pour toute personne habituée à regarder les tableaux gothiques, à les aimer, jamais ouvrage ne fut mieux que celui d'Anvers, marqué des qualités d'un peintre original & des façons du quinzième siècle.

On remarquera d'abord le système de cette peinture en grisaille dans les chairs & les draperies, à peine nuancée de quelques taches, rouges aux lèvres & aux joues, blanches dans les rehauts des plis, mais relevées par les corps bleus & rouges des anges, les dorures de la chaise & des joyaux; ce système rappelle l'exécution de certaines miniatures fort connues dans l'école des miniaturistes français, & porte un caractère hiératique qui corrige ce que la nudité du buste présenterait d'inconvenant. On voudra bien ensuite concéder au peintre sa façon de traiter les enfants, dont les corps & les membres paraissent bourrés comme des poupées, & lorsqu'on se sera familiarisé enfin avec le type de femme dont il était ici préoccupé, un front bombé, une ligne de nez concave, une bouche mignonne & lippue, un menton petit, type qui a plus de réalité que de beauté, & une réalité aussi éloignée de la nature italienne que de la nature flamande, la manière du peintre apparaîtra avec toutes ses qualités: finesse du contour, élégance des formes du corps, modelé des mains, résolution des étoffes dans les plis épais de la robe & dans le voile léger qui recouvre la partie inférieure du front & vient retomber sur le manteau d'hermine détaché des épaules. Cette manière, aussi sûre qu'originale, ne convient qu'à un peintre de premier ordre pour son temps & pour son pays, tel que fut Jehan Fouquet; d'autres temps & d'autres pays ont eu mieux, mais à chacun son lot; le plus heureux résultat de l'esthétique historique est de le reconnaître, dans le musée même où sont réunis tant de chefs-d'œuvre différents. A côté du Calvaire d'Antonello de Messine, & des Sept Sacrements de Roger Van der Weyden; à quelques pas de l'Ensevelissement du Christ de Quentin Mathys & de l'Adoration des Mages de Bernard Van Orley, de la Présentation à saint Pierre de Titien, & du Christ entre les deux larrons de Rubens, il y a encore dans la Madone du peintre gothique de Tours une parcelle de ce secret que l'art & le génie tiennent en réserve sous tant de formes & à tant de degrés.

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