L'américaine
—Ah bah! fit le marquis. Croyez-vous?
—Non pas vous qui ne le cherchez jamais, cet esprit courant, mais la plupart des Parisiens qui semblent toujours préoccupés de dire un bon mot.... Oui... je suis sans cesse sur le qui-vive.... Cela trouble quand on a été habituée à dire les choses tout simplement, sans façons! C'est comme au feu d'artifice: on a toujours peur de perdre une fusée! Et quand il y en a trop, de fusées....
—On s'en va!
—Voilà! Vous voyez que je vous dis mes impressions telles qu'elles sont!
—Et vous avez bien raison de me les dire.
—D'ailleurs, quoique je vous aie vu pour la première fois, il n'y a pas vingt-quatre heures, il me semble que nous sommes de vieux amis! C'est que je vous connaissais déjà par mon oncle Richard. Il vous aime tant, mon oncle Richard! Il m'a raconté comment vous lui avez sauvé la vie!—Je croyais que cela n'arrivait que dans ces romans-là...—et elle montrait le petit livre.
—Moi! Je lui ai sauvé la vie?
—Vous!
—Jamais! C'est....
—C'est la vérité, puisqu'il le dit. Il nous le répétait encore ce matin devant Sylvia.
—Ah! dit Georges qui devint assez pâle.
—Et elle était tout émue à ce récit-là, Sylvia!... Comme lui! comme moi! Qu'est-ce que vous avez donc?
Ses beaux yeux noirs interrogeaient Solis, qui paraissait mal à l'aise, comme souffrant.
—Rien... c'est ce souvenir!
—Ah! dit Éva, vous avez raison de l'aimer bien, mon oncle Richard! C'est la bonté même! Le dévouement fait homme! Il a été si excellent pour les siens!... Il a remplacé pour moi mon père mort; et ma mère morte, la sœur de Richard a eu la consolation de savoir, qu'elle partie, j'avais une famille nouvelle.... Aussi, je l'adore, mon oncle Norton!... Vrai! Je l'adore!... Et c'est parce que je vous le dois un peu que je vous aime beaucoup!
Le marquis essaya de sourire, doucement railleur:
—Alors, mademoiselle, dans ce maudit Paris qui vous gêne un peu, il y a au moins un Parisien à qui vous feriez grâce?
Elle regarda encore Georges bien en face, puis, naturellement, avec une belle franchise:
—Oh! il y en a plusieurs! dit miss Meredith. Il y a vous d'abord!... Et puis, il y a le docteur Fargeas, qui soigne Sylvia avec un zèle, un zèle!... Ah! puisse-t-il la guérir bien vite et nous permettre de partir!... Mais vous seriez seuls, lui et vous, que cela suffirait; à vous deux, vous me réconcilierez tout à fait avec Paris!
—Merci!... dit Solis en riant. Mais! vous avez une façon de lui prouver votre amitié, au docteur! «Mon Dieu, faites que je puisse le quitter le plus tôt possible!» C'est votre prière?
—Oui, justement. Ma pensée, c'est bien cela!
—Et, quand vous serez partie, vous ne regretterez rien à Paris?
—Si! Je vous l'ai dit. Lui! Vous! Mais bah! c'est si près, l'Amérique!
—Oui! dit Solis. On revient en France!
—Non pas, non pas! fit Éva joyeusement. On retourne à New-York!
Le marquis trouvait à cette jolie Américaine, si profondément femme et sérieuse, et gaie pourtant comme un enfant—avec ses saillies soudaines, raillant tout à coup la songerie de son regard—il lui trouvait un charme singulier, le charme sain et d'une tendresse douce, le charme pénétrant, «amiteux» et berceur de l'être fait pour le foyer, pour la tiédeur exquise du bonheur sans fracas. Ah! celle-là, celle-là, dans sa petite main, tenait une existence de joie calme et vraie!
Et Georges restait là, causant, oubliant le temps qui passait, et cependant, avec l'acharnement de l'idée fixe, pensant à Sylvia, même en contemplant Éva, et comparant les yeux bleus, les yeux étranges, troublants, méditatifs et douloureux, de la femme, à ces yeux clairs, noirs et francs, de la jeune fille.
Puis, peu à peu, entre eux les paroles tombant et se faisant plus rares, Éva prétextait la chaleur trop grande du soleil qui montait, chauffant le sable fin, mettant des clartés aveuglantes sur la mer, pailletée de feu, sur le sable, et elle disait:
—Je rentre! Me laissez-vous rentrer seule?
Et tandis que Solis se levait, saluant et l'accompagnant:
—Ah! je n'aurai pas beaucoup lu mon livre—cette fois!—Du reste, c'est drôle, les romans ne m'amusent plus! Ils se ressemblent tous!
—C'est qu'ils ressemblent tous à la vie, qui est assez banale.
—Oh! monsieur le marquis, je vous en prie, pas de pessimisme. Laissez cela à M. de Bernière!
Elle marchait à côté de Solis et riait sous son ombrelle.
—Il m'amuse, M. de Bernière; mais il finirait par m'ennuyer. C'est un Schopenhauër du boulevard. Renvoyé à Mlle Offenburger.
—Et Mlle Offenburger serait très capable de le garder, dit le marquis. Ce qui serait dommage.
—Pourquoi?
—Parce que mon cousin est charmant.
—Et Mlle Offenburger, elle n'est donc pas charmante?
—Si fait. Charmante. Si l'Encyclopédie marchait, elle serait comme cela!
—Vous n'aimez pas les femmes savantes?
—Au contraire. Seulement, je n'aime pas l'étalage. Vous devez être aussi instruite que Mlle Offenburger. Pourquoi ne le criez-vous pas sur les toits?
—Parce que je ne sais rien. J'ai un diplôme du cours de cuisine et je pourrais être doctoresse en repassage. Oui, je repasse mes cols moi-même, cela m'amuse! Mais cela ne peut pas compter!
—Eh! eh! fit M. de Solis, si Molière était là, il n'hésiterait pas!
Ils arrivaient sur la plage, à une sorte de mare ou de ruisselet formé par la mer, laissant parfois dans le sable des flaques oubliées ou de petits cours d'eau minuscules.
Éva s'arrêta, regardant, cherchant si de ses pieds fins elle pouvait franchir le ruisseau. M. de Solis lui tendit la main.
—Ne vous pressez pas, dit le marquis, prenez garde!
—Bah! quand je mouillerais le bout de mes bottines?
Au même moment des voix d'enfants criaient, comme une nichée d'oiseaux, de loin:
—Madame!... Madame? Par ici, madame! Par ici! Il y a un pont!
Et, en effet, sur le ruisselet d'eau courante, des gamins, des gamines—coureurs de plages, gavroches de la mer—avaient jeté des planchettes calées par des tas de sable figurant des piles de petits ponts improvisés, et là-dessus les promeneurs passaient les flaques.
—S'il y a un pont, allons au pont! dit gaiement le marquis.
Les gamins se disputaient les passagers, comme des facchini des ports les bagages d'un voyageur qui débarque.
—De ce côté, monsieur! Ici, madame! le mien! le mien! Prenez le mien! le mien est meilleur!
Solis avait déjà traversé une des passerelles et offrait sa main à Éva qui disait «merci» et passait à son tour.
Et, comme le marquis donnait quelques sous à un petit gamin de treize ou quatorze ans qui se tenait là, debout, de l'autre côté du ruisselet, près de son pont, miss Meredith regarda l'enfant, blond comme de la paille, les cheveux tombant droits des deux côtés d'un visage frais et rouge, recuit et tanné déjà par le vent de mer.
En même temps, le petit reconnaissait l'Américaine et disait, sa casquette à la main, en fouillant dans sa veste après avoir glissé en poche les sous donnés par le marquis:
—Ah! tout justement, mademoiselle, j'allais, à la marée haute, aller à votre villa!
—Par exemple, fit le marquis, nous voici en pays de connaissance!
L'enfant hochait la tête et, de ses beaux yeux bleu clair, regardait Éva avec l'expression reconnaissante d'un bon chien dévoué.
—Mademoiselle?... Je crois bien qu'on la connaît! Et l'autre, donc! L'autre!
Georges n'avait pas besoin de demander à l'enfant le nom de cette autre et, tout bas, il la nommait lui-même: Sylvia—il devinait des visites de charité et de bonté à des pauvres—et il regardait ce petit qui tirait de sa veste un morceau de journal enveloppant un objet qu'il en sortait précieusement, tendant à Éva un bracelet d'or, mais dont la chaînette pendait, cassée:
—Oui, voilà un machin qu'on a laissé tomber chez la maman, hier... l'une ou l'autre!
—C'est à Sylvia! dit miss Meredith en prenant le bracelet.
—Et comment mistress Norton l'a-t-elle perdu chez cet enfant? demanda le marquis.
Éva se mit à rire.
—Oh! nous avons nos petits secrets!
—C'est, dit alors le petit à M. de Solis d'un air entendu, des dames qui viennent comme ça voir comment que va maman, qui est malade.... Et alors donc hier....
Mais Éva interrompait le petit, voulant lui laisser le plaisir de rapporter lui-même le bracelet à Sylvia.
—Suis-nous, mon enfant.
Et elle prenait, avec le marquis, le chemin de la villa, pendant que le gamin, marchant à leurs côtés, expliquait, doucement, d'une voix un peu traînante, la vie qu'on menait, dans cette maisonnette de pêcheurs où parfois venaient les Américaines, la demoiselle qui était là et l'autre.
Oh! on avait eu de la peine, cet hiver, chez les Ruaud!... Le père avait eu un frère mort à la mer, du côté d'Ostende. Ils étaient associés, les deux frères. Et la mère souffrait, geignait, depuis des temps, avec les fièvres. Lui, le petit, se faisait quelques sous par jour avec ses ponts, pendant l'été. L'hiver, il allait à l'école. Quand il serait grand, il serait marin, comme le père Ruaud, marin de l'Etat d'abord, puis pêcheur, comme tous les siens.
Et, tout en racontant cette humble vie, laborieuse, triste—il arrivait devant la villa des Norton—et Éva, ayant demandé si mistress Norton était chez elle, la jeune fille disait au petit Ruaud:
—Allons, viens! Viens te faire remercier par l'autre!—Vous entrez aussi, monsieur de Solis?
Georges hésitait. Il lui semblait qu'il commettait une indiscrétion en revenant, si vite, chez Sylvia. Mais aussi pourquoi, puisqu'il accompagnait miss Meredith, ne lui servirait-il pas de cavalier jusqu'au salon?
Sylvia était là justement, dans cette même pièce où, la veille, Georges de Solis l'avait revue, où elle lui avait, comme à travers un fossé creusé par les années, tendu une main amie. Elle parut heureuse de sa venue.
—A la bonne heure! je craignais que votre sauvagerie....
Elle s'arrêta, craignant de trop dire. Elle essayait de sourire, mais elle était moins rassurée qu'elle ne voulait le paraître. Elle s'expliquait, par le sentiment qu'elle éprouvait, l'empressement de M. de Solis. Mais pourtant si tôt, si vite! Et allait-elle, maintenant, vivre près de lui, le voir souvent?
—Ma chère Sylvia, dit miss Meredith, une autre fois, attachez mieux votre bracelet. Voici celui que vous rapporte le petit Ruaud.
L'enfant, qui tournait autour de lui des yeux étonnés, de beaux yeux bleus, et regardait ce salon avec le respect des splendeurs d'une église, se retourna vite en entendant son nom.
—Oui, paraît que c'est votre bracelet, madame, dit-il à Sylvia. Il s'aura détaché pendant que vous parliez à la mère, chez nous. Et alors, c'est le père qui l'a trouvé au pied du lit en rentrant de la pêche et qui a dit: «Francis, porte ça le plus vite possible à ces dames américaines! Elles peuvent en avoir besoin pour aller à la fête!...»
Un bon rire clair de miss Meredith interrompit le pauvre petit.
—A la fête! dit la jeune fille, ah! très joli!
Francis Ruaud demeurait un peu confus en entendant ce rire: il avait peur d'avoir dit quelque sottise.
Mais Sylvia le rassura bien vite:
—Un brave homme, ton père! Tu lui diras merci pour moi! Mon bracelet....
Elle le prenait des mains d'Éva et cherchait à le rattacher à son poignet.
—Voulez-vous me permettre?... dit machinalement M. de Solis.
—Pourrez-vous?
—C'est... c'est assez difficile, disait le marquis, dont les doigts effleuraient l'épiderme de Sylvia; il est joli, ce bracelet, plus fin que ces gros bijoux anglais... ou anglo-américains que portent vos compatriotes.
—Merci, interrompit Éva, merci pour moi! J'en ai, de ces horreurs-là! J'en porte, de ces gros bijoux!
Elle montrait au marquis la lourde chaîne d'or qu'elle avait au poignet, avec un cadenas et un petit trousseau de clés comme fermeture.
—Je vous demande pardon.... Je n'avais pas vu....
Et Georges balbutiait, tandis que miss Meredith ajoutait, sans malice:
—On ne voit que ce qu'on regarde....
Et s'approchant de Sylvia:
—Allons, vous ne saurez jamais, monsieur le marquis! Laissez.... On dirait que votre main tremble.... Du reste, dit-elle, la chaînette est brisée.
Sylvia, un peu pâlie, avait remercié M. de Solis et, ne sachant que dire pendant que miss Meredith essayait de rattacher le bracelet, elle demandait à Francis:
—Et comment va la maman?
—Comme ci, comme ça, madame; merci bien! C'est dans les reins que ça la tient maintenant après ses fièvres! Un mauvais tour qu'elle a pris en poussant le cabestan!... Ça sera rien, qu'elle dit. Mais voilà, elle crie, elle crie, et ça ennuie papa!...
—Ah! ça l'ennuie?... fit Éva.
Le petit Francis hochait la tête, l'air très sérieux, une expression de songerie, de raison triste passant sur sa bonne figure naïve d'enfant.
—Faut être juste, il dit comme ça qu'il a besoin de sommeil pour se reposer de la fatigue et, quand il faut se lever au fin matin, pour le bateau, et qu'on a passé une nuit blanche... dame, on est grinchu! C'est égal, il est dur tout de même pour la maman, le père!
—Pauvre femme! dit Sylvia.
—Et pour toi? Est-il dur aussi? demanda Éva.
—Oh! oui, bien dur aussi pour moi! Et dur pour lui! Il est comme ça, on ne se refait pas! Oh! c'est un gas! Fait pas bon flâner avec le père Ruaud! Et quand il a ses mauvaises minutes!...
—Ses mauvaises minutes? demanda encore miss Meredith! Qu'est-ce que c'est?
L'enfant regarda la jeune fille bien en face. Il tournait sa casquette entre ses doigts et il eut un sourire bizarre, mélancolique presque.
—Bé dame! dit-il, c'est, des fois, quand il a un grain d'eau-de-vie de trop! Alors! Ah! alors!
—Eh bien, alors? dit le marquis.
—Rien, monsieur! Voilà! Ce n'est pas toujours gai!
—Mais encore....
—Eh! bé dame!... les coups.... Ça pleut, les coups! Il cogne, c'est rien de le dire! Voilà!...
—Ah! dit Sylvia. Et il frappe votre mère aussi?
—Dame! il ne sait pas, cet homme, dans ses minutes!... Il est parti!—Et l'enfant se touchait le front.—Oui, parti! C'est égal, c'est tout de même pas chic!
Et dans ce mot vulgaire, dit tout bas, avec un hochement de tête profond, il y avait tout un petit monde de pensées, de larmes d'enfant refoulées, et de longues, longues heures tristes.
—Et, tu l'aimes, ta mère?
—Dame! dit l'enfant, c'est maman!
—Et ton père?
C'était Georges qui interrogeait.
—Aussi! répondit l'enfant.
—Malgré?...
—Dame! c'est papa!
—Comment t'appelles-tu de ton petit nom? demanda le marquis.
—Francis.... Francis-Joseph Ruaud.
—Quel âge as-tu?
L'enfant cherchait.
—Voyons donc.... Douze... treize.... J'ai eu douze ans aux harengs de l'an dernier.
—Alors, ça doit te faire treize, dit Éva.
—Dans ces environs-là, oui, répondit l'enfant sérieusement.
—Et tu veux être marin? demanda Sylvia, qui le tutoyait maintenant comme les autres.
—Oui, je le disais à la demoiselle et au monsieur, tout à l'heure. Marin. Mais pas tout de suite marin de l'Etat, marin de la côte.
—Pourquoi?
—A cause de mes vieux!
—Le père? dit Georges.
—Et la maman. Oui, j'aimerais autant vivre avec et leur donner un peu de ce que j'aurais... quand je gagnerai. Oh! vous savez, je gagne déjà! Mais je suis ambitieux.
—Tu dis?
—Ambitieux! répéta fièrement le petit. Je veux plus que ça!
—Qu'est-ce que tu gagnes?
—Oh! bien... des fois, par jour... six sous.
—Combien? demanda Sylvia, effrayée de tant de misère.
—Six sous! Des fois, mais c'est rare, huit, dix.
—Et le père?
—Dans ces environs! Mais plus! oh! plus lui! Seulement, comme il n'a pas de bateau ponté, une méchante barque seulement et qu'il faut encore payer les amorces—c'est gaille, les poissons, ça aime manger frais—alors... il reste pas grand'chose au bout du compte!
—Et, au baccara, en une nuit, votre cousin Bernière.... Je regrette qu'il ne soit pas là, dit miss Meredith.
—Et, avec ce peu d'argent, dit encore Sylvia, vous vivez?
—Oh! on a des aubaines. Quand on prend quelque beau poisson, un bar, ou qu'on trouve un bon gros tourteau.... Eh! donc, on peut mettre le pot-au-feu... le dimanche....
—C'est un événement, le pot-au-feu? dit Georges.
L'enfant sourit.
—Eh bien! Francis, dit mistress Norton, voilà pour toi... oui, pour le bracelet....
Elle tendait aux petites mains gercées du gamin une pièce d'or qu'il prit, joyeusement, en devenant tout rouge. Mais il n'osait la garder, il la tendait à son tour à l'Américaine, effrayé, inquiet de cette joie:
—Oh! madame! C'est trop! Vaut pas la peine!... Non, madame, c'est pas pour ça que je le rapportais, allez!... C'est pas pour ça!
—Je le sais bien, mon enfant. Mais je tiens à ce que ta mère puisse se soigner comme elle voudra. C'est pour elle!
—Merci pour maman, alors! dit le petit.
—Et je veux que tu m'en donnes des nouvelles, tu entends?... Reviens souvent... souvent, mon enfant....
—Avec plaisir, madame. Quand je n'aurai pas à faire mes ponts ou quand mes filets seront à sécher, parce qu'autrement... papa....
Et il faisait, en souriant, le geste de lever le bras.
—Salut, monsieur, madame et la compagnie. Et si, quand je reviendrai, vous n'y étiez pas, à votre villa, alors, n'est-ce pas, je demanderai à monsieur?
Et il désignait Georges de Solis.
—Pourquoi monsieur? dit Éva, étonnée.
Francis comprit qu'il se trompait et dit à Sylvia:
—Ah! ce n'est pas votre mari?
—Quelle idée! fit Éva.
—Pardon, excuse, ajoutait l'enfant, j'avais cru!
Il s'était fait brusquement, dans le salon, un silence gêné. Éva et Sylvia se regardaient, un peu embarrassées; et la jeune femme même baissait les yeux dans un trouble presque douloureux, pendant que Francis Ruaud demandait à miss Meredith:
—Par où qu'on s'en va? Je saurais pas mon chemin.
—Je vais te reconduire, dit Éva.
Et l'enfant, saluant encore mistress Norton et le marquis, miss Meredith sortit avec lui, laissant M. de Solis seul avec Sylvia, dans ce salon où le petit Francis venait de toucher, sans le savoir, inconscient de ce martyre, la blessure de ces deux êtres condamnés à souffrir.
VI
Ils étaient seuls, en face l'un de l'autre, seuls, après des années, seuls après la séparation de leurs deux existences, leur double vie continuée au hasard des destins, avec les océans et l'espace pour les séparer. Ils étaient seuls et une sorte de timidité presque douloureuse leur venait tout à coup, à l'un et à l'autre, comme si chacun de ces deux êtres craignait d'en trop dire au premier mot qu'il allait prononcer.
Norton était au Havre, à son «office», expédiant des instructions à New-York. Mais ni Sylvia ni M. de Solis ne pensaient à Norton. Ils ne songeaient qu'à leur passé, à ce cher passé qui n'avait point de nom, à ce qu'il y avait de tranché dans leur destinée, à tout ce qui aurait pu être, à tout ce qui n'était pas et qui ne serait jamais.
Pas un mot, d'abord. Puis, doucement, une sorte de contemplation muette et triste qu'à la fin Georges interrompit en disant:
—Avouez qu'il y a d'étranges hasards dans la vie!
—Lesquels? demanda Sylvia comme si elle ne devinait pas ce qu'il voulait dire.
Et, lui:
—Là, tout à l'heure, ce pauvre enfant ne pouvait guère se douter des souvenirs qu'il réveillait.
—Quels souvenirs?
Elle s'efforçait de se dérober encore à la confidence qui montait aux lèvres de Solis.
—Quels souvenirs? Vous les avez oubliés? fit-il.
—Je ne dis pas cela, répliqua mistress Norton froidement, mais je sais qu'il serait assez cruel de me les rappeler. Et à quoi bon?
—Aussi vous demandé-je bien pardon d'y avoir fait allusion presque involontairement, si je puis dire! Mais cet enfant....
Et Solis hochait la tête.
—Il n'y a que les mains innocentes pour vous faire souffrir sans le savoir!
Sylvia essaya de sourire.
—Bah! dit-elle. Vous n'en êtes pas, monsieur de Solis, à ignorer que l'existence est une suite plus ou moins longue de souffrances plus ou moins consolées.
Il releva le mot vivement.
—Consolées?... Voilà un mot qui est presque aussi douloureux pour moi que la méprise du petit Francis Ruaud!
—Douloureux! Pourquoi? demanda Sylvia.
—Parce que je ne suis pas, moi, de ceux qui savent se consoler!
M. de Solis avait mis un tel accent de sincérité douloureuse dans ses paroles, que l'honnête femme, mélancoliquement, lui répondit, avec une douceur voulue et comme implacable, pour lui donner à entendre que tout était fini, passé, enfui:
—Il faut pourtant prendre la vie comme elle est, mon cher marquis, ni souriante ni tragique, un peu terne, un peu grise; mais, tenez, comme la mer aujourd'hui, ayant cela de bon que chaque jour emporte un peu de notre destinée, comme chaque vague, là-bas, emporte quelque débris tombé sur la plage.
—Alors, dit Solis en baissant la voix, et un tremblement dans cette voix, tout ce qui a été... est loin, emporté, bien loin?
—Pourquoi me demandez-vous cela? fit Sylvia. Ce n'est pas bien à vous de chercher à savoir ce qui peut rester de vous dans ce cœur de femme.... Je ne vous ai jamais oublié.... Vous me connaissez assez pour savoir que je suis fidèle à une affection comme à un serment! Mais il faut, vous, oublier devant la femme de Richard Norton que vous avez pu rêver, autrefois, de lui donner votre nom? Le sort ne l'a pas voulu.... Mon père a conseillé, exigé ce mariage.... Il y voyait pour moi toutes les promesses de bonheur futur, un mari dévoué, courageux et bon, et vous avouerez, ajouta la jeune femme, que mon pauvre père pouvait plus mal choisir!
—Il n'y a pas d'homme au monde que j'aime plus profondément que Richard, répondit Solis. Mais—vous pardonnerez à mon amitié ces questions qui me viennent aux lèvres maintenant chaque fois que je vous vois—les promesses de bonheur que votre père entrevoyait pour vous, l'avenir les a-t-il tenues? Je vous répète que c'est le plus fidèle et le plus respectueux de vos amis qui vous parle, madame.... Je vous avoue que je me sens inquiet en vous devinant triste.... Et, vous avez beau dire, chaque vague, là-bas, n'emporte pas toutes les épaves.... Non, non.... Il en restera, tout à l'heure, sur le sable.... Il en restera au fond de nos cœurs!
—Ce n'est la faute de personne, dit Sylvia nettement, si je suis souffrante, et c'est au docteur Fargeas qu'il faut demander de me guérir. Le reste du monde n'y est pour rien.
—Alors, vous êtes heureuse?
Il la regardait, un peu anxieux, souhaitant et redoutant à la fois sa réponse.
—Je suis heureuse, parfaitement heureuse! dit-elle sans paraître se contraindre ou mentir.
La voix de Solis s'altéra un peu.
—J'aime à tenir cette assurance de vous-même. Cela me rassure et me console légèrement à mon tour. J'aurai plus de courage à me résigner!
—Vous résigner?...
—Ah! dit-il avec une sorte de brusquerie, tout le monde ne peut le trouver aussi facilement que vous, ce bonheur dont vous me parlez! D'autres, pour rencontrer l'oubli qui vous attendait à votre foyer, courent l'univers et usent leur vie à chasser un souvenir qui les poursuit partout! Ils s'imaginent que les êtres qu'ils regrettent souffrent des mêmes regrets, éprouvent les mêmes angoisses au souvenir des rêves perdus! Ah! bien oui!... Esprits chimériques! Chasseurs de romans! Cœurs naïfs! Ils retrouvent, quelque beau jour, l'être dont ils se sont éloignés... qu'ils ont voulu fuir; et, quand ils redoutent de rencontrer chez lui une tristesse égale à la leur, alors ils se heurtent à je ne sais quelle pitié consolée, à une résignation devenue un bonheur. Ils n'ont qu'une chose à faire, voyez-vous, décidément:—reprendre le voyage interrompu, aller au hasard devant eux et disparaître. Peut-être qu'eux aussi pourront jeter, en chemin, à la volée, le fardeau de leur premier rêve!
Le regard doux, confiant et attendri de Sylvia enveloppait Solis comme d'un grand reproche et, mistress Norton, tristement, devant cette amertume soudaine:
—Vous me disiez, tout à l'heure, que vous étiez le plus dévoué de mes amis! Est-ce un ami qui parle comme vous le faites? Et que me reprochez-vous, après tout? D'accepter la vie telle qu'elle est? Cela ne s'appelle pas une résignation, comme vous dites, mais un devoir.... Vous avez raison, Georges...—et il tressaillit à ce nom d'autrefois—le mieux, à présent, est de vous éloigner, de me laisser dans ma paix, dans la tristesse ou la joie de ma vie nouvelle.... Chaque parole que vous me diriez me serait douloureuse et, en dépit de ce que vous pouvez croire, le souvenir de nos pauvres honnêtes rêves de jeunes gens, autrefois, est assez vivant dans ma pensée pour que votre présence ravive des regrets que je croyais effacés pour toujours....
—Des regrets?
—Vous voyez bien, dit-elle encore, se méprenant au cri d'espoir de Solis, que le moindre mot peut devenir cruel entre nous.... Vous me disiez que vous vouliez reprendre votre existence de chercheur.... Vous avez raison. Et je remercierai le hasard de m'avoir permis de venir en France pour vous avoir revu et vous avoir supplié de m'oublier; mais tout à fait, cette fois, tout à fait....
—Vous fuir! s'écria-t-il. Est-ce que je puis, Sylvia? Vous oublier? jamais!
—Eh bien, au moins ne me le dites pas! Je croirais que vous avez plaisir à m'affliger! Gardez-moi le secret de votre affection, comme vous gardez cette affection elle-même! Laissez-moi croire qu'on peut effacer de son cœur même ce qui y semble le plus profondément imprimé.... Et faites-vous une vie nouvelle, mon ami, digne de vous, de votre courage, de votre science! En un mot, vous qui me reprochez d'être heureuse... tâchez d'être heureux!
Elle ajouta, cherchant toujours un sourire qui la fuyait:
—C'est peut-être ce que j'attends pour être consolée!...
Mais il ne répondit, lui, que par un grand cri, un cri désespéré d'amour:
—Le bonheur! Il était avec vous, le bonheur!
—Eh bien! dit Sylvia, toute tremblante, je vous assure que vous le trouverez ailleurs.... Il doit en rester, allez! Je l'ai bien peu, si peu dépensé!
La mélancolie de ces derniers mots fit vibrer les nerfs de Solis et, prenant les mains de Sylvia dans un élan de tendresse dévouée:
—Ah! vous voyez! Vous voyez bien que vous souffrez!
—Égoïste, dit-elle doucement, vous croyez donc avoir seul le droit de souffrir?...
Elle venait de trahir, avec sa résignation souriante, l'état même de son âme. Mais, par une sorte de pudeur ou de crainte, rapide, elle se reprenait bien vite, faisant glisser ses mains d'entre les mains de Georges; et, pour couper court à ces confidences qui l'oppressaient, l'entraînaient sur la pente des souvenirs, elle s'échappa, en quelque sorte, elle parla longuement de la mer, de Mlle Offenburger, de tout ce qui était banal, d'usage courant et formait la conversation de tout le monde. Mais la pensée de Georges était ailleurs; il n'écoutait pas, répondait machinalement et se sentait heureux pourtant d'être auprès d'elle, enveloppé comme d'une torpeur de rêve.
Ils étaient là, dans ce duo de propos inutiles qu'ils échangeaient comme pour se fuir eux-mêmes, depuis un moment, lorsque le pas de Norton leur arriva, et ils n'eurent aucune sensation de crainte ou d'ennui lorsque Richard entra. Au contraire, la venue du mari les délivrait presque d'une angoisse. A travers les banalités dernières, ils sentaient que des aveux, des tendresses montaient, et ni elle ni lui ne voulaient s'y laisser gagner. Norton était donc le bienvenu.
Il parut soucieux, d'ailleurs, à Solis, et Sylvia le trouva fort pâle. Un bon sourire éclaira pourtant son visage rude lorsqu'il tendit la main à son ami, puis quand il demanda à mistress Norton si elle se sentait mieux, si le docteur Fargeas était content d'elle:
—Je n'ai pas vu le docteur aujourd'hui!
—Tant mieux, ma chère; cela prouve qu'il n'est pas inquiet de votre état.
Ils parlèrent alors pendant quelques instants encore de choses indifférentes, Norton laissant cependant entrevoir quelque crainte vague à propos de certaines mines qu'il ne nommait pas. Puis Sylvia demanda à M. de Solis la permission de se retirer. Elle était un peu lasse et reverrait le marquis bientôt. Et, dans le salut qu'elle lui donnait, elle mettait une bonne grâce, une mélancolie pleine de sous-entendus que devinait Georges et qui voulaient dire: «Eh bien! oui, nous nous aimions. Mais le voilà, celui que je dois aimer!»
Solis avait parfaitement compris. Il la regardait s'éloigner avec l'impression que la douceur des paroles échangées tout à l'heure aboutissait à la constatation cruelle de cette réalité: toutes les rêveries se heurtaient à un fait et s'y brisaient. Il lui semblait être tombé du haut d'un rêve et il se retrouvait à présent devant le mari, ce vivant obstacle, ce rival qui était son fraternel ami.
En dépit de sa propre souffrance, qui lui donnait bien le droit égoïste de ne songer qu'à lui-même, Georges remarqua alors une sorte de nervosité, une inquiétude, chez Norton. Est-ce que quelque complication était survenue du côté de l'Amérique? Pris par tant d'intérêts divers, Norton ressemblait à un général d'armée surveillant ses troupes engagées à la fois de tous côtés. Il devait y avoir, évidemment, une préoccupation matérielle quelconque chez l'Américain, mais, à la première question du marquis, Richard répondit vivement que ce n'étaient pas les affaires qui l'obsédaient en ce moment. Pas le moins du monde.
—Et qu'est-ce donc? demanda Solis.
—Mon Dieu! fit Norton, c'est assez absurde, et pour l'homme tout d'une pièce que vous savez, cela va vous paraître peut-être un peu ridicule. Je deviens nerveux, moi aussi, je suis à la mode. La grande névrose, vous savez! Je vais passer à l'état de client du docteur Fargeas. Oui, moi, le Yankee, l'homme de basalte, l'homme de fonte, l'homme-machine!
Il essayait de rire.
—Je ne dors pas, je ne dors plus. C'est idiot. Et, dans l'insomnie, il me passe une infinité de visions par la cervelle.
—Vous n'avez rien, demanda Georges, qui puisse vous attrister?
—J'ai cela, d'abord, ma santé, fit Norton. Visiblement, depuis que je suis en France, je subis une sorte de crise. Je n'en dis rien, ne voulant ni inquiéter mistress Norton ni me donner l'apparence d'une petite maîtresse nerveuse, ce qui serait bouffon avec mon apparence de bœuf américain. Mais, enfin, le fait est là. Ai-je trop travaillé, surexcité mes nerfs outre mesure? C'est possible. Ce qui est certain, c'est que ces insomnies m'écrasent, pour parler comme Offenburger. Je n'ai plus qu'un sommeil difficile, coupé de réveils brusques.... Le cerveau galope, galope toujours, comme un cheval lancé, tandis que le corps veut sommeiller. J'ai des bourdonnements, comme des sons de cloches dans l'oreille... ce que les bonnes gens plus vulgairement appellent le tintouin... et—Norton souriait—c'est peut-être que je m'en suis donné trop, du tintouin. Bref, j'éprouve une lassitude visible.... Cette perte du sommeil m'agace et il m'a fallu une certaine énergie pour renoncer à l'usage de ce chloral qui m'endormait, la nuit, mais m'abrutissait au réveil.... Alors, je veille... je pense.... Les nuits passent; mais dans ces veillées de fièvre, des idées tristes, absurdes, me tracassent le cerveau et m'obsèdent. Je vous demande pardon de vous parler de tout cela, mon cher Georges, moi qui vous disais toujours de substituer l'action au rêve et de vous moquer des diables bleus. Mais j'ai comme besoin de me livrer, de parler, de jeter au vent d'une confidence tout ce qui m'étouffe et m'inquiète. Mon corps est ici, mais ma pensée est là-bas, en Amérique. Je travaille comme un nègre; toutes ces existences d'ouvriers, de mineurs, de négociants, d'armateurs, de chauffeurs de locomotives, suspendues à la mienne, me préoccupent et j'ai bien peur d'une chose....
—Laquelle? demanda Solis.
Mais Norton s'était arrêté.
Puis, nerveusement, comme si une impulsion intérieure le contraignît à déclarer ce qui était, en réalité, la grande inquiétude de sa vie:
—Eh bien! dit-il, j'ai bien peur d'avoir usé mon bonheur intime à faire vivre tant de gens!
—Votre bonheur?
C'était le même mot, prononcé tout à l'heure par la femme, qui se retrouvait sur les lèvres du mari. Le bonheur! Mot éternel de l'humanité éprise de ce rêve, cri d'angoisse de tous les êtres, appel désespéré vers la terre promise, la terre inconnue.... Le bonheur!
—Oui, fit Norton, je ne suis pas heureux, et cela tout simplement parce que Sylvia n'est pas heureuse.
Solis sentit à ce nom de la jeune femme, nerveusement prononcé par le mari, une sorte d'angoisse brutale le prendre à la gorge, tout à coup, comme une angine.
Il eût voulu que la conversation en restât là, éprouvant subitement une certaine gêne. Ce tête à tête subit prenait un caractère inattendu de solennité qui troublait le jeune homme jusqu'à l'irriter.
—Comment Mme Norton ne serait-elle pas heureuse? dit-il d'un ton bizarre, pour couper court à un silence presque gênant, car maintenant Norton songeait, muet, regardant, sans les voir, l'horizon et la mer, au loin. Elle a tout pour être parfaitement heureuse. Ce sont des idées que vous vous faites là!... Vous l'aimez....
—De toute mon âme!
—Elle vous aime, dit Georges un peu plus bas.
Norton n'avait pas répondu et s'était mis à marcher, baissant la tête, s'arrêtant parfois pour regarder machinalement le tapis, l'œil perdu.
—Mon cher ami, dit-il brusquement, on ne sait jamais si une femme vous aime ou ne vous aime pas; ou plutôt on devine bien, quand on n'est ni un sot ni un fat, qu'elle ne vous aime plus ou ne va plus vous aimer, alors même qu'elle croit peut-être, de très bonne foi, vous aimer encore.
—Vous rappelez-vous miss Harley? Vous ne trouvez pas que Sylvia est changée? demandait-il tout à coup à Solis qui essayait de sourire.
—Non. Je trouve mistress Norton toujours la même.
—Eh bien, elle est non seulement souffrante, mais malheureuse, j'en suis certain! dit Norton brusquement. Elle aussi avait attendu de la vie des bonheurs que la vie n'apporte point. Et puis l'homme qu'elle a épousé était tout autre que celui que je suis devenu. J'ai beau me donner tout à elle, je me dois aussi à ceux qui vivent de moi, là-bas. Elle m'a aimé, elle ne m'aime plus.
Il ne savait pas quelles tortures il infligeait à Georges; il semblait à Norton qu'il eût une satisfaction à se livrer, à écarter les bords de la plaie pour en montrer le fond. Il avait cette âpre joie des souffrants qui éprouvent à aggraver leur douleur des voluptés morbides. A qui se fût-il confié, d'ailleurs, sinon à cet ami, plus jeune que lui, mais dont l'affection certaine lui plaisait? Et puis, il ne raisonnait pas, il ne calculait pas. Nerveusement il se laissait emporter à ces confidences; il dégonflait son cœur avec une amertume qui lui faisait du bien, le consolait.
Non, Sylvia ne l'aimait plus. Il en était certain. Les vagues mélancolies, les songeries de la jeune femme, ces nervosités qui résistaient à la science même du docteur Fargeas ne lui laissaient aucun doute. Il l'avait condamnée à une vie qui pesait lourdement sur ses épaules.
—Une journée de notre existence ressemble, quoi que je fasse, à toutes les autres journées. C'est la monotonie dans le labeur. Et, ma parole, il est des moments où je rejetterais volontiers le fardeau de toutes ces affaires et où, et égoïste, j'essayerais enfin de ne vivre que pour moi, pour moi seul et pour elle!
—Eh bien! dit fermement Solis, pourquoi ne le faites-vous pas?
—Pourquoi? Pourquoi?
Norton haussa les épaules.
—Demandez à mes mineurs, à mes ouvriers, aux gens de mes ranchs, s'ils n'ont pas autant besoin de moi que j'ai besoin d'eux.
—Sans aucun doute. Mais, les mines vendues, un directeur nouveau les ferait vivre aussi bien que vous, vos mineurs!
—C'est une question, ça, dit Norton. J'ai englouti des sommes énormes dans cette exploitation qui est difficile. Un autre, un nouveau venu procéderait par voie de réformes économiques et il y aurait plus d'un foyer sans soupe le soir, parmi mes braves gens!
—Alors c'est par philanthropie que vous continuez à rester dans les affaires?
—C'est par devoir. Il y a comme une immense grappe humaine pendue à moi. Ça me fait plaisir.
Et, dans un relèvement de tête, l'Américain se redressait, comme s'il eût eu là, autour de lui, des milliers et des milliers de gens qu'il traînait, qu'il faisait vivre.
—J'ai l'orgueil d'être le distributeur de pain à tout une foule. Oh! ce n'est pas l'embarras. J'ai trouvé ici même des gens tout prêts à partager ma mission.
—Offenburger? demanda M. de Solis.
—Offenburger, justement.
—Je l'aurais parié. Il faut que le banquier sente non pas de la philanthropie, mais des pépites dans l'affaire pour qu'il y mette l'ongle. C'est un malin, Offenburger!
—Et c'est un bon homme, en fin de compte, dit Norton. Infatué de son argent, glorieux, bruyant, mais pas méchant. Il vous trouve très aimable, par parenthèse. Parbleu, dit l'Américain, si vous vouliez vous marier, voilà une occasion: Mlle Hélène est assez jolie, je pense....
—Très jolie! Mais elle a deux grands défauts: elle est trop riche....
—On le lui passera, ce défaut-là!
—Et trop savante!
—Elle est de son temps.
—Alors j'aurais mieux aimé vivre du temps de sa mère, qui devait être jolie, jolie, si elle lui ressemblait. Drôle de filiation! dit le marquis. Le père, Hambourgeois et juif; la mère, Anglaise et protestante. Qu'est-ce qu'elle est, Mlle Hélène?
—Catholique!
—Complet! Le méli-mélo de la société actuelle!
Et il essayait encore de sourire, se sentant pris d'une envie de fuir, ne sachant pas comment détourner de lui les confidences navrées de ce mari dont l'affection allait à lui naturellement. Il s'efforçait d'enrayer l'entretien par quelque ironie qui était sur ses lèvres et non dans son cœur, puis tout à coup, se sentait étrangement troublé parce que Norton, d'un mouvement instinctif, lui saisissait la main et disait, la voix brève:
—Au fait, vous avez raison! Ne vous mariez pas. Il y a trop de douleurs dans ce voyage à deux où l'un laisse fatalement l'autre en chemin. Et quand on s'est senti aimé d'un amour vrai, rien, vous entendez, rien n'égale la souffrance de celui des deux qui devine à un moment donné qu'on ne l'aime plus, que c'est fini, que la pensée de l'être adoré va ailleurs, qu'on en aime un autre! Eh bien! moi, mon cher, j'en suis là. Et voilà le fond de mon cœur! Et voilà pourquoi je souffre à crier, à me briser la tête contre la muraille!
Solis sentait, sur sa main, la pression brûlante des doigts de cet homme secoué d'une fièvre nerveuse. Il avait ressenti, lui aussi, une secousse, comme l'engourdissement soudain d'un choc électrique, lorsque, presque malgré lui, avec rage, Norton avait laissé jaillir cette confidence, chaude comme un jet de sang:
—Un autre! On en aime un autre!
Un éblouissement avait zigzagué devant lui; et, d'instinct, son cri avait été une consolation donnée, un mensonge fait à Norton et à lui-même:
—Allons donc! C'est de la folie! Mistress Norton n'aime que vous!
Et, s'entendant parler, il avait éprouvé une sensation qu'il pouvait analyser jusque dans son trouble: il lui semblait qu'il avait répondu trop vite et que sa voix, en parlant, tremblait, comme si le mensonge eût éclaté, visible. Il l'aimait, il l'aimait cette Sylvia dont Norton regrettait l'amour. Et cet amour, son cri poussé n'allait-il pas le trahir?
—Oh! je ne dis pas que mistress Norton ne soit point ce qu'il y a de plus honnête en ce monde, répondit le mari avec un amer appétit de confidences; je dis qu'elle m'échappe, qu'elle se réfugie pour me fuir, moi qui suis la réalité, dans quelque rêve, quelque songerie, quelque roman.... Cet autre, dont je parle, je ne veux pas dire qu'il existe; mais ce que je sais, ce que je sens et ce qui me torture, c'est que je ne suis plus seul dans la pensée de Sylvia; c'est que la vie que je lui ai faite a abouti pour elle à une déception; c'est que, moi l'adorant à éprouver une joie rien qu'à vous parler d'elle, nous sommes, elle, malheureuse à crier, moi, malheureux à pleurer. Voilà la vie, mon cher! Et il y a des gens qui font des lâchetés pour la conserver!
Solis était effrayé de cet état d'âme, de cette souffrance du mari qui, avec une acuité singulière, lisait à livre ouvert, dans le cœur de sa femme, et parlait précisément de cet «autre» que sa femme pouvait aimer—à qui?—à l'autre, à lui, Solis, à lui, l'aimé d'hier, le voleur d'amour de demain.
Et il ressentait un sentiment de gêne atroce. Il eût voulu, encore une fois, arrêter Norton dans ses confidences, et pourtant il ressentait une joie profonde à entendre parler ainsi de Sylvia. Il la revoyait, tandis que le mari parlait, avec son air triste et doux, et il l'entendait avouer qu'elle pourrait l'aimer. Georges avait un petit frisson presque terrifié. Il se demandait si, par hasard, Norton, qui ne pouvait cependant rien soupçonner, ne voulait point pénétrer son secret en lui livrant le sien. Mais le Yankee était incapable d'un machiavélisme semblable. C'était une souffrance intérieure qui, seule, le poussait à se livrer ainsi, comme si, en se dégonflant le cœur, toute l'amertume en eût coulé, par une fissure.
Georges prit le parti le meilleur pour cacher son émotion, ce fut d'essayer encore de rassurer Norton en riant. Allons! Richard exagérait! Son état d'esprit lui montrait des fantômes où il n'y en avait pas. Comment Mme Norton n'eût-elle pas été heureuse, dans la vie qu'il lui donnait, et aimée comme elle se sensait aimée par lui?
—Voulez-vous que je vous dise? fit Solis, vous êtes injuste envers le sort. Vous vous plaignez d'être trop heureux.
—Je sais ce que je dis. Mais, après tout, quoi! il faut bien accepter les choses comme elles sont. Je vous demande pardon, seulement, de vous avoir ennuyé de ce que vous appelez mes fantômes.
—Non, pas ennuyé, interrompit Georges, attristé.
—C'est à peu près la même chose. Là-dessus, je vous prie de m'excuser, cher ami. Même à l'heure qu'il est, j'ai ma correspondance à achever. Quelques lettres à écrire, comme on dit dans vos comédies. Oubliez donc mon verbiage. Je ne suis pas bavard d'ordinaire. Mais, aujourd'hui, je me suis terriblement rattrapé. Je vous le répète: pardon. On a toujours tort de parler.
—Même à un ami?... fit M. de Solis, un peu contraint.
—Oh! mon cher, quand on se confie à un ami qui ne vous aime pas, on l'ennuie, et à un ami qui vous aime, on l'attriste! Allons, à demain!
Et, imperceptiblement, le marquis hésita à serrer la main que lui tendait le mari.
VII
Georges de Solis, rentré chez lui, passa une nuit enfiévrée, se demandant ce qu'il devait faire, avide de repartir, se trouvant là entre ces deux êtres, dont l'un, qu'il estimait, lui laissait deviner une douleur profonde, débilitante comme une plaie cachée. Et c'était lui qui, par une méchanceté du sort, causait toute cette peine, qu'il partageait. Que devait-il faire? Ah! s'il n'y avait pas eu près de lui la chère femme qui ne vivait que de sa vie, comme il eût repris son existence de hasards, à l'aventure, secouant ses douleurs par les cahots de la route, comme on secouerait un sac de cailloux coupants, aigus, pour les user! Partir! C'était la seule pensée bien nette qui lui vînt à l'esprit, soit qu'il s'étendît dans son lit, soit qu'il se relevât pour regarder à travers les vitres, sous la lune claire, la mer qui se gonflait au loin.
Oui, partir! C'était ce que lui conseillait la sagesse, dans le désarroi de sa raison. Le vaste monde avait encore des solitudes pour les êtres affamés d'oubli, comme lui, ou affolés d'action comme les pionniers de l'inconnu. Mais partir, quand il savait qu'on l'aimait, était-ce de la sagesse ou du la lâcheté? Car vraiment, oui, elle l'aimait. Il l'avait bien senti, lu clairement dans ses regards; il l'avait deviné, entendu! Et c'était lorsqu'il retrouvait Sylvia qu'il allait fuir comme autrefois, alors qu'il la croyait perdue?
C'est que ce n'était point Sylvia qu'il fuirait, c'était la femme de Norton. Sa main avait tour à tour senti, à quelques minutes de distance, le frémissement peureux de la main de la femme et le loyal et sûr shake-hands du mari. Oui, mieux valait se remettre en route, aller, non pas au hasard, mais vers quelque but utile et doter le monde d'une nouvelle terre ignorée ou laisser ses os en chemin, dans quelque coin perdu d'Afrique. Mais alors, mais toujours, quand sa fièvre colère semblait se changer en résolution, une image se dressait tout à coup entre lui et le but encore vague vers lequel il voulait aller:—le visage calme, souriant, aux yeux un peu tristes, sous des cheveux gris, de la marquise de Solis. Sa mère! Allait-il, une fois encore, la laisser seule et risquer de ne plus retrouver, lorsqu'il reviendrait, s'il revenait jamais, la chère isolée? Était-ce donc la chère femme qui devait supporter ainsi, l'innocente, le contre-coup des déceptions, des souffrances de son fils?
—Pauvre mère!
—Non, se dit-il, non, il ne faut pas s'éloigner de ceux qu'on aime quand les jours sont comptés pendant lesquels on peut encore les avoir, les choyer, les aimer.
Il resterait donc, il ne serait plus l'errant qu'il avait été, il resterait auprès de celle que la science de Fargeas lui avait rendue, et ce fut sur cette détermination qu'il s'endormit un peu, à l'aube, comme si le jour naissant eût alourdi ses paupières tirées et brûlées par l'insomnie.
En descendant à la salle à manger, à l'heure du déjeuner, il fut tout heureux de revoir la marquise. Il l'embrassa ainsi qu'autrefois, dans le cou, comme lorsqu'il se blottissait près d'elle étant tout petit. Puis on se mit à table. Georges essaya, pendant le repas, de donner à tous ses propos un accent de gaieté qui semblait à Mme de Solis un peu factice.
—Tu ne trouves pas, dit à la fin la marquise avec un petit sourire, que ce cristal sonne un peu faux?
Elle touchait, du bout de son couteau, un verre qui rendit un léger son, triste et subtil.
—Oui, ajouta la mère, il a beau vibrer, il doit être cassé. Pourquoi me fait-il penser à ta gaieté de ce matin?
Georges ne répondait pas.
—Je ne t'ai pas eu beaucoup hier, mon cher enfant. Oh! je conçois que le temps te paraisse moins long avec M. Norton qu'avec moi! Une mère a beau être une mère, ce n'en est pas moins une vieille femme! Et ton Américaine a toujours le don d'absorber ton esprit!
—Je vous jure!... interrompit M. de Solis.
—Ne jure pas. J'y vois très bien sans lunettes!
Le déjeuner était achevé. La marquise se leva, disant en souriant:
—Et veux-tu mon avis, mon pauvre Georges?... C'est une sottise, ou une folie!
—Ce n'est pas une folie.
—Où cela te mènerait-il? dit la mère presque brusquement.
Le marquis répondit:
—Nulle part... ou très loin! Car j'ai un moment songé, cette nuit, à me remettre en route, et sans vous, ma bien-aimée....
Mme de Solis hocha la tête:
—Tu aurais repris le chemin du Tonkin ou celui du Congo? Et qui aurait payé les frais de l'aventure? Ta pauvre femme de mère qui est tout enchantée de t'avoir un peu par hasard, et qui te verrait repartir, pourquoi? Parce que tu as retrouvé à Paris une amourette de New-York! C'est absurde. Absurde et méchant! dit-elle, pendant que Georges s'asseyait devant elle sur une chaise basse et lui prenait doucement les mains, ces chères mains maternelles aux veines bleues un peu gonflées et qu'il baisait avec tendresse.
Elle se dégagea, caressant la tête de son fils ainsi que jadis, et avec le ton câlin d'une berceuse—essayant d'endormir en lui une douleur, comme autrefois la fièvre:
—Vois-tu, mon enfant, si tu veux partir, il ne faut pas aller si loin et, au lieu de recommencer à imiter Stanley ou M. de Brazza, si j'ai un conseil à te donner, tiens, c'est de venir t'enfermer à Solis avec moi! Tu reverras les vieilles allées de tilleuls où tu as couru tout petit. Ce n'est pas un Louvre, notre vieux Solis, mais c'est plein de bons souvenirs! Nous ferons nos vendanges comme autrefois... si la vigne a encore du raisin... et l'on te trouvera une gentille petite femme parmi les jeunes filles du pays, si Paris ne les a pas toutes fait envoler vers l'allée des Poteaux... comme des papillons!...
—Ma mère! dit le marquis d'un ton où la tendresse même était un reproche.
—Ah! tu te révoltes! Oui, j'ai mis dans ma tête de te marier. Il faut toujours finir par là, va. J'en parlais tout à l'heure avec M. Norton.
—Norton!
—Nous sommes des amis aussi, depuis sa visite d'hier. Il me plaît ce tailleur de chênes, ce manieur d'hommes! Je l'ai quitté sur la plage. Tu sais que je suis matineuse. Je sortais de la messe et je l'ai rencontré qui allait au télégraphe, l'air préoccupé. Je ne sais quelle dépêche il attend.
Georges demanda:
—Et vous avez parlé de moi?
—De toi.
—Norton a, cependant, assez de ses propres affaires, qui sont intéressantes, sans s'occuper de celles des autres, qui n'ont rien de grave!
—Comment ça, rien de grave? Ton mariage possible! Rien de grave! fit la marquise. Pour toi, peut-être! Mais pour moi! Tu n'as donc jamais pensé à la joie que j'aurais de te savoir, avant de disparaître, heureux, las de courir le monde et enchanté de te reposer un peu, enfin!
—A Solis?
—Ou ailleurs! Tiens, demande un jour à mistress Norton elle-même si ce n'est pas le dénouement que sa raison et son amitié te conseilleraient! Je suis une vieille égoïste, mais—que veux-tu?—je suis lasse d'être toute seule au logis et de n'avoir de nouvelles que par une lettre de toi, datée de je ne sais combien de mille lieues ou par une dépêche de l'Agence Havas! Si j'avais su que tu me laisserais toute seule à Paris, vrai, je me serais remariée!... Je suis fort bavarde! J'aurais eu, du moins, quelqu'un pour m'écouter! Allons, va, cher enfant, si tu as besoin d'être consolé—si tu as quelque chagrin, quelque petite cicatrice cachée—et je devine ta cassure, comme dans le verre de tout à l'heure—pourquoi aller chercher au Kamschatka ce que tu trouveras au foyer de Solis!...
—C'est que je ne tiens peut-être pas à la trouver, cette consolation-là, ma pauvre chère mère!
Le sourire triste qui accompagnait ces mots donnait à la marquise la sensation que l'état d'esprit de M. de Solis était plus grave qu'elle ne le croyait. Elle en éprouvait une inquiétude nouvelle, qui se calma un peu lorsque Georges résuma l'entretien en disant que, consolé ou non, il resterait auprès d'elle, à Trouville, si la marquise y voulait achever la saison; à Solis, si elle voulait partir tout de suite.
—Après tout, songeait-elle, cette passion pour l'Américaine pourrait bien n'être qu'un feu de paille, et, là-bas, dans le tête à tête, au fond du château, la mère aurait certainement raison de la mélancolie du fils.
Elle n'attendrait même pas si longtemps pour essayer de couper court à ce roman dangereux, et sachant que mistress Norton était une honnête femme, la marquise se réservait de faire appel à Sylvia elle-même.
Le soir même, sous prétexte de demander à M. Norton des nouvelles de cette dépêche qui le préoccupait si fort, elle pria Georges de l'accompagner à la villa. Mme de Solis n'eût pas désiré faire cette visite que, tout naturellement, comme poussé par une force, le marquis se fût rendu chez Norton où il se jurait cependant de ne plus reparaître.
Et, après cette première visite, d'autres visites se succédaient, amenant dans la promiscuité de la vie des eaux une intimité quasi quotidienne, malgré l'inquiétude éveillée de la mère, malgré les désirs de fuite du fils. Norton se livrait, parlant de ce monde d'affaires qu'il traitait, brassait, à distance, qu'il tenait comme au bout du câble transatlantique, inquiet de ce qui s'agitait dans la ville enfumée, Smoky town, Norton City, qui portait son nom, préoccupé de ses puits de gaz naturel de Pittsburg, de ses mines de Saint-John, de ses offices de New-York, la Cité Empire, remuant un monde à travers l'Atlantique et ne songeant cependant, en réalité, qu'à la santé de cette femme pour laquelle il venait quémander, lui, le roi du fer, du pétrole et de la houille, la science du maître de la Charité.
Ils se voyaient souvent, Georges et lui, et, un jour, le marquis l'avait trouvé soucieux, attendant une dépêche importante, grave. Le marquis allait précisément, ce soir-là, à la villa, accompagnant Mme de Solis.
Norton et Sylvia étaient au salon donnant sur la mer.
—Eh bien! demanda le marquis, la dépêche, mon cher Norton?
—Rien encore, dit-il. J'ai prié Montgomery de télégraphier encore, deux fois, trois fois.
Il paraissait inquiet.
—Est-ce une chose qui vous préoccupe plus particulièrement? dit Georges qui semblait éviter de parler à Sylvia, très froide.
Mistress Norton regardait, tout en causant avec la marquise, les gravures d'une revue américaine.
—Oui, dit Norton, je suis étonné que Snapkings ne m'ait pas donné de nouvelles des mines de Saint-John. Mais je vous avoue, ma chère Sylvia, dit-il en se tournant vers sa femme, que ce n'est pas l'Amérique qui m'inquiète le plus vivement aujourd'hui.
—Et c'est? dit-elle en posant sur un guéridon le Harper's Magazine.
—C'est vous! répondit Norton.
—Moi?
—Oui! Vous êtes de plus en plus pensive, souffrante. J'ai bien peur que toute la science de Fargeas....
Georges éprouvait une sorte d'angoisse. Jamais Norton, qui s'était confié à lui dans l'intimité, ne parlait tout haut de ses inquiétudes. Le marquis voulait détourner une conversation qui pouvait être pénible à Sylvia. Il n'osait pas.
Mais Mme de Solis, comme si elle eût tout deviné, répondit bien vite en s'adressant à Norton:
—On ne guérit pas en un jour des affections qui datent de loin déjà, mais tout arrive à qui sait attendre! Je suis persuadée que mistress Norton retournera à New-York complètement rétablie. Rétablie et heureuse! Oh! je n'ai pas besoin du docteur Fargeas pour prédire ça! Je suis femme. Cela suffit!
—Je souhaite que vous disiez vrai, marquise! fit Norton, car la santé de ma chère Sylvia, le bonheur de mistress Norton, voilà ce qui me rend anxieux à toute heure de ma vie!
—Mon ami! dit doucement Sylvia qui n'osait regarder M. de Solis.
—Je le dis comme je le pense, continuait Norton, et j'ai le droit de le dire tout haut devant l'ami que j'aime le plus au monde, n'est-ce pas, Georges?
Il s'était tourné vers le marquis resté debout et un peu pâle.
—Et, à propos, ajouta l'Américain, j'ai à vous parler.
—A moi? fit M. de Solis.
—A vous!
—De choses graves?
—Assez graves. Et très intimes.
—Cela veut dire que je suis de trop dans la causerie? demanda la marquise. Ah! les pauvres femmes.... Voilà une mère à qui son fils dit: «Je vais m'en aller!», et une femme à qui son mari dit: «Allez-vous-en.» Être supprimées, c'est notre sort. Rien de ce qui est sérieux ne nous regarde. Allons, mistress Norton, si ma compagnie ne vous fait pas peur, voulez-vous venir un moment sur la plage? On nous envoie promener, eh bien! nous ferons acte d'obéissance.
—Avec plaisir! dit Sylvia.
Mistress Norton avait cependant comme une hésitation à s'éloigner, vaguement inquiète de cet entretien demandé par Norton.
Elle sortit sans regarder M. de Solis qui la salua profondément.
Puis, dès qu'il fut seul avec Norton, Georges, sans attendre que l'Américain parlât, lui dit avec une sorte d'effusion:
—Vous êtes inquiet, décidément.... Cette dépêche?...
Mais Richard l'interrompit d'un geste bref:
—La dépêche? Je n'y pense plus!... Je veux vous parler de vous.... Oui, de votre avenir, reprendre notre conversation intime à l'endroit précis où nous l'avons laissée, le jour de notre première entrevue.... Vous ne vous en souvenez pas?
—Non! répondit Georges qui prévoyait maintenant une conversation périlleuse et voulait étudier le jeu de son adversaire.
—Eh bien! je m'en souviens parfaitement, moi.... Je vais vous dire où nous en étions restés, fit Norton.
Et, se passant la main sur le front:
—Il fait une chaleur!... Ne trouvez-vous pas?
—En effet!...
Norton prit, sur un guéridon, un syphon d'eau de Seltz qu'il vida à demi dans un verre de sherry; puis il but rapidement, les lèvres sèches comme aux heures de fièvre.
Ensuite, faisant asseoir Georges devant lui, dans le window, il reprit froidement, résumant une conversation avec la netteté d'un homme d'affaires:
—Vous me disiez qu'arrivé à une date décisive de votre vie où vous songiez à vous marier, je ne sais quel souvenir vous tenait encore au cœur.... Vous rappelez-vous cette confidence?
—Parfaitement, dit Solis.
—Moi, je me suis souvent reporté à cet entretien! Vous m'avez alors vaguement raconté ce roman; mais il était assez lointain, assez oublié, et, je pense, perdu, dans le brouillard du passé, pour qu'il vous fût possible de disposer librement de votre existence et de votre cœur.... C'est bien ce que j'ai compris alors?
—A peu près! fit le marquis.
—Oh! A peu près ou tout à fait! dit l'Américain avec un peu de brusquerie. Quand il s'agit du passé, une nuance de plus ou de moins ne saurait compter!... Il n'y a pas de milieu entre la vie ou la mort. Vous vouliez vous marier. Donc le passé était enterré bel et bien! Vous aviez raison! J'ai beaucoup songé depuis, je vous le répète, à vos confidences.... Je vous aime assez vivement pour seconder vos projets.... Vous cherchez une fiancée. Eh bien! je vous en ai trouvé une!
—Vous? dit Georges en le regardant bien en face.
Très froid, l'Américain affectait de sourire et, d'un ton net, continuait, en se croisant les jambes et en jouant avec un cigare qu'il ne fumait pas:
—Oh! ce n'est pas Mlle Offenburger. Non. Une charmante jeune fille. Très bonne. Toute à se dévouer à celui qu'elle aimera. Un petit cœur d'or, et, avec ce cœur-là, pour dot, trois millions.
—Norton! dit Solis en fronçant le sourcil.
—C'est peut-être trop peu? fit l'Américain, en souriant, comme s'il se méprenait sur le sentiment du marquis. Mais elle peut regarder comme à elle une partie de ce que je possède. C'est Éva, ma nièce Éva!
—Miss Éva!
—Elle est assez jolie, je pense. Elle est intelligente jusqu'au bout des ongles et elle vous trouve assez de son goût pour pardonner bien des choses à Paris, en faveur de ce Parisien, qui lui plaît.
—Elle vous a dit?...
—Elle ne m'a rien dit! Mais parce que je suis une espèce de trappeur absorbé dans ses préoccupations et qui doit avoir, vous semble-t-il, toute son attention accrochée au câble transatlantique, je vois fort bien, je devine clairement ce qui se passe et ce que l'on pense autour de moi. Éva est une créature exquise que j'adore, vous êtes un ami dévoué que j'estime et, en vous unissant l'un à l'autre, je suis persuadé de faire un mariage heureux... s'il y en a!
—Miss Éva est, en effet, adorable. Une jeune fille exquise, comme vous dites, certainement.... Mais....
Richard attendait la réponse de Solis. Et Georges, embarrassé, devinant une arrière-pensée chez Norton et, dans cette causerie amicale—non pas un piège, une épreuve—Georges hésitait, cherchait une raison de refus.
—Eh bien, quoi? fit Norton. Vous n'allez pas refuser ma nièce? Vous seriez difficile et vous ne trouveriez pas la pareille! Trois millions sont-ils une dot insuffisante?... C'est bien simple: elle en aura six!
Le marquis se récria, trouvant là peut-être le prétexte souhaité:
—Vous ne pensez pas, Norton, qu'une question pareille....
Richard l'interrompit bien vite:
—Je sais, je sais!... Aussi n'en parle-je que pour vous prouver combien j'aime l'enfant de ma chère sœur. Ça a grandi à mes côtés! Ça m'a vu pauvre! Il est bien juste que ça partage avec moi, maintenant que je suis riche.
—Miss Éva ne manquera pas de partis. Et je souhaite qu'elle rencontre un homme digne d'elle.
Norton s'était levé.
—Il n'y a pas à le lui souhaiter! Cet homme-là, le voilà! C'est vous!
Et il frappa sur l'épaule de Solis, resté assis.
—C'est impossible! dit le marquis.
—Pourquoi?
—Parce que j'ai réfléchi... parce que les velléités de mariage que je vous confiais ont fait place à d'autres idées.
—Vous ne voulez plus vous marier?
—Non.
—La vocation du célibat vous a poussé vite! fit Norton, railleur.
—D'ailleurs, et c'est bien naturel, si j'épousais une femme, c'est parce que je l'aimerais.
—Éva, toute disposée à vous aimer, saurait fort bien se faire adorer!... répondit Norton. Mais en vérité, mon cher, je ne fais, en vous parlant aujourd'hui comme je vous parle, que mettre à portée de votre décision cet avenir dont vous vous préoccupiez quand vous vous êtes confié à moi!... Je vous entends encore: «Lorsqu'on n'a pas épousé celle qu'on devait aimer, il faut peut-être laisser au hasard le soin de nous faire aimer celle qu'on épousera!» N'êtes-vous plus de cet avis?
Georges sentait bien qu'en devenant pressant, en la poussant ainsi dans ses retranchements intimes, Norton avait un but. C'était là comme une sorte d'escrime morale, dans laquelle le mari cherchait à faire découvrir son ami. Et Solis, maître de lui, jouait serré, affectant de ne pas comprendre.
—Non, je ne suis plus de cet avis. Plus tout à fait. J'ai réfléchi, je viens de vous le dire: je veux rester libre!
—Libre!... fit Norton. Un honnête homme qui épouse une honnête femme double sa liberté d'un dévouement, et c'est par là surtout qu'il apprend cette vérité qu'il n'est pas de liberté sans devoir!... Ce mariage! C'est une pensée qui m'est venue tout à coup comme viennent les idées heureuses, par illumination. Oui, je dis bien. Il assurait, pourtant—ce mariage—et le bonheur d'Éva et le vôtre! Je l'avais rêvé!... Je le voulais. Oui, oui—il appuyait sur le mot.—Je le voulais. Et morbleu, dit-il, il faut pourtant que vous vous mariiez!
—Pourquoi? dit Georges.
Norton s'animait peu à peu.
—Ah! pourquoi? pourquoi? Toutes les raisons que vous me donnez n'en sont point!... Vous n'allez pas me dire que vous n'épouserez pas Éva parce qu'elle est Américaine? Mme de Solis, qui est pétrie de préjugés français contre les Américains, me disait, il n'y a qu'un moment, qu'Éva est pour elle la jeune fille idéale.
—Ma mère savait-elle que vous deviez me parler de miss Éva?
—Non, sur ma parole, et si je vous nomme la marquise, c'est que je suis certain qu'elle serait heureuse, elle aussi, de vous garder auprès d'elle, marié, casé, fixé....
—Si vous aviez dit à la marquise de Solis que miss Meredith compte sa fortune par millions, ma mère vous eût répondu que les héritières de ce genre ne sont pas faites pour les gentilshommes sans autre fortune que leur nom.
Richard se mit à rire un peu nerveusement.
—Leur nom, leur blason, leur honneur! Eh! que diable, vous n'allez pas me jeter à la tête des millions que nous avons gagnés loyalement, comme vous autrefois vos titres?... La sueur vaut le sang, mon cher. Et puisque je n'ai pas, comme tant d'imbéciles parvenus, la sottise d'être vain de ma richesse, n'allez pas au moins vous aviser de me la faire regretter, cette richesse-là. Si je pense à vous pour Éva, c'est que je veux que mon enfant soit à la fois heureuse et honorée, et que, je vous le répète, je l'aime comme je vous estime.
—Vous êtes la générosité même, mon cher Norton, mais, je vous l'ai dit, et je vous le redis encore, fit M. de Solis, je ne veux pas me marier.
—Vous ne voulez pas?
—Non.
—Est-ce bien parce que vous voulez conserver votre liberté?
—Comment? demanda Georges, un peu hautain.
—Ne serait-ce pas, plutôt, dit Norton en se plantant devant M. de Solis, parce qu'en réalité vous n'êtes plus libre?
—Je ne comprends pas, dit le marquis froidement.
—L'amour d'autrefois.... Cette passion que vous avez laissée je ne sais où... peut-être en Amérique, qui sait?... l'avez-vous vraiment oubliée? Ah! vous m'avez à peu près raconté cette histoire-là, mon cher marquis! Il ne fallait rien me dire si vous ne vouliez pas me voir, un jour ou l'autre, me mêler de votre vie!...
Georges souriait.
—Ma vie n'a rien de bien mystérieux et il vous est loisible de m'interroger!
—Eh bien! si, pour m'expliquer à moi-même pourquoi vous refusez le parti que je vous offre, je vous demandais si vous aimez toujours la femme que vous avez aimée, et si cette femme vit encore et où elle est, me répondriez-vous franchement, sans hésitation?
—Je répondrais franchement, loyalement, si ce n'était pas aussi le secret d'une autre!
Norton, nerveux, haussa les épaules et, comme pour se contraindre au calme, mit les mains dans ses poches, arpentant le salon à grands pas et se retournant pour regarder M. de Solis qui, debout, restait impassible. L'Américain, qui maniait les hommes et le fer, redevenait, pour un moment, brutal et laissait, avec des halètements de locomotive, exhaler ses doutes:
—Oui, ah! parbleu, oui, d'une autre! Voilà le mot. Et voilà bien aussi ce qui fait que votre refus m'est expliqué! Comment épouseriez-vous Éva si vous en aimez une autre? Est-ce qu'un homme d'honneur donne sa main à une femme quand il a donné son cœur à une autre? L'autre! l'autre! C'est celle-là, l'obstacle. Et elle est là, parbleu, l'autre, devant vous, aujourd'hui comme hier, maintenant, éternellement, toujours! Vous y pensez encore! Vous ne pensez qu'à elle! Vous vouliez vous mariez, me disiez-vous, il y a quelques jours, pour l'oublier, l'autre! Allons donc! Est-ce qu'on oublie? Et comment l'oublieriez-vous quand vous l'avez revue? Car vous l'avez revue! J'en suis certain. Elle est en France! Évidemment, en France! Qui sait? A Trouville peut-être.
—J'aurais, si elle était ici, comme vous le dites, d'autant plus de mérite à m'éloigner, puisque je la fuirais, et je vais m'en aller à Solis pour toujours! répondit doucement Solis.
—Vous?... Partir?
—Et comment voulez-vous que j'épouse miss Éva? Elle est trop jeune, trop avide de vie pour que je lui donne à choisir entre les deux existences qui me sollicitent: ou les journées d'un être lassé accroupi au coin du feu d'un vieux château des Landes, ou l'existence de colis d'un enfant perdu de la science, aujourd'hui à Trouville et demain à Tombouctou, si Solis lui fait trop peur!
Norton enfonçait son regard clair dans les yeux calmes du marquis.
—C'est pour cela seulement que vous refusez?
—Pour cela seulement, dit Georges.
L'Américain n'était pas convaincu. Toutes les réticences du marquis, il les sentait et se disait que, sans doute, si M. de Solis parlait de se remettre en chemin, c'est qu'il avait peur de lui-même. Une fuite est un aveu, souvent....
Norton allait, du reste, essayer de pousser plus loin l'entretien, lorsqu'un bruit de voix vint du côté de la porte; un domestique annonça: «Monsieur Montgomery» et, essoufflé, très rouge, une dépêche à la main, Montgomery entra, disant à son associé en hochant la tête:
—Ah! Norton!... mon cher Norton!
—Eh bien? fit Richard, très froid.
Montgomery lui tendait le papier bleu, encore cacheté.
—La dépêche... mauvaise nouvelle!
—Vous savez ce qu'elle contient?
—Oui, on avait adressé la nouvelle en duplicata à moi et à vous en même temps. J'ai lu ma dépêche!
—Mais! Quoi donc? demandait Georges.
—Les mines de Saint-John... près de Norton City, commença Montgomery.
Norton, qui avait décacheté lentement le papier bleu, contenant deux lignes imprimées, compléta la phrase d'un ton très simple:
—Inondées.
Puis, relisant la dépêche, grosse de conséquences et de périls dans sa brièveté dramatique:
«Rapides mesures à prendre.... Venez!»
L'Américain repliait le papier bleu très doucement, comme un général recevant l'ordre de charger, et il dit, l'œil fixé sur un point invisible, comme par delà l'Atlantique:
—Inondées, les mines?... Ce serait un désastre! Ma fortune... celle d'Éva!
Et, souriant à Georges d'une façon étrange, presque fataliste:
—Dieu veuille que je ne revienne pas en vous disant qu'Éva n'a plus rien et que ses millions ne sauraient gêner les gentilshommes dédaigneux!
Et, ne pouvant retenir un mouvement de révolte contre l'imprévu qui venait là brouiller son jeu, jeter sur le chemin un obstacle inattendu:
—Saint-John inondé! Tonnerre! dit-il.
Mais, d'un mot, son associé le ramenait à la situation, à la nécessité de prendre un parti sur-le-champ.
—Eh bien? demanda Montgomery.
—Eh bien?...
Et Norton regarda sa montre.
—Le bateau de Southampton est parti!... Mais demain!... Venez-vous au télégraphe, Montgomery?
—Au télégraphe? dit Georges.
—Oui!... Répondre là-bas qu'on m'attende à New-York par le prochain transatlantique.
—Vous partez?
—Nécessairement. Je veux voir les choses par moi-même.
—Vous partez seul? demanda Montgomery.
—Je n'en sais rien! répondit Richard. Cela dépend de mistress Norton.
VIII
Norton n'avait rien dit à Sylvia. Congédiant M. de Solis, il le priait de ne rien laisser soupçonner à la marquise, et Georges, retrouvant sa mère, s'éloignait de la villa normande en emportant une impression bizarre, le sentiment que Richard, sans rien deviner, avait cependant la perception qu'une peine morale s'ajoutait à la maladie de Sylvia et que le Yankee chercherait à suivre désormais la piste, à tout savoir. Mais Norton avait d'abord à résister à l'imprévu.
Richard pria Montgomery de revenir le lendemain, dans la matinée. Il passerait la plus grande partie de la nuit à faire les calculs nécessités par la catastrophe. L'Américain se retrouverait d'ailleurs prêt à la lutte et n'ayant rien perdu de cette énergie, de cette combativité, de cette sorte de courage à la fois musculaire et moral qu'ils appellent le pluck. Norton était debout, de grand matin, ayant combiné tout un plan de campagne. Il prit un bateau pour le Havre, voulant avant de quitter la France laisser des instructions à la Banque, arrêter aussi, à bord de la Normandie, qui partait dans trois jours, le samedi, une cabine pour lui et Sylvia, car peut-être demanderait-il à mistress Norton de l'accompagner.
Il lui déplaisait, en effet, de laisser Sylvia en France, et la perspective de ses mines de Saint-John inondées lui semblait moins désagréable que les inquiétudes morales qui grandissaient en lui à mesure qu'il analysait plus profondément et de plus près l'état d'esprit de sa femme.
Volontairement il se débattait non contre la jalousie encore, mais contre des idées qui l'attristaient, le troublaient, lui faisaient regarder presque comme une quantité négligeable le malheur dont le télégraphe lui apportait la nouvelle. Et lui, l'homme du fait et du succès, le soldat de la fortune, haussait les épaules—ces épaules qu'il sentait assez robustes pour tout supporter—en se disant:
—Plaie d'argent n'est pas mortelle! Ce qui tue, c'est la douleur morale!
La nécessité, qui le contraignait à régler ses affaires à la Banque, à prendre sa place sur un transatlantique, balayait, du reste, un peu ses idées noires. Au Havre, le mouvement du port, vers les docks et les bassins, lui donnait l'illusion de la patrie, le frémissement des rudes labeurs au temps de sa jeunesse.
Norton éprouvait, à se trouver parmi ces matelots, la sensation d'être à New-York ou dans quelque port américain où se brassaient des millions d'affaires. Ces peaux de bœufs débarquées et jetées à terre, comme des planches finement sciées, ces tas de bois de Norvège à la bonne odeur de sapin, entassés géométriquement, et pareils, avec leur couleur jaune, à des blocs de beurre; ces forêts coupées de bois de campêche semblables à des troncs saignants; ces bassins où des ouvriers frappaient sur les flancs de métal des navires, où les transatlantiques chauffaient, attendant le départ, où les bateaux arrivaient rongés par les traversées lointaines et portant incrustés à leur ventre des coquillages blancs et longs, inconnus sous le ciel de France, accrochés çà et là dans les mers du Sud et, dans leurs formes lancéolées, pareils à des floraisons blanches; ces terrassements qu'on faisait, là-bas, à perte de vue, vers Tancarville; cette terre remuée, ces quais tout neufs, tout blancs sous le ciel clair, cette conquête de l'homme sur la mer, cette activité qui lui semblait toute simple et même un peu alanguie, à lui, Américain, remueur de mondes, lui donnaient pourtant la vision d'un autre univers plus tumultueux et plus enfiévré.... Odeurs de goudron, de bois des îles, de cuirs tannés, de charbon, de fer, de coke, de saumure et de mer.... Norton se retrouvait dans la bataille, comme un soldat dans la poudre et le salpêtre....
Puis, tout à coup, à bord de la Normandie, c'était à Sylvia qu'il pensait: il revoyait les places mêmes où, de New-York au Havre, il s'était assis avec elle sous la tente, pendant les longues journées où, les yeux tristes, elle regardait devant elle ces deux infinis: le ciel et la mer. Il redemandait les deux cabines contiguës qu'il avait occupées; il s'arrêtait devant la carte où l'épingle, surmontée d'un petit drapeau tricolore, marquait, chaque jour, durant le voyage, la distance parcourue. Avec quelle curiosité de voyageuse Éva suivait, sur les courbes tracées en plein Atlantique, les progrès du steamer!... Sylvia, elle, demeurait indifférente comme si, en Amérique ou en Europe, la vie dût être également monotone et vide. Ou encore, si le vent se levait, elle semblait respirer mal à l'aise, angoissée comme si une main lui eût serré le cœur, comme si elle eût étouffé dans la rafale—puis elle redevenait abattue et morne, et Norton se rappelait les mélancolies de sa femme, tristesses d'autrefois, dont il lui semblait avoir le secret aujourd'hui. Et l'image de Solis passait à présent et repassait devant ses yeux.
—Oui, en partant, il emmènerait peut-être Sylvia et Éva avec elle. Il arrêtait, du moins, leurs places et il regardait, par le hublot de la cabine qu'elles occuperaient, le port, les navires, en se disant qu'elle serait là bientôt sans doute et que le malheur qui les rappelait là-bas lui épargnait peut-être à lui, ici, une souffrance.
Assuré de retrouver sur le transatlantique les cabines voulues, Norton, ses instructions une fois données à la Banque, revint à Trouville où Montgomery l'attendait à la villa normande, en lisant le New-York Herald.
—Eh bien, mon cher Montgomery, voilà qui est convenu, lui dit Norton. Je pars samedi matin. Trois jours cela passe vite. Vous voudrez bien me télégraphier à New-York s'il survient quelque incident ici. Mais ce que je vous demande surtout, c'est de garder le secret sur la dépêche que vous m'avez remise. La nouvelle d'un tel désastre pourrait être préjudiciable à nos affaires. Vous êtes un de mes associés dans l'affaire des chemins de fer du Dakota. Je n'ai pas besoin de vous dire l'importance qu'a mon voyage. Si mistress Norton m'accompagne, il est possible que je ne revienne plus en France. Si, au contraire, elle reste, avec ma nièce, je serai sous peu de jours de retour à Trouville ou à Paris. D'ici là je vous charge de mes intérêts matériels en France. J'espère qu'on ne sait rien, rien encore?
—Je ne pense pas, dit Montgomery. Au Casino, où l'on commente volontiers toutes les nouvelles, je n'ai pas entendu souffler mot de la dépêche!
—Tant mieux! J'aurai donc le temps de tout réparer là-bas, avant que l'éveil n'ait été donné. J'ai beaucoup réfléchi et je suis armé. En principe, le malheur n'est pas sans remède.... Mais les mauvais bruits grossissent par l'éloignement. Si on savait à Paris que les mines de Saint-John sont inondées, mon crédit, tout considérable qu'il est, s'en trouverait diminué, et j'ai besoin de la confiance de tout le monde pour les grandes entreprises qu'il me reste à faire! Des entreprises utiles à bien des gens, vous le savez, Montgomery. Des cités ouvrières, des boardings-houses pour les artisans, des railways à bon marché... des wagons spéciaux pour les pauvres gens....
—Rêves de philanthrope qui peuvent vous coûter cher!
—Et où avez-vous vu que les rêves ne coûtent pas cher? fit Norton avec un sourire triste. Tout se paye, même les chimères... surtout les chimères!... Alors, cher ami, c'est entendu?
—Entendu! Je vous câblerai toutes les nouvelles un peu importantes.... Quand je dis toutes! J'en négligerai! Il y en a beaucoup à négliger, beaucoup, beaucoup.
Et Montgomery ajouta en balançant sa grosse tête:
—Heureusement!
Il y avait, dans ce mot, comme une réticence cachée qui éveilla l'attention de Richard.
—Pourquoi heureusement? dit-il.
—Ah! c'est que, si l'on se laissait aller à faire attention à tout ce qui se colporte!
—Le monde, en effet, a des paroles à perdre! fit Norton.
—S'il ne faisait que les perdre! Mais il les ramasse!
—Qu'est-ce que vous voulez dire, Montgomery? Vous savez que je n'aime pas les énigmes! Qu'est-ce que vous avez entendu?
—Rien! oh! rien du tout! Je fais comme ça de la philosophie, en l'air!
—Tiens, ma femme! dit-il en regardant à travers les vitraux de la baie. Ma femme et M. de Bernière! Ils viennent rendre visite à mistress Norton. Eh! parbleu, oui, je sais, il y a une partie organisée pour aujourd'hui! Une surprise-party!
—Vous n'avez pas dit à mistress Montgomery quelle dépêche j'avais reçue, n'est-ce pas?
—Non!... oh! non!... D'ailleurs, nous causons très peu ma femme et moi! Et jamais de mes affaires. Nous causons art, peinture, portrait.
Et Montgomery laissait échapper un soupir, gros comme le halètement d'un soufflet de forge.
Il allait, d'ailleurs, expliquer pourquoi il soupirait ainsi, lorsque Mme Montgomery entra, toujours superbe dans une toilette jaune d'or relevée de rubans couleur mousse.
—Bonjour, Norton, dit-elle en tendant la main à Richard.
Puis, apercevant Montgomery, et l'air un peu étonné:
—Tiens, tiens, mon mari.... Comment allez-vous, cher?
—Très bien! fit Montgomery.
—Avez-vous vu Harrisson? demanda la belle Liliane.
—Voilà le portrait, le voilà! grommela Montgomery parlant à Norton.
Montgomery répondit:
—J'ai vu Harrisson.
Et la réponse amena chez lui le même gros soupir gonflé.
—Et il a accepté? demanda Mme Montgomery.
—Et il a accepté?
—Tant mieux! Il fera de moi un portrait excellent.... Il connaît déjà ma physionomie!
Le second mari de la belle Liliane essaya d'éluder une grimace et dit:
—C'est ce qu'il a précisément eu la bonté de me faire remarquer!... Oh! correct, d'ailleurs, votre... cet Harrisson...!... Très correct!... C'est égal.... Moi, le second mari, aller demander au premier!...
—Dites donc, vous n'allez pas être jaloux? fit Liliane. D'abord, quoique je n'aime pas follement votre nom... je lui suis aussi fidèle que s'il s'écrivait avec deux m.... Et puis, s'il y avait quelqu'un qui dût être jaloux... soyez de bon compte... ce n'est pas vous... c'est Harrisson.
—Parfaitement, interrompit Monfgomery.... Mais c'est égal... je vous jure que Carolus....
—Carolus?
—Carolus vous eût fait un portrait qui vaudrait tous ceux d'Harrisson!
—Allons donc! Il aurait fallu qu'il m'étudiât, Carolus! Tandis qu'avec Harrisson, c'est tout fait!
Et se tournant vers Norton qui n'écoutait pas, l'œil perdu dans des pensées lointaines:
—Sylvia est-elle visible?
—Certainement, dit Norton. Et je vous prie de m'excuser, madame.... Je voudrais faire un tour au Casino, une minute. Je tiens, dit-il tout bas à Montgomery, à ce qu'on me voie jusqu'au dernier moment et même, si mon départ pouvait passer inaperçu....
—Je sors avec vous. Vous n'avez plus rien à me dire, ma chère Liliane? demanda Montgomery à sa femme.
—Non! au revoir, cher!
—Au revoir!
Ils s'éloignaient.
Elle rappela Montgomery avec un sourire:
—Ah! Lionel... mon cher Lionel....
—Liliane?
—Merci pour Harrisson, vous savez! Oui, oui, je comprends tout le mérite de votre démarche!... Deux fois merci!
—Par deux m! dit en sortant Montgomery—soupirant toujours.
Liliane suivit des yeux son mari avec cette expression indulgente des femmes qui se résignent, et elle demanda à un valet de pied de l'annoncer chez mistress Norton.
Sylvia était dans sa chambre, étendue sur une chaise longue, et, se soulevant à demi, elle parut heureuse de cette visite qui lui arrivait là comme un rayon de soleil.
—Bonjour, chère. Voyons ce visage, dit Liliane.
Et elle regardait son amie.
—Allons, aujourd'hui, pas trop mal? Ah! j'avais hâte de vous voir! Mes visites ne vous font peut-être pas autant de plaisir qu'à moi.
—Qu'est-ce que vous dites là? fit Sylvia, vous savez combien je vous aime!
—Oh! c'est que, moi, je suis folle et que mes grelots peuvent ne pas toujours plaire à votre mélancolie. Mais aujourd'hui—elle baissait la voix—j'ai à vous parler.... Ah! tout à fait sérieusement... presque à vous gronder!
—Moi? dit Mme Norton, un peu étonnée de l'air grave qu'affectait tout à coup son amie.
—Oui! Vous n'êtes pas assez prudente, ma chère. Vous allez vous promener au bord de la mer.. toute seule... trop tard!
—C'est ce que me répète le docteur Fargeas, qui me trouve imprudente aussi, comme vous dites! Mais il a beau prétendre que l'air de la mer, à une certaine heure, peut être nuisible à ma poitrine... ou à mes nerfs, je ne sais pas au juste... je n'en éprouve pas moins d'infinies sensations de bien-être à me sentir seule, libre, pensant à ce qui me plaît, allant où je veux, sur cette plage alors déserte!
—J'entends bien, fit Mme Montgomery. Mais ce n'est pas la plage que je vous reproche, c'est....
—C'est... quoi?
Liliane hésita un moment, comme si elle craignait d'être indiscrète, puis, doucement assise près de son amie, en lui prenant les mains:
—Ma chère Sylvia, vous savez si je vous aime, n'est-ce pas? Je me jetterais à l'eau pour vous! Et quand je dis à l'eau, ce ne serait pas un bien grand sacrifice par le temps qu'il fait. Je me jetterais au feu; vrai! Je voudrais vous voir heureuse, très heureuse; je sais que vous ne l'êtes pas! Mais je vous assure que ce n'est pas le changement qui vous donnera le bonheur!
—Je ne vous comprends pas! dit Sylvia, sincèrement étonnée.
—C'est pourtant bien simple. Me voilà, moi, par exemple!... J'ai épousé Harrisson.... Je ne sais pas exactement pour quelle raison je l'ai épousé, Harrisson. Je l'ai pris en horreur, je ne sais pas non plus pourquoi.... J'ai accepté la main de Montgomery, je ne sais pas en vertu de quelle impulsion.... Eh bien! en toute sincérité, chère amie, pour la différence, oh! mon Dieu! ça ne valait pas la peine!... Un mari, c'est toujours un mari, et... celui qui remplace le mari en est un autre!
Sylvia regardait Liliane de ses yeux profonds et tristes.
—Vraiment, ma chère amie, dit-elle, je vous écoute et je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas ce que vous voulez me dire!
—Voyons... vous me permettez d'être franche, n'est-ce pas?
—Je vous le demande....
—Vous ne vous fâcherez de rien?
—De rien.
—Vous savez, je vous le répète, que je suis votre amie?
—Et ma seule amie, dit fermement mistress Norton.
—Qu'est-ce que vous avez fait à Arabella Dickson?
—A Arabella?
—Ou à mistress Dickson ou au colonel Dickson.... Bref, à l'un des Dickson?...
—Mais je ne leur ai rien fait du tout, répondit Sylvia, très surprise. Je ne les connais pas, les Dickson.... Je l'ai trouvée fort belle, cette Arabella... voilà tout!
—Voilà tout? Et vous croyez, vous, qu'on peut dire comme cela: «Voilà tout», quand on a devant soi une mère acharnée à marier sa fille, une fille fatiguée de promener ses épaules de Monte-Carlo à Wiesbaden, et de Luchon à Dinard, sans compter le colonel, un colonel qui a dû assiéger plus de gendres que de citadelles?... Eh bien! tout ce monde-là est furieux contre vous, ma chère Sylvia, et fait un bruit, un bruit.... Ah! des bourdonnements comme une ruche d'abeilles!... Des abeilles sans miel! ajouta Liliane en riant.
Sylvia devenait inquiète sans pouvoir s'expliquer la cause même de cette inquiétude.
Elle demanda:
—Et pourquoi tout ce bruit? Plus vous me parlez de ces Dickson, moins je comprends comment je puis, moi....
—Eh bien! mais ne vous fâchez pas, dit Liliane, et... et M. de Solis?
—M. de Solis?
—Oui!... C'était sur lui que le colonel et la colonelle et la petite colonelle avaient braqué leurs batteries.... Et comme M. le marquis ne fait pas mine de capituler et qu'il a des raisons pour ne pas le faire....
—Des raisons? Quelles raisons? dit Sylvia brusquement.
—C'est vous qui le demandez!... fit mistress Montgomery. Voyons, Sylvia, je vais vous prouver toute mon affection en me montrant très... très indiscrète.... Mais je vous jure, dit-elle avec un accent sincère et profond, oui, je vous jure que c'est l'amitié que je vous porte qui me fait parler.... Je vous ai dit que vous étiez très imprudente.... Eh bien! je vous le répète, vous êtes très imprudente!
—Moi?... Et que signifie?...
—Voyons! Vous êtes allée souvent du côté de Tourgeville, dans une petite cahute de pêcheurs... très pittoresque... oh! très pittoresque... je l'ai photographiée. Je vous montrerai même le cliché.... Très réussi. Excellent, mon appareil. Un detective. Mais vous y êtes allée plus d'une fois à une heure où il n'y avait guère de lumière... photogénique!
—J'allais porter des secours à une pauvre femme à laquelle je m'intéresse, répondit Sylvia.
Liliane souriait.
—Oh! je sais bien! Mais le malheur est qu'hier, pas plus tard qu'hier, on vous y a vue!
—Hier?
—Et que cinq minutes après votre entrée chez la mère Ruaud.... M. de Solis....
—M. de Solis?
—Poussait la porte de la pauvre femme et y entrait aussi... après vous!
—Après moi?
—Je ne sais pas ce que pouvait avoir à faire le colonel Dickson de ce côté-là.... Quelque reconnaissance... offensive, sans doute. Toujours est-il qu'il vous a vue!
Sylvia se leva brusquement, une rougeur de colère montant à ses joues pâlies.
—Il m'a vue, moi?... Là-bas!... Avec M. de Solis! Mais c'est faux! dit-elle indignée. Mais il a menti! Il a pu voir M. de Solis.... Il a pu voir une autre femme.... Mais ce n'était pas moi! Ce n'était pas moi!
Son accent de sincérité douloureuse fit presque regretter à mistress Montgomery d'avoir parlé.
—Je vous crois, ma chère Sylvia, je vous crois. Mais il n'en est pas moins vrai que le colonel et sa perruche de colonelle ont raconté....
—Que m'importe ce qu'ils disent! fit Sylvia en haussant les épaules. De quoi s'occupent ces gens dont j'ignore l'existence et qui sont là à épier la mienne?... M. de Solis... chez Victoire Ruaud... avec une autre femme!...
Elle s'arrêta, tout à coup, pensive, inquiète, et dit brusquent:
—Quelle autre femme?
Alors Liliane hocha la tête, souriant presque mélancoliquement, l'éternelle rieuse:
—Ah! ma pauvre amie! Ma pauvre amie! Voilà un point d'interrogation que je ne vous conseillerais pas de poser devant une autre que moi!
—Qu'est-ce que j'ai dit? demanda Sylvia, comme inconsciente de l'aveu.
—Rien!... Mais l'idée seule qu'une autre... cette simple idée!... Mais vous êtes jalouse, ma pauvre amie! Mais c'est plus sérieux que je ne l'aurais cru.... Mais vous l'aimez toujours!... Ah! je vous envie d'aimer quelqu'un, vous.... Seulement, je vous assure que je vous plains!
Elle tenait, entre ses bras, la jeune femme dont le regard maintenant était voilé de larmes, et, avec une sorte de pitié maternelle, elle essayait de donner un peu de confiance à cette âme en détresse.
Deux ou trois petits coups frappés à la porte les firent tressaillir l'une et l'autre.
—Essuyez vos yeux, Sylvia!
Puis, souriante:
—Entrez! dit-elle.
C'était le docteur Fargeas.
—Par exemple, fit-il en riant, voilà une villa bien gardée! Pas de domestiques pour annoncer!—Eh bien, chère madame Norton, les nerfs aujourd'hui, est-ce que nous les domptons un peu, nos nerfs?
—Vous voyez! dit Liliane en montrant Sylvia encore troublée.
—Oh! oh!—et le docteur hochait la tête—nous ne les domptons pas trop, ces misérables nerfs. Qu'est-ce que vous avez donc?
—Je ne sais... une émotion....
—Que j'ai eu la niaiserie de provoquer par un bavardage inutile... fit Mme Montgomery. Vous m'en voulez? demanda-t-elle à Sylvia.
—Non, ma chère Liliane, au contraire, je vois que vous m'aimez vraiment!
Fargeas faisait, en se tordant les lèvres, une petite moue mécontente.
—Ah! les émotions, les surexcitations... c'est pourtant défendu ça!... C'est comme le bord de la mer.... Je ne crois pas que ça nous réussisse, le bord de la mer!... Décidément il faudrait essayer des montagnes.... Bagnères.... Cambo... ou tout bonnement revenir à Paris.... C'est encore là qu'on a le moins froid l'hiver et le moins chaud l'été!
—On n'est jamais mieux que chez soi!... dit Liliane. Et j'ai une idée, docteur: si Sylvia retournait tout bonnement en Amérique?
Fargeas fit de la tête un signe négatif.
—Une traversée! Non, non. Ne songeons pas à cela. Mais je voudrais, sans aller aussi loin, en restant en France, du calme, du repos.... Avez-vous une plume? Je vais rédiger une ordonnance....
Et pendant que, sur le bureau de Sylvia, il écrivait rapidement, Mme Montgomery lisait par-dessus son épaule:
—Iodure de sodium, 50 centigrammes par jour à continuer pendant un mois, dans une tasse de tisane de valériane, matin et soir.
—C'est toujours la même chose! dit-elle.
—Ah! parbleu, fit le docteur. Il y aurait bien d'autres remèdes.... Mais....
Il s'arrêta, comme craignant d'en trop dire.
—Mais? demanda Liliane.
—Pardon, chère madame, la Faculté a ses secrets.
—Et la femme les devine... quelquefois! dit Mme Montgomery.
Elle s'était retournée vers Sylvia à qui maintenant le valet de pied apportait des cartes sur un plateau et elle remarquait l'émotion de mistress Norton.
—Quoi donc? demanda-t-elle.
Elle regarda les cartes à son tour: Monsieur de Bernière. Le marquis et la marquise de Solis!...
—Georges de Solis!... Vous ne pouvez pas les recevoir.
—Et pourquoi ne les recevrais-je pas? dit Sylvia. Seulement, j'ai besoin de me remettre. Tout ce que vous m'avez conté m'a un peu troublée. Seriez-vous assez aimable, chère amie, pour faire prendre patience à la marquise? Au salon! Je vous y rejoindrai dans un moment.
—Parfaitement, je descends, dit Liliane.
Elle regardait Fargeas qui écrivait toujours, n'ayant pas levé la tête, et déjà sur le seuil de la porte:
—De la valériane! Pour le cœur, oui, pensait mistress Montgomery.... Ça l'empêche de battre, ça ne l'empêche pas de souffrir.
IX
Au salon, dont la grande porte ouverte laissait voir, comme un fond d'admirable tapisserie, la mer toute bleue, tachetée de voiles lumineuses, le ciel rayé de vols de mouettes pareilles à des flocons blancs—Mme de Solis attendait, avec son fils et son neveu.
—Je vous prie d'excuser mistress Norton, dit Liliane. Elle sera à vous dans un moment, madame la marquise.... Et si vous voulez bien m'accepter pour la remplacer....
—Nous ne dérangeons personne?... demanda Mme de Solis.
—Pas même moi, qui ai achevé mon ordonnance, dit Fargeas en entrant.
—Une malade? demanda la marquise.
Le fils compléta vivement l'interrogation de la mère.
—Mme Norton?...
—Oh! toujours le même état de surexcitation, mais rien de plus grave, Dieu merci, répondit Fargeas.
—Vous répondez de guérir Mme Norton, n'est-ce pas, docteur, dit encore M. de Solis.
Et Liliane songeait:
—Si le colonel était là, il devinerait tout, et rapidement et sans lorgnette de campagne.
—Mme Norton, répondit Fargeas, ne serait en danger que si des émotions trop violentes venaient traverser son existence. Et, Dieu merci, nous n'avons rien de semblable à redouter. Et bien, marquis, et vous? Est-ce que vous resterez longtemps à Trouville?
—Vous dites cela, docteur, fit la marquise en riant, comme si vous demandiez à mon fils: «Ah ça! est-ce que vous n'allez pas bientôt partir?»
Fargeas répondit sérieusement:
—C'est que le déplacement est ce que je recommande le plus volontiers! Changer d'air! changer d'idées! tout est là!
—Vous me disiez, un jour, docteur, remarqua Liliane, que rien ne valait le logis accoutumé, le coin du feu?
—Ah! ah!—et le docteur avait son hochement de tête habituel.—Cela dépend des affections, de leur nature et de leur gravité.
—Je partageais encore votre opinion hier, dit la marquise, et j'allais prier mon fils de me faire un sacrifice... oui, de venir me tenir compagnie à Solis, mais j'ai réfléchi.... Et puis, on me l'écrit de là-bas—Solis est triste, triste!... Nous n'aurons pas de vendanges cette année! Pas un grain de raisin! Solis est comme Paris: il est affecté de cette maladie morale que tous vos remèdes ne guériraient pas, docteur!... Il a... mais mistress Montgomery va se fâcher....
—Pourquoi? demanda Liliane.
—Parce que c'est très désobligeant pour vos compatriotes ce que je vais dire.
Mistress Montgomery se mit à rire.
—Je parie que vous allez dauber sur les Américains, les Américaines et sur ce que vous appelez d'un mot très difficile à prononcer, l'«américanisme».
—Justement, répondit la marquise.
Bernière, qui n'avait rien dit, assis dans un coin du salon, interrompit vivement:
—Les Américaines! Oh! n'en dites pas de mal, ma tante! Des créatures supérieures, les Américaines! De vraies femmes, les Américaines! Mais il n'y a plus que les Américaines au monde... et au demi-monde!
—Merci! dit Liliane.
La marquise, doucement, en femme du XVIIIe siècle causant du fond de son fauteuil, n'en continua pas moins:
—Ce qui n'empêche point l'Amérique d'avoir ravagé les vignes de Solis et, avec nos vignes, nos mœurs françaises, nos pauvres vieilles mœurs intimes et sans tapage. Ce qui ne l'empêche pas, votre Amérique, avec ses délicieuses Américaines, d'avoir apporté à Paris, comme à mes raisins là-bas, oh! mon Dieu, rien, presque rien, rien du tout... mais une maladie américaine... le mildew!
—Vous dites? fit Dernière.
—Le mildew.
—Prononcez «mildiou», fit mistress Montgomery, qui riait toujours.
—J'entendais bien, madame. Et qu'est-ce que le «mildiou», s'il vous plaît, ma tante?
—Demandez au docteur, fit Mme de Solis.
—Vous n'êtes pas propriétaire de vignes, voilà ce que cela prouve, cher monsieur.
—Non, dit Dernière.
—Eh bien, dit la marquise, le mildew est un aimable champignon parasite qui moisissait gentiment, il y a douze ou quinze ans, en Amérique et que nos vignes, nos braves vignes gauloises ne connaissaient pas, lorsqu'on s'est avisé de planter en France des vignes américaines! Nous avions alors le phylloxéra....
—Plus patriotique, le phylloxéra, dit Bernière.
—On a combattu le phylloxéra et on a eu le mildew. Le mildew, ce petit parasite qui tache de rouge et qui dessèche les feuilles vertes, qui les tord, qui les ronge, qui les tue; qu'on essaie de tuer avec du soufre et de la chaux et qui reparaît au printemps avec les roses, quand on l'a cru bien brûlé, bien enterré, l'hiver, avec la neige! Le mildew, ce besoin de bruit, de fortune, de mouvement, de luxe, de tapage, qui fait de notre France une Amérique au petit pied! Le mildew, ce fracas incessant qui a remplacé la bonne vie sans morgue de nos grand'mères; le mildew, cette pose éternelle, cette éternelle représentation et cette mise en scène si différente de l'existence intime, discrète, et comme parfumée de douce paix que nous menions autrefois! Eh! parbleu, l'esprit est aussi vif, le cœur est aussi chaud, la bonté est aussi grande; il y a toujours les mêmes vertus dans ce beau pays de France, et la vigne, que le soleil y dore, y mûrit toujours le vin le plus généreux; mais, regardez bien, esprit, bonté, cœur, et la vigne et la vie, tout cela est comme piqué, comme taché. Tout cela a quelque chose. Quoi? De l'impondérable! De l'indéfinissable! Je ne dis pas de l'inguérissable! Ce n'est rien et c'est quelque chose! Ce n'est pas grave et ce ne peut être mortel! C'est—comment diriez-vous, mon neveu?—c'est le chic, c'est le luxe, c'est la pose, c'est le coup de cravache éternel dans le steeple-chase acharné, c'est de la moisissure de vertus. Eh! parbleu, c'est le mildew!
—Ah! bonté du ciel! s'écria mistress Montgomery, qui avait écouté le speech narquois de la marquise comme au théâtre on écoute un air de bravoure, et c'est nous qui sommes cause de tout cela?
—Mon Dieu, oui! fit Mme de Solis. A peu près! Mais il y a des exceptions!... dit-elle avec un fin sourire.
—Et en voici une! s'écria mistress Montgomery en montrant Éva qui entrait.
—Venez, venez, ma chère Éva à la rescousse! On dit du mal de notre Amérique.
Éva s'arrêta après avoir salué Mme de Solis.
—On dit du mal de l'Amérique?... Et qui donc? fit-elle, sa jolie tête très brune se redressant avec une sorte de charme belliqueux.
—La marquise, répondit Liliane, qui nous reproche d'avoir perverti Paris, endommagé ses vignes; je ne sais quoi!
Mme de Solis sourit encore:
—Oh! une boutade! Ce n'était pas pour vous que je parlais, ma chère enfant! Ni pour mistress Montgomery! Mais je suis une vieille Française un peu entêtée dans les mœurs d'autrefois et, partout où je vois des excentricités qui montrent le bout de leurs griffes....
—Vous criez que les coupables sont les Américaines! dit Liliane.
Le docteur Fargeas répliqua:
—Souverainement injuste. En fait de sottises, nous n'avons pas besoin d'articles d'importation. Nous fabriquons parfaitement ça nous-mêmes?
—Je rie me permettrais pas de répondre à Mme de Solis, fit Éva, mais je crois que nous avons, les uns et les autres, à nous pardonner un peu... beaucoup de défauts! Il est tout naturel qu'on juge les Américains à Paris comme nous jugeons les Français à New-York. C'est vrai, quand je suis venue, je croyais sérieusement que je faisais mon entrée dans Babylone!
—Les jardins suspendus! dit M. de Bernière.
—Oh! pis que cela: une succession de cavernes!
—Et maintenant?
—Ah! maintenant! Je m'aperçois que j'étais injuste... comme la marquise, sans doute!
—Nous n'avons pas encore inventé le mildew! fit Mme de Solis.
Elle s'était approchée d'Éva et regardant, au poignet de la jeune fille, un petit cercle d'or orné de perles:
—Tiens, un joli bracelet que vous avez là!
—Il n'est pas de Tiffany, il est français, dit Éva, qui, se tournant vers Georges, ajouta avec une petite moue un peu railleuse: «Vous voyez, monsieur de Solis, ce n'est pas un des lourds bracelets dont vous me parliez, vous rappelez-vous?»
—Ah! c'est vrai! dit le marquis.
—Il vous plaît, celui-là?
—Oui!
—C'est le même que celui de Sylvia.
—Il est charmant!... dit Georges.
—Charmant!... ajouta Liliane.
Et Éva pensait: «Charmant, parce que Sylvia l'a trouvé joli!»
Bernière, qui avait aussi regardé le bracelet en répétant, comme tout le monde, le mot officiel: charmant, demanda, tout à coup, à Liliane:
—Ah! mistress Montgomery, pardon! Une question?...
—Dites!
—Qu'est-ce que c'est que ce petit papier que j'ai reçu signé de vous, hier?
Et il tirait, de son porte-cartes, un bristol plié en deux.
—Eh bien, quoi! fit Liliane, vous n'avez donc pas lu?
—Si, j'ai lu! «Demain, à six heures précises, Surprise-party, villa normande, chez mistress Norton!»
—Surprise-party? Eh bien?
—Eh bien! cela signifie qu'aujourd'hui, à six heures, sans que Mme Norton en soit avertie, nous envahissons sa villa, nous nous installons à son piano, nous faisons danser, nous sommes maîtres du logis... nous donnons une fête chez Sylvia, qui l'ignore, voilà! Surprise-party? Vous ne connaissez pas? Coutume américaine!
—Le mildew! répéta Mme de Solis. Fargeas souriait:
—Alors, les chroniqueurs ne mentent pas, ça se fait, ces choses-là?
—Couramment. Comment! cela ne vous plairait pas, docteur, une surprise-party, chez vous, tout à coup, à une heure indue?...
—Avec bouleversement de tous mes livres?... Moi? Je serais capable d'envoyer chercher des gardiens de la paix!
—Peine inutile. Quand on en a besoin, on n'en trouve pas!
—Mais, vous savez, dit en riant Éva, votre surprise-party... maintenant que je suis prévenue....
—Ne sera plus une surprise! Eh bien! dit mistress Montgomery, n'avertissez pas Sylvia, qui ignore tout. Et l'aventure la distraira peut-être.
—D'autant plus que nous serons nombreux! dit Bernière. La belle miss Arabella doit être des nôtres....
—Comment! Miss Dickson?
—Dame! Elle lisait, devant moi, sur la plage, une invitation pareille, signée de votre main!...
—Ah! c'est vrai!... J'oubliais!... Ah! j'ai fait là une belle affaire!... Les lettres étaient expédiées avant que j'eusse appris les bavardages du colonel! Et il est capable de venir, le colonel, et mistress Dickson, et le trio!... Ici, les Dickson! Ah! que c'est désagréable!
—Pourquoi? demanda Bernière.
—Rien! Tant pis! On le verra manœuvrer, le colonel, voilà tout!
La marquise de Solis s'était penchée à demi vers Fargeas et lui demandait:
—Un peu folles, n'est-ce pas, docteur, toutes ces Américaines?
—Non, pas toutes! Vous l'avez dit!
Et, montrant Éva qui causait avec Georges:
—Il y a des exceptions!
—Je sais bien, fit la marquise. Le mildew ne dévore pas toutes les grappes!
Et comme Sylvia entrait, le docteur avait bien envie d'ajouter que celle-là, non plus, n'était pas atteinte du mildew, comme le pensait peut-être la marquise; mais mistress Norton s'approchait déjà de Mme de Solis et, de sa voix douce, un peu lente, lui demandait pardon de s'être fait attendre:
—J'étais un peu souffrante!...
—Votre santé? J'espérais que vous alliez mieux!
—Demandez au docteur, dit Sylvia.
—Cela devrait aller mieux! La vérité est que je ne suis pas très content, répondit Fargeas.
Mme de Solis étudiait, avec une sorte d'inquiétude mortelle—égoïste en réalité—la jolie Américaine dont son fils évitait le regard, et lentement, avec une expression de bonté réelle:
—Je n'entends rien à la médecine, dit-elle, mais il me semble, chère mistress Norton, qu'il doit y avoir beaucoup d'imagination dans votre souffrance.
—De l'imagination?
Et Sylvia semblait chercher à se rendre compte elle-même de son état d'esprit.
—Oh! je sais bien! dit la marquise. Dès qu'on croit souffrir, on souffre! Comme on est malheureux au moral, dès qu'on croit l'être! Comme on est amoureux à en mourir, dès qu'on se figure qu'on est amoureux! Voyons, docteur, n'ai-je pas raison?
—Si! si!... Cela entre dans ma théorie, cela! Je ne m'apitoie que sur les maux inévitables!
—Qui sont? demanda Georges pour se mêler à la conversation.
—Oh! je crois vous avoir déjà donné et redonné ma formule. Ne me faites pas rabâcher. C'est du déjà dit. Elle tient dans trois m majuscules!
—Deux de plus que dans Montgomery de New-York! dit Liliane en riant.
—Et ces trois m, docteur?
—Oh! fort peu aimables, mes majuscules! La Misère, la Maladie et la Mort!... Le reste, peuh! Imagination, comme dit madame la marquise.
—Mais, insista le marquis, sans regarder Sylvia qui écoutait, très émue, la maladie qui naît d'une souffrance morale, cachée, d'un idéal meurtri, d'un amour qu'on étouffe?...
—Une question. Vous en avez vu beaucoup, beaucoup, de ces amours-là? interrompit Fargeas, l'air sceptique.
—Il suffit d'en rencontrer un pour le plaindre.
M. de Solis avait dit ces mots d'un ton profond, très grave et, comme Sylvia était près de lui, il ajouta rapidement très bas:
—Le plaindre et l'adorer.
Sylvia ne répondit rien, comme si elle n'eût pas entendu; mais cette adoration affirmée là furtivement, imprudemment aussi, avec l'espèce de défi que portent au danger ceux qui aiment, ce mot rapide lui entrait dans le cœur; et l'œil inquiet d'Éva épiait sur le visage de Sylvia la moindre trace d'émotion, et, en même temps, l'imperceptible mouvement de lèvres du marquis parlant à mistress Norton.
La mère aussi épiait peut-être, car interrompant presque l'élan de son fils, elle disait doucement:
—Eh! bien, moi, j'en ai rencontré quelques-uns de ces amours vrais, et je suis assez vieille femme pour avouer qu'il y en a même dont j'ai entendu battre les ailes... frt! frrt! On dit que ça a des ailes, ça! Mais je scandaliserais bien miss Éva en lui affirmant que si on lui jure qu'on mourra pour ses beaux yeux, c'est peut-être très joli, très agréable, très musical, mais c'est une phrase toute faite qui n'a aucune importance. Elle ne doit pas s'en préoccuper. Je connais des gens qui l'ont dite cent fois à cent femmes différentes et qui ne sont pas morts le moins du monde!
Et la marquise, souriant à Éva, ajouta:
—Je vous dépoétise la vie, hein, mon enfant?
La petite Américaine répondit nettement:
—Pas du tout, oh! pas du tout, madame! Je n'aimerais guère, moi, qu'un galant homme qui, au lieu de me promettre de mourir pour mes beaux yeux, comme vous dites, me jurerait de vivre pour moi.
—Et vous auriez raison! C'est plus difficile! fit la marquise. Ravissante, cette petite! dit-elle tout bas à mistress Montgomery, qui se mit à rire en répondant:
—Américaine, pourtant! Que faites-vous du mildew?
—Oh! je vous ai dit qu'on en guérissait, répliqua Mme de Solis.
Le docteur Fargeas s'intéressait visiblement à cette conversation qui, sous la banalité apparente des propos échangés, cachait un secret deviné plus qu'à demi, une souffrance latente, un peu de romanesque maladif qu'il entendait traiter par la méthode antiseptique, comme tout autre microbe.
—Eh bien! mais, dit-il, voilà miss Éva, la moins romanesque des jeunes filles, qui vient de débiter une phrase de roman!
—Moi?
—Vous!... «Un homme qui vous jurerait de vivre pour vous, avec vous!» Mais vivre ou mourir, ma chère enfant, dans ces cas-là, c'est la même chose! Ceci n'a pas plus d'importance que cela. Et, depuis le divorce....
—Ah! le divorce! s'écria Mme de Solis. Il me semble que c'est encore quelque chose d'américain, ça. Le divorce! Autre espèce de....
Mistress Montgomery l'interrompit vivement:
—Ne parlez pas trop mal du divorce, madame la marquise, je sais des gens qui en ont essayé et que vous pourriez blesser!
—Eh bien! quoi? Voyons, demanda Fargeas, qu'est-ce qu'ils en disent... après l'épreuve?
La belle Liliane sembla se recueillir un moment, puis, avec un petit geste indifférent:
—Peuh!... Le divorce c'est comme le mariage.... De loin, c'est très gentil, très gentil... et de près!...
—Ah! dame! fit le docteur. Ça a sa lune de miel aussi!... Mais elle s'use, comme toutes les lunes de miel! Ce que je reproche au divorce, moi, c'est d'avoir ôté je ne sais quelle poésie au mariage... poésie de la prison, si l'on veut! Mais un cachot est plus pittoresque qu'une chambre d'auberge! Grâce au divorce, voilà le mariage banalisé!
—Pourtant, dans notre effroyable Amérique, comme l'appellerait volontiers la marquise, le divorce a bien son agrément, dit mistress Montgomery. Je m'ennuie? Je m'échappe! La cage me tue? Je l'ouvre! Et je pars! Et je suis heureuse! Et si je rencontre mon....
—Mon idéal! dit Mme de Solis.
—Avec retouche! compléta Bernière.
—«Preste, voici ma main!» Oh! aucune publication! «Tu me plais? Je te plais? Marions-nous!» Et l'on va se marier! «Vite, une licence! Un magistrat.» Un ministre protestant ou un prêtre catholique, tout est excellent. «Bonjour, bonsoir!» Une ou deux questions, un petit sermon, un certificat sur papier... libre! Gratification à l'officiant! Poignée de main au magistrat! Et tout est dit. C'est net et froid comme une lame de couteau! J'avoue, ajouta Liliane, que j'ai un peu beaucoup regretté cette pompe et cette musique d'un mariage à la Madeleine.
Elle semblait penser à quelque rêve non réalisé dans son existence de jolie femme. Oui, la musique, les orgues, le défilé de tout Paris à la sacristie, le soleil, le tapage, les notes dans les journaux, une autre espèce de poésie: la poésie du reportage!...
—Il y a pourtant, dit miss Éva de son ton bref, sérieux et profond, dans le mariage de chez nous, quelque chose de touchant et d'émouvant qui doit, je pense, enlever à la cérémonie ce froid de couteau dont parle mistress Montgomery! C'est lorsque l'officiant, ouvrant devant ceux qui sont là, devant lui, le livre où nous avons, tout enfant, appris nos premières prières, leur lit ceci: «Vous prenez cet homme—ou cette femme—dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans la santé comme dans la maladie, dans la pauvreté comme dans la richesse»—et qu'on répond: «Oui! je le jure!»
Il n'y avait, chez la jeune fille, rappelant le texte, rien de sec ni d'hostile, rien de l'allure prédicante des salutistes; au contraire, une foi réelle, une étonnante profondeur d'âme. Georges et Sylvia l'écoutaient, frappés l'un et l'autre.
—Et l'on jure, parbleu! fit Fargeas. Il ne manquerait plus que ça, qu'on ne jurât pas! La mariée est charmante, le marié est amoureux.... Ils jureraient tout ce qu'on voudrait! Et le divorce n'en vient pas moins casser le serment comme une branchette morte de la fleur d'oranger fanée! Ah! les lendemains de ces moments-là! Je ne le vois pas aussi souriant que Mme Montgomery, moi, le divorce. Je le vois affreusement utilitaire, naturaliste et cruel. Cas de divorce telle maladie mortelle, cas de divorce telle souffrance qui rend fou, cas de divorce tel malheur qui rend paralytique! Car les gens pratiques ont inventé, parmi les cas de rupture, les infirmités ou le malheur! «Tu me plaisais? Je te plaisais! C'était bien!...—Tu es malade, perdu de santé, pauvre homme, ou tu es vieillie, pauvre femme! C'est une autre affaire! Cas de divorce!...» J'ai connu—c'était le bon temps, c'était le vieux jeu—de pauvres diables que la souffrance, loin de désunir, rapprochait! Et des femmes qui mettaient leur vanité à pouvoir dire qu'elles n'avaient appartenu qu'à un seul homme vivant!
—J'en sais même qui ont voulu n'aimer qu'un seul être au monde, même mort! répondit doucement la marquise de Solis.
Mistress Montgomery se mit à rire.
—C'est très joli, tout cela! Mais vos Françaises avaient trouvé le moyen facile de ne pas divorcer... même avant la loi.... Elles divorçaient par contrebande! Ma foi, j'aime encore mieux l'Américaine! Le mildew! Tout ce que vous voudrez! C'est plus loyal, c'est plus honnête, c'est plus franc!
—Mistress Montgomery est divorcée! dit la marquise au docteur, un peu ennuyé de sa minute d'oubli et qui s'excusait alors auprès de Liliane:
—Madame, croyez bien... je ne voulais pas....
—Oh! dit-elle, c'est sans importance! Au fond, je suis complètement de votre avis! Le divorce, c'est comme vos bromures... on change l'ordonnance et ça ne guérit rien! Voyons, Bernière, il faut pourtant l'organiser notre fameuse party? Il est déjà quatre heures, mon cher.
—A vos ordres, madame! dit le vicomte.
Et Liliane, tendant la main à Sylvia:
—Nous vous quittons, chère amie! A bientôt! Et un peu de gaieté, voyons! La marquise a raison! C'est imaginaire! Ah! j'inventerai des folies pour vous distraire! Et très sages, mes folies! A bientôt!... Et pas d'imprudence! ajouta-t-elle encore tout bas.
—Vous vous trompez, dit Sylvia. Je n'ai commis aucune imprudence... aucune!
—Tant mieux!—Et à bas le colonel!
Sylvia s'était comme détachée de mistress Montgomery, et, rapidement, passant près de Georges, lui jetait ces mots, très vite:
—J'ai à vous parler, monsieur de Solis.
—A moi?
—Oui. Revenez dans un moment!
Liliane, alors, qui avait surpris ce mouvement furtif, songeait à ce que Sylvia venait de lui dire: «Aucune imprudence!» et trouvait que son amie était plus insensée encore qu'elle ne le supposait.
—Vous nous accompagnez, docteur? dit Mme de Solis.
—Oui.... J'ai une visite à faire tout près.... Je repasserai peut-être par la villa pour savoir des nouvelles de mistress Norton... ou plutôt pour avoir le plaisir de la revoir....
—Et sans rancune, docteur! dit Liliane, tendant la main à Fargeas en passant devant lui.
—Sans rancune, madame!
Georges de Solis avait salué profondément Sylvia. Il sortait avec sa mère pendant qu'Éva, un peu pâle, le suivait des yeux. La jeune fille, restée seule avec Sylvia, dit alors, après un silence:
—Charmante, Mme de Solis!
—N'est-ce pas? dit Sylvia. Et...—elle sembla hésiter—et son fils?
—Le marquis? fit Éva, un peu étonnée.
—Oui!
—Un gentleman accompli, répondit la jeune fille froidement.
—Mieux que cela, corrigea mistress Norton, un gentilhomme!
Éva sourit légèrement et répliqua, la voix un peu sèche:
—Disons un honnête homme, et tout sera dit!
Sylvia avait regardé la petite Américaine.
—Vous ne l'aimez pas beaucoup, M. de Solis, ma chère Éva!
—Moi? Qui vous fait croire?
—La manière dont vous en parlez!
—Je ne parle jamais de M. de Solis! dit-elle encore de soin ton bref.
—Norton m'en a parlé pour vous!
—Mon oncle?
—Il a des idées très personnelles, votre oncle, et quoi qu'il veuille vous laisser, naturellement, toute liberté....
Éva sentait vaguement qu'en lui parlant Sylvia voulait savoir ce qu'elle pensait de M. de Solis.
—Norton, continuait la jeune femme, serait certainement très heureux de savoir votre avenir assuré par une union....
—Quelle union? interrompit Éva. M. de Solis vous a-t-il chargée de me parler pour lui?
—Non, je vous ai dit que votre oncle....
—Mon oncle n'ignore pas que mes idées sur le mariage sont très nettes. Le serment que je prêterai, comme je le disais tout à l'heure, sera pour toute mon existence, et je n'accepterai ce même serment que d'un homme qui m'aimera comme je l'aimerai, de toute son âme. Je ne parle pas de M. de Solis. Je parle de moi qui ne l'aime pas.
Ces mots avaient été dits avec une décision qui sentait la vérité, et Sylvia, dans son regard triste, laissa passer l'éclair d'une joie involontaire.
—Vous ne l'aimez pas, Éva? Vous n'aimez pas M. de Solis?
—Non.
Mais Sylvia insistait:
—Regardez-moi bien! Vous êtes ma sœur! Une sœur chérie! Il m'a semblé surprendre en vous, lorsque l'on parlait de M. de Solis....
—Je n'aime pas M. de Solis, interrompit la jeune fille. Et, je vous le répète, je ne serai la femme que d'un homme que j'aimerai!
La réponse, cette fois, avait dans sa résolution quelque chose d'hostile qui inquiéta mistress Norton.
—Qu'est-ce que vous avez, ma chère Éva? Ce que je vous ai dit ne vous a pas blessée?
—Blessée? Non! fit Éva. Vous voulez savoir ce qu'il y a au fond de mon cœur, je vous le dis... franchement... comme à une sœur... puisque vous me donnez ce nom.... Et pourquoi aimerais-je M. de Solis?... Est-ce qu'il peut m'aimer, lui?
—Qui vous dit—et Sylvia hésitait un peu—que M. de Solis?...
Cette fois, une amertume perçait vraiment dans les paroles de cette enfant, et Sylvia répondait, en regardant les beaux grands yeux clairs, la chevelure noire, le fin profil de la jeune fille:
—S'il peut vous aimer?... Avec votre grâce, votre beauté, votre bonté!
—Eh! d'autres sont belles, d'autres sont bonnes! dit Éva. D'autres l'aiment peut-être! Et lui, lui, est-ce que vous croyez qu'il se préoccupe de moi?...
Elle laissait tomber son regard sur le bracelet que, tout à l'heure, M. de Solis avait regardé—regardé parce qu'il ressemblait au bracelet de Sylvia—et, lentement:
—Même en me parlant, il pense à une autre!
—A une autre? Éva, mon enfant, que voulez-vous dire? Je veux savoir!...
—Quoi? Le secret de M. de Solis? dit-elle. Demandez-le-lui, quand vous le verrez!... A vous, il le dira certainement.
Elle avait jeté ces derniers mots d'un ton brusque, voulant évidemment terminer là un entretien qui lui déplaisait, lui pesait, et, malgré un appel de Sylvia, elle s'éloigna, poussant la porte, remontant jusqu'à sa chambre avec des sanglots dans la poitrine.
—Éva!
Elle était loin déjà, Éva, cherchant le coin solitaire où, sans honte, elle pourrait pleurer, nerveusement, savait-elle pourquoi?
Sylvia restait seule, effrayée.
Une pensée lui venait maintenant, inquiétante, et elle avait encore dans les oreilles l'accent avec lequel Éva lui avait comme cinglé ces mots au visage: «Le secret de M. de Solis? Demandez-le-lui quand vous le verrez!»
—Est-ce qu'elle l'aimerait? se disait-elle.
X
M. de Solis avait hâte de revoir Sylvia. Ne venait-elle pas de lui dire furtivement qu'elle avait à lui parler? Quand? Le plus tôt possible. Une visite nouvelle dans une même journée ne pouvait-elle sembler déplacée, éveiller les soupçons? Et pourquoi? Y avait-il donc imprudence à se montrer à la villa, aujourd'hui même, puisque Sylvia lui demandait de revenir «dans un moment»? Ne pouvait-il reparaître sous le prétexte de lui apporter quelque livre, une partition? Et puis il ne raisonnait pas. Il n'y avait point d'obstacle: il en eût souhaité, tout prêt à la lutte, las de son existence plate, de cet amour latent, en quelque sorte résigné, caché. Ses appétits d'aventures, sa soif de nouveau s'éveillaient, le poussaient à rêver quelque brusque exode, un départ avec cette femme partageant désormais ses explorations, ses dangers et sa vie. Quelle folie!
Et pourtant cette pensée lui venait, depuis quelques jours, le tenaillait comme un supplice. Il y songeait en allant vers la villa, après avoir chez lui reconduit sa mère, sa mère qu'il trompait en lui disant qu'il s'arrêtait un moment au Casino, lire les journaux, alors qu'il retournait vers l'adorée, vers le péril.
Sylvia était encore dans le grand salon quand M. de Solis se fit annoncer. Elle avait approché de la porte ouverte un rocking-chair, et, étendue là, elle regardait la mer, très verte, par-dessus des touffes poudreuses de tamaris.
Elle accueillit M. de Solis comme quelqu'un qu'on attend. Certaine qu'il reviendrait, elle était demeurée là; elle lui tendit la main et il resta, un moment, à la regarder, heureux de ce silence qui troublait un peu la jeune femme.
—Vous n'avez pas vu Éva? demanda-t-elle, pour parler.
—Non. Et pourquoi aurais-je vu miss Meredith?
—Une idée. Je ne sais pas.
—Ne trouvez-vous point qu'elle a depuis quelque temps, qu'elle avait, aujourd'hui surtout, l'air agressif... ou triste, je ne saurais dire au juste le mot?
—Je n'ai pas remarqué, dit Georges. Mais hier elle semblait si heureuse... elle riait d'un rire d'enfant.
—Hier? demanda Sylvia.
—Hier soir.
—Vous l'avez vue hier?
Et Sylvia étonnée, interrogeait Solis du regard plus encore que de la voix.
—Je l'ai rencontrée chez la mère Ruaud; elle venait furtivement apporter un secours à la pauvre femme. Moi, voulant voir si le petit Francis avait menti, vous savez, quand il nous parlait....
—Oui, oui! dit Sylvia qui pensait à Éva, à cette rencontre d'Éva et du marquis.
Et M. de Solis continuait, évoquant le souvenir de la veille, la triste demeure des pêcheurs où il avait retrouvé miss Meredith, la mère souffrante, le père à demi alcoolique....
—Elle! ah! c'était elle! interrompit Sylvia.
—Qui donc?
—Rien! Une absurdité que m'a rapportée mistress Montgomery.
—Quelle absurdité?
—Après tout, ce colonel, vous ayant reconnu, avait pu croire....
Elle s'interrompit pour dire:
—Je remarque qu'Éva s'habille maintenant comme moi, oui, comme moi, et, peut-être, qui sait? quand elle espère vous rencontrer....
—Je ne vous comprends pas, dit M. de Solis, miss Meredith ne pouvait croire qu'elle me verrait chez ces Ruaud. Elle a été étonnée de me trouver au chevet de la pauvre femme et je l'ai, là, prise comme en faute. Oui, elle rougissait, la pauvre fille! dit Georges vivement. Mais que venez-vous de me dire? Le colonel? Quel colonel? Le colonel Dickson? Une absurdité? Il m'a vu, reconnu? Ah! je comprends!... Et il a cru, le colonel, que, là-bas, c'était vous? Eh bien, quoi? Quand c'eût été vous? Il doit savoir que vous vous cachez pour accomplir vos œuvres de charité comme d'autres pour commettre leurs fautes! C'est tout simple.
—Mais, fit Sylvia, il a pu trouver étrange que je me cache pour aller chez cette pauvre femme à la même heure que vous.
—Et il l'a dit? Et il l'a raconté?
—Évidemment, puisque mistress Montgomery m'en a avertie! Ah! après les méchants, je ne sais rien de plus détestable que les sots! Et, sot et méchant, qui sait si cet homme n'est pas à la fois l'un et l'autre?
M. de Solis tordait nerveusement la pointe de sa barbe noire, comme prévoyant un malheur et songeant au moyen de l'éviter.
—Il y a un moyen bien simple de répondre à la niaiserie du colonel Dickson, fit froidement Sylvia. C'est de lui dire la vérité.
—La vérité! Et après? S'il a inventé et colporté sur vous quelque méchante histoire, il en inventera une autre, analogue, sur miss Éva, voilà tout.
—C'est vrai, dit Sylvia. Mais....
—Mais quoi?
—Mais Éva est libre, elle!
—Libre! Eh bien? demanda Solis, indifférent.
Mistress Norton rassembla toutes ses forces pour ne pas sembler tremblante et, lentement, glissant presque les mots au cœur de M. de Solis:
—Elle est charmante, dit-elle.
Georges répéta, très sincèrement:
—Charmante!
—Si j'avais un frère, je ne lui souhaiterais pas d'autre femme que miss Meredith!
Elle avait, cette fois, parlé avec une fermeté qui laissait deviner toute sa pensée, cette pensée du sacrifice où il y avait un conseil, et, dans une idée de renoncement, presque un ordre.
Georges, amèrement, lui demanda:
—Et alors, c'est vous, vous qui me conseillez....
Elle voulut, par un geste, effacer ce qu'elle venait de dire.
—Vous?... Dans une minute, vous allez me parler, à moi, d'épouser Éva, comme m'en a parlé Norton! Est-ce pour m'éprouver ou pour me torturer?
—Vous torturer? fit-elle, de sa voix triste.
—Est-ce une épreuve? Est-ce pour savoir si je vous aime toujours, et toujours aussi profondément, aussi follement?
—On peut aimer Éva. Est-ce que je sais? On oublie!...
—Qui oublie? s'écria Solis en regardant cette femme, qui? Les sages, les êtres raisonnables! Ceux qui ouvrent ou ferment leur cœur à volonté. Je ne suis pas de ceux-là! Et comment oublierais-je, quand je vous ai revue, quand j'ai, de nouveau, respiré la même atmosphère que vous, et quand, moi, malheureux, je vous ai retrouvée malheureuse, souffrant de la même souffrance qui me déchire et qui me tue?
Sylvia s'était levée, comme pour fuir un entretien qu'elle avait voulu, mais qu'elle trouvait douloureux, dangereux.
—Si je souffre, dit-elle fièrement, ne craignez rien, je suis assez forte pour supporter ma souffrance!
Le marquis haussa les épaules.
—Assez forte! Et je vous vois pâle, triste, et chaque jour mon inquiétude s'accroît et j'ai peur en vous regardant. Ah! j'aurais voulu vous fuir et j'aurais dû le faire, et je l'aurais fait, je vous le jure, si je vous avais vue souriante, heureuse, ne songeant plus à ce passé dont j'emportais partout le souvenir avec moi. Mais comment partir, oui, comment, quand, en partant, il m'eût semblé que je vous laissais frappée d'un mal que le docteur Fargeas cherche où il n'est pas, et qui est là, là, dans votre cœur, dans vos souvenirs, comme dans les miens?
—Monsieur de Solis!
—Ah! vous ne le direz pas, parbleu! vous ne le direz pas, que vous n'avez rien oublié de nos pauvres rêves, mais je le vois, mais je le devine, mais je le sais!
Il se rapprochait d'elle, il lui parlait presque à l'oreille, il évoquait les visions passées:
—Vous vous les rappelez nos chères causeries, là-bas, dans la maison de votre père, et nos espoirs et nos chastes serments?...
Par la fenêtre maintenant, comme un accompagnement voulu, ordonné par le hasard, entrait, lointain, caressant, apporté par le vent et coupé comme par bouffées, un air de valse effacé, à peine perceptible, et cependant troublant, exquis, comme de la poussière d'harmonie.
Et, entraîné doucement sur la pente des souvenirs, Solis redisait les choses enfuies, abolies, perdues dans le brouillard mort—et les premières rencontres, et ce soir où, lors du mariage d'une amie de Sylvia—une amie disparue depuis—ils s'étaient trouvés, lui, le Français, et elle, la jolie Américaine, sous la cloche de fleurs destinée aux époux, une cloche faite de roses, une sorte de coupole embaumée pour couronner, comme un dôme d'église, le premier baiser de la mariée, du marié.
Et comme elle avait rougi, Sylvia. Et comme, lui, était devenu pâle lorsque les amies, battant des mains, avaient dit:
—Ils ont passé sous la cloche de fleurs! Ils sont fiancés!
Leurs mains alors s'étaient désunies et, sous ces roses, au lieu de se sentir rapproché de Sylvia, Georges de Solis, pauvre, s'en était senti si loin, si loin....
C'était pour le mariage de Norton et de miss Harley qu'elle devait embaumer la cloche de roses, the marriage bell!
—Je vous en prie... je vous en supplie... disait mistress Norton, que ces souvenirs torturaient.
Sa voix demandait le silence, l'implorait; mais, avec une sorte d'âpre joie douloureuse, Georges continuait, revivant ce passé:
—Ah! j'ai été fou alors de ne pas tout dire à votre père, de ne pas lui crier que je n'aimerais jamais que vous et de ne pas vous emporter comme mon bonheur vivant!
—Tout cela est le passé, dit Sylvia, debout et essayant de dominer son émotion. Souvenez-vous que vous parlez aujourd'hui à une honnête femme comme vous parliez alors à une honnête fille!
—C'est le passé, mais il est toujours là, puisqu'il me navre et qu'il vous tue!
Il y avait autant de douleur dans la voix de Solis que de résolution dans celle de Sylvia, et la jeune femme répondait:
—Non, on ne meurt pas de chagrin, je vous le jure, monsieur de Solis.
—Voulez-vous dire que si l'on en mourait vous seriez déjà morte?... Ah! Dieu! vous avoir revue, vous sentir frappée au cœur et vous savoir à un autre!...
—Ne parlez pas de Norton.... C'est le plus loyal des hommes!...
—Il ne vous comprend pas, il voit dans vos yeux des larmes et il ne fait rien pour les empêcher de couler. Ah! il me semble, moi, que, pour ramener à vos lèvres un sourire, je remuerais ciel et terre!
—Norton est votre ami! Ne parlez pas de Norton! répéta Sylvia fermement.
—Eh! dit le jeune homme avec colère, il est votre mari!... Et, quand j'y songe, toute cette amitié me pèse et je la déteste, et je voudrais le haïr!...
—Georges!
—Vous aime-t-il autant que moi? s'écria M. de Solis. Vous devine-t-il comme moi? A-t-il pour pensée unique, dans son existence, vous, toujours vous, rien que vous? Moi, je ne pense à rien, qu'à vous, Sylvia! J'ai harassé ma vie à chercher un autre but, une autre passion! Je vous ai partout emportée et partout retrouvée!... Là-bas, vous étiez avec moi! Et si je me désolais de vous avoir perdue, je me consolais du moins avec cette pensée que vous étiez heureuse! Eh bien! non, vous souffrez, vous pleurez... vous m'aimez.
—Ah! au nom du ciel, mon ami! dit-elle effrayée.
Et il répéta fermement:
—Vous m'aimez, Sylvia, et comme il n'y a de bonheur pour moi qu'avec vous, il n'y en a, pour vous, qu'avec moi....
Elle fit un mouvement pour s'éloigner. Il la retint.
—Laissez-moi.... Laissez-moi parler... laissez-moi tout vous dire.... J'ai fait des rêves encore, depuis que je vous ai vue, mais des rêves possibles, cette fois, des rêves qui sont à portée de notre main... des rêves qui se réaliseront... demain... si vous voulez!
—Que signifie?...
Il était tout pâle, avec une folie dans les yeux, un feu de fièvre.
—Il n'est pas seulement dans le passé, dit-il tout bas, ce bonheur que nous avons laissé fuir et que nous pouvons retrouver. Il est dans l'avenir, il est devant nous! Je vous adore, Sylvia! Je vous aimerai toujours! Voulez-vous de mon dévouement éternel, de mon existence vouée tout entière à votre bonheur?
—Votre dévouement... votre existence....
Elle balbutiait, comprenant bien, comprenant tout et ne voulant pas comprendre.
—Pour vous sauver la vie, je donnerais cent fois la mienne, dit-il avec une fermeté soudaine, comme un homme qui joue sa tête prend une résolution brusque. Eh bien! vous souffrez, vous mourez! Je ne vois que vous, je ne pense qu'à vous. J'oublie le reste du monde! Je veux que vous viviez! Je le veux.... Voulez-vous?
Ce n'était pas la folie d'une heure que rêvait Solis, c'était le sacrifice de toute une existence refaite, affranchie, le passé retrouvé tout à coup. Elle tremblait. Elle sentait s'abattre sur elle une tentation. Eperdue, chancelante, elle était tombée sur le rocking-chair, et les mains jointes, ayant peur de lui et d'elle-même, elle disait d'une voix d'enfant tremblante:
—Monsieur de Solis, monsieur de Solis... je vous en supplie, je vous en conjure. Vous ne savez pas quel mal vous me faites. Partez, partez!
Elle comprenait, oui, elle comprenait. Ce qu'il lui disait lui donnait au cœur une angoisse, au cerveau une griserie de liberté....
Mais, plus il la sentait troublée, plus il faisait, avec l'égoïsme des amoureux, saigner la blessure qu'il avait mise à nu.
—Est-ce que ce n'est pas vrai que tout ici vous pèse et vous tue? Est-ce que ce n'est pas vrai que votre cœur étouffe? Est-ce que ce n'est pas vrai que j'ai deviné, Sylvia?
Et elle, toujours effarée:
—Pas un mot.... Plus un mot... mon ami... au nom de cette affection même dont vous parlez....
—C'est que ce n'est plus, comme autrefois, l'affection qui se résigne; c'est, vous voyant ainsi, l'amour vrai qui se révolte!... Je ne parle pas de Norton.... C'est un homme d'honneur, oui, le plus loyal des hommes, mais, encore une fois, qui ne vous comprend pas, qui vous laisse souffrir, qui ne se doute même pas de ce qu'il y a de mortelle tristesse au fond de votre cœur!... Eh bien! pour toute créature humaine, Sylvia, il y a le droit de vivre, le droit d'exister, de sentir son cœur battre! Il faut regarder son droit en face, et la vie que j'ai menée m'a donné le culte de l'absolu. L'absolu, ici, c'est notre salut et c'est notre amour. Je vous aime et je n'ai jamais aimé que vous, et je vous aimerai toujours, et je veux vous donner toute ma vie, tout mon être, et je veux vous emporter je ne sais où, où l'on ne meurt pas et où l'on s'aime!
—Georges! Georges! dit-elle, entraînée, soulevée par ce souffle de passion, cette folie de vivre. Ah! si vous saviez à quelles tortures vous me condamnez sous prétexte de me consoler et de me plaindre!
—Si ces tortures sont les dernières, qu'importe? s'écria Solis.
—Les dernières?... Hélas!
—Vous voyez bien que tout en vous se débat, que vous souffrez à en mourir! Eh bien! pour le salut de la créature humaine qu'on aime le plus au monde, tout est permis!
—Tout?
—Demain, cette nuit, quand vous voudrez, nous partirons. Une fuite, un enlèvement, est-ce que je sais? Un coin d'Europe où nous nous cacherons. Une maison ignorée au bout de cette mer qui est là et qui nous appelle, et où nous serons libres....
—Êtes-vous fou?
—Libres, oui, et, si vous le voulez, une vie nouvelle commence, et qu'importe le monde et qu'importent les autres! Nous sommes innocents et on nous calomnie? Eh bien, puisque les propos de Dickson vous atteignent, vous, il pourra médire à son aise, le monde! Et nous aurons, du moins, vécu de ce qui était notre vie:—notre amour!
—Monsieur de Solis! Ah! monsieur de Solis, au nom de votre mère....
—Je vous adore, dit-il éperdu, et je veux que vous viviez! Je veux que tu vives! Eh bien! c'est à vous, sachant combien je vous aime, de savoir si vous m'aimez assez pour sacrifier votre existence comme je vous donne la mienne et pour toujours! Ah! pour toujours, je vous le jure!
Elle était blême, torturée, et cependant heureuse, heureuse comme dans une hallucination, un rêve fou.
Et elle se demandait si ce n'était pas la sagesse, cette folie que lui proposait cet homme. Un homme d'honneur. Aujourd'hui comme autrefois, il lui parlait d'une éternité d'amour. Et il était à eux, cet autrefois, refleuri tout à coup comme un printemps retrouvé. M. de Solis lui aurait donné son nom en Amérique. Il lui offrait ici toute son existence, tout son être.
Et c'était maintenant une griserie délicieuse qui l'enveloppait toute, c'était une sorte d'étourdissement léger comme dans le vaporeux état des morphinées. Une voix, la voix de Norton, la rappela tout à coup à la réalité.
Il était là, Norton, à quelques pas. Il donnait un ordre ou demandait un renseignement à un domestique.
Norton! Le mari! La loi! Le devoir!
—C'est lui! fit-elle.
—Norton? Je ne veux pas le voir!
Et d'un mouvement instinctif, Georges de Solis se dirigea brusquement vers la porte opposée à celle par laquelle arrivait la voix de Richard.
Alors, comme avec une tristesse amère, Sylvia lui disait:
—Déjà, le remords!
—Non, la jalousie! répondit-il, presque farouche. A bientôt!
Et Sylvia restait seule, regardant la porte que venait de franchir M. de Solis, et entendant encore Norton parler, à côté, prêt à entrer sans doute.
Elle éprouvait une sensation d'affaissement, une sorte de délabrement moral. Il lui semblait que, matériellement, Georges lui avait fait une blessure. Et comme il parlait cependant! Quelles tentations, quels beaux rêves!
—Il m'a fait mal! songeait-elle.
Et pourtant elle n'eût point voulu qu'il eût gardé le silence.
Elle se raidit, d'ailleurs, contre elle-même, lorsque Norton entra.
Très pâle, l'air préoccupé, presque sombre, il regarda autour de lui, dans le salon, comme s'il cherchait quelqu'un, et demanda:
—Qui était là?
—Ici? dit-elle.
—J'ai entendu une autre voix que la vôtre!
—C'était M. de Solis, répondit-elle.
—Ah!
Et Norton resta silencieux.
Puis, brusquement:
—Et il s'en va quand j'arrive, M. de Solis?
—Il ignorait peut-être que c'était vous!
—Vraiment?... dit Norton.
Sa voix devint vibrante.
—Vous ne savez pas mentir, ma chère Sylvia! Vous êtes toute pâle!
—Mentir! Pourquoi mentirais-je?
—De quoi vous parlait M. de Solis? demanda Richard soupçonneux.
—Mais je ne sais pas.... De rien.... De choses insignifiantes....
Elle cherchait, balbutiait presque.
—Insignifiantes? répéta Norton, ironique. Insignifiantes? Nécessairement. Et tout ce que vous disait M. de Solis vous était parfaitement indifférent, n'est-ce pas? Indifférent, absolument?
—Pourquoi me demandez-vous cela?... Pourquoi me parlez-vous de M. de Solis?
—Pour rien!... fit-il en s'efforçant de garder un calme sous lequel grondait une colère. Parce que je viens d'en entendre parler au Casino, par hasard, et cela par des gens qui ne se doutaient guère que j'étais là et que je pouvais entendre.... Tout le monde ne me connaît pas à Trouville.
—Et que disaient-ils de M. de Solis, ces gens? fit Sylvia, s'apprêtant à recevoir—comme un coup de poignard—une calomnie en pleine poitrine.
—Peu vous importe. Mais j'ai à vous annoncer, ma chère Sylvia, une nouvelle qui vous sera, je le crains, moins indifférente que la conversation de M. de Solis.
Elle attendait, silencieuse.
—Une nouvelle désagréable! précisa le mari.
—Laquelle?
—Mes affaires nécessitent ma présence immédiate à New-York. Nous partons après-demain!
—Après-demain?
—Samedi, dit-il froidement.
Sylvia laissa simplement échapper un «ah!» qui pouvait paraître résigné.
—Et pour ne plus revenir en France! dit lentement Norton, en la regardant bien en face, de ses yeux gris.
Elle ne pouvait se tromper sur l'intention de ces derniers mots et elle dit, un peu ironique à son tour, puis vraiment triste:
—Vous avez une manière de m'annoncer que nous ne reviendrons jamais qui ressemble à quelque chose comme une menace. Vous ne m'avez pas habituée à ce ton-là.
—Je vous remercie d'y avoir pris garde, répondit Norton. Mais, chaque jour, on découvre du nouveau auquel il faut s'accoutumer, si l'on peut. Moi, je ne pourrais pas!
—Vous parlez par énigmes. Je ne vous comprends pas. Mais pas du tout.
—Il n'est pas utile que vous compreniez, pourvu que vous partiez!
Il se promenait maintenant à travers le salon, sa haute taille et ses épaules larges un peu tassées comme sous un fardeau inattendu, et faisant craquer ses doigts, machinalement.
—Mais, en vérité, dit Sylvia, vous semblez bien moins préoccupé de retourner en Amérique pour arranger vos affaires que de me faire quitter la France?
Il s'arrêta et, très froid, avec un sourire:
—Vous voyez donc bien, ma chère Sylvia, que vous comprenez parfaitement.
Sylvia redressait fièrement sa jolie tête fine et dont l'expression mélancolique devenait maintenant militante, comme indignée:
—Je comprends que je ne sais quel soupçon absurde... odieux... pis que cela, insultant, vous est entré dans l'esprit! Et j'avais assez de mes souffrances sans qu'il vous prît la fantaisie de les venir augmenter par un doute qui m'outrage.
—Je ne vous ai parlé de rien. J'ai fait simplement allusion à des propos absurdes et odieux, comme vous dites, et vous appelez cela un outrage!
—C'est que, par hasard aussi, je connais les propos que vous pouvez avoir entendus!
—Qui vous les a rapportés? M. de Solis? fit Norton, dont l'impatience croissait visiblement.
—Ah! laissez là M. de Solis! A chaque parole que vous me dites, il me semble que vous allez me jeter au visage le nom de M. de Solis!
—J'en parle, je crois, encore moins que vous n'y pensez, ma chère amie! dit Richard, la voix âpre.
—Moi?
—M. de Solis—j'aurais dû m'en souvenir—avait été l'hôte de votre père, il y a trois ou quatre ans?
—Oui! répondit-elle simplement.
—M. de Solis vous aimait.... M. de Solis pouvait vous épouser!
—Oui!
—Et s'il avait demandé votre main, vous la lui auriez accordée?
—Oui! dit-elle nettement.
—Alors, cette tristesse, ces larmes, ces soupirs, que je voyais en vous et qui me rendent si malheureux, c'est parce que, pensant à M. de Solis, vous l'aimiez toujours et vous ne m'aimiez pas, moi?
Sylvia répondit avec la même franchise loyale:
—J'ai juré d'être votre femme et je vous donnerai toute ma vie comme vous m'avez donné votre nom.
—Un serment! Parbleu! fit Norton dont les nerfs tendus semblaient se tordre. Mais on oublie les serments d'amour, pourquoi n'oublierait-on pas les autres? Imbécile! Imbécile que j'étais! Et je me croyais aimé! Et je n'avais des pensées de luxe que pour cette femme! Et moi qui vivrais de pain et de riz, je souhaitais des palais et une richesse insensée, pour qui? pour cette femme! Oui, pour vous! Machine à travail, le mari! Et elle... elle....
—Je ne vous demandais rien, et je vous suis reconnaissante de tout votre dévouement, Richard! répondit lentement Sylvia.
Il avait repris, à travers le salon, sa marche saccadée, et, séparée de lui par la table, Sylvia voyait sa large carrure tantôt se détacher sur le fond de mer tantôt s'enfoncer dans la pénombre de la vaste pièce.
Et, lui, s'exaltant, allant, venant, s'arrêtant parfois pour lui parler, jetait des exclamations emportées:
—Reconnaissante!... Ah! oui, sans doute. Reconnaissante!... Reconnaissante comme au portefaix qui traîne le fardeau durant le voyage!... Ce n'était pas votre reconnaissance que je voulais, moi, c'était votre amour!
—Je vous ai gardé loyalement la parole que je vous ai donnée loyalement! dit-elle encore.
—Oui. Et cependant les indifférents et les sots connaissent assez, paraît-il, votre amour pour M. de Solis pour qu'une allusion ou une raillerie vienne me souffleter tout à coup et me crever le cœur dans un casino de bains de mer!
—Est-ce que vous allez me rendre responsable de la sottise de ceux que je ne connais pas, qui ne me connaissent pas?
—Au reste, fit-il, les désœuvrés, en France, pourront demain, s'ils veulent, parler à leur aise de l'Américain Norton et du départ de mistress Norton l'Américaine!... Je vous ai dit que nous partions.... Nous pouvons attendre le paquebot au Havre.... Inutile de rester plus longtemps à Trouville.... Ayez la bonté de donner vos ordres....
—Sur-le-champ? dit-elle étonnée.
—Sur-le-champ! Nos places sont retenues. Celles que vous avez occupées sur la «Normandie» pour venir en France.
—Il est impossible que je ne fasse pas mes adieux aux rares amies qui me restent ici....
—Des amies? Éva nous accompagne.
—Mistress Montgomery!
—Vous la retrouverez quelque jour, en Amérique.
—C'est de la folie, dit Sylvia. Et si ce départ n'est qu'une fugue soudaine, si votre caprice devient une tyrannie, il est inutile d'insister. Je ne partirai pas!
Elle avait mis toute sa résolution nerveuse dans ce refus, et Norton connaissait l'énergie de cet être résistant sous son apparence frêle.
—Je serai cependant en route dans trois jours, et je vous prie—je vous prie, mistress Norton—dit-il en insistant, de ne point me laisser partir seul.
—Je n'ai pas demandé à venir en France. Je ne quitterai pas la France parce que le propos d'un passant aura effleuré mon nom! Et, d'ailleurs, pour ceux-là mêmes qui sont ici—pour le colonel Dickson ou mistress Dickson, vous voyez que je les connais ceux qui peuvent parler de moi—un départ aurait l'air d'une fuite. Leur calomnie aurait semblé m'avoir atteinte en me contraignant à la retraite. Je ne partirai pas.
—Sylvia! dit Norton, dont le visage, pâle tout à l'heure, se congestionnait violemment.
—Eh bien?... fit-elle résolue, très calme.
—Vous ne me connaissez pas, dit le Yankee. Vous m'avez vu toujours soumis à vos caprices, humble devant vous comme un enfant! Vous vous figurez que je puis renoncer à ce que je veux quand ma volonté a décidé quelque chose? Vous oubliez que tout ce que j'ai voulu, dans ma vie, je l'ai fait. Je ne suis pas un esprit romanesque comme M. de Solis, je suis un homme qui sait où il va et ce qu'il veut. Eh bien, je vous jure, Sylvia, que je veux que vous ne restiez pas un jour de plus à Trouville et que vous m'accompagniez en Amérique, où je vais.
La jeune femme regarda, un moment, ce colosse qu'elle sentait furieux, et, lentement, avec une douceur implacable, elle refusa, répondant:
—Votre volonté, lorsqu'elle devient une injure, ne peut rien contre la mienne.... Rien!... Vous voulez que je parte parce qu'il vous plaît de me soupçonner?... Accusez-moi, insultez-moi, je ne partirai pas!...
Il répéta, menaçant comme tout à l'heure, ce nom aimé pourtant:
—Sylvia!
Puis s'arrêtant devant le regard clair, calme, attristé aussi, de cette femme:
—Ah! non... non... non.... Vous voulez m'affoler, me pousser à bout! Vous voulez que je croie tout?...
—Quoi, tout? Tout ce que la calomnie ramasse je ne sais où? Des folies ou des infamies?
—Voyons, oui, c'est de la folie; oui, c'est absurde, je le sais, dit-il... mais je ne veux pas que vous restiez ici.... Je suis injuste, je suis brutal... soit.... Mais, après tout, n'ai-je pas fait preuve d'un sang-froid qui m'étonne lorsque, tout à l'heure, de ces mains-là—et il montrait les poings nerveux du fendeur de bois—je n'ai pas écrasé les imbéciles qui contaient, en ricanant, les aventures de l'Américaine de la villa normande.... Oui, j'avais bondi, le sang aux yeux... et j'allais faire quelque esclandre—un malheur—lorsque cette idée m'est venue que le scandale était plus redoutable pour vous que les vilenies... les calomnies de ces niais féroces.... En relevant leur propos, je lui redonnais une force.... Je le relançais, au lieu de le laisser traîner à terre et crever comme un ballon chargé de gaz empoisonné.... Mais le sang-froid, ce n'est pas ma vertu, à moi, Sylvia! Vous devez le savoir et le voir!... J'étouffe.... J'ai devant moi des visions qui m'affolent.... Il faut me comprendre, Sylvia.... Il faut m'excuser....
Il répéta, cette fois, d'un ton net, absolu:
—Il faut me suivre!
—Alors, c'est un ordre?
—Ordre ou prière, peu importe!
—Il importe si fort que j'aurais cédé à une prière et que je n'obéirai jamais à un ordre!
—Jamais?
—Jamais!
—Ah! malheureuse, fit Norton, le visage rouge. Et qui me prouve que ces misérables n'ont pas dit vrai et que vous ne voulez demeurer ici pour y rester avec votre amant?
—Mon amant?... C'est une infamie, s'écria Sylvia, et vous venez de dire un mensonge!
—Il était ici. Il s'est enfui devant moi. Où est le mensonge? Sur mes lèvres ou sur les vôtres? M'avez-vous avoué, oui ou non, tout à l'heure, que vous l'aviez aimé?
—Ce n'était pas un aveu, c'était la vérité! dit-elle, ayant retrouvé sa fierté calme.
—Et la vérité... la vérité d'autrefois et la vérité d'aujourd'hui... c'est que vous l'aimez toujours?
—Toujours! Oui, je l'aime toujours! répondit-elle, la tête haute. Après?
—Vous osez!... Tu oses!
—Je l'aime et vous n'en avez pas moins menti! Je l'aime et les lâches dont vous me parliez m'ont calomniée! Je l'aime et je suis une honnête femme!
Il écoutait, fou de colère, ayant peur de lui-même, sentant une rage lui monter aux yeux.
—Une honnête femme dont le nom est Norton! dit-il. Allons, appelez Éva! Donnez vos ordres, vous dis-je, nous partons!
Et comme elle ne bougeait pas, il alla au timbre électrique, près de la glace et pressa sur le bouton d'ivoire.
—Vous partez, soit, dit Sylvia. Moi, je reste.
Elle s'était appuyée contre la table pour ne pas tomber. Elle était blême, les lèvres tremblantes. Dans son visage, les yeux seuls vivaient.
—Je pars, dit Norton, et je vous emmène.
—De vive force? C'est possible. Vous pouvez aussi me cadenasser en route!
Un domestique parut et, derrière lui, le docteur Fargeas qui revenait, très guilleret.
Norton, en l'apercevant, fit au valet signe de s'éloigner.
Fargeas arrivait, en belle humeur; mais, d'un coup d'œil, il devina qu'entre ces deux êtres une sorte de choc électrique venait de se produire—les orages moraux ont aussi leur odeur de soufre—et, allant à Sylvia, presque défaillante:
—Qu'y a-t-il?... Madame.... Eh bien! mais, quoi donc?
—Rien!... Rien, docteur! disait-elle.
Elle essayait de sourire. Elle chancelait.
—Comment, rien! Mais c'est une crise, dit le docteur.
Et, interrogeant Norton brusquement:
—Enfin, quoi?...
—Je pars ce soir pour le Havre; dans trois jours pour New-York, répondit Richard froidement, et mistress Norton refuse de partir avec moi!
—Elle refuse! elle refuse!... Elle a bien raison! Vous voulez donc la tuer?
—La tuer? dit-il, et dans sa voix une angoisse soudaine passa, l'étranglant presque.
Fargeas faisait respirer à Sylvia, qui s'était assise, une ampoule de nitrite d'amyle qu'il avait cassée du bout des doigts, sur son mouchoir, et elle remerciait du regard, pendant que le docteur, à demi tourné vers Norton:
—Ah! ça dépend de vous, ça! Ses nerfs sont dans un tel état!... Si vous l'aimez....
—Si je l'aime? fit Richard.
—Vous avez remis entre mes mains sa santé. Eh bien! Un départ, avec la dépression barométrique et la saute de vent qu'on nous annonce, jamais! Je m'y oppose.
—La tuer? songeait Norton.
Et il lui semblait qu'un grand trou noir s'ouvrait devant lui; et il avait envie de s'y jeter, de s'y enfouir, de disparaître avec cette adorée qui, dans le cœur, gardait le nom d'un autre.
Tout à coup, dans le grand silence de la villa, un bruit éclata comme au signal d'un régisseur dans un théâtre, une fanfare retentit, une trombe de gaieté entra; et, pareille à une farandole se déroulant à travers les escaliers et les couloirs, une traînée de gens, guidés par mistress Montgomery, se précipita, et Liliane, élégante, armée d'un mirliton, Montgomery essoufflé, Bernière donnant la main à la belle Arabella que suivaient le colonel et la colonelle, la petite juive Offenburger et son père le gros banquier apoplectique, tout une poussée de fous s'invitant eux-mêmes, arrivant à l'américaine, dans cette partie de surprise qui rappelait les fantaisies du pays, tous, riant, criant, jetaient à l'air les échos de leurs fanfares:
—Hip! hip! hurrah!... Surprise-party! disait Liliane.
—Nous sommes chez nous!
—Go ahead! s'écriait Bernière.
Et Liliane, commandant comme à l'assaut:
—Au piano, Arabella! au piano!
—Volontiers!
Miss Dickson ôtait ses gants; elle s'installait, pendant que le colonel disait à Norton:
—Quel dommage! Elle a oublié son violoncelle!
Cette brusque invasion, assourdissante, Fargeas ne la détestait pas. Elle amenait chez Sylvia une réaction soudaine dont les nerfs de la jeune femme avaient besoin. Et, pendant que mistress Norton se redressait, essayant de sourire à cette invasion, à ces affolés qui, par droit de conquête fantaisiste, prenaient possession de son domicile, Norton composait son visage, sentant aussi que les Dickson ne venaient pas seulement là en désœuvrés qui s'amusent, mais en curieux qui épient.
Et, à cette bande éperdue, Éva venait se joindre, à son tour, attirée par le bruit.
—La voilà, la surprise-party! lui disait en riant mistress Montgomery.
—Plaisir américain, ajoutait la petite Offenburger. Cela doit vous plaire, miss Éva? Cela ne vaut pas l'anthropologie, mais c'est drôle! Très drôle. Original.
Sylvia faisait toujours des efforts pour sourire, restant un peu pâle.
Alors, le colonel, avec une affectation d'intérêt:
—Mais, docteur, voyez donc... mistress Norton.
—Eh bien! quoi, mistress Norton? dit froidement Richard. Un peu de fatigue, voilà tout.
—Ce n'est-rien, répondait Sylvia.
Et Liliane, la belle Liliane, avide du bruit éternel, leva hardiment, comme un bâton de commandement, son mirliton enrubanné, et de sa voix claire, joyeusement:
—Allons, allons, Sylvia, un peu de gaieté! Arabella, attaquez la Marche des Milligans! Nous accompagnerons, nous!... Fête de Saint-Cloud à Trouville! Hip! hip!
—Hurrah! cria Bernière.
Et, pendant que la grande belle fille du colonel Dickson jouait crescendo, sur le piano, l'air anglais, sautillant, entraînant, plein de titillations et de saccades, Bernière et mistress Montgomery accompagnaient en s'interrompant pour rire, et Éva examinait tour à tour le colonel qui, avec une gravité de clergymann, battait la mesure, tandis que la colonelle épongeait son front, la petite Offenburger qui causait avec son père, le banquier imitant la grosse caisse, et Montgomery parlant à l'oreille de Norton. Puis le regard de la jeune fille s'arrêtait sur le mélancolique visage de Sylvia, assise à côté de Fargeas qui hochait la tête. Et la jolie Éva, sérieuse et comme navrée par tout ce bruit qui, lui semblait-il, sonnait faux dans cette villa où, pour la première fois, elle avait pleuré, où elle sentait instinctivement comme un amer parfum de larmes, la petite Américaine se disait, toute triste:
—Si la marquise de Solis était là, elle dirait, cette fois, que les Américaines sont décidément folles! Oui, elle le dirait!
Furieusement, Arabella Dickson enlevait la Marche des Milligans, et Liliane, entre deux accords de mirliton, disait à Bernière:
—Tout à l'heure, nous pillerons les buffets pour le lunch! Aujourd'hui, Sylvia n'est plus chez elle. Expropriation pour cause de distraction publique. Surprise-party!
—Le mildew! songeait Éva Meredith.
XI
Georges de Solis, en quittant la Villa, était sorti un peu au hasard, par les rues vides. Machinalement il allait vers la plage, indifférent au bariolage gai des toilettes claires et des parasols rayés faisant sur le sable des taches joyeuses. Il suivait les planches en songeant encore à ce qu'il venait de dire, à ce qu'il avait osé dire à Sylvia.
Moralement il étouffait. Son existence s'était bornée jusqu'ici à des devoirs et à un amour. Il n'avait pas usé sa passion, en la banalisant, en l'émiettant en caprices. Cet amour intact, il le voulait absolu et il se faisait l'effet d'un sauveur venant arracher cette femme à une prison lourde, à une mort certaine.
Fuir avec elle? Oui, puisque sa destinée était d'errer et que l'univers lui ouvrait ses infinis. Mais Mme de Solis? La mère? Mais Richard Norton? Le mari? Il écartait violemment leur image; il ne voulait voir que Sylvia. Il ne voulait penser qu'à elle. C'était une fièvre qui lui montait au cerveau, l'aveuglant sur tout ce qui n'était pas Sylvia, sur tout ce qui n'était pas son amour.
Il erra ainsi pendant un certain temps, s'arrêtant machinalement devant le tir, hypnotisé, en apparence, par ces cartons troués, en réalité, n'apercevant rien que sa propre pensée. Il rentra alors, dîna avec la marquise qui le trouva préoccupé, nerveux; puis, contre son habitude, il sortit, la nuit venue.
—Es-tu souffrant? lui demanda Mme de Solis, comme il allait s'éloigner.
—Non. Pourquoi?
—Tu es pâle. Tu as l'air triste.
—Je ne suis pas triste. Je suis un peu nerveux. Cette chaleur lourde me fatigue. Le bord de la mer me fera du bien.
Il était agité visiblement, il n'avait qu'une pensée, réaliser cette folie dont il avait parlé à Sylvia comme d'un rêve. Une fuite en 1891, un enlèvement comme en plein romantisme, cela lui semblait assez étrange, presque ironique et «peu fin de siècle». Mais les explorateurs et les chercheurs d'inconnu sont peut-être les derniers romantiques. Ce danger bravé, ce départ brusque et fou lui plaisait. Mais comment partir? Et quand?
Puis le voulait-elle bien? Il l'avait sentie trembler sous ses paroles, frémir d'une tentation de liberté et d'amour. Elle l'aimait encore, et c'est parce qu'il avait eu la sensation de cet amour demeuré fidèle et partagé qu'il trouvait en lui l'audace de cet acte insensé: la rupture avec le monde et la fuite vers le hasard. Mais aurait-elle la même témérité que lui? Une réflexion ne l'arrêterait-elle pas, brusquement, en chemin?
Il était entré, presque inconsciemment, au Casino, ayant, pour s'étourdir, comme un besoin de bruit. La foule était grande. On dansait. Dans la salle des «petits chevaux», des joueurs se donnaient l'illusion de la roulette. En allant de la salle de bal à la salle de jeu, M. de Solis se heurta presque contre la belle Arabella Dickson qui passait au bras de son père. La foule, instinctivement, s'écartait devant l'admirable fille et le gigantesque Américain aux poils roux. Gontran de Bernière venait derrière, causant avec un monsieur très pur, très correct, très épinglé, cravaté de blanc, un gardénia à la boutonnière, et qui était le peintre Harrisson, Edward Harrisson, le premier mari de mistress Montgomery. Un artiste à tenue de diplomate. Chauve, du reste, avec des favoris interminables.
Arabella, en apercevant M. de Solis, laissa échapper un ah! de satisfaction. Elle s'arrêta, lui tendant la main. Elle était délicieuse avec ses cheveux colorés relevés sur la nuque, un petit chapeau marin, en paille blanche, posé dessus, jupe et veston blancs, un déshabillé très habillé, le veston moulant comme avec des caresses la taille et les hanches.
—Monsieur de Solis, dit-elle, on vous a regretté à la villa Norton, ce soir.
—Très regretté, dit le colonel.
—Charmante, la surprise-party organisée par mistress Montgomery. Oh! elle s'entend aux petites fêtes, mistress Montgomery. N'est-ce pas, monsieur Harrisson?
—Elle s'y entend, répondit flegmatiquement le premier mari.
—J'avais, ajouta Arabella en souriant, espéré vous voir, monsieur de Solis!
—Je sors très peu, mademoiselle. C'est par hasard que je suis ici!
Le colonel hocha la tête, sa tête si haut perchée, et caressant sa longue barbe:
—Oh! oh! vous sortez très peu? Vous ne venez pas souvent au Casino, mais....
Il s'arrêta, le regard de M. de Solis lui ordonnant de se taire.
Toute la révolte de Georges contre la calomnie montait dans ce regard violemment impératif, et le marquis saisit même, avec une sorte de brusquerie ardente, l'occasion que lui offrait cette rencontre:
—J'ai précisément un mot à vous dire, colonel.
—Volontiers, mon cher marquis.
—Oh! seul à seul, fit Solis. Vous permettez, mademoiselle?
Arabella sourit.
—M. de Bernière me servira de cavalier, dit-elle.
Le colonel avec flegme caressait toujours sa longue barbe. Georges l'attira dans un coin de la salle où de bons bourgeois prenaient le chaud, sur des fauteuils.
—Monsieur, dit le jeune homme en allant droit au but, vous avez tenu sur moi, et sur une personne que ni vous ni moi n'avons le droit de nommer, des propos qui ne me conviennent pas.
—Vous dites? fit le colonel en redressant encore sa taille de géant maigre.
—Je dis que vous avez calomnié la plus respectable des femmes et que vous avez associé mon nom à vos calomnies. Savez-vous comment nous appelons cela en français?
—Je connais la langue française, dit le colonel froidement, et je vous dispense de feuilleter votre dictionnaire! Je n'ai rien dit qui ne fût du domaine d'une conversation de plages. J'ai peut-être parlé—et dans l'intérêt de la santé d'une personne qui vous paraît chère—de promenades trop fréquentes... au bord de la mer... le soir.... Quand on est souffrante....
—Eh bien, monsieur, interrompit Solis, je vous défends, à l'avenir, de vous occuper et de moi et de celle dont vous voulez parler.
—Vous me dé-fen-dez? dit l'Américain en scandant les mots.
—Parfaitement.
—De quel droit, monsieur?
Le colonel avait une attitude fière dont l'héroïsme, assez fortement alcoolisé, devait être arrosé de nombreux cocktails.
—De quel droit? fit M. de Solis. Du droit que je prends.
—Oh! dit le colonel lentement, ma compatriote vous tient terriblement au cœur. C'est compréhensible: elle est très jolie!
Il relevait sa main pour se caresser la barbe, de son geste machinal. Georges lui saisit le poignet, et, se rapprochant de lui, les yeux dans les yeux:
—Taisez-vous, monsieur, vous êtes un lâche!
—J'espère que vous ne l'êtes pas, monsieur! dit le colonel en se dégageant.
—Tout à vos ordres!
—Exactement, fit Dickson en rejoignant sa fille qui causait avec de Bernière, celui-ci d'ailleurs ne perdant pas un mouvement de Solis et du colonel et se doutant bien que cet aparté cachait une discussion grave.
«Oh! oh! pensait le colonel en arrivant vers miss Dickson—Arabella épousera difficilement le marquis, maintenant. Mais qui sait?»
—On s'est chamaillé? demanda Bernière, une fois seul avec Georges.
—Oh! presque rien!
—Une provocation?
—Une explication, dit Solis. Je compte sur toi. Elle peut avoir des suites.... Ah!... tu préviendras le docteur Fargeas.... Et pas un mot à ma mère! Je vais l'embrasser. Pauvre femme!
—Diable, dit Bernière en essayant de plaisanter, tu es expéditif! Perds pas ton temps! Toute vapeur! Train express!
A la villa Norton, cette soirée avait été silencieuse, triste, et la journée du lendemain devait être plus inquiète encore. Soit que le colonel Dickson eût laissé échapper, au Casino même, le secret de son altercation avec M. de Solis, soit qu'en s'abouchant avec ses amis, le peintre Harrisson avant tous les autres, il n'eût pas demandé à ses témoins de garder le silence, soit encore qu'il eût intérêt à mêler à son nom le nom du marquis, l'incident de la veille était, dès le lendemain matin, le bruit de la plage. Et, de ce bruit même, les échos devaient entrer jusque dans la villa Norton. Mme Montgomery y était venue de très bonne heure, affairée, nerveuse, et, en arrivant pour prendre des nouvelles de Sylvia, le docteur Fargeas éprouvait une sensation très singulière; il lui semblait que les objets même, les meubles, avaient un aspect inaccoutumé, dramatique. Les choses, qui ont leur malice, ont aussi leur divination.
Le docteur se garda bien, du reste, d'interroger Mme Norton, qu'il trouva toujours très nerveuse, mais plus résolue et comme ayant fait un effort sur elle-même. Norton était absent. Fargeas se borna à une sorte d'ordonnance morale et, comme il descendait de l'appartement de Sylvia, il se heurta presque, au bas de l'escalier, à miss Meredith, qui attendait, visiblement anxieuse.
—Eh bien, docteur.... Sylvia? Comment va-t-elle? demanda Éva.
—Toujours dans son état d'innervation, mademoiselle, mais visiblement plus énergique aujourd'hui. On dirait que quelque émotion nouvelle l'a relevée....
—Une émotion? dit la jeune fille.
—Je ne sais laquelle. Rien de nouveau ici? fit le docteur.
—Rien.
Il regardait Éva toute pâle et hocha la tête de son air à la fois narquois et indulgent.
—Je ne vous conseillerai jamais de chercher à jouer la comédie, ma chère enfant.... Vous ne sauriez pas!
—Mais, docteur....
—Si mistress Norton est, comment dirai-je? remontée, vous êtes, vous, au contraire, très inquiète.
—Et pourquoi serais-je inquiète? demanda Éva, relevant sa tête brune et essayant de sourire.
—Ah! ça, par exemple, je n'en sais rien, dit Fargeas.
Il ajouta doucement:
—Peut-être tout simplement le bruit de ce duel.... Oui, du colonel Dickson avec M. de Solis.
Et comme Éva faisait un mouvement involontaire:
—Là! tout juste.... Eh bien, quoi? M. de Solis! Il en a vu bien d'autres? Il sait manier l'épée, tenir le pistolet. Rien à craindre pour lui!
Éva répondit, la voix lente:
—Qui vous dit que je craigne quoi que ce soit pour M. de Solis?
—Hein?... Comment?... fit le docteur.
Il attendit un moment et ajouta:
—Soit, mettons que je me suis trompé. C'est peut-être bien, alors, le colonel Dickson qui vous intéresse?
Un mouvement d'épaules d'Éva, accompagné d'un geste où le souhait devenait une menace, lui répondit:
—Le colonel! Le colonel! Ah! si le sort était juste, le colonel!...
—Très bien, fit le docteur. C'est ce que je vous disais.
Il était certain maintenant qu'elle pensait anxieusement au marquis. Pauvre petite!
Il remarqua alors qu'elle avait un chapeau sur ses cheveux bruns et qu'elle était habillée pour sortir. Il lui demanda si elle voulait l'accompagner.
—Oui, certes. Avec plaisir, docteur.
Elle avait besoin d'air, de mouvement. Elle voulait marcher, se fatiguer, user ses nerfs. Et, l'accompagnant vers la ville, le docteur la regardait du coin de l'œil, toute pâle, délicieuse.... Et tout à coup, il la vit devenir très rouge et elle s'écria, en apercevant, de loin, quelqu'un qui venait vers eux:
—M. de Solis!
Lorsqu'il fut près de Georges, il lui tendit la main, disant:
—Eh bien, mon cher marquis, je vous félicite.
—Et de quoi? fit M. de Solis, qui avait salué Éva.
—Mais... on ne parle que de cela... votre rencontre avec le colonel Dickson.
—Je ne me suis pas rencontré avec le colonel Dickson.
Éva, hésitante, demanda:
—Alors... ce duel... c'est fini?
—A peu près! répondit Georges.
—Vous ne vous battez pas?
Un signe rapide du docteur fit connaître à Georges qu'il devait nier toute rencontre.
—Le duel n'aura pas lieu, mademoiselle! dit-il en souriant. Tout est terminé!
—Ah! tant mieux! J'étais d'une inquiétude!
—Et, tout à l'heure, vous m'assuriez que vous n'aviez pas l'ombre de....
—Ah! tout à l'heure! tout à l'heure! fit-elle en riant.
Fargeas lui prit les mains, paternellement:
—Je vous l'ai dit, ma chère enfant, la comédie, vous ne saurez jamais... jamais... jamais.... Allons, au revoir, mademoiselle! Mes visites à mes malades sont peut-être inutiles, mais elles sont pressées.
Et saluant M. de Solis, il s'éloigna assez vite du côté des rues, laissant en tête à tête, à quelques pas de la plage, dans l'atmosphère matinale, Éva et M. de Solis.
La jeune fille regardait le marquis d'un air joyeux. Brusquement rassérénée, heureuse.
—Savez-vous que je suis très contente? disait-elle. Un duel! Je trouve cela si absurde, le duel.... Et quand on pense que le colonel Dickson, qui est très redoutable, paraît-il, pouvait.... C'est pourtant lui, n'est-ce pas, monsieur de Solis, qui a refusé le duel?
—Soyez certaine, mademoiselle, répondit Georges, que ce n'est pas moi!
—Après ça, il a bien fait! On me racontait qu'il avait accompli de véritables exploits pendant la guerre de sécession. Et depuis contre les Indiens aussi.... Oui, avec Buffalo Bill.... Un héros, à ce qu'il paraît, le colonel Dickson! Moi, je doutais un peu, je vous assure! Je ne sais pas pourquoi, dit-elle en riant, mais je doutais. Maintenant, non, je ne doute plus!...
—Pourquoi?
—Un homme qui a la terrible réputation du colonel et qui n'hésite pas à reconnaître ses torts, est vraiment un excellent homme. Pour moi, le colonel Dickson a fait ses preuves de loyauté aujourd'hui. Car il a reconnu ses torts, n'est-ce pas, monsieur de Solis?
—Assurément!
—C'était, d'ailleurs, assez vilain d'accuser Sylvia, la bonté et l'honneur mêmes. Oh! vous voyez que je sais tout. Et comme je savais que le colonel, lui, au tir,—en vous quittant—avait cassé devant tout le monde un nombre plus que respectable de poupées, vous concevez dans quelles transes j'ai passé la nuit. Est-ce que je vous ennuie de causer là, dans le plein air, comme disent les peintres? Je ne vous fais pas perdre votre temps, au moins?
—Oh! mademoiselle!
—Tant mieux. Vous êtes d'ailleurs condamné à me subir un peu. Vous m'avez donné assez d'inquiétudes. Oui, oui, vous allez me trouver absurde! Une Américaine, cela ne doit pas avoir les sensibilités subtiles de vos Françaises! Eh bien, je vous voyais là, debout, devant le pistolet du colonel Dickson....
—Et passé à l'état de poupée! dit le marquis. Mais je sais mieux me défendre que les bonshommes de plâtre, mademoiselle. D'ailleurs je suis d'avis que dans une rencontre de ce genre le bon droit est toujours vainqueur.
—Oh! oh! une superstition.
—Mieux que cela, une conviction.
—Excellente, cette conviction, quand elle est appuyée sur beaucoup d'adresse! Toujours est-il que vous m'avez joliment, oh! joliment inquiétée.
Elle était charmante, avec son babil joyeux, cette juvénile franchise, ce clair regard qu'elle fixait sur lui, cette cordialité de camarade qui troublait un peu, ou plutôt attirait Solis, et il la regardait doucement, un peu étonné, comme on étudierait tout à coup un paysage à peine aperçu jusque-là.
—Je voudrais, disait-il, avoir eu plus de droits à mériter cette inquiétude-là.
Éva souriait toujours.
—Comment, plus de droits? C'est-à-dire avoir couru plus de dangers? A quoi bon, puisque le résultat est le même? Je suis pratique, vous savez.
Elle marchait maintenant à ses côtés, délicieuse, tout son fin visage de brune animé d'une fièvre heureuse, et le vent sur son front agitait doucement de petites mèches frisées que Georges n'avait jamais remarquées et qui étaient d'une coquetterie charmante.
Il avait plaisir à entendre cette enfant lui parler de lui et, l'interrogeant, il lui disait:
—Alors, vraiment, si le colonel Dickson m'avait traité en petite poupée, cela vous eût été désagréable?
—Je vous l'ai dit comme je le pense! Mais vous n'allez pas demander que je vous le redise? fit-elle. Vous n'êtes plus intéressant, à présent... plus du tout....
—Il faut donc, pour mériter votre attention, miss Éva, être toujours exposé à un péril?
Elle secoua la tête gentiment:
—Ah! par exemple!... Je n'ai pas besoin pour aimer les gens de les savoir dans une situation extraordinaire. Je suis d'ailleurs la personne la moins romanesque qu'on puisse trouver... et il ne me serait jamais venu l'idée, en allant avec vous porter un secours à ces pauvres Ruaud, qu'on s'aviserait de découvrir je ne sais quel roman dans ce qui était une promenade de charité!...
—Le monde est méchant, dit tristement M. de Solis. Il lui faut sa ration de calomnie quotidienne.
Éva fit une petite moue et dit résolument:
—Oh! le monde!... le monde!... Ce n'est pas tout le monde, le monde! Vous avez le grand tort de faire beaucoup trop d'attention à lui.... Moi, le monde pourrait bien dire de moi tout ce qu'il voudrait! Peu m'importerait qu'il fût mécontent de moi, le monde, pourvu que, dans mon âme et conscience, je fus satisfaite de ma petite personne!
—Si le colonel Dickson avait dit de vous....
—Ce qu'il a dit de Sylvia? Eh bien, je vous aurais supplié de le laisser dire.... D'autant plus que nous....
Elle s'arrêta, et Georges, complétant la pensée:
—D'autant plus que je n'aurais pas eu le droit de vous défendre, n'est-ce pas?
—C'est encore une question, répondit l'Américaine. Un honnête homme a toujours le droit de défendre une honnête femme qu'on calomnie.
—Même quand il s'agit d'une jeune fille?
—Surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Mais s'il se fût agi de moi, c'eût été toute autre chose. Comme ce qu'on dit de moi m'est beaucoup plus indifférent que l'existence de quelqu'un pour qui j'ai de l'amitié, je vous aurais conjuré de laisser là Dickson et miss Dickson et tous les Dickson de la terre. Ce qui m'aurait fait de la peine, ce n'est pas du tout une parole plus ou moins absurde, c'est un coup de feu du colonel! Oh! je sais que je blesse vos préjugés belliqueux! Notez que j'aime, j'honore, j'admire, j'adore le courage, mais... voilà... je le veux bien employé....
Georges écoutait un peu surpris, très intéressé, presque charmé par cette franchise, ce mépris exquis des préjugés, ces idées nettes d'un petit cerveau vierge; et regardant la jeune fille:
—Vous êtes tout à fait... tout à fait originale, miss Éva.
Elle répliqua, hochant la tête:
—Dites excentrique, allez, ne vous gênez pas!
—Et qu'est-ce que vous appelez le courage bien employé?
A son tour, elle le regardait, surprise de cette curiosité qu'elle sentait éveillée en lui, tout à coup.
Et alors, elle parlait à cœur ouvert, elle se livrait toute et il lisait, comme en un livre inconnu, dans cette âme claire comme de l'eau de roche:
—Le courage bien employé!... Mais je ne sais pas, moi! Cela ne se définit pas, cela! L'homme qui en sauve un autre... ou qui défend son pays... ou qui voue toute son existence à une idée généreuse et utile—est-ce que je sais?—Celui-là fait un acte de courage.... Le courage, c'est quand vous allez... où cela? Dans quelque rizière d'Asie, chercher quoi?... Je l'ignore! Mais une vérité évidemment, une découverte, un progrès....
Elle s'arrêta, sérieuse.
—Quand je dis chercher, fit-elle, c'est peut-être oublier qu'il faut dire.
Solis se sentit remué par le son de cette voix qui, subitement, devint triste.
—Oublier?... oublier qui?
—Allons, adieu, monsieur de Solis. Enchantée de savoir que cette affaire est terminée....
Elle lui tendait la main comme pour s'éloigner de lui; mais Georges insistant:
—Vous m'avez dit qu'en voyageant, je cherchais à oublier peut-être.... Oublier quoi?... Que voulez-vous dire?
Elle le regarda bien en face.
—Oh! je n'ai jamais de réticences lorsqu'il s'agit d'un secret qui m'appartient. Mais il s'agit du secret d'une autre personne.
—Un secret? Quel secret, miss Éva?
Et instinctivement sa main cherchait à retenir la jeune fille. Mais elle, essayant de rire:
—Voyons, monsieur de Solis, vous voyez bien que je plaisante! Laissez-moi. Il n'y a pas de secret. Il n'y a rien. Dieu merci! il n'y a pas même de duel.
—Et s'il y en avait un? dit le marquis.
Toute la joie de la pauvre enfant tomba. Elle redevint aussi pâle que lorsque Fargeas l'avait interrogée, tout à l'heure.
—Alors, fit-elle, la voix brève, ce que vous m'affirmiez, il n'y a qu'un instant, devant le docteur.... Regardez-moi.... Ce n'était pas vrai?... Vous vous battez avec ce Dickson?
—Miss Éva!... Je vous en supplie! Pour moi, pour elle!
—Ah! oui, Sylvia! Toujours Sylvia! Et vous me laissiez croire que tout était fini, que je pouvais me rassurer... vous me disiez.... Ah! ce n'est pas bien! ce n'est pas bien! Si vous saviez le mal que vous m'avez fait!
Elle avait, dans les yeux, de grosses larmes qu'elle eût voulu dissimuler, et elle s'était un moment appuyée sur son ombrelle pour ne pas tomber. Il était stupéfait; il avait essayé de la prendre dans ses bras, craignant de la voir défaillir, mais elle avait déjà essuyé ses yeux, fébrilement, et elle disait:
—Allons, ce n'est rien! Rien!... Je vous demande pardon de ce petit accès... ridicule... absolument ridicule... surtout en pleine rue.... Vous voyez, c'est passé!... Qu'est-ce que vous avez à votre tour?
—Rien. Je vous regarde, je ne vous connaissais pas!...
—Oh! parbleu! j'ai mes nerfs aussi... comme Sylvia! Adieu!
Il l'arrêta, comprenant qu'il l'avait peinée.
—Je vous demande pardon, mademoiselle!
—Oh! je vous pardonne! Vous ne saviez pas....
Elle ne lui tendit même plus la main, comme tout à l'heure et elle s'éloigna rapidement, marchant vite, se sentant étouffer, suffoquant. En arrivant à la villa, elle essaya de composer son visage: elle se trouvait en face de Richard Norton qui sortait.
Très froid, très pâle, Norton avait dans le regard une expression de mélancolie qui ne lui était pas habituelle, et Éva fut frappée de l'air de bonté triste avec lequel il l'interrogea. D'où venait-elle? Pourquoi ce visage inquiet? Norton avait la sensation que le duel de M. de Solis avec le colonel Dickson effrayait la jeune fille: mais il ne voulait ni la questionner ni donner d'explications. Il se contenta de quelques phrases vagues dites d'un ton paternel, et recommanda, comme Fargeas eût pu le faire à Sylvia, un peu de calme et de repos.
Éva monta à son appartement en essayant de paraître rassurée.
Norton, lui, sortait pour aller tout droit chez Georges de Solis. Il voulait parler en homme à celui qui avait été son ami. Rencontrerait-il le marquis? Georges avait regagné son logis en se répétant ce qu'Éva venait de lui dire. Il éprouvait, à se rappeler les paroles de la petite Américane, une sorte de volupté particulière, bizarre. Cette franchise de jeune fille avait un charme. Il se sentait non pas hésiter, certes—l'image de Sylvia étant là, devant sa pensée toujours présente—mais troublé. Il eût voulu, par curiosité pure, sans doute, comme Bernière eût pu le faire par dilettantisme, connaître le fond même de ce cœur d'enfant. Une enfant, oui, mais si déterminée, exquise avec de petites résolutions héroïques!
Puis il se reprenait à penser à Sylvia, à cette folle, mais irrésistible idée de fuite qu'il avait glissée à l'oreille de l'adorée. Une folie, soit; ce qui est insensé parfois, n'est-ce pas la sagesse suprême? Et il lui semblait qu'une voix intérieure—sa propre voix—lui disait encore de partir.
«Partons, fuyons, allons loin du monde, bravons ses lois, faisons-nous à nous-mêmes une loi nouvelle!». Éternelles raisons que se donne la folie d'amour. Mots exquis ressassés depuis que le monde est monde et que le cœur est faible. Banalités charmeuses, auxquelles se laisse prendre le cœur des femmes, comme si certaine poésie de l'affranchissement était la préface courante de la chute. Tant que le monde sera monde et créera des obstacles aux passions humaines, les mêmes aspirations, les mêmes refrains mèneront aux mêmes duperies. C'est un air que chacun transpose pour sa voix.
Georges, assis dans son cabinet de travail, encombré de cartes et de livres, avait commencé, déchiré, puis recommencé pour Sylvia une lettre qu'il voulait lui envoyer, précisant plus nettement ce qu'il lui avait murmuré, glissé dans l'âme. Sa mère, entrant pour le voir, l'avait surpris, écrivant, l'œil fiévreux, et cachant brusquement un billet inachevé dans un buvard.
Un moment, la marquise avait eu la tentation d'interroger son fils. A qui écrivait-il? Pourquoi se cachait-il?
Mais la question indiscrète n'eût pas obtenu de réponse sans doute. Trop femme pour ne point deviner en partie, la marquise était certaine que cette lettre furtive était destinée à mistress Norton.
—Quelle sottise peut-il bien méditer? pensait-elle.
Elle l'aurait demandé peut-être si le domestique ne fût venu annoncer M. Richard Norton, qui désirait parler à M. le marquis.
La mère, subitement inquiétée, regarda son fils qui répondait très calme, souriant, pour rassurer Mme de Solis:
—Je suis charmé.... Faites entrer.
—Je vais vous laisser, dit la marquise avant même que Norton fût entré. Mais pourquoi vient-il ici?
—Une visite. Il a bien le droit de me rendre visite.
—Promets-moi que tu me répéteras tout à l'heure ce qu'il aura dit.
—Que voulez-vous qu'il me dise?
—Promets-le-moi, dit fermement la marquise.
—Oh! volontiers. Je vous le promets!
Richard parut un peu ennuyé en apercevant Mme de Solis; mais elle prit bien vite congé de lui, ne voulant pas être indiscrète, et, confiante en la promesse de son fils, elle eut le courage de retourner dans sa chambre sans chercher à savoir, même par les premiers mots de Norton, si l'Américain venait en ami ou en ennemi.
La première minute de l'entretien de Richard avec son fils lui eût cependant tout appris.
La marquise partie, Norton regarda Georges qui, devant la table de travail, lui désignait du geste un fauteuil et, s'asseyant, l'Américain prononça très froidement:
—Vous devinez pourquoi je viens chez vous?
—Non, dit le marquis.
—Vous vous battez ce soir—il tira sa montre—vous vous battez dans cinq heures, avec le colonel Dickson.
—Oui, dit M. de Solis.
—La rencontre devait avoir lieu ce matin. Elle avait été remise à ce soir sur la demande des témoins du colonel.
Solis répondit simplement:
—Vous êtes très bien informé!
—C'est vous dire, fit Norton, impassible, que je connais aussi la cause de ce duel!
Georges regarda l'Américain. Sous leurs sourcils hérissés, les yeux gris du Yankee voulaient demeurer froids, très calmes: une flamme les trahissait, un éclat de fièvre.
—Si vous savez la cause de cette rencontre, répondit le marquis, vous savez alors qu'elle n'a rien que d'honorable pour moi et pour... la personne que je défends.
—En ne la nommant pas, à moi, cette personne, vous montrez vous-même que vous n'avez pas le droit de la défendre!
Le marquis essaya de sourire.
—Un honnête homme a toujours le droit de prendre la défense d'une honnêteté calomniée.
—Non, dit Norton, quand, en voulant la protéger, il l'expose à une calomnie nouvelle!
Assis en face l'un de l'autre, ces deux hommes croisaient leurs regards comme ils eussent croisé une épée; et, s'efforçant de rester impassible devant le mari réclamant son droit, M. de Solis répliquait:
—Cette calomnie, j'ai marché droit à elle dès que je l'ai connue!
—Eh bien, fit Norton, en vous battant pour une honnête femme, vous la compromettez! Moi seul ai le droit de m'occuper de son honneur qui est le mien!
—C'est-à-dire?
—Que vous ne vous battrez pas avec le colonel Dickson, et que le colonel, ayant insulté mistress Norton, c'est à moi qu'il doit compte de l'outrage!
M. de Solis resta un moment sans répondre, puis, avec un léger rictus des lèvres qui semblait souligner l'impossibilité de cette substitution d'un adversaire à un autre:
—J'ai envoyé mes témoins au colonel. La rencontre est décidée. L'heure est fixée. Je ne puis, sous aucun prétexte, ne pas me trouver à un rendez-vous que j'ai demandé moi-même.
—Il faut pourtant, répondit vivement Richard, que, pour l'honneur de celle dont vous me parlez, l'adversaire du colonel Dickson soit le mari de mistress Norton!
—Pourquoi?
—Vous ne me comprenez pas? dit Norton assez brusquement. Nous sommes ici pourtant deux hommes qui pouvons et devons nous dire la vérité tout entière. Vous vous battriez pour Sylvia parce que vous l'aimez! J'entends me battre pour elle, moi, parce que je veux qu'on la respecte. La situation est nette, je pense.
Georges, très pâle, voulut répondre:
—C'est pour qu'on la respectât que j'ai défendu au colonel Dickson....
—Et de quel droit? dit Norton. Je suis encore le mari! Mon privilège est de m'occuper seul de celle qui porte mon nom, et tant qu'elle le portera, ce nom, je revendiquerai ce privilège. Et c'est encore le meilleur moyen, je pense, de faire taire le calomniateur!
—Tant qu'elle portera votre nom?...
—Oui.
—Que voulez-vous dire?
—Rien.... Rien qui ne soit pour vous un espoir et pour elle une délivrance.
—Norton! fit M. de Solis, avec un accent où passait l'écho de toute l'amitié d'autrefois.
L'Américain le regarda de ses yeux farouches, et la voix rauque:
—Ah! en vérité, vous, ne m'interrogez pas, ne dites pas un mot de plus!...
—Mon ami!
Le mot fit passer comme un nuage sur le visage de Norton.
—Taisez-vous, au nom même d'une amitié qui ne vous a point, paraît-il, enlevé le droit de voler l'affection de celle que j'aimais le plus au monde.
—Voler?... fit le marquis, se levant vivement.
Le Yankee, assis et le regardant bien en face, continuait:
—Arracher, emporter, qu'importe le mot? Ce qui est le fait, c'est la souffrance assise à mon foyer, c'est la désolation et la déception dans ce cœur gonflé et qui éclate—et de ses poings rudes il se frappait la poitrine—c'est la douleur, c'est la torture, c'est la séparation, c'est le divorce! Voilà!
Le divorce! ce mot tombait là comme un coup de foudre. Le divorce! Georges n'y avait pas pensé. Le divorce?... Lui qui rêvait la liberté, Norton lui-même la lui apportait—et là, presque sous la loyale main de cet homme, dans le buvard, cachée comme une arme de lâche, il y avait une lettre, la lettre destinée à la femme, la lettre qui disait: «Affranchissons-nous! fuyons! soyons libres!»
—Vous croyez peut-être, dit Norton avec une violente expression de souffrance—vous croyez aimer celle que vous avez rencontrée autrefois et qui vous plaisait? Allons donc! Je vais vous dire, moi, ce que c'est d'aimer? C'est de vivre uniquement pour une créature adorée; et pourtant, en voyant que l'existence qu'elle partage la torture et la tue, c'est de lui rendre cette liberté que notre loi nous permet, et ensuite d'emporter avec soi, pour toute consolation, le souvenir et la joie du sacrifice. Oui, voilà l'affection vraie, l'amour vrai, le dévouement vrai.... Tout le reste? Du désir... ou des phrases!