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Jules César

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SCÈNE III


Toujours à Rome.—Une rue.

Entre CINNA le poëte.

CINNA.—J'ai rêvé cette nuit que j'étais à un banquet avec César, et mon imagination est obsédée d'idées funestes. Je me sens de la répugnance à sortir de ma maison; cependant quelque chose m'entraîne.

(Entrent des citoyens.)

PREMIER CITOYEN.—Quel est votre nom?

SECOND CITOYEN.—Où allez-vous?

TROISIÈME CITOYEN.—Où demeurez-vous?

QUATRIÈME CITOYEN.—Êtes-vous marié ou garçon?

SECOND CITOYEN.—Répondez sans détour à chacun de nous.

PREMIER CITOYEN.—Oui, et brièvement.

QUATRIÈME CITOYEN,—Oui, et sagement.

TROISIÈME CITOYEN.—Oui, et véridiquement; vous ferez bien.

CINNA.—Quel est mon nom, où je vais, où je demeure, si je suis marié ou garçon? Eh bien! pour répondre à chacun de vous sans détour, brièvement, véridiquement et sagement, je dis sagement: Je suis garçon.

SECOND CITOYEN.—Autant dire: Il n'y a que les imbéciles qui se marient. Vous pourriez bien être rossé pour ça, j'en ai peur. Poursuivez et sans détour.

CINNA.—Sans détour? J'allais aux funérailles de César.

PREMIER CITOYEN.—Comme ami, ou comme ennemi?

CINNA.—Comme ami.

SECOND CITOYEN.—C'est répondre sans détour.

QUATRIÈME CITOYEN.—Et votre demeure? Brièvement.

CINNA.—Brièvement? Je demeure près du Capitole.

TROISIÈME CITOYEN.—Et votre nom, s'il vous plaît? véridiquement.

CINNA.—Véridiquement? Mon nom est Cinna.

PREMIER CITOYEN.—Mettons-le en pièces: c'est un conspirateur.

CINNA.—Je suis Cinna le poëte, je suis Cinna le poëte.

QUATRIÈME CITOYEN.—Mettons-le en pièces pour ses mauvais vers, mettons-le en pièces pour ses mauvais vers.

CINNA.—Je ne suis point Cinna le conspirateur.

QUATRIÈME CITOYEN.—N'importe, il se nomme Cinna; arrachons seulement son nom de son coeur, et puis nous le laisserons aller.

TROISIÈME CITOYEN.—Déchirons-le, déchirons-le,—Allons, des brandons, holà, des brandons de feu!—Chez Brutus, chez Cassius, brûlons tout.—Quelques-uns à la maison de Décius, quelques-uns chez Ligarius: partons, courons.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I


Toujours à Rome.—Une pièce de la maison d'Antoine.

ANTOINE, OCTAVE, LÉPIDUS, assis autour d'une table.

ANTOINE.—Ainsi, tous ceux-là périront. Leurs noms sont pointés.

OCTAVE.—Votre frère aussi doit mourir. Y consentez-vous, Lépidus?

LÉPIDUS.—J'y consens.

OCTAVE.—Pointez-le, Antoine.

LÉPIDUS.—À condition que Publius42 ne vivra pas, le fils de votre soeur, Marc-Antoine.

Note 42: (retour) Ce ne fut point Publius, mais Lucius César, son oncle, qu'Antoine abandonna à la proscription. PLUTARQUE, Vie d'Antoine.

ANTOINE.—Il ne vivra pas: voyez, de ce trait, je le condamne.—Mais vous, Lépidus, allez à la maison de César, rapportez-nous le testament, et nous verrons à faire quelques coupures dans les charges qu'il nous a léguées.

LÉPIDUS.—Mais vous retrouverai-je ici?

OCTAVE.—Ou ici, ou au Capitole.

(Lépidus sort.)

ANTOINE.—regardant aller Lépidus.—C'est là un homme nul et sans mérite, bon à être envoyé en message. Lorsqu'il se fait trois parts de l'univers, convient-il qu'il soit l'un des trois copartageants?

OCTAVE.—Vous le jugiez ainsi, et vous avez pris sa voix sur ceux qui doivent être désignés à la mort dans notre noire sentence de proscription!

ANTOINE.—Octave, j'ai vu plus de jours que vous; et si nous plaçons ces honneurs sur cet homme en vue de nous soulager nous-mêmes de divers fardeaux odieux, il ne fera que les porter comme l'âne porte l'or, gémissant et suant sous sa charge, tantôt conduit, tantôt chassé dans la voie que nous lui indiquerons; et quand il aura voituré notre trésor au lieu qui nous convient, alors nous lui reprendrons son fardeau, et nous le renverrons, comme l'âne déchargé, secouer ses oreilles et paître dans les prés du commun.

OCTAVE.—Vous pouvez faire ce qu'il vous plaira; mais c'est un soldat intrépide et éprouvé.

ANTOINE.—Comme mon cheval, Octave; et à cause de cela je lui assigne sa ration de fourrage. C'est un animal que j'instruis à combattre, à volter, à s'arrêter ou à courir en avant. Ses mouvements physiques sont gouvernés par mon intelligence, et à certains égards Lépidus n'est rien de plus; il a hesoin d'être instruit, dressé et averti de se mettre en marche. C'est un esprit stérile n'ayant pour pâture que les objets, les arts, les imitations, qui, déjà usés et vieillis pour les autres hommes, deviennent ses modèles. Ne t'en occupe que comme d'une chose qui nous appartient; maintenant, Octave, de grands intérêts réclament notre attention.—Brutus et Cassius lèvent des armées; il faut nous préparer à leur tenir tête. Songeons donc à combiner notre alliance, à nous assurer de nos meilleurs amis, à déployer nos plus puissantes ressources; et allons de ce pas nous réunir pour délibérer sur les moyens les plus efficaces de découvrir les choses cachées, sur les plus sûrs moyens de faire face aux périls connus.

OCTAVE.—J'en suis d'avis; car nous sommes comme la bête attachée au poteau, entourés d'ennemis qui aboient et nous harcèlent; et plusieurs qui nous sourient renferment, je le crains bien, dans leurs coeurs des millions de projets perfides.

(Ils sortent.)



SCÈNE II


Le devant de la tente de Brutus, au camp de Sardes.

TAMBOURS. Entrent BRUTUS, LUCILIUS, LUCIUS et
des soldats
; TITINIUS ET PINDARUS viennent à leur
rencontre
.

BRUTUS.—Holà, halte!

LUCILIUS.—Le mot d'ordre; holà! halte!

BRUTUS.—Qu'y a-t-il, Lucilius? Cassius est-il près d'ici?

LUCILIUS.—Tout près; et Pindarus vient vous saluer de la part de son maître.

(Pindarus donne une lettre à Brutus.)

BRUTUS.—Je reçois son salut avec plaisir. Pindarus, votre maître, soit par son propre changement, soit par la faute de ses subordonnés, m'a donné quelques sujets de souhaiter que des choses faites ne le fussent pas. Mais puisqu'il arrive, il me satisfera lui-même.

PINDARUS.—Je ne doute point que mon noble maître ne se montre tel qu'il est, plein d'égards et de considération pour vous.

BRUTUS.—Je n'en fais aucun doute.—Lucilius, un mot. Je voudrais savoir comment il vous a reçu. Éclairez-moi à ce sujet.

LUCILIUS.—Avec civilité et assez d'égards, mais non pas avec cet air de familiarité, avec ce ton de conversation franche et amicale qui lui étaient ordinaires autrefois.

BRUTUS.—Tu viens de peindre un ami chaud qui se refroidit. Remarque, Lucilius, que toujours l'amitié, quand elle commence à s'affaiblir et à décliner, a recours à un redoublement de politesses cérémonieuses. Il n'y a point d'art dans la franche et simple bonne foi; mais les hommes doubles, semblables à des chevaux ardents à la main, se montrent si vigoureux, qu'à les voir on doit tout attendre de leur courage; puis au moment où il faudrait savoir supporter l'éperon sanglant, ils laissent tomber leur tête, et, comme une bête usée qui n'a que l'apparence, ils succombent dans l'épreuve.—Vient-il avec toutes ses troupes?

LUCILIUS.—Elles comptent prendre cette nuit leurs quartiers dans Sardes. Le gros de l'armée, la cavalerie entière, arrivent avec Cassius.

(Une marche derrière le théâtre.)

BRUTUS.—Écoutons, il approche. Marchons sans bruit à sa rencontre.

(Entrent Cassius et des soldats.)

CASSIUS.—Holà, halte!

BRUTUS.—Holà, halte! Faites passer l'ordre le long des files.

(Derrière le théâtre.)

Halte! halte! halte!

CASSIUS à Brutus.—Mon noble frère, vous avez eu des torts envers moi.

BRUTUS.—O dieux que j'atteste, jugez-moi.—Ai-je jamais eu des torts envers mes ennemis? Comment donc voudrais-je avoir des torts envers mon frère?

CASSIUS.—Brutus, cette réserve cache des torts, et quand vous en avez....

BRUTUS.—Cassius, assez, exposez vos griefs sans violence. Je vous connais bien. Ne nous querellons point ici sous les yeux de nos deux armées qui ne devraient apercevoir entre nous que de l'amitié. Faites retirer vos soldats; et alors, Cassius, venez dans ma tente, détaillez vos griefs, et je vous écouterai.

CASSIUS.—Pindarus, commande à nos chefs de conduire leurs troupes à quelque distance.

BRUTUS.—Donne le même ordre, Lucilius; et tant que durera notre conférence, ne laisse personne approcher de la tente. Que Lucius et Titinius en gardent l'entrée.

(Ils sortent.)



SCÈNE III


L'intérieur de la tente de Brutus.—Lucius et Titinius à une certaine distance.

Entrent BRUTUS ET CASSIUS.

CASSIUS.—Que vous ayez des torts envers moi, cela est manifeste en ceci: vous avez condamné et noté Lucius Pella43 pour s'être ici laissé corrompre par les Sardiens, et n'avez ainsi tenu aucun compte des lettres que je vous écrivais en sa faveur parce que je le connaissais.

Note 43: (retour) Ce ne fut que le lendemain de cette querelle que Brutus condamna judiciellement en public, et nota d'infamie Lucius Pella, ce qui «dépleut merveilleusement à Cassius, à cause que peu de jours auparavant avoit seulement admonesté de paroles en privé, deux de ses amis atteincts et convaincus de mesmes crimes, et en public, les avoit absouts, et ne laissoit pas de les employer et de s'en servir comme devant. PLUTARQUE, Vie de Brutus.

BRUTUS.—C'était vous faire tort à vous-même que d'écrire pour une pareille affaire.

CASSIUS.—Dans le temps où nous sommes, il n'est pas à propos que la plus légère faute entraîne ainsi ses conséquences.

BRUTUS.—Mais vous, Cassius, vous-même, souffrez que je vous le dise: on vous reproche d'avoir une main avide, de trafiquer des emplois qui dépendent de vous, et de les vendre pour de l'or à des hommes sans mérite.

CASSIUS.—Moi une main avide!.... Vous savez bien que vous êtes Brutus lorsque vous me parlez ainsi; ou, par les dieux, ce discours eût été pour vous le dernier.

BRUTUS.—La corruption s'honore ainsi du nom de Cassius, et le châtiment est obligé de cacher sa tête.

CASSIUS.—Le châtiment!

BRUTUS.—Souvenez-vous du mois de mars, souvenez-vous des ides de mars. Le sang du grand César ne coula-t-il pas au nom de la justice? Parmi ceux qui portèrent la main sur lui, quel était le scélérat qui l'eût poignardé pour une autre cause que la justice? Quoi! nous qui n'avons frappé le premier homme de l'Univers que pour avoir protégé des voleurs, nous souillerons aujourd'hui nos doigts de présents infâmes? nous vendrons la magnifique carrière qu'ouvrent les honneurs les plus élevés, nous la vendrons pour cette poignée de vils métaux que peut contenir ma main? J'aimerais mieux être un chien et aboyer à la lune, que d'être un pareil Romain.

CASSIUS.—Brutus, ne vous mêlez pas de me gourmander, je ne l'endurerai point: vous vous oubliez vous-même; vous me poussez à bout. Je suis un soldat, moi, plus ancien que vous dans le métier, plus capable que vous de faire des conditions.

BRUTUS.—Allons donc! vous ne l'êtes nullement, Cassius.

CASSIUS.—Je le suis.

BRUTUS.—Je vous dis que vous ne l'êtes pas.

CASSIUS.—Ne continuez pas à m'irriter ainsi, ou je m'oublierai. Songez à votre vie; ne me tentez pas davantage.

BRUTUS.—Laissez-moi, homme sans consistance.

CASSIUS.—Est-il possible?

BRUTUS.—Écoutez-moi, car je veux parler. Suis-je obligé de laisser un libre cours à votre fougueuse colère? Serai-je effrayé parce qu'un fou me regarde?

CASSIUS.—O dieux! O dieux! me faudra-t-il endurer tout cela?

BRUTUS.—Oui, tout cela, et plus encore. Agitez-vous jusqu'à ce que votre coeur orgueilleux en éclate. Allez montrer à vos esclaves combien vous êtes colérique, et faire trembler vos vilains. Faudra-t-il que je m'écarte? Faudra-t-il que je vous observe? Faudra-t-il que je subisse en rampant les caprices de votre humeur maussade? Par les dieux, vous dévorerez tout le fiel de votre bile, dussiez-vous en crever, car désormais je veux que vos accès de fureur servent à m'égayer, oui, à me faire rire.

CASSIUS.—Quoi! nous en sommes là!

BRUTUS.—Vous dites que vous êtes un meilleur soldat, faites-le voir; justifiez votre bravade, et ce sera me faire un vrai plaisir. Je serai bien aise, pour mon compte, de m'instruire à l'école des hommes supérieurs.

CASSIUS.—Vous me faites injure sur tous les points; vous me faites injure, Brutus! J'ai dit un plus ancien soldat, et non un meilleur. Ai-je dit meilleur?

BRUTUS.—Quand vous l'auriez dit, peu m'importe.

CASSIUS.—César, lorsqu'il vivait, n'eût pas osé m'irriter à ce point.

BRUTUS.—Paix, paix; vous n'auriez pas osé le provoquer ainsi.

CASSIUS.—Je n'eusse pas osé?

BRUTUS.—Non.

CASSIUS.—Quoi! pas osé le provoquer?

BRUTUS.—Non, sur votre vie, vous ne l'eussiez pas osé.

CASSIUS.—Ne présumez pas trop de mon amitié; je pourrais faire ce qu'après je serais fâché d'avoir fait.

BRUTUS.—Vous l'avez fait ce que vous devriez être fâché d'avoir fait. Cassius, il n'y a point pour moi de terreur dans vos menaces; je suis si solidement armé de ma probité, qu'elles passent près de moi comme le vain souffle du vent, sans que j'y fasse attention. Je vous ai envoyé demander quelques sommes d'or que vous m'avez refusées; car moi, je ne puis me procurer d'argent par d'indignes moyens. Par le ciel, j'aimerais mieux monnayer mon coeur, et livrer chaque goutte de mon sang pour en faire des drachmes que d'extorquer, par des voies illégitimes, de la main durcie des paysans, leur misérable portion de vil métal. Je vous ai envoyé demander de l'or pour payer mes légions; vous me l'avez refusé. Cette action était-elle de Cassius? Quand Marcus Brutus deviendra assez sordide pour tenir sous clé ces misérables jetons et les interdire à ses amis, soyez prêts, vous dieux, à le réduire en cendres.

CASSIUS.—Je ne vous ai point refusé.

BRUTUS.—Mais si.

CASSIUS.—Je ne l'ai pas fait.—Celui qui vous a rapporté ma réponse n'était qu'un imbécile.—Brutus a déchiré mon coeur. Un ami devrait supporter les faiblesses de son ami; mais Brutus exagère les miennes.

BRUTUS.—Non, en vérité, tant que vous m'en faites ressentir l'effet.

CASSIUS.—Vous ne m'aimez point.

BRUTUS.—Je n'aime point vos défauts.

CASSIUS.—De pareils défauts, l'oeil d'un ami ne les verrait jamais.

BRUTUS.—L'oeil d'un flatteur ne voudrait pas les voir, fussent-ils aussi énormes que le haut Olympe.

CASSIUS.—Viens, Antoine; jeune Octave, viens. Vengez-vous sur Cassius seul; Cassius est las du monde: haï d'un homme qu'il aime, insulté par son frère, maltraité comme un esclave, tous ses défauts remarqués, enregistrés, étudiés, appris par coeur pour me les jeter au visage. Oh! mes larmes pourraient tant couler que d'anéantir mon courage. Tiens, voilà mon poignard, et voici mon sein nu, et dedans est un coeur plus précieux que les mines de Plutus, plus riche que l'or. Si tu es un Romain, arrache-le: moi qui te refusai de l'or, je t'offre mon coeur; frappe comme tu frappais César, car je sais que, lors même que tu l'as le plus haï, tu l'aimais plus encore que tu n'aimas jamais Cassius.

BRUTUS.—Mettez votre poignard dans son fourreau; emportez-vous quand vous voudrez, je vous en laisserai entière liberté. Faites ce que vous voudrez; d'une action honteuse je dirai: c'est son humeur. O Cassius, vous êtes attelé avec un agneau qui porte en lui la colère comme le caillou porte le feu: le plus grand effort en fait apparaître une rapide étincelle, et aussitôt il est refroidi.

CASSIUS.—Cassius a-t-il vécu jusqu'ici pour ne fournir à son Brutus que des sujets de gaieté et des occasions de rire quand il est triste et mal disposé?

BRUTUS.—Quand j'ai parlé ainsi, j'étais mal disposé moi-même.

CASSIUS.—Vous en convenez? Donnez-moi votre main.

BRUTUS.—Et aussi mon coeur.

CASSIUS.—O Brutus!

BRUTUS.—Eh bien! quoi?

CASSIUS.—N'avez-vous pas assez de tendresse pour me supporter quand cette humeur fougueuse, que je tiens de ma mère, me fait tout oublier?

BRUTUS.—Oui, Cassius; et désormais quand vous vous emporterez contre votre Brutus, il pensera que c'est votre mère qui gronde, et il vous laissera faire.

(Bruit derrière le théâtre.)

LE POËTE (derrière le théâtre).—Laissez-moi entrer, je veux voir les généraux: il y a de la discorde entre eux; il n'est pas prudent de les laisser seuls.

LUCIUS (derrière le théâtre).—Vous ne pénétrerez point jusqu'à eux.

LE POËTE (derrière le théâtre).—Rien ne peut m'arrêter que la mort.

(Entre le poëte.)

CASSIUS.—Qu'est-ce que c'est? de quoi s'agit-il?

LE POËTE.—Quelle honte à vous, généraux! que prétendez-vous? Aimez-vous; soyez amis comme doivent l'être deux hommes tels que vous: j'ai vu, soyez-en sûrs, plus d'années que vous44.

Note 44: (retour) Imitation de ce vers d'Homère:

[Grec: Alla pithesth amphô de neôterô eston emeio].

Ce personnage n'était pas un poëte, mais un cynique nommé Marcus Faonius, «qui avait été, par manière de dire, amoureux de Caton en son vivant, et se mêlait de contrefaire le philosophe, non tant avec discours et raison qu'avec une impétuosité et une furieuse et passionnée affection.» PLUTARQUE, Vie de Brutus.

CASSIUS.—Ah! ah! ah! que ce cynique fait de mauvais vers.

BRUTUS.—Sortez d'ici, faquin, insolent; hors d'ici!

CASSIUS.—Ne vous fâchez pas, Brutus; c'est sa manière.

BRUTUS.—J'apprendrai à me faire à ses manières quand il apprendra à choisir son temps. Qu'a-t-on besoin à l'armée de ces sots faiseurs de vers? Hors d'ici, compagnon.

CASSIUS.—Allons, allons, va-t'en.

(Le poëte sort.)

(Entrent Lucilius et Titinius.)

BRUTUS.—Lucilius et Titinius, commandez aux chefs de préparer le logement de leurs troupes pour cette nuit.

CASSIUS.—Revenez ensuite sur-le-champ tous les deux, et amenez avec vous Messala.

(Lucilius et Titinius sortent.)

BRUTUS.—Lucius, une coupe de vin.

CASSIUS.—Je n'aurais pas cru que vous fussiez capable de tant de colère.

BRUTUS.—O Cassius, je suis accablé de bien des chagrins.

CASSIUS.—Vous ne faites pas usage de votre philosophie, si vous laissez votre âme ouverte aux maux accidentels.

BRUTUS.—Nul homme ne supporte mieux la douleur. Porcia est morte45.

Note 45: (retour) Nicolaüs le Philosophe et Valère Médime placent la mort de Porcia après celle de Brutus, et l'attribuent à la douleur de cette perte. «Toutefois, dit Plutarque, on trouve une lettre missive de Brutus à ses amis, par laquelle il se plaint de leur nonchalance d'avoir tenu si peu de compte de sa femme, qu'elle avoit mieux aimé mourir que de languir plus longtemps malade. Ainsi sembleroit-il que ce philosophe n'auroit pas bien cogneu le temps, car l'épistre, au moins si elle est véritablement de Brutus, donne assez à entendre la maladie et l'amour de cette dame, et aussi la manière de sa mort.» PLUTARQUE, Vie de Brutus.

CASSIUS.—Ah! Porcia!—

BRUTUS.—Elle est morte.

CASSIUS.—Comment ne m'avez-vous pas tué quand je vous ai tourmenté ainsi? O perte sensible, insupportable!—De quelle maladie?

BRUTUS.—De n'avoir pu soutenir mon absence, et du chagrin de voir grossir à ce point les forces de Marc-Antoine et du jeune Octave; car j'ai reçu cette nouvelle avec celle de sa mort: sa raison en fut altérée; et dans l'absence de ceux qui la servaient, elle avala du feu.

CASSIUS.—Et elle en est morte?

BRUTUS.—Elle en est morte.

CASSIUS.—O dieux immortels!

(Lucius entre, tenant une coupe et des flambeaux.)

BRUTUS.—Ne me parle plus d'elle.—Donne-moi une coupe de vin.—Cassius, j'ensevelis ici tout sentiment d'aigreur.

(Il boit.)

CASSIUS.—Mon coeur a soif de la noble coupe46 qui va vous faire raison. Remplis, Lucius, jusqu'à ce que le vin déborde: je ne puis trop boire de l'amitié de Brutus.

Note 46: (retour) My heart is thirsty for that noble pledge. Pledge, coup de vin destiné à faire raison à celui qui boit à votre santé. La formule usitée autrefois en français était: Je bois à vous, à quoi le convive répondait: Je vous pleige d'autant.

(Rentre Titinius avec Messala.)

BRUTUS.—Entre, Titinius.—Sois le bienvenu, brave Messala.—Maintenant prenons place, serrons-nous autour de ce flambeau, et délibérons sur ce que nous avons à faire.

CASSIUS.—O Porcia, as-tu donc cessé de vivre?

BRUTUS.—Cessez, je vous conjure.—Messala, ces lettres que j'ai reçues, m'apprennent que le jeune Octave et Marc-Antoine viennent à nous avec une puissante armée, et dirigent leur marche sur Philippes.

MESSALA.—J'ai aussi des lettres qui annoncent absolument la même chose.

BRUTUS.—Qu'y ajoute-t-on?

MESSALA.—Que par des décrets de proscription et de mise hors la loi47, Octave, Antoine et Lépidus ont fait périr cent sénateurs.

BRUTUS.—En cela nos lettres ne s'accordent pas bien. Les miennes ne parlent que de soixante-dix sénateurs morts par l'effet de cette proscription: Cicéron en est un.

CASSIUS.—Cicéron en est?

MESSALA.—Oui, Cicéron est mort, il était sur la liste de proscription.—Brutus, avez-vous reçu des lettres de votre femme?

BRUTUS.—Non, Messala.

MESSALA.—Et dans vos lettres, ne vous mande-t-on rien sur elle?

BRUTUS.—Rien, Messala.

MESSALA.—Cela me paraît étrange.

BRUTUS.—Pourquoi me le demandez-vous? En avez-vous appris quelque chose dans les vôtres?

MESSALA.—Non, mon seigneur.

BRUTUS.—Si vous êtes Romain, dites-moi la vérité.

MESSALA.—Supportez donc en Romain la vérité que je vous annonce. Il est certain qu'elle est morte, et d'une manière étrange.

BRUTUS.—Eh bien! adieu, Porcia.—Il nous faut mourir, Messala: c'est pour avoir pensé qu'elle devait mourir un jour que j'ai la patience de supporter aujourd'hui ce coup.

MESSALA.—C'est ainsi que les grands hommes devraient toujours supporter les grandes pertes.

CASSIUS.—J'en ai là-dessus appris tout autant que vous, et cependant ma nature ne pourrait jamais s'y soumettre de même.

BRUTUS.—Soit.—A notre tâche qui est vivante.—Si nous marchions à l'instant vers Philippes? qu'en pensez-vous?

CASSIUS.—Je ne crois pas que ce fût bien fait.

BRUTUS.—La raison?

CASSIUS.—La voici: il vaut mieux que l'ennemi nous cherche; par-là il consumera ses ressources, fatiguera ses soldats, et se nuira ainsi à lui-même; tandis que nous, qui n'aurons pas changé de place, nous nous trouverons pleins de repos, entiers et prêts à tout.

BRUTUS.—De bonnes raisons doivent nécessairement céder à de meilleures. Les peuples qui sont entre Philippes et ce camp ne sont contenus que par une affection forcée, car ils ne nous ont accordé qu'à regret des subsides. L'ennemi, en traversant leur pays, complétera chez eux ses troupes; il s'avancera rafraîchi, recruté et plein d'un nouveau courage, avantages que nous lui interceptons si nous allons le rencontrer à Philippes, tenant ces peuples sur nos derrières.

CASSIUS.—Mon bon frère, écoutez-moi.

BRUTUS.—Permettez; il faut de plus faire attention à ceci. Nous savons à présent le compte de nos amis jusqu'au dernier. Nos légions sont complètes; notre cause est mûre; de jour en jour l'ennemi s'élève; tandis que nous, arrivés à notre plus haut période, nous sommes près de décliner. Les affaires humaines ont leurs marées, qui, saisies au moment du flux, conduisent à la fortune; l'occasion manquée, tout le voyage de la vie se poursuit au milieu des bas-fonds et des misères. En ce moment, la mer est pleine et nous sommes à flot: il faut prendre le courant tandis qu'il nous est favorable, ou perdre toutes nos chances.

CASSIUS.—Eh bien! vous le voulez, marchez. Nous vous accompagnerons et nous irons les trouver à Philippes.

BRUTUS.—Les heures les plus profondes de la nuit sont insensiblement arrivées sur notre entretien, et la nature doit obéir à la nécessité à laquelle nous ne concéderons qu'un peu de repos. Il ne nous reste rien de plus à dire?

CASSIUS.—Rien de plus. Bonne nuit. Demain de grand matin nous serons prêts et en marche.

(Entre Lucius.)

BRUTUS.—Lucius, ma robe.—Adieu, digne Messala.—Bonne nuit, Titinius.—Noble, noble Cassius, bonne nuit et bon repos.

CASSIUS.—O mon cher frère, elle a bien mal commencé, cette nuit.—Que jamais semblable discorde ne se mette entre nos âmes! Ne le permets pas, Brutus.

BRUTUS.—Tout est bien.

CASSIUS.—Bonne nuit, mon maître.

BRUTUS.—Bonne nuit, mon bon frère.

TITINIUS ET MESSALA.—Bonne nuit, Brutus, notre maître à tous.

BRUTUS.—Adieu, tous. (Cassius, Titinius et Messala se retirent.Rentre Lucius, avec la robe de Brutus.)—Donne-moi cette robe. Où est ton instrument?

LUCIUS.—Ici dans la tente.

BRUTUS.—Tu réponds d'une voix assoupie. Pauvre garçon, je ne t'en fais point un reproche, tu es harassé de veilles. Appelle Claudius et quelques autres de mes gens: je veux qu'ils restent là; ils dormiront sur des coussins dans ma tente.

LUCIUS.—Varron! Claudius!

(Entrent Varron et Claudius.)

VARRON.—Appelez-vous, mon seigneur?

BRUTUS.—Je vous prie, mes amis, couchez et dormez dans ma tente: il est possible que je vous éveille bientôt pour porter quelque message à mon frère Cassius.

VARRON.—Permettez-nous de rester debout, seigneur, et de veiller en attendant vos ordres.

BRUTUS.—Non, je ne veux pas que vous veilliez; couchez-vous, mes amis. Il peut se faire que je change de pensée.—Vois, Lucius, voici le livre que j'ai tant cherché; je l'avais mis dans la poche de ma robe.

(Les serviteurs se couchent.)

LUCIUS.—J'étais bien sûr que vous ne me l'aviez pas donné, seigneur.

BRUTUS.—Excuse-moi, mon bon garçon, je suis sujet à oublier.—Peux-tu tenir ouverts un moment tes yeux appesantis, et jouer sur ton instrument un air ou deux?

LUCIUS.—Oui, mon seigneur, si cela vous fait plaisir.

BRUTUS.—J'en serai bien aise, mon garçon. Je te fatigue trop, mais tu as bonne volonté.

LUCIUS.—C'est mon devoir, seigneur.

BRUTUS.—Je ne devrais pas étendre tes devoirs au delà de tes forces. Je sais qu'un jeune sang demande son temps de sommeil.

LUCIUS.—J'ai dormi, mon seigneur.

BRUTUS.—Tu as bien fait, et tu dormiras encore: je ne te retiendrai pas longtemps. Si je vis, je te ferai du bien. (Musique accompagnée de chant.) C'est un chant à endormir. O sommeil meurtrier! tu appesantis donc ta massue de plomb sur ce garçon qui te jouait un air! Honnête serviteur, dors bien; je ne veux pas te faire le tort de t'éveiller. Si tu laisses tomber ta tête, tu briseras ton instrument: je vais te l'ôter, et bonne nuit, mon bon garçon.—Voyons, voyons; n'ai-je pas plié le feuillet en quittant ma lecture? C'est ici, je crois. ( Il s'assied) Que ce flambeau éclaire mal! (Entre l'ombre de Jules César.) Ah! qui entre ici? C'est apparemment la faiblesse de mes yeux qui produit cette horrible vision!—Il s'avance sur moi!—Es-tu quelque chose? es-tu quelque dieu, quelque ange ou quelque démon, toi qui glaces mon sang et fais dresser mes cheveux? Parle-moi, qu'es-tu?

L'OMBRE DE CÉSAR.—Ton mauvais génie, Brutus.

BRUTUS.—Pourquoi viens-tu?

L'OMBRE DE CÉSAR.—Pour te dire que tu me verras à Philippes.

BRUTUS.—A la bonne heure. Je te reverrai donc encore?

L'OMBRE DE CÉSAR.—Oui, à Philippes.

BRUTUS.—Eh bien! je te reverrai à Philippes. (L'ombre disparaît.) Quand je retrouvais mon courage, tu t'évanouis: mauvais génie, j'aurais voulu t'entretenir plus longtemps.—Garçon! Lucius! Varron! Claudius! amis! éveillez-vous. Claudius!

LUCIUS.—Il y a des cordes fausses, mon seigneur.

BRUTUS.—Il croit être encore à son instrument.—Lucius, réveille-toi.

LUCIUS.—Mon seigneur.

BRUTUS.—Est-ce un songe, Lucius, qui t'a fait pousser ce cri?

LUCIUS.—Seigneur, je ne crois pas avoir crié.

BRUTUS.—Oui, tu as crié.—As-tu vu quelque chose?

LUCIUS.—Rien, mon seigneur.

BRUTUS.—Rendors-toi, Lucius!—Allons, Claudius; et toi mon ami, éveille-toi.

VARRON.—Seigneur.

CLAUDIUS.—Seigneur.

BRUTUS.—Pourquoi donc, je vous en prie, avez-vous tous deux crié dans votre sommeil?

VARRON ET CLAUDIUS.—Nous, seigneur?

BRUTUS.—Oui, vous. Avez-vous vu quelque chose?

VARRON.—Non, mon seigneur, je n'ai rien vu.

CLAUDIUS.—Ni moi, mon seigneur.

BRUTUS.—Allez, saluez de ma part mon frère Cassius: dites-lui qu'il mette de bonne heure ses troupes en marche; nous le suivrons.

VARRON ET CLAUDIUS.—Vous serez obéi, mon seigneur.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I


Les plaines de Philippes.

Entrent ANTOINE, OCTAVE et leur armée

OCTAVE.—Vous le voyez, Antoine, l'événement a répondu à nos espérances. Vous disiez que l'ennemi ne descendrait point en plaine, mais qu'il tiendrait les collines et le haut pays. Le contraire arrive; leurs armées sont en vue. Leur intention est de venir ici nous provoquer au combat, et ils répondent avant que nous les ayons demandés.

ANTOINE.—Bah! je suis dans leur âme, et je sais bien pourquoi ils le font. Ils consentiraient volontiers à se trouver ailleurs; c'est la peur qui les fait descendre pour nous braver, s'imaginant par cette parade nous donner une ferme conviction de leur courage; mais ils n'en ont aucun.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.—Préparez-vous, généraux: l'ennemi vient en belle ordonnance; il a déployé l'enseigne sanglante de la bataille. Il faut à l'instant faire quelques dispositions.

ANTOINE.—Octave, menez au pas votre armée sur la gauche de la plaine.

OCTAVE.—C'est moi qui tiendrai la droite; prenez vous-même la gauche.

ANTOINE.—Pourquoi me contrecarrer dans un moment aussi critique?

OCTAVE.—Je ne cherche pas à vous contrecarrer, mais je le veux ainsi.

(Marche.—Tambour.—Entrent Brutus et Cassius,
avec leur armée; Lucius, Titinius, Messala et
plusieurs autres.)

BRUTUS.—Ils s'arrêtent, et voudraient parlementer.

CASSIUS.—Faites halte, Titinius; nous allons sortir des lignes pour conférer avec eux.

OCTAVE.—Marc-Antoine, donnerons-nous le signal du combat?

ANTOINE.—Non, César; nous attendrons leur attaque. Les généraux voudraient s'aboucher un moment.

OCTAVE.—Ne vous ébranlez point jusqu'au signal.

BRUTUS.—Les paroles avant les coups, n'est-il pas vrai, compatriotes?

OCTAVE.—Non que nous préférions les paroles, comme vous le faites.

BRUTUS.—De bonnes paroles, Octave, valent mieux que de mauvais coups.

ANTOINE.—En portant vos mauvais coups, Brutus, vous donnez de bonnes paroles: témoin l'ouverture que vous avez faite dans le coeur de César, en criant: «Salut et longue vie à César.»

CASSIUS.—Antoine, la place où vous portez vos coups est encore inconnue; mais pour vos paroles, elles vont dépouiller les abeilles d'Hybla, et les laissent privées de miel.

ANTOINE.—Mais non pas d'aiguillon.

BRUTUS.—Oh vraiment! d'aiguillon et de voix; car vous leur avez dérobé leur bourdonnement, Antoine, et très-prudemment vous avez soin de menacer avant de frapper.

ANTOINE.—Traîtres, vous n'en fîtes pas de même, quand de vos lâches poignards vous vous blessâtes l'un l'autre dans les flancs de César: vous lui montriez vos dents comme des singes, vous rampiez devant lui comme des lévriers, et, prosternés comme des captifs, vous baisiez les pieds de César; tandis que le détestable Casca, venant par derrière comme un chien abâtardi, perça le cou de César. O flatteurs!

CASSIUS.—Flatteurs. Rends-toi grâces, Brutus. Si Cassius en avait été cru, cette langue ne nous outragerait pas ainsi aujourd'hui.

OCTAVE.—Finissons, allons au fait. Si le débat nous met en sueur, elle coulera plus rouge au moment de la preuve.—Voyez, je tire l'épée contre les conspirateurs: quand pensez-vous que l'épée rentrera dans le fourreau? Jamais, jusqu'à ce que les vingt-trois blessures de César soient pleinement vengées, ou que le meurtre d'un second César se soit accumulé sur l'épée des traîtres.

BRUTUS.—César, tu ne peux pas mourir de la main des traîtres, à moins que tu ne les amènes avec toi.

OCTAVE.—Je l'espère bien; je ne suis pas né pour mourir par l'épée de Brutus.

BRUTUS.—O fusses-tu le plus noble de ta race, jeune homme, tu ne pourrais périr d'une main plus honorable.

CASSIUS.—Écolier mal appris, indigne d'un tel honneur! l'associé d'un farceur et d'un débauché!

ANTOINE.—Toujours le vieux Cassius!

OCTAVE.—Venez, Antoine; éloignons-nous. Au défi, traîtres! nous vous le jetons par la face. Si vous osez combattre aujourd'hui, venez en plaine; sinon, venez quand vous en aurez le coeur.

(Octave et Antoine sortent avec leur armée.)

CASSIUS.—Allons, vents, soufflez maintenant; vagues, enflez-vous, et vogue la barque! La tempête est soulevée, et tout est à la merci du hasard.

BRUTUS.—Lucilius, écoutez un mot.

LUCILIUS.—Mon seigneur.

(Brutus et Lucilius s'entretiennent à part.)

CASSIUS.—Messala.

MESSALA.—Que veut mon général?

CASSIUS.—Messala, ce jour est celui de ma naissance; ce même jour vit naître Cassius. Donne-moi ta main, Messala: sois-moi témoin que c'est malgré moi que je suis forcé, comme le fut Pompée, de confier au hasard d'une bataille toutes nos libertés. Tu sais combien je fus attaché à la secte d'Épicure et à ses principes: aujourd'hui mes pensées ont changé, et j'ajoute quelque foi aux signes qui prédisent l'avenir. Dans notre marche depuis Sardes, deux puissants aigles se sont abattus sur notre enseigne avancée; ils s'y sont posés, et là, prenant leur pâture de la main de nos soldats, ils nous ont accompagnés jusqu'à ces champs de Philippes. Ce matin ils ont pris leur vol, et ont disparu: à leur place une nuée de corbeaux et de vautours planent sur nos têtes; du haut des airs ils fixent la vue sur nous, comme sur une proie déjà mourante, et, nous couvrant de leur ombre, ils semblent former un dais fatal sous lequel s'étend notre armée près de rendre l'âme.

MESSALA.—Ne croyez point à tout cela.

CASSIUS.—Je n'y crois que jusqu'à un certain point, car je me sens plein d'ardeur, et déterminé à affronter avec constance tous les périls.

BRUTUS.—Qu'il en soit ainsi, Lucilius.

CASSIUS.—Maintenant, noble Brutus, que les dieux nous soient aujourd'hui assez favorables pour que nous puissions, toujours amis, conduire nos jours jusqu'à la vieillesse. Mais puisqu'il reste toujours quelque incertitude dans les choses humaines, raisonnons sur ce qui peut arriver de pis. Si nous perdons cette bataille, cet instant est le dernier où nous converserons ensemble: qu'avez-vous résolu de faire alors?

BRUTUS.—De me régler sur cette philosophie qui me fit blâmer Caton pour s'être donné la mort à lui-même. Je ne puis m'empêcher de trouver qu'il est lâche de prévenir ainsi, par crainte de ce qui peut arriver, le terme assigné à la vie: je m'armerai de patience, attendant ce que voudront ordonner ces puissances suprêmes, quelles qu'elles soient, qui nous gouvernent ici-bas48.

Note 48: (retour)

Brutus lui répondit: «Estant encore jeune et non assez expérimenté ès affaires de ce monde, je fis, ne sçay comment, un discours de philosophie par lequel je reprenois et blasmois fort Caton de s'estre desfait soy-mesme, comme n'estant point acte licite ny religieux, quant aux dieux ny quant aux hommes vertueux, de ne point céder à l'ordonnance divine, et ne prendre pas constamment en gré tout ce qui lui plaist nous envoyer, ainsi faire le restif et s'en retirer: mais maintenant me trouvant au milieu du péril, je suis de toute autre résolution, tellement que s'il ne plaist à Dieu que l'issue de cette bataille soit heureuse pour nous, je ne veux plus tenter d'autres esperances, ni tâcher à remettre sus de rechef autre équipage de guerre, ains me délivreray des misères de ce monde, car je donnai aux ides de mars ma vie à mon pays, pour laquelle j'en vivrai une autre libre et glorieuse.» PLUTARQUE, Vie de Brutus.

Shakspeare, qui n'a jamais mis en récit que ce qui lui est impossible de mettre en action, renferme ici en une seule scène le changement que plusieurs années ont opéré dans l'esprit de Brutus. C'est d'ailleurs une explication donnée d'avance des raisons pour lesquelles Brutus ne se tuera pas après la mort de Cassius et l'événement très-incertain de la bataille. Il s'annonce comme déterminé à tout supporter avec résignation, excepté le malheur auquel il ne croit pas qu'il soit permis à un homme d'honneur de se soumettre, la honte d'être mené en triomphe. Cette intention de l'auteur est évidente; les commentateurs anglais qui ont multiplié les notes sur ce passage, auraient dû la faire remarquer.

CASSIUS.—Ainsi donc, si nous perdons cette bataille, vous consentez à être conduit en triomphe à travers les rues de Rome?

BRUTUS.—Non, Cassius, non. Ne pense pas, noble Romain, que jamais Brutus soit conduit enchaîné à Rome; il porte un coeur trop grand. Il faut que ce jour même consomme l'ouvrage commencé aux ides de mars, et je ne sais si nous devons nous revoir encore: faisons-nous donc notre éternel adieu. Pour jamais, et pour jamais adieu, Cassius. Si nous nous revoyons, eh bien! ce sera avec un sourire; sinon, nous aurons eu raison de nous dire adieu.

CASSIUS.—Pour jamais, et pour jamais adieu, Brutus. Si nous nous revoyons, oui, sans doute, ce sera avec un sourire; sinon, tu as dit vrai, nous aurons eu raison de nous dire adieu.

BRUTUS.—Allons, en marche.—Oh! si l'on pouvait connaître la fin des événements de ce jour avant le moment qui doit l'amener. Mais il suffit, le jour finira; et alors nous le saurons.—Allons, ho! partons.

(Ils sortent.)



SCÈNE II


Toujours près de Philippes.—Le champ de bataille.—Une alarme.

Entrent BRUTUS ET MESSALA.

BRUTUS vivement.—A cheval, à cheval, Messala! cours, remets ces billets aux légions de l'autre aile. (Une vive alarme.) Qu'elles donnent à la fois; car je vois que l'aile d'Octave va mollement: un choc soudain la culbutera. Vole, vole, Messala: qu'elles fondent toutes ensemble!

(Ils sortent.)



SCÈNE III


Toujours près de Philippes.—Une autre partie du champ de bataille.—Une alarme.

Entrent CASSIUS ET TITINIUS.

CASSIUS.—Oh! regarde, Titinius, regarde; les lâches fuient. Je me suis fait l'ennemi de mes propres soldats: cette enseigne que voilà, je l'ai vue tourner en arrière; j'ai tué le lâche, et je l'ai reprise de sa main.

TITINIUS.—O Cassius! Brutus a donné trop tôt le signal. Se voyant quelque avantage sur Octave, il s'y est abandonné avec trop d'ardeur; ses soldats se sont livrés au pillage, tandis qu'Antoine nous enveloppait tous.

PINDARUS.—Fuyez plus loin, seigneur, fuyez plus loin: Marc-Antoine est dans vos tentes. Fuyez donc, mon seigneur; noble Cassius, fuyez au loin.

CASSIUS.—Cette colline est assez loin.—Vois, vois, Titinius: est-ce dans mes tentes que j'aperçois cette flamme?

TITINIUS.—Ce sont elles, mon seigneur.

CASSIUS.—Titinius, si tu m'aimes, monte mon cheval, et enfonce-lui les éperons dans les flancs jusqu'à ce que tu sois arrivé à ces troupes là-bas, et de là ici: que je puisse être assuré si ces troupes sont amies ou ennemies.

TITINIUS.—Je serai de retour ici dans l'espace d'une pensée.

(Il sort.)

CASSIUS.—Toi, Pindarus, monte plus haut vers ce sommet: ma vue fut toujours trouble; suis de l'oeil Titinius, et dis-moi ce que tu remarques sur le champ de bataille. (Pindarus sort.) Ce jour fut le premier où je respirai: le temps a décrit son cercle, et je finirai au point où j'ai commencé: le cours de ma vie est révolu.—Eh bien! dis-moi, quelles nouvelles?

PINDARUS, de la hauteur.—Oh! mon seigneur!

CASSIUS.—Quelles nouvelles?

PINDARUS.—Voilà Titinius investi par la cavalerie, qui le poursuit à toute bride.—Cependant il galope encore.—Les voilà près de l'atteindre.—Maintenant Titinius.... maintenant quelques-uns mettent pied à terre.—Oh! il met pied à terre aussi.—Il est pris!—Écoutez, ils poussent un cri de joie.

(On entend des cris lointains.)

CASSIUS.—Descends, ne regarde pas davantage.—O lâche que je suis, de vivre assez longtemps pour voir mon fidèle ami pris sous mes yeux! (Entre Pindarus.) Toi, viens ici: je t'ai fait prisonnier chez les Parthes, et, en conservant ta vie, je te fis jurer que quelque chose que je pusse te commander, tu l'entreprendrais: maintenant remplis ton serment. De ce moment sois libre; prends cette fidèle épée qui se plongea dans les flancs de César, et traverses-en mon sein. Ne t'arrête point à me répliquer: obéis, prends cette poignée, et dès que j'aurai couvert mon visage comme je le fais en ce moment, toi, dirige le fer.—César, tu es vengé avec la même épée qui te donna la mort.

(Il meurt.)

PINDARUS.—Me voilà donc libre! Si j'avais osé faire ma volonté, je n'eusse pas voulu le devenir ainsi.—O Cassius! Pindarus fuira si loin de ces contrées que jamais Romain ne pourra le reconnaître.

(Il sort.)

(Rentrent Titinius et Messala.)

MESSALA.—Ce n'est qu'un échange, Titinius; car Octave est renversé par l'effort du noble Brutus, comme les légions de Cassius le sont par Antoine.

TITINIUS.—Ces nouvelles vont bien consoler Cassius.

MESSALA.—Où l'avez-vous laissé?

TITINIUS.—Tout désespéré, avec son esclave Pindarus, ici, sur cette colline.

MESSALA.—N'est-ce point lui qui est couché sur l'herbe?

TITINIUS.—Il n'est pas couché comme un homme vivant.—Oh! mon coeur frémit!

MESSALA.—N'est-ce pas lui?

TITINIUS.—Non, ce fut lui, Messala! Cassius n'est plus! O soleil couchant, de même que tu descends dans la nuit au milieu de tes rayons rougeâtres, de même le jour de Cassius s'est couché rougi de sang. Le soleil de Rome est couché, notre jour est fini: viennent les nuages, les vapeurs de la nuit, les dangers; notre tâche est faite. C'est la crainte que je ne pusse réussir qui l'a conduit à cette action.

MESSALA.—C'est la crainte de ne pas réussir qui l'a conduit à cette action. O détestable erreur, fille de la mélancolie, pourquoi montres-tu à la vive imagination des hommes des choses qui ne sont pas? O erreur si promptement conçue, tu n'arrives jamais à une heureuse naissance; mais tu donnes la mort à la mère qui t'engendra.

TITINIUS.—Holà, Pindarus! Pindarus, où es-tu?

MESSALA,—Cherchez-le, Titinius, tandis que je vais au-devant du noble Brutus, foudroyer son oreille de cette nouvelle. Je puis bien dire foudroyer, car l'acier perçant et les flèches empoisonnées seraient aussi bien reçues de Brutus que le récit de ce que nous venons de voir.

TITINIUS.—Hâtez-vous, Messala; et moi pendant ce temps je chercherai Pindarus. (Messala sort.) Pourquoi m'avais-tu envoyé loin de toi, brave Cassius? N'ai-je pas trouvé tes amis? n'ont-ils pas mis sur mon front cette couronne de victoire, me chargeant de te la donner? n'as-tu pas entendu leurs acclamations? Hélas! tu as mal interprété toutes ces choses. Mais attends, reçois cette guirlande sur ta tête. Ton Brutus me recommanda de te la donner; je veux accomplir son ordre.—Viens, approche, Brutus, et vois ce qu'était pour moi Galus Cassius.—Vous me le permettez, grands dieux! j'accomplis le devoir d'un Romain. Viens, épée de Cassius, et trouve le coeur de Titinius.

(Il meurt.)

(Une alarme.—Rentre Messala, avec Brutus, le jeune
Caton, Straton, Volumnius et Lucilius.)

BRUTUS.—Où est-il? où est-il? Où est son corps, Messala?

MESSALA.—Là-bas, là; et Titinius gémissant près de lui.

BRUTUS.—Le visage de Titinius est tourné vers le ciel!

CATON.—Il s'est tué!

BRUTUS.—O Jules César, tu es puissant encore! ton ombre se promène sur la terre, et tourne nos épées contre nos propres entrailles.

(Bruit d'alarme éloigné.)

CATON.—Brave Titinius! Voyez, n'a-t-il pas couronné Cassius mort?

BRUTUS.—Est-il encore au monde deux Romains semblables à ceux-là? Toi le dernier de tous les Romains, adieu, repose en paix: il est impossible que jamais Rome enfante ton égal.—Amis, je dois plus de larmes à cet homme mort que vous ne me verrez lui en donner.—J'en trouverai le temps, Cassius, j'en trouverai le temps!—Venez donc, et faites porter ce corps à Thasos. Ses obsèques ne se feront point dans notre camp; elles pourraient nous abattre.—Suivez-moi, Lucilius; venez aussi, jeune Caton: retournons au champ de bataille. Labéon, Flavius, faites avancer nos lignes. La troisième heure finit: avant la nuit, Romains, nous tenterons encore la fortune dans un nouveau combat49.

(Ils sortent.)

Note 49: (retour) Ce ne fut pas le même jour, mais trois semaines après, que Brutus donna la seconde bataille dans ces mêmes plaines de Philippes où les deux armées demeurèrent tout ce temps en présence.


SCÈNE IV


Une autre partie du champ de bataille.

UNE MÊLÉE—Entrent en combattant des soldats des deux armées; puis BRUTUS, CATON, LUCILIUS, et plusieurs autres.

BRUTUS.—Encore, compatriotes! oh! tenez encore un moment.

CATON.—Quel bâtard le refusera? Qui veut me suivre? Je veux proclamer mon nom dans tout le champ de bataille.—Je suis le fils de Marcus Caton, l'ennemi des tyrans, l'ami de ma patrie. Soldats, je suis le fils de Marcus Gaton.

(Il charge l'ennemi.)

BRUTUS.—Et moi je suis Brutus, Marcus Brutus, l'ami de mon pays: connaissez-moi pour Brutus.

(Il sort en chargeant l'ennemi.—Le jeune Caton est accablé par le nombre et tombe.)

LUCILIUS.—O jeune et noble Caton, te voilà tombé! Eh bien! tu meurs aussi courageusement que Titinius; tu mérites qu'on t'honore comme le fils de Caton.

PREMIER SOLDAT.—Cède, ou tu meurs.

LUCILIUS.—Je ne cède qu'à condition de mourir. Tiens, prends tout cet or pour me tuer à l'instant. (Il lui présente de l'or). Tue Brutus, et deviens fameux par sa mort.

PREMIER SOLDAT.—Il ne faut pas le tuer: c'est un illustre prisonnier.

SECOND SOLDAT.—Place, place. Dites à Antoine que Brutus est pris.

PREMIER SOLDAT.—C'est moi qui lui dirai cette nouvelle. Le général vient. (Entre Antoine). Brutus est pris, Brutus est pris, mon seigneur.

ANTOINE.—Où est-il?

LUCILIUS.—En sûreté, Antoine; Brutus est toujours en sûreté. Jamais, j'ose t'en répondre, jamais ennemi ne prendra vivant le noble Brutus. Les dieux le préservent d'une telle ignominie! En quelque lieu que tu le trouves, vivant ou mort, tu le trouveras toujours semblable à Brutus, semblable à lui-même.

ANTOINE.—Amis, ce n'est point là Brutus; mais je vous assure que je ne regarde pas cette prise comme moins importante. Ayez soin qu'il ne soit fait aucun mal à cet homme; traitez-le avec toute sorte d'égards. J'aimerais mieux avoir ses pareils pour amis que pour ennemis. Avancez, voyez si Brutus est mort ou en vie, et revenez à la tente d'Octave nous rendre compte de ce qui est arrivé.

(Ils sortent.)



SCÈNE V


Une partie de la plaine.

Entrent BRUTUS, DARDANIUS, CLITUS, STRATON ET VOLUMNIUS.

BRUTUS.—Venez, tristes restes de mes amis: reposons-nous sur ce rocher.

CLITUS.—Statilius a montré au loin sa torche allumée: cependant, mon seigneur, il ne revient point; il est captif ou tué.

BRUTUS.—Assieds-toi là, Clitus: tuer est le mot; c'est l'action appropriée au moment. Écoute, Clitus.

(Il lui parle à l'oreille.)

CLITUS.—Quoi! moi, monseigneur? Non, pas pour le monde entier.

BRUTUS.—Silence donc, pas de paroles.

CLITUS.—J'aimerais mieux me tuer moi-même.

BRUTUS—Dardanius, écoute.

(Il lui parle bas.)

DARDANIUS.—Moi! commettre une pareille action?

CLITUS.—O Dardanius!

DARDANIUS.—O Clitus!

CLITUS.—Quelle funeste demande Brutus t'a-t-il faite?

DARDANIUS.—De le tuer, Clitus. Regarde, le voilà qui médite.

CLITUS.—Maintenant ce noble vase est si plein de douleur, qu'il déborde jusque par ses yeux.

BRUTUS.—Approche, bon Volumnius. Un mot, écoute.

VOLUMNIUS.—Que veut mon maître?

BRUTUS.—Ceci, Volumnius. L'ombre de César m'est apparue la nuit à deux reprises différentes, une fois à Sardes, et la nuit dernière ici, dans les champs de Philippes. Je sais que mon heure est venue.

VOLUMNIUS.—Non, seigneur, non.

BRUTUS.—Elle est venue, j'en suis certain, Volumnius. Tu vois ce monde, Volumnius, et comment tout s'y passe. Nos ennemis nous ont battu, jusqu'au bord de l'abîme. Il est plus noble de nous y lancer nous-mêmes, que d'hésiter jusqu'à ce qu'ils nous y poussent. Bon Volumnius, tu sais que nous fûmes aux écoles ensemble. Au nom de cette vieille amitié qui nous unit, tiens, je t'en prie, la poignée de mon épée, tandis que je me jetterai sur le fer.

VOLUMNIUS.—Ce n'est pas là l'office d'un ami, mon seigneur.

(Une nouvelle alarme.)

CLITUS.—Fuyez, fuyez, mon seigneur! il n'y a pas un instant à perdre.

BRUTUS.—Adieu, vous, et vous, et vous Volumnius.—Straton, tu es resté tout ce temps endormi: adieu, toi aussi, Straton.—Compatriotes, mon coeur se réjouit parce que dans toute ma vie je n'ai pas trouvé un homme qui ne me fût fidèle. Je recueillerai plus de gloire dans ce jour de désastre, qu'Octave et Marc-Antoine n'en obtiendront par cette vile conquête. Ainsi, adieu tous à la fois, car la langue de Brutus a presque terminé l'histoire de sa vie. La nuit est suspendue sur mes yeux; et mes membres, qui n'ont travaillé que pour atteindre à cette heure, demandent le repos. (Alarme.Cris derrière le théâtre.) Fuyez, fuyez, fuyez.

CLITUS.—Fuyez, mon seigneur, fuyez.

BRUTUS.—Pars, je vais te suivre.—(Sortent Clitus, Dardanius et Volumnius). Straton, je t'en prie, reste auprès de ton maître. Tu es un homme plein d'attachement, ta vie n'a point été sans honneur: prends donc mon épée, et détourne ton visage, tandis que je me précipiterai dessus. Veux-tu, Straton?

STRATON.—Auparavant, donnez-moi votre main. Mon maître, adieu!

BRUTUS.—Adieu, bon Straton.—César, maintenant apaise-toi: je ne te tuai pas la moitié d'aussi bon coeur.

(Il se précipite sur son épée, et meurt.)

(Une alarme.—Une retraite.) (Entrent Antoine, Octave et leur armée; Messala et Lucius.)

OCTAVE, regardant Straton.—Quel est cet homme?

MESSALA.—Il appartient à mon général.—Straton, où est ton maître?

STRATON.—Hors des chaînes que vous portez, Messala. Les vainqueurs n'ont plus que le pouvoir de le réduire en cendres. Brutus seul a triomphé de Brutus, et nul autre homme que lui n'a l'honneur de sa mort.

LUCILIUS.—Et c'était ainsi qu'on devait trouver Brutus.—Je te rends grâces, Brutus, d'avoir prouvé que Lucilius disait la vérité.

OCTAVE.—Tous ceux qui servirent Brutus, je les retiens auprès de moi.—Mon ami, veux-tu passer avec moi ta vie?

STRATON.—Oui, si Messala veut vous répondre de moi.

OCTAVE.—Fais-le, Messala.

MESSALA.—Comment est mort mon général, Straton?

STRATON.—J'ai tenu son épée, il s'est jeté sur le fer.

MESSALA.—Octave, prends donc à ta suite celui qui a rendu le dernier service à mon maître.

ANTOINE.—Ce fut là le plus noble Romain d'entre eux tous. Tous les conspirateurs, hors lui seul, n'ont fait ce qu'ils ont fait que par jalousie du grand César: lui seul entra dans leur ligue par un principe vertueux et de bien public. Sa vie fut douce; les éléments de son être étaient si heureusement combinés, que la nature put se lever et dire à l'Univers: C'était un homme50.

OCTAVE.—Rendons-lui le respect et les devoirs funèbres que mérite sa vertu. Son corps reposera cette nuit dans ma tente, environné de tous les honneurs qui conviennent à un soldat. Rappelons l'armée sous les tentes, et allons jouir ensemble de la gloire de cette heureuse journée.

(Ils sortent.)

Note 50: (retour) Plutarque rapporte dans la Vie d'Antoine que celui-ci ayant trouvé le corps de Brutus, lui dit d'abord quelques injures, «mais ensuite il le couvrit de sa propre cotte d'armes, et donna ordre à l'un de ses serfs affranchis qu'il meist ordre à sa sépulture: et depuis ayant entendu que le serf affranchi n'avoit pas fait brûler la cotte d'armes avec le corps pour autant qu'elle valoit beaucoup d'argent, et qu'il avoit substrait une bonne partie des deniers ordonnés pour ses funérailles et pour sa sépulture, il l'en feït mourir.»
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
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