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Journal des Goncourt (Premier Volume): Mémoires de la vie littéraire

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4 novembre.—Il y a longtemps que nous avons l'idée de faire un journal à nous deux: des SEMAINES CRITIQUES plus renseignées que celles du Directoire; un TABLEAU DE PARIS de Mercier, où nous mêlerions un peu de l'indignation d'un père Duchêne à notre vision personnelle. Donner les nouvelles sociales, la philosophie des aspects des salons et de la rue, —commencer par un premier article sur l'influence de la fille dans la société présente,—un second sur l'esprit contemporain et sur ce que le monde et même les jeunes filles ont emprunté à la blague et à l'esprit de l'atelier,—un troisième sur la bourse et la plus-value des charges d'agent de change, etc., etc. Enfin un journal moral (moral dans le sens de journal des moeurs) du XIXe siècle. Mais il faut, pour cela,—attendre!

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21 novembre.—Nous allons voir aujourd'hui un nommé Chambe, un ferrailleur auvergnat qui demeure rue de l'École-Polytechnique.

Un antre noir, bondé de débris de voitures, de harnais pourris, de poêles de fonte, de faïences égueulées, de détritus d'uniformes, au milieu desquels va et vient le ferrailleur, un tout petit bossu, au gros nez sensuel, aux yeux coquins, et perpétuellement souriant dans sa blouse bleue, sous son chapeau noir à haute forme. Eh bien! ce misérable ferrailleur a acheté, l'année dernière, la bibliothèque d'un portier dont il a tiré 12,000 francs; et c'est dans cette vente, faite obscurément, que Lefèvre a acquis le manuscrit des CONFÉRENCES DE L'ACADEMIE ROYALE DE PEINTURE, où nous avons retrouvé la vie inédite de Watteau, du comte de Caylus, que tout le monde croyait perdue.

Il vient de lui tomber, je ne sais d'où, un trésor merveilleux de gravures, de dessins du XVIIIe siècle, vingt Boucher, des Watteau superbes. Il ne veut rien séparer, gardant le tout pour une vente. Il consent toutefois à me montrer dans sa chambre cinq ou six Boucher, accrochés par un clou au mur, des Boucher de sa plus large manière,—tout le reste est sous son lit: un ci-devant lit doré de cocotte d'un affreux goût.

Et dans le grenier, au milieu d'une lessive qui sèche sur des ficelles, tous les papiers de Lucas Montigny: une montagne.

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Novembre.—Je rêvais (un rêve tout éveillé) que le bon Dieu descendait sur la terre, qu'il m'écrivait ma pièce (LES HOMMES DE LETTRES), qu'il la signait de son nom, qu'il la portait au Gymnase où le portier voulait bien le laisser monter chez M. de Montigny, qu'il obtenait une lecture, une réception,—et qu'enfin à la représentation, il se faisait claqueur.

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10 décembre.—Visite au père Barrière des DÉBATS, qui est malade, souffreteux.

Un puits d'historiettes que ce vieillard aimable. A propos d'un charmant portrait de la Duthé, que nous lui disons se trouver chez Mme de Boigne, et provenant d'un legs fait à un d'Osmont par l'abbé de Bourbon, lors d'une maladie dont il crut mourir, il nous raconte qu'il a vu la Duthé, étant encore tout enfant. Le père de Barrière était joaillier de la Reine, et, un jour, une belle dame vint choisir chez son père des bijoux. La mère de Barrière, une très jolie femme, mais, comme toute jolie femme, assez récalcitrante à la reconnaissance de la beauté de ses semblables, lui demanda comment il trouvait cette dame, et comme il disait qu'elle était tout à fait gentille: «Oh! elle a un trop grand cou!» s'écria Mme Barrière. C'était la Duthé.

De la grande impure, je ne sais plus par quel tour et quel saut, la conversation va à Thiers, et Barrière nous conte encore cette curieuse anecdote sur l'homme d'État. Il y a de cela longtemps—Thiers avait 23 ans—et il venait souvent dîner chez Barrière, dans son petit appartement de la rue de Condé. Barrière avait gardé de son enfance des soldats de plomb. Après dîner, tous deux les rangeaient sur une commode, et Thiers s'amusait, pendant une partie de la soirée, à les démolir avec des boulettes de mie de pain. Ainsi il préludait aux récits des batailles de l'Empire.

Mais bientôt, ajoute Barrière, le petit appartement d'un pauvre homme de lettres ne put plus contenir le politique, en train de prendre son essor.

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12 décembre.—A propos de la vente d'estampes du XVIIIe siècle (vente Delbergue), sur la polissonnerie de laquelle M. Thiers a tant débagoulé, le vieux Delécluze, contait à Vignères, que lui et sa soeur avaient été élevés jusqu'à l'âge de quatorze ans, dans une chambre où il y avait aux murs: les «QUATRE PARTIES DU JOUR» de Baudouin, sans que jamais ces images leur eussent fait songer à mal. Et dans la salle à manger était encadrée l'ESCARPOLETTE, de Fragonard, qu'on lui avait dit représenter une femme qui avait le cauchemar. Certaines pudeurs sont des questions de mode et de temps.

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25 décembre.—Gavarni est en train de tripoter des eaux-fortes avec Bracquemond, d'essayer à la pointe sur le cuivre une série de célébrités, parmi lesquelles il nous fait voir un Balzac d'un admirable travail…

La journée finie, nous allons, tous les quatre, dîner dans un bistingo, à la porte d'Auteuil.

Gavarni vit plus seul avec lui-même que jamais. On ne voit plus personne dans la mansarde carrelée où il travaille maintenant. Il n'est plus un homme, mais un pur esprit, que rien, rien au monde, ne semble rattacher à l'humanité. Quand on lui parle de l'avant-dernière couche de ses amis, on sent qu'il y a déjà des pelletées d'oubli dessus. A peine s'il s'en souvient, et s'entretient-il d'eux, c'est avec un regard qui a l'air de fouiller la lointaine cantonade de ses souvenirs.

Ce soir, dans une de ces fouilles qu'a provoquées la parole de l'un de nous, il nous fait un drolatique tableau de l'intérieur de Daumier, l'artiste, le grand artiste, nous dit-il, le plus indifférent au succès de son oeuvre, qu'il ait rencontré dans sa vie. Une immense pièce, où, autour d'un poêle de fonte chauffé à blanc, des hommes étaient assis à terre, chacun ayant à sa portée un litre auquel il buvait à même, et dans un coin, une table portant, dans le désordre le plus effroyable, un entassement et un amoncellement de choses lithographiques, et dans un autre coin, le groom et le rapin tout à la fois du dessinateur, choumaquant et recarrelant de vieux souliers.

Gavarni rit beaucoup avec nous d'un article de biographie crânologique publié sur lui, ces jours-ci, article dans lequel on lui accorde la sensitivité, mais on lui refuse la vénération: «Voilà, Messieurs, s'écrie-t-il, c'est cruel, mais c'est comme ça, je n'ai pas pour deux sous de vénération!»

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—Vendu 300 francs à Dentu nos PORTRAITS INTIMES DU XVIIIe SIÈCLE (deux volumes), pour la fabrication desquels nous avons acheté deux ou trois mille francs de lettres autographes.

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ANNÉE 1857

1er janvier.—Nous n'avons plus que deux visites à faire. La famille est tout ébranchée. Une visite à un oncle, et une visite à notre vieille cousine de Courmont, habitant un logement d'ouvrier et assise dans le courant d'air de la porte à la fenêtre.

Elle est pourtant la petite-fille d'une femme qui avait trois millions, et le grand et le petit hôtel Charolais, et le château de Clichy-Bondy, et des plats d'argent pour le rôti de gibier, que deux laquais avaient peine à porter. Tout cela est devenu des assignats, et cette Elisabeth Lenoir, cette fille d'argent, comme on disait alors, et que M. de Courmont avait épousée pour sa fortune,—morte dans un grenier en compagnie d'un vieux chien,—a été enterrée dans la fosse commune, et notre cousine n'a qu'une toute petite rente viagère et une place au cimetière Montmartre, payée d'avance et bien à elle.

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3 janvier.—Au bureau de l'ARTISTE. Théophile Gautier, face lourde, les traits tombés dans l'empâtement des lignes, une lassitude de la face, un sommeil de la physionomie, avec comme les intermittences de compréhension d'un sourd, et des hallucinations de l'ouïe qui lui font écouter par derrière, quand on lui parle en face.

Il répète et rabâche amoureusement cette phrase: De la forme naît l'idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu'il regarde comme la formule suprême de l'école, et qu'il veut qu'on grave sur les murs. A côté de lui est un grand gaillard brun et grave, un homme de la Bourse, toqué d'Egypte, et qui, sous le bras, un plâtre d'un Cheops quelconque, expose en phrases solennelles son système de travail: se coucher à huit heures du soir, se lever à trois heures, prendre deux tasses de café noir, et aller en travaillant jusqu'à onze heures.

Ici Gautier, sortant comme un ruminant d'une digestion, et interrompant
Feydeau:

«Oh! cela me rendrait fol! Moi, le matin, ce qui m'éveille, c'est que je rêve que j'ai faim. Je vois des viandes rouges, des grandes tables avec des nourritures, des festins de Gamache. La viande me lève. Quand j'ai déjeuné, je fume. Je me lève à sept heures et demie, ça me mène à onze heures. Alors je traîne un fauteuil, je mets sur la table le papier, les plumes, l'encre, le chevalet de torture, et ça m'ennuie, ça m'a toujours ennuyé d'écrire, et puis, c'est si inutile!… Là, j'écris posément comme un écrivain public… Je ne vais pas vite,—il m'a vu écrire, lui,—mais je vais toujours, parce que, voyez-vous, je ne cherche pas le mieux. Un article, une page, c'est une chose de premier coup, c'est comme un enfant: ou il est, ou il n'est pas. Je ne pense jamais à ce que je vais écrire. Je prends ma plume et j'écris. Je suis homme de lettres, je dois savoir mon métier. Me voilà devant le papier: c'est comme un clown sur le tremplin… Et puis, j'ai une syntaxe très en ordre dans la tête. Je jette mes phrases en l'air… comme des chats, je suis sûr qu'elles retomberont sur leurs pattes. C'est bien simple, il n'y a qu'à avoir une bonne syntaxe. Je m'engage à montrer à écrire à n'importe qui. Je pourrais ouvrir un cours de feuilleton en vingt-cinq leçons!… Tenez, voilà de ma copie: pas de rature… Tiens, Gaiffe, eh bien! tu n'apportes rien?

—Ah! mon cher, c'est drôle, je n'ai plus aucun talent, et je reconnais ça, parce que maintenant je m'amuse de choses crétines… C'est crétin, je le sais, eh bien! ça ne fait rien, ça me fait rire… Pour moi, la littérature est un état violent dans lequel on ne se maintient que par des moyens excessifs.

—Tu étais talenteux, toi, pourtant?

—Moi, je n'aime plus qu'à me rouler dans les créatures.

—Il ne te manque plus que de boire!

—Merci, si je buvais… j'aurais des fibrilles bleues dans le nez… les folles courtisanes ne m'aimeraient plus… je serais obligé de posséder des femmes à vingt sous… je deviendrais abject et repoussant, et alors…»

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—Jamais siècle n'a plus blagué, même dans le domaine de la science. Voilà des années que les Bilboquets de la chimie et de la physique nous promettent, tous les matins, un miracle, un élément, un métal nouveau, prennent solennellement l'engagement de nous chauffer avec des ronds de cuivre dans de l'eau, de nous nourrir ou de nous tuer avec rien, de faire de nous tous des centenaires, etc., etc. Tout cela, des blagues grandioses qui mènent, à l'Institut, aux décorations, aux traitements, à la considération des gens sérieux. Et pendant ce, la vie augmente, double, triple, décuple, les matières premières de l'alimentation manquent ou se détériorent, la mort même à la guerre ne progresse pas,—on l'a bien vu à Sébastopol,—et le bon marché est toujours le plus mauvais marché du monde.

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18 janvier.—Été hier au bal masqué. Voici une chose grave, plus grave qu'on ne croit: le Plaisir est mort. Ce rendez-vous de l'imprévu, ce coudoiement de rencontres, cette foire de romans d'aventure, ce feu roulant de reparties, ce carnaval de la gaieté et de l'amour, cette folie, cette joie démente d'une jeunesse furieuse, qui sautait douze heures sous l'archet de Musard, la fouettant et la refouettant des fifres et des tonnerres de son orchestre: ce n'est plus tout cela qu'un trottoir.

Du bas en haut et du haut en bas, nous nous sommes promenés, cherchant à retrouver quelque chose de notre vieil Opéra: une blague, un vrai rire, la charité d'un sourire, un abandon de corps gratis, du désordonnement, de la fantaisie, du caprice, enfin l'apparence d'une intrigue—qui ne fût pas de cinq louis. Des affaires, partout des affaires, rien que des affaires et jusqu'au cintre. La fille de l'heure présente n'est plus même cette lorette de Gavarni qui avait gardé au fond d'elle un petit rien de grisette, et consacrait un peu de son temps à amuser son coeur… Du reste, le bas monde de l'amour ne fait que refléter le haut monde de l'amour, ce monde où les femmes de la société commencent à prendre l'habitude de se faire entretenir.

La fille, devenue homme d'affaires, est un pouvoir. Elle règne, elle trône, elle a le dédain insultant, la morgue olympienne. Elle envahit la société, elle gouverne les moeurs, elle éclabousse l'opinion publique, et elle possède déjà à elle les Courses et les Bouffes.

A la fin, agacé par l'air princesse d'une de ces rosses régnantes, que je reconnais sous le masque, je lui ai touché l'épaule en lui disant: «Là, vois-tu, un de ces jours, on te marquera d'un phallus au fer chaud!» Oui, je crois que dans un avenir non lointain, On sera amené à des mesures de police répressives, qui leur défendent, comme au XVIIIe siècle, les loges honnêtes, qui corrigent leur insolence, refrènent leurs prospérités, les remettent à leur leur place—au ruisseau.

Tout cela viendra, et il viendra encore autre chose: une grande lessive. C'est un temps anormal, une annihilation trop énorme de la cervelle et du coeur de la patrie, une matérialisation de la France trop purulente, pour que la société ne crève pas. Et alors ce ne sera pas qu'un 93! Tout y passera peut-être!

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20 janvier.—Comme on causait, aux bureaux de l'ARTISTE, de Flaubert, traîné, à notre instar, sur les bancs de la police correctionnelle, et que j'expliquais qu'on voulait en haut la mort du romantisme, devenu un crime d'État, Théophile Gautier s'est mis à dire: «Vraiment, je rougis du métier que je fais! Pour des sommes très modiques qu'il faut que je gagne, parce que sans cela je mourrais de faim, je ne dis que la moitié du quart de ce que je pense… et encore je risque, à chaque phrase, d'être traîné derrière les tribunaux.»

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—Une jeune fille de ma connaissance a eu la plus fraîche, la plus délicate, la plus poétique imagination de coeur. Elle s'est fait un reliquaire de gants: de gants qu'elle portait le premier jour, où elle a donné la main à une personne aimée.

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—Louis m'a dit aujourd'hui:—Au fait, tu sais, je t'aurai peut-être des documents sur le peintre Boucher.

—Comment cela?

—Par sa petite-fille.

—Tu la connais.

—Non, mais j'ai rencontré un médecin qui la soigne d'une maladie, d'une maladie… et à qui elle a donné deux pastels de Boucher qui viennent de sa maison de campagne à Château-Thierry. C'est une femme galante.

La petite-fille de Boucher, femme galante… En effet, c'était un peu dans le sang du peintre des Grâces impures…

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—O Jeunesse des écoles, jeunesse autrefois jeune, qui poussait de ses deux mains battantes le style à la gloire! Jeunesse tombée à l'enthousiasme du plat bon sens! Jeunesse comptable et coupable des succès de Ponsard!

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—La Justice à deux degrés: chose absurde! La Justice devrait apparaître infaillible comme le Pape. Voir ces jours-ci (affaire Hachette) un jugement de cour royale qui contredit et discrédite complètement un jugement de première instance.

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22 février.—L'autre dimanche, il y avait tant de voitures au bois de Boulogne qu'on les a fait revenir par les contre-allées, au lieu de leur faire prendre l'avenue de l'Impératrice. Qui n'a pas voiture aujourd'hui? Singulière société où tout le monde se ruine. Jamais le paraître n'a été si impérieux, si despotique et si démoralisateur d'un peuple. Le camp du Drap d'Or est, pour ainsi dire, dépassé par le luxe des femmes portant sur leurs dos presque des métairies. Ça en est venu à un tel point que nombre de magasins ouvrent des crédits à leur clientes, qui ne payent plus que l'intérêt de leurs achats. On parle de la femme d'un haut fonctionnaire, dont on n'a pu me citer le nom, qui a tiré de son gendre 30 000 francs sur la corbeille de noces et avec lesquels elle a acquitté les dettes de son couturier. Un beau jour, demain peut-être, sera établi un grand livre de la dette de la toilette publique.

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5 mars.—Charles Blanc, à l'ARTISTE, en train de reprocher à Théophile Gautier, avec force coups d'encensoir, de mettre tout au premier plan dans ses articles, de ne laisser ni repos ni parties plates, de tout faire étinceler.

—Voyez comme je suis malheureux, dit Gautier, tout me paraît plat. Mes articles les plus colorés, je trouve ça gris, papier brouillard. Je f… du rouge, du jaune, de l'or, je barbouille comme un enragé, et jamais ça ne me paraît éclatant. Et je suis très embêté, parce que, avec ça, j'adore la ligne et Ingres… Mon opinion sur Molière, vous voulez l'avoir, sur Molière et le MISANTHROPE. Eh bien, ça me semble infect. Je vous parle très franchement: c'est écrit comme un cochon!

—Oh! peut-on, blasphémer ainsi! s'écrie Charles Blanc.

—Non, Molière je ne le sens pas du tout. Il y a dans ses pièces un bon gros sens carré, ignoble. Molière, je le connais bien, je l'ai étudié, je me suis rempli de sa pièce typique LE COCU IMAGINAIRE, et pour essayer si j'avais l'instrument bien en bouche, j'ai fait une petite pièce, LE TRICORNE ENCHANTÉ. L'intrigue, nous n'en parlons pas, n'est-ce pas, ça n'a pas d'importance; mais la langue, mais les vers, c'est beaucoup plus fort que Molière. Pour moi, Molière, c'est Prud'homme écrivant des pièces!

—Il ose, il ose dire cela du MISANTHROPE! fait Charles Blanc, se voilant la face des deux mains.

—Le MISANTHROPE, reprend sans s'émouvoir Gautier, une véritable ordure… Je dois vous dire que je suis très mal organisé d'une certaine façon. L'homme m'est parfaitement égal. Dans les drames, quand le père frotte sa fille retrouvée comme les boutons de son gilet, ça m'est absolument indifférent, je ne vois que les plis de la robe de sa fille. Je suis une nature subjective… Oui, je vous dis ce que je sens. Après ça, ces choses-là, du diable si je les écrirai. Il ne faut pas diminuer les chefs-d'oeuvre consacrés. Mais le MISANTHROPE…

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6 mars.—Il y a dans ce moment à Paris 68 beaux partis,—68 dots, importantes. Ces partis sont affichés au cercle de la rue Royale.

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—Dans le monde, nous ne parlons jamais musique, parce que nous ne nous y connaissons pas, et jamais peinture, parce que nous nous y connaissons.

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16 mars.—Publication du premier volume de nos PORTRAITS INTIMES DU XVIIIe SIÈCLE. Barrière nous gronde de dépenser du talent sur de trop petits sujets. Il faut au public des corps d'ouvrage solides et compacts, où il revoit des gens qu'il a déjà vus, où il entend des choses qu'il sait déjà. Les anecdotes trop peu connues l'effarouchent, les documents vierges l'effrayent: une histoire, comme nous la comprenons du XVIIIe siècle, développée à travers une longue série de lettres autographes et de pièces inédites servant à mettre en montre tous les côtés du siècle: une histoire, neuve, originale, sortant de la forme générale des histoires ordinaires, ne nous rapportera pas le vingtième d'une grosse compilation, où nous aurons à patauger des pages entières dans du connu et du ressassé. Il a dit cela, le père Barrière, et peut-être a-t-il raison?

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19 mars.—X… est venu nous voir ce matin. La femme qu'il aimait lui a écrit que, fatiguée des tyrannies de son amour, son amour à elle était mort, bien mort, et pour lui ôter tout espoir de raccommodement, elle lui a fait entendre qu'elle a pris un autre amant. Ce sont des larmes dans la voix et de très beaux vers écrits sur le coup, larmes et vers mêlés, brouillés dans une fureur sourde, qui appelle à grands cris des coups, des batteries, des duels.

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Une étrange organisation que celle de ce jeune homme de lettres, marié si étroitement au dramatique; que son existence commence à n'être plus qu'un grand drame à la manière de la vie des aventuriers du XVIe siècle. Et toujours des émotions à poignée et un incessant crucifiement de cette organisation nerveuse, qui va avec une sorte d'attrait à tout ce qui la tourmente, lui fait mal, la martyrise, lui enlève la tranquillité de la pensée et le sommeil de la nuit.

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—Les civilisations ne sont pas seulement une transformation des pensées, des croyances, des habitudes d'esprit des peuples, elles sont aussi une transformation des habitudes du corps.

Vous ne trouverez plus sur les corps modernes les attitudes grandies et raidies à Rome par la vie à la dure, en beaux gestes longs et tranquilles, en poses héroïques à larges tombées de plis. Comparez en une sculpture antique, cet éphèbe, assis d'une manière théâtrale sur un siège de fer, à ce jeune seigneur crayonné sur une chaise aux pieds tors par Cochin. Voyez-le ce dernier: il est assis de face, les jambes écartées, la tête de profil rejetée un peu en arrière et regardant de côté, le coude gauche appuyé sur un genou, et la main montant en l'air, où elle joue inoccupée. C'est d'un charmant, d'un coquet, ce seigneur: on dirait un homme rocaille, mais ce n'est pas vraiment le même homme que l'éphèbe romain.

Eh bien, nos corps à nous, nos corps d'anémiés, avec leur échine voûtée, le dandinement des bras, la mollesse ataxique des jambes, n'ont ni la grande ligne de l'antique, ni le caprice du XVIIIe siècle, et se développent d'une manière assez mélancolique sous le drap noir étriqué.

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—Chez les journalistes existent très souvent les plus étranges illusions sur la perspicacité du public à deviner à travers leur prose, le sous-entendu de leurs colères et de leurs éreintements.

Mais parmi tous ceux-là, on peut citer Janin, comme le naïf le plus extraordinaire. Chaque semaine, tous les personnages de l'histoire et du roman, depuis la famille des Atrides jusqu'au monde de Rétif de La Bretonne, sont les têtes de Turc, par-dessus lesquelles il tape sur ses contemporains, et il se figure, avec une candeur qui étonne, que tout Paris, toute la France, toute l'Europe le comprend et saisit les masques.

Dernièment, à propos d'une pièce sur Benvenuto Cellini, où il avait abîmé l'orfèvre italien, à ne pas en laisser un morceau: «—Que vous a donc fait ce pauvre diable de Benvenuto Cellini? lui disait un visiteur.—Allons, ne jouez pas au fin avec moi; vous avez bien compris que c'était Bacciocchi!» lui répondit Janin.

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3 avril.—Quand je prends une tasse de chocolat, je suis à Naples, au CAFÉ DE L'EUROPE, au coin de la grande place du Palais. Il est midi. Il fait toujours du soleil. Je vois le joli garçon frisé et leste qui nous servait. Les musiques militaires éclatent. Les pantalons rouges de la garde montante passent dans les fanfares allant au Palais, pendant qu'un épais capucin, sa grosse corde autour des reins, cause familièrement accoudé au comptoir, avec la grasse femme du café, roulant des yeux diablement noirs.

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—Lu, dans le bain, un joli vers d'un poète entre Ronsard et Corneille, de l'inconnu Pager:

«Je crains ce que j'espère.»

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—Que n'avons-nous écrit, jour par jour, au début de notre carrière, ce rude et horrible débat contre l'anonyme, toutes ces stations dans l'indifférence ou l'injure, ce public cherché et vous échappant, cet avenir vers lequel nous marchions résignés, mais souvent désespérés, cette lutte de la volonté impatiente et fiévreuse contre le temps et l'ancienneté, un des grands privilèges de la littérature. Point d'amis, point de relations, tout fermé… Ce silence si bien organisé contre tous ceux qui veulent manger au gâteau de la publicité, ces tristesses et ces navrements qui nous prenaient pendant ces années lentes où nous battions l'écho, sans pouvoir lui apprendre notre nom!… Ah! cette agonie muette, intérieure, sans autre témoin que l'amour-propre qui saigne et le coeur qui défaille! cette agonie monotone et sans événement, écrite sur le vif des souffrances, ce serait une bien belle étude que personne ne fera, parce qu'un rien de succès, l'éditeur trouvé, quelques cents francs gagnés, quelques articles à cinq ou six sous la ligne, votre nom connu par un millier de personnes que vous ne connaissez pas, deux ou trois connaissances, un peu de réclame, vous guérissent du passé et vous versent l'oubli… Elles vous semblent si loin, ces larmes dévorées, ces misères, aussi loin que votre jeunesse. Vieilles plaies dont vous ne vous souvenez, que lorsqu'elles se rouvrent!

—On a aperçu, chez la portière, la toilette du coucher que la Deslions envoie par sa bonne chez l'homme à qui elle donne une nuit. Elle a, à ce qu'il paraît, une toilette pour chacun de ses amants, aux couleurs qu'il aime. C'est une robe de chambre de satin ouatée et piquée, avec des pantoufles de même couleur brodées d'or, une chemise en batiste garnie de valenciennes, avec des entre-deux de broderie de 5 à 600 francs, un jupon garni de trois volants de dentelle de 3 à 400 francs: un capital d'accessoires galants montant de 2,500 à 3,000 francs, qu'elle fait porter à tous les domiciles qui peuvent la payer.

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7 avril.—Nous dînons chez Broggi, à côté d'un petit vieillard à cheveux blancs, qui est un des grands, des purs, des beaux caractères de ce siècle, asservi à l'argent. Ce petit vieillard dîne modestement à cinquante sous, après avoir donné, donné pour rien—car ces héroïsmes sans bruit et sans réclame sont invraisemblables—donné à la France une collection de plusieurs millions. Il se nomme M. Sauvageot.

Il parle de son CERCLE DES ARTS avec un monsieur qui dîne à côté de lui, et je l'entends lui dire: «Je ne sais plus quels sont les gens qui en font maintenant partie… et vrai, je ne connais pas la langue qu'ils parlent. L'autre jour, un monsieur de là demande: «Qu'est-ce qu'on a fait?» Un autre lui répond: «Six dont un!…» Six dont un! Non, non, je ne comprends pas!

C'était beau, ce fouaillement de l'argot de la Bourse par ce grand dédaigneux de l'argent.

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11 avril.—Vu Marie. Je me garde bien de lui dire que c'est ma fête demain, parce qu'elle m'aurait demandé un cadeau.

A cinq heures, rencontré à l'ARTISTE, Gautier, Feydeau, Flaubert. Feydeau, une infatuation, un contentement de soi, un gonflement de si bonne foi et si naïvement enfantin qu'ils désarment. Il demande à Gautier, à propos de la première des SAISONS, qui doivent paraître à chaque solstice: «Trouves-tu que ce soit une perle, hein? Car je ne veux te dédier qu'une perle!»

Aussitôt s'ouvre une grande et bruyante discussion sur les métaphores. La phrase du nommé Massillon: «Ses opinions n'avaient pas à rougir de sa conduite,» est acquittée par Flaubert et Gautier, mais la phrase de Lamartine: «Il pratiquait l'équitation… ce piédestal des princes,» est condamnée sans appel.

Des métaphores on passe aux assonances,—une assonance, au dire de Flaubert, devant être évitée, quand même on devrait passer huit jours entiers à y arriver. Puis, entre Flaubert et Feydeau, ce sont de petites recettes du métier, agitées avec de grands gestes et d'énormes éclats de voix, des procédés à la mécanique de talent littéraire, emphatiquement et sérieusement exposés, des théories puériles et graves et ridicules et solennelles, sur les façons d'écrire et les moyens de faire de la bonne prose; enfin, tant d'importance donnée au vêtement de l'idée, à sa couleur, à sa trame, que l'idée n'est plus que comme une patère à accrocher des sonorités.

Il nous a semblé tomber dans une bataille de grammairiens du Bas-Empire.

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—La religion est une partie du sexe de la femme.

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12 avril.—Je me rappelle, dans le journal de Wille le graveur, Wille, pour la convalescence d'un de ses amis, le promenant au XVIIIe siècle chez tous les marchands de curiosités de Paris. Pour ma convalescence (d'une crise de foie), comme il va nous tomber 3,000 francs du reste de la vente de notre petit terrage de Breuvannes, nous songeons à les consacrer à l'achèvement de notre salon. Et toute cette semaine nous battons les quais et le boulevard du Temple, à la recherche de portières en tapisserie, pour aller avec le meuble de Beauvais que nous avons enlevé à M. Double. Aujourd'hui nous nous décidons presque à acheter des lambrequins des Gobelins qu'on nous fait 3,500 francs. C'est étrange, même un peu effrayant, comme nous commençons à nous habituer, à nous familiariser avec les plus gros prix et les sommes les plus grandement rondes! Allons il fait temps d'arriver et de toucher notre gloire.

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16 avril.—Gavarni vient nous demander à déjeuner. Il nous dit: «Quand les femmes vont quelque part, elles apportent de petites machines pour travailler, faire un bout de tapisserie, du crochet… Eh bien, moi, j'ai inventé une petite mécanique fort simple pour trouver des intégrales, que je porte toujours. C'est très commode, je me promène, je sors de chez vous par exemple: crac! je trouve une intégrale—et c'est une jolie chose qu'un homme qui a une curieuse collection d'intégrales. On ne sait pas, ça peut se vendre très cher après sa mort…»

Puis, il parle de l'attrait qu'ont toujours eu pour lui les trous dans les montagnes, les entrées de cavernes, les cratères désaffectés, au fond desquels dorment la Nuit et l'Inconnu. Il est bien souvent descendu là dedans, une corde suspendue à un arbre jeté en travers. Il a découvert ainsi dans les Pyrénées une magnifique grotte de stalactites, maintenant exploitée et visitée par les étrangers. Mais un trou qui a excité surtout sa curiosité et son activité de suppositions, c'est sur un plateau en haut d'une montagne de Bagnères, le Casque de Leris, je crois… Ah! un fort trou, où on jette des pierres qu'on n'entend pas tomber. «Comment n'a-t-on pas installé, dit-il, une machine là-haut, avec un panier pour y descendre? Ça en valait la peine. Il y avait là un mystère qui me sollicitait. Oui, c'était une marmite où j'aurais voulu faire cuire une nouvelle. J'en faisais la descente, et je trouvais un vieux savant qui savait tout, et surtout prométhifier les êtres par la résurrection. Son valet était un général romain, tué à une bataille quelconque dans le pays, et auquel il avait redonné le mécanisme vital, en ne lui accordant que la dose d'intelligence nécessaire pour nettoyer ses fioles.»

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18 avril.—Je voudrais une chambre inondée de soleil, des meubles tout mangés de lumière, de vieilles tapisseries, dont toutes les couleurs seraient éteintes et comme passées sous les rayons du Midi. Là je vivrais dans des idées d'or, le coeur réchauffé, l'esprit ensoleillé, dans une grande paix doucement chantante… C'est étrange comme, à mesure qu'on vieillit, le soleil vous devient cher et nécessaire, et l'on meurt en faisant ouvrir la fenêtre, pour qu'il vous ferme les yeux.

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—Été à la foire aux pains d'épices, barrière du Trône, où j'ai vu dans un tableau vivant, représentant la superbe DESCENTE DE CROIX d'après la toile de Rubens, j'ai vu à la fin le Christ se levant de son linceul pour venir saluer le public.

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22 avril.—Exposition aux commissaires-priseurs d'une collection d'habits du XVIIIe siècle: habits pluie de roses, fleur de soufre, gorge de pigeon, et couleur désespoir d'opale et ventre de puce en fièvre de lait; tous ces habits avec un tas de reflets agréables à l'oeil, chantants, coquets, égrillards. Il avait inventé cela, le XVIIIe siècle, de s'habiller de printemps et de toutes les nuances riantes et de toutes les gaietés de ce monde. De loin l'habit souriait avant l'homme… C'est un grand symptôme que le monde, tel qu'on le voit aujourd'hui, s'est fait bien vieux et bien triste, et que beaucoup d'aimables choses sont enterrées!

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1er mai.—Théophile Gautier, l'oreille somnolente, un doux et bon sourire dans l'oeil, avec sur les lèvres une parole lente, émise par une voix trop petite pour le corps, et mal notée, et pourtant à la longue agréable, presque harmonieuse. Et c'est une causerie tête à tête, simple, tranquille, bonhomme, allant sans se presser, mais tout droit, et sans surcharge de métaphores, et avec une grande suite dans l'enchaînement des idées et des mots, et, par-ci, par-là, laissant percer une mémoire étonnante, où le souvenir a la netteté d'un cliché photographique.

Il nous fait des compliments sur notre Venise parue dans l'ARTISTE, nous disant que pour lui «c'est le plus fin bouquet de parfums de la ville des doges», et afin de nous prouver qu'il a tout senti, tout compris, nous décrit l'OSTERIA DELLA LUNA, sa situation, son architecture, sa couleur, enfin nous la fait revoir: «Mais, nous dit-il, ce ne sera pas compris, il faut tous y attendre. Sur cent personnes qui liront votre Venise, à peine deux se douteront de ce que vous avez voulu faire.» Ici, Edouard Houssaye et Aubryet sont enragés contre l'article… Et cela tient à une chose, c'est que le sens artiste manque à une infinité de gens, même à des gens d'esprit. Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, il n'y en a pas trois qui discernent la couleur du papier! Tenez, voilà X… qui entre, il ne verra pas si cette table est ronde ou carrée… Maintenant, si, avec ce sens artiste, vous travaillez dans une manière artiste, si à l'idée de la forme vous ajoutez la forme de l'idée, oh! alors, vous n'êtes plus compris du tout.» Prenant au hasard un petit journal: «Tenez, voilà comme il faut écrire pour être compris… des nouvelles à la main… La langue française s'en va positivement… Eh! mon Dieu, on me dit aussi qu'on ne me comprend pas dans le roman de la MOMIE, et cependant je me crois l'homme le plus platement clair du monde… Parce que je mets, je suppose, un mot comme pschent ou calasiris. Enfin je ne peux pas mettre: le pschent est comme ci, comme ça. Il faut que le lecteur sache ce que disent les mots… Mais ça m'est égal. Critiques et louanges m'abîment et me louent sans comprendre un mot de mon talent. Toute ma valeur, ils n'ont jamais parlé de cela, c'est que je suis un homme pour qui le monde visible existe.

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2 mai.—Il y a encore dans les cafés des gens qui s'intéressent aux naufragés de la Méduse!

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4 mai.—Je vais ce soir en soirée chez Louis, qui veut me présenter à notre ancien camarade de rhétorique, Prévost-Paradol. Un torse qui commence aux genoux, un nez de comique, des favoris d'homme grave, un col rabattu. On me présente, il se soulève de sa chaise, veut bien me dire quelques mots sur les études que doit nécessiter l'histoire des moeurs, se rassied, et, toute la soirée, reste au coeur de la conversation des vieux, n'ouvrant pas la bouche, raide sur sa chaise, sérieux comme un doctrinaire qui politique. Évidemment, c'est un garçon qui arrivera, mais c'est dur! Je suppose que M. Hippolyte Passy a dû dire en le quittant: «Garçon remarquable, il écoute avec une profondeur…[1]»

[Note 1: A propos de ce croqueton de M. Prévost-Paradol, j'ai reçu la lettre suivante de M. Ludovic Halévy:

«Monsieur,

Prévost-Paradol écrivain, vous appartient; mais je n'ai pu lire, sans étonnement et sans tristesse, ces lignes signées de vous sur la longueur de son torse et sur son nez de comique. Permettez-moi de vous dire que je ne me serais jamais attendu de votre part à de pareils procédés de critique.

Il me semblait que vous étiez de ceux à qui la mémoire de mon ami ne pouvait inspirer que des sentiments de respect et d'émotion.

Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération,

LUDOVIC HALÉVY.
Mercredi, 22 septembre 86.»

A la réception de cette lettre, mon premier mouvement a été d'enlever la note sur ces lignes amies qui me semblaient dictées par un sentiment pareil que j'éprouverais à sentir la mémoire de mon frère égratignée; mais, en réfléchissant, j'ai trouvé la prétention énorme, et j'ai pensé qu'il n'y aurait plus de mémoires possibles, s'il n'était pas permis au faiseur de mémoires de faire les portraits physiques des gens qu'il dépeint, d'après son optique personnelle—qu'elle soit juste ou injuste.

Du reste, que M. Ludovic Halévy le sache, la petite antipathie inspirée à mon frère, par M. Prévost-Paradol, est plus générale qu'il ne le croit, et il n'a, pour s'en convaincre, qu'à prendre connaissance du terrible article, publié sur l'écrivain des DÉBATS, par M. Barbey d'Aurévilly, dans le MUSÉE DES ANTIQUES.]

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12 mai.—La curieuse et l'infiniment petite chose que la première idée d'une oeuvre littéraire. Les deux gros volumes in-octavo de l'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION ET LE DIRECTOIRE furent ceci dans notre pensée au premier jour: «l'Histoire du plaisir sous la Terreur, » un petit volume in-32, à 50 centimes. Puis, le volume grossissant, il nous apparut dans le format Charpentier à 3 fr. 50; puis, avec son développement faisant craquer le format in-18, il devint un in-octavo; —enfin l'in-octavo se doubla.

Théophile Gautier, ce styliste à l'habit rouge pour le bourgeois, apporte dans les choses littéraires le plus étonnant bon sens, et le jugement le plus sain, et la plus terrible lucidité jaillissant en petites phrases toutes simples, d'une voix qui est comme une caresse. Cet homme; au premier abord un peu fermé ou plutôt comme enseveli au fond de lui-même, a un grand charme, et devient avec le temps sympathique au plus haut degré… Aujourd'hui, il nous disait que, lorsqu'il a voulu faire quelque chose de bien, il l'a toujours commencé en vers, parce qu'il existe chez lui une incertitude sur la prose, sur sa complète réussite, tandis qu'un vers, quand il est bon, est une chose frappée comme une médaille;—mais il ajoutait que les exigences de la vie avaient fait des nouvelles en prose de bien des nouvelles, commencées par lui en vers.

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17 mai.—On ne conçoit que dans le repos et comme dans le sommeil de l'activité morale. Les émotions sont contraires à la gestation des livres. Ceux qui imaginent ne doivent pas vivre. Il faut des jours réguliers, calmes, apaisés, un état bourgeois de tout l'être, un recueillement bonnet de coton, pour mettre au jour du grand, du tourmenté, du dramatique. Les gens qui se dépensent trop dans la passion ou dans le tressautement d'une existence nerveuse, ne feront pas d'oeuvres et auront épuisé leur vie à vivre.

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Lundi 18 mai.—La Brasserie des Martyrs, une taverne et une caverne de tous les grands hommes sans nom, de tous les bohèmes du petit journalisme, d'un monde d'impuissants et de malhonnêtes, tout entiers à se carotter les uns aux autres un écu neuf ou une vieille idée… A propos d'un duel né là, le commissaire de police du quartier disait à Busquet; «Comment, ce monsieur se bat avec cet homme! Mais quand on est insulté là, il faut prendre un couteau et tuer l'insulteur, la police ne s'en mêlera pas!»

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Mercredi 20 mai.—Au Moulin-Rouge des carafes frappées pleines de Champagne rosé; des femmes assises au milieu de l'éventail bouffant de leurs jupes sur des chaises de paille; des jeunes gens poussiéreux arrivant des Courses, de petits papiers où il y a écrit au crayon: Retenue sur les tables vides; M. Bardoux à la tête d'un cuisinier d'un paquebot de la Méditerranée, la serviette sous le bras, vous proposant un poulet en fritot, etc., etc. Au fond du jardin, et à toutes les fenêtres de tous les étages, sur le fond éclairé des cabinets, ainsi que dans les loges d'un théâtre, des têtes de femmes saluant de gauche et de droite, quelques-unes de leurs anciennes nuits ou peut-être quelques-uns de leurs louis d'hier.

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—L'élaboration douloureuse, le supplice de la beauté: le voici à nous raconté par une femme de la société. Se lever à six heures et demie, se mettre à la fenêtre jusqu'à huit heures et faire ainsi prendre un bain d'air d'une heure et demie à son teint, puis un bain d'une heure, et après le déjeuner, la digestion dans une pose allongée et de face, de manière que la peau du visage soit isolée de tout contact.

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Jeudi 21 mai.—Création dans une oeuvre moderne d'un médecin qui, ressuscitant les traditions charlatanesques du XVIIIe siècle, prendrait la spécialité des débilités, de tous les hommes de 35 ans de Paris; un homme qui aurait assez étudié la chimie et le corps humain pour savoir la dose la plus forte de dépuratif qu'il peut supporter dans un temps donné,—et un temps assez court; un homme qui aurait fait des expériences assez grandes sur les choses alimentaires et fortifiantes pour refaire, avec des jus de viande, du bordeaux, etc., un tempérament et une jeunesse à un corps usé et à des organes las.

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—Il faut à des hommes comme nous, une femme peu élevée, peu éduquée, qui ne soit que gaieté et esprit naturel, parce que celle-là nous réjouira et nous charmera ainsi qu'un agréable animal auquel nous pourrons nous attacher. Mais que si la maîtresse a été frottée d'un peu de monde, d'un peu d'art, d'un peu de littérature, et qu'elle veuille s'entretenir de plain-pied avec notre pensée et notre conscience du beau, et qu'elle ait l'ambition de se faire la compagne du livre en gestation ou de nos goûts; elle devient pour nous insupportable comme un piano faux,—et bien vite un objet d'antipathie.

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22 mai.—J'ai lu un livre de 1830, les CONTES de Samuel Bach. Comme c'est jeune! comme le scepticisme y est un scepticisme de vingt ans! Comme l'illusion traverse l'ironie! Comme c'est l'imagination de la vie et non la vie! Mettez à côté les livres remarquables des jeunes gens depuis 1848. Quel autre scepticisme. Comme il est mûr et formé et bien portant: le scalpel a remplacé le blasphème. Si cela continue, nos enfants naîtront à quarante ans.

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23 mai.—L'insipide chose que la campagne, et le peu de compagnie qu'elle tient à une pensée militante. Ce calme, ce silence, cette immobilité, ces grands arbres avec leurs feuilles repliées sous la chaleur, comme des pattes de palmipèdes… cela met en gaieté les femmes, les enfants, les clercs de notaire. Mais l'homme de pensée ne s'y trouve-t-il pas mal à l'aise comme devant l'ennemi, comme devant l'oeuvre de Dieu qui le mangera et fera de l'engrais et de la verdure de sa cervelle de philosophe? Vous échappez à ces idées dans la pierre des grandes villes.

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—Ma maîtresse me racontait aujourd'hui qu'elle avait une fluxion de poitrine et qu'elle n'avait pas dans le moment l'argent nécessaire pour acheter le nombre de sangsues, commandées pour qu'elle guérît. Elle racontait cette anecdote d'une manière très apitoyante, la pauvre fille! Mais qu'est-ce que cela auprès des terribles souffrances de ceux qui peuvent acheter des sangsues tant qu'il leur plaît! Le tout est de savoir, si un homme qui meurt de male amour ou de male ambition, souffre plus qu'un homme qui meurt de faim. Et moi, je le crois bien sincèrement.

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—Idée d'une insertion dans les petites affiches à propos d'un dîneur qui n'est plus amusant: «A céder un parasite qui a servi.»

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28 mai.—Notre pièce des HOMMES DE LETTRES va être finie—des châteaux en Espagne—et nous nous disons que, si elle nous rapportait de l'argent, beaucoup d'argent, nous nous amuserions à blaguer cet argent, à le fouler aux pieds, à en rire, à en faire abus, à le jeter et à le faire rouler dans l'absurde. Nous qui ne croyons pas qu'avec l'argent on puisse se procurer ni un sens, ni même un bonheur de plus, nous userions de l'argent expérimentalement, nous ferions des folies de dépenses pour essayer entre quatre murs notre originalité, et la légèreté spécifique d'une grosse somme, et le soufflet qu'on peut donner aux adorations de la foule et de la plèbe des riches.

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—Un joli titre pour des souvenirs publiés de son vivant: SOUVENIRS DE MA
VIE MORTE.

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1er juin.—Dans le monde rien ne recommence et l'homme ne doit jamais revouloir la chose qu'il a trouvée une fois bonne. Aujourd'hui chez Maire, les écrevisses bordelaises n'étaient pas réussies… Ah! ce restaurant Maire! aux environs de 1850… du temps qu'il était simplement un marchand de vin, et que derrière le comptoir en zinc, il avait un tout petit cabinet pouvant contenir, les coudes serrés, six personnes. Là, le vieux père Maire, servait lui-même en personne, et dans de la vraie argenterie, aux gens dont il estimait le goût culinaire, servait un haricot de mouton aux morilles, un macaroni aux truffes inénarrable: le tout arrosé de plusieurs bouteilles de ces jolis petits bourgognes, venant de la cave du roi Louis-Philippe, dont il avait acheté la cave presque tout entière.

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4 juin.—Aujourd'hui, vu à l'Hôtel Drouot la première vente de photographies. Tout devient noir en ce siècle, et la photographie, n'est-ce pas l'habit noir des choses?

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7 juin.—Tombé au cabinet de lecture sur un éreintement féroce; où à propos de la publication de nos PORTRAITS INTIMES et de SOPHIE ARNOULD, nous sommes traités de sergents Bertrand de la littérature.

Dîner chez Asseline avec Anna Deslions, Adèle Courtois, Juliette et sa soeur. Anna Deslions, des cheveux noirs opulents, magnifiques, des yeux de velours avec un regard qui est comme une chaude caresse, le nez un peu en chair, la bouche aux lèvres un rien entr'ouvertes, une superbe tête d'adolescent italien, éclairée de la coloration dorée de Rembrandt en ses têtes juives. Adèle Courtois, une vieille célébrité de la galanterie. Juliette une blondinette toute chiffonnée, toute frisottée, aux cheveux lui mangeant entièrement le front, une blondinette ayant quelque chose du pastel de la Rosalba au Louvre; «la Femme au singe», et tout à la fois de la femme et du singe.

Juliette est flanquée de sa soeur, une petite maigriotte enceinte, à l'apparence d'une araignée au gros ventre. Ces quatre femmes décolletées en triangle dans le dos, sont en robe blanche, dans des étoffes d'écume à mille volants.

Et pour accompagner la fête, le pianiste Quidant, à l'esprit si foncièrement parisien, à l'ironie féroce, qui a baptisé Marchal «le peintre des connaissances utiles».

Conversation sur les maîtresses de l'Empereur, sur la Castiglione, sur la jalousie de l'Impératrice, conversation tout à coup coupée par Juliette, jetant: «Vous savez le joli mot de Constance sur l'Empereur: «Si je lui avais résisté, je serais Impératrice!»

Juliette tressautant sur sa chaise, battant la mesure avec son couteau sur son assiette, parle javanais au milieu d'éclats de rire nerveux et d'une gaieté comédienne.

Un nom d'homme est prononcé, à propos duquel Deslions jette à Juliette:

—Tu sais, cet homme que tu as tant aimé et pour lequel tu t'es tuée?

—Oh! je me suis tuée trois fois!

—Enfin, tu sais bien, chose… chose…

Juliette met la main devant son front, comme une personne qui regarde au loin, et cligne des yeux pour voir si elle n'aperçoit pas ce monsieur sur le grand chemin de ses souvenirs.

Puis elle dit en éclatant de rire:

—Tiens, c'est comme à Milan, au théâtre de la SCALA, un particulier qui me faisait des saluts, des saluts… Je disais: «Je connais cette bouche-là,» mais je ne reconnaissais que la bouche, absolument que la bouche…

—Te rappelles-tu, reprend tout à coup la Deslions, quand par ce sale temps nous avons été voir où s'était pendu Gérard de Nerval… Oui, je crois même que c'est toi qui as payé la voiture… J'ai touché le barreau. C'est ça qui m'a porté bonheur. Tu sais ça, toi Adèle, c'est la semaine suivante…

Après dîner, Quidant fait sur le piano l'imitation du carillon d'un coucou, auquel il manque une note.

Puis Anna Deslions et Juliette se mettent à valser, et cette valse de la blonde et de la brune courtisane, toutes blanches et tout envolées dans ce salon tendu de reps rouge et non encore meublé, est un charmant spectacle. Alors en tourbillonnant, et sans avoir l'air de rien, Juliette happe entre ses dents le collier d'Anna Deslions au bout duquel pend une grosse perle noire qu'elle mordille. Mais la perle est vraie, elle ne se brise pas sous ses envieuses quenottes.

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—Un mot du peuple: A quoi penses-tu? Au chapeau d'Henri IV?

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11 juin.—Je suis repris de mes douleurs de foie et je crois un moment à une seconde jaunisse[1]. On est bien malheureux vraiment, d'être organisé nerveusement, quand on vit dans le monde des lettres. Si le public savait au prix de combien d'insultes, d'outrages, de calomnies, et de malaises d'esprit et de corps, est acquise une toute petite notoriété, bien sûrement, au lieu de nous envier, il nous plaindrait.

[Note 1: A la suite de cet article où nous étions appelés les sergents Bertrand de l'Histoire. Je ne nomme pas l'auteur, parce que j'aime beaucoup son talent et sa personne, et que je crois maintenant ce double sentiment partagé par lui à mon égard.]

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15 juin.—Nous nous sauvons de la maladie, à la campagne, au château de Croissy, dans notre famille. Il fait bon de passer des heures, couché dans le parc, sous une rochée de trois immenses tilleuls, réunis et joints au pied, vieux tilleuls sur lesquels s'étend par plaques une mousse sèche et verdegrisée, qu'imitent si bien les naturalistes sous les pattes de leurs animaux empaillés.

L'énorme bouquet d'arbres où, à chaque instant, la brise fait courir de longs frissons, est tout albescent de petites fleurs d'un blanc jaunâtre, d'où descend la fine, moelleuse et pénétrante senteur d'un arome sucré et tiède.

Et dans le fouillis des branches de ce triple arbre une infinie musique emplissant l'oreille, du bruit d'un monde ailé en travail, d'un murmure heureux, d'un susurrement comme grisé de millions de petites chansons balancées aux millions des feuilles; l'hymne de cent ruches d'abeilles butinant dans la flore de ce morceau de forêt, et l'emplissant de je ne sais quelle vie dodonienne.

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15 juin.—Nous allons voir des voisins de campagne, des gens aimables, accueillants… Ça ne nous pousse pas à faire des frais. Plus nous allons, moins nous pouvons jouer par politesse la fatigante comédie du monde, que tous jouent si naturellement et sans aucun effort. Il y a dans ce travail de l'amabilité une énervante dépense physique du soi-même. Ce masque du sourire nous pèse et nous contracte les lèvres. Les lieux communs nous répugnent tant, que c'est presque une souffrance quand nous les abordons. Faire semblant de prendre intérêt par le remuement et le jeu de la physionomie au bruit de paroles dont le devoir est seulement d'empêcher le silence, devient une attention crispante au bout de quelque temps.

Puis entre nous et ce monde, il y a un fossé. Notre pensée vivant au-dessus des choses bourgeoises, a de la peine à descendre au terre-à-terre de la pensée ordinaire, tout entière alimentée par les basses réalités de la vie et la matérialité des événements journaliers. Oui, nous sommes de ce monde, nous en avons le langage, les gants, les bottes vernies, et cependant nous y sommes dépaysés et mal à l'aise, comme des gens déportés dans une colonie, dont les colons n'auraient que les dehors à notre portée, mais l'âme à cent lieues de la nôtre.

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—J'ai connu une petite fille de quatre ans à laquelle un monsieur avait l'habitude de baiser la main. Aussitôt qu'elle le voyait traverser la cour, elle montait vite, vite, dans la chambre de sa gouvernante, se lavait les mains à la pâte d'amandes, et redescendait au moment où le monsieur entrait au salon.

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—Le jour où tous les hommes sauront lire et où toutes les femmes joueront du piano, le monde sera en pleine désorganisation, pour avoir trop oublié une phrase du testament du cardinal de Richelieu: «Ainsi qu'un corps qui auroit des yeux en toutes ses parties, seroit monstrueux, de même un État le seroit, si tous les sujets étoient savants. On y verrait aussi peu d'obéissance que l'orgueil et la présomption y seroient ordinaires.»

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5 juillet.—Été voir ce pauvre Gavarni qui a perdu son fils Jean, pendant notre absence. Nous le trouvons frappé en plein coeur et, selon son expression, «découragé de faire et de continuer à être».

—M. Andral, nous dit-il, l'avait vu la veille et n'avait trouvé rien d'alarmant. Le matin, à un moment, il fixa les yeux sur les miens, sans me voir sans doute, mais avec des yeux grands comme je n'en ai jamais vu… la pupille était comme ça.. Et il nous montre la grandeur sur l'ongle de son pouce. Je lui pris la main, elle commençait à être froide. L'expression de ses yeux était comme un grand étonnement… La main devint glacée… C'était fini… J'ai voulu user ma douleur… Je ne suis pas sorti d'ici… Je n'aurais jamais pu y rentrer.»

Après un silence:

—«Pour cet enfant… c'était une manie, une toquade… J'avais toujours peur… Quand je revenais, en descendant de gondole, mes yeux se portaient aux fenêtres de suite… Je craignais toujours voir un accident, un attroupement, je ne sais quoi… Oh! oui, c'était une toquade… Ah! maintenant, ça a un bon côté! On peut crier, la maison peut brûler: j'ai un qu'est-ce que ça me fait… tout à fait sublime. Je peux même me casser le cou…

Et sa parole s'arrêta. Nous faisons un tour dans le jardin.

—Dites donc, Gavarni, c'est bien nu là, entre les arbres?

—Ah! ça!… Maintenant, qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? C'était le jeu de ballon de mon enfant.

Il nous avait dit avant de descendre:

—Vous pensez bien, il faut que la pension (il avait loué sa maison à une pension pour n'être point séparé de son fils); il faut que la pension s'en aille à présent… J'ai dit à cet homme que s'il voulait partir avant quinze jours, il n'y avait pas d'argent à me donner.»

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6 juillet.—Salon de peinture. Plus de peinture ni de peintres. Une armée de chercheurs d'idées ingénieuses. Partout l'intrigue d'un tableau au lieu et place de sa composition. De l'esprit, non de touche, mais dans le choix du sujet. De la littérature de pinceau. Deux idéals vers lesquels est tourné tout ce monde. L'idéal anacréontique: des logogriphes, dont Eros est le sujet, fixés sur la toile avec la poussière de l'aile d'un papillon de nuit; la mythologie reproduite en grisaille au travers d'une ingénuité sentimentale et niaise, inconnue de l'antiquité; enfin des hannetons que de grands enfants semblent s'amuser à attacher par la patte contre les murs de marbre du Parthénon.

D'autre part, l'idéal anecdotier et de l'histoire en vaudeville, dont la trouvaille sublime est de composer un tableau, à l'instar de Molière lisant le MISANTROPE chez Ninon de Lenclos. Plus une main douée, plus une scélérate de patte, peignant, couvrant de pâte colorée, un morceau. Rien que des gens adroits, des malins volant le succès par le chemin de traverse de Paul Delaroche, par le drame, la comédie, l'apologue, par tout ce qui n'est pas de la peinture,—en sorte que sur cette pente, je ne serais pas étonné que le tableau à succès d'un de nos futurs Salons représentât, sur une bande de ciel, un mur mal peint, où une affiche contiendrait quelque chose d'écrit, excessivement spirituel.

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11 juillet.—Parti de Paris pour Neufchâteau, sur la nouvelle que notre oncle le représentant est au plus mal. Enterrement le 13. Le salon en chapelle ardente avec la croix et l'écharpe de représentant sur le cercueil. Autour du cercueil, des compagnons d'armes, de vieux soldats, de vieux bonshommes encore verts, au ruban de la Légion d'honneur passé et devenu orangé: le souvenir de notre père vivant ça et là, et les fils de M. Charles, comme on nous appelle, passant dans des bras d'inconnus qui nous parlent de ceux qui ne sont plus. Puis les fermiers, en chapeaux noirs, venus de loin et tout poussiéreux, et les vieux serviteurs retraités, les domestiques septuagénaires ayant derrière eux leurs fils approchés de la fortune par le commerce et les négoces heureux:—dernière représentation de cette gens, de cette clientèle amie et dévouée qui faisait à la famille le cortège de ses noces, le convoi de ses funérailles, et ne laissait ni la joie ni la douleur isolée et personnelle, comme en notre temps de familles d'une génération.

Puis les groupes noirs de femmes en deuil suivant ici le mort jusqu'au bout, la haie des gardes nationaux qui ne rient pas, et toutes ces têtes associées des fenêtres pieusement au deuil.

Tout, en ce spectacle de la mort, a été digne, simple, décent, chose rare! Il n'y a point eu un incident grotesque, et les fermiers même régalés à l'auberge, ont respecté le vin des funérailles.

Nous avons donc revu cette maison où est mort notre grand-père, ce joli modèle bourgeois de l'hôtel du XVIIIe siècle, cette façade de pierre blanche, tout égayée de serpentements de rocaille et de fleurettes, l'escalier à grands repos, la salle à manger au papier peint représentant des jardins de Constantinople peuplés de Turcs des Mille et une Nuits, la cuisine avec son puits dans une armoire et ses fusils au manteau de la cheminée,—enfin dans le jardin, la serre.

Elle est toujours une petite merveille, la serre, avec ses mansardes en oeil-de-boeuf et ses statues fantaisistes aux pieds dans la gouttière, avec le fronton de sa porte représentant une face au gros rire jaillissant d'une fraise, un chapeau à plumes sur la tête, une moustache en l'air, une moustache en bas, et avec encore les trumeaux des fenêtres, les trumeaux où tous les symboles gais, tous les instruments sonnants de la fête et de la joie, tous les outils du plaisir, sculptés de verve et en plein relief, semblent le Memento vivere muet d'un autre siècle. Pauvre salle de spectacle, où jamais comédie ne fut jouée, et qui pourtant, s'élevant de terre et se parant de sculptures, dut prendre tant de place dans les rêves du bâtisseur de cette maison au temps jadis. Son nom, qui est quelque part dans un contrat de vente, je l'ai oublié, mais le personnage était un vieux marchand de sabots,—oui, un marchand de sabots artiste,—qui, sa fortune faite, avait donné asile, pendant deux ou trois ans, à deux sculpteurs italiens de passage dans la province, et qui, affolé de musique et de gentille sculpture, sur les marches de son perron, devant la fête de la façade de sa maison, amusait les échos de la grande place, debout toute la journée, penché sur le radotage d'un antique violon.

Là, dans la salle à manger d'hiver, Edmond a vu notre grand-père, le député du Bassigny en Barrois, à la Constituante, un petit vieillard bredouillant des jurons dans sa bouche édentée, et perpétuellement fumant une pipe éteinte, qu'il rallumait à chaque instant avec un charbon saisi au bout de petites pincettes d'argent,—une canne sur sa chaise à côté de lui. Un rude homme, qui n'avait pas eu toujours sa canne sur sa chaise, et qui, dans son château de Sommérecourt, dont il fatiguait la cantonade des colères de sa voix, avait façonné et formé, à coups de canne, une domesticité, qu'il avait trouvé le moyen de s'attacher ainsi. La vieille Marie-Jeanne remémore encore avec un ressouvenir affectueux et tendre les coups de canne distribués aux uns et aux autres. Elle-même n'a nullement gardé rancune d'avoir été, sur les ordres de notre grand-père, plusieurs fois plongée dans la pièce d'eau, pour lui rafraîchir le sang, quand elle éprouvait la tentation de se marier. Après tout, en ce temps, ces coups de canne étaient considérés comme une familiarité du maître à l'endroit du valet, et devenaient un lien entre eux. Du reste, un chef de famille pas commode; notre père qui était chef d'escadron à vingt-cinq ans et qui passait pour un vrai casse-cou parmi ses camarades de la Grande Armée, racontait qu'il lui arrivait de garder dans sa poche, huit ou dix jours, une lettre de son père, avant d'oser l'ouvrir.

Ah! cette vieille Marie-Jeanne, il faut l'entendre, dans le fond de la boutique de mercerie de son fils, contant avec sa voix cassée le bon temps de la famille, et rabâchant cette phrase: «Nous partions de Sommérecourt. Lapierre menait. Nous arrivions à Neufchâteau. Nous découvrions les crimes. Nous mettions en broche et nous repartions!» Et dans les souvenirs de la vieille cuisinière associée à l'orgueil de la famille, confusément et comme par bouffées, revient le large train bourgeois du château de Sommérecourt, et la grande hospitalité donnée au prince Borghèse par mon grand-père.

L'oncle que nous venons de perdre était le frère aîné de notre père. Un parfait honnête homme, mais avec toutes les illusions de l'honnête homme, et absolument garé des leçons sceptiques du jeu de la vie, et croyant presque les lois d'une Salente bonnes pour la France, et ne guérissant pas de cette crédulité ingénue par quatre années de législature… C'était un ancien capitaine d'artillerie, un peu sourd, brusquement cordial, appelant tout le monde mon camarade, puis encore un homme de la campagne, doué de tout le bon que la nature donne aux bons êtres, incapable de vouloir du mal à ses ennemis, et qui portait cette bonté ainsi que son courage, sans effort, presque sans mérite, comme faisant partie de son tempérament. Au fond, la cervelle absorbée par les mathématiques, et passant la journée à faire sous une incessante promenade, du sable, des cailloux des petites allées de son jardin. Et dans la vie, incapable de discernement, incapable d'un conseil: le sens pratique des hommes et des choses lui manquant absolument, si bien qu'il s'entêta quelque temps à vouloir marier sa petite-fille avec un prétendu qu'il assurait devoir faire son bonheur, et dont il disait les mérites dans cette phrase: «Il m'a très bien expliqué le baromètre!»

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15 Juillet.—Je suis entré dans la chambre de mon oncle. Quel est, demandai-je, ce portrait au-dessus de la porte, ce vieillard aux traits finauds, en jabot, en habit brun aux boutons d'acier, en perruque?

—C'est, me répond mon cousin, un portrait que ton oncle n'a jamais voulu qu'on ôtât de là… un homme qui a eu un théâtre à Paris, où il avait fait inscrire dessus: Sicut infantes audi nos.—Il s'appelait, il s'appelait…

—Parbleu! Audinot. Et qu'est-ce que fait Audinot ici?

—Il était de Bourmont et ami de la famille, à ce qu'il paraît, et c'est lui qui payait à Paris les quartiers de pension de ton oncle et de ton père.

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22 juillet.—Nous allons pour un voyage d'affaires à Breuvannes, à nos fermes des Gouttes… Breuvannes, la maison d'été de notre enfance, devenue une fabrique de limes et de tire-bouchons, toute pleine de cris et de grincements de machines; les lucarnes du grenier, d'où mon père canonnait les polissons du village à coups de pommes, sont bouchées; le mirabellier, toujours plein de guêpes et qui a fourni à tant et de si bonnes tartes, est remplacé par un appentis vitré; et la chambre à four où le maître de danse apprenait des entrechats à l'aîné de nous deux, nous ne savons plus ce qui s'y fait.

J'aime l'habitude d'ignorer l'auberge et de descendre chez un ami. Vieil ami, ce Colardez, vieux complice de mon père dans les luttes électorales, et vieil hébergeur de la famille de père en fils. Imaginez un homme court et replet, la tête à la fois socratique et porcine, de petits yeux ronds pétillants de flamme, les lèvres appétentes, un double menton. Voici le dehors, quant au dedans, un grand esprit enterré vif dans un village, nourri de moelle spirituelle par la réflexion solitaire et une constante lecture, familier avec tous les hauts livres, un moment foudroyé par la mort d'un fils de onze ans, mais en train de reprendre son parti de la vie, «un cauchemar entre deux néants», un causeur à la parole espacée de mots qui font réfléchir, et jugeant à vol d'aigle, et allant au sommet des plus grandes questions, et enfermant sa pensée dans une formule nette, à arêtes coupantes, comme le métal d'une médaille; un coeur tendre, mais un politique aux principes inflexibles, un génie dantonien auquel le théâtre et les circonstances ont manqué, le seul homme que j'aie vu préparé à tout et digne de tout[1].

[Note 1: Nous avons tenté, mon frère, et moi, un croquis, bien incomplet de cette originale figure dans nos CRÉATURES DE CE TEMPS, sous le titre de Victor Chevassier.]

Ce captif dans ce trou, ce grand méconnu, parfois se console, en racontant que les derniers Clermont-Tonnerre, réfugiés dans un petit bois qui leur reste près de Saint-Mihiel, ont là, dépouillé le noble, presque l'homme, et que ces Clermont-Tonnerre, dont un aïeul, au dire de Mme de Sévigné, vendait cinq millions une terre de vingt-deux villages, aujourd'hui vêtus de peaux de bêtes, vivent dans ce bois, peuplent avec des bûcheronnes, —en train de revenir une race sauvage au XIXe siècle, et parlant déjà une langue à eux, une langue qui recule au patois, au bégayement des peuples.

Morimond! Il ne reste plus de la magnifique abbaye que de quoi faire la plus belle propriété mélancolique de France, soixante-dix arpents d'eau où se mirent des arbres centenaires renfermant, écroulées à leurs pieds, des pierres de taille à bâtir un petit Versailles.

Une servante nous sert à dîner à Lamarche, une servante dont les deux rigides bouts de seins ont usé l'indienne de son casaquin, et font deux petits ronds à claire-voie dans la trame effiloquée. C'est la séduction robuste et brutale de la Haute-Marne. Elle va, elle marche, elle volte sur ses larges pieds, élastique et lourdement rebondissante, et, vous frottant l'épaule, à chaque assiette qu'elle donne, de ces orbes à la Jules Romain, sur lesquels on se figure couché un Jupiter métamorphosé en taureau.

«Ah! Messieurs, nous travaillons comme des satyres!»

C'est l'originale phrase dont nous salue notre fermier Foissey des Gouttes, et comme nous lui demandons de faire manger sa fille avec nous, la mère, en train de faire des toutelots à la cuisine, nous crie: «Elle n'ose pas venir, elle dit qu'elle est trop maigre!»

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4 août.—Rose nous apporte des lettres de couvent trouvées dans l'étui de serge noire du livre de messe de sa nièce. C'est la correspondance d'une petite amie: du pathos mystique et amoureusement tendre. Le couvent développe chez les jeunes filles, destinées à être des femmes d'ouvriers, des côtés poétiques, hostiles au foyer laborieux. Tout ce tendre, tout ce vaporeux hystérique, toute cette surexcitation de la tête par le coeur, font de la religion catholique un mauvais mode d'éducation de la femme pauvre. Elle la prédispose à l'amour idéal, et à toutes les choses romanesques et élancées de la passion, qu'elle n'est pas destinée à trouver dans son mari.

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20 août.—Me voilà en plein rêve de bien des gens, à la campagne, de l'argent dans ma poche, avec une femme bon garçon, vieille amie qui me raconte ses amants; libres tous les deux, n'ayant à craindre l'amour ni l'un ni l'autre, et bien à l'aise.

Quelques jolis moments, comme de la voir dans la chambre en camisole, un peu de peau de-ci de-là, troussée et ballonnante, ou enfoncée dans un grand fauteuil avec des ronrons de chatte, ou bien encore, dans une allée retirée du parc, couchée tout de son long, les bras arrondis en couronne, et sa robe ondoyant tout autour d'elle,—paresseuse et blanche, enviée du regard par la marchande de coco tannée qui passe.

Mais la femme est femme. Celle-ci est parfaite à cela près, qu'elle est prise en mangeant d'une crise de narration. Dès que la soupe lui a ouvert la bouche, le dernier roman de la PATRIE en découle, sans arrêt, sans suite au prochain numéro, à pleins bords. Et cela va jusqu'au légume, souvent jusqu'au dessert. L'étonnant est qu'elle mange, le miraculeux est qu'il finit par finir, l'insupportable est qu'elle veut être comprise.

Pour lui donner toutes les joies intellectuelles à sa portée, et nous nourrir avec elle de choses en situation, nous allons louer, au cabinet de lecture de l'endroit, le premier roman venu de Paul de Kock: L'HOMME AUX TROIS CULOTTES. Elle lit cela le soir, les deux pieds allongés sur une chaise, un genou remonté entre le jupon et la jarretière rouge, scandant dramatiquement tout le mélodramatique de la chose, et nous avertissant par des temps, de formidables temps, de toute la couleur révolutionnaire du susdit romancier. O Providence, si tu existes, tes ironies sont d'un joli calibre… Dire que ça nous est infligé, à nous qui avons fait l'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ PENDANT LA RÉVOLUTION!

Un homme admirable, après tout, ce Paul de Kock, pour avoir appris au public la révolution des légendes Pitt et Cobourg, pour avoir immortalisé poncivement tous ces types consacrés qui traînent dans les mémoires idiotes, toutes ces vieilles connaissances du préjugé populaire, tous ces personnages du drame salé de gros rires et de larmes bêtes: l'émigré hautain, le jeune républicain sentimental, platonique et honnête, la femme, adultère déesse de la liberté, le portier dénonciateur dont le caractère moral est une queue de renard à son bonnet… Oh! la belle chose de n'avoir rien dérangé dans l'instinct et l'idée préconçue du petit boutiquier, d'en avoir tiré toute sa fable, et d'avoir fait une révolution à côté de l'autre—une révolution plus typique, plus historique, et populaire à la façon d'une imagerie de canard.

Et puis des cartes. Car il faut cela, Paul de Kock et des cartes. Deux tueurs de temps et deux amis de la femme restée femme du peuple sous la soie, et qui gagne sa vie avec le plaisir.

Un curieux travail sur ce petit diable de Loudun que le champagne transvase dans la femme, sur cette petite bête hystérique qu'il déchaîne, qu'il lâche en elle et qui court jusqu'au bout de ses doigts, soudain frémissants et prêts à pincer, de ce rien de gaz qui met en folie sa matrice et sa cervelle, apporte un frétillement agressif à ses nerfs, un glapissement à sa voix.

La femme ne se suffit pas. Elle ne va pas toute seule de soi. Sa fébrilité a besoin d'être remontée, de recevoir une impulsion, un la. Il faut qu'on lui fouette le temps, la pensée, la causerie, les nerfs. Si elle n'est tenue impérieusement en haleine, vous avez chez elle la rêvasserie insipide.

La femme aime naturellement la contradiction, la salade vinaigrée, les boissons gazeuses, le gibier faisandé, les fruits verts, les mauvais sujets.

La femme semble toujours à avoir à se défendre de sa faiblesse. C'est à propos de tout et de rien, un antagonisme de désirs, une rébellion de menus vouloirs, une guerre de petites résolutions incessantes et comme faites à plaisir. La combativité est, à ses yeux, la preuve de son existence.

La femme gagne à ces batailles sourdes, courtoises, mais irritantes, une domination abandonnée, des victoires sur la lassitude, en même temps qu'un tantinet de mépris de l'homme, qui n'aime à se dépenser qu'en gros et non en détail sur de toutes petites choses.

La domination est la volonté fixe de la femme. L'exigence est son moyen, la patience sa force.

Au fond la lorette n'est que l'exagération de la femme.

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23 août.—Murger nous dit l'oraison funèbre de Planche par Buloz: «J'aimerais autant avoir perdu 20 000 francs.»

La vérité est que le vieux Buloz versa de vraies larmes sur son ami, qui a pu avoir l'horreur de l'eau, mais qui a été un caractère noble et désintéressé. Édouard Lefebvre nous conte ce soir ce fait, un fait rare en ce temps. Lorsque Louis Napoléon était à Ham, écrivant des livres en littérateur d'occasion, il envoyait sa copie pour être revue à Mme Cornu. La femme du peintre qui était en relation avec la REVUE DES DEUX MONDES, la confiait à Planche qui la remaniait avec beaucoup de travail et de soin. Louis Napoléon le sut, et quand il fut nommé président, il faisait proposer, à Planche, sans conditions aucunes, la direction des Beaux-Arts. Planche refusa.

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Septembre.—Château de Croissy… J'ai regretté Decamps à la messe de ce matin: d'un rien, avec ces gueules à peine ébauchées de chantres de village, quel beau lutrin de singes il eût fait!

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—Relu les PAYSANS de Balzac. Personne n'a dit Balzac homme d'État, et c'est peut-être le plus grand homme d'État de notre temps, le seul qui ait plongé au fond de notre malaise, le seul qui ait vu d'en haut le déséquilibrement de la France depuis 1789, les moeurs sous les lois, les faits sous les mots, l'anarchie des intérêts débridés sous l'ordre apparent, les abus remplacés par les influences, l'égalité devant la loi annihilée par l'inégalité devant le juge, enfin le mensonge de ce programme de 89 qui a remplacé le nom par la pièce de cent sous, fait des marquis des banquiers—rien de plus.

Et c'est un romancier qui s'est aperçu de cela.

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—De la confusion des langues à la tour de Babel, sont nés: Pierrot qui s'en joue, et les traducteurs qui en vivent.

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Octobre.—Le café Riche semble en ce moment vouloir devenir le camp des littérateurs qui portent des gants. Chose bizarre, les lieux font les publics. Sous ce blanc et or, sur ce velours rouge, les hommes de la Brasserie n'osent pas s'aventurer. Du reste, leur grand homme, Murger, est en train de renier la Bohème, et de passer, armes et bagages, aux lettrés, gens du monde. Là-bas on crie à la défection, à la trahison du nouveau Mirabeau. C'est, au fond, dans le salon donnant sur la rue Le Peletier, que se tiennent, de onze heures à minuit, sortant du spectacle ou de soirée, Saint-Victor, About, Mario Uchard, Fiorentino, Villemot, l'éditeur Lévy et le nerveux Aubryet, dessinant avec son doigt dans le bain de pied des consommations répandu sur les tables, ou malmenant soit les garçons soit M. Scribe.

Dans le salon d'entrée, on aperçoit quelques oreilles tendues qui boivent les paroles de notre cénacle, des oreilles de gandins qui finissent de manger leurs petites fortunes, des oreilles de jeunes gens de la Bourse, de commis de Rothschild qui ramènent du Cirque ou de Mabille, quelques lorettes de la première catégorie, auxquelles ils offrent le passe-temps d'un fruit ou d'un thé, en leur montrant de loin, du doigt, les premiers rôles de la troupe.

Baudelaire soupe aujourd'hui à côté de nous. Il est sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Au fond, une recherche voulue, de petites mains, lavées, écurées, soignées comme des mains de femme—et avec cela une tête de maniaque, une voix coupante comme une voix d'acier, et une élocution visant à la précision ornée d'un Saint-Just et l'attrapant.

Il se défend obstinément, avec une certaine colère rèche, d'avoir outragé les moeurs dans ses vers.

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—Un gouvernement serait éternel à la condition d'offrir, tous les jours, au peuple un feu d'artifice et à la bourgeoisie un procès scandaleux.

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Mercredi 21 octobre.—Lu notre pièce: LES HOMMES DE LETTRES, à Paul de Saint-Victor, Mario Uchard, Xavier Aubryet. Le cinquième acte paraît un peu lyrique, et Saint-Victor trouve que la mort de notre homme de lettres est trop une mort de sensitive[1]. Nous nous décidons à le retrancher.

[Note 1: C'est cependant de cette mort de sensitive que mourra mon frère.]

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Samedi 24 octobre.—Nous allons remettre notre pièce en quatre actes à Uchard, qui s'est chargé de la présenter avec Saint-Victor au Vaudeville.

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Lundi 26 octobre.—Notre pièce commence à grouiller. Elle est annoncée dans l'ENTR'ACTE, le NORD, le PAYS, etc. Ce soir, la PRESSE affirme que nous sommes reçus. Cela commence à nous inquiéter comme un mauvais présage.

Ce soir, au café du Helder, Saint-Victor me dit qu'il a présenté aujourd'hui la pièce à Goudchaux, et qu'il doit avoir la réponse, mercredi.

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Mardi 27 octobre.—Passé à l'ARTISTE. Les réclames autour de notre pièce—reçue dans les journaux seulement, hélas!—mettent l'ARTISTE à mes pieds, Aubryet me salue comme un succès, m'adresse la parole comme à un grand homme, et moi-même, je me mets à lui parler comme du haut d'un piédestal. Mille propositions de courriers de Paris, de biographies, etc., etc.

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Mercredi 28 octobre.—Mauvaise nuit. La bouche sèche comme après une nuit de fièvre. Des espérances qu'on chasse et qui reviennent. Et des émotions, et des mauvais pressentiments. Nous sommes trop nerveux pour attendre tranquillement la réponse chez nous, et nous nous sauvons à la campagne, regardant bêtement à la portière du chemin de fer passer les maisons et les arbres. D'Auteuil nous gagnons le pont de Sèvres, nous avons besoin de marcher. Là, dans les vapeurs bleues, dans l'or de l'automne, au-dessus du Bas-Meudon, le bord de rivière inspirateur de notre pauvre En 18..; nous allons devant nous au hasard, sur la route de Bellevue. Dans le sentier étroit, nous rencontrons, tenant une blonde petite fille à la main, une ci-devant demoiselle, maintenant une mère que l'aîné de nous deux a eu, pendant huit jours, la très sérieuse intention d'épouser, et qui nous rappelle du bien vieux passé… Il y a des années qu'on ne s'est vu. On s'apprend les mariages et les morts, et l'on vous gronde doucement d'avoir oublié d'anciens amis… Et nous voilà dans la maison du docteur Fleury, causant avec Banville, quand tombe dans notre conversation le vieux dieu du drame, le vieux Frédérick Lemaître… Dans tout cela, par tous ces chemins, en toutes ces rencontres, dans ce que le hasard fait repasser devant nous de notre vie morte, dans ces revenez-y de notre jeunesse qui semble nous promettre une vie nouvelle, nous roulons, écoutant et regardant tout comme un présage, tantôt bon, tantôt mauvais, pleins de pensées qui se heurtent autour d'une idée fixe, prêtant aux choses un sentiment de notre fébrilité et croyant, dans un air d'orgue qui passe, entendre l'ouverture de notre pièce.

En rentrant: rien.

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Jeudi 29 octobre.—Plus la moindre espérance. L'épigastre inquiet, la tête vide, le toucher émotionné, et pas le courage d'aller au-devant de la nouvelle. Battu les quais, usé l'idée fixe avec la fatigue des jambes toute la journée.

Le soir, dans l'impossibilité du travail, nous remontons tous deux, en fumant des pipes, à nos souvenirs de collège, alternant de la voix et de la mémoire: Jules contant le collège Bourbon, et ce terrible professeur de sixième, cet Herbette qui fit toute son enfance heureuse, malheureuse, le poussant sans miséricorde aux prix de grands concours, puis, plus tard, ce professeur de seconde, auquel il déplut pour faire autant de calembours que lui, et aussi mauvais, enfin cette bienheureuse classe de rhétorique, où il fila presque toute l'année, fabriquant en vers un incroyable drame d'ÉTIENNE-MARCEL, sur la terrasse des Feuillants, averti de l'heure de la rentrée à la maison par la musique de la garde montante se rendant au Palais-Bourbon, et les rares fois où il se montrait au collège, passant la classe à illustrer NOTRE-DAME-DE-PARIS de dessins à la plume dans les marges: Edmond contant ce Caboche, cet excentrique professeur de troisième du collège Henri IV, qui donnait aux échappés de Villemeureux, à faire en thème latin le portrait de la duchesse de Bourgogne de Saint-Simon, cet intelligent, ce délicat, ce bénédictin un peu amer et sourieusement ironique, ce profil original d'universitaire, resté dans le fond de ses sympathies, comme un des premiers éveilleurs chez lui de la compréhension du beau style, de la belle langue française mouvementée et colorée, ce Caboche qui, un jour, à propos de je ne sais quel devoir, lui jeta cette curieuse prédiction: «Vous, monsieur de Goncourt, vous ferez du scandale!»

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9 novembre.—Été au Petit-Trianon pour pénétrer dans le chez soi intime de Marie-Antoinette. Voilà donc ce joujou de reine, dont on a fait une si monstrueuse folie, ce Trianon le grand chef d'accusation contre la pauvre femme. Mais les moindres financiers ont fait bien pis, et je ne sache pas qu'une pièce du mobilier ait été payée le prix que Mme de Pompadour avait accordé pour une chaise percée, destinée au château de Bellevue: 800 livres de pension que touchait un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, au dire de d'Argenson.

Le bon Soulié, qui nous guide, nous dit combien cette Marie-Antoinette, cette ombre charmante et dramatique de l'histoire, est l'occupation de la pensée de l'étranger. C'est M. de Nesselrode lui demandant à lui indiquer l'endroit de l'entrevue d'Oliva, et lui envoyant Georgel à lire, et que le diplomate sait par coeur. C'est le prince Constantin, amoureux de son souvenir, et laissant presque éclater de la colère, de ne pouvoir rester, toute la journée, à causer d'elle, si près d'elle.

Et nous allons religieusement émus dans ce passé tout présent, tout vivant encore en ces arbres, ces eaux, ces rochers, ces pavillons, cet opéra-comique de la nature, cette berquinade de la princesse et d'Hubert-Robert, marchant peut-être où elle a marché, et coudoyant des bourgeois irrespectueux, et où rien ne rappelle plus la royauté qu'une sentinelle ridicule, du haut d'un pont rustique, s'efforçant d'empêcher un cygne en fureur de battre les autres.

Dans tout le palais-bonbonnière, dans la salle de spectacle, des traces bourgeoises, ainsi qu'un mouchoir à carreaux bleus d'invalide traînant sur un canapé de Beauvais. Le roi Louis-Philippe a fait partout coller, sur le souvenir de Marie-Antoinette, du papier à vingt-deux sous, et partout fourré de l'acajou et du velours d'Utrecht.

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15 novembre.—Je retourne chez Mario Uchard. Il a vu Goudchaux. Le théâtre étant encombré de pièces dans le moment, les HOMMES DE LETTRES ne sont pas reçus… Dans la journée, nous songeons à livrer encore une bataille sur le terrain choisi par nous, à faire tout le contraire de ce qui se fait ordinairement,—à tirer un roman de notre pièce.

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23 novembre.—Un fier balayage de fortune—ce Paris—et la mort aux jeunes gens… et si vite, et avec si peu d'aventures, si peu de bruit. Ah! le boulevard en mange diablement de ces caracoleurs, de ces viveurs. Un an, deux ans au plus—et brûlés.

Je rencontre un garçon de ma famille qui a coupé ses dettes à temps, qui s'est rangé, qui a pris racine dans la vie provinciale, qui s'est fait à son cercle de sous-préfecture, aux jours qui se suivent et se ressemblent, à l'hiver à la campagne.

—Et un tel? lui demandai-je.—Il a un conseil judiciaire… il empruntait à 400 pour 100 à des messieurs qu'il rencontrait aux courses. Ah! ce qu'il a mangé, celui-là, en bêtes de somme… et en bêtes d'amour!—Et le gros que je voyais toujours chez toi?—Il est en fuite, il répondait pour son père, son père a croulé.—Et l'autre si gai?—Il s'est retiré avec sa maîtresse en Dordogne, au diable, dans sa dernière ferme… Il fait le piquet avec son curé.—Et tu sais, Chose?—Ah! Chose, il a fini par un fait-divers… il s'est fait sauter le caisson… un coup de pistolet, vlan!

C'est une série de catastrophes, de misères, de ruines, ou de chutes dans le pot-au-feu.

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4 décembre.—Beaufort, le nouveau directeur du Vaudeville, a dit à Saint-Victor que notre pièce n'est ni refusée ni acceptée, seulement il n'ose pas la jouer dans ce moment; il y voit un danger et veut attendre.

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—Béranger, l'Anacréon de la garde nationale.

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—Le fils de notre crémière nous fait demander de lui prendre des billets d'assaut de boxe. Il s'appelle Victor, et ce nom a l'air d'être connu du public. On se fait en général l'image d'un boeuf, d'un lutteur savatier, mais le vrai est plus joli, plus original que l'imagination. Ce garçon-là est un svelte Hercule, surmonté d'une petite tête de Faustine, et c'est merveille de voir cette fine et délicate tête au milieu des coups de pied et des coups de poing, toujours souriante d'un rire retroussé, avec les petites rages et toutes les perfidies nerveusement féroces d'une physionomie de femme en colère.

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—Il n'est pas impossible que, dans une grande douleur, une femme oublie de penser à la façon de sa robe de deuil.

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Lundi 7 décembre.—Dîné hier chez Mario Uchard. Nous étions Saint-Victor, le marquis de Belloy, un gros gaillard sanguin, à la tournure d'un gentilhomme de cheval et de chasse; Paul d'Yvoy, un Belge, chargé de raconter tous les jours Paris à Paris, les cheveux blancs, la figure aimable, l'air d'un hussard de cinquante ans; Augier, un académicien qui fume la pipe, gras et nourri comme la prose de Rabelais, et bon vivant et beau rieur, et portant tout autour de son crâne, un peu dénudé, une couronne de petites mèches frisées, autour desquelles se sont enroulées nombre d'amours de femmes de théâtre, et Murger en habit noir.

Un dîner et une soirée, où la conversation, sortant des commérages sur les bidets de courtisanes et les tables de nuit d'hommes connus, se balança sur les hautes cimes de la pensée et les grandes épopées de la littérature, avec toutes sortes d'éclairs des uns et des autres, et avec les violences et les sorties de Saint-Victor, se déclarant Latin de la tête au coeur, et n'aimant que l'art latin, et les littératures et les langues latines, et ne rencontrant sa patrie, que lorsqu'il se trouve en Italie… Cette profession de foi, suivie d'un débordement d'exécration pour les pays septentrionaux, disant que le Français chez lui serait peut-être indifférent à une invasion italienne ou espagnole, mais qu'il mourrait sous une invasion allemande ou russe. Murger conte les vrais meurt-de-faim du Paris artiste, et leurs campements sur les bords de la Bièvre dans des cabanons d'Osages… Puis la suspension de la PRESSE nous ramène, nous tous, hommes de plume, aux regrets du règne de Louis-Philippe, aux mea culpa de chacun, de ses niches, de ses gamineries, de ses vers à la Barthélemy contre le Tyran. Le marquis de Belloy rappelle ces cochers d'omnibus qui, rencontrant dans l'avenue de Neuilly, la modeste berline du souverain, soulevaient leur chapeau, en ayant l'air de le saluer, et se penchant, lui criaient dans les oreilles: «M… pour le roi!»

A la fin de la soirée, Saint-Victor, enterré au coin du feu dans un grand fauteuil, en une digestion de César replet, s'allume tout à coup, nous entendant causer de la Révolution et du vil prix des belles choses du XVIIIe siècle en ces années, et s'écrie, soulevé tout droit:

—Hein! si on pouvait revivre dans ce temps-là, seulement trois jours!

—Oh! oui, faisions-nous, voir tout cela!

—Mais non, pour acheter… tout acheter et tout emballer, quel coup!

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—L'excès du travail produit un hébétement tout doux, une tension de la tête qui ne lui permet pas de s'occuper de rien de désagréable, une distraction incroyable des petites piqûres de la vie, un désintéressement de l'existence réelle, une indifférence des choses les plus sérieuses telle, que les lettres d'affaires très pressées, sont remisées dans un tiroir, sans les ouvrir.

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—On parlait au café d'un journaliste bien connu, et je ne sais qui racontait qu'aussitôt que quelqu'un entrait un peu dans son intimité, le journaliste le couchait sur un livre, un vrai livre de banquier, avec d'un côté la recette, de l'autre la dépense, et au premier service qu'il lui rendait, marquait un chiffre à la dépense, et si l'autre ripostait, marquait un point à la recette: faisant la balance, tous les mois, pour que son amitié fût toujours à la tête d'un actif considérable.

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—Vu, en allant à la Bibliothèque, un spectacle très humoristique, très fantaisiste: un gros chien de Terre-Neuve s'élançant avec des aboiements furieux contre un des jets d'eau de la Fontaine Louvois, et s'efforçant de le mordre, de le mettre en pièces, de l'étrangler, et revenant vingt fois, trente fois, avec des contorsions enragées et risibles contre le jet d'eau toujours jaillissant.

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13 décembre.—… A la sortie de cette soirée, on m'entraîne dans une maison d'amour, dont les attachés d'ambassade parlent comme d'un paradis des Mille et une Nuits. Un salon de dentiste décoré de papier grenat à fleurs, de divans de velours de coton rouge, de glaces aux cadres sculptés à la serpe par des Quinze-Vingts, d'une pendule représentant un jeune berger donnant à manger à une chèvre, en zinc imitant le bronze, d'un plafond peint où l'on voit, comme sur le couvercle d'une boîte de dragées de la rue des Lombards, deux Amours dans une couronne de fleurs.

Dix femmes panachées, bleues, roses, blanches, jaunes, sont couchées, affalées, vautrées sur les divans, en des coquetteries de bestiaux et avec de petits trémolo bêtes de leurs mules rouges. La conversation est celle-ci: «Sais-tu toi pourquoi les jeunes filles n'aiment pas l'architecture gothique?—Oh! Ah! Ah! Oh!—C'est parce qu'elles n'aiment pas les vitraux… Qu'on devine l'ordure. Je ne veux pas la dire. Toutes vous entourent pour un soda, vous embrassent pour un soda, vous lichent pour un soda; il y en a même qui vous promènent en vous offrant à l'admiration des autres, et en criant: «Qu'il est bel homme!»—toujours pour un soda.

Et c'est ça, cette débauche insipide! le plaisir et l'excès de toute la jeunesse élégante, bien élevée, même intelligente.

Je monte dans une chambre: c'est une très mauvaise chambre d'auberge dans une ville où les diligences ne passent plus.

Il faut convenir que les Parisiens d'aujourd'hui ne sont pas bien difficiles sur la mise en scène de leur plaisir. Ils n'exigent vraiment pas grande sauce à leur jouissance. Comment! rien que ce petit hôtel garni pour les sens du XIXe siècle. Pas un palais, des fleurs, des eaux chantantes, un entour féerique, des peintures, des femmes nuagées de gaze: ce qui invitait, et qui conviait et qui allumait les sens de l'antiquité, tout cet art magnifique enfin, ouvrant la porte du lupanar romain.

Et je pensais très tristement, que si demain Montmartre devenait un Vésuve, et qu'il enterrât sous sa lave Paris, je pensais à l'étonnement des fouilleurs des siècles futurs, quand sortirait de la lave ou de la cendre, le Priapeion célèbre de Paris. Ce serait à faire croire à la postérité, que nous fûmes un peuple de portiers mettant à c… des laveuses de vaisselle, à peine décrassées, dans le décor et le mobilier riche d'un roman de Paul de Kock.

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ANNÉE 1858

Samedi 30 janvier 1858.—Dans la disposition d'esprit de nous amuser au bal de l'Opéra, et devant un perdreau truffé et des sorbets au rhum, servis dans un cabinet de Voisin, Alphonse nous conseille, de la part de son oncle, d'être prudents, nous avertit que le gouvernement continue à être fort mal disposé contre nous. Bonsoir le plaisir de cette nuit, et, les nerfs montés, il nous vient des idées d'exil volontaire, et la tentation d'aller fonder en Belgique un journal, où nous montrerons aux gouvernants du moment, que nous avons certaines qualités de pamphlétaires.

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13 février.—Je vais voir un jeune homme de ma connaissance, que je trouve grippé au coin de son feu, et occupant sa soirée ainsi. Il avait devant lui une brochurette qui était le prospectus de M. Wafflard, entrepreneur des pompes funèbres, avec les prix de toutes les classes depuis la dixième jusqu'à la première, et où rien n'est oublié dans cette carte de la mort: le nombre des prêtres, des cierges, des franges, et où même une gravure sur bois, en haut de chaque classe, représente fidèlement ce qu'on aura pour son argent.

Je feuillette la brochure et trouve en marge d'une page une addition au crayon, montant à quatre mille et quelques cents francs,—addition que son père, entré pour lui dire bonsoir, avant de sortir, regarde, et mis soudainement en gaîté—ainsi qu'un père sceptique qui aurait compris.

Son père sorti, moi qui ne comprenais pas, je lui demandai: «Mais pour qui diable fais-tu ce travail-là?—Pour mon père!» répondit tranquillement mon jeune ami.

Les plus grands comiques n'ont jamais imaginé une si féroce chose. Au coin du feu, comme distraction d'un rhume, faire, tranquillement et posément et raisonnablement, la facture de la mort de son père en parfaite santé. Et notez que mon jeune ami avait tout allié dans son devis, les convenances à l'économie, les nécessités de la position sociale de son père avec le mépris des fausses dépenses, et le convoi de seconde classe avec la messe de première.

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Vendredi 26 février.—Mario Uchard nous emmène à sa répétition du RETOUR DU MARI au Théâtre-Français… Dans la demi-nuit de la salle emballée, une grande filtrée de lumière pareille à la lumière d'un glacier sur un côté de la salle; tout en haut, par une ouverture du paradis, le jour du dehors frappant sur les rideaux rouges des loges, sur le lustre au milieu de l'obscurité, scintillant en huit ou dix points de petits rubis et de petits saphirs; et en l'orchestre, et en la salle vide, çà et là, des taches noires comme pochées par Granet, qui sont une vingtaine de spectateurs; et la rampe basse, et au-dessus du plafond qui s'abaisse lentement, pour rejoindre les décors, des trouées d'échafaudages bleuissants qui semblent la charpente d'un clocher éclairé par un clair de lune.

On charge de braise les chaufferettes traditionnelles et monumentales de la maison de Molière, et la répétition commence avec un sac de bonbons sur une fausse cheminée. Mme Plessy est en brûleuse de maison; Provost arrive en retard, plié en deux par un rhumatisme; l'amoureux, tout emmitouflé, joue enfoui dans un cache-nez, et les acteurs, tout en faisant le geste d'ôter leur chapeau, le gardent… Quelque chose de bourgeoisement fantomatique.

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5 mars.—Curieux êtres que nos étourdis, nos dissipateurs, nos fous! qui ne jettent au vent que l'argent des usuriers. La fortune leur vient-elle, les voilà tout à coup rangés, sages, économes, comptant et liardant. X… ce dernier des fils de famille sans famille, ce type d'enfant prodigue, a positivement dans le moment de l'argent à lui. Hier il a ouvert son secrétaire devant des amis, leur a montré quinze cents vrais billets de cent francs, les a feuilletés plusieurs fois, a soupiré… et les a fait rentrer dans le tiroir où ils étaient, en disant: «Je sais que je vous dois à tous de l'argent, mais c'est une drôle de chose, ça m'ennuie de vous le rendre! Voulez-vous me tenir quitte pour un souper?»

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—Un prêtre que je connais à travers des gens de notre intimité, disait dernièrement à une femme, dont le mari commence à se refroidir auprès d'elle: «Il faut, voyez-vous, ma chère enfant, qu'une femme honnête ait un petit parfum de lorette!»

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—Raphaël a créé le type classique de la vierge par la perfection de la beauté vulgaire,—par le contraire absolu de la beauté, que le Vinci chercha dans l'exquisité du type et la rareté de l'expression. Il lui a attribué un caractère de sérénité tout humaine, une espèce de beauté ronde, une santé presque junonienne. Ses vierges sont des mères mûres et bien portantes, des épouses de saint Joseph. Ce qu'elles réalisent, c'est le programme que le gros public des fidèles se fait de la Mère de Dieu. Par là, elles resteront éternellement populaires: elles demeureront de la vierge catholique, la représentation la plus claire, la plus générale, la plus accessible, la plus bourgeoisement hiératique, la mieux appropriée au goût d'art de la piété.

La VIERGE A LA CHAISE sera toujours l'Académie de la divinité de la femme.

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7 mars.—… Un individu étrange avec lequel Gavarni se fait une fête de dîner un de ces jours. C'est un Italien, au passé inconnu, vivant autrefois à Londres où il tirait de connaissances, à peu près tous les jours, de quoi risquer quelques schellings dans les maisons de jeu de la populace. Habitué d'un tripot où il était défendu de dormir, et où il n'y avait rien pour s'asseoir, on l'appelait la mouche, par l'habitude qu'il avait prise de dormir, appuyé contre les murs. Un soir, le jeu s'avive, et un souverain tombe de la table et roule jusqu'à lui. Il avance un pied nu sous une botte qui n'avait guère que le dessus, et saisissant la pièce d'or avec l'orteil, il reste jusqu'au matin, sans le ramasser, de peur d'être soupçonné. Le matin, pour la première fois de sa vie, se trouvant au monde avec un souverain dans sa poche, cet homme, qui ne se couchait jamais, songea à coucher dans un lit. Il frappe à une maison garnie, où il est reçu. A dix heures il est réveillé par la bonne qui lui demande s'il veut déjeuner avec ses maîtresses, deux vieilles governess. Il plaît, devient, quelques jours après, l'amant de l'une, l'épouse, donne bientôt à toutes les deux le goût du jeu, et les ruine. Puis quand il les a ruinées, il fait convertir sa femme au catholicisme, puis sa belle-soeur, et, de l'argent reçu des lords catholiques, tente le jeu à Hombourg, gagne 200, 000 francs, reperd et maintenant… Savez vous ce qu'il fait? Il va de cabaret en cabaret, autour de la barrière de l'Étoile, organiser une société de jeu parmi les compagnons maçons, pour laquelle il ira jouer en Allemagne, sous la surveillance d'un comité d'une dizaine de maçons, costumés en habit noir, et qui n'auront qu'à manger et à se promener.

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12 mars.—Ce soir on cause de 1830, et le marquis de Belloy, pour nous donner une idée de la confraternité de ce temps, et des folies excentriques et généreuses, et des choses ridicules et grandes qu'elle amenait, nous raconte cette anecdote. Quelque temps avant la représentation de MARION DELORME, il écrit à un ami, étudiant de médecine en province. L'ami trouve de la tristesse dans la lettre, croit à un manque d'argent, ramasse la monnaie qu'il peut, et la lui apporte à Paris. De Belloy n'en avait pas besoin, il le remercie, l'empêche de repartir, et le mène le soir chez sa maîtresse.

Alors, une vie à trois, du matin au soir, pendant quelques jours. Puis, tout à coup, de Belloy ne voit plus son ami, il passe un matin chez lui, et trouve au lit… un monstre. Son ami s'était rasé cheveux, sourcils, barbe, moustaches, et il confesse à de Belloy que, devenu amoureux de sa maîtresse, il a voulu se mettre dans l'impossibilité de la revoir. Et le soir, qui était le jour de la première de MARION DELORME, cet ami modèle, amené au théâtre, faillit faire tomber la pièce. Chaque fois qu'il se retournait pour imposer silence au classicisme, la figure de ce monstre, enthousiaste et glabre, faisait éclater de rire la salle.

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19 mars.—Reçu la première feuille de l'HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE.

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26 mars.—Au Jardin des Plantes… Peu de dépense d'imagination de la part du Créateur. Beaucoup trop de répétitions de formes chez les animaux… Comme nous regardions engloutir une grenouille dans la tête en triangle d'un serpent, et descendre dans son cou à la façon d'un ressort de laiton distendu, une femme, en compagnie de sa bonne, regardait, elle aussi, en détournant les yeux, et criait avec une sensibilité qui faisait du bruit: «C'est affreux!» J'avais à côté de moi la grande marchande de chair humaine de notre temps: Élisa, la Farcy II.

Plus loin, aux herbivores, devant l'hippopotame ouvrant, à fleur d'eau, cette chose rose et immense et informe, cette bouche ressemblant à un lotus gigantesque fait de muqueuses, c'est Vigneron le lutteur.

Voici donc la promenade et la distraction de ces deux débris du monde antique dans la société moderne: l'athlète et la matrulle.

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31 mars.—«Vous ne serez jamais décorés!» C'est ainsi qu'un ami commence le récit suivant: A Biarritz, il y a une bibliothèque de 25 volumes, votre HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LE DIRECTOIRE s'y trouvait. Damas-Hinard dit à l'Impératrice: «Lisez ce livre, un livre nouveau qui vous intéressera.» L'Impératrice prend le livre, se met à le lire, et tout à coup part d'un grand éclat de rire. L'Empereur s'approche, interroge; l'Impératrice lui montre le mot tétonnières appliqué aux femmes du Directoire. L'Empereur regarde, relit, s'assure de l'épithète,—et ferme sévèrement le livre.

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Avril.—Nous feuilletons depuis quelque temps une sage-femme, intéressante comme la portière de l'existence humaine. Le mouvement instinctif du nouveau-né, lorsqu'il sort de son premier domicile, et qu'il est encore oscillant à l'ouverture, ce mouvement, ce premier acte de vie, est de redresser la tête et de la soulever vers la lumière: coelumque tueri jussit.

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11 avril.—Dans un angle glacé de la place Royale, il y deux coupés qui se morfondent à une porte, des sergents de ville, et une queue de ménages du Marais, de ménages à la Daumier, et, derrière ces ménages, de petites ouvrières en cheveux. C'est là. Je monte avec ceux qui montent. Et d'abord une grande pièce éclairée par le jour morne d'une cour, et, tout autour, dans des poses affaissées et pleurantes, les hardes de la morte, hardes de femmes, hardes de reines; les sorties de bal de satin blanc et les robes d'Athalie, tous les chiffons-reliques de ce corps, tous les costumes de cette gloire, accrochés en grappes, comme aux murs d'une Morgue, avec un aspect d'enveloppes fantomatiques et de vêtements ondoyants et radieux de rêves, immobilisés et morts au premier rayon du jour.

Quelques marchandes à la toilette s'en vont le long de ces nippes orgueilleuses et flétries, semblant, dans la tunique de Camille, chercher l'accroc de l'épée de son frère…

«Passez, messieurs et dames!» fait la voix glapissante d'un crieur qui pousse par les épaules la foule hébétée.

A côté, voici l'argenterie et les seaux de Champagne, que certes ni Meissonier ni Germain n'ont ciselés, trois nécessaires de voyage, quelques livres en misérable habit, en demi-reliure, des diamants; un reliquaire de bijoux dessiné sur les étrusques du Vatican et du MUSOEO BORBONICO, une parure zingare aux pierres sans valeur, montée par quelque Gilles l'Égaré du royaume de Thunes, un odieux service de dessert en porcelaine peinte et des tasses de Sèvres moderne.

«Passez, messieurs et dames», glapit encore la voix.

Et c'est le salon: un salon de tapissier du Marais. Puis, la chambre à coucher, avec son petit lit en bois noir, aux rideaux de soie bleue, et jetés dans toute la chambre, sur le lit, les fauteuils, les chaises, des dentelles, des volants d'Angleterre, des garnitures de Malines, des mouchoirs de Valenciennes, qu'une vieille, toute jaune, assise au chevet du lit, surveille et couve de son oeil cupide et juif. «Passez…» répète encore la voix.

E tutto… Et voilà ce que laisse Rachel: des diamants, des bijoux, de l'argenterie, des dentelles, des demi-reliures et du faux Sèvres.

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—Dans le nu, peint, sculpté, décrit, quelques-uns ne voient que la ligne du Beau. D'autres y voient toujours la peau de la femme et sa tentation. Il y a du Devéria pour certaines gens dans la Vénus de Milo.

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—Relu le NEVEU DE RAMEAU. Quel homme, Diderot! quel fleuve, comme dit Mercier!… Et Voltaire est immortel et Diderot n'est que célèbre. Pourquoi? Voltaire a enterré le poème épique, le conte, le petit vers, la tragédie. Diderot a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d'art. L'un est le dernier esprit de l'ancienne France, l'autre est le premier génie de la France nouvelle.

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16 avril.—Sceptique, être sceptique, professer le scepticisme, hélas! une mauvaise voie pour faire son chemin. Et d'abord, le moyen du scepticisme n'est-ce pas l'ironie, la formule la moins accessible aux épais, aux obtus, aux sots, aux niais, aux masses? Puis cette négation, ce doute de tout, choque les illusions de tous, ou du moins celles que tous affichent: le contentement de l'humanité qui suppose le contentement de soi,—cette paix de la conscience humaine, que le bourgeois affecte de donner comme la paix de sa conscience particulière.

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23 avril.—Nous revenons de chez Gavarni avec Guys, le dessinateur de l'ILLUSTRATED LONDON.

Un petit homme à la figure énergique, aux moustaches grises, à l'aspect d'un grognard; marchant en boitaillant, et sans cesse, d'un coup de plat de main sec relevant ses manches sur ses bras osseux, diffus, débordant de parenthèses, zigzaguant d'idées en idées, déraillé, perdu, mais se retrouvant et reprenant votre attention avec une métaphore de voyou, un mot de la langue des penseurs allemands, un terme savant de la technique de l'art ou de l'industrie, et toujours vous tenant sous le coup de sa parole peinte et comme visible aux yeux. Et ce sont mille souvenirs qu'il évoque dans cette promenade, où il jette, de temps en temps, des poignées d'ironies, des croquis, des paysages, des villes trouées de boulets, saignantes, éventrées, des ambulances où les rats entament les blessés.

Puis au revers de cela, comme, dans un album, ou au revers d'un dessin de Decamps se voit une pensée de Balzac, il sort de la bouche de ce diable d'homme, des silhouettes sociales, des aperçus sur l'espèce française et sur l'espèce anglaise, toutes nouvelles, et qui n'ont pas moisi dans les livres, des satires de deux minutes, des pamphlets d'un mot, une philosophie comparée du génie national des peuples.

Et c'est Janina prise, et ce ruisseau de sang tout barboteux de chiens, coulant entre les jambes du jeune Guys…

Et c'est Dembinski, en chemise bleue, sa dernière chemise, jetant un louis, son dernier louis, sur un tapis vert, et sans pâlir le poussant à 40,000 francs.

Et c'est le château anglais, la haute futaie, la chasse, trois toilettes par jour et bal tous les soirs, une vie royale menée, conduite, payée par un monsieur qui s'appelle Simpson ou Tompson, et dont le fils de vingt ans inspecte dans la Méditerranée les 18 bateaux de son père, dont pas un n'a moins de deux mille tonneaux, «une flotte comme l'Egypte n'en a jamais eu», dit Guys. Puis c'est nous qu'il compare aux Anglais, nous! et il s'écrie: «Un Français qui ne fit rien, qui fut à Londres pour dépenser de l'argent tranquillement, qui a vu cela? Les Français voyagent pour se distraire d'un chagrin d'amour, d'une perte au jeu, ou pour placer des rouenneries, mais là, un Français dans une calèche, un Français qui ne soit ni un acteur, ni un ambassadeur, un Français ayant à ses côtés une femme comme une mère ou une soeur, et pas une fille, une actrice, une couturière, non on n'en a jamais vu!»

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24 avril.—Entre le soufflé au chocolat et la chartreuse, Maria desserre son corsage et commence ses mémoires.

Elle naît dans un petit paysage au bord de la Marne, ombreux et mouillé, comme les aimait le paysagiste Huet. Elle est la fille d'un pauvre constructeur de bateaux. Elle est toute blonde, et restée toute blanche sous le soleil noircisseur de la Brie. Elle a treize ans et demi. Un jeune homme, qu'elle croit un architecte, lui fait la cour. Ce jeune homme ainsi que dans les romans, est un comte, propriétaire d'un des châteaux voisins, un jeune homme menant grand train et au bord de la ruine. Elle se laisse enlever, et voici la fillette installée au château, où le comte s'amuse de sa villageoiserie, de son ignorance de tout, et l'enferme à clef dans sa chambre, le jour où il fait venir de Paris, des filles qu'il s'amuse à chasser nues dans son parc, sous des robes de gaze, que déchirent deux petits chiens de la Havane.

Cela se termine au bout de moins d'une année, par une ruine complète du comte, qui, traqué par les recors, monte sur le toit de son château et se brûle la cervelle, à la façon d'un châtelain du vieux temps. La fillette est mise à la porte du château avec, pour tout argent, une montre garnie de perles, et deux boucles d'oreilles en diamants. Elle est grosse. Elle va accoucher chez une sage-femme qui la vend à un entrepreneur de maçonnerie qu'elle prend aussitôt en dégoût, et pour vivre, revient apprendre le métier de sage-femme, chez celle qui l'a accouchée.

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28 avril.—J'ai été une première fois à l'Hôtel de Ville. Cette fois, j'y ai vu dans la salle Saint-Jean, les tués de Février, très proprement embaumés, et dans une chemise de percale.

Je fus une seconde fois à l'Hôtel de Ville. Cette fois-là, dans la même salle, je me suis mis aussi nu qu'un ver, j'ai endossé des lunettes bleues, et le conseil de révision me trouvant trop bel homme pour être myope, me nomma à la majorité des voix: hussard.

Je vais à l'Hôtel de Ville pour la troisième fois, ce soir, mais au bal. Cela est riche et cela est pauvre. De l'or, et puis c'est toute la magnificence des salles et des galeries; du damas partout et à peine du velours, le tapissier en tout lieu, l'art nulle part; et sur les murs chargés de plates allégories, peintes par des Vasari dont je ne veux pas savoir le nom, moins d'art encore qu'ailleurs… Ah! la galerie d'Apollon! la galerie d'Apollon! Mais l'émerveillement des douze mille paires d'yeux qui sont là, n'est pas bien exigeant.

Pour le bal, c'est un bal. L'on se coudoie et même l'on valse, et c'est là que j'ai vu valser une institution vieille comme le général Foy: ce n'étaient qu'élèves de l'École polytechnique voltigeant dans des robes de gaze bleue ou rose.

Ce qui m'a plus frappé, et ce qui est vraiment une belle chose, ce sont les encriers syphoïdes du Conseil municipal: on les voit, ils sont ouverts au public, ces grands jours-là. Ces encriers sont monumentaux, sérieux, graves, recueillis, carrés, opulents, imposants. Ils ont tout à la fois quelque chose des pyramides d'Egypte et du ventre de M. Prud'homme: ils ressemblent à la fortune du Tiers-État.

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—Quand le XVIIIe siècle va mourir et que la grâce de Watteau en cet art d'esprit, n'a plus que le souffle, il tombe dans l'art français, une invasion de lourds barbares qui se gracieusent, de teutomanes qui font les gentils: les Wille, Schenau, Freudeberg, etc.,—et même Lawreince.

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Mai.—C'est une drôle de chose—et personne ne l'a remarqué—que le grand monument littéraire de l'atticisme, des élégantes moeurs, du délicat esprit d'Athènes, Aristophane enfin, soit le plus gros monument scatologique de la littérature de tous les peuples. La m…. y est le gros sel et la m…. y semble le dieu du Rire. Qu'on me parle du goût raffiné des spectateurs des NUÉES, de LYSISTRATA, des GRENOUILLES, allons donc! La délicatesse d'esprit est une corruption, longue, longue à acquérir, et que ne possèdent jamais les peuples jeunes. Ce ne sont que les peuples usés, les peuples auxquels ne suffisent plus les sièges de fer et les bains de marbre, les peuples au corps douillet et lassé, les peuples mélancolieux et anémiés, les peuples attaqués de ces maladies de vieillesse qui viennent aux arbres fruitiers qui ont trop porté.

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6 mai.—La langue javanaise, la langue argotique de toutes les impures de Paris,—le croirait-on,—a été inventée à Saint-Denis, par les pensionnaires pour se cacher des sous-maîtresses. Mais c'est un javanais plus compliqué que celui qui met un va après chaque syllabe: dans celui-ci, après chaque syllabe, il y a un doublement de deux syllabes à la même désinence. Ainsi, par exemple: Je vais bien, se dit: «Je de gue vais dai gai bien den gen.» Une langue impossible, martelée de sonorités de diphtongues, et qui vous passe contre l'oreille comme une brosse dure.

A mesure que je vois des ménages, deux choses me frappent. D'abord c'est, la solennité de cette chose, le mariage. Cela donne à l'homme une assiette, une dignité, une sorte de fonction, je ne sais quoi d'occupant et d'officiel. Bref, le mariage me semble une magistrature couchée. Mais encore ceci, le mariage vu dans les intérieurs, m'apparaît comme un concubinage affiché et s'étalant dans une impudeur glorieuse. J'y vois l'image d'un monsieur et d'une dame dans leur lit, la conjonction corporelle par-dessus les blonds petits cheveux de l'enfant; et l'enfant arrive à me faire l'effet d'un phallus dessiné sur les murs.

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Dimanche 9 mai.—Nous dînons à Bellevue, chez les Charles Edmond, dans une petite maison, toute pleine de mousseline, d'un frais et joli luxe de tapissier et de femme: un petit nid avec un jardin grand comme une corbeille, où il n'y a de la place que pour des fleurs. Et là dedans le sourire de l'oeil de Charles Edmond, et l'accueil et la bonne enfance et le franc rire de Julie. La causerie va à Proudhon et à son livre, dont Saint-Victor jette des morceaux au vent, et Charles Edmond parle curieusement de l'homme qui se cache derrière cette plume révoltée, et de la tendresse et de la sensibilité de ce rude pamphlétaire. Et après des gros mots des uns et des autres contre l'Église, il arrive que quelqu'un cite cette parole de Montrond, le viveur, l'ami de Talleyrand, auquel un prêtre demandait à son lit de mort, s'il avait blasphémé l'Église: «Monsieur le curé, j'ai toujours vécu dans la bonne compagnie!»

—Les sociétés commencent par la polygamie et finissent par la polyandrie.

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20 mai.—Alors que nous étions sur le quai de la Rapée, il y avait, devant un petit poste, des militaires qui faisaient l'exercice, comme des soldats de bois sur cette espèce de herse avançante et reculante qui amuse les enfants. En face du peloton, à l'ombre des arbres, les coudes sur la terre et les mains au menton, de grands voyous hors d'âge, mystérieux comme des sphinx, le regard immobile, voilé et dormant, regardaient la troupe travailler, ainsi que des voleurs étudieraient une porte à crocheter,—semblant vouloir voler la charge en douze temps pour des journées futures.

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27 mai.—Un éclat de rire que l'entrée de Maria, une fête que son visage. C'est, quand elle est dans la chambre, une grosse joie et des embrassades de campagne. Une grasse femme, les cheveux blonds, crespelés et relevés autour du front, des yeux d'une douceur singulière, un bon visage à pleine chair: l'ampleur et la majesté d'une fille de Rubens. Après tant de grâces maigres, tant de petites figures tristes, préoccupées, avec des nuages de saisie sur le front, toujours songeuses et enfoncées dans l'enfantement de la carotte; après tous ces bagous de seconde main, ces chanterelles de perroquets, cette pauvre misérable langue argotique et malsaine, piquée dans les miettes de l'atelier et du TINTAMARRE; après ces petites créatures grinchues et susceptibles, cette santé de peuple, cette bonne humeur de peuple, cette langue de peuple, cette force, cette cordialité, cette exubérance de contentement épanoui et dru, ce coeur qui apparaît là dedans, avec de grosses formes et une brutalité attendrie: tout en cette femme m'agrée comme une solide et simple nourriture de ferme, après les dîners de gargotes à trente-deux sous.

Et pour porter un torse flamand, elle a gardé les jambes fines d'une Diane d'Allegrain, et le pied aux doigts longs d'une statue, et des genoux d'un modelage…

Puis l'homme a besoin de dépenser, à certaines heures, des grossièretés de langue, et surtout l'homme de lettres, le brasseur de nuages, en qui la matière opprimée par le cerveau, se venge parfois. C'est sa manière de descendre du panier, où les NUÉES font monter Socrate…

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—Nous venons de voir un amateur singulier, jaloux de sa collection comme un sultan, et peut-être est-ce la sagesse. Il a une maison à lui, dont il se rappelle à peine le chemin, une maison toute pleine de tableaux, de dessins qui se piquent aux murs, restant des six mois sans voir leur possesseur.

Cet original d'un très grand goût, s'appelle M. Laperlier. Il nous montre ses Chardin et ses Prud'hon,—et nous qui avons fait le voeu de ne jamais acheter de tableaux,—nous revenons amoureux de deux tableaux, il est vrai que ce sont deux esquisses: l'esquisse des TOURS DE CARTES de Chardin, une merveille de couleur gaie et papillotante qu'on ne rencontre pas d'ordinaire chez lui, et le portrait de Mlle Mayer par Prud'hon, le portrait que le peintre eut jusqu'à sa mort dans son alcôve,—un portrait où l'on dirait le sourire de la Joconde dans l'ovale ramassé d'une nymphe de Clodion.

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6 juin.—Dîner chez le garde de la forêt de Saint-Germain. Saint-Victor, Mario Uchard, Aurélien Scholl et Jules Lecomte.

Jules Lecomte, cet homme dont nous n'avions entrevu dans l'ombre de son cabinet que le regard froid, métallique, mystérieusement intimidant, ne nous semble plus au grand soleil qu'un bourgeois, qui aurait des remords ou une maladie d'estomac. Il a l'air de porter son passé sur les épaules, avec la gêne et la réserve d'un monsieur qui ne veut tendre la main, que bien sûr d'en trouver une autre au bout,—sympathique après tout, et même vous attristant de pitié.

Un homme rempli d'histoires qu'il tire comme de tiroirs, et qu'il raconte sans chaleur et avec le même accent, ainsi qu'il lirait un procès-verbal. Sans goût littéraire, mais fureteur sagace, intelligemment curieux, le seul homme, à l'heure présente, qui dans la presse soit un chroniqueur un peu universel, un peu informé de ce qui court, de ce qui se dit, de ce qui se fait, le seul ayant des oreilles autre part que dans le café du Helder et dans le petit monde des lettres, sur la pointe du pied, à la porte entre-bâillée du monde, et de tous les mondes, du monde des filles au monde de la diplomatie, écoutant, pompant, aspirant ce journal de la vie contemporaine qui n'est nulle part imprimé, à la piste de tous les moyens d'information, ayant essayé par exemple, nous dit-il, de donner des dîners où il faisait asseoir toutes les professions à sa table, espérant que chaque spécialité se confesserait à l'autre, et que toute l'histoire intime et secrète de Paris débonderait au dessert, de la bouche du banquier, du médecin, de l'homme de lettres, de l'homme de loi.

«Savez-vous, nous dit Lecomte, pourquoi Véron a vendu sa collection? Il se figure que ça va finir demain ou après-demain, et comme il se croit un des grands auteurs du 2 décembre, une tête à prix, il se figure que tout chez lui sera mis en miettes, et il a tout vendu. Il n'a plus qu'un lit, un fauteuil et sa malle.»

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—On nous conte, en tournant dans cet insipide manège de Mabille, un beau mot de fille. Il appartient à Mlle A. C… En soirée un monsieur lui propose de la reconduire. Elle dit: «Oui.» A un second, elle dit: «Peut-être.» A un troisième, elle est forcée de dire: «Impossible!» A un quatrième, n'y tenant plus, elle s'écrie: «Sacré cochon de métier, où l'on ne peut pas prendre des ouvrières!»

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Dimanche 13 juin.—Le soir, après dîner, dans le jardinet de Charles Edmond, sur la petite terrasse contre la ruelle menant aux champs, Saint-Victor et nous, nous évoquons le passé, remontant aux Grecs et aux Latins, faisant de nos souvenirs de classe, jaillir les étincelles et les rapprochements, appréciant et commentant le latin de Tacite, le latin de Cicéron, le latin de M. Dupin. Puis la conversation s'élevant peu à peu, atteint, comme un ballon qui aurait jeté tout son lest, ce panthéon de lumière et de sérénité, cette haute demeure où la place est marquée pour tous ceux qui conservent ou augmentent la patrie, ce temple de l'astronomie antique, cette architecture d'un supra-monde que nous ouvre le Songe de Scipion l'Africain, quand détonne dans la grande évocation, un rappel du présent, le: «Ohé, les petits agneaux!» beuglé dans la ruelle…

Saint-Victor a une grande histoire en tête, et déjà commencée: «les Borgia» toute l'Italie et la Renaissance. Un beau livre! Puis se livrant à nous, ses copains politiques et artistiques, selon son expression, il se met à nous parler de son ambition de décrire les métopes du Parthénon, furieux d'enthousiasme, et désespérant, désespérant de pouvoir dire cela avec des mots, et se lamentant qu'il n'y ait pas dans la langue française de vocables assez religieux pour rendre ces torses «où la divinité circule comme le sang».—«Le Parthénon, le Parthénon, répète-t-il deux ou trois fois, ça me remplit de l'horreur sacrée du lucus

Et le voilà, prenant feu sur le beau antique, comme un dévot à propos de sa foi, et il nous conte en riant, mais avec une sorte de peur au fond de lui, la peur d'un païen contemporain des Eginètes, il nous conte l'histoire de ce savant allemand Ottfried Muller, qui avait nié la divinité solaire d'Apollon, et qui fut tué d'un coup de soleil.

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—Trop suffit quelquefois à la femme.

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23 juin.—Malgré notre foi au succès,—l'HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE avait paru le 19,—des doutes, des inquiétudes, et des étalages rétifs à l'exposition, et des retards de réclames… enfin dans le lointain un petit bruissement du livre dont on commence à parler, des échos d'impressions de celui-ci et de celui-là, et ce matin une demande de trois exemplaires de la part de l'ambassade de Russie.

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2 juillet.—Dans ces jours de la campagne qui ne semblent plus avoir de nom, qui ne sont plus ni jeudi, ni vendredi, ni samedi, parce qu'il n'est rien qui les distingue, qui les date par un fait, dans ces jours incolores que mesurent deux seuls événements: le déjeuner et le dîner;—lu RICHELIEU ET LA FRONDE de Michelet. Style haché, coupé, tronçonné, où la trame et la liaison de la phrase ne sont plus, avec des idées jetées comme des couleurs sur la palette, et quelquefois une sorte d'empâtement au pouce… Mais plus haut, et au fond, une terrible menace que ce dernier livre du grand poète, et un peu l'ouverture de la grande Ruine qui sera demain. En ce livre déshabillé, plus de couronnes de lauriers, plus de manteaux fleurdelisés plus de chemises même. Les hommes y perdent leur piédestal comme les choses y perdent leur pudeur. La Gloire y a des ulcères et la matrice des Reines des avortements. Ce n'est plus le stylet de la Muse, c'est le scalpel et le speculum du médecin. L'historien y apparaît comme le docteur des urines du peintre hollandais. Le bassin d'Anne d'Autriche y est visité comme en d'autres oubliettes de Blaye, et l'anus du Roi-Soleil y est interrogé comme en un dispensaire de police… Fin des dieux, des religions, des superstitions, et l'arrière-faix de l'histoire exposé en public. Cependant où va cela, où va ce siècle qui n'avait plus de culte que dans son passé historique? Où aboutira cette grande avenue de l'histoire qui n'est plus qu'une avenue de monarques, de reines, de ministres, de capitaines, de pasteurs de peuples, montrés dans leurs ordures et leurs misères humaines,—de Rois passant au conseil de révision?

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7 juillet.—Été un peu revivre à Paris. Chez Saint-Victor, 49, rue de Grenelle Saint-Germain, au fond d'une grande cour, un petit salon aux murs tout couverts de dessins de Raphaël et des grands maîtres italiens, fac-similés par Leroy. Saint-Victor arrive, ébouriffé, non peigné, non bichonné, en déshabillé de tout l'être, et charmant garçon ainsi et beau comme un éphèbe de la Renaissance dans son rayonnant désordre, car il n'est pas fait pour l'habillement moderne qui le vulgarise et le perruquifie

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—Un ouvrier ébéniste, d'un de ces mots de peuple, a devant moi défini le style de ce temps sans style, le style du XIXe siècle. Il a dit: «C'est une julienne!»

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—Pour arriver il faut enterrer deux générations, celle de ses professeurs et celle de ses amis de collège: la génération qui vous a précédé et la vôtre.

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—Tous ces temps-ci, détente complète de l'activité physique et morale; une somnolence qui irait à des nuits de dix-huit heures;—dans l'éveil les yeux paresseux à voir, à observer;—notre regard, sans notre pensée, feuilletant les livres et se traînant de l'un à l'autre;—un grand effroi de faire moins que rien;—la tête vide et pourtant lourde;—le sang comme envahi par la lymphe;—un lâche ennui;—le remuement de la cervelle et du corps aussi durs pour nous que pour l'aï, qui passe une journée à se dérouler de son arbre;—un état de l'âme sur lequel tout passe sans la secouer: les distractions, l'orgie, les grattements de vanité.—C'est la maladie qui vient aux activités retraitées, aux têtes qui restent trop longtemps à se reposer, à nous qui, depuis cinq mois, ne vivons pas dans une oeuvre et pour une idée.

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2 août.—Par la littérature qui court, c'est vraiment un noble type littéraire que ce Saint-Victor, cet écrivain dont la pensée vit toujours dans le chatouillement de l'art ou dans l'aire des grandes idées et des grands problèmes, couvant de ses amours et de ses ambitions voyageuses la Grèce d'abord, puis l'Inde qu'il vous peint sans l'avoir vue, comme au retour d'un rêve haschisché, et poussant sa parole, ardente et emportée et profonde et peinte, autour de l'origine des religions, parmi tous les grandioses et primitifs rébus de l'humanité: curieux des berceaux du monde, de la constitution des sociétés, pieux, respectueux, son chapeau à la main devant les Antonins, qu'il appelle le sommet moral de l'humanité, et faisant son évangile de la morale de Marc-Aurèle, ce sage et ce si raisonnable maître du monde.

Et quand il redescend de ces cimes, et qu'il parle de ces temps-ci et de leurs hommes, c'est avec une ironie à la Michel-Ange, comparant Janin et son oeuvre à la Chimère de Rabelais «bombycinant dans le vide», chimera bombycinam in vagum.

Tout cela coulant, débordant, en une nuit d'été, de cet éloquent toqué du passé et de l'antiquité, dans l'ombre d'un mylord qui roule au petit pas, à travers le bois de Boulogne, avec un cocher dormant sur le siège, et dont il dit: «Ne le dirait-on pas accoudé sur un triclinium

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—Croissy. En entrant sous bois, j'ai tout de suite le silence, mais un silence murmurant de toutes les petites et caressantes voix de la vie et de l'amour, que domine, comme une dièze profonde, la plainte amoureuse du ramier. L'herbe même est susurrante. La feuille parle à la feuille, et la plus petite poussant la plus grande qui lui cache le soleil, dit: «Range-toi,» et cela basso basso, jusqu'à ce que la brise, passant dans la tête du bois, fasse un frémissement longuement s'en allant, qui emporte tous les bruits, dans un remolo de feuilles, ressemblant au doux et effacé murmure d'une eau qui coule au loin.

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—A-t-on jamais songé à l'être moral que doit faire le fils d'un restaurant, conçu aussitôt après que son père a donné l'ordre aux garçons d'ajouter le numéro du cabinet à l'addition des soupers de la nuit?

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6 août.—Nous voici près de Blois, à la Chaussée-Saint-Victor, dans une façon de château et dans une manière de parc, avec Mario Uchard et sa perpétuelle bonne humeur, avec les beaux yeux de son bébé et son babil d'oiseau, et avec le nez rouge de miss Charlotte, la gouvernante du bébé.

Une fantastique personne que cette miss Charlotte, passant automatiquement dans le paysage, ombragée de son chapeau de paille brun en forme de tourtière, tenant dans la paume d'une main levée en l'air, une toute petite cage garnie de ouate, sur laquelle trébuche un oisillon aux ailes coupées, suivie à trois pas, par un de ces petits chiens ratiers, auquel Landseer fait agacer un perroquet. Mais vieux, vieux, ce chien! et le derrière râpé comme une couverture d'hôpital, et sautillant sur trois pattes, la quatrième étant paralysée par un rhumatisme,—un petit chien qui est une chienne appelée Fanny, dite familièrement Fane.

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—Un original que j'ai connu, se trouve faire une visite au printemps, dans un château, à une toute jeune femme qui lui dit: «Vous aimez la campagne au printemps, Monsieur?

—Moi, Madame, pas du tout, au printemps j'adore Paris: les jours sont devenus longs et c'est le meilleur mois pour bien voir les petites filles qui sortent des magasins!

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—C'est curieux le mépris de la vieille Grèce pour la Rome du temps d'Auguste, pour la Rome polie, considérée par elle comme barbare, et dont ni Lucien, ni Denys d'Halicarnasse qui parla si bien des choses romaines, n'osent mentionner les poètes et les artistes: mépris d'une douce civilisation pour un peuple de soldats, et dont nous avons la délicate traduction dans ce refus d'une courtisane de coucher avec un fanfaron guerrier, se figurant coucher avec le bourreau.

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15 août.—… La table est mise dans la cour, entourée d'un treillage vert attendant les plantes grimpantes, et à l'entrée de laquelle se tiennent scellés deux beaux ânes gris, harnachés de rouge et tout pomponnés de houppettes à l'espagnole. Nous nous asseyons dix-neuf sur des chaises de jardin. Villemessant blaguant l'appétit de celui-ci, les fours de celui-là, criant à sa femme: «Bois du bordeaux, ça te fera vivre quinze jours de plus,» appelant «Fouyou» sa fille, qu'il traite en vrai gamin, et nous disant: «On m'a demandé à Blois qui vous êtes, j'ai répondu que vous étiez les frères Lionnet, des chanteurs de chansonnettes, et que vous alliez chanter quelque chose aux fêtes.»

Il y a parmi les convives un dur à cuire de 76 ans, qui en paraît 40, et qui est en pantalon blanc, en redingote de lasting, en chaussettes de soie dans fins escarpins. Un homme qui a fait sa carrière dans les intendances de Napoléon Ier, et qui, depuis rallié aux Bourbons et mêlé à de grands événements, et devenu le familier de nombre de personnages, est tout plein d'anecdotes donnant un relief aux faits historiques. C'est le baron Penguilly, père de Penguilly le peintre.

Lors de l'entrée de l'armée française à Moscou, il prend possession d'un palais. Dans la visite des chambres, il entend un frôlement de robe, aperçoit un pied sous un lit, tire à lui un bas de soie noire, au bout duquel il y a une jolie femme, et encore un autre pied et une autre jolie femme. Des deux femmes, il fait ses maîtresses à tour de rôle. L'après-demain, survient un de ses amis qui lui dit: «Tu es heureux, toi seul as des femmes!—Et toi du madère! répond Penguilly. Eh bien! donnant donnant, je t'échange une de mes femmes contre dix tonnelets de madère.» L'échange fut fait.

Moscou évacué, voici Penguilly, chargé par le maréchal je ne sais plus qui, de ramener dans sa voiture deux actrices de la troupe française. Un cheval meurt, puis deux, puis trois, puis plus de calèche. Les deux femmes alors hissées sur un cheval que Penguilly trouve par un heureux hasard à acheter. Et l'une des deux prise de dyssenterie et attachée avec des cordes sur le cheval. Enfin l'agonie de la femme, disant au moment de mourir: «Penguilly, en cas de mort tout le monde peut baptiser et donner l'absolution», et elle le force à écouter sa confession. Elle était la fille d'un marchand du faubourg Saint-Antoine, enlevée à 13 ans, et ayant promené sa vie amoureuse dans les quatre coins du monde. Et sa confession faite, elle lui donnait sa bourse pour qu'il fît dire des prières à la première ville. En Pologne, Penguilly lui faisait faire un service, et il reçoit encore, tous les ans, une lettre de remerciement de la survivante.

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26 septembre.—Bar-sur-Seine.—On vendange. Une côte caillouteuse montant dans le ciel implacablement bleu, toute grise et toute violette: d'un gris de perle dans la lumière, d'un violet de fleur de bruyère dans l'ombre. Elle monte, la petite côte, hérissée d'échalas flambants, comme des piques au soleil, et au bas desquels, sous l'abri de quelques feuilles recroquevillées et écarlates, des grappillons brillent comme des perles noires.

Sur le petit sentier serpentant par la côte, et derrière les caprices de la haie, l'écho retentissant des sabots d'une vendangeuse, dont la chemise blanche éclate, de temps en temps, à travers les trous de la haie, et que l'on voit, d'une main, abaissant son chapeau de paille sur les yeux. Partout, montant et descendant, des hommes qui portent la hotte, la tête inclinée en avant, les bras ballants, et partout, çà et là, dans le vignoble, et tout là-bas, où ils ne sont que des points rouges, des points bleus, des reins baissées de femmes, que relèvent en plis puissants les courts cotillons. Tout bruit, chantonne et rit. Et la parole, et l'attaque, et la riposte soudaine, par des voix comme grisées, et que semble applaudir, à la cantonade, la batterie sonnant creux des marteaux sur les futailles vides…

Sous le hangar aux vieilles poutres, couleur de glaise, là, près des tonneaux rangés en ligne sur un plan incliné, en un air enivré de l'odeur du raisin qui fermente, et dans lequel roulent, les ailes lourdes, des mouches à miel, au milieu du murmure du vin qui coule, goutte à goutte, faisant dans les rigoles de la chanlatte, un ruisseau rouge, sur lequel surnage une mousse rose et comme fouettée, dans le bruit mat de la verrée, tombant d'un coup, toutes les quatre ou cinq secondes, contre le bois du baquet, et scandant le temps comme un hoquet d'ivrogne, parmi le glouglou incessant des canelles de bois, au bout desquelles pend toujours une goutte, où le soleil met la pourpre d'un rubis; près de ce raisin foulé qui sera du vin un jour,—la pensée fermente et bout, et le crayon à la main, j'y foule mon livre.

—Ici, il y a un propriétaire qui dit à son fils: «Tu es riche, parle fort!»

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Octobre.—Ayant ouvert un livre de Gerdy: PHYSIOLOGIE PHILOSOPHIQUE DES SENSATIONS, je pense au beau travail qu'il y aurait pour un Michelet, au lieu de mettre sa pensée sur l'Insecte ou l'Oiseau, de prendre, comme sujet d'étude, ce petit monde inconnu: l'Enfant, et de raconter, avec des observations mitoyennes à la médecine, mais planant au-dessus, l'éveil successif de ses sensations et l'éclairage, petit à petit, de la rose intellectuelle de son cerveau.

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—Personne n'a remarqué, et cependant cela saute aux yeux et aux oreilles, combien la langue de Napoléon Ier, cette langue par petites phrases de commandement, la langue conservée par Las Cases dans le MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE, et encore mieux dans les ENTRETIENS de Roederer, a été prise et mise par Balzac dans la bouche de ses types militaires, gouvernementaux, humanitaires, depuis les tirades de ses hommes d'Etat jusqu'aux tirades de Vautrin.

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—Dans cette concurrence des falsifications, on arrivera, peut-être avant cent ans, à désigner du doigt dans la société un homme qui aura mangé, une fois dans sa vie, de la viande, de la vraie viande venant d'un vrai boeuf.

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—Une révélation curieuse, à la fois sur le luxe et la misère de Paris.
Tous les hivers, 3,000 amazones sont déposées au Mont-de-Piété.

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Octobre.—La curieuse étude qu'il y avait à faire, il y a une vingtaine d'années, sur les originaux de la province, légués par le XVIIIe siècle à ces temps-ci.

Mon cousin me parlait aujourd'hui de son maître de pension, le père Cerceau, un ancien oratorien, marié à une ci-devant religieuse. Affecté d'une myopie qui lui donnait un perpétuel mouvement grimaçant dans la face, c'était le type du gobe-mouche, mais un gobe-mouche avec une latinité énorme, et si passionné de Virgile, qu'il avait taillé les deux grands buis de l'entrée de son jardin: l'un en un Enée, l'autre en une Lavinie.

Ce pauvre homme, la faiblesse même, avait besoin, pour la tenue de sa classe, de l'énergie et au besoin de la poigne de Mme Cerceau, qu'il appelait à la rescousse dans les moments de crise.

—Eh bien! y a-t-il quelque chose de nouveau? était la phrase traditionnelle par laquelle il commençait toujours sa classe.—Marmont a trahi!—Deux cents vers, toi! Pourquoi dis-tu des choses comme ça?—Mais, Monsieur, vous me demandez…—Vois-tu, j'ai connu une personne qui m'a donné tous les détails!—Mais, Monsieur, il y avait du son dans les cartouches!—Qui est-ce qui t'a dit ça?—Je l'ai vu, monsieur Cerceau!—Tu l'as vu?» Et il s'approchait de l'élève pour le jeter dehors, mais, voyant le bambin se mettre en état de défense, on l'entendait s'écrier: «Madame Cerceau! madame Cerceau! mettez cet homme à la porte!»

Un autre jour: «Y a-t-il quelque chose de nouveau?—Monsieur, il y a eu un duel!—Un duel ici, on s'est moqué de toi!—Mais c'est entre M*** et M***, même que nous avons vu par terre des gouttes de sang.—De sang, Messieurs, c'est trop curieux. Vous ne le direz pas. Ficelez vos livres. Nous allons aller voir cela!»

C'était le grand moment de la restauration des idées catholiques, et le pauvre père Cerceau disait sur un ton lamentable, à ses élèves: «Messieurs, vous serez cause de ma ruine. Mme de Noiron se plaint que vous lui faites des grimaces à l'église…» Mme de Noiron, la mère du procureur du roi, faisait trembler le prêtre marié. Alors on reprenait, dans les classes, l'étude de l'Évangile, et mon cousin lui disant: «Moi, je ne veux pas l'apprendre!—Eh bien! je t'en prie, apprends-le pour moi seulement le samedi. Faut-il que je me mette à tes genoux? Le veux-tu? Tu es trop jeune pour comprendre…»

Plus tard, quand mon cousin était sorti du collège, son ancien maître s'invitait à dîner chez lui en ces termes: «Labille, tu me feras faire un petit dîner… moi, je ne suis pas gourmand, je suis friand… tu auras une petite truite saumonée, non citronnée… un pain au lait, où tu ne mettras que trois oeufs, c'est plus douillet…» Et, le petit dîner dégusté et arrosé d'une ou deux bouteilles de bon bourgogne, l'ancien oratorien disait à son élève: «Crois-tu en Dieu, Labille?—Mais oui, monsieur Cerceau!—C'est comme moi… mais en Jésus-Christ, non… c'est une trop jeune barbe!»

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—Je ne suis pas aussi heureux que ces gens qui portent, comme un gilet de flanelle qu'ils ne quittent même pas la nuit, la croyance en Dieu. Du soleil ou de la pluie, du poisson frais ou du gibier faisandé me font croire ou douter. Il y a aussi, dans la fortune des coquins, des complicités de la Providence qui me rendent terriblement incrédule. La survie immortelle me sourit aussi, quand je pense à ma mère, quand je pense à nous; mais une survie impersonnelle, une survie à la gamelle, comme je le disais à Saint-Victor, ça m'est bien égal. Et me voilà matérialiste…

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Mais, si je me mets à penser que mes idées sont le choc de sensations, et que tout ce qu'il y a de surnaturel et de spirituel en moi, ce sont mes sens qui battent le briquet,—aussitôt je suis spiritualiste.

—La compagne, dans l'antiquité, n'était ni une mère, ni une soeur, ni une consolation, ni une amie de coeur. Elle n'était pas, comme pour nous, l'élégie de la Nature, ce pays romanesque, cette patrie de rêverie, teinte du panthéisme d'un dimanche de bourgeois. Elle était un repos, un déliement des affaires, une excuse de paresse, l'endroit où la conversation échappait aux choses de la vie et de la ville, où la pensée prenait sa récréation.

La campagne était le salon d'été de l'âme d'Horace.

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28 octobre.—M. de Vailly, qui ne nous connaît pas plus que nous ne le connaissons, dans une étude sur nos livres publiée ces jours-ci par l'ILLUSTRATION, a fait sur nous une prédiction qui pourrait peut-être se réaliser. Il affirme que si nous aimons, nous aimerons ensemble, et que les lois et les moeurs doivent faire une exception en faveur de notre dualité phénoménale.

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Dimanche. Novembre.—Gavarni, Flaubert, Saint-Victor, Mario Uchard dînent chez nous. Flaubert, une intelligence hantée par de Sade, auquel il revient comme à un mystère et à une turpitude qui l'affriolent, et gourmand de la turpitude et la collectionnant, et heureux, selon son expression, de voir un vidangeur manger de ce qu'il transporte, et s'écriant, toujours à propos de M. de Sade: «C'est la bêtise la plus amusante que j'aie rencontrée!»

Et de Sade lâché, le voilà à dresser d'énormes et pantagruéliques ironies contre les attaqueurs de Dieu. Et il narre qu'un individu est mené à la pêche par un ami, qui jette l'épervier et retire une pierre sur laquelle est écrit: Je n'existe pas. Signé: Dieu. Et l'ami athée lui dit: Tu vois bien!

Flaubert a choisi pour son roman antique, Carthage, comme le lieu de la civilisation la plus pourrie du globe, et, en six mois, il n'a fait encore, dit-il, que deux chapitres: un repas de mercenaires et un lupanar de jeunes garçons[1].

[Note 1: Le chapitre a dû être abandonné.]

Là dessus Saint-Victor se met à proclamer sa catholicité d'artiste et de lettré, à dire qu'il lit avec un plaisir énorme les débats de l'affaire Mortara, pris d'un intérêt passionné pour tout ce qui touche à la mythologie. «Ah! s'écrie l'original catholique, je ne connais rien de beau comme une grande fête dans Saint-Pierre, les cardinaux qui lisent leurs bréviaires, dans ces poses insolemment renversées des pendentifs, avez-vous vu, avez-vous vu?… Oui, la religion catholique, au fond c'est une fameuse mythologie!»

Et c'est un convive qui compare Aubryet à un chat dans un courant électrique; et c'est un autre qui, énumérant les journaux en possession des juifs, la PRESSE, le CONSTITUTIONNEL, les DÉBATS, le COURRIER DE PARIS, déclare que la littérature est déjà domestiquée par eux.

Le dîner se termine par un humoristique récit d'une pendaison à Londres, fait par Gavarni. Une petite pluie fine,—il pleut toujours quand on pend, —le patient en paletot de caoutchouc et en bonnet de coton, un ministre anglican qui lui lit du Bonhomme Richard, pendant qu'on passe dans la foule des assiettes de petites dragées blanches.

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13 novembre.—Habiles gens, ces philosophes académiques du XVIIIe siècle, les Suard, les Morellet, plats, serviles, rentés par les seigneurs, à peu près entretenus de pensions par des grandes dames, avec aux jambes, les culottes de Mme Geoffrin. Ces âmes d'hommes de lettres-là font tache dans ce libre XVIIIe siècle par la bassesse sourde du caractère, sous la hauteur des mots et l'orgueil des idées. Le monde de l'art, au contraire, contient les nobles âmes, les âmes mélancoliques, les âmes désespérées, les âmes fières et gouailleuses, comme Watteau qui échappe aux amitiés des grands, et parle de l'hôpital ainsi que d'un refuge; comme Lemoyne qui se suicide, comme Gabriel de Saint-Aubin qui boude l'officiel, les académies, et suit son génie dans la rue, comme Le Bas qui met son honneur d'artiste sous la garde de la blague moderne.

Aujourd'hui, nous avons changé cela: ce sont les lettres qui ont pris cette libre misanthropie de l'art.

—Dans les tableaux italiens, l'écartement des yeux dans les têtes, marque l'âge de la peinture. De Cimabué à la Renaissance, les yeux vont de maître en maître en s'éloignant du nez, quittent le caractère du rapprochement byzantin, regagnent les tempes, et finissent par revenir chez le Corrège et chez André del Sarte à la place où les mettaient l'Art et la Beauté antique.

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Décembre.—La plus étonnante modernité étonne et charme dans Lucien. Ce Grec de la fin de la Grèce et du crépuscule de l'Olympe, est notre contemporain par l'âme et l'esprit. Son ironie d'Athènes commence la «blague de Paris». Ses dialogues des courtisanes semblent nos tableaux de moeurs. Son dilettantisme d'art et de scepticisme se retrouve dans la pensée d'aujourd'hui. La Thessalie de Smarra, la patrie nouvelle du fantastique s'ouvre devant son âne. Son style même a l'accent du nôtre. Le boulevard pourrait entendre les voix qu'il fait parler sous la Lesché! Un écho de son rire rit encore, sur nos tréteaux, contre le ciel des dieux… Lucien! en le lisant, il me semble lire le grand-père de Henri Heine: des mots du grec reviennent dans l'allemand, et tous deux ont vu aux femmes des yeux de violettes.

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ANNÉE 1859

2 janvier 1859.—J'ai pour mes étrennes la dernière épreuve de la seconde édition de l'HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE.

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7 janvier.—Après sept ou huit mois d'absence, Pouthier s'est décidé à revenir dîner chez nous. Une existence de plus en plus fantastique. Il gîte rue de l'Hôtel-de-Ville, chez un logeur de maçons. Et dès cinq heures du matin chi, chi, boum boum, le bois qu'on scie pour la soupe, et la tombée des bûches, et le feu qu'on souffle, et le lourd départ, puis, quelques heures après, la dégringolade par l'escalier de toute la marmaille de la maison dans les vieux souliers, les souliers trop larges de leurs pères et mères.

Il y a eu des jours dans sa vie, où il est resté couché, trompant la faim avec des cigarettes, et il raconte pour se consoler qu'il a un camarade de chambre encore plus rafalé que lui, demeuré deux jours au lit sans manger, —et l'affreux, dit-il, c'est qu'il l'entendait rêver qu'il faisait des repas à trois services.

Au milieu de cette existence, il a été à une noce où la demoiselle d'honneur était une femme qui fait tirer des loto dans les gargots, et où la mère de la mariée a fait apporter, pendant la promenade, des canons de chez un marchand de vin à toutes les personnes rassemblées dans cinq ou six fiacres, et buvant à la portière, et où la mariée, au repas de noce, lui voyant mettre de l'eau dans son vin, lui a demandé s'il avait une vilaine maladie?

Un autre jour, une partie toute différente. Introduit, je ne sais comment, dans la maison de M. Clermont-Tonnerre, où avait lieu une fête d'enfants, une représentation de la BARBE-BLEUE; sur un théâtre admirablement machiné par un répétiteur de l'École centrale, et dont il avait peint la toile: fête, où il avait tous les succès pour sa gaieté, pour sa camaraderie avec les moutards, pour ses imaginations drolatiques; fête, où il s'était trouvé heureux, heureux comme tout, jusqu'au moment où M. Clermont-Tonnerre voulait à toute force faire atteler pour le reconduire chez lui et où il avait été forcé d'esquiver la politesse, en lui disant qu'il allait retrouver une petite femme tranquille, que son arrivée en équipage effaroucherait.

Pendant ce temps, il est encore devenu l'ami intime du corps des pompiers, pour lesquels, à l'occasion du bal qu'ils donnent tous les ans, il a peint un resplendissant transparent, une peinture de onze pieds, qui—amère ironie—lui a été payée par quelques paroles bien senties du préfet de la Seine, le félicitant de son désintéressement envers un corps qui rend de si grands services.

Ma foi, ce garçon, à bien regarder autour de moi, je l'estime plus que beaucoup d'autres. Il a le malheur, il est vrai, de se complaire parmi la crapule; mais il est incapable de trahir ses antipathies et de caresser quelqu'un pour avoir une commande. Il est banal, putain, mais si délicat, si rebelle aux emprunts et si peu susceptible, au milieu de sa noire misère, d'un sentiment envieux, haineux pour les heureux de ce monde. Il ne dit pas comme au théâtre: «Ma mère! ma mère!» blague même outrageusement le sentiment filial, et cependant il a envoyé à sa mère la moitié du peu qu'il a gagné cette année; et à la malédiction qu'elle vient de lui adresser pour n'être pas allé la voir à Saint-Germain, juste le premier jour de l'an, il a répondu par ce mot: «Je n'ai pas pu parce que… et je t'affranchis ma lettre, ce qui me prive toute la journée de fumer.»

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27 janvier.—Ce matin, Scholl me disait un joli mot sur Barrière: «Oui, oui, il a du talent, mais il ne sait pas se le faire pardonner!»

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27 janvier.—Notre roman LES HOMMES DE LETTRES est fini. Plus qu'à le copier. C'est singulier, en littérature, la chose faite ne vous tient plus aux entrailles. L'oeuvre que vous ne portez plus, que vous ne nourrissez plus, vous devient pour ainsi dire étrangère. Il vous prend de votre livre une indifférence, un ennui, presque un dégoût. Ç'a été notre impression de tous ces jours-ci.

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Vendredi, 28 janvier.—Gavarni tombe chez nous à la fin du dîner; il n'a pas faim, il vient de déjeuner: il est sept heures. C'est bien lui, un esprit qui ne prend plus aucune jouissance par la guenille matérielle, et qui n'a, en ce moment, de plaisir, de récréation à son terrible labeur, que lorsqu'il a la conversation d'un de ces gens qu'il appelle les riches, les êtres pleins de faits, comme Guys, Aussandon, etc., ces originaux complexes qui sont un résumé et un assemblage d'un tas de choses, ces hommes au langage concret, dont la vie, selon la phrase du dessinateur, «se passe à être un objet d'étude et de jouissance pour l'intelligence de ceux qui boivent avec eux, et cela sans qu'il reste rien de cela dans une oeuvre écrite ou peinte». Gavarni ne dîne-t-il pas dans ce moment à la Poissonnerie anglaise, absolument parce que le maître du restaurant lui révèle les différents trucs avec lesquels les filous volent dans les cafés.

Il nous dit que la géométrie devrait être la forme des choses dans l'espace. Il nous parle des choses qui, n'ayant que deux qualités, comme la fièvre ou la musique: l'intensité et le temps,—marqués par un bâton montant et descendant sur un plan fixe,—devraient écrire leur forme.

Il est fatigué, il a couru tous ces temps-ci, il a vu tous les banquiers, Rothschild, Solar, etc., à propos d'un emprunt de 50,000 francs qu'il voudrait faire sur sa maison du Point-du-Jour. Il a trouvé dans les banquiers, des banquiers… Ce qui lui est le plus pénible, c'est que le Crédit foncier, auquel il s'était adressé en dernier ressort, l'a dérangé un mois. Pas une amertume, rien que le regret d'avoir été tiré de son travail ordinaire.

En passant rue Montesquieu, devant un magasin de confection.

—Tiens, je vais m'acheter un pantalon…

On monte.

—Un pantalon bien chaud et foncé…

On lui prend mesure.

—Je n'y entends rien, mais du tout… Il m'ira, vous croyez?… Combien?

—Vingt-six francs.

Il paie et emporte sous son bras son pantalon.

Nous entrons dans le petit café borgne de la voiture. Nous causons d'un projet dont il a été question, d'un grand ouvrage d'illustration sur la Cour impériale. Il s'écrie: Oui, oui, j'y ai souvent pensé!… Puis il nous apprend qu'il était question, ces jours-ci, de refaire un costume de la garde, quelque chose dans le genre des horse-guards: «Il n'y avait que moi, et je ne leur aurais pas fait un costume d'opéra. Mais la paresse du corps m'envahit tout à fait, la paresse du corps qui devient plus forte, à mesure que ma pensée s'active.»

—Monsieur Guillaume?

A cette appel du garçon, Gavarni se lève, nous serre la main. M. Guillaume, c'est le nom sous lequel on le connaît à la gondole.

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17 février.—Je suis dans une pièce au rez-de-chaussée, où deux fenêtres sans rideaux versent un jour crû, et laissent voir un jardinet pelé, aux arbustes maigres. Devant moi une grande roue, et sur la roue le bras nu d'un homme, la manche relevée; à côté, le dos d'un autre homme en blouse grise, encrant et chargeant une planche de cuivre sur la boite, l'essuyant avec la paume de sa main, la tamponnant avec de la gaze, la bordant et la margeant avec du blanc d'Espagne; aux murs deux caricatures au fusain attachées par des épingles; dans un coin un vieux coucou qui semble respirer bruyamment chaque seconde de l'heure; au fond, au milieu de grands cartons debout sur deux rayons, un poêle en fonte, au pied duquel est aplati un chien noir dormant et ronflant.

Et, à tout moment, les carreaux tintent, et trois enfants joufflus, comme des derrières d'anges, collent leurs visages aux vitres, et, à tout moment, la porte s'ouvre et les trois enfants roulent dans les jambes de l'homme qui prépare la planche, et ressortent.

Et moi, sur ma chaise, j'attends avec l'émotion d'un père qui attend un héritier ou rien. C'est ma première eau-forte que je fais tirer chez Delâtre: le portrait d'Augustin de Saint-Aubin… Oui, voilà plusieurs jours que nous sommes plongés dans l'eau-forte, mais jusqu'au cou et même par-dessus la tête. Particularité étrange, rien ne nous a pris dans la vie comme ces choses: autrefois le dessin, aujourd'hui l'eau-forte. Jamais les travaux de l'imagination n'ont eu pour nous cet empoignement, qui fait absolument oublier non seulement les heures, mais encore les ennuis de la vie, et tout au monde. On est de grands jours à vivre entièrement là dedans. On cherche une taille comme on ne cherche pas une épithète, on poursuit un effet de griffonnis comme on ne poursuit pas un tour de phrase. Jamais peut-être, en aucune situation de notre vie, autant de désir, d'impatience, de fureur d'être au lendemain, à la réussite ou à la catastrophe du tirage.

Et voir laver la planche, la voir noircir, la voir nettoyer, et voir mouiller le papier, et monter la presse, et étendre les couvertures, et donner les deux tours, ça vous met des palpitations dans la poitrine, et les mains vous tremblent à saisir cette feuille de papier tout humide, où miroite le brouillard d'une image à peu près venue.

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—Au café Riche, un vieillard était à côté de moi. Le garçon, après lui avoir énuméré tous les plats, lui demanda ce qu'il désirait: «Je désirerais, dit le vieillard, je désirerais… avoir un désir.»—C'était la Vieillesse, ce vieillard.

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Mars.—Tous ces temps-ci, nous ne voyons personne, nous restons plongés et la pensée enfermée dans l'eau-forte. Rien n'occupe, rien n'arrache aux soucis comme ces distractions mécaniques. Distraction venue à temps et qui nous empêche de songer au retardement de notre roman dans la PRESSE. Allons, nous voilà dans les mains un outil d'immortalisation pour ce que nous aimons, pour le XVIIIe siècle, et nous roulons projets sur projets de livres à figures, popularisant par l'estampe les hommes et les choses de ce temps: d'abord une série sur les artistes par fascicules et dont la première livraison, LES SAINT-AUBIN, s'imprime dans ce moment chez Perrin de Lyon; puis un PARIS AU XVIIIe SIÈCLE, donnant les tableaux et les dessins inédits; enfin les personnages célèbres peints au pastel par La Tour, les masques et les têtes reproduites dans leur grandeur nature.

Il faut en ce monde beaucoup faire, beaucoup vouloir.

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26 avril.—Il me semble que tout joue faux autour de moi. Je souffre au contact des autres. Le bruit des paroles et des gens qui m'entourent me blesse et m'agace. Ma bonne, ma maîtresse me paraissent plus bêtes que les autres jours. Mes amis m'ennuient, et me semblent s'entretenir d'eux-mêmes plus qu'à l'ordinaire. La sottise que j'accroche ou avec laquelle je suis forcé d'échanger quelques mots, me grince aux oreilles. Tout ce que j'approche, tout ce que je touche, tout ce que je perçois me gratte à rebrousse-nerfs. Je n'attends rien et j'espère cependant quelque chose d'impossible, un transport, je ne sais comment, loin des milieux où je vis, loin des journaux annonçant ou n'annonçant pas le passage du Tessin par les Autrichiens, loin de mon moi, contemporain, littéraire et parisien, un transport qui me jetterait dans une campagne couleur de rose, semblable à la FOLIE de Fragonard, gravée par Janinet,—et où la vie ne m'embêterait pas.

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27 avril.—De l'ennui, de l'ennui plus noir, plus profond, plus intense, et nous nous y enfonçons, non sans une certaine jouissance amère et rageuse. Au fond de nous, la pensée de dépouiller notre qualité de Français, d'aller à l'étranger recommencer la Hollande libre parleuse des XVIIe et XVIIIe siècles, de faire un journal contre ce qui est, de s'ouvrir, de briser le sceau sur sa bouche, de répandre ses dégoûts dans un cri de colère… Il y a depuis un mois une veine de malheur sur nous. Tout avorte, tout manque, tout rate. Notre pièce, annoncée par les journaux comme reçue, est au panier. Notre roman à moitié composé nous a été rendu. Et par là-dessus des ennuis de rembaillement de fermes et des accrocs de santé.

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8 mai.—On a beaucoup écrit sur la tragédie, sur la grande tragédie du grand siècle. Et rien ne la dit, rien ne la montre comme une image, cette belle gravure des COMÉDIENS FRANÇAIS de Watteau.

Comme c'est l'interprétation parlante de la tragédie, telle qu'elle fut conçue dans le cerveau d'un Racine, déclamée, chantée, dansée par une Champmeslé, applaudie par les gens bien nés d'alors et les seigneurs sur les banquettes. En voici la pompe, la richesse, la composition solennelle, le geste accompagnant la mélopée… Oui, la tragédie respire et vit là, mieux que dans l'oeuvre imprimée et morte de ses maîtres, mieux que dans les reconstitutions des critiques; oui, là, sous ce portique ordonnancé par un Perrault, qui laisse voir sous un de ces arcs le jet d'eau d'un bassin de Latone; là, dans ce quatuor balancé, dans cette partie carrée où la passion dramatique semble un menuet grandiose.

Quel Roi-Soleil de l'alexandrin, celui à qui une Ariane dit: «Seigneur!» ce glorieux personnage couronné de sa perruque, en grand et magnifique habit, avec ses brassards et ses cuissards de dorure et de broderie, sa cuirasse de rayons! Et quelle reine magique de Versailles, celle qu'on appelle de ce grand nom: «Madame!» la princesse au panier superbe, au corsage semblable à la queue d'un paon! Et l'attitude respectueuse de ces deux ombres qui suivent le Prince et la Princesse, en portant la queue de leurs tirades: le confident et la confidente, ces deux silhouettes qui se détournent pour pleurer et font une si régulière perspective d'attendrissement!

—On a souvent essayé de définir le Beau en art. Ce que c'est? Le Beau est ce qui paraît abominable aux yeux sans éducation. Le Beau est ce que votre maîtresse et votre bonne trouvent d'instinct affreux.

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11 mai.—On sonne. C'est Flaubert, à qui on a dit que nous avions vu quelque part une masse à assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander l'adresse de la collection. Il nous conte ses embarras au sujet de son roman carthaginois: il n'y a rien. Pour retrouver, il faut inventer du vraisemblable… Et il se met à regarder avec le plaisir exubérant d'un enfant qui contemple une boutique de joujoux, et il s'amuse une grande heure à voir nos cartons, nos livres, nos petits musées.

Flaubert ressemble extraordinairement aux portraits de Frédérick Lemaître jeune. Il est très grand, très large d'épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupières un peu soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. Il passe quatre ou cinq mois à Paris, n'allant nulle part, voyant seulement quelques amis, menant la vie d'ours que nous menons tous, Saint-Victor comme lui, et nous comme Saint-Victor.

Cette ourserie de l'homme de lettres au XIXe siècle est curieuse, quand on la compare à la vie mondaine des littérateurs du XVIIIe siècle, de Diderot à Marmontel. La bourgeoisie de l'heure actuelle ne recherche guère l'homme de lettres que lorsqu'il est disposé à accepter le rôle de bête curieuse, de bouffon ou de cicérone à l'étranger.

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14 mai.—Charles Edmond, qui a vécu partout et connu tout le monde, et qui, de temps en temps, dans la causerie, entr'ouvre ses mémoires, et en tire une curieuse figure, un souvenir caractéristique, nous conte ceci, à propos de la susceptibilité nationale des Italiens.

Il y a sept ans, il se trouvait à Nice, en même temps qu'Orsini avec lequel il était assez intimement lié. Un matin, Orsini l'invite à déjeuner, il refuse, lui disant, en forme de plaisanterie, qu'il est un mangeur sérieux, aimant un morceau de boeuf, et que les Italiens se nourrissent de polenta et de macaroni. Là-dessus il s'en va déjeuner chez une comtesse russe à laquelle Orsini faisait la cour. Pendant qu'il est là, un comte Pepoli, ami commun d'Orsini et de Charles Edmond, le fait demander dans l'antichambre, lui dit qu'Orsini a consacré toute sa vie à la patrie italienne, qu'il n'y a pour lui de plus mortelle injure qu'une offense au drapeau italien… et, de fil en aiguille, Charles Edmond découvre qu'il venait comme témoin à cause du propos sur la polenta et le macaroni.

Là-dessus survient la comtesse, qui se moque tellement d'Orsini, qu'un peu honteux de sa folle susceptibilité, il se raccommode avec Charles Edmond.

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22 mai.—Chez Charles Edmond nous rencontrons About. En nous promenant dans le bois de Bellevue, il cause, il s'ouvre, il s'expansionne. C'est la mesure d'intelligence d'un homme du monde très intelligent, avec un rien de pion et un peu du bagout de faiseur. Il nous parle de sa personne, de ses cheveux déjà gris, de sa mère, de sa soeur, de sa famille, de son château de Saverne, de ses cinq domestiques, des dix-huit personnes qu'il a toujours à sa table, de sa chasse, de son ami Sarcey de Suttières, dont le roman des «Salons de province» vient comme du Balzac bien écrit, de la désillusion qu'il a eue à relire NOTRE-DAME DE PARIS, la semaine dernière, des qualités de Ponson du Terrail, et du cas qu'il en fait avec Mérimée. C'est le moi du succès, mais point trop lourd, point trop insupportable, et sauvé par des singeries spirituelles, par de petites caresses littéraires à l'endroit des littérateurs qui sont là, et auxquels il sert des citations de leurs livres. Mais dans sa conversation, pas un atome qui ne soit terrestre, parisien, et de petit journal.

Il nous entretient de son livre la QUESTION ROMAINE, qui vient d'être saisi. Il nous dit, et nous le croyons, que l'Empereur a corrigé les épreuves, que Fould y a travaillé et que Morny a fourni la fin, «la Métropole à Paris», une idée du MÉMORIAL, une idée de l'autre, dont tout cet empire est une contrefaçon. About a ajouté que Fould lui avait confié qu'on préparait les appartements du pape à Fontainebleau, à Fontainebleau! si par hasard il voulait se montrer méchant, ou si Antonelli faisait quelque tour.

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—Si j'étais tout à fait riche, j'aurais aimé à faire une collection de toutes les saletés des gens célèbres sans talent, payant au poids de l'or le plus mauvais tableau, la plus mauvaise statue de celui-ci et de celui-là. Cette collection, je l'aurais livrée à l'admiration des bourgeois, et après avoir joui de leur stupide épatement, sur l'étiquette et le grand prix de l'objet, je me serais livré à un éreintement épileptique, composé avec du fiel, de la science et du goût.

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12 juin.—Dîner à Bellevue avec Saint-Victor.

Comme nous revenons par les voies qui descendent du chemin de fer Montparnasse à la rue de Grenelle, nous voici avec Saint-Victor, à regarder le ciel éclairé par un splendide clair de lune, et nous disant que c'est cette même voûte vers laquelle se sont tournés les yeux de ces millions d'hommes morts, pour des causes si diverses et des querelles si contraires,—depuis les soldats de Sennachérib jusqu'aux soldats de Magenta.

Et nous nous demandons ce qu'il peut y avoir derrière cette voûte, ce que signifie cette comédie: la vie; ce que c'est que ce Dieu, qui est loin de nous apparaître avec les attributs de la bonté, ce Dieu qui préside à la loi du dévorement des créatures; ce Dieu de cette nature, seulement préoccupée de la conservation des espèces et si férocement dédaigneuse des individus… Et puis Dieu, se le figure-t-on occupé à fabriquer la cervelle de M. Prud'homme ou des insectes innommables?…

Et l'éternité, cette chose qui n'aura jamais de fin et qui n'a jamais eu de commencement. C'est cela surtout, l'éternité en arrière, que notre pauvre cervelle ne peut imaginer… Et pas une révélation, cela était si facile à Dieu… oui, de grandes lettres dans le ciel, quoi, une charte divine, imprimée clairement en caractères de feu. Ah! le Buisson ardent devrait bien se rallumer… Enfin l'immortalité de l'âme, qu'est-elle? Est-ce une immortalité de l'âme personnelle? est-ce une immortalité de l'âme collective? Collective, c'est plutôt à penser. La nature n'est pas personnelle, elle est collective. Oui, oui, une immortalité à la gamelle! lui dis-je.

… Et songer que l'humanité est si jeune, songer que vingt-quatre centenaires, se tenant par la main, nous feraient une chaîne qui nous ramènerait aux temps héroïques, à Thésée…

Ah! tenez, il faut en revenir à Kant: toutes les fois qu'il avait essayé d'échafauder un système, l'ayant senti s'écrouler, il a conclu qu'il n'y avait que la morale, le sentiment, du devoir. Mais c'est diantrement froid, fichtrement sec… Pourquoi sur cette terre? Pourquoi la mort? Et puis après la mort! Au fond, c'est la pensée fixe de l'homme. Et que personne de ceux qui sont morts ne soit revenu dans le rêve d'un vivant, à ce moment où il est délié de la vie, un père pour avertir son fils, une mère, une mère!… Ah! mon cher, DIIS IGNOTIS, c'était un bel autel des Athéniens.

Au fond de ce monologue à bâtons rompus, je sens la préoccupation et la terreur du au-delà de la mort, que donne aux esprits les plus émancipés l'éducation religieuse.

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—Jeté sur le pavé les SAINT-AUBIN: la première livraison d'un beau livre de biographies d'art sur le XVIIIe siècle que nous avons en tête.

—Nous avons pris, ces temps-ci, un maître d'armes, un vrai maître d'armes, comme George Sand en mettrait un dans ses romans. Républicain et philanthrope axiomatique comme Sancho Pança, rustique et aimant la campagne comme un Parisien, industrieux comme un sauvage et, avant de posséder une centaine de mètres à Créteil, habitant un wagon de marchandises monté sur un mur dans un terrain vague.

En somme, l'escrime, la science la plus problématique du monde—après la politique.

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22 juin.—Notre siècle, un siècle d'à peu près. Des hommes qui ont à peu près du talent, des flambeaux qui sont à peu près dorés, des livres qui sont à peu près imprimés,—et tout au monde qui est à peu près à bon marché.

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—Dialogue:

—Bonjour, mère Mahu! Et vos enfants?

—Oh! j'en ai déjà un de placé.

—Où ça?

—A Clairvaux.

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—Louis XIV, véritable et prodigieuse incarnation de la Royauté. C'est de lui-même qu'il en tire l'image. Il fixe le personnage royal, comme un grand acteur fixe un type au théâtre.

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—Un temps dont on n'a pas un échantillon de robe et un menu de dîner, l'Histoire ne le voit pas vivre.

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Août.—1° Une troupe de comédiens. 2° Une troupe de danseuses. 3° Des montreurs de marionnettes (au moins trois ou quatre). 4° Une centaine de femmes françaises. 5° Des médecins, des chirurgiens, des pharmaciens. 6° Une cinquantaine de jardiniers. 7° Des liquoristes; des distillateurs. 8° 200 000 pintes d'eau-de-vie. 9° 30 000 aunes de drap bleu et écarlate.

Voilà avec quoi Napoléon se faisait fort de fonder une société civilisée en Égypte.

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12 août.—Hier j'étais à un bout de la grande table du château. Edmond à l'autre bout causait avec Thérèse. Je n'entendais rien, mais quand il souriait, je souriais involontairement et dans la même pose de tête… Jamais âme pareille n'a été mise en deux corps.

—J'ai mesuré: il faut à la campagne un invité par arpent.

—J'ai eu des chaleurs de tête, des dévouements d'idées, des enthousiasmes d'âme; mais à présent je juge qu'il n'y a pas une chose ou une cause qui vaille un coup de pied dans le cul,—au moins dans le mien.

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28 septembre.—On sonne. C'est Gavarni que nous n'avons pas vu depuis deux mois. Il vient perdre sa journée avec nous. Pendant tout ce temps, pendant ces deux mois il n'a vu personne. Il a été un instant malade: «Oui, nous dit-il, car pour moi il n'y a pas d'autre mal que la crainte de la maladie, et je l'ai eue. Ç'a été une douleur au coeur, et le sang si fort à la tête que je craignais à tout moment de tomber. J'avais perdu le sentiment de la verticalité… Vous concevez, ce n'était pas drôle.» Mais le médecin l'a rassuré: ce n'était que rhumatismal.

Il n'a guère fait qu'une sortie pour aller acheter 300 francs de plantes à l'exposition d'horticulture. «C'est ma grande passion, dit-il, cela n'a cependant aucun rapport avec mes idées, avec les mathématiques.» Pourtant cette chinoiserie, comme il l'appelle, est si forte en lui qu'il a été transporté par la lecture d'un catalogue de pépiniériste d'Angers, et qu'il songe, lui si casanier, à faire le voyage par amour d'une plante annoncée: le lierre à feuilles de catalpa.

Il nous parle de son jardin, des choses qu'il veut y amener, des nouveaux arbres qu'il y plantera, de son dégoût absolu de l'arbre caduc, de son projet de tout mettre en arbres verts et de tuer ses grands arbres avec du lierre qui montera dans leurs branches. Il médite une réhabilitation de l'arbre vert, un guide de l'amateur d'araucarias et de cyprès, sous le titre: LE JARDIN VERT; s'élevant contre le préjugé qui fait de l'arbre vert un arbre triste, nous citant son buisson ardent de houx, rouge de baies comme un sorbier.

Nous causons photographie et de la façon demoiselle, dont se colorient les figures dans la chambre noire, du contraste complet avec la manière de sentir et de reproduire des peintures. Il nous dit qu'évidemment la peinture est une convention dont le triomphe est le style, c'est-à-dire «la tension de l'entendement vers l'idéalité»!

De là, la causerie saute à la femme. Selon lui, c'est l'homme qui a fait la femme en lui donnant toutes ses poésies. Il se plaint de sa non-compréhension, de son bavardage vide… Dans le temps où il imaginait dans sa tête des caricatures fantastiques, il avait eu l'idée de celle-ci: Un homme aimé. C'était une femme, les bras noués autour du cou d'un homme qui la portait avec effort sur son dos… Et il nous entretient de ses chasses d'autrefois à la femme, chasses à l'inconnu, dont le grand charme est l'aléatoire, l'aléatoire qui, dit-il, «fait le pêcheur à la ligne, le joueur, le coureur de femmes».

Puis nous arrivons aux mathématiques, nous ne savons plus par quel zigzag. Ici il ne mange plus,—car nous dînions,—sa voix devient amoureuse, son oeil, plus vif, prend de la fixité, et avec sa haute parole, il nous emporte comme dans un monde de rêves et d'idées, où il fait jaillir, sous des mots, des éclairs qui nous montrent des sommets.

Il va publier bientôt un premier cahier de ses recherches sur le mouvement et la vitesse… Mais il y a pour lui une difficulté personnelle à se faire accepter, à se faire lire. Car sur de telles choses, il faut qu'il compte avec les préjugés du public, les préventions des savants, pour lesquels il n'est que le peintre des DÉBARDEURS. Il est obligé par là à une défiance de toute poésie: «Il faut s'astreindre à écrire cela comme un maître d'école de village.» Il faut aussi commencer par des choses qui ne renversent personne, et ne venir qu'après aux grandes révolutions, à celle qu'il veut tenter contre le calcul différentiel, contre l'X. Et il s'écrie: «La mathématique meurt de l'X!»

C'est tout un renversement de la géométrie qu'il nous indique… Les géomètres ne sont que des arpenteurs qui mesurent à un cheveu près la distance de la terre au soleil; mais ce cheveu, qui n'est rien pour nous, est énorme comparé par nous à l'acarus du bourdon… La géométrie mal baptisée: mesure de la terre: ce n'est pas de mesure qu'il s'agit, «c'est de faire connaître, c'est de donner la forme de la durée et de l'intensité des choses.»

Et redescendant brusquement à terre, il termine la conversation par un charmant portrait en quatre mots de son vieil ami Chandellier, ce comique mélacolique aux cheveux blancs et tout plein au fond de vignettes de romances.

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—Il est indispensable, pour être célèbre, d'enterrer deux générations: celle de ses professeurs et celle de ses amis de collège,—la vôtre et celle qui vous a précédé.

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Il y a dans le talent de certains hommes, une certaine continuité et égalité de production qui parfois m'ennuie. Ils ne me semblent plus écrire, mais couler. Ce sont ces fontaines de vin des fêtes publiques, une distribution de métaphores au peuple.

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Le peuple se promène au cimetière et fait des visites à l'hôpital.

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_15 octobre.—Edouard nous enlève passer deux jours à la Comerie… Nous allons voir, au château de Boran, chez la comtesse de Sancy dont le mari est Sancy-Parabère, et qui est dame d'honneur de l'Impératrice, le portrait de Mme de Parabère.

C'est un triomphant portrait de Largillière. La dame galante, dans un corsage aux tons violets, affectionnés par le Titien, trône sur des ondoiements de satin saumoné. D'une main elle cueille un oeillet donné par le Régent, et qui serait, d'après une légende de famille, le prix de sa livraison. Dans le bas du tableau, un négrillon du Véronèse tend une corbeille de fleurs à celle que le Régent appelait mon petit corbeau noir, à la frêle jeune femme aux nerfs d'acier pour le plaisir et l'orgie.

Un portrait où éclate l'esprit de la physionomie, ce caractère tout moderne et qui se lit assez peu dans les portraits du temps de Louis XIV, et même dans la plupart des portraits, au type bovin de la Régence, peints par Nattier. Et à cette physionomie moderne se trouve alliée une grâce légère et volante dans l'arrangement du costume, et l'accommodement de la chevelure joliment frisée et relevée en deux cornes, qui lui font un diadème de déesse amoureuse: toutes choses dont il n'existe rien dans le portrait gravé de Vallée.

Au moment de partir, Mme de Sancy, qui est la fille du général Lefebvre-Desnouettes, nous offre aimablement de visiter son musée napoléonien: la chambre de Napoléon à l'hôtel de la rue de la Victoire, léguée à son père.

La porte de cette pièce, qui était mansardée, a tout au plus la hauteur d'un homme un peu grand. Sur un fond brun violacé, des arabesques, genre Pompéi, en camaïeu d'un blanc bleuâtre, et où l'on voit, sous une figuration de la Légion d'honneur, Honneur et Patrie, d'un côté une tête d'homme antique surmontée d'un aigle, de l'autre, une tête de femme antique surmontée d'un crocodile. Le lit est en bois peint en bronze vert, des canons en font les quatre montants, et la flèche du lit est une lance de laquelle tombent des rideaux pareils aux rideaux de la fenêtre, des rideaux de tente, de la cotonnade à grandes rayures bleues. A côté, se trouve une petite commode d'acajou à têtes de lions avec des anneaux dans la gueule. Le bureau sur lequel fut peut-être préparé le 18 Brumaire a, sur les côtés, l'applique de deux glaives antiques, toujours peints en bronze vert. Les sièges simulent des tambours.

On voit dans cette chambre à coucher, l'homme d'avant Brumaire, théâtral déjà. C'est un logis qu'on dirait dramatisé avec les mauvais accessoires d'un théâtre de province.

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23 octobre.—Ce sont, chez l'homme, deux grands glas de la mort de la jeunesse, que le dégoût des sauces de restaurant et le rêve d'une maison de campagne.

—Au fond, la médisance est encore le plus grand lien des sociétés.

—Après un habit mal fait, le tact est ce qui nuit le plus dans le monde.

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29 octobre.—Vraiment, il y a du courage à résister à la tentation du feuilleton, à cette chose qui procure la grosse publicité, sans parler de la place matérielle qu'elle donne à votre individu, et de la présentation toute naturelle qu'elle fait de vous à toutes les femmes de théâtre et de la gloire touchée comptant, et de l'argent sonnant qu'elle met dans votre poche. Être dans son coin, vivre seul et sur soi-même, n'avoir que les maigres satisfactions qui vous touchent de bien loin et dont vous avez si peu conscience: la conscience du succès d'un livre qui n'est jamais au présent, mais toujours dans l'avenir. Être inconnu de ses ennemis, méconnu de ses amis par le renfermé de son oeuvre et le peu de bruit qu'on fait autour de soi-même,—il y a, surtout en ce temps, quelque force à cela.

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1er novembre.—Je vais inviter Saint-Victor à dîner. Je l'invite pour vendredi: «Ah! mon cher, c'est mon feuilleton, désolé, impossible!—Samedi, alors?—Pas possible plus que le vendredi.» Et il me montre des photographies de Memling qu'il appelle le Vinci flamand, et parle de la spiritualité de ses vierges, faite chez cet artiste avec la lymphe des Flandres.

Et comme, à la fin, nous nous mettons à causer des deux livres auquels nous travaillons, lui aux BORGIA, nous aux MAITRESSES DE LOUIS XV, nous nous avouons que ce sont des sujets diantrement embarrassants, pour ne pas compromettre deux vieilles choses que nous respectons,—peut-être parce qu'elles sont vieilles—la Papauté et la Royauté.

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—L'amour romain avait volé le soupir de l'amour grec. Il s'exhalait dans cette exclamation expirante du plaisir, dans ce mot ailé et palpitant, mourant sur le bord des lèvres: Psyché. «Mon âme.»

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Novembre.—Une belle indifférence de l'argent qui nous peint d'après nature. Nous avons donné ces jours-ci à vendre de la rente pour l'impression de nos HOMMES DE LETTRES. Et nous, qui lisons, tous les soirs, le journal LE SOIR, n'avons songé, ni l'un ni l'autre, à regarder ce qu'avait fait la Bourse.

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4 novembre.—Nous recevons nos épreuves. Quand la feuille est venue, que nos personnages paraissent vivants, que notre dialogue nous semble une voix, nous sortons de ce papier, échappé de nos entrailles et que nous corrigeons avant de nous coucher,—nous sortons avec une vraie fièvre qui nous retourne deux ou trois heures, sans sommeil, dans notre lit.

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15 novembre.—Comme mon dentiste me nettoyait les dents, penché sur moi, il me dit tout à coup: «Est-ce que vous allez quelquefois entendre les prêtres? Ils sont si bêtes! Ils n'ont jamais dit ce que c'était que Dieu!» Et la voix de mon dentiste était devenue une voix d'apôtre.—Dieu ne peut pas être homme, il est essence. Il n'y a qu'un philosophe qui a dit cela: c'est Bacon… Quant à Marie, c'est la reproduction universelle, la réverbération de Dieu. Voici ce que les prêtres n'ont jamais formulé, et cependant Apollonius de Tyanes l'a vue ainsi, des siècles avant sa naissance, car elle a existé de toute éternité!

Comme il fait chaud aujourd'hui! Quel drôle de temps! Des tremblements de terre! Vous savez qu'il vient d'y en avoir encore un à Erzeroum? Des chaleurs inexplicables! la comète de l'an passé! Tout cela est signe de quelque chose. Il va encore y avoir un fier coup de balai autour du Pape. Il ne restera presque plus de prêtres. C'est le règne de Jésus-Christ qui arrive… Et tout ça, ce ne sont pas des farces, c'est dans l'Apocalypse. Les prêtres le savent bien. Mgr l'archevêque de Paris en a parlé, de ce règne de Jésus-Christ, dans son mandement. Et il y a une église de cela, du règne de Jésus-Christ, qui était autrefois près du chemin de fer, à la barrière du Maine, et qui est maintenant au Panthéon. Je connais un médecin qui en fait partie. Ce sont les aperçus religieux de Swedenborg, mais ça n'a pas de base…

Malaise des esprits, trouble des âmes, religiosité remuant dans l'ombre, agitations sourdes de la veillée d'armes d'une suprême bataille livrée par le catholicisme, toute une mine de mysticisme couvant sous le scepticisme du XIXe siècle, il y a de cela dans les paroles de mon dentiste, sous le coup de la question italienne, des lettres pastorales des évêques, de la levée de boucliers de l'Église en faveur du pouvoir temporel; et il y a dans ces paroles comme l'annonce d'une sorte de fièvre et de délire des consciences; et j'y vois, germant déjà dans le petit bourgeois éclairé, l'anarchie des croyances et le gâchis social que cela prépare dans un avenir très prochain.

Dans ses divagations, ce dentiste a pour excuse de ne pouvoir porter quelque chose sur la tête et de tenir dans la rue son chapeau à la main, mais les folies qui jaillissent de sa faible cervelle, ne lui sont pas tout à fait personnelles: elles lui sont apportées par le courant des choses, elles lui sont soufflées par le vent des idées dans l'air.

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—Nous n'allons qu'à un théâtre. Tous les autres nous ennuient et nous agacent. Il y a un certain rire du public à ce qui est vulgaire, bas et bête, qui nous dégoûte. Le théâtre où nous allons est le Cirque. Là, nous voyons des clowns, des sauteurs, des franchisseuses de cercles de papier, qui font leur métier et leur devoir: au fond, les seuls acteurs dont le talent soit incontestable, absolu comme les mathématiques ou mieux encore comme le saut périlleux. Car, en cela, il n'y a pas de faux semblant de talent: ou on tombe ou on ne tombe pas.

Et nous les voyons, ces braves, risquer leurs os dans les airs pour attraper quelques bravos, nous les voyons avec je ne sais quoi de férocement curieux en même temps que de sympathiquement apitoyé,—comme si ces gens étaient de notre race, et que tous, bobêches, historiens, philosophes, pantins et poètes, nous sautions héroïquement pour cet imbécile de public… Au fait, quelqu'un a-t-il jamais vu une femme faire le saut périlleux, et la grande supériorité de l'homme serait-elle en cette seule et unique chose?

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—Dans les troubles de l'art, à la fin des vieux siècles, quand les nobles doctrines sont mourantes, et que l'art se trouve entre une tradition perdue et quelque chose qui va naître, il apparaît des décadents libres, charmants, prodigieux, des aventuriers de la ligne et de la couleur qui risquent tout, et apportent en leurs imaginations, avec une corruption suave, une délicieuse témérité. Tel Honoré Fragonard, le plus merveilleux improvisateur parmi les peintres.

Parfois je m'imagine Fragonard sorti du même moule que Diderot. Chez tous deux pareil bouillonnement, pareille verve. Une peinture de Fragonard, ça ne ressemble-t-il pas à une page de Diderot? Tableaux de famille, attendrissement de la nature, libertés d'un conte plaisant et en tout le même ton ému et polissonnant.

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Mardi 13 novembre.—Pour la première fois de notre vie, une femme nous sépare pendant 30 heures. Cette femme est Mme de Châteauroux, qui fait faire à l'un de nous le voyage de Rouen tout seul, pour aller copier un paquet de ses lettres intimes, adressées à Richelieu, et faisant partie de la collection Leber.

En revenant, je rencontre, à la gare, Flaubert faisant la conduite à sa mère et à sa nièce qui vont passer l'hiver à Paris. Son roman carthaginois est à la moitié. Il me parle d'un travail qu'il lui a fallu faire d'abord, tout simplement pour se convaincre que cela était comme il le disait, puis il se plaint de l'absence de dictionnaire qui le force aux périphrases pour toutes les appellations, trouvant que les difficultés augmentent à mesure qu'il avance, et forcé d'allonger sa couleur locale, ainsi qu'une sauce.

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—Tous les mariages aujourd'hui se font, sous le régime dotal. Les parents veulent bien livrer au mari, le corps, la santé, le bonheur d'une fille, enfin toute sa femme,—sauf sa fortune.

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Fin novembre.—Aujourd'hui,—je ne sais pas quel jour nous sommes, et pour combien de jours ce sera—nous avons un groom. Il a une vraie livrée: une grande redingote vert russe, un pantalon noisette, une cravate blanche et un chapeau à cocarde noire. Il tombe d'Afrique, où il a mangé de la panthère, et encore plus, je crois, de la vache enragée. C'est une charité que je fais, à ce que me dit Rose, qui est sa tante. Il a un visage, moitié singe, moitié voyou de Londres, et une petite tête et un petit corps, où semblent germer tous les mauvais instincts d'un cocher de remise, d'une bonne de fille, d'un enfant de pauvre, enfin le type complet de l'emploi. Avec cela il est socialiste, et fort monté contre les rentiers et les propriétaires.

Rose, qui, à notre école, commence à faire des tirades comme dans une pièce des boulevards, lui prêche, dans un coin de la cuisine, la religion de l'honneur.

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9 décembre.—Comme nous allions, il y a deux jours, au Musée du Louvre, demander la permission de graver le dessin de Watteau, représentant l'Assemblée des musiciens chez Crozat, Chennevières nous raconte que le Musée est, sens dessus dessous, à propos du dessin de la REVUE DU ROI, qu'on a proposé au Musée d'acheter, et que le Musée n'a pas de quoi acheter. Oh! si c'était un dessin de l'École italienne ou flamande, on en trouverait, de l'argent, et même, s'il le fallait, un certain nombre de mille francs. Chennevières nous donne l'adresse du dessin, et nous courons rue des Bourdonnais n° 13.

Nous voici dans une toute petite chambre, chauffée par un poêle de fonte, et où une grande table, sur laquelle est couché un enfant de quelques mois, tient toute la pièce. Une femme est là, qui travaille sous une lampe à la confection de chemises de peuple. Nous demandons à voir le dessin. De dessous la table elle tire un dessin empaqueté dans une serviette, et c'est le fameux dessin de l'exposition de 1781.

—Vous en voulez, Madame?

—Mille francs!

Et comme nous lui en offrons 300 francs, le prix auquel nous savions que le mari était à peu près descendu, après l'avoir fait offrir à tous les riches amateurs de Paris, un sec: «Reconduisez ces Messieurs», dit par la femme à une petite fille, nous ôte tout espoir et nous fait descendre le misérable escalier, le gosier sec comme après une grande émotion.

Le lendemain, nous offrons 400 francs au mari, à l'homme du ménage, et cela par acquit de conscience et sans la moindre espérance, quand, le soir, le mari et la femme, et même le petit enfant au sein de sa mère, nous apportent le dessin sur lequel nous ne comptions pas.

Et nous passons toute la soirée, à regarder le roi Louis XV passer la revue de sa maison militaire, son livret à la main, et les soldats microscopiques et les curieux refoulés à coups de crosse de fusil, et les chambrières montées sur le haut des carrosses, et dont un coup de vent fait envoler les jupes.—Notre plaisir mêlé d'un petit remords, d'avoir pu si peu donner d'argent, pour un si beau dessin, à de si pauvres gens!

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—Rien de plus charmant, de plus exquis que l'esprit français des étrangers, l'esprit de Galiani, du prince de Ligne, de Henri Heine.

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15 décembre.—Nous tombons sur des fragments oratoires du Marat de Lyon, sur l'éloquence grisée de Chalier, où la phrase sonne parfois comme un vers d'Hugo. Personne n'a vraiment rendu la passion, l'excitation, la furie, le grand delirium tremens de ce temps. La Révolution n'a eu pour historiens jusqu'à présent que de froids journalistes comme M. Thiers ou des harpistes comme Lamartine… Et les peintres donc, quelles pauvres intelligences! Nous étions plongés, ces journées-ci, dans les MÉMOIRES DE Mme DE LAROCHEJACQUELEIN. Quel livre! Quelle épopée! Quel roman. C'est tout à la fois l'Illiade et le Dernier des Mohicans. Que de tableaux! Le passage de la Loire à Florent-le-Vieux, c'est le passage du Nil. Et comme dans les temps antiques, toujours des individualités en relief, et la guerre ayant encore l'air d'être entre des hommes et non entre des multitudes. Là dedans, les derniers héros! Et jusqu'au comique qui se trouve mêlé au tragique, quand les restes de l'armée en guenilles s'affublent de turbans du théâtre de La Flèche, et qu'on se fait fusiller dans de vieux jupons. Oui, c'est comme la défroque du Roman comique tombée sur les épaules d'une légion thébaine. Et savez-vous ce que la peinture a trouvé dans cette retraite des Dix Mille… un curé qui monte la garde.

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—Sommes-nous bien ou mal organisés? En toute chose, nous voyons la fin, l'extrémité de la chose! Les autres se jettent comme des étourneaux, et sans réflexion, dans une aventure. Nous, dans un duel par exemple, quand nous ne voyons pas notre mort, nous voyons la mort de notre adversaire, la prison qu'il faudra faire, la pension qu'il faudra payer à la famille! C'est toujours dans notre cervelle les infinies déductions de l'imprévu, déductions qui ne viennent à la pensée de presque personne. Dans un caprice, dans une liaison, notre pensée escompte d'avance les sommes d'argent, de liberté, etc., etc., qu'il sera nécessaire de débourser. Enfin, dans un verre de vin, nous envisageons la migraine du lendemain. Ainsi de tout, et cela sans que cela nous fasse renoncer à un duel nécessaire, à une femme tentante, à une bouteille de vin supérieur.

Est-ce tout à fait un malheur? Non. Si cela empoisonne un peu la jouissance présente, l'imprévu ne vous désarçonne pas,—et vous êtes toujours prêt à aller au bout de tout ce que vous avez entrepris, avec une résolution délibérée, une volonté amassée, une patience constante des mauvais hasards.

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11 décembre.—Nous sommes à la Porte-Saint-Martin dans la loge de Saint-Victor. C'est la première de la TIREUSE DE CARTES, de Victor Séjour et de Mocquard. Saint-Victor a la bouche crispée, et cette physionomie dure, fermée, cette tête de bois qu'il a dans l'embarras, l'émotion, l'ennui.

C'est plein de mères d'actrices, de vaudevillistes, de critiques, d'hommes sans nom qui ont un nom au théâtre, ou des droits sur le directeur, ou des créances sur l'auteur, ou une parenté avec le souffleur, le placeur, et d'actrices qui ne jouent pas, et d'acteurs de province en congé, et de filles littéraires et de leurs petits amants de poche.

Dans la loge d'avant-scène du rez-de-chaussée, trône, dans le demi-jour, Jeanne de Tourbet, admirable dans sa pose de royale nonchalance, et tout entourée d'une cour de cravates blanches, qu'on perçoit dans l'ombre. Et voici Fiorentino avec son aspect et son teint de figure de cire: Bischoffsheim, l'ami de tous les critiques, papillonnant de loge en loge; la petite Dinah, avec sa jolie tête serpentine, assise au balcon à côté de la mère Félix, parée d'un manchon blanc. Ici rayonne, enveloppée de gaze comme une fiancée d'Abydos, Gisette, à côté de la femme du célèbre dramaturge Grangé; Dennery est derrière avec son petit oeil éteint. Le patriarche du feuilleton, le podagre Janin, laisse voir autour de ses poignets des manchettes de tricot rouge. Doche montre ses doux yeux d'enfant et sa mine chiffonnée, un peu écrasée par la grande passe bleue de son chapeau. Théophile Gautier, torpide à la façon d'un sphinx et d'un poussah, semble résigné à tout ce qui va se passer.

C'est une grande représentation. Il y a un sergent de ville au carreau de notre loge, et tout près un cent-garde flamboyant; et assis à côté de l'ouvreuse, Alessandri surveille le corridor, la main sur le manche d'un poignard de son pays. L'Empereur est venu applaudir avec l'Impératrice l'oeuvre de Mocquard, le ci-devant historien des Crimes célèbres, et présentement le secrétaire de l'Empereur.

La pièce commence, une pièce comme toutes celles que les rhétoriciens serrent dans leur commode. Ce n'est pas même du faux Hugo. Et dans la salle on entend les femmes murmurer dans des sortes de pâmoisons; «Oh! que c'est bien écrit!» Mais la pièce n'est pas sur le théâtre, elle est dans la salle. L'intrigue et le drame, c'est la déclaration officielle des amours de Saint-Victor et de l'actrice en scène. Toutes les lorgnettes interrogent la face de marbre du critique, et précisément en face de nous, au balcon des secondes, l'ancienne, la délaissée, l'Ariane, Ozy en personne, en compagnie de Virginie Duclay, plonge sur l'ingrat, en remuant à grand bruit un immense éventail noir, au milieu de rires ironiques.

On marche l'un sur l'autre dans les corridors, où Janin souffle sur une banquette, où Villemessant raconte le duel Galliffet, où Claudin vague, où Villemot montre un gilet blanc de la Belle Jardinière, où Crémieux se plaint de la poitrine avec des tonalités de Grassot récitant du Millevoye, où Marchal salue tout le monde.

Saint-Victor a une émotion qui se trahit par le silence, la fixité de sa lorgnette sur l'actrice, enfin par ce cri enfantin si naïf à la tombée du rideau, au quatrième acte, ce cri timide: «Lia toute seule! Lia toute seule!» quand le public rappelle les acteurs et crie: «Tous, tous, tous!»

La pièce est finie. Les ouvreuses jettent les toiles sur les velours des balcons. Le rideau s'est relevé sur la scène où les lampistes emportent les quinquets des portants. Dans la demi-nuit de la scène, nous nous heurtons à Fournier, qui se promène comme un fantôme, en cravate blanche, en habit noir, demandant nerveusement aux gens, si c'est un succès et qu'il n'a rien vu.—Cela dit du ton d'un homme qui interroge si ça va être sa faillite.

Puis des pompiers nous dégringolent sur le corps d'un petit escalier, et au bout d'un corridor noir, nous entrons dans une loge tout engorgée de monde, et à la porte de laquelle on fait queue, un bon moment. Et ce sont des effusions pareilles aux effusions de la sacristie à un mariage. Au milieu d'hommes qui s'effacent pour les laisser passer, des avalanches de femmes se précipitent sur Lia, l'embrassent. Et bientôt, sous le coup des émotions de la soirée, de l'ébranlement des nerfs de chacun, l'embrassade devient générale, et de bonne foi dans le moment. Au milieu du désordre des houppes, des pots de cold-cream, des cartons à serrer les fausses nattes, dans la lumière fumeuse et sentant la mauvaise huile de deux quinquets de cuivre à globes de lampe, assise sur un tabouret de piano, recouvert de maroquin gris perle, Lia, qui a l'air d'un petit séraphin gothique de maître primitif, et dont le corps grêle est perdu dans les grands plis d'une robe de chambre brune, aux compliments qu'on lui fait sur le talent qu'elle a su déployer, aux reproches qu'on lui adresse d'avoir été trop vite, Lia, la tête soulevée au-dessus de l'affaissement de tout son corps, répète d'un air à la fois hébété et tendre: «Ah! mes enfants! mes enfants!»

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