Kéraban-Le-Têtu, Volume I
The Project Gutenberg eBook of Kéraban-Le-Têtu, Volume I
Title: Kéraban-Le-Têtu, Volume I
Author: Jules Verne
Release date: May 1, 2005 [eBook #8174]
Most recently updated: March 24, 2015
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team
Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online
Distributed Proofreading Team
KÉRABAN-LE-TÊTU par JULES VERNE
PREMIERE PARTIE
I
DANS LEQUEL VAN MITTEN ET SON VALET BRUNO SE PROMÈNENT, REGARDENT, CAUSENT, SANS RIEN COMPRENDRE A CE QUI SE PASSE.
Ce jour-là, 16 août, à six heures du soir, la place de Top-Hané, à Constantinople, si animée d'ordinaire par le va-et-vient et le brouhaha de la foule, était silencieuse, morne, presque déserte. En le regardant du haut de l'échelle qui descend au Bosphore, on eût encore trouvé le tableau charmant, mais les personnages y manquaient. A peine quelques étrangers passaient-ils pour remonter d'un pas rapide les ruelles étroites, sordides, boueuses, embarrassées de chiens jaunes, qui conduisent au faubourg de Péra. Là est le quartier plus spécialement réservé aux Européens, dont les maisons de pierre se détachent en blanc sur le rideau noir des cyprès de la colline.
C'est qu'elle est toujours pittoresque, cette place,—même sans le bariolage de costumes qui en relève les premiers plans,—pittoresque et bien faite pour le plaisir des yeux, avec sa mosquée de Mahmoud, aux sveltes minarets, sa jolie fontaine de style arabe, maintenant veuve de son petit toit d'architecture célestienne, ses boutiques où se débitent sorbets et confiseries de mille sortes, ses étalages, encombrés de courges, de melons de Smyrne, de raisins de Scutari, qui contrastent avec les éventaires des marchands de parfums et des vendeurs de chapelets, son échelle à laquelle accostent des centaines de caïques peinturlurés, dont la double rame, sous les mains croisées des caïdjis, caressent plutôt qu'elles ne frappent les eaux bleues de la Corne-d'Or et du Bosphore.
Mais où étaient donc, à cette heure, ces flâneurs habitués de la place de Top-Hané; ces Persans, coquettement coiffés du bonnet d'astracan; ces Grecs balançant, non sans élégance, leur fustanelle à mille plis; ces Circassiens, presque toujours en tenue militaire; ces Géorgiens, restés Russes par le costume, même au delà de leur frontière; ces Arnautes, dont la peau, gratinée au soleil, apparaît sous les échancrures de leurs vestes brodées, et ces Turcs, enfin, ces Turcs, ces Osmanlis, ces fils de l'antique Byzance et du vieux Stamboul, oui! où étaient-ils?
A coup sûr, il n'aurait pas fallu le demander à deux étrangers, deux Occidentaux, qui, l'oeil inquisiteur, le nez au vent, le pas indécis, se promenaient, à cette heure, presque solitairement sur la place: ils n'auraient su que répondre.
Mais il y avait plus. Dans la ville proprement dite, au delà du port, un touriste eût observé ce même caractère de silence et d'abandon. De l'autre côté de la Corne-d'Or,—profonde indentation ouverte entre le vieux Sérail et le débarcadère de Top-Hané,—sur la rive droite unie à la rive gauche par trois ponts de bateaux, tout l'amphithéâtre de Constantinople paraissait être endormi. Est-ce que personne ne veillait alors au palais de Seraï-Bournou? N'y avait-il plus de croyants, d'hadjis, de pèlerins, aux mosquées d'Ahmed, de Bayezidièh, de Sainte-Sophie, de la Suleïmanièh? Faisait-il donc sa sieste, le nonchalant gardien de la tour du Séraskierat, à l'exemple de son collègue de la tour de Galata, tous deux chargés d'épier les débuts d'incendie si fréquents dans la ville? En vérité, il n'était pas jusqu'au mouvement perpétuel du port, qui ne parût quelque peu enrayé, malgré la flottille de steamers autrichiens, français, anglais, de mouches, de caïques, de chaloupes à vapeur, qui se pressent aux abords des ponts et au large des maisons, dont les eaux de la Corne d'Or baignent la base.
Était-ce donc là cette Constantinople tant vantée, ce rêve de l'Orient réalisé par la volonté des Constantin et des Mahomet II? Voilà ce que se demandaient les deux étrangers qui erraient sur la place; et, s'ils ne répondaient pas à cette question, ce n'était pas faute de connaître la langue du pays. Ils savaient le turc très suffisamment: l'un, parce qu'il l'employait depuis vingt ans dans sa correspondance commerciale; l'autre, pour avoir souvent servi de secrétaire à son maître, bien qu'il ne fût près de lui qu'en qualité de domestique.
C'étaient deux Hollandais, originaires de Rotterdam, Jan Van Mitten et son valet Bruno, qu'une singulière destinée venait de pousser jusqu'aux confins de l'extrême Europe.
Van Mitten,—tout le monde le connaît,—un homme de quarante-cinq à quarante-six ans, resté blond, oeil bleu céleste, favoris et barbiche jaunes, sans moustaches, joues colorées, nez un peu trop court par rapport à l'échelle du visage, tête assez forte, épaules larges, taille au-dessus de la moyenne, ventre au début du bedonnement, pieds mieux compris au point de vue de la solidité que de l'élégance,—en réalité, l'air d'un brave homme, qui était bien de son pays.
Peut-être Van Mitten, au moral, semblait-il être un peu mou de tempérament. Il appartenait, sans conteste, à cette catégorie de gens d'humeur douce et sociable, fuyant la discussion, prêts à céder sur tous les points, moins faits pour commander que pour obéir, personnages tranquilles, flegmatiques, dont on dit communément qu'ils n'ont pas de volonté, même lorsqu'ils s'imaginent en avoir. Ils n'en sont pas plus mauvais pour cela. Une fois, mais une seule fois en sa vie, Van Mitten, poussé à bout, s'était engagé dans une discussion dont les conséquences avaient été des plus graves. Ce jour-là, il était radicalement sorti de son caractère; mais depuis lors, il y était rentré, comme on rentre chez soi. En réalité, peut-être eût-il mieux fait de céder, et il n'aurait pas hésité, sans doute, s'il avait su ce que lui réservait l'avenir. Mais il ne convient pas d'anticiper sur les événements, qui seront l'enseignement de cette histoire.
«Eh bien, mon maître? lui dit Bruno, quand tous deux arrivèrent sur la place de Top-Hané.
—Eh bien, Bruno?
—Nous voilà donc à Constantinople!
—Oui, Bruno, à Constantinople, c'est-à-dire à quelque mille lieues de
Rotterdam!
—Trouverez-vous enfin, demanda Bruno, que nous soyons assez loin de la Hollande?
—Je ne saurais jamais en être trop loin!» répondit Van Mitten, en parlant à mi-voix, comme si la Hollande eût été assez près pour l'entendre.
Van Mitten avait en Bruno un serviteur absolument dévoué. Ce brave homme, au physique, ressemblait quelque peu à son maître,—autant, du moins, que son respect le lui permettait: habitude de vivre ensemble depuis de longues années. En vingt ans, ils ne s'étaient peut-être pas séparés un seul jour. Si Bruno était moins qu'un ami, dans la maison, il était plus qu'un domestique. Il faisait son service intelligemment, méthodiquement, et ne se gênait pas de donner des conseils, dont Van Mitten aurait pu faire son profit, ou même de faire entendre des reproches, que son maître acceptait volontiers. Ce qui l'enrageait, c'était que celui-ci fût aux ordres de tout le monde, qu'il ne sût pas résister aux volontés des autres, en un mot, qu'il manquât de caractère.
«Cela vous portera malheur! lui répétait-il souvent, et à moi, par la même occasion!»
Il faut ajouter que Bruno, alors âgé de quarante ans, était sédentaire par nature, qu'il ne pouvait souffrir les déplacements. A se fatiguer de la sorte, on compromet l'équilibre de son organisme, on s'éreinte, on maigrit, et Bruno, qui avait l'habitude de se peser toutes les semaines, tenait à ne rien perdre de sa belle prestance. Quand il était entré au service de Van Mitten, son poids n'atteignait pas cent livres. Il était donc d'une maigreur humiliante pour un Hollandais. Or, en moins d'un an, grâce à l'excellent régime de la maison, il avait gagné trente livres et pouvait déjà se présenter partout. Il devait donc à son maître, avec cette honorable bonne mine, les cent soixante-sept livres qu'il pesait maintenant,—ce qui mettrait dans la bonne moyenne de ses compatriotes. Il faut être modeste, d'ailleurs, et il se réservait, pour ses vieux jours, d'arriver à deux cents livres.
En somme, attaché à sa maison, à sa ville natale, à son pays,—ce pays conquis sur la mer du Nord,—jamais, sans de graves circonstances, Bruno ne se fût résigné à quitter l'habitation du canal de Nieuwe-Haven, ni sa bonne ville de Rotterdam, qui, à ses yeux, était la première cité de la Hollande, ni sa Hollande, qui pouvait bien être le plus beau royaume du monde.
Oui, sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que, ce jour-là,
Bruno était à Constantinople, l'ancienne Byzance, le Stamboul des
Turcs, la capitale de l'empire ottoman.
En fin de compte, qu'était donc Van Mitten?—Rien moins qu'un riche commerçant de Rotterdam, un négociant en tabacs, un consignataire des meilleurs produits de la Havane, du Maryland, de la Virginie, de Varinas, de Porto-Rico, et plus spécialement de la Macédoine, de la Syrie, de l'Asie Mineure.
Depuis vingt ans déjà, Van Mitten faisait des affaires considérables en ce genre avec la maison Kéraban de Constantinople, qui expédiait ses tabacs renommés et garantis, dans les cinq parties du monde. D'un si bon échange de correspondances avec cet important comptoir, il était arrivé que le négociant hollandais connaissait à fond la langue turque, c'est-à-dire l'osmanli, en usage dans tout l'empire; qu'il le parlait comme un véritable sujet du Padichah ou un ministre de l' «Émir-el-Moumenin», le Commandeur des Croyants. De là, par sympathie, Bruno, ainsi qu'il a été dit plus haut, très au courant des affaires de son maître, ne le parlait pas moins bien que lui.
Il avait été même convenu, entre ces deux originaux, qu'ils n'emploieraient plus que la langue turque dans leur conversation personnelle, tant qu'ils seraient en Turquie. Et, de fait, sauf leur costume, on aurait pu les prendre pour deux Osmanlis de vieille race. Cela, d'ailleurs, plaisait à Van Mitten, bien que cela déplût à Bruno.
Et cependant, cet obéissant serviteur se résignait à dire chaque matin à son maître.
«Efendum, emriniz nè dir?»
Ce qui signifie: «Monsieur, que désirez-vous?» Et celui-ci de lui répondre en bon turc:
«Sitrimi, pantalounymi fourtcha.»
Ce qui signifie: «Brosse ma redingote et mon pantalon!»
Par ce qui précède, on comprendra donc que Van Mitten et Bruno ne devaient point être embarrassés d'aller et de venir dans cette vaste métropole de Constantinople: d'abord, parce qu'ils parlaient très suffisamment la langue du pays; ensuite, parce qu'ils ne pouvaient manquer d'être amicalement accueillis dans la maison Kéraban, dont le chef avait déjà fait un voyage en Hollande et, en vertu de la loi des contrastes, s'était lié d'amitié avec son correspondant de Rotterdam. C'était même la principale raison pour laquelle Van Mitten, après avoir quitté son pays, avait eu la pensée de venir s'installer à Constantinople, pourquoi Bruno, quoi qu'il en eût, s'était résigné à l'y suivre, pourquoi enfin ils erraient tous deux sur la place de Top-Hané.
Cependant, à cette heure avancée, quelques passants commençaient à se montrer, mais plutôt des étrangers que des Turcs. Toutefois, deux ou trois sujets du Sultan se promenaient en causant, et le maître d'un café, établi au fond de la place, rangeait, sans trop se hâter, ses tables désertes jusqu'alors.
«Avant une heure, dit l'un de ces Turcs, le soleil se sera couché dans les eaux du Bosphore, et alors….
—Et alors, répondit l'autre, nous pourrons manger, boire et surtout fumer à notre aise!
—C'est un peu long, ce jeûne du Ramadan!
—Comme tous les jeûnes!»
D'autre part, deux étrangers échangeaient les propos suivants en se promenant devant le café:
«Ils sont étonnants, ces Turcs! disait l'un. Vraiment, un voyageur qui viendrait visiter Constantinople pendant cette sorte d'ennuyeux carême, emporterait une triste idée de la capitale de Mahomet II!
—Bah! répliquait l'autre, Londres n'est pas plus gai le dimanche! Si les Turcs jeûnent pendant le jour, ils se dédommagent pendant la nuit, et, au coup de canon qui annoncera le coucher du soleil, avec l'odeur des viandes rôties, le parfum des boissons, la fumée des chibouks et des cigarettes, les rues vont reprendre leur aspect habituel!»
Il fallait que ces deux étrangers eussent raison, car, au même moment, le cafetier appelait son garçon et lui criait:
«Que tout soit prêt! Dans une heure, les jeûneurs afflueront, et on ne saura à qui entendre!»
Puis les deux étrangers reprenaient leur conversation, en disant:
«Je ne sais, mais il me semble que Constantinople est plus curieuse à observer pendant cette période du Ramadan! Si la journée y est triste, maussade, lamentable, comme un mercredi des Cendres, les nuits y sont gaies, bruyantes, échevelées, comme un mardi de carnaval!
—En effet, c'est un contraste.»
Et pendant que tous deux échangeaient leurs observations, les Turcs les regardaient, non sans envie.
«Sont-ils heureux, ces étrangers! disait l'un. Ils peuvent boire, manger et fumer, s'il leur plaît!
—Sans doute, répondait l'autre, mais ils ne trouveraient, en ce moment, ni un kébal de mouton, ni un pilaw de poulet au riz, ni une galette de baklava, pas même une tranche de pastèque ou de concombre….
—Parce qu'ils ignorent où sont les bons endroits! Avec quelques piastres, on trouve toujours des vendeurs accommodants, qui ont reçu des dispenses de Mahomet!
—Par Allah, dit alors un de ces Turcs, mes cigarettes se dessèchent dans ma poche, et il ne sera pas dit que je perdrai bénévolement quelques paras de latakié!»
Et, au risque de se faire mal venir, ce croyant, peu gêné par ses croyances, prit une cigarette, l'alluma et en tira deux ou trois bouffées rapides.
«Fais attention! lui dit son compagnon. S'il passe quelque uléma peu endurant, tu….
—Bon! j'en serai quitte pour avaler ma fumée, et il n'y verra rien!» répondit l'autre.
Et tous deux continuèrent leur promenade, en flânant sur la place, puis dans les rues avoisinantes, qui remontent jusqu'aux faubourgs de Péra et de Galata.
«Décidément, mon maître, s'écria Bruno, en regardant à droite et à gauche, c'est là une singulière ville! Depuis que nous avons quitté notre hôtel, je n'ai vu que des ombres d'habitants, des fantômes de Constantinopolitains! Tout dort dans les rues, sur les quais, sur les places, jusqu'à ces chiens jaunes et efflanqués, qui ne se relèvent même pas pour vous mordre aux mollets! Allons! allons! en dépit de ce que racontent les voyageurs, on ne gagne rien à voyager! J'aime encore mieux notre bonne cité de Rotterdam et le ciel gris de notre vieille Hollande!
—Patience, Bruno, patience! répondit le calme Van Mitten. Nous ne sommes encore arrivés que depuis quelques heures! Cependant, je l'avoue, ce n'est point là cette Constantinople que j'avais rêvée! On s'imagine qu'on va entrer en plein Orient, plonger dans un songe des Mille et une Nuits, et on se trouve emprisonné au fond….
—D'un immense couvent, répondit Bruno, au milieu de gens tristes comme des moines cloîtrés!
—Mon ami Kéraban nous expliquera ce que tout cela signifie! répondit
Van Mitten.
—Mais où sommes-nous en ce moment? demanda Bruno. Quelle est cette place? Quel est ce quai?
—Si je ne me trompe, répondit Van Mitten, nous sommes sur la place de Top-Hané, à l'extrémité même de la Corne-d'Or. Voici le Bosphore qui baigne la côte d'Asie, et de l'autre côté du port, tu peux apercevoir la pointe du Sérail et la ville turque qui s'étage au-dessus.
—Le sérail! s'écria Bruno. Quoi! c'est là le palais du Sultan, où il demeure avec ses quatre-vingt mille odalisques!
—Quatre-vingt mille, c'est beaucoup, Bruno! Je pense que c'est trop,—même pour un Turc! En Hollande, où l'on n'a qu'une femme, il est quelquefois bien difficile d'avoir raison dans son ménage!
—Bon! bon! mon maître! Ne parlons pas de cela!… Parlons-en le moins possible!»
Puis, Bruno, se retournant vers le café toujours désert:
«Eh! mais il me semble que voilà un café, dit-il. Nous nous sommes exténués à descendre ce faubourg de Péra! Le soleil du la Turquie chauffe comme une gueule de four, et je ne serais pas étonné que mon maître éprouvât le besoin de se rafraîchir!
—Une façon de dire que tu as soif! répondit Van Mitten.—Eh bien, entrons dans ce café.»
Et tous deux allèrent s'asseoir à une petite table, devant la façade de l'établissement.
«Cawadji?» cria Bruno, en frappant à l'européenne.
Personne ne parut.
Bruno appela d'une voix forte.
Le propriétaire du café se montra au fond de sa boutique, mais ne mit aucun empressement à venir.
«Des étrangers! murmura-t-il, dès qu'il aperçut les deux clients installés devant la table! Croient-ils donc vraiment que….»
Enfin, il s'approcha.
—Cawadji, servez-nous un flacon d'eau de cerise, bien fraîche! demanda Van Mitten.
—Au coup de canon! répondit le cafetier.
—Comment, de l'eau de cerise au coup de canon? s'écria Bruno! Mais non à la menthe, cawadji, à la menthe!
—Si vous n'avez pas d'eau de cerise, reprit Van Mitten, donnez-nous un verre de rahtlokoum rose! Il paraît que c'est excellent, si je m'en rapporte à mon guide!
—Au coup de canon! répondit une seconde fois le cafetier, en haussant les épaules.
—Mais à qui en a-t-il, avec son coup de canon? répliqua Bruno en interrogeant son maître.
—Voyons! reprit celui-ci, toujours accommodant, si vous n'avez pas de rahtlokoum, donnez-nous une tasse de moka … un sorbet … ce qu'il vous plaira, mon ami!
—Au coup de canon!
—Au coup de canon? répéta Van Mitten.
—Pas avant!» dit le cafetier.
Et, sans plus de façons, il rentra dans son établissement.
«Allons, mon maître, dit Bruno, quittons cette boutique! Il n'y a rien à faire ici! Voyez-vous, ce malotru de Turc, qui vous répond par des coups de canon!
—Viens, Bruno, répondit Van Mitten. Nous trouverons, sans doute, quelque autre cafetier de meilleure composition!»
Et tous deux revinrent sur la place.
«Décidément, mon maître, dit Bruno, il n'est pas trop tôt que nous rencontrions votre ami le seigneur Kéraban. Nous saurions maintenant à quoi nous en tenir, s'il eût été à son comptoir!
—Oui, Bruno, mais un peu de patience! On nous a dit que nous le trouverions sur cette place….
—Pas avant sept heures, mon maître! C'est ici, à l'échelle de Top-Hané, que son caïque doit venir le prendre pour le transporter, de l'autre côté du Bosphore, à sa villa de Scutari.
—En effet, Bruno, et cet estimable négociant saura bien nous mettre au courant de ce qui se passe ici! Ah! celui-là, c'est un véritable Osmanli, un fidèle de ce parti des Vieux Turcs, qui ne veulent rien admettre des choses actuelles, pas plus dans les idées que dans les usages, qui protestent contre toutes les inventions de l'industrie moderne, qui prennent une diligence de préférence à un chemin de fer, et une tartane de préférence à un bateau à vapeur! Depuis vingt ans que nous faisons des affaires ensemble, je ne me suis jamais aperçu que les idées de mon ami Kéraban aient varié, si peu que ce soit. Quand, voilà trois ans, il est venu me voir à Rotterdam, il est arrivé en chaise de poste, et, au lieu de huit jours, il a mis un mois à s'y rendre! Vois-tu, Bruno, j'ai vu bien des entêtés dans ma vie, mais d'un entêtement comparable au sien, jamais!
—Il sera singulièrement surpris de vous rencontrer ici, à
Constantinople! dit Bruno.
—Je le crois, répondit Van Mitten, et j'ai préféré lui faire cette surprise! Mais, au moins, dans sa société, nous serons en pleine Turquie. Ah! ce n'est pas mon ami Kéraban qui consentira jamais à revêtir le costume du Nizam, la redingote bleue et le fez rouge de ces nouveaux Turcs!…
—Lorsqu'ils ôtent leur fez, dit en riant Bruno, ils ont l'air de bouteilles qui se débouchent.
—Ah! ce cher et immutable Kéraban! reprit Van Mitten. Il sera vêtu comme il l'était lorsqu'il est venu me voir là-bas, à l'autre bout de l'Europe, turban évasé, cafetan jonquille ou cannelle….
—Un marchand de dattes, quoi! s'écria Bruno.
—Oui, mais un marchand de dattes qui pourrait vendre des dattes d'or … et même en manger à tous ses repas! Voilà! Il a fait le vrai commerce qui convienne à ce pays! Négociant en tabac! Et comment ne pas faire fortune dans une ville où tout le monde fume du matin au soir, et même du soir au matin?
—Comment, on fume? s'écria Bruno. Mais où voyez-vous donc ces gens qui fument, mon maître? Personne ne fume, au contraire, personne! Et moi qui m'attendais à rencontrer devant leur porte des groupes de Turcs, enroulés dans les serpentins de leurs narghilés, ou le long tuyau de cerisier à la main et le bouquin d'ambre à la bouche! Mais non! Pas même un cigare! pas même une cigarette!
—C'est à n'y rien comprendre, Bruno, répondit Van Mitten, et, en vérité, les rues de Rotterdam sont plus enfumées de tabac que les rues de Constantinople!
—Ah ça! mon maître, dit Bruno, êtes-vous sûr que nous ne nous soyons pas trompés de route? Est-ce bien ici la capitale de la Turquie? Gageons que nous sommes allés à l'opposé, que ceci n'est point la Corne-d'Or, mais la Tamise, avec ses mille bateaux à vapeur! Tenez, cette mosquée là-bas, ce n'est pas Sainte-Sophie, c'est Saint-Paul! Constantinople, cette ville? Jamais! C'est Londres!
—Modère-toi, Bruno, répondit Van Mitten. Je te trouve beaucoup trop nerveux pour un enfant de la Hollande! Reste calme, patient, flegmatique, comme ton maître, et ne t'étonne de rien. Nous avons quitté Rotterdam à la suite … de ce que tu sais….
—Oui!… oui!… fit Bruno, en hochant la tête.
—Nous sommes venus par Paris, le Saint-Gothard, l'Italie, Brindisi, la Méditerranée, et tu aurais mauvaise grâce à croire que le paquebot des Messageries nous a déposés à London-Bridge, après huit jours de traversée, et non au pont de Galata!
—Cependant… dit Bruno.
—Je t'engage même, en présence de mon ami Kéraban, à ne point faire de ces sortes de plaisanteries! Il pourrait bien les prendre fort mal, discuter, s'entêter….
—On y veillera, mon maître, répondit Bruno. Mais, puisqu'on ne peut se rafraîchir ici, il est bien permis, je suppose, de fumer sa pipe!—Vous n'y voyez aucun inconvénient?
—Aucun, Bruno. En ma qualité de marchand de tabac, rien ne m'est plus agréable que de voir fumer les gens! Je regrette même que la nature ne nous ait donné qu'une bouche! Il est vrai que le nez est là pour priser le tabac….
—Et les dents pour le mâcher!» répondit Bruno.
Et tout en parlant, il bourrait son énorme pipe de porcelaine peinturlurée; puis, il l'alluma avec son briquet et en tira quelques bouffées, non sans une évidente satisfaction.
Mais, en ce moment, les deux Turcs, qui avaient si singulièrement protesté contre les abstinences du Ramadan, reparurent sur la place. Précisément, celui qui ne se gênait point de fumer sa cigarette aperçut Bruno, flânant, la pipe à la bouche.
«Par Allah! dit-il à son compagnon, voilà encore un de ces maudits étrangers qui ose braver la défense du Koran! Je ne le souffrirai pas….
—Éteins au moins ta cigarette! lui répondit l'autre.
—Oui!»
Et, jetant sa cigarette, il alla droit au digne Hollandais, qui ne s'attendait point à être interpellé de la sorte:
«Au coup de canon,» dit-il!
Et il lui arracha brusquement sa pipe.
«Eh! ma pipe! s'écria Bruno, que son maître cherchait vainement à contenir.
—Au coup de canon, chien de chrétien!
—Chien de Turc toi-même!
—Du calme, Bruno, dit Van Mitten.
—Qu'il me rende ma pipe, au moins! répliqua Bruno.
—Au coup de canon! répéta une dernière fois le Turc, en faisant disparaître la pipe dans les plis de son cafetan.
—Viens, Bruno, dit alors Van Mitten! Il ne faut jamais blesser les usages des pays que l'on visite!
—Des usages de voleurs!
—Viens, te dis-je. Mon ami Kéraban ne doit pas se trouver sur cette place avant sept heures. Continuons donc notre promenade, et nous le rejoindrons quand il en sera temps!»
Van Mitten entraîna Bruno, tout dépité d'avoir été si violemment séparé d'une pipe, à laquelle il tenait en véritable fumeur.
Et, pendant qu'ils s'en allaient ainsi, les deux Turcs se disaient:
«En vérité, ces étrangers se croient tout permis!…
—Même de fumer avant le coucher du soleil!
—Veux-tu du feu? ajouta l'un.
—Volontiers!» répondit l'autre, en allumant une autre cigarette.
II
OU L'INTENDANT SCARPANTE ET LE CAPITAINE YARHUD S'ENTRETIENNENT DE PROJETS QU'IL EST BON DE CONNAITRE.
Au moment où Van Mitten et Bruno suivaient le quai de Top-Hané, du côté de ce premier pont de bateaux de la Validèh-Sultane, qui met Galata en communication avec l'antique Stamboul à travers la Corne-d'Or, un Turc tournait rapidement le coin de la mosquée de Mahmoud et s'arrêtait sur la place.
Il était six heures alors. Pour la quatrième fois de la journée, les muezzins venaient de monter au balcon de ces minarets, dont le nombre n'est jamais inférieur à quatre pour les mosquées de fondation impériale. Leur voix avait lentement retenti au-dessus de la ville, appelant les fidèles à la prière, et lançant dans l'espace cette formule consacrée: «La Ilah il Allah vé Mohammed reçoul Allah!» (Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu!)
Le Turc se retourna un instant, regarda les rares passants de la place, s'avança dans l'axe des diverses rues qui y aboutissent, cherchant à voir, non sans quelques symptômes d'impatience, s'il ne venait pas une personne qu'il attendait.
«Ce Yarhud n'arrivera donc pas! murmurat-il. Il sait pourtant qu'il doit être ici à l'heure convenue!»
Le Turc fit encore quelques tours sur la place, il s'avança même jusqu'à l'angle nord de la caserne de Top-Hané, regarda dans la direction de la fonderie de canons, frappa du pied en homme qui n'aime pas à attendre et revint devant le café, où Van Mitten et son valet avaient demandé vainement à se rafraîchir.
Alors le Turc alla se placer à une des tables désertes et s'assit, sans rien réclamer du cawadji; scrupuleux observateur des jeûnes du Ramadan, il savait que l'heure n'était pas venue de débiter les boissons si variées des distilleries ottomanes.
Ce Turc n'était rien moins que Scarpante, l'intendant du seigneur Saffar, un riche Ottoman qui habitait Trébizonde, dans cette partie de la Turquie d'Asie, dont se forme le littoral sud de la mer Noire.
En ce moment, le seigneur Saffar voyageait à travers les provinces méridionales de la Russie; puis, après avoir visité les districts du Caucase, il devait regagner Trébizonde, ne doutant pas que son intendant n'eût obtenu entier succès dans une entreprise dont il l'avait spécialement chargé. C'était en son palais, où s'étalait tout le faste d'une fortune orientale, au milieu de cette ville où ses équipages étaient cités pour leur luxe, que Scarpante devait le rejoindre, après avoir accompli sa mission. Le seigneur Saffar n'eût jamais admis qu'un homme à lui eût échoué, quand il lui avait ordonné de réussir. Il aimait à faire montre de la puissance que lui donnait l'argent. En tout et partout, il agissait avec une ostentation qui est assez dans les moeurs de ces nababs de l'Asie Mineure.
Cet intendant était un homme audacieux, propre à tous les coups de main, ne reculant devant aucun obstacle, décidé à satisfaire, per fas et nefas, les moindres désirs de son maître. C'est à ce propos qu'il venait d'arriver ce jour même à Constantinople, et qu'il attendait au rendez-vous convenu un certain capitaine maltais, lequel ne valait pas mieux que lui.
Ce capitaine, nommé Yarhud, commandait la tartane Guïdare, et faisait habituellement les voyages de la mer Noire. A son commerce de contrebande il joignait un autre commerce encore moins avouable d'esclaves noirs venus du Soudan, de l'Éthiopie ou de l'Égypte, et de Circassiennes ou de Géorgiennes, dont le marché se tient précisément dans ce quartier de Top-Hané,—marché sur lequel le gouvernement ferme trop volontiers les yeux.
Cependant, Scarpante attendait, et Yarhud n'arrivait pas. Bien que l'intendant restât impassible, que rien au dehors ne trahît ses pensées, une sorte de colère intérieure lui faisait bouillir le sang.
«Où est-il, ce chien? murmurait-il. Lui est-il survenu quelque contre-temps? Il a dû quitter Odessa avant-hier! Il devrait être ici, sur cette place, à ce café, à cette heure, où je lui ai donné rendez-vous!…»
En ce moment, un marin maltais parut à l'angle du quai. C'était Yarhud. Il regarda à droite, à gauche, et aperçut Scarpante. Celui-ci se leva aussitôt, quitta le café, et vint rejoindre le capitaine de la Guïdare, tandis que quelques passants, plus nombreux mais toujours silencieux, allaient et venaient au fond de la place.
«Je n'ai pas l'habitude d'attendre, Yarhud! dit Scarpante d'un ton auquel le Maltais ne pouvait se méprendre.
—Que Scarpante me pardonne, répondit Yarhud, mais j'ai fait toute la diligence possible pour être exact à ce rendez-vous.
—Tu arrives à l'instant?
—A l'instant, par le chemin de fer de Ianboli à Andrinople, et, sans un retard du train….
—Quand as-tu quitté Odessa?
—Avant-hier.
—Et ton navire?
—Il m'attend à Odessa, dans le port.
—Ton équipage, tu en es sûr?
—Absolument sûr! Des Maltais, comme moi, dévoués à qui les paye généreusement.
—Ils t'obéiront?…
—En cela, comme en tout.
—Bien! Quelles nouvelles m'apportes-tu, Yarhud?
—Des nouvelles à la fois bonnes et mauvaises, répondit le capitaine, en baissant un peu la voix.
—Quelles sont les mauvaises, d'abord? demanda Scarpante.
—Les mauvaises, c'est que la jeune Amasia, la fille du banquier Sélim, d'Odessa, doit bientôt se marier! C'est que son enlèvement présentera plus de difficultés et demandera plus de hâte que si son mariage n'était ni décidé ni prochain!
—Ce mariage ne se fera pas, Yarhud! s'écria Scarpante un peu plus haut qu'il ne convenait. Non, par Mahomet, il ne se fera pas!
—Je n'ai pas dit qu'il se ferait, Scarpante, répondit Yarhud, j'ai dit qu'il devait se faire.
—Soit, répliqua l'intendant, mais avant trois jours, le seigneur Saffar entend que cette jeune fille soit embarquée pour Trébizonde; et, si tu le jugeais impossible….
—Je n'ai pas dit que c'était impossible, Scarpante. Rien n'est impossible avec de l'audace et de l'argent. J'ai simplement dit que ce serait plus difficile, voilà tout.
—Difficile! répondit Scarpante. Ce ne sera pas la première fois qu'une jeune fille turque ou russe aura disparu d'Odessa et manquera au logis paternel!
—Et ce ne sera pas la dernière, répondit
Yarhud, ou le capitaine de la Guïdare ne saurait plus son métier!
—Quel est l'homme que doit prochainement épouser la jeune Amasia? demanda Scarpante.
—Un jeune Turc, de même race qu'elle.
—Un Turc d'Odessa?
—Non, de Constantinople.
—Et il se nomme?…
—Ahmet.
—Qu'est-ce que cet Ahmet?
—Le neveu et l'unique héritier d'un riche négociant de Galata, le seigneur Kéraban.
—Que fait ce Kéraban?
—Le commerce des tabacs, dans lequel il a gagné une grande fortune. Il a pour correspondant à Odessa le banquier Sélim. Ils font ensemble d'importantes affaires et se rendent souvent visite. C'est dans ces circonstances qu'Ahmet a connu Amasia. C'est de cette façon que le mariage a été décidé entre le père de la jeune fille et l'oncle du jeune homme.
—Où le mariage doit-il se faire? demanda Scarpante. Est-ce ici, à
Constantinople?
—Non, à Odessa.
—A quelle époque?
—Je ne sais, mais il est à craindre que, sur les instances du jeune
Ahmet, il ne se fasse d'un jour à l'autre.
—Il n'y a donc pas un instant à perdre?
—Pas un!
—Où est maintenant cet Ahmet?
—A Odessa.
—Et ce Kéraban?
—A Constantinople.
—As-tu vu ce jeune homme, Yarhud, pendant le temps qui s'est écoulé entre ton arrivée à Odessa et ton départ?
—J'avais intérêt à le voir, à le connaître, Scarpante… Je l'ai vu et je le connais.
—Comment est-il?
—C'est un jeune homme fait pour plaire, et qui plaît à la fille du banquier Sélim.
—Est-il à redouter?
—On le dit très brave, très résolu, et, dans cette affaire, il faudra compter avec lui!
—Est-il indépendant par sa position, par sa fortune? demanda
Scarpante, en insistant sur les divers traits du caractère de ce jeune
Ahmet, qui ne laissait pas de l'inquiéter.
—Non, Scarpante, répondit Yarhud. Ahmet dépend de son oncle et tuteur, le seigneur Kéraban, qui l'aime comme un fils et qui, bientôt sans doute, doit se rendre à Odessa pour la conclusion de ce mariage.
—Ne pourrait-on retarder le départ de ce Kéraban?
—Ce serait ce qu'il y aurait de mieux à faire, et cela nous donnerait plus de temps pour agir. Quant à la manière de s'y prendre?…
—C'est à toi de l'imaginer, Yarhud, répondit Scarpante, mais il faut que les volontés du seigneur Saffar s'accomplissent et que la jeune Amasia soit transportée à Trébizonde. Ce ne sera pas la première fois que la tartane la Guïdare aura visité, pour son compte, le littoral de la mer Noire, et tu sais comment il paye les services…
—Je le sais, Scarpante.
—Or, le seigneur Saffar a vu cette jeune fille, rien qu'un instant, dans son habitation d'Odessa, sa beauté l'a séduit, et elle ne sera pas à plaindre d'avoir échangé la maison du banquier Sélim pour son palais de Trébizonde! Amasia sera donc enlevée, et si ce n'est pas par toi, Yarhud, ce sera par un autre!
—Ce sera par moi, vous pouvez y compter! répondit simplement le capitaine maltais. Je vous ai dit les nouvelles mauvaises, voici maintenant quelles sont les bonnes.
—Parle, répondit Scarpante, qui, après avoir fait quelques pas en réfléchissant, revint près de Yarhud.
—Si le mariage projeté, reprit le Maltais, rend plus difficile d'enlever la jeune fille, puisque Ahmet ne la quitte pas, il me fournit l'occasion de pénétrer dans la maison du banquier Sélim. En effet, je suis non seulement un capitaine, mais un trafiquant. La Guïdare a une riche cargaison, étoffes de soie de Brousse, pelisses de martre et de zibeline, brocarts diamantés, passementeries travaillées par les plus habiles trayeurs d'or de l'Asie Mineure, et cent objets qui peuvent exciter la convoitise d'une jeune fiancée. Au moment de son mariage, elle se laissera aisément tenter. Je pourrai sans doute l'attirer à bord, profiter d'un vent favorable et prendre la mer, avant qu'on ait eu connaissance de l'enlèvement.
—Cela me paraît bien imaginé, Yarhud, répondit Scarpante, et je ne doute pas que tu ne réussisses! Mais aie bien soin que tout ceci sa fasse dans le plus grand secret!
—Soyez sans inquiétude, Scarpante, répondit Yarhud.
—L'argent ne te manque pas?
—Non, et il ne manquera jamais avec un seigneur aussi généreux que votre maître.
—Ne perds pas de temps! Le mariage fait, Amasia est la femme d'Ahmet, répondit Scarpante, et ce n'est pas la femme d'Ahmet que le seigneur Saffar compte trouver à Trébizonde!
—Cela est compris.
—Ainsi donc, dès que la fille du banquier Sélim sera à bord de la Guïdare, tu feras route?…
—Oui, car, avant d'agir, j'aurai eu soin d'attendre quelque brise d'ouest bien établie.
—Et combien de temps te faut-il, Yarhud, pour aller directement d'Odessa à Trébizonde?
—En comptant avec les retards possibles, les calmes de l'été ou les vents qui changent fréquemment sur la mer Noire, la traversée peut durer trois semaines.
—Bien! répondit Scarpante. Je serai de retour à Trébizonde vers cette époque, et mon maître ne tardera pas à y arriver.
—J'espère y être avant vous.
—Les ordres du seigneur Saffar sont formels et te prescrivent d'avoir tous les égards possibles pour cette jeune fille. Ni brutalité, ni violence, quand elle sera à ton bord!…
—Elle sera respectée comme le veut le seigneur Saffar, et comme il le serait lui-même!
—Je compte sur ton zèle, Yarhud!
—Il vous est tout acquis, Scarpante.
—Et sur ton adresse!
—En vérité, dit Yarhud, je serais plus certain de réussir si ce mariage était retardé, et il pourrait l'être au cas où quelque obstacle empêcherait le départ immédiat du seigneur Kéraban!…
—Le connais-tu, ce négociant?
—Il faut toujours connaître ses ennemis, ou ceux qui doivent le devenir, répondit le Maltais. Aussi, mon premier soin, en arrivant ici, a-t-il été de me présenter à son comptoir de Galata sous prétexte d'affaires.
—Tu l'as vu?…
—Un instant, mais cela a suffi, et….»
En ce moment, Yarhud se rapprocha vivement de Scarpante, et lui parlant à voix basse:
«Eh! Scarpante, dit-il, voilà au moins un hasard singulier, et peut-être une heureuse rencontre!
—Qu'est-ce donc?
—Ce gros homme qui descend la rue de Péra, en compagnie de son serviteur…
—Ce serait lui?
—Lui-même, Scarpante, répondit le capitaine. Tenons-nous à l'écart, et ne le perdons pas de vue! Je sais que, chaque soir, il retourne à son habitation de Scutari, et, s'il le faut, pour tacher de savoir s'il compte bientôt partir, je le suivrai de l'autre côté du Bosphore!»
Scarpante et Yarhud, se mêlant aux passants, dont le nombre s'accroissait sur la place de Top-Hané, se tinrent donc à portée de voir et d'entendre, chose facile, car le «seigneur Kéraban»,—ainsi l'appelait-on le plus communément dans le quartier de Galata,—parlait volontiers à haute voix et ne cherchait jamais à dissimuler son importante personne.
III
DANS LEQUEL LE SEIGNEUR KÉRABAN EST TOUT SURPRIS DE SE RENCONTRER AVEC SON AMI VAN MITTEN.
Le seigneur Kéraban, pour employer une expression moderne, était un «homme de surface», au physique comme au moral,—quarante ans par sa figure, cinquante au moins par sa corpulence, en réalité quarante-cinq; mais sa figure était intelligente, son corps majestueux. Une barbe, déjà grisonnante, à deux pointes, qu'il tenait plutôt courte que longue, des yeux noirs, fins, acérés, d'un regard très vif, aussi sensibles aux impressions les plus fugitives que le plateau d'une balance de précision à des différences d'un dixième de carat, un menton carré, un nez en bec de perroquet, mais sans exagération, qui allait bien avec l'acuité des yeux, une bouche aux lèvres serrées, ne se desserrant que pour montrer des dents d'une éclatante blancheur, un front haut, bien encadré, avec un pli vertical, un vrai pli d'entêtement entre les deux sourcils d'un noir de jais, tout cet ensemble lui faisait une physionomie particulière, la physionomie d'un homme original, personnel, très en dehors, qu'on ne pouvait oublier, lorsqu'elle avait, ne fût-ce qu'une fois, attiré l'attention.
Quant au costume du seigneur Kéraban, c'était celui des Vieux Turcs, restés fidèles à l'ancien habillement du temps des Janissaires: le large turban évasé, la vaste culotte flottante, tombant sur les paboudj en maroquin, le gilet sans manches, garni de gros boutons coupés à facettes et passementé de soie, la ceinture de châle contenant l'expansion d'un ventre bien porté d'ailleurs, et enfin le cafetan jonquille, dont les plis se drapaient majestueusement. Donc, rien d'européanisant dans cette antique façon de s'habiller, qui contrastait avec le vêtement des Orientaux de la nouvelle époque. C'était une manière de repousser les invasions de l'industrialisme, une protestation en faveur de la couleur locale qui tend à disparaître, un défi porté aux arrêtés du sultan Mahmoud, dont la toute-puissance a décrété le moderne costume des Osmanlis.
Inutile d'ajouter que le serviteur du seigneur Kéraban, un garçon de vingt-cinq ans, nommé Nizib, maigre à désespérer le Hollandais Bruno, avait aussi le vieux costume turc. Comme il ne contrariait en rien son maître, le plus entêté des hommes, il ne l'eût point contrarié en cela. C'était un valet dévoué, mais absolument dépourvu d'idées personnelles. Il disait toujours oui, d'avance, et, comme un écho, répétait inconsciemment les fins de phrase du redoutable négociant. C'était le plus sûr moyen d'être toujours de son avis, et de ne pas s'attirer quelque rebuffade, dont le seigneur Kéraban se montrait volontiers prodigue.
Tous deux arrivaient sur la place de Top-Hané par une des rues étroites et ravinées qui descendent du faubourg de Péra. Suivant son habitude, le seigneur Kéraban parlait à haute voix, sans se soucier aucunement d'être ou de ne pas être entendu.
«Eh bien, non! disait-il. Qu'Allah nous protège, mais du temps des Janissaires, chacun avait le droit d'agir à sa guise, lorsque le soir était venu! Non! je ne me soumettrai pas à leurs nouveaux règlements de police, et j'irai par les rues, sans lanterne à la main, si cela me plaît, quand je devrais tomber dans une fondrière, ou me faire happer aux mollets par quelque chien errant!
—Chien errant!… répondit Nizib.
—Et tu n'as pas besoin de me fatiguer les oreilles avec tes sottes remontrances, ou, par Mahomet, j'allongerai les tiennes à rendre jaloux un âne et son ânier!
—Et son ânier!… répondit Nizib, qui, d'ailleurs, n'avait fait aucune remontrance, comme bien l'on pense.
—Et si le maître de police me met à l'amende, reprit le têtu personnage, je payerai l'amende! Et s'il me met en prison, j'irai en prison! Mais je ne céderai ni sur ce point ni sur aucun autre!»
Nizib fit un signe d'assentiment. Il était prêt à suivre son maître en prison si les choses en arrivaient la.
«Ah! messieurs les nouveaux Turcs! s'écria le seigneur Kéraban, en voyant passer quelques Constantinopolitains, vêtus de la redingote droite et coiffés du fez rouge. Ah! vous voulez nous faire la loi, rompre avec les anciens usages! Eh bien, quand je devrais être le dernier à protester!… Nizib, as-tu bien dit à mon caïdji de se trouver avec son caïque à l'échelle de Top-Hané dès sept heures?
—Dès sept heures!
—Pourquoi n'est-il pas là?
—Pourquoi n'est-il pas là? répondit Nizib.
—En vérité, c'est qu'il n'est pas encore sept heures.
—Il n'est pas sept heures.
—Et qu'en sais-tu?
—Je le sais, parce que vous le dites, mon maître.
—Et si je disais qu'il est cinq heures?
—Il serait cinq heures, répondit Nizib.
—On n'est pas plus stupide!
—Non, pas plus stupide.
—Ce garçon-là, murmura Kéraban, à force de ne pas me contredire, finira par me contrarier!»
En ce moment, Van Mitten et Bruno reparaissaient sur la place, et
Bruno répétait du ton d'un homme désappointé:
«Allons-nous-en, mon maître, allons-nous-en, et repartons par le premier train! Ça, Constantinople! Ça, la capitale du Commandeur des Croyants?… Jamais!
—Du calme, Bruno, du calme!» répondait Van Mitten.
Le soir commençait à se faire. Le soleil, caché derrière les hauteurs de l'antique Stamboul, laissait déjà la place de Top-Hané dans une sorte de pénombre. Van Mitten ne reconnut donc pas le seigneur Kéraban, qui se croisait avec lui, au moment où il se dirigeait vers les quais de Galata. Il arriva même que, suivant une direction inverse, tous deux se heurtèrent, cherchant en même temps à passer à droite, puis à passer à gauche. De cette contrariété de leurs mouvements, il se produisit là une demi-minute de balancements quelque peu ridicules.
«Eh! monsieur, je passerai! dit Kéraban, qui n'était point homme à céder le pas.
—Mais…. fit Van Mitten, en essayant, lui, de se ranger poliment, sans y parvenir.
—Je passerai quand même!.,.
—Mais….» répéta Van Mitten.
Puis, tout à coup, reconnaissant à qui il avait affaire:
«Eh! mon ami Kéraban! s'écria-t-il.
—Vous!… vous!… Van Mitten!… répondit Kéraban, au comble de la surprise. Vous!… ici?… à Constantinople?
—Moi-même!
—Depuis quand?
—Depuis ce matin!
—Et votre première visite n'a pas été pour moi … moi?
—Elle a été pour vous, au contraire, répondit le Hollandais. Je me suis rendu à votre comptoir, mais vous n'y étiez plus, et l'on m'a dit qu'à sept heures je vous trouverais sur cette place….
—Et on a eu raison, Van Mitten! s'écria Kéraban, en serrant, avec une vigueur qui touchait à la violence, la main de son correspondant de Rotterdam. Ah! mon brave Van Mitten, jamais, non! jamais, je ne me serais attendu à vous voir a Constantinople!… Pourquoi ne pas m'avoir écrit?
—J'ai quitté si précipitamment la Hollande!
—Un voyage d'affaires?
—Non … un voyage … d'agrément! Je ne connaissais ni Constantinople ni la Turquie, et j'ai voulu vous rendre ici la visite que vous m'aviez faite à Rotterdam.
—C'est bien, cela!… Mais il me semble que je ne vois pas avec vous madame Van Mitten?
—En effet … je ne l'ai point amenée! répondit le Hollandais, non sans une certaine hésitation. Madame Van Mitten ne se déplace pas facilement!… Aussi suis-je venu seul avec mon valet Bruno.
—Ah! ce garçon? dit le seigneur Kéraban, en faisant un petit signe à Bruno, qui crut devoir s'incliner à la turque, et ramener ses bras à son chapeau, comme les deux anses d'une amphore.
—Oui, reprit Van Milieu, ce brave garçon, qui voulait déjà m'abandonner et repartir pour….
—Repartir! s'écria Kéraban. Repartir, sans que je lui en aie donné la permission!
—Oui, ami Kéraban. Il ne la trouve pas trop gaie ni très vivante, cette capitale de l'empire ottoman!
—Un mausolée! répondit Bruno! Personne dans les magasins!… Pas une voiture sur les places!… Des ombres qui passent dans les rues, et qui vous volent votre pipe!
—Mais c'est le Ramadan, Van Mitten! répondit le seigneur Kéraban.
Nous sommes en plein Ramadan!
—Ah! c'est le Ramadan? reprit Bruno. Alors tout s'explique!—Eh, s'il vous plaît, qu'est-ce que cela, le Ramadan?
—Un temps de jeûne et d'abstinence, répondit Kéraban. Pendant toute sa durée, il est défendu de boire, de fumer, de manger, entre le lever et le coucher du soleil. Mais, dans une demi-heure, au coup de canon qui annoncera la fin du jour….
—Ah! voilà donc ce qu'ils veulent dire avec leur coup de canon! s'écria Bruno.
—On se dédommagera gaiement pendant toute la nuit des abstinences de la journée!
—Ainsi, demanda Bruno à Nizib, vous n'avez encore rien pris depuis ce matin, parce que c'est le Ramadan?
—Parce que c'est le Ramadan, répondit Nizib.
—Eh bien, voilà qui me ferait maigrir! s'écria Bruno. Voilà qui me coûterait une livre par jour … au moins!
—Au moins! répondit Nizib.
—Mais vous allez voir cela, au coucher du soleil, Van Mitten, reprit Kéraban, et vous serez émerveillé! Ce sera comme une transformation magique, qui d'une ville morte fera une ville vivante! Ah! messieurs les nouveaux Turcs, vous n'avez pas encore pu modifier ces vieux usages avec toutes vos absurdes innovations! Le Koran tient bon contre vos sottises! Que Mahomet vous étrangle!
—Bon! ami Kéraban, répondit Van Mitten, je vois que vous êtes toujours fidèle aux anciennes coutumes?
—C'est plus que de la fidélité, Van Mitten, c'est de l'entêtement!—Mais, dites-moi, mon digne ami, vous restez quelques jours à Constantinople, n'est-ce pas?
—Oui… et même…
—Eh bien, vous m'appartenez! Je m'empare de votre personne! Vous ne me quitterez plus!
—Soit!… Je vous appartiens!
—Et toi, Nizib, tu t'occuperas de ce garçon-là, ajouta Kéraban, en montrant Bruno. Je te charge spécialement de modifier ses idées sur notre merveilleuse capitale!»
Nizib fit un signe d'assentiment et entraîna Bruno au milieu de la foule, qui devenait plus compacte.
«Mais, j'y pense! s'écria tout à coup le seigneur Kéraban. Vous arrivez à propos, ami Van Mitten! Six semaines plus tard, vous ne m'eussiez plus trouvé à Constantinople.
—Vous, Kéraban?
—Moi! j'aurais été parti pour Odessa!
—Pour Odessa?
—Eh bien, si vous êtes encore ici, nous partirons ensemble! Au fait, pourquoi ne m'accompagneriez-vous pas?
—C'est que… répondit Van Mitten.
—Vous m'accompagnerez, vous dis-je!
—Je comptais me reposer ici des fatigues d'un voyage, qui a été quelque peu rapide!…
—Soit! Vous vous reposerez ici!… Puis, vous vous reposerez à
Odessa, pendant trois bonnes semaines!
—Ami Kéraban….
—Je l'entends ainsi, Van Mitten! Vous n'allez pas, dès votre arrivée, me contrarier, je suppose? Vous le savez, quand j'ai raison, je ne cède pas facilement!
—Oui … je sais!… répondit Van Mitten.
—D'ailleurs, reprit Kéraban, vous ne connaissez pas mon neveu Ahmet, el il faut que vous fassiez connaissance avec lui!
—Vous m'avez, en effet, parlé de votre neveu….
—Autant dire mon fils, Van Mitten, puisque je n'ai pas d'enfant. Vous savez, les affaires!… les affaires!… Je n'ai jamais trouvé cinq minutes pour me marier!
—Une minute suffit! répondit gravement Van Mitten, et souvent même … une minute, c'est trop!
—Vous rencontrerez donc Ahmet à Odessa! reprit Kéraban. Un charmant garçon!… Il déteste les affaires, par exemple, un peu artiste, un peu poète, mais charmant … charmant!… Il ne ressemble point à son oncle et lui obéit sans broncher.
—Ami Kéraban….
—Oui!… oui!… je m'entends!… C'est pour son mariage que nous irons à Odessa.
—Son mariage?…
—Sans doute! Ahmet épouse une jolie personne…la jeune Amasia… la fille de mon banquier Sélim, un vrai Turc, comme moi! Nous aurons des fêtes! Ce sera superbe! Vous en serez!
—Mais… j'aurais préféré… dit Van Mitten, qui voulut encore soulever une dernière objection.
—C'est convenu! répondit Kéraban. Vous n'avez pas la prétention de me résister, n'est-ce pas?
—Je le voudrais… répondit Van Mitten.
—Que vous ne le pourriez pas!»
En ce moment, Scarpante et le capitaine maltais, qui se promenaient au fond de la place, s'approchèrent. Le seigneur Kéraban disait alors à son compagnon:
«C'est entendu! Dans six semaines, au plus tard, nous partirons tous les deux pour Odessa!
—Et le mariage se fera?… demanda Van Mitten.
—Aussitôt notre arrivée,» répondit Kéraban.
Yarhud s'était penché à l'oreille de Scarpante:
«Six semaines! Nous aurons le temps d'agir!»
—Oui, mais le plus tôt sera le mieux! répondit Scarpante. N'oublie pas, Yarhud, qu'avant six semaines, le seigneur Saffar sera de retour à Trébizonde!»
Et tous deux continuèrent à aller et venir, l'oeil aux aguets, l'oreille aux écoutes.
Pendant ce temps, le seigneur Kéraban continuait de causer avec Van
Mitten et disait:
«Mon ami Sélim, toujours pressé, et mon neveu Ahmet, plus impatient encore, voulaient conclure le mariage immédiatement. Ils ont un motif pour cela, je dois le dire. Il faut que la fille de Sélim soit mariée avant d'avoir atteint ses dix-sept ans, ou elle perdra quelque chose comme cent mille livres turques [note: Environ 2 225 000 francs] qu'une vieille folle de tante lui a léguées à cette condition. Mais ses dix-sept ans, elle ne les aura que dans six semaines! Aussi je leur ai fait entendre raison, en disant: Que cela vous convienne ou non, le mariage ne se fera pas avant la fin du mois prochain.
—Et votre ami Sélim s'est rendu?… demanda Van Mitten.
—Naturellement!
—Et le jeune Ahmet?
—Moins facilement, répondit Kéraban. Il adore cette jolie Amasia, et je l'approuve! Il a le temps, lui! Il n'est pas dans les affaires, lui! Hein! vous devez comprendre cela, ami Van Mitten, vous qui avez épousé la belle madame Van….
—Oui, ami Kéraban, dit le Hollandais…. Il y a si longtemps déjà … que c'est à peine si je me souviens!
—Mais au fait, ami Van Mitten, si, en Turquie, il est malséant de demander à un Turc des nouvelles des femmes de son harem, il n'est pas défendu vis-à-vis d'un étranger…. Madame Van Mitten se porte?…
—Oh! très bien … très bien!… répondit Van Mitten, que ces politesses de son ami semblaient mettre mal à son aise. Oui … très bien!… Toujours souffrante, par exemple!… Vous savez … les femmes….
—Mais non, je ne sais pas! s'écria le seigneur Kéraban en riant d'un bon rire. Les femmes! jamais! Les affaires tant qu'on voudra! Tabacs de Macédoine pour nos fumeurs de cigarettes, tabacs de Perse pour nos fumeurs de narghilés! Et mes correspondants de Salonique, d'Erzeroum, de Latakié, de Bafra, de Trébizonde, sans oublier mon ami Van Mitten, de Rotterdam! Depuis trente ans, en ai-je expédié de ces ballots de tabac aux quatre coins de l'Europe!
—Et fumé! dit Van Mitten.
—Oui, fumé… comme une cheminée d'usine! Et je vous demande s'il est quelque chose de meilleur au monde?
—Non, certes, ami Kéraban.
—Voilà quarante ans que je fume, ami Van Mitten, fidèle à mon chibouk, fidèle à mon narghilé! C'est là tout mon harem, et il n'y a pas de femme qui vaille une pipe de tombéki!
—Je suis bien de votre avis! répondit le Hollandais.
—A propos, reprit Kéraban, puisque je vous tiens, je ne vous abandonne plus! Mon caïque va venir me prendre pour traverser le Bosphore. Je dine à ma villa de Scutari, et je vous emmène…
—C'est que…
—Je vous emmène, vous dis-je! Allez-vous faire des façons, maintenant… avec moi?
—Non, j'accepte, ami Kéraban! répondit Van Mitten. Je vous appartiens corps et âme!
—Vous verrez, reprit le seigneur Kéraban, vous verrez quelle charmante habitation je me suis construite, sous les noirs cyprès, à mi-colline de Scutari, avec la vue du Bosphore et tout le panorama de Constantinople! Ah! la vraie Turquie est toujours sur cette côte asiatique! Ici, c'est l'Europe, mais là-bas, c'est l'Asie, et nos progressistes en redingote ne sont pas près d'y faire passer leurs idées! Elles se noieraient en traversant le Bosphore! Ainsi, nous dînons ensemble!
—Vous faites de moi ce que vous voulez!
—Et il faut vous laisser faire!» répondit Kéraban.
Puis, se retournant:
«Où donc est Nizib?—Nizib!… Nizib!…»
Nizib, qui se promenait avec Bruno, entendit la voix de son maître, et tous deux accoururent.
«Eh bien, demanda Kéraban, ce caïdji, il n'arrivera donc pas avec son caïque?
—Avec son caïque?… répondit Nizib.
—Je le ferai bastonner, bien sûr! s'écria Kéraban! Oui, cent coups de bâton!
—Oh! fit Van Milieu.
—Cinq cents!
—Oh! fit Bruno.
—Mille!… si l'on me contrarie!
—Seigneur Kéraban, répondit Nizib, je l'aperçois, votre caïdji. Il vient de quitter la pointe du Sérail, et, avant dix minutes, il aura accosté l'échelle de Top-Hané.»
Et, pendant que le seigneur Kéraban piétinait d'impatience au bras de
Van Mitten, Yarhud et Scarpante ne cessaient de l'observer.
IV
DANS LEQUEL LE SEIGNEUR KÉRABAN, ENCORE PLUS ENTÊTÉ QUE JAMAIS, TIENT TÊTE AUX AUTORITÉS OTTOMANES.
Cependant, le caïdji était arrivé et venait prévenir le seigneur
Kéraban que son caïque l'attendait à l'échelle.
Les caïdjis se comptent par milliers sur les eaux du Bosphore et de la Corne-d'Or. Leurs barques, à deux rames, pareillement effilées de l'avant et de l'arrière, de manière à pouvoir se diriger dans les deux sens, ont la forme de patins de quinze à vingt pieds de longueur, faits de quelques planches de hêtre ou de cyprès, sculptées ou peintes à l'intérieur. C'est merveilleux de voir avec quelle rapidité ces sveltes embarcations se glissent, s'entrecroisent, se devancent dans ce magnifique détroit, qui sépare le littoral des deux continents. L'importante corporation des caïdjis est chargée de ce service depuis la mer de Marmara jusqu'au delà du château d'Europe et du château d'Asie, qui se font face dans le nord du Bosphore.
Ce sont de beaux hommes, le plus généralement vêtus du burudjuk, sorte de chemise de soie, d'un yelek à couleurs vives, soutaché de broderies d'or, d'un caleçon de coton blanc, coiffés d'un fez, chaussés de yéménis, jambes nues, bras nus.
Si le caïdji du seigneur Kéraban,—c'était celui qui le conduisait à Scutari chaque soir et l'en ramenait chaque matin,—si ce caïdji fut mal reçu pour avoir tardé de quelques minutes, il est inutile d'y insister. Le flegmatique marinier ne s'en émut pas autrement, d'ailleurs, sachant bien qu'il fallait laisser crier une si excellente pratique, et il ne répondit qu'en montrant le caïque amarré à l'échelle.
Donc, le seigneur Kéraban, accompagné de Van Mitten, suivi de Bruno et de Nizib, se dirigeait vers l'embarcation, lorsqu'il se fit un certain mouvement dans la foule sur la place de Top-Hané.
Le seigneur Kéraban s'arrêta.
«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il.
Le chef de police du quartier de Galata, entouré de gardes qui faisaient ranger le populaire, arrivait en ce moment sur la place. Un tambour et un trompette l'accompagnaient. L'un fit un roulement, l'autre un appel, et le silence s'établit peu à peu parmi cette foule, composée d'éléments assez hétérogènes, asiatiques et européens.
«Encore quelque proclamation inique, sans doute!» murmura le seigneur Kéraban, du ton d'un homme qui entend se maintenir dans son droit, partout et toujours.
Le chef de police tira alors un papier, revêtu des sceaux réglementaires, et d'une voix haute, il lut l'arrêté suivant:
«Par ordre du Muchir, présidant le Conseil de police, un impôt de dix paras, à partir de ce jour, est établi sur toute personne qui voudra traverser le Bosphore pour aller de Constantinople à Scutari ou de Scutari à Constantinople, aussi bien par les caïques que par toute autre embarcation à voile ou à vapeur. Quiconque refusera d'acquitter cet impôt sera passible de prison et d'amende.
«Fait au palais, ce 16 présent mois
«Signé: LE MUCHIR.»
Des murmures de mécontentement accueillirent cette nouvelle taxe, équivalant environ à cinq centimes de France par tête.
«Bon! un nouvel impôt! s'écria un Vieux Turc, qui, cependant, aurait dû être bien habitué à ces caprices financiers du Padischah.
—Dix paras! Le prix d'une demi-tasse de café!» répondit un autre.
Le chef de police, sachant bien qu'en Turquie, comme partout, on payerait après avoir murmuré, allait quitter la place, lorsque le seigneur Kéraban s'avança vers lui.
«Ainsi, dit-il, voilà une nouvelle taxe à l'adresse de tous ceux qui voudront traverser le Bosphore?
—Par arrêté du Muchir», répondit le chef de police.
Puis, il ajouta:
«Quoi! C'est le riche Kéraban qui réclame?…
—Oui, le riche Kéraban!
—Et vous allez bien, seigneur Kéraban!
—Très bien… aussi bien que les impôts!—Ainsi, cet arrêté est exécutoire?…
—Sans doute… depuis sa proclamation.
—Et si je veux me rendre ce soir … à Scutari … dans mon caïque, ainsi que j'ai l'habitude de le faire?…
—Vous payerez dix paras.
—Et comme je traverse le Bosphore, matin et soir?…
—Cela vous fera vingt paras par jour, répondit le chef de police. Une bagatelle pour le riche Kéraban!
—Vraiment?
—Mon maître va se mettre une mauvaise affaire sur le dos! murmura
Nizib à Bruno.
—Il faudra bien qu'il cède!
—Lui! Vous ne le connaissez guère!»
Le seigneur Kéraban, qui venait de se croiser les bras, regarda bien en face le chef de police, les yeux dans les yeux, et, d'une voix sifflante, où l'irritation commençait à percer:
«Eh bien, voici mon caïdji qui vient m'avertir que son caïque est à ma disposition, dit-il, et comme j'emmène avec moi mon ami, monsieur Van Mitten, son domestique et le mien….
—Cela fera quarante paras, répondit le maître de police. Je répète que vous avez le moyen de payer!
—Que j'aie le moyen de payer quarante paras, reprit Kéraban, et cent, et mille, et cent mille, et cinq cent mille, c'est possible, mais je ne payerai rien et je passerai tout de même!
—Je suis fâché de contrarier le seigneur Kéraban, répondit le chef de police, mais il ne passera pas sans payer!
—Il passera sans payer!
—Non!
—Si!
—Ami Kéraban…. dit Van Mitten, dans la louable intention de faire entendre raison au plus intraitable des hommes.
—Laissez-moi tranquille, Van Mitten! répondit Kéraban avec l'accent de la colère. L'impôt est inique, il est vexatoire! On ne doit pas s'y soumettre! Jamais, non, jamais le gouvernement des Vieux Turcs n'aurait osé frapper d'une taxe les caïques du Bosphore!
—Eh bien, le gouvernement des nouveaux Turcs, qui a besoin d'argent, n'a pas hésité à le faire! répondit le chef de police.
—Nous allons voir! s'écria Kéraban.
—Gardes, dit le chef de police en s'adressant aux soldats qui l'accompagnaient, vous veillerez à l'exécution du nouvel arrêté.
—Venez, Van Mitten, répliqua Kéraban, en frappant le sol du pied, venez, Bruno, et suis-nous, Nizib!
—Ce sera quarante paras…. dit le chef de police.
—Quarante coups de bâton!» s'écria le seigneur Kéraban, dont l'irritation était au comble.
Mais, au moment où il se dirigeait vers l'échelle de Top-Hané, les gardes l'entourèrent, et il dut revenir sur ses pas.
«Laissez-moi! criait-il, en se débattant. Que pas un de vous ne me touche, même du bout du doigt! Je passerai, par Allah! et je passerai sans qu'un seul para sorte de ma poche!
—Oui, vous passerez, mais alors ce sera par la porte de la prison, répondit le chef de police, qui s'animait à son tour, et vous payerez une belle amende pour en sortir!
—J'irai à Scutari!
—Jamais, en traversant le Bosphore, et, comme il n'est pas possible de s'y rendre autrement… .
—Vous croyez? répondit le seigneur Kéraban, les poings serrés, le visage porté au rouge apoplectique. Vous croyez?… Eh bien, j'irai à Scutari, et je ne traverserai pas le Bosphore, et je ne payerai pas….
—Vraiment!
—Quand je devrais … oui!… quand je devrais faire le tour de la mer Noire.
—Sept cents lieues pour économiser dix paras! s'écria le chef de police, en haussant les épaules.
—Sept cents lieues, mille, dix mille, cent mille lieues, répondit Kéraban, quand il ne s'agirait que de cinq, que de deux, que d'un seul para!
—Mais, mon ami…. dit Van Mitten.
—Encore une fois, laissez-moi tranquille!… répondit Kéraban, en repoussant son intervention.
—Bon! Le voilà emballé! se dit Bruno.
—Et je remonterai la Turquie, je traverserai la Chersonèse, je franchirai le Caucase, j'enjamberai l'Anatolie, et j'arriverai à Scutari, sans avoir payé un seul para de votre inique impôt!
—Nous verrons bien! riposta le chef de police.
—C'est tout vu! s'écria le seigneur Kéraban, au comble de la fureur, et je partirai dès ce soir!
—Diable! fit le capitaine Yarhud, en s'adressant à Scarpante, qui n'avait pas perdu un mot de cette discussion si inattendue, voilà qui pourrait déranger notre plan!
—En effet, répondit Scarpante. Pour peu que cet entêté persiste dans son projet, il va passer par Odessa, et s'il se décide à conclure le mariage en passant!…
—Mais!… dit encore une fois Van Mitten, qui voulut empêcher son ami
Kéraban dû faire une telle folie.
—Laissez-moi, vous dis-je!
—Et le mariage de votre neveu Ahmet?
—Il s'agit bien de mariage!»
Scarpante, prenant alors Yarhud à part:
«Il n'y a pas une heure à perdre!
—En effet, répondit le capitaine maltais, et, dès demain matin, je pars pour Odessa par le railway d'Andrinople.»
Puis tous deux se retirèrent.
En ce moment, le seigneur Kéraban s'était brusquement retourné vers son serviteur.
«Nizib? dit-il.
—Mon maître?
—Suis-moi au comptoir!
—Au comptoir! répondit Nizib.
—Vous aussi, Van Mitten! ajouta Kéraban.
—Moi?
—Et vous également, Bruno.
—Que je….
—Nous partirons tous ensemble.
—Hein! fit Bruno, qui dressa l'oreille.
—Oui! Je vous ai invités à dîner à Scutari, dit le seigneur Kéraban à
Van Milieu, et, par Allah! vous dinerez à Scutari … à notre retour!
—Mais ce ne sera pas avant?… répondit le Hollandais, tout interloqué de la proposition.
—Ce ne sera pas avant un mois, avant un an, avant dix ans! répliqua Kéraban, d'une voix qui n'admettait pas la moindre contradiction, mais vous avez accepté mon dîner, et vous mangerez mon dîner!
—Il aura le temps de refroidir! murmura Bruno.
—Permettez, ami Kéraban….
—Je ne permets rien, Van Mitten. Venez!»
Et le seigneur Kéraban fit quelques pas vers le fond de la place.
«Il n'y a pas moyen de résister à ce diable d'homme! dit Van Mitten à
Bruno.
—Comment, mon maître, vous allez céder à un pareil caprice?
—Que je sois ici ou ailleurs, Bruno, du moment que je ne suis plus à
Rotterdam!
—Mais….
—Et, puisque je suis mon ami Kéraban, tu ne peux faire autrement que de me suivre!
—Voilà une complication!
—Partons,» dit le seigneur Kéraban.
Puis, s'adressant une dernière fois au chef de police, dont le sourire narquois était bien fait pour l'exaspérer:
«Je pars, dit-il, et, en dépit de tous vos arrêtés, j'irai à Scutari, sans avoir traversé le Bosphore!
—Je me ferai un plaisir d'assister à votre arrivée, après un si curieux voyage! répondit le chef de police.
—Et ce sera pour moi une joie véritable de vous trouver à mon retour! répondit le seigneur Kéraban.
—Mais je vous préviens, ajouta le chef de police, que si la taxe est encore en vigueur….
—Eh bien?…
—Je ne vous laisserai pas repasser le Bosphore pour revenir à
Constantinople, à moins de dix paras par tête!
—Et si votre taxe inique est encore en vigueur, répondit le seigneur Kéraban sur le même ton, je saurai bien revenir à Constantinople, sans qu'il vous tombe un para de ma poche!»
Là-dessus, le seigneur Kéraban, prenant Van Mitten par le bras, fit signe à Bruno et à Nizib de les suivre; puis, il disparut au milieu de la foule, qui salua de ses acclamations ce partisan du vieux parti turc, si tenace dans la défense de ses droits.
A cet instant, un coup de canon retentit au loin. Le soleil venait de se coucher sous l'horizon de la mer de Marmara, le jeûne du Ramadan était fini, et les fidèles sujets du Padischah pouvaient se dédommager des abstinences de cette longue journée.
Soudain, comme au coup de baguette de quelque génie, Constantinople se transforma. Au silence de la place de Top-Hané succédèrent des cris de joie, des hurrahs de plaisir. Les cigarettes, les chibouks, les narghilés s'allumèrent, et l'air s'emplit de leur vapeur odorante. Les cafés regorgèrent bientôt de consommateurs, assoiffés et affamés. Rôtisseries de toute espèce, yaourth, de lait caillé, kaimak, sorte de crème bouillie, kebab, tranches de mouton coupées en petits morceaux, galettes de baklava sortant du four, boulettes de riz enveloppées de feuilles de vigne, râpes de maïs bouilli, barils d'olives noires, caques de caviar, pilaws de poulet, crêpes au miel, sirops, sorbets, glaces, café, tout ce qui se mange, tout ce qui se boit en Orient, apparut sur les tables des devantures, pendant que de petites lampes, accrochées à une spirale de cuivre, montaient et descendaient sous le coup de pouce des cawadjis, qui les mettaient en branle.
Puis, la vieille ville et ses quartiers neufs s'illuminèrent comme par magie. Les mosquées, Sainte-Sophie, la Suleïmanièh, Sultan-Ahmed, tous les édifices religieux ou civils, depuis Seraï-Burnou jusqu'aux collines d'Eyoub, se couronnèrent de feux multicolores. Des versets lumineux, tendus d'un minaret à l'autre, tracèrent les préceptes du Koran sur le fond sombre du ciel. Le Bosphore, sillonné de caïques aux lanternes capricieusement balancées par les lames, scintilla comme si, en vérité, les étoiles du firmament fussent tombées dans son lit. Les palais, dressés sur ses bords, les villas de la rive d'Asie et de la rive d'Europe, Scutari, l'ancienne Chrysopolis et ses maisons étagées en amphithéâtre, ne présentaient plus que des lignes de feux, doublées par la réverbération des eaux.
Au loin, résonnaient le tambour de basque, la louta ou guitare, le tabourka, le rebel et la flûte, mélangés aux chants des prières psalmodiées à la chute du jour. Et, du haut des minarets, les muezzins, d'une voix qui se prolongeait sur trois notes, jetèrent à la ville en fête le dernier appel de la prière du soir, formée d'un mot turc et de deux mots arabes: «Allah, hoekk kébir!» (Dieu, Dieu grand!)
V
OU LE SEIGNEUR KÉRABAN DISCUTE A SA FAÇON LA MANIÈRE DONT IL ENTEND LES VOYAGES ET QUITTE CONSTANTINOPLE.
La Turquie d'Europe comprend actuellement trois divisions principales: la Roumélie (Thrace et Macédoine), l'Albanie, la Thessalie, plus une province tributaire, la Bulgarie. C'est depuis le traité de 1878 que le royaume de Roumanie (Moldavie, Valachie et Dobroutc les principautés de Serbie et de Montenegro), ont été déclarés indépendants, et que l'Autriche occupe la Bosnie, moins le sandjak de Novi-Bazar.
Du moment que le seigneur Kéraban prétendait suivre le périmètre de la mer Noire, son itinéraire allait d'abord se développer sur le littoral de la Roumélie, de la Bulgarie et de la Roumanie, pour atteindre la frontière russe.
De là, à travers la Bessarabie, la Chersonèse, la Tauride ou bien le pays des Tcherkesses, à travers le Caucase et la Transcaucasie, cet itinéraire contournerait la côte septentrionale et orientale de l'ancien Pont-Euxin jusqu'à la limite qui sépare la Russie de l'empire ottoman.
Puis ensuite, par le littoral de l'Anatolie, au sud de la mer Noire, le plus têtu des Osmanlis rejoindrait le Bosphore à Scutari, sans avoir rien payé de la taxe nouvelle.
En réalité, c'était un parcours de six cent cinquante agatchs turcs, qui valent environ deux mille huit cents kilomètres, ou,—pour compter par lieue ottomane, c'est-à-dire la distance qu'un cheval de charge fait en une heure au pas ordinaire,—c'était un parcours de sept cents lieues de vingt-cinq au degré. Or, du 17 août au 30 septembre, il y a quarante-cinq jours. Donc, c'était quinze lieues à faire par vingt-quatre heures, si l'on voulait être de retour le 30 septembre, date extrême à laquelle avait été fixé le mariage d'Amasia; sinon elle ne serait plus dans les conditions déterminées pour toucher les cent mille livres de sa tante. En somme, quoi qu'il arrivât, son invité et lui ne s'asseoiraient pas à la table de la villa, où le dîner les attendait, avant quarante-cinq jours.
Cependant, à employer des moyens de transport rapides, tels que les offrent divers tronçons de railways, il eût été facile de gagner du temps et d'abréger la longueur de ce voyage. Ainsi, en partant de Constantinople, un chemin de fer conduit à Andrinople et, par embranchement, à Ianboli. Plus au nord, le railway de Varna à Roustchouk se raccorde aux railways de la Roumanie, et ceux-ci, en prolongeant l'itinéraire à travers la Russie méridionale, par Iassi, Kisscheneff Kharkow, Taganrog, Nachintschewan, viennent buter contre la chaîne du Caucase. Enfin un tronçon de Tinis à Poti se dessine jusqu'au littoral de la mer Noire, presque à la frontière turco-russe. Ensuite, il est vrai, à travers la Turquie d'Asie, il ne se trouve plus aucune voie ferrée avant Brousse; mais là, encore, un dernier tronçon vient aboutir à Scutari.
Or, de faire entendre raison là-dessus au seigneur Kéraban, il n'y fallait aucunement compter. S'introduire dans un wagon de chemin de fer, sacrifier ainsi aux progrès de l'industrie moderne, lui un Vieux Turc, qui, depuis quarante ans, résistait de tout son pouvoir à cet envahissement des inventions européennes? Jamais! Il eût fait le voyage à pied plutôt que de céder sur ce point.
Aussi, le soir même, lorsque Van Mitten et lui furent arrivés au comptoir de Galata, y eut-il à ce propos un commencement de discussion.
Aux premiers mots que le Hollandais dit des railways ottomans et russes, le seigneur Kéraban répondit d'abord par un haussement d'épaules, puis par un refus catégorique.
«Cependant!… reprit Van Mitten, qui crut devoir insister pour la forme, mais sans espoir de convaincre son hôte.
—Quand j'ai dit non, c'est non! répliqua le seigneur Kéraban. Vous m'appartenez, d'ailleurs, vous êtes mon invité, je me charge de vous, et vous n'avez qu'à vous laisser faire!
—Soit, reprit Van Mitten. Cependant, à défaut de railways, peut-être y aurait-il un moyen très simple de nous rendre à Scutari sans franchir le Bosphore, mais aussi sans faire le tour de la mer Noire?
—Et lequel? demanda Kéraban, en fronçant le sourcil. Si ce moyen est bon, je l'adopte; s'il est mauvais, je le repousse.
—Il est excellent, répondit Van Mitten.
—Parlez vite! Nous avons à faire nos préparatifs de départ! Il n'y a pas une heure à perdre!
—Voici, ami Kéraban: Gagnons un des ports les plus rapprochés de
Constantinople sur la mer Noire, frétons un bateau à vapeur….
—Un bateau à vapeur! s'écria le seigneur Kéraban, que ce mot «vapeur» avait le don de mettre hors de lui.
—Non … un bateau … un simple bateau à voile, s'empressa d'ajouter Van Mitten, un chébec, une tartane, une caravelle, et faisons route pour un des ports de l'Anatolie, Kirpih, par exemple! Une fois sur ce point du littoral, en un jour, nous arriverons tranquillement par terre à Scutari, où nous boirons ironiquement à la santé du Muchir!»
Le seigneur Kéraban avait laissé parler son ami sans l'interrompre. Peut-être celui-ci se figurait-il déjà qu'on allait faire bon accueil à sa proposition, très acceptable d'ailleurs, et qui sauvegardait toutes les questions d'amour-propre.
Mais, à l'énoncé de cette proposition, l'oeil du seigneur Kéraban s'anima, ses doigts se replièrent et se déplièrent successivement, et, de ses deux mains tout à l'heure ouvertes, il fit deux poings d'un aspect que Nizib aurait trouvé peu rassurant.
«Ainsi, Van Mitten, dit-il, ce que vous me conseillez, en somme, c'est de m'embarquer sur la mer Noire, pour ne point passer par le Bosphore?
—Ce serait bien joué, à mon avis, répondit Van Mitten.
—Avez-vous entendu parler, quelquefois, reprit Kéraban, d'un certain genre de mal qu'on appelle le mal de mer?
—Sans doute, ami Kéraban.
—Et vous ne l'avez jamais eu sans doute?
—Jamais! D'ailleurs, pour une traversée aussi courte….
—Aussi courte! reprit Kéraban. Vous dites, je crois, une traversée «aussi courte!»
—A peine soixante lieues!
—Mais n'y en eût-il que cinquante, que vingt, que dix, que cinq! s'écria le seigneur Kéraban, que la contradiction commençait, comme toujours, à surexciter, n'y en eût-il que deux, n'y en eût-il qu'une, ce serait encore trop pour moi!
—Veuillez pourtant réfléchir….
—Vous connaissez le Bosphore?
—Oui!
—Il a à peine une demi-lieue de large devant Scutari?…
—En effet.
—Eh bien, Van Mitten, pour peu qu'il fasse une légère brise, j'ai le mal de mer quand je le traverse dans mon caïque!
—Le mal de mer?
—Je l'aurais sur un étang! Je l'aurais sur une baignoire! Osez donc, maintenant, me parler de prendre cette route! Osez me proposer de fréter un chebec, une tartane, une caravelle, ou tout autre machine écoeurante de cette espèce! Osez-le!»
Il va sans dire que le digne Hollandais ne l'osa point, et que la question d'une traversée par mer fut abandonnée.
Alors, comment voyagerait-on? Les communications sont assez difficiles,—au moins dans la Turquie proprement dite,—mais elles ne sont point impossibles. Sur les routes ordinaires, on trouve des relais de poste, et rien n'empêche de voyager à cheval, avec ses provisions, son campement, sa cantine, sous la conduite d'un guide, à moins qu'on ne se mette à la suite du tatar, c'est-à-dire du courrier chargé du service postal; mais, comme ce courrier ne doit employer qu'un temps limité pour aller d'un point à un autre, le suivre est très fatigant, pour ne pas dire impraticable, à qui n'a pas l'habitude de ces longues traites.
Il va de soi que le seigneur Kéraban ne comptait point faire de cette façon le tour de la mer Noire. Il irait vite, soit! mais il irait confortablement. Ce ne serait qu'une question d'argent, et cette question n'était pas pour arrêter le riche négociant du faubourg de Galata.
«Eh bien, dit Van Mitten, tout résigné, d'ailleurs, puisque nous ne voyagerons ni en chemin de fer, ni en bateau, comment voyagerons-nous, ami Kéraban?
—En chaise de poste.
—Avec vos chevaux?
—Avec des chevaux de relais.
—Si vous en trouvez de disponibles tout le long du parcours!…
—On en trouvera.
—Cela vous coûtera cher!
—Cela me coûtera ce que cela me coûtera! répondit le seigneur
Kéraban, qui recommençait à s'animer.
—Et bien, vous n'en serez pas quitte pour mille livres turques [note: La livre turque est une monnaie d'or qui vaut 23 fr. 55, soit environ 100 piastres, dont chacune équivaut à 22 centimes.], et peut-être quinze cents!
—Soit! Des milliers, des millions! s'écria Kéraban, oui! des millions, s'il le faut! Avez-vous fini vos objections?
—Oui! répondit le Hollandais.
—Il était temps!»
Ces derniers mots furent dits d'un ton tel que Van Mitten prit le parti de se taire.
Toutefois, il fit observer à son impérieux hôte, qu'un tel voyage nécessiterait des dépenses assez considérables; qu'il attendait de Rotterdam une somme très importante, dont il comptait faire le dépôt à la banque de Constantinople; que, momentanément, il n'avait plus d'argent, et que….
A cela, le seigneur Kéraban lui ferma la bouche, en lui disant que toutes les dépenses de ce voyage le regardaient; que Van Mitten était son invité; que le riche négociant du quartier de Galata n'avait pas l'habitude de faire payer à ses hôtes, et que … etc.
Sur cet et caetera, le Hollandais se tut et fit bien.
Si le seigneur Kéraban n'eût pas été possesseur d'une antique voiture de fabrication anglaise, qu'il avait déjà mise à l'épreuve, il aurait été réduit, pour ce long et difficile parcours, à l'araba turque, attelée le plus souvent avec des boeufs. Mais la vieille chaise de poste, avec laquelle il avait fait le voyage de Rotterdam, était toujours là, sous la remise, et dans un parfait état.
Cette chaise était confortablement disposée pour trois voyageurs. En avant, entre les ressorts en cols de cygne, l'avant-train supportait un énorme coffre à provisions et à bagages; derrière la caisse principale était également établi un second coffre, que surmontait un cabriolet, dans lequel deux domestiques pouvaient être fort à l'aise. Cette voiture devant être conduite en poste, il n'y avait point de siège pour un cocher.
Tout cela eût paru quelque peu vieux de forme et aurait prêté à rire, sans doute, aux connaisseurs en l'art de la carrosserie moderne; mais le véhicule était solide; porté par de bons essieux, des roues à larges jantes et à rayons épais, suspendu sur des ressorts d'acier de premier choix, ni trop doux, ni trop durs, il pouvait défier les cahots de routes à peine tracées à travers champs.
Donc, Van Mitten et son ami Kéraban, occupant le fond du confortable coupé, muni de glaces et de mantelets, Bruno et Nizib, juchés clans le cabriolet, devant lequel pouvait se rabattre un châssis vitré, tous quatre dans cet appareil de locomotion, ils auraient pu aller en Chine. Fort heureusement, la mer Noire ne s'étendait pas jusqu'au littoral du Pacifique, sans quoi Van Mitten aurait bien pu faire connaissance avec le Céleste-Empire.
Les préparatifs commencèrent immédiatement. Si le seigneur Kéraban ne pouvait partir le soir même, ainsi qu'il l'avait dit dans la chaleur de la discussion, au moins voulait-il se mettre en route le lendemain matin, dès l'aube naissante.
Or, ce n'était pas trop d'une nuit pour toutes les mesures à prendre, les affaires à régler. Aussi les employés du comptoir furent-ils réquisitionnés, au moment où ils allaient se remettre en quelque cabaret des abstinences de cette longue journée de jeûne. En outre, Nizib était là, très expéditif en ces occasions.
Quant à Bruno, il dut retourner à l'Hôtel de Pesth, Grande rue de Péra, où son maître et lui étaient descendus dans la matinée, afin de faire transporter immédiatement au comptoir tout le bagage de Van Mitten et le sien. L'obéissant Hollandais, que son ami ne perdait pas de vue, n'aurait point osé le quitter un seul instant.
«Ainsi, c'est bien décidé, mon maître? dit Bruno, au moment où il allait quitter le comptoir.
—Comment pourrait-il en être autrement avec ce diable d'homme! répondit Van Mitten.
—Nous allons faire le tour de la mer Noire?
—A moins que mon ami Kéraban ne change d'avis en route, ce qui n'est guère probable!
—De toutes les têtes de Turc sur lesquelles on tape dans les foires, répondit Bruno, je ne crois pas qu'il puisse jamais s'en trouver une aussi dure que celle-là!
—Ta comparaison, si elle n'est pas respectueuse, est très juste, Bruno, répliqua Van Mitten. Aussi, comme je me briserais le poing sur cette tête, je me dispenserai, à l'avenir, de frapper dessus!
—J'espérais pourtant me reposer à Constantinople, mon maître! reprit
Bruno! Les voyages et moi….
—Ce n'est point un voyage, Bruno, répondit Van Mitten, c'est tout simplement un autre chemin que prend mon ami Kéraban pour rentrer dîner chez lui!»
Cette façon d'envisager les choses ne rendit pas le calme à Bruno. Il n'aimait pas les déplacements, et il allait se déplacer pendant des semaines, des mois peut-être, à travers quelques pays variés, ce qui l'intéressait assez peu, mais difficiles et même dangereux, ce dont il se préoccupait davantage. De plus, avec les fatigues inhérentes à ces longs parcours, il arriverait à maigrir et, par conséquent, à perdre de ce poids normal,—cent soixante-sept livres!—auquel il tenait tant.
Et alors son éternel et lamentable refrain de revenir à l'oreille de son maître:
«Il vous arrivera malheur, monsieur, je vous le répète, il vous arrivera malheur!
—Nous le verrons bien, répondit le Hollandais; mais va toujours chercher mes bagages, pendant que j'achèterai un guide pour étudier ces divers pays, et un carnet pour noter mes impressions; puis, tu reviendras ici, Bruno, et tu te reposeras….
—Quand?…
—Quand nous aurons fait le tour de la mer Noire, puisqu'il est dans notre destinée de le faire!»
Sur cette réflexion fataliste, qu'un Musulman n'eût pas désavouée, Bruno, hochant la tête, quitta le comptoir et se rendit à l'hôtel. En vérité, ce voyage ne lui disait rien de bon!
Deux heures après, Bruno revenait avec plusieurs portefaix, munis de leurs crochets sans montants, retenus au dos par de fortes bretelles. C'étaient de ces indigènes, vêtus d'une étoffe feutrée, de bas de laine à côtes, coiffés d'un kalah brodé de soies multicolores, et chaussés de chaussures doubles, en un mot de ces hammals, que Théophile Gautier a si justement appelés «chameaux à deux pieds sans bosses».
La gibbosité, cependant, ne manquait point à ceux-ci, grâce aux nombreux colis qu'ils portaient sur leur dos. Tout cela fut déposé dans la cour du comptoir, et on commença à charger la chaise de poste, qui avait été tirée de sa remise.
Pendant ce temps, le seigneur Kéraban, en négociant soigneux, mettait ordre à ses affaires. Il visitait l'état de sa caisse, il vérifiait son journal, il donnait ses instructions au chef des employés, il écrivait quelques lettres, et prenait une grosse somme en or, le papier-monnaie, démonétisé en 1862, n'ayant plus cours. Kéraban ayant besoin d'une certaine quantité de monnaie russe pour la partie du parcours qui longeait le littoral de l'empire moscovite, son intention était de changer ses livres ottomans chez son ami, le banquier Sélim, puisque cet itinéraire l'obligeait à passer par Odessa.
Les préparatifs furent rapidement achevés. Des provisions s'entassèrent dans les coffres de la chaise. Quelques armes furent déposées à l'intérieur,—on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et il fallait être prêt à tout événement. En outre, le seigneur Kéraban n'eut garde d'oublier deux narghilés, l'un pour Van Mitten, l'autre pour lui, ustensiles indispensables à un Turc, qui est en même temps un négociant en tabacs.
Quant aux chevaux, ils avaient été commandés le soir même et devaient être amenés dès l'aube. De minuit au lever du jour, il restait quelques heures qui furent consacrées d'abord au souper, puis au repos. Le lendemain, lorsque le seigneur Kéraban donna le signal du réveil, tous, sautant hors du lit, endossèrent leurs habits de voyage. La chaise de poste attellée, chargée, le postillon en selle, n'attendait plus que les voyageurs.
Le seigneur Kéraban renouvela ses dernières instructions aux employés du comptoir. Il n'y avait plus qu'à partir.
Van Mitten, Bruno, Nizib, attendaient silencieusement dans la vaste cour du comptoir.
«Ainsi, c'est bien décidé!» dit une dernière fois Van Mitten à son ami
Kéraban.
Pour toute réponse, celui-ci montra la voiture, dont la portière était ouverte.
Van Mitten s'inclina, gravit le marchepied et s'installa dans le fond du coupé à gauche. Le seigneur Kéraban prit place auprès de lui. Nizib et Bruno grimpèrent dans le cabriolet.
«Ah! ma lettre!» dit Kéraban, au moment où le bruyant équipage allait quitter le comptoir.
Et, baissant la vitre, il tendit à l'un des employés une lettre qu'il lui ordonna de mettre, ce matin même, à la poste.
Cette lettre était adressée au cuisinier de la villa de Scutari et ne contenait que ces mots;
«Dîner remis à mon retour. Modifiez le menu: soupe au lait caillé, épaule de mouton aux épices. Surtout pas trop cuit.»
Puis, la chaise s'ébranla, descendit les rues du faubourg, traversa la Corne-d'Or sur le pont de la Validèh-Sultane, et sortit de la ville par Ieni-Kapoussi, la «porte nouvelle».
Le seigneur Kéraban est parti! Qu'Allah le protège!
VI
OU LES VOYAGEURS COMMENCENT A ÉPROUVER QUELQUES DIFFICULTÉS, PRINCIPALEMENT DANS LE DELTA DU DANUBE.
Au point de vue administratif, la Turquie d'Europe est divisée en vilayets, gouvernements ou départements, administrés par un vali, gouverneur général, sorte de préfet nommé par le Sultan. Les vilayets se subdivisent en sandjaks ou arrondissements, régis par un moustesarif; en kazas ou cantons, administrés par un caïmacan; en nahiës ou communes, avec un moudir ou maire élu. C'est donc, à peu près, le système administratif tel qu'il est institué en France.
En somme, le seigneur Kéraban ne devait avoir que peu ou point de rapport avec les autorités des vilayets de la Roumélie, que traverse la route de Constantinople à la frontière. Cette route était celle qui s'écartait moins du littoral de la mer Noire et elle abrégeait le parcours autant que possible.
Il faisait un beau temps de voyage, une température rafraîchie par la brise de mer, qui courait sans obstacles à travers ce pays assez plat. C'étaient des champs de maïs, d'orge et de seigle, et de ces vignobles, qui prospèrent dans les parties méridionales de l'empire ottoman; puis, des forêts de chênes, de sapins, de hêtres, de bouleaux; puis, groupés ça et là, des platanes, des arbres de Judée, des lauriers, des figuiers, des caroubiers, et plus particulièrement, dans les portions voisines de la mer, des grenadiers et des oliviers, identiques à ceux des mêmes latitudes de la basse Europe.
En sortant par la porte d'Iéni, la chaise prit la route de Constantinople à Choumla, d'où se détache un embranchement sur Andrinople par Kirk-Kilissé. Cette route suit latéralement et croise même, en plusieurs points, le railway qui met Andrinople, cette seconde capitale de la Turquie européenne, en communication avec la métropole de l'empire ottoman.
Précisément, au moment où la chaise longeait le chemin de fer, le train vint à passer. Un voyageur mit rapidement la tête à la portière de son wagon, et put apercevoir l'équipage du seigneur Kéraban, rapidement enlevé par son vigoureux attelage.
Ce voyageur n'était autre que le capitaine maltais Yarhud, en route pour Odessa, où, grâce à la rapidité des trains, il allait arriver beaucoup plus tôt que l'oncle du jeune Ahmet.
Van Mitten ne put se retenir de montrer à son ami le convoi filant à toute vapeur.
Celui-ci, suivant son habitude, haussa les épaules.
«Eh! ami Kéraban, on arrive vite! dit Van Mitten.
—Quand on arrive!» répondit le seigneur Kéraban.
Pendant cette première journée de voyage, il faut dire que pas une heure ne fut perdue. L'argent aidant, il n'y eut jamais aucune difficulté aux relais de poste. Les chevaux ne se firent pas plus prier pour se laisser atteler que les postillons pour véhiculer un seigneur qui payait si généreusement.
On passa par Tchalaldjé, par Bayuk-Khan, sur la limite des pentes d'écoulement pour les tributaires de la mer de Marmara, par la vallée de Tchorlou, par le village de Yéni-Keui, puis par la vallée de Galata, à travers laquelle, si l'on en croit la légende, sont forés des canaux souterrains, qui amenaient autrefois l'eau à la capitale.
Le soir venu, la chaise s'arrêtait une heure seulement à la bourgade de Seraï. Comme les provisions, emportées dans les coffres, étaient destinées plus spécialement aux régions dans lesquelles il serait difficile de se procurer les éléments d'un repas, même médiocre, il convenait de les réserver. On dîna donc à Seraï, passablement même, et la route fut reprise.
Peut-être Bruno trouva-t-il un peu dur de passer la nuit dans son cabriolet; mais Nizib regarda cette éventualité comme toute naturelle, et il dormit d'un sommeil contagieux, qui gagna son compagnon.
La nuit s'acheva sans incidents, grâce à un long et sinueux lacet que faisait la route aux approches de Viza, pour éviter les rudes pentes et les terrains marécageux de la vallée. A son grand regret, Van Mitten ne vit donc rien de cette petite ville de sept mille habitants, presque entièrement occupée par une population grecque, et qui est la résidence d'un évêque orthodoxe. Il n'était pas venu pour voir, d'ailleurs, mais bien pour accompagner l'impérieux seigneur Kéraban, lequel se souciait médiocrement de recueillir des impressions de voyage.
Le soir, vers cinq heures, après avoir traversé les villages de Bounar-Hissan, d'Iéna, d'Uskup, les voyageurs contournèrent un petit bois semé de tombes, où reposent les restes des victimes égorgées par une bande de brigands qui jadis opéraient en cet endroit; puis elle atteignit une ville assez importante, de seize mille habitants, Kirk-Kilissé. Son nom «Quarante Églises» est justifié par le grand nombre de ses monuments religieux. C'est, à vrai dire, une sorte de petite vallée, dont les maisons occupent le fond et les flancs, que Van Mitten, suivi du fidèle Bruno, explora en quelques heures.
La chaise fut remisée dans la cour d'un hôtel assez bien tenu, où le seigneur Kéraban et ses compagnons passèrent la nuit, et d'où ils repartirent au point du jour.
Pendant la journée du 19 août, les postillons dépassèrent le village de Karabounar, et arrivèrent le soir très tard au village de Bourgaz, bâti sur le golfe de ce nom. Les voyageurs couchèrent, cette nuit-là, dans un «khani», espèce d'auberge fort rudimentaire, qui certainement ne valait pas leur chaise de poste.
Le lendemain au matin, la route, qui s'écarte du littoral de la mer Noire, les ramena vers Aïdos, et, le soir, à Paravadi, une des stations du petit railway de Choumla à Varna. Ils traversaient alors la province de Bulgarie, à l'extrémité sud de la Dobroutcha, au pied des derniers contreforts de la chaîne des Balkans.
Là, les difficultés furent grandes, pendant ce difficile passage, tantôt au milieu de vallées marécageuses, tantôt à travers des forêts de plantes aquatiques, d'un développement extraordinaire, dans lesquelles la chaise avait bien de la peine à se glisser, troublant dans leurs retraites des milliers de pilets, de bécasses, de bécassines, remisés sur le sol de cette région si accidentée.
On sait que les Balkans forment une chaîne importante. En courant entre la Roumélie et la Bulgarie vers la mer Noire, elle détache de son versant septentrional de nombreux contreforts, dont le mouvement se fait sentir presque jusqu'au Danube.
Le seigneur Kéraban eut là l'occasion de voir sa patience mise à une rude épreuve.
Lorsqu'il fallut franchir l'extrémité de la chaîne, afin de redescendre sur la Dobroutcha, des pentes d'une raideur presque inabordable, des tournants dont le coude brusque ne permettait pas à l'attelage de tirer d'ensemble, des chemins étroits, bordés de précipices, plus faits pour le cheval que pour la voiture, tout cela prit du temps et ne se fit pas sans une grande dépense de mauvaise humeur et de récriminations. Plusieurs fois, on dut dételer, et il fallut caler les roues pour se tirer de quelque passe difficile,—et les caler surtout avec un grand nombre de piastres, qui tombaient dans la poche des postillons, menaçant de revenir sur leurs pas.
Ah! le seigneur Kéraban eut beau jeu pour pester contre le gouvernement actuel, qui entretenait si mal les routes de l'empire, et se souciait si peu d'assurer une bonne viabilité à travers les provinces! Le Divan ne se gênait pas, pourtant, quand il s'agissait d'impôts, de taxes, de vexations de toutes sortes, et le seigneur Kéraban le savait de reste! Dix paras pour traverser le Bosphore! Il en revenait toujours là, comme obsédé par une idée fixe! Dix paras! dix paras!
Van Mitten se gardait bien de répondre quoi que ce soit à son compagnon de route. L'apparence d'une contradiction eût amené quelque scène.
Aussi, pour l'apaiser, daubait-il à son tour le gouvernement turc en particulier, et tous les gouvernements en général.
«Mais il n'est pas possible, disait Kéraban, qu'en Hollande, il y ait de pareils abus!
—Il y en a, au contraire, ami Kéraban, répondait Van Mitten, qui voulait, avant tout, calmer son compagnon.
—Je vous dis que non! reprenait celui-ci. Je vous dis qu'il n'y a que
Constantinople où de pareilles iniquités soient possibles! Est-ce qu'à
Rotterdam on a jamais songé à mettre un impôt sur les caïques?
—Nous n'avons pas de caïques!
—Peu importe!
—Comment, peu importe?
—Eh! vous en auriez, que jamais votre roi n'eût osé les taxer!
Allez-vous maintenant me soutenir que le gouvernement de ces nouveaux
Turcs n'est pas le pire gouvernement qu'il y ait au monde?
—Le pire, à coup sûr!» répondait Van Mitten, pour couper court à une discussion qu'il sentait poindre.
Et, pour mieux clore ce qui n'était encore qu'une simple conversation, il tira sa longue pipe hollandaise. Cela donna au seigneur Kéraban l'envie de s'étourdir, lui aussi, dans les fumées du narghilé. Le coupé ne tarda donc pas à s'emplir de vapeurs, et il fallut baisser les glaces pour leur donner issue. Mais, dans cet assoupissement narcotique qui finissait par s'emparer de lui, l'entêté voyageur redevenait muet et calme jusqu'au moment où quelque incident le rappelait à la réalité.
Cependant, faute d'un lieu de halte dans ce pays demi sauvage, on passa la nuit du 20 au 2l août en chaise de poste. Ce fut vers le matin seulement que, les dernières ramifications des Balkans dépassées, on se retrouva, au delà de la frontière roumaine, sur les terrains plus carrossables de la Dobroutcha.
Cette région est comme une presqu'île, formée par un large coude du Danube, qui, après s'être élevé au nord vers Galatz, revient à l'est sur la mer Noire, dans laquelle il se jette par plusieurs bouches. Au vrai, cette sorte d'isthme qui rattache cette presqu'île à la péninsule des Balkans, se trouve circonscrite par la portion de la province située entre Tchernavoda et Kustendjé, où court la ligne d'un petit railway de quinze à seize lieues au plus, qui part de Tchernavoda. Mais, dans le sud du railway, la contrée étant sensiblement la même qu'au nord, au point de vue topographique, on peut dire que les plaines de la Dobroutcha prennent naissance à la base des derniers chaînons des Balkans.
«Le bon pays», c'est ainsi que les Turcs appellent cette tranche fertile, dans laquelle la terre appartient au premier occupant. Elle est, sinon habitée, parcourue du moins par des Tatars pasteurs, et peuplée de Valaques, dans la partie qui avoisine le fleuve. L'empire ottoman possède là une immense contrée, dont les vallées creusent à peine le sol, presque sans relief. Elle présente plutôt une succession de plateaux, qui s'étendent jusqu'aux forêts semées aux embouchures du Danube.
Sur ce sol, les routes, sans côtes abruptes ni pentes brusques, permirent à la chaise de rouler plus rapidement. Les maîtres de poste n'avaient plus le droit de maugréer en voyant atteler leurs chevaux, ou, s'ils le faisaient, c'était pour ne point en perdre l'habitude.
On alla donc vite et bien. Ce jour, 2l août, à midi, la chaise relayait à Koslidcha, et, le soir même à Bazardjik.
Là, le seigneur Kéraban se décida à passer la nuit, pour donner quelque repos à tout son monde,—ce dont Bruno lui sut gré, sans en rien dire, par prudence.
Le lendemain, dès la première aube, la chaise, attelée de chevaux frais, courait dans la direction du lac Karasou, sorte de vaste entonnoir, dont le contenu, alimenté par des sources de fond, se déverse dans le Danube, à l'époque des basses eaux. Vingt-quatre lieues environ étaient enlevées en douze heures, et, vers huit heures du soir, les voyageurs s'arrêtaient devant le railway de Kustendjé a Tchernavoda, en face de la station de Medjidié, une ville toute neuve, qui compte déjà vingt mille âmes et promet de devenir plus importante.
Là, à son grand déplaisir, le seigneur Kéraban ne put immédiatement franchir la voie pour rejoindre le khan, où il devait passer la nuit. La voie était occupée par un train, et il fallut attendre pendant un grand quart d'heure que le passage fut libre.
De là, des plaintes, des récriminations contre ces administrations de chemins de fer, qui se croient tout permis, non seulement d'écraser les voyageurs qui ont la sottise de monter dans leurs véhicules, mais de retarder ceux qui se refusent à y prendre place.
«En tout cas, dit-il à Van Mitten, ce n'est pas à moi qu'il arrivera jamais un accident de chemin de fer!
—On ne sait! répondit, peut-être imprudemment, le digne Hollandais.
—Je le sais, moi!» répliqua le seigneur Kéraban d'un ton qui coupa court à toute discussion.
Enfin, le train quitta la station de Modjidié, les barrières s'ouvrirent, la chaise passa, et les voyageurs se reposèrent dans un khan assez confortablement établi en cette ville, dont le nom fut choisi en l'honneur du sultan Abdul-Medjid.
Le lendemain, tous arrivaient, sans encombre, à travers une sorte de plaine déserte, à Babadagh, mais tellement tard, qu'il parut plus convenable de continuer le voyage pendant la nuit. Le soir, vers cinq heures, on s'arrêtait à Toultcha, l'une des plus importantes villes de la Moldavie.
En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se confondent
Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs,
Arméniens,
Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C'est ce qui fut fait. Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter Toultcha, dont l'amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord d'une petite chaîne, au fond d'un golfe formé par un élargissement du fleuve, presque en face de la double ville d'Ismaïl.
Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s'aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s'être ramifiée en cinq chenaux. C'est ce qu'on appelle les bouches du Danube.
Au delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire.
Il va sans dire que l'origine du nom du Danube, qui a donné lieu à nombre de contestations scientifiques, amena une discussion purement géographique entre le seigneur Kéraban et Van Mitten.
Que les Grecs, au temps d'Hésiode, l'aient connu sous le nom d'Istor ou Histor; que le nom de Danuvius ait été importé par les armées romaines, et que César, le premier, l'ait fait connaître sous ce nom; que dans la langue des Thraces, il signifie «nuageux»; qu'il vienne du celtique, du sanscrit, du zend ou du grec; que le professeur Bupp ait raison, ou que le professeur Windishmann n'ait pas tort, lorsqu'ils disputent sur cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme toujours, réduisit finalement son adversaire au silence, en faisant venir le mot Danube, du mot zend «asdanu», qui signifie: la rivière rapide.
Mais, si rapide qu'elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la masse de ses eaux, en les contenant dans les divers lits qu'elle s'est creusés, et il faut compter avec les inondations du grand fleuve. Or, par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta.
Il n'était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d'oies sauvages, d'ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des êchassiers ou des palmipèdes, c'est qu'il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l'époque des grandes crues, après la saison pluvieuse.
Or, les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on en conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par les dernières inondations. Au delà de cette branche du Danube, qui va se jeter dans la mer Noire à Sulina, ce n'était plus qu'un vaste marécage au travers duquel se dessinait une route à peu près impraticable. Malgré les conseils des postillons, auxquels se joignit Van Mitten, le seigneur Kéraban donna l'ordre de pousser plus avant, et il fallut bien lui obéir. Il arriva donc ceci: c'est que, vers le soir, la chaise fut bien et dûment embourbée, sans qu'il fût possible aux chevaux de la tirer de là.
«Les routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée! crut devoir faire observer Van Mitten.
—Elles sont ce qu'elles sont! répondit Kéraban. Elles sont ce qu'elles peuvent être sous un pareil gouvernement!
—Nous ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un autre chemin?
—Nous ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et de ne rien changer à notre itinéraire!
—Mais le moyen?…
—Le moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer chercher des chevaux du renfort au village le plus voisin. Que nous couchions dans notre voiture ou dans une auberge, peu importe!»
Il n'y avait rien à répliquer. Le postillon et Nizib furent détachés à la recherche du plus prochain village, qui ne laissait pas d'être assez éloigné. Très probablement, ils ne pourraient être de retour qu'au lever du soleil. Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno durent donc se résigner à passer la nuit au milieu de cette vaste steppe, aussi abandonnés qu'ils l'eussent été au plus profond des déserts de l'Australie centrale. Très heureusement, la chaise, enfoncée dans les vases jusqu'au moyeu des roues, ne menaçait pas de s'enliser davantage.
Cependant, la nuit était fort obscure. De gros nuages, très bas, en voie de condensation, chassés par les vents de la mer Noire, couraient à travers l'espace. S'il ne pleuvait pas, une forte humidité montait du sol imprégné d'eau, qui mouillait comme un brouillard polaire. A dix pas, on ne se voyait plus. Les deux lanternes de la voiture projetaient seules une lueur douteuse sous l'épaisse buée évaporée du marécage, et peut-être eut-il mieux valu les éteindre.
En effet, cette lueur pouvait attirer quelque importune visite. Mais Van Mitten ayant émis cette observation, son intraitable ami crut devoir la discuter, et de la discussion il résulta qu'il ne fut point donné suite à la proposition de Van Mitten.
Il avait pourtant raison, le sage Hollandais, et avec un peu plus de finesse, il aurait proposé è son compagnon de laisser les lanternes allumées: très vraisemblablement, le seigneur Kéraban les eût fait éteindre.
VII
DANS LEQUEL LES CHEVAUX DE LA CHAISE FONT PAR PEUR CE QU'ILS N'ONT PU FAIRE SOUS LE FOUET DU POSTILLON.
Il était dix heures du soir. Kéraban, Van Mitten et Bruno, après un souper prélevé sur les provisions serrées dans le coffre de la voiture, se promenèrent en fumant, pendant une demi-heure environ, le long d'une étroite sente, dont le sol ne cédait pas sous le pied.
«Et maintenant, dit Van Mitten, je pense, ami Kéraban, que vous ne voyez aucune objection à ce que nous allions dormir jusqu'au moment où arriveront les chevaux de renfort?
—Je n'en vois aucune, répondit Kéraban, après avoir réfléchi, avant de faire cette réponse un peu extraordinaire de la part d'un homme qui n'était jamais à court d'objections.
—Je veux croire que nous n'avons rien à craindre? ajouta le
Hollandais, au milieu de cette plaine absolument déserte?
—Je veux le croire aussi.
—Aucune attaque n'est à redouter?
—Aucune.
—Si ce n'est, toutefois, l'attaque des moustiques!» répondit Bruno, qui venait de s'appliquer une claque formidable sur le front pour écraser une demi-douzaine de ces importuns diptères.
Et, en effet, des nuées d'insectes très voraces, qu'attirait peut-être la lueur des lanternes, commençaient à tourbillonner effrontément autour de la chaise.
«Hum! fit Van Mitten, il y a ici une fière quantité de ces moustiques, et une moustiquaire n'eût pas été de trop!
—Ce ne sont point des moustiques, répondit le seigneur Kéraban, en se grattant le bas de la nuque, et ce n'est point une moustiquaire qui nous manque!
—Qu'est-ce donc? demanda le Hollandais.
—Une cousiniaire, répondit Kéraban, car ces prétendus moustiques sont des cousins!
—Du diable si j'en ferais la différence! pensa Van Mitten, qui ne jugea pas à propos d'entamer une discussion sur cette question purement entomologique.
—Ce qu'il y a de curieux, fit observer Kéraban; c'est que ce sont uniquement les femelles de ces insectes qui s'attaquent à l'homme.
—Je les reconnais bien là, ces représentants du beau sexe! répondit
Bruno, en se frottant les mollets.
—Je crois que nous ferons sagement de rentrer dans la voilure, dit alors Van Mitten, car nous allons être dévorés!
—En effet, répondit Kéraban, les contrées que traverse le bas Danube sont particulièrement infestées par ces cousins, et on ne les combat qu'en semant son lit pendant la nuit, su chemise et ses bas pendant le jour, de poudre du pyrèthre….
—Dont nous sommes absolument et malheureusement dépourvus! ajouta le
Hollandais.
—Absolument, répondit Kéraban. Mais qui pouvait prévoir que nous resterions en détresse dans les marécages de la Dobroutcha?
—Personne, ami Kéraban.
—J'ai entendu parler, ami Van Mitten, d'une colonie de Tatars criméens, auxquels le gouvernement turc avait accordé une vaste concession dans ce delta du fleuve, et que des légions de ces cousins forcèrent à s'expatrier.
—D'après ce que nous voyons, ami Kéraban, l'histoire n'est point invraisemblable!
—Rentrons donc dans la chaise!
—Nous n'avons que trop tardé! répondit Van Mitten, qui s'agitait au milieu d'un bourdonnement d'ailes, dont les frémissements se chiffrent par millions à la seconde.
Au moment où le seigneur Kéraban et son compagnon allaient remonter dans la voiture, le premier s'arrêta.
«Bien qu'il n'y ait rien à craindre, dit-il, il serait bon que Bruno veillât jusqu'au retour du postillon.
—Il ne s'y refusera pas, répondit Van Mitten.
—Je ne m'y refuserai pas, dit Bruno, parce que mon devoir est de ne pas m'y refuser, mais je vais être dévoré vivant!
—Non! répliqua Kéraban. Je me suis laissé dire que les cousins ne piquaient pas deux fois à la même place, de sorte que Bruno sera bientôt à l'abri de leurs attaques.
—Oui!… lorsque j'aurai été criblé de mille piqûres!
—C'est ainsi que je l'entends, Bruno.
—Mais, au moins, pourrai-je veiller dans le cabriolet?
—Parfaitement, à la condition de ne point vous y endormir!
—Et comment dormirais-je, au milieu de cet effroyable essaim de moustiques?
—De cousins, Bruno, répondit Kéraban, de simples cousins!… Ne l'oubliez pas!»
Sur cette observation, le seigneur Kéraban et Van Mitten remontèrent dans le coupé, laissant à Bruno le soin de veiller à la garde de son maître, ou mieux de ses maîtres. Depuis la rencontre de Kéraban et de Van Mitten, ne pouvait-il se dire qu'il en avait deux?
Après s'être assuré que les portières de la chaise étaient bien fermées, Bruno visita l'attelage. Les chevaux, épuisés de fatigue, étaient étendus sur le sol, respirant avec bruit, mêlant leur chaude haleine au brouillard de cette plaine marécageuse.
«Le diable ne les tirerait pas de cette ornière! se dit Bruno. Il faut convenir que le seigneur Kéraban a eu là une fière idée de prendre cette route! Après tout, cela le regarde!»
Et Bruno remonta dans le cabriolet, dont il baissa le châssis vitré, à travers lequel il pouvait voir dans le rayon du faisceau lumineux projeté par les lanternes.
Que pouvait faire de mieux le serviteur de Van Mitten, si ce n'est de rêver, les yeux ouverts, et de combattre le sommeil, en réfléchissant à la série d'aventures, dans lesquelles l'entraînait son maître, à la suite du plus têtu des Osmanlis?
Ainsi, lui, un enfant de l'ancienne Batavie, un traîneur du pavé de Rotterdam, un habitué des quais de la Meuse, un pêcheur à la ligne émérite, un musard des canaux qui sillonnent sa ville natale, il avait été transporté à l'autre extrémité de l'Europe! De la Hollande à l'empire ottoman, il avait fait cette gigantesque enjambée! Et à peine débarqué à Constantinople, la fatalité venait de le jeter à travers les steppes du bas Danube! Et il se voyait là, juché dans le cabriolet d'une chaise de poste, au milieu des marais de la Dobroutcha, perdu dans une nuit profonde, et plus enraciné à ce sol que la tour gothique de Zuidekerk! Et tout cela, parce qu'il était tenu d'obéir à son maître, lequel, sans y être forcé, n'en obéissait pas moins au seigneur Kéraban.
«Oh! bizarrerie des complications humaines!
se répétait Bruno. Me voilà, en train de faire le tour de la mer Noire, si nous le faisons jamais, et cela pour épargner dix paras que j'eusse volontiers payés de ma poche, si j'avais été assez avisé pour le faire en cachette du moins endurant des Turcs! Ah! Le têtu! le têtu! Je suis sûr que, depuis le départ, j'ai déjà maigri de deux livres!… En quatre jours! .. Que sera-ce donc dans quatre semaines!—Bon! encore ces maudits insectes!».
Et, si hermétiquement que Bruno eût fermé le châssis du cabriolet, quelques douzaines de cousins avaient pu y pénétrer et s'acharnaient contre le pauvre homme. Aussi, que de tapes, que de grattements, et comme il s'en donnait de les traiter de moustiques, alors que le seigneur Kéraban ne pouvait l'entendre!
Une heure se passa ainsi, puis une autre heure encore. Peut-être, sans l'agaçante attaque de ces insectes, Bruno, succombant à la fatigue, se serait-il enfin laissé aller au sommeil? Mais dormir dans ces conditions eût été impossible.
Il devait être un peu plus de minuit, lorsque Bruno eut une idée. Elle eût même dû lui venir plus tôt, à lui, un de ces Hollandais pur sang, qui, en venant au monde, cherchent plutôt le tuyau d'une pipe que le sein de leur nourrice. Ce fut de se mettre à fumer, de combattre l'envahissement des cousins à coups de bouffées de tabac. Comment n'y avait-il pas déjà songé? S'ils résistaient à l'atmosphère nicotique qu'il allait emprisonner dans son cabriolet, c'est que ces insectes ont la vie dure au milieu des marécages du bas Danube!
Bruno tira donc de sa poche sa pipe de porcelaine à fleurs émaillées,—une soeur de celle qui lui avait été si impudemment volée à Constantinople. Il la bourra comme il eût fait d'une arme à feu qu'il comptait décharger sur les troupes ennemies; puis, il battit le briquet, alluma le fourneau, aspira à pleins poumons la fumée d'un excellent tabac de Hollande, et la rejeta en énormes volutes.
L'essaim bourdonna tout d'abord en redoublant ses assourdissants coups d'ailes, et se dispersa peu à peu dans les angles les plus obscurs du cabriolet.
Bruno ne put que se féliciter de sa manoeuvre. La batterie qu'il venait de démasquer faisait merveille, les assaillants se repliaient en désordre; mais, comme il ne cherchait pas à faire de prisonniers,—bien au contraire,—il ouvrit rapidement le châssis, afin de donner une issue aux insectes du dedans, sachant bien que ses bordées de fumée interdiraient tout accès aux insectes du dehors.
Ainsi fut-il fait. Bruno, débarrassé de cette importune légion de diptères, put même se hasarder à regarder à droite et à gauche. La nuit était toujours aussi noire. Il passait de grands coups de brise, qui ébranlaient parfois la voiture; mais elle adhérait fortement au sol, trop fortement même. Donc, nulle crainte qu'elle fût renversée.
Bruno chercha à voir en avant, vers l'horizon du nord, si quelque lumière ne se montrait pas, qui eût annoncé le retour du postillon et des chevaux de renfort. Obscurité complète, ténèbres d'autant plus profondes, au lointain, que le devant de la chaise de poste se découpait dans le segment lumineux des lanternes. Cependant, en portant ses regards sur les côtés, à une distance de soixante pas environ, Bruno crut apercevoir quelques points brillants, qui se déplaçaient dans l'ombre, rapidement, sans bruit, tantôt au ras du sol, tantôt à deux ou trois pieds au-dessus.
Bruno se demanda tout d'abord si ce n'étaient pas là quelques phosphorescences de feux follets, dont le dégagement se produisait à la surface d'un marais où ne manque pas l'hydrogène sulfuré.
Mais si, en sa qualité d'être raisonnant, sa raison risquait de l'induire en erreur, il ne pouvait en être ainsi des chevaux de la chaise, que leur instinct n'eût pas trompés sur la cause de ce phénomène. En effet, ils commencèrent à donner quelques signes d'agitation, les naseaux éventés, renâclant d'une façon insolite.
«Eh! qu'est-ce cela? se dit Bruno. Quelque nouvelle complication, sans doute! Seraient-ce des loups?».
Que ce fût là une bande de loups, attirée par l'odeur de l'attelage, à cela rien d'impossible. Ces animaux, toujours affamés, sont nombreux dans le delta du Danube.
«Diable! murmura Bruno, voilà qui serait encore plus malfaisant que les moustiques ou les cousins de notre entêté! La fumée de tabac n'y ferait rien, cette fois!»
Cependant, les chevaux ressentaient une vive inquiétude, à laquelle on ne pouvait se méprendre. Ils essayaient de ruer dans la boue épaisse, ils se cabraient, ils donnaient de violentes secousses à la voiture. Les points lumineux semblaient s'être rapprochés. Une sorte de grognement sourd se mêlait aux sifflements de la brise.
«Je pense, se dit Bruno, qu'il est opportun de prévenir le seigneur
Kéraban et mon maître!»
Cela était urgent, en effet. Bruno se laissa donc lentement glisser sur le sol; il abaissa le marchepied de la chaise, ouvrit la portière, puis la referma, après s'être introduit dans le coupé, où les deux amis dormaient tranquillement l'un près de l'autre.
«Mon maître?… dit Bruno à voix basse, en appuyant sa main sur l'épaule de Van Mitten.
—Au diable l'importun qui me réveille! murmura le Hollandais en se frottant les yeux.
—Il ne s'agit pas d'envoyer les gens au diable, surtout quand le diable est peut-être là! répondit Bruno.
—Mais qui donc me parle?…
—Moi, votre serviteur.
—Ah! Bruno!… c'est toi?… Après tout, tu as bien fait de me réveiller! Je rêvais que madame Van Mitten….
—Vous cherchait querelle!… répondit Bruno. Il est bien question de cela maintenant!
—Qu'y a-t-il donc?
—Voudriez-vous, s'il vous plaît, réveiller le seigneur Kéraban?
—Que je réveille?…
—Oui! Il n'est que temps!»
Sans en demander davantage, le Hollandais, dormant encore à moitié, secoua son compagnon.
Rien de tel qu'un sommeil de Turc, quand ce Turc a un bon estomac et une conscience nette. C'était le cas du compagnon de Van Mitten. Il fallut s'y prendre à plusieurs reprises.
Le seigneur Kéraban, sans relever ses paupières, grommelait et grognait, en homme qui n'est pas d'humeur à se rendre. Pour peu qu'il fût aussi têtu dans l'état de sommeil que dans l'état de veille, bien certainement il faudrait le laisser dormir.
Cependant, les insistances de Van Mitten et de Bruno furent telles que le seigneur Kéraban se réveilla, détira ses bras, ouvrit les yeux, et d'une voix encore brouillée d'assoupissement:
«Hum! fit-il, les chevaux de renfort sont donc arrivés avec le postillon et Nizib?
—Pas encore, répondit Van Mitten.
—Alors pourquoi me réveiller?
—Parce que, si les chevaux ne sont pas arrivés, répondit Bruno, d'autres animaux très suspects sont là, qui entourent la voiture et se préparent à l'attaquer!
—Quels sont ces animaux?
—Voyez!»
La vitre de la portière fut abaissée, et Kéraban se pencha au dehors.
«Allah nous protège! s'écria-t-il. Voilà toute une bande de sangliers sauvages!»
Il n'y avait pas à s'y tromper. C'étaient bien des sangliers. Ces animaux sont très nombreux dans toute la contrée qui confine à l'estuaire danubien; leur attaque est fort à redouter, et ils peuvent être rangés dans la catégorie des bêtes féroces.
«Et qu'allons-nous faire? demanda le Hollandais.
—Rester tranquilles, s'ils n'attaquent pas, répondit Kéraban. Nous défendre, s'ils attaquent!
—Pourquoi ces sangliers nous attaqueraient-ils? reprit Van Mitten,
Ils ne sont point carnassiers, que je sache!
—Soit, répondit Kéraban, mais si nous ne courons pas la chance d'être dévorés, nous courons la chance d'être éventrés!
—Cela se vaut, fit tranquillement observer Bruno.
—Aussi, tenons-nous prêts à tout événement!»
Cela dit, le seigneur Kéraban fit mettre les armes en état. Van Mitten et Bruno avaient chacun un revolver à six coups et un certain nombre de cartouches. Lui, Vieux Turc, ennemi déclaré de toute invention moderne, ne possédait que deux pistolets de fabrication ottomane, au canon damasquiné, à la crosse incrustée d'écaille et de pierres précieuses, mais plus faits pour orner la ceinture d'un agha que pour détonner dans une attaque sérieuse. Van Mitten, Kéraban et Bruno devaient donc se contenter de ces seules armes, et ne les employer qu'à coup sûr.
Cependant, les sangliers, au nombre d'une vingtaine, s'étaient rapprochés peu à peu et entouraient la voiture. A la lueur des lanternes, qui les avait sans doute attirés, on pouvait les voir se démener violemment et fouiller le sol à coups de défenses. C'étaient d'énormes suiliens, de la taille d'un âne, d'une force prodigieuse, capables de découdre chacun toute une meute. La situation des voyageurs, emprisonnés dans leur coupé, ne laissait donc pas d'être très inquiétante, s'ils venaient à être assaillis de part et d'autre, avant le lever du jour.
Les chevaux de l'attelage le sentaient bien. Au milieu des grognements de la bande, ils s'ébrouaient, ils se jetaient de côté, à faire craindre qu'ils ne rompissent ou leurs traits ou les brancards de la chaise.
Soudain, plusieurs détonations éclatèrent. Van Mitten et Bruno venaient de décharger chacun deux coups de leur revolver sur ceux des sangliers qui se lançaient à l'assaut. Ces animaux, plus ou moins blessés, firent entendre des rugissements de rage, en se roulant sur le sol. Mais les autres, rendus furieux, se précipitèrent sur la voiture et l'attaquèrent à coups de défenses. Les panneaux furent percés en maints endroits, et il devint évident qu'avant peu ils seraient défoncés.
«Diable! diable! murmurait Bruno.
—Feu! feu!» répétait le seigneur Kéraban, en déchargeant ses pistolets, qui rataient généralement une fois sur quatre,—bien qu'il n'en voulût pas convenir.
Les revolvers de Bruno et de Van Mitten blessèrent encore un certain nombre de ces terribles assaillants, dont quelques-uns foncèrent directement sur l'attelage.
De là, épouvante bien naturelle des chevaux que menaçaient les défenses des sangliers, et qui ne pouvaient répondre qu'à coups de pied, sans avoir la liberté de leurs mouvements. S'ils eussent été libres, ils se seraient jetés à travers la campagne, et ce n'aurait plus été qu'une question de vitesse entre eux et la bande sauvage. Ils essayèrent donc, par d'effroyables efforts, de rompre leurs traits, afin de s'échapper. Mais les traits, faits d'une corde à torons serrés, résistèrent. Il fallait donc ou que l'avant-train de la chaise se rompit brusquement, ou que la chaise s'arrachât du sol sous ces terribles coups de collier.
Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno le comprirent bien. Ce qui leur paraissait le plus à craindre, c'était que leur voiture ne vînt à chavirer. Les sangliers, que les coups de feu n'auraient plus tenus en respect, se seraient jetés dessus, et c'en eût été fait de ceux qu'elle renfermait. Mais que faire pour conjurer une pareille éventualité? N'étaient-ils pas à la merci de cette troupe furieuse? Leur sang-froid ne les abandonna pas, pourtant, et ils n'épargnèrent point les coups de revolver.
Tout à coup, une secousse plus violente ébranla la chaise, comme si l'avant-train s'en fût détaché.
«Eh! tant mieux! s'écria Kéraban. Que nos chevaux s'emportent à travers la steppe! Les sangliers se mettront à leur poursuite, et ils nous laisseront en repos!»
Mais l'avant-train tenait bon et résistait avec une solidité qui faisait honneur à cet antique produit de la carrosserie anglaise. Donc, il ne céda pas. Ce fut la chaise qui céda. Les secousses devinrent telles, qu'elle fut arrachée aux profondes ornières où elle plongeait jusqu'aux essieux. Un dernier coup de collier de l'attelage, fou de terreur, l'enleva sur un sol plus ferme, et la voilà roulant au galop de ses chevaux emportés, que rien ne guidait au milieu de cette nuit profonde.
Cependant, les sangliers n'avaient point abandonné la partie. Ils couraient sur les côtés, s'attaquant, les uns aux chevaux, les autres à la voiture, qui ne parvenait pas à les distancer.
Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno s'étaient rejetés dans le fond du coupé.
«Ou nous verserons… dit Van Mitten.
—Ou nous ne verserons pas, répondit Kéraban.
—Il faudrait tâcher de ressaisir les guides!», fit judicieusement observer Bruno.
Et, baissant les vitres de devant, il chercha avec la main si les guides étaient à sa portée; mais les chevaux, en se débattant, les avaient rompues, sans doute, et il fallait maintenant s'abandonner au hasard de cette course folle à travers une contrée marécageuse. Pour arrêter l'attelage, il n'y aurait eu qu'un moyen: arrêter, en même temps, la bande enragée qui le poursuivait. Or, les armes à feu, dont les coups se perdaient sur cette masse en mouvement, n'y auraient pu suffire. Les voyageurs, projetés les uns sur les autres, ou lancés d'un coin à l'autre du coupé à chaque cahot de la route,—celui-ci résigné à son sort comme tout bon musulman, ceux-là, flegmatiques comme des Hollandais,—n'échangèrent plus une parole.
Une grande heure s'écoula ainsi. La chaise roulait toujours. Les sangliers ne l'abandonnaient pas.
«Ami Van Mitten, dit enfin Kéraban, je me suis laissé raconter qu'en pareille occurrence, un voyageur, poursuivi par une bande de loups à travers les steppes de la Russie, avait été sauvé, grâce au sublime dévouement de son domestique.
—Et comment? demanda Van Mitten.
—Oh! rien de plus simple, reprit Kéraban. Le domestique embrassa son maître, recommanda son âme à Dieu, se jeta hors de la voiture et, pendant que les loups s'arrêtaient à le dévorer, son maître parvint à les distancer et il fut sauvé.
—Il est bien regrettable que Nizib ne soit pas là!» répondit tranquillement Bruno.
Puis, sur cette réflexion, tous trois retombèrent dans le plus profond silence.
Cependant la nuit s'avançait. L'attelage ne perdait rien de son effrayante vitesse, et les sangliers ne gagnaient point assez pour pouvoir se jeter sur lui. Si quelque accident ne se produisait point, si une roue brisée, un heurt trop violent, ne faisaient pas verser la chaise, le seigneur Kéraban et Van Mitten gardaient quelque chance d'être sauvés,—même sans un dévouement dont Bruno se sentait incapable.
Il faut dire, en outre, que les chevaux, guidés par leur instinct, s'étaient maintenus sur cette portion de la steppe qu'ils avaient l'habitude de parcourir. C'était en droite ligne, vers le relais de poste qu'ils s'étaient imperturbablement dirigés.
Aussi, lorsque les premières lueurs du jour commencèrent à dessiner la ligne d'horizon dans l'est, ils n'en étaient plus éloignés que de quelques verstes.
La bande de sangliers lutta encore pendant une demi-heure; puis, peu à peu, elle resta en arrière; mais l'attelage ne ralentit pas sa course un seul instant, et il ne s'arrêta que pour tomber, absolument fourbu, à quelque centaine de pas de la maison de poste.
Le seigneur Kéraban et ses deux compagnons étaient sauvés. Aussi le Dieu des chrétiens ne fut-il pas moins remercié que le Dieu des infidèles, pour la protection dont ils avaient couvert les voyageurs hollandais et turc pendant cette nuit périlleuse.
Au moment où la voiture arrivait au relais, Nizib et le postillon, qui n'avaient pu s'aventurer à travers ces profondes ténèbres, allaient en partir avec les chevaux de renfort. Ceux-ci remplacèrent donc l'attelage que le seigneur Kéraban dut payer un bon prix; puis, sans se donner même une heure de repos, la chaise, dont les traits et le timon avaient été réparés, reprenait son train habituel et s'élançait sur la route de Kilia.
Cette petite ville, dont les Russes ont détruit les fortifications avant de la rendre à la Roumanie, est aussi un port du Danube, situé sur le bras qui porte son nom.
La chaise l'atteignit, sans nouveaux incidents, dans la soirée du 25 août. Les voyageurs, exténués, descendirent à l'un des principaux hôtels de la ville, et se rattrapèrent, pendant douze heures d'un bon sommeil, des fatigues de la nuit précédente.
Le lendemain, ils repartirent dès l'aube, et ils arrivèrent rapidement à la frontière russe.
Là, il y eut encore quelques difficultés. Les formalités assez vexatoires de la douane moscovite ne laissèrent pas de mettre à une rude épreuve la patience du seigneur Kéraban, qui, grâce à ses relations d'affaires,—par malheur ou par bonheur, comme on voudra,—parlait assez la langue du pays pour se faire comprendre. Un instant, on put croire que son entêtement à contester les agissements des douaniers l'empêcherait de passer la frontière.
Cependant Van Mitten, non sans peine, parvint à le calmer. Kéraban consentit donc à se soumettre aux exigences de la visite, à laisser fouiller ses malles, et il acquitta les droits de douane, non sans avoir à plusieurs reprises émis cette réflexion absolument juste:
«Décidément, les gouvernements sont tous les mêmes et ne valent pas l'écorce d'une pastèque!»
Enfin la frontière roumaine fut franchie d'un trait, et la chaise se lançait à travers cette portion de la Bessarabie que dessine le littoral de la mer Noire vers le nord-est.
Le seigneur Kéraban et Van Mitten n'étaient plus qu'à une vingtaine de lieues d'Odessa.
VIII
OU LE LECTEUR FERA VOLONTIERS CONNAISSANCE AVEC LA JEUNE AMASIA ET SON FIANCÉ AHMET.
La jeune Amasia, fille unique du banquier Sélim, d'origine turque, et sa suivante, Nedjeb, se promenaient en causant dans la galerie d'une habitation charmante, dont les jardins s'étendaient en terrasses jusqu'au bord de la mer Noire.
De la dernière terrasse, dont les marches se baignaient dans les eaux, calmes ce jour-là, mais souvent battues par les vents d'est de l'antique Pont-Euxin, Odessa se montrait, à une demi-lieue vers le sud, dans toute sa splendeur.
Cette ville,—une oasis au milieu de l'immense steppe qui l'entoure,—forme un magnifique panorama de palais, d'églises, d'hôtels, de maisons, bâtis sur la falaise escarpée, dont la base se plonge à pic dans la mer. De l'habitation du banquier Sélim, on pouvait même apercevoir la grande place ornée d'arbres, et l'escalier monumental que domine la statue du duc de Richelieu. Ce grand homme d'État fut le fondateur de cette cité et en resta l'administrateur jusqu'à l'heure où il dut venir travailler à la libération du territoire français, envahi par l'Europe coalisée.
Si le climat de la ville est desséchant, sous l'influence des vents du nord et de l'est, si les riches habitants de cette capitale de la nouvelle Russie sont forcés, pendant la saison brûlante, d'aller chercher la fraîcheur à l'ombrage des khoutors, cela suffit à expliquer pourquoi ces villas se sont multipliées sur le littoral, pour l'agrément de ceux auxquels leurs affaires interdisent quelques mois de villégiature sous le ciel de la Crimée méridionale. Entre ces diverses villas, on pouvait remarquer celle du banquier Sélim, à laquelle son orientation épargnait les inconvénients d'une sécheresse excessive.
Si l'on demande pourquoi ce nom d'Odessa, c'est-à-dire «la ville d'Ulysse» a été donné à une bourgade qui, au temps de Potemkin, s'appelait encore Hadji-Bey, comme sa forteresse, c'est que les colons, attirés par les privilèges octroyés à la nouvelle cité, demandèrent un nom à l'impératrice Catherine II. L'impératrice consulta l'Académie de Saint-Pétersbourg; les académiciens fouillèrent l'histoire de la guerre de Troie; ces fouilles mirent à nu l'existence plus ou moins problématique d'une ville d'Odyssos, qui aurait jadis existé sur cette partie du littoral: d'où ce nom d'Odessa, apparaissant dans le second tiers du dix-huitième siècle.
Odessa était une ville commerçante, elle l'est restée, on peut croire qu'elle le sera toujours. Ses cent cinquante mille habitants se composent non seulement de Russes, mais de Turcs, de Grecs, d'Arméniens,—enfin une agglomération cosmopolite de gens qui ont le goût des affaires. Or, si le commerce, et principalement le commerce d'exportation, ne se fait pas sans commerçants, il ne se fait pas sans banquiers non plus. De là, la création de maisons de banque, dès l'origine de la ville nouvelle, et, parmi elles, modeste à ses débuts, maintenant classée à un rang estimable sur la place, celle du banquier Sélim.
On le connaîtra suffisamment, lorsqu'il aura été dit que Sélim appartenait à la catégorie, plus nombreuse qu'on ne croit, des Turcs monogames; qu'il était veuf de la seule femme qu'il eût eue: qu'il avait pour fille unique Amasia, la fiancée du jeune Ahmet, neveu du seigneur Kéraban; enfin qu'il était le correspondant et l'ami du plus entêté Osmanli dont la tête se soit jamais cachée sous les plis du turban traditionnel.
Le mariage d'Ahmet et d'Amasia, on le sait, allait être célébré à Odessa. La fille du banquier Sélim n'était point destinée à devenir la première femme d'un harem, partageant avec de plus ou moins nombreuses rivales le gynécée d'un Turc égoïste et capricieux. Non! Elle devait, seule avec Ahmet, revenir à Constantinople, dans la maison de son oncle Kéraban. Seule et sans partage, elle était destinée à vivre près de ce mari qu'elle aimait, qui l'aimait depuis son enfance. Dût cet avenir paraître singulier pour une jeune femme turque dans le pays de Mahomet, il en serait ainsi, cependant, et Ahmet n'était point homme à faire exception aux usages de sa famille.
On sait, en outre, qu'une tante d'Amasia, une soeur de son père, lui avait légué en mourant l'énorme somme de cent mille livres turques, à la condition qu'elle fût mariée avant seize ans révolus,—un caprice de vieille fille qui n'ayant jamais pu trouver un mari, s'était dit que sa nièce n'en trouverait jamais assez tôt,—et l'on sait aussi que ce délai expirait dans six semaines. Faute de quoi l'héritage, qui constituait la plus grande partie de la fortune de la jeune fille, s'en irait à des collatéraux.
Au reste, Amasia eût été charmante, même pour les yeux d'un Européen. Si son iachmak ou voile de mousseline blanche, si la coiffure en étoffe tissée d'or qui lui couvrait la tête, si le triple rang de sequins de son front se fussent dérangés, on aurait vu flotter les tortils d'une magnifique chevelure noire. Amasia n'empruntait point aux modes de son pays de quoi rehausser sa beauté. Ni le hanum ne dessinait ses sourcils, ni le khol ne teignait ses cils, ni le henné n'estompait ses paupières. Pas de blanc de bismuth ni de carmin pour peindre son visage. Pas de kermès liquide pour rougir ses lèvres. Une femme d'Occident, arrangée à la déplorable mode du jour, eût été plus peinte qu'elle. Mais son élégance naturelle, la flexibilité de sa taille, la grâce de sa démarche, se devinaient sous le féredjé, large manteau en cachemire, qui la drapait du cou jusqu'aux pieds comme une dalmatique.
Ce jour-là, dans la galerie ouverte sur les jardins de l'habitation, Amasia portait une longue chemise de soie de Brousse, que recouvrait l'ample chalwar, se rattachant à une petite veste brodée, et une entari à longue traîne de soie, tailladée aux manches et garnie d'une passementerie d'oya, sorte de dentelle exclusivement fabriquée en Turquie. Une ceinture en cachemire lui retenait les pointes de la traîne, de manière à faciliter sa marche. Des boucles d'oreille et une bague étaient ses seuls bijoux. D'élégants padjoubs de velours cachaient le bas de sa jambe, et ses petits pieds disparaissaient dans une chaussure soutachée d'or.
Sa suivante Nedjeb, jeune fille vive, enjouée, sa dévouée compagne,—on pourrait dire presque son amie,—était alors près d'elle, allant, venant, causant, riant, égayant cet intérieur par sa belle humeur franche et communicative.
Nedjeb, d'origine zingare, n'était point une esclave. Si l'on voit encore des Éthiopiens ou des noirs du Soudan mis en vente sur quelques marchés de l'empire, l'esclavage n'en est pas moins aboli, en principe. Bien que le nombre des domestiques soit considérable pour les besoins des grandes familles turques,—nombre qui, à Constantinople, comprend le tiers de la population musulmane,—ces domestiques ne sont point réduits à l'état de servitude, et il faut dire que, limités chacun dans sa spécialité, ils n'ont pas grand'chose à faire.
C'était un peu sur ce pied qu'était montée la maison du banquier Sélim; mais Nedjeb, uniquement attachée au service d'Amasia, après avoir été recueillie tout enfant dans cette maison, occupait une situation spéciale, qui ne la soumettait à aucun des services de la domesticité.
Amasia, à demi étendue sur un divan recouvert d'une riche étoffe persane, laissait son regard parcourir la baie du côté d'Odessa.
«Chère maîtresse, dit Nedjeb, en venant s'asseoir sur un coussin aux pieds de la jeune fille, le seigneur Ahmet n'est pas encore ici? Que fait donc le seigneur Ahmet?
—Il est allé à la ville, répondit Amasia, et peut-être nous rapportera-t-il une lettre de son oncle Kéraban?
—Une lettre! une lettre! s'écria la jeune suivante. Ce n'est pas une lettre qu'il nous faut, c'est l'oncle lui-même, et, en vérité, l'oncle se fait bien attendre!
—Un peu de patience, Nedjeb!
—Vous en parlez à votre aise, ma chère maîtresse! Si vous étiez a ma place, vous ne seriez pas si patiente!
—Folle! répondit Amasia. Ne dirait-on pas qu'il s'agit de ton mariage, non du mien!
—Et croyez-vous donc que ce ne soit pas une chose grave, de passer au service d'une dame, après avoir été au service d'une jeune fille?
—Je ne t'en aimerai pas mieux, Nedjeb!
—Ni moi, ma chère maîtresse! Mais, en vérité, je vous verrai si heureuse, si heureuse, lorsque vous serez la femme du seigneur Ahmet, qu'il rejaillira sur moi un peu de votre bonheur!
—Cher Ahmet! murmura la jeune fille, dont les beaux yeux se voilèrent un instant, pendant qu'elle évoquait le souvenir de son fiancé.
—Allons! vous voilà forcée de fermer les yeux pour le voir, ma bien-aimée maîtresse! s'écria malicieusement Nedjeb, tandis que, s'il était ici, il suffirait de les ouvrir!
—Je te répète, Nedjeb, qu'il est allé prendre connaissance du courrier à la maison de banque, et que, sans doute, il nous rapportera une lettre de son oncle.
—Oui!… une lettre du seigneur Kéraban, où le seigneur Kéraban répétera, suivant son habitude, que ses affaires le retiennent à Constantinople, qu'il ne peut encore quitter son comptoir, que les tabacs sont en hausse, à moins qu'ils ne soient en baisse qu'il arrivera dans huit jours, sans faute, à moins que ce ne soit dans quinze!… Et cela presse! Nous n'avons plus que six semaines, et il faut que vous soyez mariée, sinon toute votre fortune…
—Ce n'est pas pour ma fortune que je suis aimée d'Ahmet!
—Soit… mais il ne faut pas compromettre par un retard!… Oh! ce seigneur Kéraban… si c'était mon oncle!
—Et que ferais-tu, si c'était ton oncle?
—Je n'en ferais rien, chère maîtresse, puisqu'il paraît qu'on n'en peut rien faire!… Et cependant, s'il était ici, s'il arrivait aujourd'hui même… demain, au plus tard, nous irions faire enregistrer le contrat chez le juge, et, après-demain, une fois la prière dite par l'imam, nous serions mariés, et bien mariés, et les fêtes se prolongeraient pendant quinze jours à la villa, et le seigneur Kéraban repartirait avant la fin, si cela lui faisait plaisir de s'en retourner là-bas!»
Il est certain que les choses pourraient se passer ainsi, à la condition que l'oncle Kéraban ne tarderait pas davantage à quitter Constantinople. Le contrat enregistré chez le mollah, qui remplit la fonction d'officier ministériel,—contrat par lequel, en principe, le futur s'oblige à donner à sa femme l'ameublement, l'habillement et la batterie de cuisine,—puis, la cérémonie religieuse, toutes ces formalités, rien n'empêcherait de les accomplir en aussi peu de temps que le disait Nedjeb. Mais encore fallait-il que le seigneur Kéraban, dont la présence était indispensable pour la validation du mariage, en sa qualité de tuteur du fiancé, pût prendre sur ses affai les quelques jours que réclamait, au nom de sa jolie maîtresse, l'impatiente Zingare.
En ce moment, la jeune suivante s'écria:
«Ah! voyez!… voyez donc ce petit bâtiment qui vient de jeter l'ancre au pied des jardins!
—En effet!» répondit Amasia.
Et les deux jeunes filles se dirigèrent vers l'escalier qui descendait à la mer, afin de mieux apercevoir le léger navire, gracieusement mouillé en cet endroit.
C'était une tartane, dont la voile pendait maintenant sur ses cargues. Une petite brise lui avait permis de traverser la baie d'Odessa. Sa chaîne la maintenait à moins d'une encâblure du rivage, et elle se balançait doucement sur les dernières lames, qui venaient mourir au pied de l'habitation. Le pavillon turc,—une étamine rouge avec un croissant d'argent,—flottait à l'extrémité de son antenne.
«Peux-tu lire son nom? demanda Amasia à Nedjeb.
—Oui, répondit la jeune fille. Voyez! Elle se présente par l'arrière.
Son nom est Guïdare.»
La Guïdare, en effet, capitaine Yarhud, venait de mouiller en cette partie de la baie. Mais il ne semblait pas qu'elle dût y séjourner longtemps, car ses voiles ne furent point serrées, et un marin aurait reconnu qu'elle restait en appareillage.
«Vraiment, dit Nedjeb, ce serait délicieux de se promener sur cette jolie tartane, par une mer bien bleue, avec un peu de vent, qui la ferait incliner sous ses grandes ailes blanches!»
Puis, grâce à la mobilité de son imagination, la jeune Zingare, apercevant un coffret, déposé sur une petite table en laque de Chine, près du divan, alla l'ouvrir et en tira quelques bijoux.
«Et ces belles choses que le seigneur Ahmet a fait apporter pour vous, s'écria-t-elle. Il me semble que voilà bien une grande heure que nous ne les avons regardées!
—Le penses-tu? murmura Amasia, en prenant un collier et des bracelets, qui scintillèrent sous ses doigts.
—Avec ces bijoux, le seigneur Ahmet espère vous rendre encore plus belle, mais il n'y réussira pas!
—Que dis-tu, Nedjeb? répondit Amasia. Quelle femme ne gagnerait pas à s'orner de ces magnifiques parures? Vois ces diamants de Visapour! Ce sont des joyaux de feu, et ils semblent me regarder comme les beaux yeux de mon fiancé!
—Eh! chère maîtresse, lorsque les vôtres le regardent, ne lui faites-vous pas un cadeau qui vaut le sien?
—Folle! reprit Amasia. Et ce saphir d'Ormuz, et ces perles d'Ophir, et ces turquoises de Macédoine!…
—Turquoise pour turquoise! répondit Nedjeb, avec un joyeux rire, il n'y perd pas, le seigneur Ahmet?
—Heureusement, Nedjeb, il n'est pas là pour t'entendre!
—Bon! s'il était là, chère maîtresse, c'est lui-même qui vous dirait toutes ces vérités, et, de sa bouche, elles auraient un bien autre prix que de la mienne!»
Puis, prenant une paire de pantoufles, déposées près du coffret,
Nedjeb se prit à dire:
«Et ces jolies babouches, toutes pailletées et passementées, avec des houppes de cygne, faites pour deux petits pieds que je connais!… Voyons laissez-moi vous les essayer!
—Essaye-les toi-même, Nedjeb.
—Moi?
—Ce ne serait pas la première fois que, pour me faire plaisir…
—Sans doute! sans doute! répondit Nedjeb. Oui! j'ai déjà essayé vos belles toilettes… et j'allais me montrer sur les terrasses de la villa… et l'on risquait de me prendre pour vous, chère maîtresse! C'est que j'étais bien belle ainsi!… Mais non! cela ne doit pas être, et aujourd'hui moins que jamais.
—Voyons, essayez ces jolies pantoufles!
—Tu le veux?»
Et Amasia se prêta complaisamment au caprice de Nedjeb, qui la chaussa de pantoufles dignes d'être mises en évidence derrière quelque vitrine de bibelots précieux.
«Ah! comment ose-t-on marcher avec cela! s'écria la jeune Zingare. Et qui va être jalouse, maintenant? Votre tête, chère maîtresse, jalouse de vos petits pieds!
—Tu me fais rire, Nedjeb, répondit Amasia, et pourtant….
—Et ces bras, ces jolis bras, que vous laissez tout nus! Que vous ont-il donc fait? Le seigneur Ahmet ne les a pas oubliés, lui! Je vois là des bracelets qui leur iront à merveille! Pauvres petits bras, comme on vous traite!… Heureusement, je suis la!»
Et tout en riant, Nedjeb passait aux poignets de la jeune fille deux magnifiques bracelets, plus resplendissants sur cette peau blanche et chaude que sur le velours de leur écrin.
Amasia se laissait faire. Tous ces bijoux lui parlaient d'Ahmet, et, à travers l'incessant babil de Nedjeb, ses yeux, allant de l'un à l'autre, lui répondaient en silence.
«Chère Amasia!»
La jeune fille, à cette voix, se leva précipitamment.
Un jeune homme, dont les vingt-deux ans allaient bien aux seize ans de sa fiancée, était près d'elle. Taille au-dessus de la moyenne, tournure élégante, à la fois fière et gracieuse, yeux noirs d'une grande douceur, que la passion pouvait emplir d'éclairs, chevelure brune, dont les boucles tremblaient sous le puckul de soie, qui pendait à son fez, fines moustaches tracées à la mode albanaise, dents blanches,—enfin un air très aristocratique, si cette épithète pouvait avoir cours dans un pays où, le nom n'étant pas transmissible, il n'existe aucune aristocratie héréditaire.
Ahmet était consciencieusement vêtu à la turque, et pouvait-il en être autrement du neveu d'un oncle qui se serait cru déshonoré en s'européanisant comme un simple fonctionnaire? Sa veste brodée d'or, son chalwar d'une coupe irréprochable, que ne surchargeait aucune passementerie de mauvais goût, sa ceinture qui l'enroulait d'un pli gracieux, son fez entouré d'un saryk en coton de Brousse, ses bottes de maroquin, lui faisaient un costume tout à son avantage.
Ahmet s'était avancé près de la jeune fille, il lui avait pris les mains, il l'avait doucement obligée à se rasseoir, tandis que Nedjeb s'écriait:
«Eh bien, seigneur Ahmet, avons-nous ce matin une lettre de
Constantinople?
—Non, répondit Ahmet, pas même une lettre d'affaires de mon oncle
Kéraban!
—Oh! le vilain homme! s'écria la jeune Zingare.
—Je trouve même assez inexplicable, reprit Ahmet, que le courrier n'ait apporté aucune correspondance de son comptoir. C'est le jour où, d'habitude, sans y manquer jamais, il règle ses opérations avec son banquier d'Odessa, et votre père n'a point reçu de lettre à ce sujet!
—En effet, mon cher Ahmet, de la part d'un négociant aussi régulier dans ses affaires que votre oncle Kéraban, cela a lieu d'étonner! Peut-être une dépêche?…
—Lui? envoyer une dépêche? Mais, chère Amasia, vous savez bien qu'il ne correspond pas plus par le télégraphe qu'il ne voyage par le chemin de fer! Utiliser ces inventions modernes, même pour ses relations commerciales! Il aimerait mieux, je crois, recevoir une mauvaise nouvelle par lettre, qu'une bonne par dépêche! Ah! l'oncle Kéraban!…
—Vous lui aviez écrit pourtant, cher Ahmet? demanda la jeune fille, dont les regards se levèrent doucement sur son fiancé.
—Je lui ai écrit dix fois pour presser son arrivée à Odessa, pour le prier de fixer à une date plus rapprochée la célébration de notre mariage! Je lui ai répété qu'il était un oncle barbare….
—Bien! s'écria Nedjeb.
—Un oncle sans coeur, tout en étant le meilleur des hommes!…
—Oh! fit Nedjeb, en secouant la tête.
—Un oncle sans entrailles, tout en étant un père pour son neveu!… Mais il m'a répondu que, pourvu qu'il arrivât avant six semaines, on ne pouvait rien lui demander de plus!
—Il nous faudra donc attendre son bon vouloir Ahmet!
—Attendre, Amasia, attendre!… répondit Ahmet! Ce sont autant de jours de bonheur qu'il nous vole!
—Et on arrête des voleurs, oui! des voleurs, qui n'ont jamais fait pis! s'écria Nedjeb, en frappant du pied.
—Que voulez-vous? reprit Ahmet. J'essayerai encore d'attendrir mon oncle Kéraban. Si demain il n'a pas répondu à ma lettre, je pars pour Constantinople, et….
—Non, cher Ahmet, répondit Amasia, qui saisit la main du jeune homme, comme si elle eût voulu le retenir. Je souffrirais plus de votre absence que je ne me réjouirais de quelques jours gagnés pour notre mariage! Non! restez! Qui sait si quelque circonstance ne changera pas les idées de votre oncle?
—Changer les idées de l'oncle Kéraban! répondit Ahmet. Autant vaudrait essayer de changer le cours des astres, faire lever la lune à la place du soleil, modifier les lois du ciel!
—Ah! si j'étais sa nièce! dit Nedjeb.
—Et que ferais-tu, si tu étais sa nièce? demanda Ahmet.
—Moi!… J'irais si bien le saisir par son cafetan, répondit la jeune
Zingare, que…
—Que tu déchirerais son cafetan, Nebjeb, et rien de plus!
—Eh bien, je le tirerais si vigoureusement par sa barbe….
—Que sa barbe te resterait dans la main!
—Et pourtant, dit Amasia, le seigneur Kéraban est le meilleur des hommes!
—Sans doute, sans doute, répondit Ahmet, mais tellement entêté, que s'il luttait d'entêtement avec un mulet, ce n'est pas pour le mulet que je parierais!»
IX
DANS LEQUEL IL S'EN FAUT BIEN PEU QUE LE PLAN DU CAPITAINE YARHUD NE RÉUSSISSE.
En ce moment, un des serviteurs de l'habitation,—celui qui, d'après les usages ottomans, était uniquement destiné à annoncer les visiteurs,—parut à l'une des portes latérales de la galerie.
«Seigneur Ahmet, dit-il en s'adressant au jeune homme, un étranger est là, qui désirerait vous parler.
—Quel est-il? demanda Ahmet.
—Un capitaine maltais. Il insiste vivement pour que vous vouliez bien le recevoir.
—Soit! Je vais…. répondit Ahmet.
—Mon cher Ahmet, dit Amasia, recevez ici ce capitaine, s'il n'a rien de particulier à vous dire.
—C'est peut-être celui qui commande cette charmante tartane? fit observer Nedjeb, en montrant le petit bâtiment mouillé dans les eaux mêmes de l'habitation.
—Peut-être! répondit Ahmet. Faites entrer.»
Le serviteur se retira, et, un instant après, l'étranger se présentait à la porte de la galerie.
C'était bien le capitaine Yarhud, commandant la tartane Guïdare, rapide navire d'une centaine de tonneaux, aussi propre au cabotage de la mer Noire qu'à la navigation des Échelles du Levant.
A son grand déplaisir, Yarhud avait éprouvé quelque retard avant d'avoir pu jeter l'ancre à portée de la villa du banquier Sélim. Sans perdre une heure, après sa conversation avec Scarpante, l'intendant du seigneur Saffar, il s'était transporté de Constantinople à Odessa par les railways de la Bulgarie et de la Roumanie. Yarhud devançait ainsi de plusieurs jours l'arrivée du seigneur Kéraban, qui, dans sa lenteur de Vieux Turc, ne se déplaçait que de quinze à seize lieues par vingt-quatre heures; mais, à Odessa, il trouva le temps si mauvais, qu'il n'osa se hasarder à faire sortir la Guïdare du port, et dut attendre que le vent de nord-est eût hâlé un peu la terre d'Europe. Ce matin, seulement, sa tartane avait pu mouiller en vue de la villa. Donc, de ce chef, un retard qui ne lui donnait plus que peu d'avance sur le seigneur Kéraban et pouvait être préjudiciable à ses intérêts.
Yarhud devait maintenant agir sans perdre un jour. Son plan était tout indiqué: la ruse d'abord, la force ensuite, si la ruse échouait; mais il fallait que, le soir même, la Guïdare eût quitté la rade d'Odessa, ayant Amasia à son bord. Avant que l'éveil ne fût donné et qu'on pût la poursuivre, la tartane serait hors de portée avec ces brises de nord-ouest.
Les enlèvements de ce genre s'opèrent encore, et plus fréquemment qu'on ne saurait le croire, sur les divers points du littoral. S'ils sont assez fréquents dans les eaux turques, aux environs des parages de l'Anatolie, on doit également les redouter même sur les portions du territoire, directement soumis à l'autorité moscovite. Il y a quelques années à peine, Odessa avait été précisément éprouvée par une série de rapts, dont les auteurs sont demeurés inconnus. Plusieurs jeunes filles, appartenant à la haute société odessienne, disparurent, et il n'était que trop certain qu'elles avaient été enlevées à bord de bâtiments destinés à cet odieux commerce d'esclaves pour les marchés de l'Asie Mineure.
Or, ce que des misérables avaient fait dans cette capitale de la Russie méridionale, Yarhud comptait le refaire au profit du seigneur Saffar. La Guïdare n'en était plus à son coup d'essai en pareille matière, et son capitaine n'eût pas cédé à dix pour cent de perte les profits qu'il espérait retirer de cette entreprise «commerciale».
Voici quel était le plan de Yarhud: attirer la jeune fille à bord de la Guïdare, sous prétexte de lui montrer et de lui vendre diverses étoffes précieuses, achetées aux principales fabriques du littoral. Très probablement, Ahmet accompagnerait Amasia à sa première visite; mais peut-être y reviendrait-elle seule avec Nedjeb? Ne serait-il pas possible alors de prendre la mer, avant qu'on pût lui porter secours. Si, au contraire, Amasia ne se laissait pas tenter par les offres de Yarhud, si elle refusait de venir à bord, le capitaine maltais essayerait de l'enlever de vive force. L'habitation du banquier Sélim était isolée dans une petite anse, au fond de la baie, et ses gens n'étaient point en état de résister à l'équipage de la tartane. Mais, dans ce cas, il y aurait lutte. On ne tarderait pas à savoir en quelles conditions se serait fait l'enlèvement. Donc, dans l'intérêt des ravisseurs, mieux valait qu'il s'accomplit sans éclat.
«Le seigneur Ahmet? dit en se présentant le capitaine Yarhud, qui était accompagné d'un de ses matelots, portant sous son bras quelques coupons d'étoffes.
—C'est moi, répondit Ahmet. Vous êtes?…
—Le capitaine Yarhud, commandant la tartane Guïdare, qui est mouillée là, devant l'habitation du banquier Sélim.
—Et que voulez-vous?
—Seigneur Ahmet, répondit Yarhud, j'ai entendu parler de votre prochain mariage….
—Vous avez entendu parler là, capitaine, de la chose qui me tient le plus au coeur!
—Je le comprends, seigneur Ahmet, répondit Yarhud en se retournant vers Amasia. Aussi ai-je eu la pensée de venir mettre à votre disposition toutes les richesses que contient ma tartane.
—Eh! capitaine Yarhud, vous n'avez point eu là une mauvaise idée! répondit Ahmet.
—Mon cher Ahmet, en vérité, que me faut-il donc de plus? dit la jeune fille.
—Que sait-on? répondit Ahmet. Ces capitaines levantins ont souvent un choix d'objets précieux, et il faut voir….
—Oui! il faut voir et acheter, s'écria Nedjeb, quand nous devrions ruiner le seigneur Kéraban pour le punir de son retard!
—Et de quels objets se compose votre cargaison, capitaine? demanda
Ahmet.
—D'étoffes de prix que j'ai été chercher dans les lieux de production, répondit Yarhud, et dont je fais habituellement le commerce.
—Eh bien, il faudra montrer cela à ces jeunes femmes! Elles s'y connaissent beaucoup mieux que moi, et je serai heureux, ma chère Amasia, si le capitaine de la Guïdare a dans sa cargaison quelques étoffes qui puissent vous plaire!
—Je n'en doute pas, répondit Yarhud, et, d'ailleurs, j'ai eu soin d'apporter divers échantillons que je vous prie d'examiner, avant même de venir à bord.
—Voyons! voyons! s'écria Nedjed. Mais je vous préviens, capitaine, que rien ne peut être trop beau pour ma maîtresse!
—-Rien, en effet!» répondit Ahmet.
Sur un signe de Yarhud, le matelot avait étalé plusieurs échantillons, que le capitaine de la tartane présenta à la jeune fille.
«Voici des soies de Brousse, brodées d'argent, dit-il, et qui viennent de faire leur apparition dans les bazars de Constantinople.
—Cela est vraiment d'un beau travail, répondit Amasia, en regardant ces étoffes, qui, sous les doigts agiles de Nedjeb, scintillaient comme si elles eussent été tissues de rayons lumineux.
—Voyez! voyez! répétait la jeune Zingare. Nous n'aurions pas trouvé mieux chez les marchands d'Odessa!
—En vérité, cela semble avoir été fabriqué exprès pour vous, ma chère
Amasia! dit Ahmet.
—Je vous engage aussi, reprit Yarhud, à bien examiner ces mousselines de Scutari et de Tournovo. Vous pourrez juger, sur cet échantillon, de la perfection du travail; mais c'est à bord que vous serez émerveillés par la variété des dessins et l'éclat des couleurs de ces tissus.
—Eh bien, c'est entendu, capitaine, nous irons rendre visite a la Guïdare! s'écria Nedjeb.
—Et vous ne le regretterez pas, reprit Yarhud. Mais permettez-moi de vous montrer encore quelques autres articles. Voici des brocarts diamantés, des chemises de soie crêpée à rayures diaphanes, des tissus pour féredjés, des mousselines pour iachmaks, des châles de Perse pour ceinture, des taffetas pour pantalons…»
Amasia ne se lassait pas d'admirer ces magnifiques étoffes que le capitaine maltais faisait chatoyer sous ses yeux avec un art infini. Pour peu qu'il fût aussi bon marin qu'il était habile marchand, la Guïdare devait être habituée aux navigations heureuses. Toute femme, —et les jeunes dames turques ne font point exception,—se fût laissé tenter à la vue de ces tissus empruntés aux meilleures fabriques de l'Orient.
Ahmet vit aisément combien sa fiancée les regardait avec admiration. Certainement, ainsi que l'avait dit Nedjeb, ni les bazars d'Odessa, ni ceux de Constantinople,—pas même les magasins de Ludovic, le célèbre marchand arménien,—n'eussent offert un choix plus merveilleux.
«Chère Amasia, dit Ahmet, vous ne voudriez pas que ce honnête capitaine se fût dérangé pour rien? Puisqu'il vous montre de si belles étoffes, et puisque sa tartane en apporte de plus belles encore, nous irons visiter sa tartane.
—Oui! oui! s'écria Nedjeb, qui ne tenait plus en place et courait déjà vers la mer.
—Et nous trouverons bien, ajouta Ahmet, quelque soierie qui plaise à cette folle de Nedjeb!
—Eh! ne faut-il point qu'elle fasse honneur à sa maîtresse, répondit Nedjeb, le jour où l'on célébrera son mariage avec un seigneur aussi généreux que le seigneur Ahmet?
—Et, surtout, aussi bon! ajouta la jeune fille, en tendant la main à son fiancé.
—Voilà qui est convenu, capitaine, dit Ahmet. Vous nous recevrez à bord de votre tartane.
—A quelle heure? demanda Yarhud, car je veux être là pour vous montrer toutes mes richesses?
—Eh bien… dans l'après-midi.
—Pourquoi pas tout de suite? s'écria Nedjeb.
—Oh! l'impatiente! répondit en riant Amasia. Elle est encore plus pressée que moi de visiter ce bazar flottant! On voit bien qu'Ahmet lui a promis quelque cadeau, qui la rendra plus coquette encore!
—Coquette, s'écria Nedjeb, de sa voix caressante, coquette pour vous seule, ma bien-aimée maîtresse!
—Il ne tient qu'à vous, seigneur Ahmet, dit alors le capitaine Yarhud, de venir dès à présent visiter la Guïdare. Je puis héler mon canot, il accostera au pied de la terrasse, et, en quelques coups d'avirons, il vous aura déposé à bord.
—Faites donc, capitaine, répondit Ahmet.
—Oui… à bord! s'écria Nedjeb.
—A bord, puisque Nedjeb le veut!» ajouta la jeune fille.
Le capitaine Yarhud ordonna à son matelot de réemballer tous les échantillons qu'il avait apportés.
Pendant ce temps, il se dirigea vers la balustrade, à l'extrémité de la terrasse, et lança un long hélement.
On put aussitôt voir quelque mouvement se faire sur le pont de la tartane. Le grand canot, hissé sur les pistolets de bâbord, fut lestement descendu à la mer; puis, moins de cinq minutes après, une embarcation, effilée et légère, sous l'impulsion de ses quatre avirons, venait accoster les premiers degrés de la terrasse.
Le capitaine Yarhud fit alors signe au seigneur Ahmet que le canot était à sa disposition.
Yarhud, malgré tout l'empire qu'il possédait sur lui-même, ne fut pas sans éprouver une vive émotion. N'était-ce pas là une occasion qui se présentait d'accomplir cet enlèvement? Le temps pressait, car le seigneur Kéraban pouvait arriver d'une heure à l'autre. Rien ne prouvait, d'ailleurs, qu'avant d'opérer ce voyage insensé autour de la mer Noire, il ne voudrait pas célébrer dans le plus bref délai le mariage d'Amasia et d'Ahmet. Or, Amasia, femme d'Ahmet, ne serait plus la jeune fille qu'attendait le palais du seigneur Saffar!
Oui! le capitaine Yarhud se sentit tout soudainement poussé à quelque coup de force. C'était bien dans sa nature brutale, qui ne connaissait aucun ménagement. Au surplus, les circonstances étaient propices, le vent favorable pour se dégager des passes. La tartane serait en pleine mer, avant qu'on eût pu songer à la poursuivre, au cas où la disparition de la jeune fille se fût subitement ébruitée. Certainement, Ahmet absent, si Amasia et Nedjeb seules eussent rendu visite à la Guïdare, Yarhud n'aurait pas hésité à se mettre en appareillage et à prendre la mer, dès que les deux jeunes filles, sans défiance, auraient été occupées à faire un choix dans la cargaison. Il eût été facile de les retenir prisonnières dans l'entrepont, d'étouffer leurs cris, jusqu'au sortir de la baie. Ahmet présent, c'était plus difficile, non impossible cependant. Quanta se débarrasser plus tard de ce jeune homme, si énergique qu'il fût, même au prix d'un meurtre, cela n'était pas pour gêner le capitaine de la Guïdare. Le meurtre serait porté sur la note, et le rapt payé plus cher par le seigneur Saffar, voilà tout.
Yarhud attendait donc sur les marches de la terrasse, tout en réfléchissant à ce qu'il convenait de faire, que le seigneur Ahmet et ses compagnes se fussent embarqués dans le canot de la Guïdare. Le léger bâtiment se balançait avec grâce sur ces eaux légèrement gonflées par la brise, à moins d'une encablure.
Ahmet, se tenant sur la dernière marche, avait déjà aidé Amasia à prendre place sur le banc d'arrière de l'embarcation, lorsque la porte de la galerie s'ouvrit. Puis, un homme, âgé d'une cinquantaine d'années au plus, dont l'habillement turc se rapprochait du vêtement européen, entra précipitamment, en criant:
«Amasia?… Ahmet?»
C'était le banquier Sélim, le père de la jeune fiancée, le correspondant et l'ami du seigneur Kéraban.
«Ma fille?… Ahmet?» répéta Sélim.
Amasia, reprenant la main que lui tendait Ahmet, débarqua aussitôt et s'élança sur la terrasse.
«Mon père, qu'y a-t-il? demanda-t-elle. Quel motif vous ramène si vite de la ville?
—Une grande nouvelle!
—Bonne?… demanda Ahmet.
—Excellente! répondit Sélim. Un exprès, envoyé par mon ami Kéraban, vient de se présenter à mon comptoir!
—Est-il possible? s'écria Nedjeb.
—Un exprès, qui m'annonce son arrivée, répondit Sélim, et ne le précède même que de peu d'instants!
—Mon oncle Kéraban! répétait Ahmet… mon oncle Kéraban n'est plus à
Constantinople?
—Non, et je l'attends ici!»
Fort heureusement pour le capitaine de la Guïdare, personne ne vit le geste de colère qu'il ne put retenir. L'arrivée immédiate de l'oncle d'Ahmet était la plus grave éventualité qu'il pût redouter pour l'accomplissement de ses projets.
«Ah! le bon seigneur Kéraban! s'écria Nedjeb.
—Mais pourquoi vient-il? demanda la jeune fille.
—Pour votre mariage, chère maîtresse! répondit Nedjeb. Sans cela, que viendrait-il faire à Odessa?
—Cela doit être, dit Sélim.
-Je le pense! répondit Ahmet, Pourquoi aurait-il quitté
Constantinople, sans ce motif? Il se sera ravisé, mon digne oncle! Il
a abandonné son comptoir, ses affaires, brusquement, sans prévenir!…
C'est une surprise qu'il a voulu nous faire!
—Comme il va être reçu! s'écria Nedjeb, et quel bon accueil l'attend ici!
—Et son exprès ne vous a rien dit de ce qui l'amène, mon père? demanda Amasia.
—Rien, répondit Sélim. Cet homme a pris un cheval à la maison de poste de Majaki, où la voiture de mon ami Kéraban s'était arrêtée pour relayer. Il est arrivé au comptoir, afin de m'annoncer que mon ami Kéraban viendrait directement ici, sans s'arrêter à Odessa, et par conséquent, d'un instant à l'autre, mon ami Kéraban va apparaître!»
Si l'ami Kéraban pour le banquier Sélim, l'oncle Kéraban pour Amasia et Ahmet, le seigneur Kéraban pour Nedjeb, fut «par contumace» salué en cet instant des qualifications les plus aimables, il est inutile d'y insister. Cette arrivée, c'était la célébration du mariage à bref délai! C'était le bonheur des fiancés à courte échéance! L'union tant souhaitée n'attendrait même plus le délai fatal pour s'accomplir! Ah! si le seigneur Kéraban était le plus entêté, c'était aussi le meilleur des hommes!
Yarhud, impassible, assistait à toute cette scène de famille. Cependant, il n'avait point renvoyé son canot. Il lui importait de savoir quels étaient, au juste, les projets du seigneur Kéraban. Ne pouvait-il craindre, en effet, que celui-ci ne voulût célébrer le mariage d'Amasia et d'Ahmet, avant de continuer son voyage autour de la mer Noire?
En ce moment, des voix que dominait une voix plus impérieuse se firent entendre au dehors. La porte s'ouvrit, et, suivi de Van Mitten, de Bruno, de Nizib, apparut le seigneur Kéraban.