L'archipel en feu
The Project Gutenberg eBook of L'archipel en feu
Title: L'archipel en feu
Author: Jules Verne
Release date: February 1, 2006 [eBook #17660]
Language: French
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Jules Verne
L'ARCHIPEL EN FEU
(1884)
Table des matières
I Navire au large
II En face l'un de l'autre
III Grecs contre Turcs
IV Triste maison d'un riche
V La côte messénienne
VI Sus aux pirates de l'archipel!
VII L'inattendu
VIII Vingt millions en jeu
IX L'archipel en feu
X Campagne dans l'archipel
XI Signaux sans réponse
XII Une enchère à Scarpanto
XIII À bord de la «Syphanta»
XIV Sacratif
XV Dénouement
I
Navire au large
Le 18 octobre 1827, vers cinq heures du soir, un petit bâtiment levantin serrait le vent pour essayer d'atteindre avant la nuit le port de Vitylo, à l'entrée du golfe de Coron.
Ce port, l'ancien Oetylos d'Homère, est situé dans l'une de ces trois profondes indentations qui découpent, sur la mer Ionienne et sur la mer Égée, cette feuille de platane, à laquelle on a très justement comparé la Grèce méridionale. Sur cette feuille se développe l'antique Péloponnèse, la Morée de la géographie moderne. La première de ces dentelures, à l'ouest, c'est le golfe de Coron, ouvert entre la Messénie et le Magne; la seconde, c'est le golfe de Marathon, qui échancre largement le littoral de la sévère Laconie; le troisième, c'est le golfe de Nauplie, dont les eaux séparent cette Laconie de l'Argolide.
Au premier de ces trois golfes appartient le port de Vitylo. Creusé à la lisière de sa rive orientale, au fond d'une anse irrégulière, il occupe les premiers contreforts maritimes du Taygète, dont le prolongement orographique forme l'ossature de ce pays du Magne. La sûreté de ses fonds, l'orientation de ses passes, les hauteurs qui le couvrent, en font l'un des meilleurs refuges d'une côte incessamment battue par tous les vents de ces mers méditerranéennes.
Le bâtiment, qui s'élevait, au plus près, contre une assez fraîche brise de nord-nord-ouest, ne pouvait être visible des quais de Vitylo. Une distance de six à sept milles l'en séparait encore. Bien que le temps fût très clair, c'est à peine si la bordure de ses plus hautes voiles se découpait sur le fond lumineux de l'extrême horizon.
Mais ce qui ne pouvait se voir d'en bas pouvait se voir d'en haut, c'est-à-dire du sommet de ces crêtes qui dominent le village. Vitylo est construit en amphithéâtre sur d'abruptes roches que défend l'ancienne acropole de Kélapha. Au-dessus se dressent quelques vieilles tours en ruine, d'une origine postérieure à ces curieux débris d'un temple de Sérapis, dont les colonnes et les chapiteaux d'ordre ionique ornent encore l'église de Vitylo. Près de ces tours s'élèvent aussi deux ou trois petites chapelles peu fréquentées, desservies par des moines.
Ici, il convient de s'entendre sur ce mot «desservies» et même sur cette qualification de «moine», appliquée aux caloyers de la côte messénienne. L'un d'eux, d'ailleurs, qui venait de quitter sa chapelle, va pouvoir être jugé d'après nature.
À cette époque, la religion, en Grèce, était encore un singulier mélange des légendes du paganisme et des croyances du christianisme. Bien des fidèles regardaient les déesses de l'antiquité comme des saintes de la religion nouvelle. Actuellement même, ainsi que l'a fait remarquer M. Henry Belle, «ils amalgament les demi-dieux avec les saints, les farfadets des vallons enchantés avec les anges du paradis, invoquant aussi bien les sirènes et les furies que la Panagia». De là, certaines pratiques bizarres, des anomalies qui font sourire, et, parfois, un clergé fort empêché de débrouiller ce chaos peu orthodoxe.
Pendant le premier quart de ce siècle, surtout — il y a quelque cinquante ans, époque à laquelle s'ouvre cette histoire — le clergé de la péninsule hellénique était plus ignorant encore, et les moines, insouciants, naïfs, familiers, «bons enfants,» paraissaient assez peu aptes à diriger des populations naturellement superstitieuses.
Si même ces caloyers n'eussent été qu'ignorants! Mais, en certaines parties de la Grèce, surtout dans les régions sauvages du Magne, mendiants par nature et par nécessité, grands quémandeurs de drachmes que leur jetaient parfois de charitables voyageurs, n'ayant pour toute occupation que de donner à baiser aux fidèles quelque apocryphe image de saint ou d'entretenir la lampe d'une niche de sainte, désespérés du peu de rendement des dîmes, confessions, enterrements et baptêmes, ces pauvres gens, recrutés d'ailleurs dans les plus basses classes, ne répugnaient point à faire le métier de guetteurs — et quels guetteurs! — pour le compte des habitants du littoral.
Aussi, les marins de Vitylo, étendus sur le port à la façon de ces lazzaroni auxquels il faut des heures pour se reposer d'un travail de quelques minutes, se levèrent-ils, lorsqu'ils virent un de leurs caloyers descendre rapidement vers le village, en agitant les bras.
C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, non seulement gros, mais gras de cette graisse que produit l'oisiveté, et dont la physionomie rusée ne pouvait inspirer qu'une médiocre confiance.
«Eh! qu'y a-t-il, père, qu'y a-t-il?» s'écria l'un des marins, en courant vers lui.
Le Vitylien parlait de ce ton nasillard qui ferait croire que Nason a été un des ancêtres des Hellènes, et dans ce patois maniote, où le grec, le turc, l'italien et l'albanais se mélangent, comme s'il eût existé au temps de la tour de Babel.
«Est-ce que les soldats d'Ibrahim ont envahi les hauteurs du Taygète? demanda un autre marin, en faisant un geste d'insouciance qui marquait assez peu de patriotisme.
— À moins que ce ne soient des Français, dont nous n'avons que faire! répondit le premier interlocuteur.
— Ils se valent!» répliqua un troisième.
Et cette réponse indiquait combien la lutte, alors dans sa plus terrible période, n'intéressait que légèrement ces indigènes de l'extrême Péloponnèse, bien différents des Maniotes du Nord, qui marquèrent si brillamment dans la guerre de l'Indépendance. Mais le gros caloyer ne pouvait répliquer ni à l'un ni à l'autre. Il s'était essoufflé à descendre les rapides rampes de la falaise. Sa poitrine d'asthmatique haletait. Il voulait parler, il n'y parvenait pas. Au moins, l'un de ses ancêtres en Hellade, le soldat de Marathon, avant de tomber mort, avait-il pu prononcer la victoire de Miltiade. Mais il ne s'agissait plus de Miltiade ni de la guerre des Athéniens et des Perses. C'étaient à peine des Grecs, ces farouches habitants de l'extrême pointe du Magne.
«Eh! parle donc, père, parle donc!» s'écria un vieux marin, nommé Gozzo, plus impatient que les autres, comme s'il eût deviné ce que venait annoncer le moine.
Celui-ci parvint enfin à reprendre haleine. Puis, tendant la main vers l'horizon:
«Navire en vue!» dit-il.
Et, sur ces mots, tous les fainéants de se redresser, de battre des mains, de courir vers un rocher qui dominait le port. De là, leur regard pouvait embrasser la pleine mer sur un plus vaste secteur.
Un étranger aurait pu croire que ce mouvement était provoqué par l'intérêt que tout navire, arrivant du large, doit naturellement inspirer à des marins fanatiques des choses de la mer. Il n'en était rien, ou, plutôt, si une question d'intérêt pouvait passionner ces indigènes, c'était à un point de vue tout spécial.
En effet, au moment où s'écrit — non au moment où se passait cette histoire — le Magne est encore un pays à part au milieu de la Grèce, redevenue royaume indépendant de par la volonté des puissances européennes, signataires du traité d'Andrinople de 1829. Les Maniotes, ou tout au moins ceux de ce nom qui vivent sur ces pointes allongées entre les golfes, sont restés à demi barbares, plus soucieux de leur liberté propre que de la liberté de leur pays. Aussi cette langue extrême de la Morée inférieure a- t-elle été, de tout temps, presque impossible à réduire. Ni les janissaires turcs, ni les gendarmes grecs n'ont pu en avoir raison. Querelleurs, vindicatifs, se transmettant, comme les Corses, des haines de familles, qui ne peuvent s'éteindre que dans le sang, pillards de naissance et pourtant hospitaliers, assassins, lorsque le vol exige l'assassinat, ces rudes montagnards ne s'en disent pas moins les descendants directs des Spartiates; mais, enfermés dans ces ramifications du Taygète, où l'on compte par milliers de ces petites citadelles ou «pyrgos» presque inaccessibles, ils jouent trop volontiers le rôle équivoque de ces routiers du moyen âge dont les droits féodaux s'exerçaient à coups de poignard et d'escopette.
Or, si les Maniotes, à l'heure qu'il est, sont encore des demi- sauvages, il est aisé de s'imaginer ce qu'ils devaient être, il y a cinquante ans. Avant que les croisières des bâtiments à vapeur n'eussent singulièrement enrayé leurs déprédations sur mer, pendant le premier tiers du ce siècle, ce furent bien les plus déterminés pirates que les navires de commerce pussent redouter sur toutes les Échelles du Levant.
Et précisément, le port de Vitylo, par sa situation à l'extrémité du Péloponnèse, à l'entrée de deux mers, par sa proximité de l'île de Cérigotto, chère aux forbans, était bien placé pour s'ouvrir à tous ces malfaiteurs qui écumaient l'Archipel et les parages voisins de la Méditerranée. Le point de concentration des habitants de cette partie du Magne portait plus spécialement alors le nom de pays de Kakovonni, et les Kakovonniotes, à cheval sur cette pointe que termine le cap Matapan, se trouvaient à l'aise pour opérer. En mer, ils attaquaient les navires. À terre, ils les attiraient par de faux signaux. Partout, ils les pillaient et les brûlaient. Que leurs équipages fussent turcs, maltais, égyptiens, grecs même, peu importait: ils étaient impitoyablement massacrés ou vendus comme esclaves sur les côtes barbaresques. La besogne venait-elle à chômer, les caboteurs se faisaient-ils rares dans les parages du golfe de Coron ou du golfe de Marathon, au large de Cérigo ou du cap Gallo, des prières publiques montaient vers le Dieu des tempêtes, afin qu'il daignât mettre au plein quelque bâtiment de fort tonnage et de riche cargaison. Et les caloyers ne se refusaient point à ces prières, pour le plus grand profit de leurs fidèles.
Or, depuis quelques semaines, le pillage n'avait pas donné. Aucun bâtiment n'était venu atterrir sur les rivages du Magne. Aussi, fut-ce comme une explosion de joie, lorsque le moine eut laissé échapper ces mots, entrecoupés de halètements asthmatiques:
«Navire en vue!»
Presque aussitôt se firent entendre les battements sourds de la simandre, sorte de cloche de bois à lame de fer, en usage dans ces provinces, où les Turcs ne permettent pas l'emploi des cloches de métal. Mais ces lugubres complaintes suffisaient à rassembler une population avide, hommes, femmes, enfants, chiens féroces et redoutés, tous également propres au pillage et au massacre.
Cependant les Vityliens, réunis sur le haut rocher, discutaient à grands cris. Qu'était ce bâtiment signalé par le caloyer?
Avec la brise de nord-nord-ouest qui fraîchissait à la tombée de la nuit, ce navire, bâbord amures, filait rapidement. Il pouvait même se faire qu'il enlevât le cap Matapan à la bordée. D'après sa direction, il semblait venir des parages de la Crète. Sa coque commençait à se montrer au-dessus du sillage blanc qu'il laissait après lui; mais l'ensemble de ses voiles ne formait encore qu'une masse confuse à l'oeil. Il était donc difficile de reconnaître à quel genre de bâtiment il appartenait. De là, des propos qui se contredisaient d'une minute à l'autre.
«C'est un chébec! disait l'un des marins. Je viens de voir les voiles carrées de son mât de misaine!
— Eh non! répondait un autre, c'est une pinque! Voyez son arrière relevé et le renflement de son étrave!
— Chébec ou pinque! Eh! qui prétendrait pouvoir les distinguer l'un de l'autre à pareille distance?
— Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles carrées? fit observer un autre marin, qui s'était fait une longue-vue de ses deux mains à demi fermées.
— Que Dieu nous vienne en aide! répondit le vieux Gozzo. Polacre, chébec ou pinque, ce sont autant de trois-mâts, et mieux valent trois mâts que deux, lorsqu'il s'agit d'atterrir sur nos parages avec une bonne cargaison de vins de Candie ou d'étoffes de Smyrne!»
Sur cette observation judicieuse, on regarda plus attentivement encore. Le navire se rapprochait et grossissait peu à peu; mais, précisément parce qu'il serrait le vent de très près, on ne pouvait l'apercevoir par le travers. Il eût donc été malaisé de dire s'il portait deux ou trois mâts, c'est-à-dire si l'on pouvait espérer que son tonnage fût ou non considérable.
«Eh! la misère est pour nous et le diable s'en mêle! dit Gozzo, en lançant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait toutes ses phrases. Nous n'aurons là qu'une felouque…
— Ou même un speronare!» s'écria le caloyer, non moins désappointé que ses ouailles.
Si des cris de désappointement accueillirent ces deux observations, il est inutile d'y insister. Mais, quel que fût ce bâtiment, on pouvait déjà estimer qu'il ne devait pas jauger plus de cent à cent vingt tonneaux. Après tout, peu importait que sa cargaison ne fût pas énorme, si elle était riche. Il y a de ces simples felouques, de ces speronares même, qui sont chargés de vin précieux, d'huiles fines ou de tissus de prix. Dans ce cas, ils valent la peine d'être attaqués et rapportent gros pour une mince besogne! Il ne fallait donc pas encore désespérer. D'ailleurs les anciens de la bande, très entendus en cette matière, trouvaient à ce bâtiment une certaine allure élégante, qui prévenait en sa faveur.
Cependant, le soleil commençait à disparaître derrière l'horizon dans l'ouest de la mer Ionienne; mais le crépuscule d'octobre devait laisser assez de lumière, pendant une heure encore, pour que ce navire pût être reconnu avant la nuit close. D'ailleurs, après avoir doublé le cap Matapan, il venait d'arriver de deux quarts afin de mieux ouvrir l'entrée du golfe, et il se présentait dans de meilleures conditions au regard des observateurs.
Aussi, ce mot: sacolève! s'échappa-t-il, un instant après, de la bouche du vieux Gozzo.
«Une sacolève!» s'écrièrent ses compagnons, dont le désappointement se traduisit par une bordée de jurons.
Mais, à ce sujet, il n'y eut aucune discussion, parce qu'il n'y avait pas d'erreur possible. Le navire, qui manoeuvrait à l'entrée du golfe de Coron, était bien une sacolève. Après tout, ces gens de Vitylo avaient tort de crier à la malchance. Il n'est pas rare de trouver quelque cargaison précieuse à bord de ces sacolèves.
On appelle ainsi un bâtiment levantin de médiocre tonnage, dont la tonture, c'est-à-dire la courbe du pont, s'accentue légèrement en se relevant vers l'arrière. Il grée sur ses trois mâts à pibles des voiles auriques. Son grand mât, très incliné sur l'avant et placé au centre, porte une voile latine, une fortune, un hunier avec un perroquet volant. Deux focs à l'avant, deux voiles en pointe sur les deux mâts inégaux de l'arrière, complètent sa voilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures vives de sa coque, l'élancement de son étrave, la variété de sa mâture, la coupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux spécimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dans les étroits parages de l'Archipel. Rien de plus élégant que ce léger bâtiment, se couchant et se redressant à la lame, se couronnant d'écume, bondissant sans effort, semblable à quelque énorme oiseau, dont les ailes eussent rasé la mer, qui brasillait alors sous les derniers rayons du soleil.
Bien que la brise tendît à fraîchir et que le ciel se couvrît d'»échillons» — nom que les Levantins donnent à certains nuages de leur ciel — la sacolève ne diminuait rien de sa voilure. Elle avait même conservé son perroquet volant, qu'un marin moins audacieux eût certainement amené. Évidemment, c'était dans l'intention d'atterrir, le capitaine ne se souciant pas de passer la nuit sur une mer déjà dure et qui menaçait de grossir encore.
Mais, si, pour les marins de Vitylo il n'y avait plus aucun doute sur ce point que la sacolève donnait dans le golfe, ils ne laissaient pas de se demander si ce serait à destination de leur port.
«Eh! s'écria l'un d'eux, on dirait qu'elle cherche toujours à pincer le vent au lieu d'arriver!
— Le diable la prenne à sa remorque! répliqua un autre. Va-t-elle donc virer et reprendre un bord au large?
— Est-ce qu'elle ferait route pour Coron?
— Ou pour Kalamata?»
Ces deux hypothèses étaient également admissibles. Coron est un port de la côte maniote assez fréquenté par les navires de commerce du Levant, et il s'y fait une importante exportation des huiles de la Grèce du sud. De même pour Kalamata, située au fond du golfe, dont les bazars regorgent de produits manufacturés, étoffes ou poteries, que lui envoient les divers États de l'Europe occidentale. Il était donc possible que la sacolève fût chargée pour l'un de ces deux ports — ce qui eût fort déconcerté ces Vityliens, en quête de déprédations et pillages.
Pendant qu'elle était observée avec une attention si peu désintéressée, la sacolève filait rapidement. Elle ne tarda pas à se trouver à la hauteur de Vitylo. Ce fut l'instant où son sort allait se décider. Si elle continuait à s'élever vers le fond du golfe, Gozzo et ses compagnons devraient perdre tout espoir de s'en emparer. En effet, même en se jetant dans leurs plus rapides embarcations, ils n'auraient eu aucune chance de l'atteindre, tant sa marche était supérieure sous cette énorme voilure qu'elle portait sans fatigue.
«Elle arrive!»
Ces deux mots furent bientôt jetés par le vieux marin, dont le bras, armé d'une main crochue, se lança vers le petit bâtiment comme un grappin d'abordage.
Gozzo ne se trompait pas. La barre venait d'être mise au vent, et la sacolève laissait maintenant porter sur Vitylo. En même temps, son perroquet volant et son second foc furent amenés; puis, son hunier se releva sur ses cargues. Ainsi soulagée d'une partie de ses voiles, elle était bien plus dans la main de l'homme de barre.
Il commençait alors à faire nuit. La sacolève n'avait plus que juste le temps de donner dans les passes de Vitylo. Il y a, de ci de là, des roches sous-marines qu'il faut éviter, sous peine de courir à une destruction complète. Pourtant, le pavillon de pilote n'avait point été hissé au grand mât du petit bâtiment. Il fallait donc que son capitaine connût parfaitement ces fonds assez dangereux, puisqu'il s'y aventurait, sans demander assistance. Peut-être aussi se méfiait-il — à bon droit — des pratiques Vityliens, qui ne se seraient point gênés de le mettre sur quelque basse, où nombre de navires s'étaient déjà perdus.
Du reste, à cette époque, aucun phare n'éclairait les côtes de cette portion du Magne. Un simple feu de port servait à gouverner dans l'étroit chenal.
La sacolève s'approchait, cependant. Elle ne fut bientôt plus qu'à un demi-mille de Vitylo. Elle atterrissait sans hésitation. On sentait qu'une main habile la manoeuvrait.
Cela n'était pas pour satisfaire tous ces mécréants. Ils avaient intérêt à ce que le navire qu'ils convoitaient se jetât sur quelque roche. En ces conjonctures l'écueil se faisait volontiers leur complice. Il commençait la besogne, et ils n'avaient plus qu'à l'achever. Le naufrage d'abord, le pillage ensuite: c'était leur façon d'agir. Cela leur épargnait une lutte à main armée, une agression directe, dont quelques-uns d'entre eux pouvaient être victimes. Il y avait, en effet, de ces bâtiments, défendus par un courageux équipage, qui ne se laissaient point impunément attaquer.
Les compagnons de Gozzo quittèrent donc leur poste d'observation et redescendirent au port, sans perdre un instant. En effet, il s'agissait de mettre en oeuvre ces machinations familières à tous les pilleurs d'épaves, qu'ils soient du Ponant ou du Levant.
De faire échouer la sacolève dans les étroites passes du chenal, en lui indiquant une fausse direction, rien n'était plus aisé au milieu de cette obscurité, qui, sans être profonde encore, l'était assez pour rendre ses évolutions difficiles.
«Au feu de port!» dit simplement Gozzo, auquel ses compagnons avaient l'habitude d'obéir sans hésiter.
Le vieux marin fut compris. Deux minutes après, ce feu — une simple lanterne, allumée à l'extrémité d'un mâtereau élevé sur le petit môle — s'éteignait subitement.
Au même instant, ce feu était remplacé par un autre feu, qui fut placé tout d'abord dans la même direction; mais, si le premier, immobile sur le môle, indiquait un point toujours fixe pour le navigateur, le second, grâce à sa mobilité, devait l'entraîner hors du chenal et l'exposer à donner contre quelque écueil.
Ce feu, en effet, c'était une lanterne, dont la lumière ne différait point de celle du feu de port; mais cette lanterne avait été accrochée aux cornes d'une chèvre, que l'on poussait lentement sur les premières rampes de la falaise. Elle se déplaçait donc avec l'animal et devait engager la sacolève en de fausses manoeuvres.
Ce n'était pas la première fois que les gens de Vitylo agissaient de la sorte. Non certes! Et il était même rare qu'ils eussent échoué dans leurs criminelles entreprises.
Cependant, la sacolève venait d'entrer dans la passe. Après avoir cargué sa grande voile, elle ne portait plus que ses voiles latines de l'arrière et son foc. Cette voilure réduite devait lui suffire pour arriver à son poste de mouillage.
À l'extrême surprise des marins qui l'observaient, le petit bâtiment s'avançait avec une incroyable sûreté, à travers les sinuosités du chenal. De cette lumière mobile que portait la chèvre, il ne semblait en aucune façon se préoccuper. Il eût fait grand jour que sa manoeuvre n'aurait pas été plus correcte. Il fallait que son capitaine eût souvent pratiqué les approches de Vitylo, et qu'il les connût au point de pouvoir s'y aventurer, même au milieu d'une nuit profonde.
Déjà on l'apercevait, ce hardi marin. Sa silhouette se détachait nettement dans l'ombre sur l'avant de la sacolève. Il était enveloppé dans les larges plis de son aba, sorte de manteau de laine, dont le capuchon retombait sur sa tête. En vérité, ce capitaine, dans son attitude, n'avait rien de ces modestes patrons de caboteurs, qui, pendant la manoeuvre, dévident incessamment entre leurs doigts un chapelet à gros grains, tels qu'il s'en rencontre le plus communément sur les mers de l'Archipel. Non! Celui-ci, d'une voix basse et calme, ne s'occupait qu'à transmettre ses ordres au timonier, placé à l'arrière du petit bâtiment.
En ce moment, la lanterne, promenée sur les rampes de la falaise, s'éteignit tout à coup. Mais cela ne fut pas pour embarrasser la sacolève, qui continua à suivre imperturbablement sa route. Un instant, on put croire qu'une embardée allait l'envoyer contre une dangereuse roche, placée à fleur d'eau, à une encablure du port, et qu'il n'était guère possible de voir dans l'ombre. Un léger coup de barre suffit à modifier sa direction, et l'écueil, rasé de près, fut évité.
Même adresse du timonier, quand il fut nécessaire de parer une seconde basse, qui ne laissait qu'un étroit passage à travers le chenal — basse sur laquelle plus d'un navire avait déjà touché en venant au mouillage, que son pilote fût ou non le complice des Vityliens.
Ceux-ci n'avaient donc plus à compter sur les chances d'un naufrage, qui leur eût livré la sacolève sans défense. Avant quelques minutes, elle serait ancrée dans le port. Pour s'en emparer, il faudrait nécessairement la prendre à l'abordage.
C'est ce qui fut résolu, après entente préalable de ces coquins, c'est ce qui allait être mis en oeuvre au milieu d'une obscurité très favorable à ce genre d'opération.
«Aux canots!» dit le vieux Gozzo, dont les ordres n'étaient jamais discutés, surtout quand il commandait le pillage.
Une trentaine d'hommes vigoureux, les uns armés de pistolets, la plupart brandissant poignards et haches, se jetèrent dans les canots amarrés au quai, et s'avancèrent en nombre évidemment supérieur à celui des hommes de la sacolève.
À cet instant, un commandement fut fait à bord d'une voix brève. La sacolève, après être sortie du chenal, se trouvait au milieu du port. Ses drisses furent larguées, son ancre venait d'être mouillée, et elle demeura immobile, après une dernière secousse produite au rappel de sa chaîne.
Les embarcations n'en étaient plus alors qu'à quelques brasses. Même sans montrer une défiance exagérée, tout équipage, connaissant la mauvaise réputation des gens de Vitylo, se fût armé, afin d'être, le cas échéant, en état de défense.
Ici, il n'en fut rien. Le capitaine de la sacolève, après le mouillage, était repassé de l'avant à l'arrière, pendant que ses hommes, sans se préoccuper de l'arrivée des canots, s'occupaient tranquillement à ranger les voiles, afin de débarrasser le pont.
Seulement, on aurait pu observer que ces voiles, ils ne les serraient point, de manière qu'il n'y eût plus qu'à peser sur les drisses pour se remettre en appareillage.
Le premier canot accosta la sacolève par sa hanche de bâbord. Les autres la heurtèrent presque aussitôt. Et, comme ses pavois étaient peu élevés, les assaillants, poussant des cris de mort, n'eurent qu'à les enjamber pour se trouver sur le pont.
Les plus enragés se précipitèrent vers l'arrière. L'un deux saisit un falot allumé, et il le porta à la figure du capitaine.
Celui-ci, d'un mouvement de main, fit retomber son capuchon sur ses épaules, et sa figure apparut en pleine lumière.
«Eh! dit-il, les gens de Vitylo ne reconnaissent donc plus leur compatriote Nicolas Starkos?»
Le capitaine, en parlant ainsi, s'était tranquillement croisé les bras. Un instant après, les canots, débordant à toute vitesse, avaient regagné le fond du port.
II
En face l'un de l'autre
Dix minutes plus tard, une légère embarcation, un gig, quittait la sacolève et déposait au pied du môle, sans aucun compagnon, sans aucune arme, cet homme devant lequel les Vityliens venaient de battre si prestement en retraite.
C'était le capitaine de la Karysta — ainsi se nommait le petit bâtiment qui venait de mouiller dans le port.
Cet homme, de moyenne taille, laissait voir un front haut et fier sous son épais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un regard fixe. Au-dessus de sa lèvre, des moustaches de Klephte, tendues horizontalement, finissant en grosse touffe, non en pointe. Sa poitrine était large, ses membres vigoureux. Ses cheveux noirs tombaient en boucles sur ses épaules. S'il avait dépassé trente- cinq ans, c'était à peine de quelques mois. Mais son teint hâlé par les brises, la dureté de sa physionomie, un pli de son front, creusé comme un sillon dans lequel rien d'honnête ne pouvait germer, le faisaient paraître plus vieux que son âge.
Quant au costume qu'il portait alors, ce n'était ni la veste, ni le gilet, ni la fustanelle du Palikare. Son cafetan, à capuchon de couleur brune, brodé de soutaches peu voyantes, son pantalon verdâtre, à larges plis, perdu dans des bottes montantes, rappelaient plutôt l'habillement du marin des côtes barbaresques.
Et cependant, Nicolas Starkos était bien Grec de naissance et originaire de ce port de Vitylo. C'était là qu'il avait passé les premières années de sa jeunesse. Enfant et adolescent, c'était entre ces roches qu'il avait fait l'apprentissage de la vie de mer. C'était sur ces parages qu'il avait navigué au hasard des courants et des vents. Pas une anse dont il n'eût vérifié le brassiage et les accores. Pas un écueil, pas une banche, pas une roche sous-marine, dont le relèvement lui fût inconnu. Pas un détour du chenal, dont il ne fût capable de suivre, sans compas ni pilote, les sinuosités multiples. Il est donc facile de comprendre comment, en dépit des faux signaux de ses compatriotes, il avait pu diriger la sacolève avec cette sûreté de main. D'ailleurs, il savait combien les Vityliens étaient sujets à caution. Déjà il les avait vus à l'oeuvre. Et peut-être, en somme, ne désapprouvait-il pas leurs instincts de pillards, du moment qu'il n'avait point eu à en souffrir personnellement.
Mais, s'il les connaissait, Nicolas Starkos était également connu d'eux. Après la mort de son père, qui fut l'une de ces milliers de victimes de la cruauté des Turcs, sa mère, affamée de haine, n'attendit plus que l'heure de se jeter dans le premier soulèvement contre la tyrannie ottomane. Lui, à dix-huit ans, il avait quitté le Magne pour courir les mers, et plus particulièrement l'Archipel, se formant non seulement au métier de marin, mais aussi au métier de pirate. À bord de quels navires avait-il servi pendant cette période de son existence, quels chefs de flibustiers ou de forbans l'eurent sous leurs ordres, sous quel pavillon fit-il ses premières armes, quel sang répandit sa main, le sang des ennemis de la Grèce ou le sang de ses défenseurs — celui-là même qui coulait dans ses veines — nul que lui n'aurait pu le dire. Plusieurs fois, cependant, on l'avait revu dans les divers ports du golfe de Coron. Quelques-uns de ses compatriotes avaient pu raconter ses hauts faits de piraterie, auxquels ils s'étaient associés, navires de commerce attaqués et détruits, riches cargaisons changées en parts de prise! Mais un certain mystère entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il était si avantageusement connu dans les provinces du Magne que, devant ce nom, tous s'inclinèrent.
Ainsi s'explique la réception qui fut faite à cet homme par les habitants de Vitylo, pourquoi il leur imposa rien que par sa présence, comment tous abandonnèrent ce projet de piller la sacolève, lorsqu'ils eurent reconnu celui qui la commandait.
Dès que le capitaine de la Karysta eut accosté le quai du port, un peu en arrière du môle, hommes et femmes, accourus pour le recevoir, se rangèrent respectueusement sur son passage. Lorsqu'il débarqua, pas un cri ne fut proféré. Il semblait que Nicolas Starkos eût assez de prestige pour commander le silence autour de lui rien que par son aspect. On attendait qu'il parlât, et, s'il ne parlait pas — ce qui était possible — nul ne se permettrait de lui adresser la parole.
Nicolas Starkos, après avoir commandé aux matelots de son gig de retourner à bord, s'avança vers l'angle que le quai forme au fond du port. Mais, à peine avait-il fait une vingtaine de pas dans cette direction qu'il s'arrêta. Puis, avisant le vieux marin qui le suivait, comme s'il eût attendu quelque ordre à exécuter:
«Gozzo, dit-il, j'aurai besoin de dix hommes vigoureux pour compléter mon équipage.
— Tu les auras, Nicolas Starkos», répondit Gozzo. Le capitaine de la Karysta en eût voulu cent qu'il les eût trouvés, à prendre au choix, parmi cette population maritime. Et ces cent hommes, sans demander où on les menait, à quel métier on les destinait, pour le compte de qui ils allaient naviguer ou se battre, auraient suivi leur compatriote, prêts à partager son sort, sachant bien que d'une façon ou de l'autre ils y trouveraient leur compte.
«Que ces dix hommes, dans une heure, soient à bord de la Karysta, ajouta le capitaine.
— Ils y seront», répondit Gozzo. Nicolas Starkos, indiquant d'un geste qu'il ne voulait point être accompagné, remonta le quai qui s'arrondit à l'extrémité du môle, et s'enfonça dans une des étroites rues du port. Le vieux Gozzo, respectant sa volonté, revint vers ses compagnons, et ne s'occupa plus que de choisir les dix hommes destinés à compléter l'équipage de la sacolève. Cependant, Nicolas Starkos s'élevait peu à peu sur les pentes de cette falaise abrupte qui supporte le bourg de Vitylo. À cette hauteur, on n'entendait d'autre bruit que l'aboiement de chiens féroces, presque aussi redoutables aux voyageurs que les chacals et les loups, chiens aux formidables mâchoires, à large face de dogue, que le bâton n'effraye guère. Quelques goélands tourbillonnaient dans l'espace, à petits coups de leurs larges ailes, en regagnant les trous du littoral.
Bientôt, Nicolas Starkos eut dépassé les dernières maisons de Vitylo. Il prit alors le rude sentier qui contourne l'acropole de Kérapha. Après avoir longé les ruines d'une citadelle, qui fut jadis élevée en cet endroit par Ville-Hardouin, au temps où les Croisés occupaient divers points du Péloponnèse, il dut contourner la base des vieilles tours, dont la falaise est encore couronnée. Là, il s'arrêta un instant et se retourna.
À l'horizon, en deçà du cap Gallo, le croissant de la lune allait bientôt s'éteindre dans les eaux de la mer Ionienne. Quelques rares étoiles scintillaient à travers d'étroites déchirures de nuages, poussés par le vent frais du soir. Pendant les accalmies, un silence absolu régnait autour de l'acropole. Deux ou trois petites voiles, à peine visibles, sillonnaient la surface du golfe, le traversant vers Coron ou le remontant vers Kalamata. Sans le fanal, qui se balançait en tête de leur mât, peut-être eût-il été impossible de les reconnaître. En contrebas, sept à huit feux brillaient aussi sur divers points du rivage, doublés par la tremblotante réverbération des eaux. Étaient-ce des feux de barques de pêche, ou des feux d'habitations, allumés pour la nuit? On n'aurait pu le dire.
Nicolas Starkos parcourait, de son regard habitué aux ténèbres, toute cette immensité. Il y a dans l'oeil du marin une puissance de vision pénétrante, qui lui permet de voir là où d'autres ne verraient pas. Mais, en ce moment, il semblait que les choses extérieures ne fussent pas pour impressionner le capitaine de la Karysta, accoutumé sans doute à de tout autres scènes. Non, c'était en lui-même qu'il regardait. Cet air natal, qui est comme l'haleine du pays, il le respirait presque inconsciemment. Et il restait immobile, pensif, les bras croisés, tandis que sa tête, rejetée hors du capuchon, ne remuait pas plus que si elle eût été de pierre.
Près d'un quart d'heure se passa ainsi. Nicolas Starkos n'avait cessé d'observer cet occident que délimitait un lointain horizon de mer. Puis il fit quelques pas en remontant obliquement la falaise. Ce n'était point au hasard qu'il allait de la sorte. Une secrète pensée le conduisait; mais on eût dit que ses yeux évitaient encore de voir ce qu'ils étaient venus chercher sur les hauteurs de Vitylo.
D'ailleurs, rien de désolé comme cette côte, depuis le cap Matapan jusqu'à l'extrême cul-de-sac du golfe. Il n'y poussait ni orangers, citronniers, églantiers, lauriers-roses, jasmins de l'Argolide, figuiers, arbousiers, mûriers, ni rien de ce qui fait de certaines parties de la Grèce une riche et verdoyante campagne. Pas un chêne-vert, pas un platane, pas un grenadier, tranchant sur le sombre rideau des cyprès et des cèdres. Partout des roches qu'un prochain éboulement de ces terrains volcaniques pourra bien précipiter dans les eaux du golfe. Partout une sorte d'âpreté farouche sur cette terre du Magne, insuffisante nourricière de sa population. À peine quelques pins décharnés, grimaçants, fantasques, dont on a épuisé la résine, auxquels manque la sève, montrant les profondes blessures de leurs troncs. Çà et là, de maigres cactus, véritables chardons épineux, dont les feuilles ressemblent à de petits hérissons à demi pelés. Nulle part, enfin, ni aux arbustes rabougris, ni au sol, formé de plus de gravier que d'humus, de quoi nourrir ces chèvres que leur sobriété rend peu difficiles, cependant.
Après avoir fait une vingtaine de pas, Nicolas Starkos s'arrêta de nouveau. Puis, il se retourna vers le nord-est, là où la crête éloignée du Taygète traçait son profil sur le fond moins obscur du ciel. Une ou deux étoiles, qui se levaient à cette heure, y reposaient encore, au ras de l'horizon, comme de gros vers luisants.
Nicolas Starkos était resté immobile. Il regardait une petite maison basse, construite en bois qui occupait un renflement de la falaise à une cinquantaine de pas. Modeste habitation, isolée au- dessus du village, à laquelle on n'arrivait que par d'abrupts sentiers, bâtie au milieu d'un enclos de quelques arbres à demi dépouillés, entouré d'une haie d'épines. Cette demeure, on la sentait abandonnée depuis longtemps. La haie, en mauvais état, ici touffue, là trouée, ne lui faisait plus une barrière suffisante pour la protéger. Les chiens errants, les chacals, qui visitent quelquefois la région, avaient plus d'une fois ravagé ce petit coin du sol maniote. Mauvaises herbes et broussailles, c'était l'apport de la nature en ce lieu désert, depuis que la main de l'homme ne s'y exerçait plus.
Et pourquoi cet abandon? C'est que le possesseur de ce morceau de terre était mort depuis bien des années. C'est que sa veuve, Andronika Starkos, avait quitté le pays pour aller prendre rang parmi ces vaillantes femmes qui marquèrent dans la guerre de l'Indépendance. C'est que le fils, depuis son départ, n'avait jamais remis le pied dans la maison paternelle.
Là, pourtant, était né Nicolas Starkos. Là se passèrent les premières années de son enfance. Son père, après une longue et honnête vie de marin, s'était retiré dans cet asile, mais il se tenait à l'écart de cette population de Vitylo, dont les excès lui faisaient horreur. Plus instruit, d'ailleurs, et avec un peu plus d'aisance que les gens du port, il avait pu se faire une existence à part entre sa femme et son enfant. Il vivait ainsi au fond de cette retraite, ignoré et tranquille, lorsque, un jour, dans un mouvement de colère, il tenta de résister à l'oppression et paya de sa vie sa résistance. On ne pouvait échapper aux agents turcs, même aux extrêmes confins de la péninsule!
Le père n'étant plus là pour diriger son fils, la mère fut impuissante à le contenir. Nicolas Starkos déserta la maison pour aller courir les mers, mettant au service de la piraterie et des pirates ces merveilleux instincts de marin qu'il tenait de son origine.
Depuis dix ans, la maison avait donc été abandonnée par le fils, depuis six ans par la mère. On disait dans le pays, cependant, qu'Andronika y était quelquefois revenue. On avait cru, du moins, l'apercevoir, mais à de rares intervalles et pour de courts instants, sans qu'elle eût communiqué avec aucun des habitants de Vitylo.
Quant à Nicolas Starkos, jamais avant ce jour, bien qu'il eût été ramené une ou deux fois au Magne par le hasard de ses excursions, il n'avait manifesté l'intention de revoir cette modeste habitation de la falaise. Jamais une demande de sa part sur l'état d'abandon où elle se trouvait. Jamais une allusion à sa mère, pour savoir si elle revenait parfois à la demeure déserte. Mais à travers les terribles événements qui ensanglantaient alors la Grèce, peut-être le nom d'Andronika était-il arrivé jusqu'à lui — nom qui aurait dû pénétrer comme un remords dans sa conscience, si sa conscience n'eût été impénétrable.
Et cependant, ce jour-là, si Nicolas Starkos avait relâché au port de Vitylo, ce n'était pas uniquement pour renforcer de dix hommes l'équipage de la sacolève. Un désir — plus qu'un désir — un impérieux instinct, dont il ne se rendait peut-être pas bien compte, l'y avait poussé. Il s'était senti pris du besoin de revoir, une dernière fois sans doute, la maison paternelle, de toucher encore du pied ce sol sur lequel s'étaient exercés ses premiers pas, de respirer l'air enfermé entre ces murs où s'était exhalée sa première haleine, où il avait bégayé les premiers mots de l'enfant. Oui! voilà pourquoi il venait de remonter les rudes sentiers de cette falaise, pourquoi il se trouvait, à cette heure, devant la barrière du petit enclos.
Là, il eut comme un mouvement d'hésitation. Il n'est de coeur si endurci, qui ne se serre en présence de certains retours du passé. On n'est pas né quelque part pour ne rien sentir devant la place où vous a bercé la main d'une mère. Les fibres de l'être ne peuvent s'user à ce point que pas une seule ne vibre encore, lorsqu'un de ces souvenirs la touche.
Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrêté sur le seuil de la maison abandonnée, aussi sombre, aussi silencieuse, aussi morte à l'intérieur qu'à l'extérieur.
«Entrons!… Oui!… entrons!»
Ce furent les premiers mots que prononça Nicolas Starkos. Encore ne fit-il que les murmurer, comme s'il eût eu la crainte d'être entendu et d'évoquer quelque apparition du passé.
Entrer dans cet enclos, quoi de plus facile! La barrière était disjointe, les montants gisaient sur le sol. Il n'y avait même pas une porte à ouvrir, un barreau à repousser.
Nicolas Starkos entra. Il s'arrêta devant l'habitation, dont les auvents, à demi pourris par la pluie, ne tenaient plus qu'à des bouts de ferrures rouillées et rongées.
À ce moment, une hulotte fit entendre un cri et s'envola d'une touffe de lentisques, qui obstruait le seuil de la porte.
Là, Nicolas Starkos hésita encore. Il était bien résolu, cependant, à revoir jusqu'à la dernière chambre de l'habitation. Mais il fut sourdement fâché de ce qui se passait en lui, d'éprouver comme une sorte de remords. S'il se sentait ému, il se sentait irrité aussi. Il semblait que de ce toit paternel, allait s'échapper comme une protestation contre lui, comme une malédiction dernière!
Aussi, avant de pénétrer dans cette maison, il voulut en faire le tour. La nuit était sombre. Personne ne le voyait, et «il ne se voyait pas lui-même!» En plein jour, peut-être ne fût-il pas venu! En pleine nuit, il se sentait plus d'audace à braver ses souvenirs.
Le voilà donc, marchant d'un pas furtif, pareil à un malfaiteur qui chercherait à reconnaître les abords d'une habitation dans laquelle il va porter la ruine, longeant les murs lézardés aux angles, tournant les coins dont l'arête effritée disparaissait sous les mousses, tâtant de la main ces pierres ébranlées, comme pour voir s'il restait encore un peu de vie dans ce cadavre de maison, écoutant, enfin, si le coeur lui battait encore! Par derrière, l'enclos était plus obscur. Les obliques lueurs du croissant lunaire, qui disparaissait alors, n'auraient pu y arriver.
Nicolas Starkos avait lentement fait le tour. La sombre demeure gardait une sorte de silence inquiétant. On l'eût dite hantée ou visionnée. Il revint vers la façade orientée à l'ouest. Puis, il s'approcha de la porte, pour la repousser si elle ne tenait que par un loquet, pour la forcer si le pêne s'engageait encore dans la gâche de la serrure.
Mais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit «rouge» comme on dit, mais rouge de feu. Cette maison, qu'il voulait visiter encore une fois, il n'osait plus y entrer. Il lui semblait que son père, sa mère, allaient apparaître sur le seuil, les bras étendus, le maudissant, lui, le mauvais fils, le mauvais citoyen, traître à la famille, traître à la patrie!
À ce moment, la porte s'ouvrit avec lenteur. Une femme parut sur le seuil. Elle était vêtue du costume maniote — un jupon de cotonnade noire à petite bordure rouge, une camisole de couleur sombre, serrée à la taille, sur sa tête un large bonnet brunâtre, enroulé d'un foulard aux couleurs du drapeau grec.
Cette femme avait une figure énergique, avec de grands yeux noirs d'une vivacité un peu sauvage, un teint hâlé comme celui des pêcheuses du littoral. Sa taille était haute, droite, bien qu'elle fût âgée de plus de soixante ans.
C'était Andronika Starkos. La mère et le fils, séparés depuis si longtemps de corps et d'âme, se trouvaient alors face à face.
Nicolas Starkos ne s'attendait pas à se voir en présence de sa mère… Il fut épouvanté par cette apparition.
Andronika, le bras tendu vers son fils, lui interdisant l'accès de sa maison, ne dit que ces mots d'une voix qui les rendait terribles, venant d'elle:
«Jamais Nicolas Starkos ne remettra le pied dans la maison du père!… Jamais!»
Et le fils, courbé sous cette injonction, recula peu à peu. Celle qui l'avait porté dans ses entrailles le chassait maintenant comme on chasse un traître. Alors il voulut faire un pas en avant… Un geste plus énergique encore, un geste de malédiction, l'arrêta.
Nicolas Starkos se rejeta en arrière. Puis, il s'échappa de l'enclos, il reprit le sentier de la falaise, il descendit à grands pas, sans se retourner, comme si une main invisible l'eût poussé par les épaules.
Andronika, immobile sur le seuil de sa maison, le vit disparaître au milieu de la nuit.
Dix minutes après, Nicolas Starkos, ne laissant rien voir de son émotion, redevenu maître de lui-même, atteignait le port où il hélait son gig et s'y embarquait. Les dix hommes choisis par Gozzo se trouvaient déjà à bord de la sacolève.
Sans prononcer un seul mot, Nicolas Starkos monta sur le pont de la Karysta, et, d'un signe, il donna l'ordre d'appareiller.
La manoeuvre fut rapidement faite. Il n'y eut qu'à hisser les voiles disposées pour un prompt départ. Le vent de terre, qui venait de se lever, rendait facile la sortie du port.
Cinq minutes plus tard, la Karysta franchissait les passes, sûrement, silencieusement, sans qu'un seul cri eût été poussé par les hommes du bord ni par les gens de Vitylo.
Mais la sacolève n'était pas à un mille au large, qu'une flamme illuminait la crête de la falaise.
C'était l'habitation d'Andronika Starkos qui brûlait jusque dans ses fondations. La main de la mère avait allumé cet incendie. Elle ne voulait pas qu'il restât un seul vestige de la maison où son fils était né.
Pendant trois milles encore, le capitaine ne put détacher son regard de ce feu qui brillait sur la terre du Magne, et il le suivit dans l'ombre jusqu'à son dernier éclat.
Andronika l'avait dit:
«Jamais Nicolas Starkos ne remettrait le pied dans la maison du père!… Jamais!»
III
Grecs contre Turcs
Dans les temps préhistoriques, alors que l'écorce solide du globe se moulait peu à peu sous l'action des forces intérieures, neptuniennes ou plutoniennes, la Grèce dut sa naissance à un cataclysme qui repoussa ce bout de terre au-dessus du niveau des eaux, tandis qu'il engloutissait dans l'Archipel toute une partie du continent, dont il ne reste plus que les sommets sous formes d'îles. La Grèce est, en effet, sur la ligne volcanique qui va de Chypre à la Toscane.[1]
Il semble que les Hellènes tiennent du sol instable de leur pays l'instinct de cette agitation physique et morale, qui peut les porter dans les choses héroïques jusqu'aux plus grands excès. Il n'en est pas moins vrai que c'est grâce à leurs qualités naturelles, un courage indomptable, le sentiment du patriotisme, l'amour de la liberté, qu'ils sont parvenus à faire un État indépendant de ces provinces courbées, depuis tant de siècles, sous la domination ottomane.
Pélasgique dans les temps les plus reculés, c'est-à-dire peuplée de tribus de l'Asie; hellénique, du XVIe au XIVe siècle avant l'ère chrétienne, avec l'apparition des Hellènes, dont une tribu, les Graïes, devait lui donner son nom, dans ces temps presque mythologiques des Argonautes, des Héraclides et de la guerre de Troie; bien grecque enfin, depuis Lycurgue, avec Miltiade, Thémistocle, Aristide, Léonidas, Eschyle, Sophocle, Aristophane, Hérodote, Thucydide, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, Hippocrate, Phidias, Périclès, Alcibiade, Pélopidas, Épaminondas, Démosthène; puis, macédonienne avec Philippe et Alexandre, la Grèce finit par devenir province romaine sous le nom d'Achaïe, cent quarante-six ans avant J.-C. et pour une période de quatre siècles.
Depuis cette époque, successivement envahi par les Visigoths, les Vandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, les Arabes, les Normands, les Siciliens, conquis par les Croisés au commencement du treizième siècle, partagé en un grand nombre de fiefs au quinzième, ce pays, si éprouvé dans l'ancienne et la nouvelle ère, retomba au dernier rang entre les mains des Turcs et sous la domination musulmane.
Pendant près de deux cents ans, on peut dire que la vie politique de la Grèce fut absolument éteinte. Le despotisme des fonctionnaires ottomans, qui y représentaient l'autorité, passait toutes limites. Les Grecs n'étaient ni des annexés, ni des conquis, pas même des vaincus: c'étaient des esclaves, tenus sous le bâton du pacha, avec l'iman ou prêtre à sa droite, le djellah ou bourreau à sa gauche.
Mais toute existence n'avait pas encore abandonné ce pays qui se mourait. Aussi, allait-il de nouveau palpiter sous l'excès de la douleur. Les Monténégrins de l'Épire, en 1766, les Maniotes, en 1769, les Souliotes d'Albanie, se soulevèrent enfin, et proclamèrent leur indépendance; mais, en 1804, toute cette tentative de rébellion fut définitivement comprimée par Ali de Tébelen, pacha de Janina.
Il n'était que temps d'intervenir, alors, si les puissances européennes ne voulaient pas assister au total anéantissement de la Grèce. En effet, réduite à ses seules forces, elle ne pouvait que mourir en essayant de recouvrer son indépendance.
En 1821, Ali de Tébelen, révolté à son tour contre le sultan Mahmoud, venait d'appeler les Grecs à son aide, en leur promettant la liberté. Ils se soulevèrent en masse. Les Philhellènes accoururent à leur secours de tous les points de l'Europe. Ce furent des Italiens, des Polonais, des Allemands, mais surtout des Français, qui se rangèrent contre les oppresseurs. Les noms de Guys de Sainte-Hélène, de Gaillard, de Chauvassaigne, des capitaines Baleste et Jourdain, du colonel Fabvier, du chef d'escadron Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, du général Maison, auxquels il convient d'ajouter ceux de trois Anglais, lord Cochrane, lord Byron, le colonel Hastings, ont laissé un souvenir impérissable dans ce pays pour lequel ils venaient se battre et mourir.
À ces noms, illustrés par tout ce que le dévouement à la cause des opprimés peut engendrer de plus héroïque, la Grèce allait répondre par des noms pris dans ses plus hautes familles, trois Hydriotes, Tombasis, Tsamados, Miaoulis, puis Colocotroni, Marco Botsaris, Maurocordato, Mauromichalis, Constantin Canaris, Negris, Constantin et Démétrius Hypsilantis, Ulysse et tant d'autres. Dès le début, le soulèvement se changea en une guerre à mort, dent pour dent, oeil pour oeil, qui provoqua les plus horribles représailles de part et d'autre.
En 1821, les Souliotes et le Magne se soulevèrent. À Patras, l'évêque Germanos, la croix en main, pousse le premier cri. La Morée, la Moldavie, l'Archipel, se rangent sous l'étendard de l'indépendance. Les Hellènes, victorieux sur mer, parviennent à s'emparer de Tripolitza. À ces premiers succès des Grecs, les Turcs répondent par le massacre de leurs compatriotes qui se trouvaient à Constantinople.
En 1822, Ali de Tébelen, assiégé dans sa forteresse de Janina, est lâchement assassiné au milieu d'une conférence que lui avait proposée le général turc Kourschid. Peu de temps après, Maurocordato et les Philhellènes sont écrasés à la bataille d'Arta; mais ils reprennent l'avantage au premier siège de Missolonghi, que l'armée d'Omer-Vrione est obligée de lever, non sans des pertes considérables.
En 1823, les puissances étrangères commencent à intervenir plus efficacement. Elles proposent au sultan une médiation. Le sultan refuse, et, pour appuyer son refus, débarque dix mille soldats asiatiques dans l'Eubée. Puis, il donne le commandement en chef de l'armée turque à son vassal Méhémet-Ali, pacha d'Égypte. Ce fut dans les luttes de cette année-là que succomba Marco Botsaris, ce patriote dont on a pu dire: Il vécut comme Aristide et mourut comme Léonidas.
En 1824, époque de grands revers pour la cause de l'Indépendance, lord Byron avait débarqué, le 24 janvier, à Missolonghi, et, le jour de Pâques, il mourait devant Lépante, sans avoir rien vu s'accomplir de son rêve. Les Ipsariotes étaient massacrés par les Turcs, et la ville de Candie, en Crète, se rendait aux soldats de Méhémet-Ali. Seuls, les succès maritimes purent consoler les Grecs de tant de désastres.
En 1825, c'est Ibrahim-Pacha, fils de Méhémet-Ali, qui débarque à Modon, en Morée, avec onze mille hommes. Il s'empare de Navarin et bat Colocotroni à Tripolitza. Ce fut alors que le gouvernement hellénique confia un corps de troupes régulières à deux Français, Fabvier et Regnaud de Saint-Jean-d'Angély; mais, avant que ces troupes eussent été mises en état de lui résister, Ibrahim dévastait la Messénie et le Magne. Et s'il abandonna ses opérations, c'est qu'il voulut aller prendre part au second siège de Missolonghi, dont le général Kioutagi ne parvenait pas à s'emparer, bien que le sultan lui eût dit: Ou Missolonghi ou ta tête!
En 1826, le 5 janvier, après avoir brûlé Pyrgos, Ibrahim arrivait devant Missolonghi. Pendant trois jours, du 25 au 28, il jeta sur la ville huit mille bombes et boulets, sans pouvoir y entrer, même après un triple assaut, et bien qu'il n'eût affaire qu'à deux mille cinq cents combattants, déjà affaiblis par la famine. Cependant il devait réussir, surtout lorsque Miaoulis et son escadre, qui apportaient des secours aux assiégés, eurent été repoussés. Le 23 avril, après un siège qui avait coûté la vie à dix-neuf cents de ses défenseurs, Missolonghi tombait au pouvoir d'Ibrahim, et ses soldats massacrèrent hommes, femmes, enfants, presque tout ce qui survivait des neuf mille habitants de la ville. En cette même année, les Turcs, amenés par Kioutagi, après avoir ravagé la Phocide et la Béotie, arrivaient à Thèbes, le 10 juillet, entraient en Attique, investissaient Athènes, s'y établissaient et faisaient le siège de l'Acropole, défendue par quinze cents Grecs. Au secours de cette citadelle, la clé de la Grèce, le nouveau gouvernement envoya Caraïskakis, l'un des combattants de Missolonghi, et le colonel Fabvier avec son corps de réguliers. La bataille qu'ils livrèrent à Chaïdari fut perdue, et Kioutagi put continuer le siège de l'Acropole. Pendant ce temps, Caraïskakis s'engageait à travers les défilés du Parnasse, battait les Turcs à Arachova, le 5 décembre, et, sur le champ de bataille, il élevait un trophée de trois cents têtes coupées. La Grèce du Nord était redevenue libre presque tout entière.
Malheureusement, à la faveur de ces luttes, l'Archipel était livré aux incursions des plus redoutables forbans, qui eussent jamais désolé ces mers. Et parmi eux, on citait, comme l'un des plus sanguinaires, le plus hardi peut-être, ce pirate Sacratif, dont le nom seul était une épouvante dans toutes les Échelles du Levant.
Cependant, sept mois avant l'époque à laquelle débute cette histoire, les Turcs avaient été obligés de se réfugier dans quelques-unes des places fortes de la Grèce septentrionale. Au mois de février 1827, les Grecs avaient reconquis leur indépendance depuis le golfe d'Ambracie jusqu'aux confins de l'Attique. Le pavillon turc ne flottait plus qu'à Missolonghi, à Vonitsa, à Naupacte. Le 31 mars, sous l'influence de lord Cochrane, les Grecs du Nord et les Grecs du Péloponnèse, renonçant à leurs luttes intestines, allaient réunir les représentants de la nation en une assemblée unique à Trézène, et concentrer les pouvoirs en une seule main, celle d'un étranger, un diplomate russe, grec de naissance, Capo d'Istria, originaire de Corfou.
Mais Athènes était aux mains des Turcs. Sa citadelle avait capitulé, le 5 juin. La Grèce du Nord fut alors contrainte de faire sa complète soumission. Le 6 juillet, il est vrai, la France, l'Angleterre, la Russie et l'Autriche signaient une convention qui, tout en admettant la suzeraineté de la Porte, reconnaissait l'existence d'une nation grecque. En outre, par un article secret, les puissances signataires s'engageaient à s'unir contre le sultan, s'il refusait d'accepter un arrangement pacifique.
Tels sont les faits généraux de cette sanglante guerre, que le lecteur doit se remettre en mémoire, car ils se rattachent très directement à ce qui va suivre.
Voici maintenant quels sont les faits particuliers auxquels sont plus directement liés les personnages déjà connus et ceux à connaître de cette dramatique histoire.
Parmi les premiers, il faut d'abord citer Andronika, la veuve du patriote Starkos.
Cette lutte, pour conquérir l'indépendance de leur pays, n'avait pas seulement enfanté des héros, mais aussi d'héroïques femmes, dont le nom est glorieusement mêlé aux événements de cette époque.
Ainsi voit-on apparaître le nom de Bobolina, née dans une petite île, à l'entrée du golfe de Nauplie. En 1812, son mari est fait prisonnier, emmené à Constantinople, empalé par ordre du sultan. Le premier cri de la guerre de l'indépendance est jeté. Bobolina, en 1821, sur ses propres ressources, arme trois navires, et, ainsi que le raconte M. H. Belle, d'après le récit d'un vieux Klephte, après avoir arboré son pavillon, qui porte ces mots des femmes spartiates: «Ou dessus ou dessous», elle fait la course jusqu'au littoral de l'Asie Mineure, capturant et brûlant les navires turcs avec l'intrépidité d'un Tsamados ou d'un Canaris; puis, après avoir généreusement abandonné la propriété de ses navires au nouveau gouvernement, elle assiste au siège de Tripolitza, organise autour de Nauplie un blocus qui dure quatorze mois, et oblige enfin la citadelle à se rendre. Cette femme, dont toute la vie est une légende, devait finir par tomber sous le poignard de son frère pour une simple affaire de famille.
Une autre grande figure doit être placée au même rang que cette vaillante Hydriote. Toujours mêmes faits amenant mêmes conséquences. Un ordre du sultan fait étrangler à Constantinople le père de Modena Mavroeinis, femme dont la beauté égalait la naissance. Modena se jette aussitôt dans l'insurrection, appelle à la révolte les habitants de Mycone, arme des bâtiments qu'elle monte, organise des compagnies de guérillas qu'elle dirige, arrête l'armée de Sémil-Pacha au fond des étroites gorges du Pélion, et marque brillamment jusqu'à la fin de la guerre, en harcelant les Turcs dans les défilés des montagnes de la Phthiotide.
Il faut encore nommer Kaïdos, détruisant par la mine les murs de Vilia, et se battant avec un courage indomptable au monastère Sainte-Vénérande; Moskos, sa mère, luttant aux côtés de son époux, et écrasant les Turcs sous des quartiers de roche; Despo, qui pour ne pas tomber aux mains des musulmans, se fit sauter avec ses filles, ses belles-filles et ses petits-fils. Et les femmes souliotes, et celles qui protégèrent le nouveau gouvernement, installé à Salamine, en lui prenant la flottille qu'elles commandaient, et cette Constance Zacharias, qui, après avoir donné le signal du soulèvement dans les plaines de Laconie, se jeta sur Léondari à la tête de cinq cents paysans, et tant d'autres, enfin, dont le sang généreux ne fut point épargné dans cette guerre, pendant laquelle on put voir de quoi étaient capables les descendantes des Hellènes!
Ainsi avait fait la veuve de Starkos. Ainsi, sous le seul nom d'Andronika — n'ayant plus voulu de celui que déshonorait son fils — se laissa-t-elle emporter dans le mouvement par un irrésistible instinct de représailles autant que par amour de l'indépendance. Comme Bobolina, veuve d'un époux supplicié pour avoir tenté de défendre son pays, comme Modena, comme Zacharias, si elle ne put à ses frais armer des navires ou lever des compagnies de volontaires, du moins paya-t-elle de sa personne au milieu des grands drames de cette insurrection.
Dès 1821, Andronika se joignit à ceux des Maniotes que Colocotroni, condamné à mort et réfugié dans les îles Ioniennes, appela à lui, lorsque, le 18 janvier de cette année, il débarqua à Scardamoula. Elle fut de cette première bataille rangée, livrée en Thessalie lorsque Colocotroni attaqua les habitants de Phanari, et ceux de Caritène, réunis aux Turcs sur les bords de la Rhouphia. Elle fut aussi de cette bataille de Valtetsio, du 17 mai, qui amena la déroute de l'armée de Moustapha-bey. Plus particulièrement encore, elle se distingua à ce siège de Tripolitza, où les Spartiates traitaient les Turcs de «lâches Persans», où les Turcs traitaient les Grecs de «faibles lièvres de Laconie»! Mais, cette fois, les lièvres eurent le dessus. Le 5 octobre, la capitale du Péloponnèse, n'ayant pu être débloquée par la flotte turque, dut capituler, et, malgré la convention, fut mise à feu et à sang, pendant trois jours — ce qui coûta la vie, au dedans comme au dehors, à dix mille Ottomans de tout âge et de tout sexe.
L'année suivante, le 4 mars, ce fut pendant un combat naval qu'Andronika, embarquée sous les ordres de l'amiral Miaoulis, vit les vaisseaux turcs s'enfuir, après une lutte de cinq heures, et chercher un refuge au port de Zante. Mais, sur un de ces vaisseaux, elle avait reconnu son fils, qui pilotait l'escadre ottomane à travers le golfe de Patras!… Ce jour-là, sous le coup de cette honte, elle s'élança au plus fort de la mêlée pour y chercher la mort… La mort ne voulut pas d'elle.
Et pourtant, Nicolas Starkos devait aller plus loin encore dans cette voie criminelle! Quelques semaines plus tard, ne se joignait-il pas à Kari-Ali qui bombardait la ville de Scio dans l'île de ce nom? N'avait-il pas sa part de ces épouvantables massacres, où périrent vingt-trois mille chrétiens, sans compter quarante-sept mille qui furent vendus comme esclaves sur les marchés de Smyrne? Et l'un des bâtiments qui transporta une partie de ces malheureux aux côtes barbaresques, n'était-il pas commandé par le fils même d'Andronika — un Grec qui vendait ses frères!
Pendant la période suivante, dans laquelle les Hellènes allaient avoir à résister aux armées combinées des Turcs et des Égyptiens, Andronika ne cessa pas un instant d'imiter ces héroïques femmes, dont les noms ont été cités plus haut.
Lamentable époque, surtout pour la Morée. Ibrahim venait d'y lancer ses farouches Arabes, plus féroces que les Ottomans. Andronika était de ces quatre mille combattants que Colocotroni, nommé commandant en chef des troupes du Péloponnèse, avait seulement pu réunir autour de lui. Mais Ibrahim, après avoir débarqué onze mille hommes sur la côte messénienne, s'était d'abord occupé de débloquer Coron et Patras; puis, il s'était emparé de Navarin, dont la citadelle devait lui assurer une base d'opérations, et le port lui donner un abri sûr pour sa flotte. Ensuite ce fut Argos qu'il incendia, Tripolitza dont il prit possession — ce qui lui permit, jusqu'à l'hiver, d'exercer ses ravages à travers les provinces avoisinantes. Plus particulièrement, la Messénie subit ces horribles dévastations. Aussi Andronika dut-elle souvent fuir jusqu'au fond du Magne pour ne pas tomber entre les mains des Arabes. Cependant, elle ne songeait pas à prendre du repos. Peut-on reposer sur une terre opprimée? On la retrouve dans les campagnes de 1825 et de 1826, au combat des défilés de Verga, après lequel Ibrahim recula sur Polyaravos, où les Maniotes du Nord parvinrent à le repousser encore. Puis, elle se joignit aux réguliers du colonel Fabvier, pendant la bataille de Chaidari, au mois de juillet 1826. Là, grièvement blessée, elle ne dut qu'au courage d'un jeune Français, engagé sous le drapeau des Philhellènes, d'échapper aux impitoyables soldats de Kioutagi.
Pendant plusieurs mois, la vie d'Andronika fut en péril. Sa constitution robuste la sauva; mais l'année 1826 se termina, sans qu'elle eût retrouvé assez de force pour reprendre part à la lutte.
Ce fut dans ces circonstances qu'au mois d'août 1827, elle revint dans les provinces du Magne. Elle voulait revoir sa maison de Vitylo. Un singulier hasard y ramenait son fils le même jour… On sait le résultat de la rencontre d'Andronika avec Nicolas Starkos, et comment ce fut une suprême malédiction qu'elle lui jeta du seuil de la maison paternelle.
Et maintenant, n'ayant plus rien qui la retînt au sol natal, Andronika allait continuer à combattre tant que la Grèce n'aurait pas recouvré son indépendance.
Les choses en étaient donc à ce point, le 10 mars 1827, au moment où la veuve de Starkos reprenait les routes du Magne pour rejoindre les Grecs du Péloponnèse, qui, pied à pied, disputaient leur territoire aux soldats d'Ibrahim.
IV
Triste maison d'un riche
Pendant que la Karysta se dirigeait vers le nord pour une destination connue seulement de son capitaine, il se passait à Corfou un fait qui, pour être d'ordre privé, n'en devait pas moins attirer l'attention publique sur les principaux personnages de cette histoire.
On sait que, depuis 1815, par suite des traités qui portent cette date, le groupe des îles Ioniennes avait été placé sous le protectorat de l'Angleterre, après avoir accepté celui de la France jusqu'en 1814.[2]
De tout ce groupe qui comprend Cérigo, Zante, Ithaque, Céphalonie, Leucade, Paxos et Corfou, cette dernière île, la plus septentrionale, est aussi la plus importante. C'est l'ancienne Corcyre. Or, une île qui eut pour roi Alcinoüs, l'hôte généreux de Jason et de Médée, qui, plus tard, accueillit le sage Ulysse, après la guerre de Troie, a bien droit à tenir une place considérable dans l'histoire ancienne. Après avoir été en lutte avec les Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains, ravagée au seizième siècle par Barberousse, protégée au dix- huitième par le comte de Schulembourg, et, à la fin du premier empire, défendue par le général Donzelot, elle était alors la résidence d'un Haut Commissaire anglais.
À cette époque, ce Haut Commissaire était sir Frederik Adam, gouverneur des îles Ioniennes. En vue des éventualités que pouvait provoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours sous la main quelques frégates destinées à faire la police de ces mers. Et il ne fallait pas moins que des bâtiments de haut bord pour maintenir l'ordre dans cet archipel, livré aux Grecs, aux Turcs, aux porteurs de lettres de marque, sans parler des pirates, n'ayant d'autre commission que celle qu'ils s'arrogeaient de piller à leur convenance les navires de toute nationalité.
On rencontrait alors à Corfou un certain nombre d'étrangers, et, plus particulièrement, de ceux qui avaient été attirés, depuis trois ou quatre ans, par les diverses phases de la guerre de l'Indépendance. C'était de Corfou que les uns s'embarquaient pour aller rejoindre. C'était à Corfou que venaient s'installer les autres, auxquels d'excessives fatigues imposaient un repos de quelque temps.
Parmi ces derniers, il convient de citer un jeune Français. Passionné pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait pris une part active et glorieuse aux principaux événements dont la péninsule hellénique était le théâtre.
Henry d'Albaret, lieutenant de vaisseau de la marine royale, un des plus jeunes officiers de son grade, maintenant en congé illimité, était venu se ranger, dès le début de la guerre, sous le drapeau des Philhellènes français. Âgé de vingt-neuf ans, de taille moyenne, d'une constitution robuste, qui le rendait propre à supporter toutes les fatigues du métier de marin, ce jeune officier, par la grâce de ses manières, la distinction de sa personne, la franchise de son regard, le charme de sa physionomie, la sûreté de ses relations, inspirait dès l'abord une sympathie qu'une plus longue intimité ne pouvait qu'accroître.
Henry d'Albaret appartenait à une riche famille, parisienne d'origine. Il avait à peine connu sa mère. Son père était mort à peu près à l'époque de sa majorité, c'est-à-dire deux ou trois ans après sa sortie de l'école navale. Maître d'une assez belle fortune, il n'avait point pensé que ce fût une raison d'abandonner son métier de marin. Au contraire. Il continua donc à suivre cette carrière — l'une des plus belles qui soient au monde — et il était lieutenant de vaisseau quand le pavillon grec fut arboré en face du croissant turc dans la Grèce du Nord et le Péloponnèse.
Henry d'Albaret n'hésita pas. Comme tant d'autres braves jeunes gens irrésistiblement entraînés par ce mouvement, il accompagna les volontaires que des officiers français allaient guider jusqu'aux confins de l'Europe orientale. Il fut de ces premiers Philhellènes qui versèrent leur sang pour la cause de l'indépendance. Dès l'année 1822, il se trouvait parmi ces glorieux vaincus de Maurocordato, à la fameuse bataille d'Arta, et, parmi les vainqueurs, au premier siège de Missolonghi. Il était là, l'année suivante, quand succomba Marco Botsaris. Pendant l'année 1824, il prit part, non sans éclat, à ces combats maritimes qui vengèrent les Grecs des victoires de Méhémet-Ali. Après la défaite de Tripolitza, en 1825, il commandait un parti de réguliers sous les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826, il se battait à Chaidari, où il sauvait la vie d'Andronika Starkos, que foulaient aux pieds les chevaux de Kioutagi — bataille terrible dans laquelle les Philhellènes firent d'irréparables pertes.
Cependant, Henry d'Albaret ne voulut point abandonner son chef, et, peu de temps après, il le rejoignit à Méthènes.
À ce moment, l'Acropole d'Athènes était défendue par le commandant Gouras, ayant quinze cents hommes sous ses ordres. Là, dans cette citadelle, s'étaient réfugiés cinq cents femmes et enfants, qui n'avaient pu fuir au moment où les Turcs s'emparaient de la ville. Gouras avait des vivres pour un an, un matériel de quatorze canons et de trois obusiers, mais les munitions allaient lui manquer.
Fabvier résolut alors de ravitailler l'Acropole. Il demanda des hommes de bonne volonté pour le seconder dans cet audacieux projet. Cinq cent trente répondirent à son appel; parmi eux, quarante Philhellènes; parmi ces quarante et à leur tête, Henry d'Albaret. Chacun de ces hardis partisans se munit d'un sac de poudre, et, sous les ordres de Fabvier, ils s'embarquèrent à Méthènes.
Le 13 décembre, ce petit corps débarque presque au pied de l'Acropole. Un rayon de lune le signale. La fusillade des Turcs l'accueille. Fabvier crie: «En avant!» Chaque homme, sans abandonner son sac de poudre, qui peut le faire sauter d'un instant à l'autre, franchit le fossé et pénètre dans la citadelle, dont les portes sont ouvertes. Les assiégés repoussent victorieusement les Turcs. Mais Fabvier est blessé, son second est tué, Henry d'Albaret tombe, frappé d'une balle. Les réguliers et leurs chefs étaient maintenant enfermés dans la citadelle avec ceux qu'ils étaient venus secourir si hardiment et qui ne voulaient plus les en laisser sortir.
Là, le jeune officier, souffrant d'une blessure qui fort heureusement n'était pas grave, dut partager les misères des assiégés, réduits à quelques rations d'orge pour toute nourriture. Six mois se passèrent, avant que la capitulation de l'Acropole, consentie par Kioutagi, lui rendît la liberté. Ce fut seulement le 5 juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les assiégés purent quitter la citadelle d'Athènes et s'embarquer sur des navires qui les transportèrent à Salamine.
Henry d'Albaret, très faible encore, ne voulut point s'arrêter dans cette ville et il fit voile pour Corfou. Là, depuis deux mois, il se refaisait de ses fatigues, en attendant l'heure d'aller reprendre son poste au premier rang, lorsque le hasard vint donner un nouveau mobile à sa vie, qui n'avait été jusqu'alors que la vie d'un soldat.
Il y avait à Corfou, à l'extrémité de la Strada Reale, une vieille maison de peu d'apparence, moitié grecque, moitié italienne d'aspect. Dans cette maison demeurait un personnage, qui se montrait peu, mais dont on parlait beaucoup. C'était le banquier Elizundo. Était-ce un sexagénaire ou un septuagénaire, on n'aurait pu le dire. Depuis une vingtaine d'années, il habitait cette sombre demeure, dont il ne sortait guère. Mais, s'il n'en sortait pas, bien des gens de tous pays et de toute condition — clients assidus de son comptoir — l'y venaient visiter. Très certainement, il se faisait des affaires considérables dans cette maison de banque, dont l'honorabilité était parfaite. Elizundo passait, d'ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul crédit, dans les îles Ioniennes et jusque chez ses confrères dalmates de Zara ou de Raguse, n'aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite, acceptée par lui, valait de l'or. Sans doute, il ne se livrait pas imprudemment. Il paraissait même très serré en affaires. Les références, il les lui fallait excellentes, les garanties, il les voulait complètes; mais sa caisse semblait inépuisable. Circonstance à noter, Elizundo faisait presque tout lui-même, n'employant qu'un homme de sa maison, dont il sera parlé plus tard, pour tenir les écritures sans importance. Il était à la fois son propre caissier et son propre teneur de livres. Pas une traite qui ne fût libellée, pas une lettre qui n'eût été écrite de sa main. Aussi, jamais un commis du dehors ne s'était-il assis au bureau du comptoir. Cela ne contribuait pas peu à assurer le secret de ses affaires.
Quelle était l'origine de ce banquier? On le disait Illyrien ou Dalmate; mais, à cet égard, on ne savait rien de précis. Muet sur son passé, muet sur son présent, il ne frayait point avec la société corfiote. Lorsque le groupe avait été placé sous le protectorat de la France, son existence était déjà ce qu'elle était restée depuis qu'un gouverneur anglais exerçait son autorité sur les îles Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre à la lettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit public chiffrait par centaines de millions; mais il devait être, il était très riche, bien que son train fût celui d'un homme modeste dans ses besoins et ses goûts.
Elizundo était veuf, il l'était même lorsqu'il vint s'établir à Corfou avec une petite fille, alors âgée de deux ans. Maintenant, cette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux, et vivait dans cette demeure, toute aux soins du ménage.
Partout, même en ces pays de l'Orient, où la beauté des femmes est incontestée, Hadjine Elizundo eût passé pour remarquablement belle, et cela malgré la gravité de sa physionomie un peu triste. Comment en eût-il été autrement dans ce milieu où s'était écoulé son jeune âge, sans une mère pour la guider, sans une compagne avec laquelle elle pût échanger ses premières pensées de jeune fille? Hadjine Elizundo était de taille moyenne mais élégante. Par son origine grecque, qu'elle tenait de sa mère, elle rappelait le type de ces belles jeunes femmes de Laconie, qui l'emportent sur toutes celles du Péloponnèse.
Entre la fille et le père, l'intimité n'était pas et ne pouvait être profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, réservé — un de ces hommes qui détournent le plus souvent la tête et voilent leurs yeux comme si la lumière les blessait. Peu communicatif, aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie publique, il ne se livrait jamais, même dans ses rapports avec les clients de sa maison. Comment Hadjine Elizundo eût-elle éprouvé quelque charme à cette existence murée, puisque, entre ces murs, c'est à peine si elle trouvait le coeur d'un père!
Heureusement, près d'elle, il y avait un être bon, dévoué, aimant, qui ne vivait que pour sa jeune maîtresse, qui s'attristait de ses tristesses, dont la physionomie s'éclairait s'il la voyait sourire. Toute sa vie tenait dans celle d'Hadjine. À ce portrait, on pourrait croire qu'il s'agit d'un brave et fidèle chien, un de ces «aspirants à l'humanité», a dit Michelet, «un humble ami», a dit Lamartine. Non! ce n'était qu'un homme, mais il eût mérité d'être chien. Il avait vu naître Hadjine, il ne l'avait jamais quittée, il l'avait bercée enfant, il la servait jeune fille.
C'était un Grec, nommé Xaris, un frère de lait de la mère d'Hadjine, qui l'avait suivie après son mariage avec le banquier de Corfou. Il était donc depuis plus de vingt ans dans la maison, occupant une situation au-dessus de celle d'un simple serviteur, aidant même Elizundo, lorsqu'il ne s'agissait que de quelques écritures à passer.
Xaris, comme certains types de la Laconie, était de haute taille, large d'épaules, d'une force musculaire exceptionnelle. Belle figure, beaux yeux francs, nez long et arqué que soulignaient de superbes moustaches noires. Sur sa tête, la calotte de laine sombre; à sa ceinture, l'élégante fustanelle de son pays.
Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les besoins du ménage, soit pour se rendre à l'église catholique de Saint-Spiridion, soit pour aller respirer quelque peu de cet air marin qui n'arrivait guère jusqu'à la maison de la Strada Reale, Xaris l'accompagnait. Bien des jeunes Corfiotes l'avaient ainsi pu voir sur l'Esplanade et même dans les rues du faubourg de Kastradès qui s'étend le long de la baie de ce nom. Plus d'un avait tenté d'arriver jusqu'à son père. Qui n'eût été entraîné par la beauté de la jeune fille, et peut-être aussi par les millions de la maison Elizundo? Mais, à toutes les propositions de ce genre, Hadjine avait répondu négativement. De son côté, le banquier ne s'était jamais entremis pour modifier sa résolution. Et pourtant, l'honnête Xaris eût donné, pour que sa jeune maîtresse fût heureuse en ce monde, toute la part de bonheur auquel un dévouement sans bornes lui donnait droit dans l'autre!
Telle était donc cette maison sévère, triste, comme isolée dans un coin de la capitale de l'ancienne Corcyre; tel, cet intérieur au milieu duquel les hasards de sa vie allaient introduire Henry d'Albaret.
Ce furent des rapports d'affaires qui s'établirent, tout d'abord, entre le banquier et l'officier français. En quittant Paris, celui-ci avait pris des traites importantes sur la maison Elizundo. Ce fut à Corfou qu'il vint les toucher. Ce fut de Corfou qu'il tira ensuite tout l'argent dont il eut besoin pendant ses campagnes de Philhellène. À plusieurs reprises, il revint dans l'île, et c'est ainsi qu'il fit la connaissance d'Hadjine Elizundo. La beauté de la jeune fille l'avait frappé. Son souvenir le suivit sur les champs de bataille de la Morée et de l'Attique.
Après la reddition de l'Acropole, Henry d'Albaret n'eut rien de mieux à faire que de revenir à Corfou. Il était mal remis de sa blessure. Les fatigues excessives du siège avaient altéré sa santé. Là, tout en vivant en dehors de la maison du banquier, il y trouva chaque jour une hospitalité de quelques heures, qu'aucun étranger n'avait pu jusqu'alors obtenir.
Il y avait trois mois environ que Henry d'Albaret vivait ainsi. Peu à peu, ses visites à Elizundo, qui ne furent d'abord que des visites d'affaires, devinrent plus intéressées en devenant quotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune officier. Comment ne s'en serait-elle pas aperçue, en le trouvant si assidu près d'elle, tout entier au charme de l'entendre et de la voir! De son côté, ces soins que nécessitait l'état de sa santé fort compromise, elle n'avait point hésité à les lui rendre. Henry d'Albaret ne put se trouver que très bien d'un pareil régime.
D'ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie que lui inspirait le caractère si franc, si aimable, d'Henry d'Albaret, auquel il s'attachait, lui, de plus en plus.
«Tu as raison, Hadjine, répétait-il souvent à la jeune fille. La Grèce est ta patrie comme elle est la mienne, et il ne faut pas oublier que, si ce jeune officier a souffert, c'est en combattant pour elle!
— Il m'aime!» dit-elle un jour à Xaris.
Et cela, la jeune fille le dit avec la simplicité qu'elle mettait en toutes choses.
«Eh bien, il faut te laisser aimer! répondit Xaris. Ton père vieillit, Hadjine! Moi, je ne serai pas toujours là!… Où trouverais-tu, dans la vie, un plus sûr protecteur qu'Henry d'Albaret?»
Hadjine n'avait rien répondu. Il aurait fallu dire que, si elle se savait aimée, elle aimait aussi. Une réserve toute naturelle lui défendait d'avouer ce sentiment, même à Xaris.
Cependant, les choses en étaient là. Ce n'était plus un secret pour personne dans la société corfiote. Avant même qu'il en eût été officiellement question, on parlait du mariage d'Henry d'Albaret et d'Hadfjine Elizundo, comme s'il eût été décidé.
Il convient de faire observer que le banquier n'avait point paru regretter les assiduités du jeune officier auprès de sa fille. Ainsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement. Quelle que fût la sécheresse de son coeur, il devait craindre qu'Hadjine ne restât seule dans la vie, bien qu'il sût à quoi s'en tenir sur la fortune dont elle hériterait. Cette question d'argent, d'ailleurs, n'avait jamais été pour intéresser Henry d'Albaret. Que la fille du banquier fût riche ou non, cela n'était pas de nature à le préoccuper, même un instant. L'amour qu'il éprouvait pour cette jeune fille prenait naissance dans des sentiments bien autrement élevés, non dans des intérêts vulgaires. C'était pour sa bonté autant que pour sa beauté qu'il l'aimait. C'était pour cette vive sympathie que lui inspirait la situation d'Hadjine dans ce triste milieu. C'était pour la noblesse de ses idées, la grandeur de ses vues, pour l'énergie de coeur dont il la sentait capable, si jamais elle était mise à même de la montrer.
Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine parlait de la Grèce opprimée et des efforts surhumains que ses enfants faisaient pour la rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens ne pouvaient se rencontrer que dans le plus complet accord.
Aussi, que d'heures émues ils passèrent en causant de toutes ces choses dans cette langue grecque qu'Henry d'Albaret parlait maintenant comme la sienne! Quelle joie intimement partagée, lorsque un succès maritime venait compenser les revers dont la Morée ou l'Attique étaient le théâtre! Il fallut qu'Henry d'Albaret racontât en détail toutes les affaires auxquelles il avait pris part, qu'il redît les noms des nationaux et des étrangers qui s'illustraient dans ces luttes sanglantes, et ceux de ces femmes que, libre d'elle-même, Hadjine Elizundo eût voulu imiter — Bobolina, Modena, Zacharias, Kaïdos, sans oublier cette courageuse Andronika que le jeune officier avait arrachée au massacre de Chaidari.
Et même, un jour, Henry d'Albaret, ayant prononcé le nom de cette femme, Elizundo, qui écoutait cette conversation, fit un mouvement de nature à attirer l'attention de sa fille.
«Qu'avez-vous, mon père? demanda-t-elle.
— Rien», répondit le banquier.
Puis, s'adressant au jeune officier du ton d'un homme qui veut paraître indifférent à ce qu'il dit:
«Vous avez connu cette Andronika? demanda-t-il.
— Oui, monsieur Elizundo.
— Et savez-vous ce qu'elle est devenue?
— Je l'ignore, répondit Henry d'Albaret. Après le combat de Chaidari, je pense qu'elle a dû regagner les provinces du Magne qui est son pays natal. Mais, un jour ou l'autre, je m'attends à la voir reparaître sur les champs de bataille de la Grèce…
— Oui! ajouta Hadjine, là où il faut être!»
Pourquoi Elizundo avait-il fait cette question à propos d'Andronika? Personne ne le lui demanda. Il n'eût certainement répondu que d'une façon évasive. Mais cela ne laissa pas de préoccuper sa fille, peu au courant des relations du banquier. Pouvait-il donc y avoir un lien quelconque entre son père et cette Andronika qu'elle admirait? D'ailleurs, en ce qui concernait la guerre de l'Indépendance, Elizundo était d'une absolue réserve. À quel parti allaient ses voeux, aux oppresseurs ou aux opprimés? Il eût été difficile de le dire — si tant est qu'il fût homme à faire des voeux pour quelqu'un ou pour quelque chose. Ce qui était certain, c'est que son courrier lui apportait au moins autant de lettres expédiées de la Turquie que de la Grèce.
Mais, il importe de le répéter, bien que le jeune officier se fût dévoué à la cause des Hellènes, Elizundo ne lui en avait pas moins fait bon accueil dans sa maison.
Cependant, Henry d'Albaret ne pouvait y prolonger son séjour. Remis maintenant de ses fatigues, il était décidé à faire jusqu'au bout ce qu'il considérait comme un devoir. Il en parlait souvent à la jeune fille.
«C'est votre devoir, en effet! lui répondait Hadjine. Quelque douleur que puisse me causer votre départ, Henry, je comprends que vous devez rejoindre vos compagnons d'armes! Oui! tant que la Grèce n'aura pas retrouvé son indépendance, il faut lutter pour elle!
— Je partirai, Hadjine, je vais partir! dit un jour Henry d'Albaret. Mais, si je pouvais emporter avec moi la certitude que vous m'aimez comme je vous aime…
— Henry, je n'ai aucun motif de cacher les sentiments que vous m'inspirez, répondit Hadjine. Je ne suis plus une enfant, et c'est avec le sérieux qui convient que j'envisage l'avenir. J'ai foi en vous, ajouta-t-elle en lui tendant les mains, ayez foi en moi! Telle vous me laisserez en partant, telle vous me retrouverez au retour!»
Henry d'Albaret avait pressé la main que lui donnait Hadjine comme gage de ses sentiments.
«Je vous remercie de toute mon âme! répondit-il. Oui! nous sommes bien l'un à l'autre… déjà! Et si notre séparation n'en est que plus pénible, du moins emporterai-je cette assurance avec moi que je suis aimé de vous!… Mais, avant mon départ, Hadjine, je veux avoir parlé à votre père!… Je veux être certain qu'il approuve notre amour, et qu'aucun obstacle ne viendra de lui…
— Vous agirez sagement, Henry, répondit la jeune fille. Ayez sa promesse comme vous avez la mienne!»
Et Henry d'Albaret ne dut pas tarder à le faire, car il s'était décidé à reprendre du service sous le colonel Fabvier.
En effet, les choses allaient de mal en pis pour la cause de l'indépendance. La convention de Londres n'avait encore produit aucun effet utile, et l'on pouvait se demander si les puissances ne s'en tiendraient pas, vis-à-vis du sultan, à des observations purement officieuses, et par conséquent toutes platoniques.
D'ailleurs, les Turcs, infatués de leurs succès, paraissaient assez peu disposés à rien céder de leurs prétentions. Bien que deux escadres, l'une anglaise, commandée par l'amiral Codrington, l'autre française, sous les ordres de l'amiral de Rigny, parcourussent alors la mer Égée, et, bien que le gouvernement grec fût venu s'installer à Égine pour y délibérer dans de meilleures conditions de sécurité, les Turcs faisaient preuve d'une opiniâtreté qui les rendait redoutables.
On le comprenait, du reste, en voyant toute une flotte de quatre- vingt-douze navires ottomans, égyptiens et tunisiens, que la vaste rade de Navarin venait de recevoir à la date du 7 septembre. Cette flotte portait un immense approvisionnement qu'Ibrahim allait prendre pour subvenir aux besoins d'une expédition qu'il préparait contre les Hydriotes.
Or, c'était à Hydra qu'Henry d'Albaret avait résolu de rejoindre le corps des volontaires. Cette île, située à l'extrémité de l'Argolide, est l'une des plus riches de l'Archipel. De son sang, de son argent, après avoir tant fait pour la cause des Hellènes que défendaient ses intrépides marins, Tombasis, Miaoulis, Tsamados, si redoutés des capitans turcs, elle se voyait alors menacée des plus terribles représailles.
Henry d'Albaret ne pouvait donc tarder à quitter Corfou, s'il voulait devancer à Hydra les soldats d'Ibrahim. Aussi, son départ fut-il définitivement fixé au 21 octobre.
Quelques jours avant, ainsi que cela avait été convenu, le jeune officier vint trouver Elizundo et lui demanda la main de sa fille. Il ne lui cacha pas qu'Hadjine serait heureuse qu'il voulût bien approuver sa démarche. D'ailleurs, il ne s'agissait que d'obtenir son assentiment. Le mariage ne serait célébré qu'au retour d'Henry d'Albaret. Son absence, il l'espérait du moins, ne pouvait plus être de longue durée.
Le banquier connaissait la situation du jeune officier, l'état de sa fortune, la considération dont jouissait sa famille en France. Il n'avait donc point à provoquer d'explication à cet égard. De son côté, son honorabilité était parfaite, et jamais le moindre bruit défavorable n'avait couru sur sa maison. Au sujet de sa propre fortune, comme Henry d'Albaret ne lui en parla même pas, il garda le silence. Quant à la proposition elle-même, Elizundo répondit qu'elle lui agréait. Ce mariage ne pouvait que le rendre heureux, puisqu'il devait faire le bonheur de sa fille.
Tout cela fut dit assez froidement, mais l'important était que cela eût été dit. Henry d'Albaret avait maintenant la parole d'Elizundo, et, en échange, le banquier reçut de sa fille un remerciement qu'il prit avec sa réserve accoutumée.
Tout semblait donc aller pour la plus grande satisfaction des deux jeunes gens, et, il faut ajouter, pour le plus parfait contentement de Xaris. Cet excellent homme pleura comme un enfant, et il eût volontiers pressé le jeune officier sur sa poitrine!
Cependant, Henry d'Albaret n'avait plus que peu de temps à rester près d'Hadjine Elizundo. C'était sur un brick levantin qu'il avait pris la résolution de s'embarquer, et ce brick devait quitter Corfou, le 21 du mois, à destination d'Hydra.
Ce que furent ces derniers jours qui se passèrent dans la maison de la Strada Reale, on le devine sans qu'il soit nécessaire d'y insister. Henry d'Albaret et Hadjine ne se quittèrent pas d'une heure. Ils causaient longuement dans la salle basse, au rez-de- chaussée de la triste habitation. La noblesse de leurs sentiments donnait à ces entretiens un charme pénétrant qui en adoucissait la note un peu sérieuse. L'avenir, ils se disaient qu'il était à eux, si le présent, pour ainsi dire, leur échappait encore. Ce fut donc ce présent qu'ils voulurent envisager avec sang-froid. Tous deux en calculèrent les chances, bonnes ou mauvaises, mais sans découragement, sans faiblesse. Et, en parlant ainsi, ils ne cessaient de s'exalter pour cette cause, à laquelle Henry d'Albaret allait encore se dévouer.
Un soir, le 20 octobre, pour la dernière fois, ils se redisaient ces choses, mais avec plus d'émotion peut-être. C'était le lendemain que le jeune officier devait partir.
Soudain, Xaris entra dans la salle. Il ne pouvait parler. Il était haletant. Il avait couru, et quelle course! En quelques minutes, ses robustes jambes l'avaient ramené, à travers toute la ville, depuis la citadelle jusqu'à l'extrémité de la Strada Reale.
«Eh bien, que veux-tu?… Qu'as-tu, Xaris?… Pourquoi cette émotion?… demanda Hadjine.
— Ce que j'ai… ce que j'ai!… Une nouvelle!… Une importante… une grave nouvelle!
— Parlez!… parlez!… Xaris! dit à son tour Henry d'Albaret, ne sachant s'il devait se réjouir ou s'inquiéter.
— Je ne peux pas!… Je ne peux pas! répondait Xaris, que son émotion étranglait positivement.
— S'agit-il donc d'une nouvelle de la guerre? demanda la jeune fille, en lui prenant la main.
— Oui!… Oui!
— Mais parle donc!… répétait-elle. Parle donc, mon bon Xaris!… Qu'y a-t-il? C'est ainsi qu'Henry d'Albaret et Hadjine apprirent la nouvelle de la bataille navale du 20 octobre.
Le banquier Elizundo venait d'entrer dans la salle, au bruit de cet envahissement de Xaris. Lorsqu'il sut ce dont il s'agissait, ses lèvres se serrèrent involontairement, son front se contracta, mais il ne témoigna ni satisfaction ni déplaisir, tandis que les deux jeunes gens laissaient franchement déborder leur coeur.
La nouvelle de la bataille de Navarin venait, en effet, d'arriver à Corfou. À peine se fut-elle répandue dans toute la ville qu'on en connut presque aussitôt les détails, apportés télégraphiquement par les appareils aériens de la côte albanaise.
Les escadres anglaise et française, auxquelles s'était réunie l'escadre russe, comprenant vingt-sept vaisseaux et douze cent soixante-seize canons, avaient attaqué la flotte ottomane en forçant les passes de la rade de Navarin. Bien que les Turcs fussent supérieurs en nombre, puisqu'ils comptaient soixante vaisseaux de toute grandeur, armés de dix-neuf cent quatre-vingt- quatorze canons, ils venaient d'être vaincus. Plusieurs de leurs navires avaient coulé ou sauté avec un grand nombre d'officiers et de matelots. Ibrahim ne pouvait donc plus rien attendre de la marine du sultan pour l'aider dans son expédition contre Hydra.
C'était là un fait d'une importance considérable. En effet, il devait être le point de départ d'une nouvelle période pour les affaires de Grèce. Bien que les trois puissances fussent décidées d'avance à ne point tirer parti de cette victoire en écrasant la Porte, il paraissait certain que leur accord finirait par arracher le pays des Hellènes à la domination ottomane, certain aussi que, dans un temps plus ou moins court, l'autonomie du nouveau royaume serait faite.
Ainsi en jugea-t-on dans la maison du banquier Elizundo. Hadjine, Henry d'Albaret, Xaris, avaient battu des mains. Leur joie trouva un écho dans toute la ville. C'était l'indépendance que les canons de Navarin venaient d'assurer aux enfants de la Grèce.
Et tout d'abord, les desseins du jeune officier furent absolument modifiés par cette victoire des puissances alliées, ou plutôt — car l'expression est meilleure — par cette défaite de la marine turque. Par suite, Ibrahim devait renoncer à entreprendre la campagne qu'il méditait contre Hydra. Aussi n'en fut-il plus question.
De là, un changement dans les projets formés par Henry d'Albaret avant cette date du 20 octobre. Il n'était plus nécessaire qu'il allât rejoindre les volontaires accourus à l'aide des Hydriotes. Il résolut donc d'attendre à Corfou les événements qui allaient être la conséquence naturelle de cette bataille de Navarin.
Quoi qu'il en fût, le sort de la Grèce ne pouvait plus être douteux. L'Europe ne la laisserait pas écraser. Avant peu, dans toute la péninsule hellénique, le croissant aurait cédé la place au drapeau de l'indépendance. Ibrahim, déjà réduit à occuper le centre et les villes littorales du Péloponnèse, serait enfin contraint à les évacuer.
Dans ces conditions, sur quel point de la péninsule se fût dirigé Henry d'Albaret? Sans doute, le colonel Fabvier se préparait à quitter Mitylène pour aller faire campagne contre les Turcs dans l'île de Scio: mais ses préparatifs n'étaient pas achevés, et ils ne le seraient pas avant quelque temps. Il n'y avait donc pas lieu de songer à un départ immédiat.
C'est ainsi que le jeune officier jugea la situation. C'est ainsi qu'Hadjine la jugea avec lui. Donc plus aucun motif pour remettre le mariage. Elizundo, d'ailleurs, ne fit aucune objection à ce qu'il s'accomplît sans retard. Aussi, sa date fut-elle fixée à dix jours de là, c'est-à-dire à la fin du mois d'octobre.
Il est inutile d'insister sur les sentiments que l'approche de leur union fit naître dans le coeur des deux fiancés. Plus de départ pour cette guerre dans laquelle Henry d'Albaret pouvait laisser la vie! Plus rien de cette attente douloureuse pendant laquelle Hadjine eût compté les jours et les heures! Xaris, s'il est possible, était encore le plus heureux de toute la maison. Il se fût agi de son propre mariage que sa joie n'aurait pas été plus débordante. Il n'était pas jusqu'au banquier dont, malgré sa froideur habituelle, la satisfaction ne fût visible. C'était l'avenir de sa fille assuré.
On convint que les choses seraient faites simplement, et il parut inutile que la ville entière fût invitée à cette cérémonie. Ni Hadjine, ni Henry d'Albaret n'étaient de ceux qui veulent tant de témoins à leur bonheur. Mais cela nécessitait toujours quelques préparatifs, dont ils s'occupèrent sans ostentation.
On était au 23 octobre. Il n'y avait plus que sept jours à attendre avant la célébration du mariage. Il ne semblait donc pas qu'il pût y avoir d'obstacle à redouter, de retard à craindre. Et pourtant, un fait se produisit qui aurait très vivement inquiété Hadjine et Henry d'Albaret, s'ils en eussent eu connaissance.
Ce jour-là, dans son courrier du matin, Elizundo trouva une lettre, dont la lecture lui porta un coup inattendu. Il la froissa, il la déchira, il la brûla même — ce qui dénotait un trouble profond chez un homme aussi maître de lui que le banquier.
Et l'on aurait pu l'entendre murmurer ces mots:
«Pourquoi cette lettre n'est-elle pas arrivée huit jours plus tard. Maudit soit celui qui l'a écrite!»
V
La côte messénienne
Pendant toute la nuit, après avoir quitté Vitylo, la Karysta s'était dirigée vers le sud-ouest, de manière à traverser obliquement le golfe de Coron. Nicolas Starkos était redescendu dans sa cabine, et il ne devait pas reparaître avant le lever du jour.
Le vent était favorable — une de ces fraîches brises du sud-est qui règnent généralement dans ces mers, à la fin de l'été et au commencement du printemps, vers l'époque des solstices, lorsque se résolvent en pluie les vapeurs de la Méditerranée.
Au matin, le cap Gallo fut doublé à l'extrémité de la Messénie, et les derniers sommets du Taygète, qui délimitent ses flancs abrupts, se noyèrent bientôt dans la buée du soleil levant. Lorsque la pointe du cap eut été dépassée, Nicolas Starkos reparut sur le pont de la sacolève. Son premier regard se porta vers l'est.
La terre du Magne n'était plus visible. De ce côté maintenant, se dressaient les puissants contreforts du mont Hagios-Dimitrios, un peu en arrière du promontoire.
Un instant, le bras du capitaine se tendit dans la direction du Magne. Était-ce un geste de menace? Était-ce un éternel adieu jeté à sa terre natale? Qui l'eût pu dire? Mais il n'avait rien de bon, le regard que lancèrent à ce moment les yeux de Nicolas Starkos!
La sacolève, bien appuyée sous ses voiles carrées et sous ses voiles latines, prit les amures à tribord et commença à remonter dans le nord-ouest. Mais, comme le vent venait de terre, la mer se prêtait à toutes les conditions d'une navigation rapide.
La Karysta laissa sur la gauche les îles Oenusses, Cabrera, Sapienza et Venetico; puis, elle piqua droit à travers la passe, entre Sapienza et la terre, de manière à venir en vue de Modon.
Devant elle se développait alors la côte messénienne avec le merveilleux panorama de ses montagnes, qui présentent un caractère volcanique très marqué. Cette Messénie était destinée à devenir, après la constitution définitive du royaume, un des treize nômes ou préfectures, dont se compose la Grèce moderne, en y comprenant les îles Ioniennes. Mais à cette époque, ce n'était encore qu'un des nombreux théâtres de la lutte, tantôt aux mains d'Ibrahim, tantôt aux mains des Grecs, suivant le sort des armes, comme elle fut autrefois le théâtre de ces trois guerres de Messénie, soutenues contre les Spartiates, et qu'illustrèrent les noms d'Aristomène et d'Épaminondas.
Cependant, Nicolas Starkos, sans prononcer une seule parole, après avoir vérifié au compas la direction de la sacolève et observé l'apparence du temps, était allé s'asseoir à l'arrière.
Sur ces entrefaites, différents propos s'échangèrent à l'avant entre l'équipage de la Karysta et les dix hommes embarqués la veille à Vitylo — en tout une vingtaine de marins, avec un simple maître pour les commander sous les ordres du capitaine. Il est vrai, le second de la sacolève n'était pas à bord en ce moment.
Et voici ce qui se dit à propos de la destination actuelle de ce petit bâtiment, puis de la direction qu'il suivait en remontant les côtes de la Grèce. Il va de soi que les demandes étaient faites par les nouveaux et les réponses par les anciens de l'équipage.
«Il ne parle pas souvent, le capitaine Starkos!
— Le plus rarement possible; mais quand il parle, il parle bien, et il n'est que temps de lui obéir!
— Et où va la Karysta?
— On ne sait jamais où va la Karysta.
— Par le diable! nous nous sommes engagés de confiance, et peu importe, après tout!
— Oui! et soyez sûrs que là où le capitaine nous mène, c'est là qu'il faut aller!
— Mais ce n'est pas avec ses deux petites caronades de l'avant que la Karysta peut se hasarder à donner la chasse aux bâtiments de commerce de l'Archipel!
— Aussi n'est-elle point destinée à écumer les mers! Le capitaine Starkos a d'autres navires, ceux-là bien armés, bien équipés pour la course! La Karysta, c'est comme qui dirait son yacht de plaisance! Aussi, voyez quel petit air elle vous a, auquel les croiseurs français, anglais, grecs ou turcs, se laisseront parfaitement attraper!
— Mais les parts de prise?…
— Les parts de prise sont à ceux qui prennent, et vous serez de ceux-là, lorsque la sacolève aura fini sa campagne!
Allez, vous ne chômerez pas, et, s'il y a danger, il y aura profit!
— Ainsi, il n'y a rien à faire maintenant dans les parages de la
Grèce et des îles?
— Rien… pas plus que dans les eaux de l'Adriatique, si la fantaisie du capitaine nous emmène de ce côté! Donc, jusqu'à nouvel ordre, nous voilà d'honnêtes marins, à bord d'une honnête sacolève, courant honnêtement la mer Ionienne! Mais, ça changera!
— Et le plus tôt sera le mieux!»
On le voit, les nouveaux embarqués, aussi bien que les autres marins de la Karysta, n'étaient point gens à bouder devant la besogne, quelle qu'elle fût. Des scrupules, des remords, même de simples préjugés, il ne fallait rien demander de tout cela à cette population maritime du bas Magne. En vérité, ils étaient dignes de celui qui les commandait, et celui-là savait qu'il pouvait compter sur eux. Mais, si ceux de Vitylo connaissaient le capitaine Starkos, ils ne connaissaient point son second, tout à la fois officier de marine et homme d'affaires — son âme damnée, en un mot. C'était un certain Skopélo, originaire de Cérigotto, petite île assez mal famée, située sur la limite méridionale de l'Archipel, entre Cérigo et la Crète. C'est pourquoi l'un des nouveaux, s'adressant au maître d'équipage de la Karysta:
«Et le second? demanda-t-il.
— Le second n'est point à bord, fut-il répondu.
— On ne le verra pas?
— Si.
— Quand cela?
— Quand il faudra qu'on le voie!
— Mais où est-il?
— Où il doit être!»Il fallut se contenter de cette réponse, qui n'apprenait rien. En ce moment, d'ailleurs, le sifflet du maître d'équipage appela tout le monde en haut pour raidir les écoutes. Aussi, la conversation du gaillard d'avant fut-elle coupée net en cet endroit. En effet, il s'agissait de serrer un peu plus le vent, afin de ranger, à la distance d'un mille, la côte messénienne. Vers midi, la Karysta passait en vue de Modon. Là n'était point sa destination. Elle n'alla donc pas relâcher à cette petite ville, élevée sur les ruines de l'ancienne Méthone, au bout d'un promontoire qui projette sa pointe rocheuse vers l'île de Sapienza. Bientôt, derrière un retour de falaises, se perdit le phare qui se dresse à l'entrée du port. Un signal, cependant, avait été fait à bord de la sacolève. Une flamme noire, écartelée d'un croissant rouge, était montée à l'extrémité de la grande antenne. Mais, de terre, on n'y répondit point. Aussi, la route fut-elle continuée dans la direction du nord. Le soir, la Karysta arrivait à l'entrée de la rade de Navarin, sorte de grand lac maritime, encadré dans une bordure de hautes montagnes. Un instant, la ville, dominée par la masse confuse de sa citadelle, apparut à travers la percée d'une gigantesque roche. Là était l'extrémité de cette jetée naturelle, qui contient la fureur des vents du nord-ouest, dont cette longue outre de l'Adriatique verse des torrents sur la mer Ionienne.
Le soleil couchant éclairait encore la cime des dernières hauteurs, à l'est; mais l'ombre obscurcissait déjà la vaste rade.
Cette fois, l'équipage aurait pu croire que la Karysta allait relâcher à Navarin. En effet, elle donna franchement dans la passe de Mégalo-Thouro, au sud de cette étroite île de Sphactérie, qui se développe sur une longueur de quatre mille mètres environ. Là se dressaient déjà deux tombeaux, élevés à deux des plus nobles victimes de la guerre: celui du capitaine français Mallet, tué en 1825, et, au fond d'une grotte, celui du comte de Santa-Rosa, un Philhellène italien, ancien ministre du Piémont, mort la même année pour la même cause.
Lorsque la sacolève ne fut plus qu'à une dizaine d'encablures de la ville, elle mit en travers, son foc bordé au vent. Un fanal rouge monta, comme l'avait fait la flamme noire, à l'extrémité de sa grande antenne. Il ne fut pas non plus répondu à ce signal.
La Karysta n'avait rien à faire sur cette rade, où l'on pouvait compter alors un très grand nombre de vaisseaux turcs. Elle manoeuvra donc de manière à venir ranger l'îlot blanchâtre de Kouloneski, situé à peu près au milieu. Puis, au commandement du maître d'équipage, les écoutes ayant été légèrement mollies, la barre fut mise à tribord — ce qui permit de revenir vers la lisière de Sphactérie.
C'était sur cet îlot de Kouloneski que plusieurs centaines de Turcs, surpris par les Grecs, avaient été confinés au début de la guerre, en 1821, et c'est là qu'ils moururent de faim, bien qu'ils se fussent rendus sur la promesse qu'on les transporterait en pays ottoman.
Aussi, plus tard, en 1825, lorsque les troupes d'Ibrahim assiégèrent Sphactérie, que Maurocordato défendait en personne, huit cents Grecs y furent-ils massacrés par représailles.
La sacolève se dirigeait alors vers la passe de Sikia, ouverte sur deux cents mètres de large au nord de l'île, entre sa pointe septentrionale et le promontoire de Coryphasion. Il fallait bien connaître le chenal pour s'y aventurer, car il est presque impraticable aux navires, dont le tirant d'eau exige quelque profondeur. Mais Nicolas Starkos, comme l'eût fait le meilleur des pilotes de la rade, rangea hardiment les roches escarpées de la pointe de l'île et doubla le promontoire de Coryphasion. Puis, ayant aperçu en dehors plusieurs escadres au mouillage — une trentaine de bâtiments français, anglais et russes — il les évita prudemment, remonta pendant la nuit le long de la côte messénienne, se glissa entre la terre et l'île de Prodana, et, le matin venu, la sacolève, enlevée par une fraîche brise du sud-est, suivait les sinuosités du littoral sur les paisibles eaux du golfe d'Arkadia.
Le soleil montait alors derrière la cime de cet Ithôme, d'où le regard, après avoir embrassé l'emplacement de l'ancienne Messène, va se perdre, d'un côté, sur le golfe de Coron, et de l'autre, sur le golfe auquel la ville d'Arkadia a donné son nom. La mer brasillait par longues plaques que ridait la brise aux premiers rayons du jour.
Dès l'aube, Nicolas Starkos manoeuvra de manière à passer aussi près que possible en vue de la ville située sur une des concavités de la côte qui s'arrondit en formant une large rade foraine.
Vers dix heures, le maître d'équipage vint à l'arrière de la sacolève, et se tint devant le capitaine dans l'attitude d'un homme qui attend des ordres.
Tout l'immense écheveau des montagnes de l'Arcadie se déroulait alors à l'est. Villages perdus à mi-colline dans les massifs d'oliviers, d'amandiers et de vignes, ruisseaux coulant vers le lit de quelque tributaire, entre les bouquets de myrtes et de lauriers-roses; puis, accrochés à toutes les hauteurs, sur tous les revers, suivant toutes les orientations, des milliers de plants de ces fameuses vignes de Corinthe, qui ne laissaient pas un pouce de terre inoccupé; plus bas, sur les premières rampes, les maisons rouges de la ville, étincelant comme de grands morceaux d'étamine sur le fond d'un rideau de cyprès: ainsi se présentait ce magnifique panorama de l'une des plus pittoresques côtes du Péloponnèse.
Mais, à s'approcher plus près d'Arkadia, cette antique Cyparissia, qui fut le principal port de la Messénie au temps d'Épaminondas, puis, l'un des fiefs du Français Ville-Hardouin, après les Croisades, quel désolant spectacle pour les yeux, que de douloureux regrets pour quiconque aurait eu la religion des souvenirs!
Deux ans auparavant, Ibrahim avait détruit la ville, massacré enfants, femmes et vieillards! En ruine, son vieux château, bâti sur l'emplacement de l'ancienne acropole; en ruine, son église Saint-Georges, que de fanatiques musulmans avaient dévastée; en ruine encore, ses maisons et ses édifices publics!
«On voit bien que nos amis les Égyptiens ont passé là! murmura Nicolas Starkos, qui n'éprouva même pas un serrement de coeur devant cette scène de désolation.
— Et maintenant, les Turcs y sont les maîtres! répondit le maître d'équipage.
— Oui… pour longtemps… et même, il faut l'espérer, pour toujours! ajouta le capitaine.
— La Karysta accostera-t-elle, ou laissons-nous porter?»
Nicolas Starkos observa attentivement le port, dont il n'était plus éloigné que de quelques encablures. Puis, ses regards se dirigèrent vers la ville même, bâtie un mille en arrière, sur un contrefort du mont Psyknro. Il semblait hésiter sur ce qu'il conviendrait de faire en vue d'Arkadia: accoster le môle, ou reprendre le large. Le maître d'équipage attendait toujours que le capitaine répondît à sa proposition.
«Envoyez le signal!» dit enfin Nicolas Starkos.
La flamme rouge à croissant d'argent monta au bout de l'antenne et se déroula dans l'air.
Quelques minutes après, une flamme pareille flottait à l'extrémité d'un mât élevé sur le musoir du port.
«Accoste!» dit le capitaine.
La barre fut mise dessous, et la sacolève vint au plus près. Dès que l'entrée du port eut été suffisamment ouverte, elle laissa porter franchement. Bientôt les voiles de misaine furent amenées, puis la grande voile, et la Karysta donna dans le chenal sous son tape-cul et son foc. Son erre lui suffit, pour atteindre le milieu du port. Là, elle laissa tomber l'ancre, et les matelots s'occupèrent des diverses manoeuvres qui suivent un mouillage.
Presque aussitôt, le canot était mis à la mer, le capitaine s'y embarquait, débordait sous la poussée de quatre avirons, accostait un petit escalier de pierre, évidé dans le massif du quai. Un homme l'y attendait, qui lui souhaita la bienvenue en ces termes:
«Skopélo est aux ordres de Nicolas Starkos!»
Un geste de familiarité du capitaine fut toute sa réponse. Il prit les devants et remonta les rampes, de manière à gagner les premières maisons de la ville. Après avoir passé à travers les ruines du dernier siège, au milieu de rues encombrées de soldats turcs et arabes, il s'arrêta devant une auberge à peu près intacte, à l'enseigne de la Minerve, dans laquelle son compagnon entra après lui.
Un instant plus tard, le capitaine Starkos et Skopélo étaient attablés dans une chambre, ayant à portée de la main deux verres et une bouteille de raki, violent alcool tiré de l'asphodèle. Des cigarettes du blond et parfumé tabac de Missolonghi furent roulées, allumées, aspirées; puis, la conversation commença entre ces deux hommes, dont l'un se faisait volontiers le très humble serviteur de l'autre.
Mauvaise physionomie, basse, cauteleuse, intelligente toutefois, que celle de Skopélo. S'il avait cinquante ans, c'était tout juste, bien qu'il parût un peu plus âgé. Une figure de prêteur sur gages, avec de petits yeux faux mais vifs, des cheveux ras, un nez recourbé, des mains aux doigts crochus, et de longs pieds, dont on aurait pu dire ce que l'on dit des pieds des Albanais: «Que l'orteil est en Macédoine quand le talon est encore en Béotie.» Enfin, une face ronde, pas de moustaches, une barbiche grisonnante au menton, une tête forte, dénudée au crâne, sur un corps resté maigre et de moyenne taille. Ce type de juif arabe, chrétien de naissance cependant, portait un costume très simple — la veste et la culotte du matelot levantin — caché sous une sorte de houppelande.
Skopélo était bien l'homme d'affaires qu'il fallait pour gérer les intérêts de ces pirates de l'Archipel, très habile à s'occuper du placement des prises, de la vente des prisonniers livrés sur les marchés turcs et transportés aux côtes barbaresques.
Ce que pouvait être une conversation entre Nicolas Starkos et Skopélo, les sujets sur lesquels elle devait porter, la façon dont les faits de la guerre actuelle seraient appréciés, les profits qu'ils se proposaient d'y faire, il n'est que trop facile de le préjuger.
«Où en est la Grèce? demanda le capitaine.
— À peu près dans l'état où vous l'aviez laissée, sans doute! répondit Skopélo. Voilà un bon mois environ que la Karysta navigue sur les côtes de la Tripolitaine, et probablement, depuis votre départ, vous n'avez pu en avoir aucune nouvelle!
— Aucune, en effet.
— Je vous apprendrai donc, capitaine, que les vaisseaux turcs sont prêts à transporter Ibrahim et ses troupes à Hydra.
— Oui, répondit Nicolas Starkos. Je les ai aperçus, hier soir, en traversant la rade de Navarin.
— Vous n'avez relâché nulle part depuis que vous avez quitté
Tripoli? demanda Skopélo.
— Si… une seule fois! Je me suis arrêté quelques heures à Vitylo… pour compléter l'équipage de la Karysta! Mais, depuis que j'ai perdu de vue les côtes du Magne, il n'a jamais été répondu à mes signaux avant mon arrivée à Arkadia.
— C'est que probablement il n'y avait pas lieu de répondre, répliqua Skopélo.
— Dis-moi, reprit Nicolas Starkos, que font, en ce moment,
Miaoulis et Canaris?
— Ils en sont réduits, capitaine, à tenter des coups de main, qui ne peuvent leur assurer que quelques succès partiels, jamais une victoire définitive! Aussi, pendant qu'ils donnent la chasse aux vaisseaux turcs, les pirates ont-ils beau jeu dans tout l'Archipel!
— Et parle-t-on toujours de?…
— De Sacratif? répondit Skopélo en baissant un peu la voix. Oui!… partout… et toujours, Nicolas Starkos, et il ne tient qu'à lui qu'on en parle encore davantage!
— On en parlera!»
Nicolas Starkos s'était levé, après avoir vidé son verre que Skopélo remplit de nouveau. Il marchait de long en large; puis, s'arrêtant devant la fenêtre, les bras croisés, il écoutait le grossier chant des soldats turcs qui s'entendait au loin. Enfin, il revint s'asseoir en face de Skopélo, et, changeant brusquement le cours de la conversation:
«J'ai compris à ton signal que tu avais ici un chargement de prisonniers? demanda-t-il.
— Oui, Nicolas Starkos, de quoi remplir un navire de quatre cents tonneaux! C'est tout ce qui reste du massacre qui a suivi la déroute de Crémmydi! Sang-Dieu! les Turcs ont un peu trop tué, cette fois! Si on les eût laissés faire, il ne serait pas resté un seul prisonnier!
— Ce sont des hommes, des femmes?
— Oui, des enfants!… de tout, enfin!
— Où sont-ils?
— Dans la citadelle d'Arkadia.
— Tu les as payés cher?
— Hum! le pacha ne s'est pas montré très accommodant, répondit Skopélo. Il pense que la guerre de l'Indépendance touche à sa fin… malheureusement! Or, plus de guerre, plus de bataille! Plus de bataille, plus de razzias, comme on dit là-bas en Barbarie, plus de razzias, plus de marchandise humaine ou autre! Mais, si les prisonniers sont rares, cela les fait hausser de prix! C'est une compensation, capitaine! Je sais de bonne source qu'on manque d'esclaves, en ce moment, sur les marchés d'Afrique, et nous revendrons ceux-ci à un prix avantageux!
— Soit, répondit Nicolas Starkos. Tout est-il prêt et peux-tu embarquer à bord de la Karysta?
— Tout est prêt et rien ne me retient plus ici.
— C'est bien, Skopélo. Dans huit ou dix jours, au plus tard, le navire, qui sera expédié de Scarpanto, viendra prendre cette cargaison. — On la livrera sans difficulté?
— Sans difficulté, c'est parfaitement convenu, répondit Skopélo, mais contre paiement. Il faudra donc s'entendre auparavant avec le banquier Elizundo pour qu'il accepte nos traites. Sa signature est bonne, et le pacha prendra ses valeurs comme de l'argent comptant!
— Je vais écrire à Elizundo que je ne tarderai pas à relâcher à
Corfou, où je terminerai cette affaire…
— Cette affaire… et une autre non moins importante, Nicolas
Starkos! ajouta Skopélo.
— Peut-être!… répondit le capitaine.
— Et en vérité, ce ne serait que juste! Elizundo est riche… excessivement… dit-on!… Et qui l'a enrichi, si ce n'est notre commerce… et nous… au risque d'aller finir au bout d'une vergue de misaine, au coup de sifflet du maître d'équipage!… Ah! par le temps qui court, il fait bon d'être le banquier des pirates de l'Archipel! Aussi, je le répète, Nicolas Starkos, ce ne serait que juste!
— Qu'est-ce qui ne serait que juste? demanda le capitaine en regardant son second bien en face.
— Eh! ne le savez-vous pas? répondit Skopélo. En vérité, avouez- le, capitaine, vous ne me le demandez que pour me l'entendre répéter une centième fois!
— Peuh!
— La fille du banquier Elizundo…
— Ce qui est juste sera fait!» répondit simplement Nicolas
Starkos en se levant.
Là-dessus, il sortit de l'auberge de la Minerve, et, suivi de Skopélo, revint vers le port, à l'endroit où l'attendait son canot.
«Embarque, dit-il à Skopélo. Nous négocierons ces traites avec Elizundo dès notre arrivée à Corfou. Puis, cela fait, tu reviendras à Arkadia pour prendre livraison du chargement.
— Embarque!» répondit Skopélo.
Une heure après, la Karysta sortait du golfe. Mais, avant la fin de la journée, Nicolas Starkos pouvait entendre un grondement lointain, dont l'écho lui arrivait du sud.
C'était le canon des escadres combinées qui tonnait sur la rade de
Navarin.
VI
Sus aux pirates de l'archipel!
La direction du nord-nord-ouest, tenue par la sacolève, devait lui permettre de suivre ce pittoresque semis des îles Ioniennes, dont on ne perd l'une de vue que pour apercevoir aussitôt l'autre.
Très heureusement pour elle, la Karysta, avec son air d'honnête bâtiment levantin, moitié yacht de plaisance, moitié navire de commerce, ne trahissait rien de son origine. En effet, il n'eût pas été prudent à son capitaine de s'aventurer ainsi sous le canon des forts britanniques, à la merci des frégates du Royaume-Uni.
Une quinzaine de lieues marines seulement séparent Arkadia de l'île de Zante, «la fleur du Levant», ainsi que l'appellent poétiquement les Italiens. Du fond du golfe que traversait alors la Karysta, on aperçoit même les sommets verdoyants du mont Scopos, au flanc duquel s'étagent des massifs d'oliviers et d'orangers, qui remplacent les épaisses forêts chantées par Homère et Virgile.
Le vent était bon, une brise de terre bien établie que lui envoyait le sud-est. Aussi, la sacolève, sous ses bonnettes de hunier et de perroquet, fendait-elle rapidement les eaux de Zante, presque aussi tranquilles alors que celles d'un lac.
Vers le soir, elle passait en vue de la capitale qui porte le même nom que l'île. C'est une jolie cité italienne, éclose sur la terre de Zacynthe, fils du Troyen Dardanus. Du pont de la Karysta, on n'aperçut que les feux de la ville, qui s'arrondit sur l'espace d'une demi-lieue au bord d'une baie circulaire. Ces lumières, éparses à diverses hauteurs, depuis les quais du port jusqu'à la crête du château d'origine vénitienne, bâti à trois cents pieds au-dessus, formaient comme une énorme constellation, dont les principales étoiles marquaient la place des palais Renaissance de la grande rue et de la cathédrale Saint-Denis de Zacynthe.
Nicolas Starkos, avec cette population zantiote, si profondément modifiée au contact des Vénitiens, des Français, des Anglais et des Russes, ne pouvait rien avoir de ces rapports commerciaux qui l'unissaient aux Turcs du Péloponnèse. Il n'eut donc aucun signal à envoyer aux vigies du port, ni à relâcher dans cette île, qui fut la patrie de deux poètes célèbres — l'un italien, Hugo Foscolo, de la fin du XVIIIe siècle, l'autre Salomos, une des gloires de la Grèce moderne.
La Karysta traversa l'étroit bras de mer qui sépare Zante de l'Achaïe et de l'Élide. Sans doute, plus d'une oreille à bord s'offensa des chants qu'apportait la brise, comme autant de barcarolles échappées du Lido! Mais, il fallait bien s'y résigner. La sacolève passa au milieu de ces mélodies italiennes, et, le lendemain, elle se trouvait par le travers du golfe de Patras, profonde échancrure que continue le golfe de Lépante jusqu'à l'isthme de Corinthe.
Nicolas Starkos se tenait alors à l'avant de la Karysta. Son regard parcourait toute cette côte de l'Acarnanie, sur la limite septentrionale du golfe. De là surgissaient de grands et impérissables souvenirs, qui auraient dû serrer le coeur d'un enfant de la Grèce, si cet enfant n'eût depuis longtemps renié et trahi sa mère!
«Missolonghi! dit alors Skopélo, en tendant la main dans la direction du nord-est. Mauvaise population! Des gens qui se font sauter plutôt que de se rendre!»
Là, en effet, deux ans auparavant, il n'y aurait rien eu à faire pour des acheteurs de prisonniers et des vendeurs d'esclaves. Après dix mois de lutte, les assiégés de Missolonghi, brisés par les fatigues, épuisés par la faim, plutôt que de capituler devant Ibrahim, avaient fait sauter la ville et la forteresse. Hommes, femmes, enfants, tous avaient péri dans l'explosion, qui n'épargna même pas les vainqueurs.
Et, l'année d'avant, presque à cette même place où venait d'être enterré Marco Botsaris, l'un des héros de la guerre de l'Indépendance, était venu mourir, découragé, désespéré, lord Byron, dont la dépouille repose maintenant à Westminster. Seul, son coeur est resté sur cette terre de Grèce qu'il aimait et qui ne redevint libre qu'après sa mort!
Un geste violent, ce fut toute la réponse que Nicolas Starkos fit à l'observation de Skopélo. Puis, la sacolève, s'éloignant rapidement du golfe de Patras, marcha vers Céphalonie.
Avec ce vent portant, il ne fallait que quelques heures pour franchir la distance qui sépare Céphalonie de l'île de Zante. D'ailleurs, la Karysta n'alla point chercher Argostoli, sa capitale, dont le port, peu profond, il est vrai, n'en est pas moins excellent pour les navires de médiocre tonnage. Elle s'engagea hardiment dans les canaux resserrés qui baignent sa côte orientale, et, vers six heures et demie du soir, elle attaquait la pointe de Thiaki, l'ancienne Ithaque.
Cette île, de huit lieues de long sur une lieue et demie de large, singulièrement rocheuse, superbement sauvage, riche de l'huile et du vin qu'elle produit en abondance, compte une dizaine de mille habitants. Sans histoire personnelle, elle a pourtant laissé un nom célèbre dans l'antiquité. Ce fut la patrie d'Ulysse et de Pénélope, dont les souvenirs se retrouvent encore sur les sommets de l'Anogi, dans les profondeurs de la caverne du mont Saint- Étienne, au milieu des ruines du mont Oetos, à travers les campagnes d'Eumée, au pied de ce rocher des Corbeaux, sur lequel durent s'écouler les poétiques eaux de la fontaine d'Aréthuse.
À la nuit tombante, la terre du fils de Laerte avait peu à peu disparu dans l'ombre, une quinzaine de lieues au delà du dernier promontoire de Céphalonie. Pendant la nuit, la Karysta, prenant un peu le large, afin d'éviter l'étroite passe qui sépare la pointe nord d'Ithaque de la pointe sud de Sainte-Maure, prolongea, à deux milles au plus de son rivage, la côte orientale de cette île.
On aurait pu vaguement apercevoir, à la clarté de la lune, une sorte de falaise blanchâtre, dominant la mer de cent quatre-vingts pieds: c'était le Saut de Leucade, qu'illustrèrent Sapho et Artémise. Mais, de cette île, qui prend aussi le nom de Leucade, il ne restait plus trace dans le sud au soleil levant, et la sacolève, ralliant la côte albanaise, se dirigea, toutes voiles dessus, vers l'île de Corfou.
C'étaient une vingtaine de lieues encore à faire dans cette journée, si Nicolas Starkos voulait arriver, avant la nuit, dans les eaux de la capitale de l'île.
Elles furent rapidement enlevées, ces vingt lieues, par cette hardie Karysta, qui força de toile à ce point que son plat-bord glissait au ras de l'eau. La brise avait fraîchi considérablement. Il fallut donc toute l'attention du timonier pour ne pas engager sous cette énorme voilure. Heureusement, les mâts étaient solides, le gréement presque neuf et de qualité supérieure. Pas un ris ne fut pris, pas une bonnette ne fut amenée.
La sacolève se comporta comme elle l'eût fait s'il se fût agi d'une lutte de vitesse dans quelque «match» international.
On passa ainsi en vue de la petite île de Paxo. Déjà, vers le nord, se dessinaient les premières hauteurs de Corfou. Sur la droite, la côte albanaise profilait à l'horizon la dentelure des monts Acraucéroniens. Quelques navires de guerre, portant le pavillon anglais ou le pavillon turc, furent aperçus dans ces parages assez fréquentés de la mer Ionienne. La Karysta ne chercha pas à éviter les uns plus que les autres. Si un signal lui eût été fait de mettre en travers, elle eût obéi sans hésitation, n'ayant à bord ni cargaison ni papier de nature à dénoncer son origine.
À quatre heures du soir, la sacolève serrait un peu le vent pour entrer dans le détroit qui sépare l'île de Corfou de la terre ferme. Les écoutes furent raidies, et le timonier lofa d'un quart, afin d'enlever le cap Bianco à l'extrémité sud de l'île.
Cette première portion du canal est plus riante que sa partie septentrionale. Par cela même, elle fait un heureux contraste avec la côte albanaise, alors presque inculte et à demi sauvage. Quelques milles plus loin, le détroit s'élargit par l'échancrure du littoral corfiote. La sacolève put donc laisser porter un peu, de manière à le traverser obliquement. Ce sont ces indentations, profondes et multipliées, qui donnent à l'île soixante-cinq lieues de périmètre, alors qu'on n'en compte que vingt dans sa plus grande longueur et six dans sa plus grande largeur.
Vers cinq heures, la Karysta rangeait, près de l'îlot d'Ulysse, l'ouverture qui fait communiquer le lac Kalikiopulo, l'ancien port hyllaïque, avec la mer. Puis elle suivit les contours de cette charmante «cannone» plantée d'aloès et d'agaves, déjà fréquentée par les voitures et les cavaliers, qui vont, à une lieue dans le sud de la ville, chercher, avec la fraîcheur marine, tout le charme d'un admirable panorama, dont la côte albanaise forme l'horizon sur l'autre bord du canal. Elle fila devant la baie de Kardakio et les ruines qui la dominent, devant le palais d'été des Hauts Lords Commissaires, laissant vers la gauche la baie de Kastradès, sur laquelle s'arrondit le faubourg de ce nom, la Strada Marina, qui est moins une rue qu'une promenade, puis, le pénitencier, l'ancien fort Salvador et les premières maisons de la capitale corfiote. La Karysta doubla alors le cap Sidero qui porte la citadelle, sorte de petite ville militaire, assez vaste pour renfermer la résidence du commandant, les logements de ses officiers, un hôpital et une église grecque, dont les Anglais avaient fait un temple protestant. Enfin, portant franchement à l'ouest, le capitaine Starkos tourna la pointe San-Nikolo, et, après avoir longé le rivage, sur lequel s'étagent les maisons du nord de la ville, il vint mouiller à une demi-encablure du môle.
Le canot fut armé. Nicolas Starkos et Skopélo y prirent place — non sans que le capitaine eût passé à sa ceinture un de ces couteaux à lame courte et large, fort en usage dans les provinces de la Messénie. Tous deux débarquèrent au bureau de la Santé, et montrèrent les papiers du bord qui étaient parfaitement en règle. Ils furent donc libres d'aller où et comme il leur convenait, après que rendez-vous eut été pris à onze heures pour rentrer à bord.
Skopélo, chargé des intérêts de la Karysta, s'enfonça dans la partie commerçante de la ville, à travers de petites rues étroites et tortueuses, avec des noms italiens, des boutiques à arcades, tout le pêle-mêle d'un quartier napolitain.
Nicolas Starkos, lui, voulait consacrer cette soirée à prendre langue, comme on dit. Il se dirigea donc vers l'esplanade, le quartier le plus élégant de la cité corfiote.
Cette esplanade ou place d'armes, plantée latéralement de beaux arbres, s'étend entre la ville et la citadelle, dont elle est séparée par un large fossé. Étrangers et indigènes y formaient alors un incessant va-et-vient, qui n'était point celui d'une fête. Des estafettes entraient dans le palais, bâti au nord de la place par le général Maitland, et ressortaient à travers les portes de Saint-Georges et Saint-Michel, qui flanquent sa façade en pierre blanche. Un incessant échange de communications se faisait ainsi entre le palais du gouverneur et la citadelle, dont le pont-levis était baissé devant la statue du maréchal de Schulembourg.
Nicolas Starkos se mêla à cette foule. Il vit clairement qu'elle était sous l'empire d'une émotion peu ordinaire.
N'étant point homme à interroger, il se contenta d'écouter. Ce qui le frappa, ce fut un nom, invariablement répété dans tous les groupes avec des qualifications peu sympathiques — le nom de Sacratif.
Ce nom parut d'abord exciter quelque peu sa curiosité; mais, après avoir légèrement haussé les épaules, il continua à descendre l'esplanade jusqu'à la terrasse qui la termine en dominant la mer.
Là, un certain nombre de curieux avaient pris place autour d'un petit temple de forme circulaire, qui venait d'être récemment élevé à la mémoire de sir Thomas Maitland. Quelques années plus tard, un obélisque allait y être érigé en l'honneur de l'un de ses successeurs, sir Howard Douglas, pour faire pendant à la statue du Haut Lord Commissaire actuel, Frédérik Adam, dont la place était déjà marquée devant le palais du gouvernement. Il est probable que, si le protectorat de l'Angleterre n'eût pris fin en faisant rentrer les îles Ioniennes dans le domaine du royaume hellénique, les rues de Corfou auraient été encombrées par les statues de ses gouverneurs. Toutefois, bien des Corfiotes ne songeaient point à blâmer cette prodigalité d'hommes de bronze ou d'hommes de pierre, et, peut-être, plus d'un en est-il maintenant à regretter, avec l'ancien état de choses, les errements administratifs des représentants du Royaume-Uni.
Mais, à ce sujet, s'il existe des opinions fort disparates, si, sur les soixante-dix mille habitants que compte l'ancienne Corcyre, et sur les vingt mille habitants de sa capitale, il y a des chrétiens orthodoxes, des chrétiens grecs, des Juifs en grand nombre, qui, à cette époque, occupaient un quartier isolé, comme une sorte de ghetto, si, dans l'existence citadine de ces types de races différentes, il y avait des idées divergentes à propos d'intérêts divers, ce jour-là tout dissentiment semblait s'être fondu dans une pensée commune, dans une sorte de malédiction vouée à ce nom qui revenait sans cesse:
«Sacratif! Sacratif! Sus au pirate Sacratif!»
Et que les allants et venants parlassent anglais, italien ou grec, si la prononciation de ce nom exécré différait, les anathèmes dont on l'accablait n'en étaient pas moins l'expression du même sentiment d'horreur.
Nicolas Starkos écoutait toujours et ne disait rien. Du haut de la terrasse, ses yeux pouvaient aisément parcourir une grande partie du canal de Corfou, fermé comme un lac jusqu'aux montagnes d'Albanie, que le soleil couchant dorait à leur cime.
Puis, en se tournant du côté du port, le capitaine de la Karysta observa qu'il s'y faisait un mouvement très prononcé. De nombreuses embarcations se dirigeaient vers les navires de guerre. Des signaux s'échangeaient entre ces navires et le mât de pavillon dressé au sommet de la citadelle, dont les batteries et les casemates disparaissaient derrière un rideau d'aloès gigantesques.
Évidemment — et, à tous ces symptômes, un marin ne pouvait s'y tromper — un ou plusieurs navires se préparaient à quitter Corfou. Si cela était, la population corfiote, on doit le reconnaître, y prenait un intérêt vraiment extraordinaire.
Mais déjà le soleil avait disparu derrière les hauts sommets de l'île, et, avec le crépuscule assez court sous cette latitude, la nuit ne devait pas tarder à se faire.
Nicolas Starkos jugea donc à propos de quitter la terrasse. Il redescendit sur l'esplanade, laissant en cet endroit la plupart des spectateurs qu'un sentiment de curiosité y retenait encore. Puis, il se dirigea d'un pas tranquille vers les arcades de cette suite de maisons, qui borne le côté ouest de la place d'Armes.
Là ne manquaient ni les cafés, pleins de lumières, ni les rangées de chaises disposées sur la chaussée, occupées déjà par de nombreux consommateurs. Et encore faut-il observer que ceux-ci causaient plus qu'ils ne «consommaient», si toutefois ce mot, par trop moderne, peut s'appliquer aux Corfiotes d'il y a cinquante ans.
Nicolas Starkos s'assit devant une petite table, avec l'intention bien arrêtée de ne pas perdre un seul mot des propos qui s'échangeaient aux tables voisines.
«En vérité, disait un armateur de la Strada Marina, il n'y a plus de sécurité pour le commerce, et on n'oserait pas hasarder une cargaison de prix dans les Échelles du Levant!
— Et bientôt, ajouta son interlocuteur — un de ces gros Anglais qui semblent toujours assis sur un ballot, comme le président de leur chambre — on ne trouvera plus d'équipage qui consente à servir à bord des navires de l'Archipel!
— Oh! ce Sacratif!… ce Sacratif! répétait-on avec une indignation véritable dans les divers groupes.
— Un nom bien fait pour écorcher le gosier, pensait le maître du café, et qui devrait pousser aux rafraîchissements!
— À quelle heure doit avoir lieu le départ de la Syphanta? demanda le négociant.
— À huit heures, répondit le Corfiote.
— Mais, ajouta-t-il d'un ton qui ne marquait pas une confiance absolue, il ne suffit pas de partir, il faut arriver à destination!
— Eh! on arrivera! s'écria un autre Corfiote. Il ne sera pas dit qu'un pirate aura tenu en échec la marine britannique…
— Et la marine grecque, et la marine française, et la marine italienne! ajouta flegmatiquement un officier anglais, qui voulait que chaque État eût sa part de désagrément en cette affaire.
— Mais, reprit le négociant en se levant, l'heure approche, et, si nous voulons assister au départ de la Syphanta, il serait peut-être temps de se rendre sur l'esplanade!
— Non, répondit son interlocuteur, rien ne presse. D'ailleurs, un coup de canon doit annoncer l'appareillage.»
Et les causeurs continuèrent à faire leur partie dans le concert des malédictions proférées contre Sacratif.
Sans doute, Nicolas Starkos crut le moment favorable pour intervenir, et, sans que le moindre accent pût dénoncer en lui un natif de la Grèce méridionale:
«Messieurs, dit-il en s'adressant à ses voisins de table, pourrais-je vous demander, s'il vous plaît, quelle est cette Syphanta, dont tout le monde parle aujourd'hui?
— C'est une corvette, monsieur, lui fut-il répondu, une corvette achetée, frétée et armée par une compagnie de négociants anglais, français et corfiotes, montée par un équipage de ces diverses nationalités, et qui doit appareiller sous les ordres du brave capitaine Stradena! Peut-être parviendra-t-il à faire, lui, ce que n'ont pu faire les navires de guerre de l'Angleterre et de la France!
— Ah! dit Nicolas Starkos, c'est une corvette qui part!… Et pour quels parages, s'il vous plaît?
— Pour les parages où elle pourra rencontrer, prendre et pendre le fameux Sacratif!
— Je vous prierai alors, reprit Nicolas Starkos, de vouloir bien me dire qui est ce fameux Sacratif?
— Vous demandez qui est ce Sacratif?» s'écria le Corfiote stupéfait, auquel l'Anglais vint en aide, en accentuant sa réponse par un «aoh!» de surprise.
Le fait est qu'un homme qui en était à ignorer encore ce qu'était Sacratif, et cela en pleine ville de Corfou, au moment même où ce nom était dans toutes les bouches, pouvait être regardé comme un phénomène.
Le capitaine de la Karysta s'aperçut aussitôt de l'effet que produisait son ignorance. Aussi se hâta-t-il d'ajouter:
«Je suis étranger, messieurs. J'arrive à l'instant de Zara, autant dire du fond de l'Adriatique, et je ne suis point au courant de ce qui se passe dans les îles Ioniennes.
— Dites alors de ce qui se passe dans l'Archipel! s'écria le
Corfiote, car, en vérité, c'est bien l'Archipel tout entier que
Sacratif a pris pour théâtre de ses pirateries!
— Ah! fit Nicolas Starkos, il s'agit d'un pirate?…
— D'un pirate, d'un forban, d'un écumeur de mer! répliqua le gros Anglais. Oui! Sacratif mérite tous ces noms, et même tous ceux qu'il faudrait inventer pour qualifier un pareil malfaiteur!»
Là-dessus l'Anglais souffla un instant pour reprendre haleine.
Puis:
«Ce qui m'étonne, monsieur, ajouta-t-il, c'est qu'il puisse se rencontrer un Européen qui ne sache pas ce qu'est Sacratif!
— Oh! monsieur, répondit Nicolas Starkos, ce nom ne m'est pas absolument inconnu, croyez-le bien; mais j'ignorais que ce fût lui qui mît aujourd'hui toute la ville en révolution. Est-ce que Corfou est menacée d'une descente de ce pirate?
— Il n'oserait! s'écria le négociant. Jamais il ne se hasarderait à mettre le pied dans notre île!
— Ah! vraiment? répondit le capitaine de la Karysta.
— Certes, monsieur, et, s'il le faisait, les potences! oui! les potences pousseraient d'elles-mêmes, dans tous les coins de l'île, pour le happer au passage!
— Mais alors, d'où vient cette émotion? demanda Nicolas Starkos. Je suis arrivé depuis une heure à peine, et je ne puis comprendre l'émotion qui se produit…
— Le voici, monsieur, répondit l'Anglais. Deux bâtiments de commerce, le _Three Brothers _et le _Carnatic, _ont été pris, il y a un mois environ, par Sacratif, et tout ce qui a survécu des deux équipages a été vendu sur les marchés de la Tripolitaine!
— Oh! répondit Nicolas Starkos, voilà une odieuse affaire, dont ce Sacratif pourrait bien avoir à se repentir!
— C'est alors, reprit le Corfiote, qu'un certain nombre de négociants se sont associés pour armer une corvette de guerre, une excellente marcheuse, montée par un équipage de choix et commandée par un intrépide marin, le capitaine Stradena, qui va donner la chasse à ce Sacratif! Cette fois, il y a lieu d'espérer que le pirate, qui tient en échec tout le commerce de l'Archipel, n'échappera pas à son sort!
— Ce sera difficile, en effet, répondit Nicolas Starkos.
— Et, ajouta le négociant anglais, si vous voyez la ville en émoi, si toute la population s'est portée sur l'esplanade, c'est pour assister à l'appareillage de la Syphanta qui sera saluée de plusieurs milliers de hurrahs, quand elle descendra le canal de Corfou!»
Nicolas Starkos savait, sans doute, tout ce qu'il désirait savoir. Il remercia ses interlocuteurs. Puis, se levant, il alla de nouveau se mêler à la foule qui remplissait l'esplanade.
Ce qui avait été dit par ces Anglais et ces Corfiotes n'avait rien d'exagéré. Il n'était que trop vrai! Depuis quelques années, les déprédations de Sacratif se manifestaient par des actes révoltants. Nombre de navires de commerce de toutes nationalités avaient été attaqués par ce pirate, aussi audacieux que sanguinaire. D'où venait-il? Quelle était son origine? Appartenait-il à cette race de forbans, issus des côtes de la Barbarie? Qui eût pu le dire? On ne le connaissait pas. On ne l'avait jamais vu. Pas un n'était revenu de ceux qui s'étaient trouvés sous le feu de ses canons, les uns tués, les autres réduits à l'esclavage. Les bâtiments qu'il montait, qui eût pu les signaler? Il passait incessamment d'un bord à un autre. Il attaquait tantôt avec un rapide brick levantin, tantôt avec une de ces légères corvettes qu'on ne pouvait vaincre à la course, et toujours sous pavillon noir. Que, dans une de ces rencontres, il ne fût pas le plus fort, qu'il eût à chercher son salut par la fuite, en présence de quelque redoutable navire de guerre, il disparaissait soudain. Et, en quel refuge inconnu, en quel coin ignoré de l'Archipel, aurait-on tenté de le rejoindre? Il connaissait les plus secrètes passes de ces côtes, dont l'hydrographie laissait encore à désirer à cette époque.
Si le pirate Sacratif était un bon marin, c'était aussi un terrible homme d'attaque. Toujours secondé par des équipages qui ne reculaient devant rien, il n'oubliait jamais de leur donner, après le combat, la «part du diable», c'est-à-dire quelques heures de massacre et de pillage. Aussi ses compagnons le suivaient-ils partout où il voulait les mener. Ils exécutaient ses ordres quels qu'ils fussent. Tous se seraient fait tuer pour lui. La menace du plus effroyable supplice ne les eût pas fait dénoncer le chef, qui exerçait sur eux une véritable fascination. À de tels hommes, lancés à l'abordage, il est rare qu'un navire puisse résister, surtout un bâtiment de commerce, auquel manquent les moyens suffisants de défense.
En tout cas, si Sacratif, malgré toute son habileté, eût été surpris par un navire de guerre, il se fût plutôt fait sauter que de se rendre. On racontait même que, dans une affaire de ce genre, les projectiles lui ayant manqué, il avait chargé ses canons avec les têtes fraîchement coupées aux cadavres qui jonchaient son pont.
Tel était l'homme que la Syphanta avait la mission de poursuivre, tel ce redoutable pirate, dont le nom exécré causait tant d'émotion dans la cité corfiote.
Bientôt, une détonation retentit. Une fumée s'éleva dans un vif éclair au-dessus de terre-plein de la citadelle. C'était le coup de partance. La Syphanta appareillait et allait descendre le canal de Corfou, afin de gagner les parages méridionaux de la mer Ionienne.
Toute la foule se porta sur la lisière de l'esplanade, vers la terrasse du monument de sir Maitland.
Nicolas Starkos, impérieusement entraîné par un sentiment plus intense peut-être que celui d'une simple curiosité, se trouva bientôt au premier rang des spectateurs.
Peu à peu, sous la clarté de la lune, apparut la corvette avec ses feux de position. Elle s'avançait en boulinant, afin d'enlever à la bordée le cap Bianco, qui s'allonge au sud de l'île. Un second coup de canon partit de la citadelle, puis un troisième, auxquels répondirent trois détonations qui illuminèrent les sabords de la Syphanta. Aux détonations succédèrent des milliers de hurrahs, dont les derniers arrivèrent à la corvette, au moment où elle doublait la baie de Kardakio.
Puis, tout retomba dans le silence. Peu à peu, la foule, s'écoulant à travers les rues du faubourg de Kastradès, eut laissé le champ libre aux rares promeneurs qu'un intérêt d'affaires ou de plaisir retenait sur l'esplanade.
Pendant une heure encore, Nicolas Starkos, toujours pensif, demeura sur la vaste place d'armes, presque déserte. Mais le silence ne devait être ni dans sa tête ni dans son coeur. Ses yeux brillaient d'un feu que ses paupières ne parvenaient pas à masquer. Son regard, comme par un mouvement involontaire, se portait dans la direction de cette corvette, qui venait de disparaître derrière la masse confuse de l'île.
Lorsque onze heures sonnèrent à l'église de Saint-Spiridion, Nicolas Starkos songea à rejoindre Skopélo au rendez-vous qu'il lui avait donné près du bureau de la Santé.
Il remonta donc les rues du quartier qui se dirigent vers le Fort-
Neuf, et bientôt il arriva sur le quai.
Skopélo l'y attendait.
Le capitaine de la sacolève alla à lui:
«La corvette Syphanta vient de partir! lui dit-il.
— Ah! fit Skopélo.
— Oui… pour donner la chasse à Sacratif!
— Elle ou une autre, qu'importe!» répondit simplement Skopélo, en montrant le gig, qui se balançait, au pied de l'échelle, sur les dernières ondulations du ressac.
Quelques instants après, l'embarcation accostait la Karysta, et
Nicolas Starkos sautait à bord en disant:
«À demain, chez Elizundo!»
VII
L'inattendu
Le lendemain, vers dix heures du matin, Nicolas Starkos débarquait sur le môle et se dirigeait vers la maison de banque. Ce n'était pas la première fois qu'il se présentait au comptoir, et il y avait toujours été reçu comme un client dont les affaires ne sont point à dédaigner.
Cependant, Elizundo le connaissait. Il devait savoir bien des choses de sa vie. Il n'ignorait même pas qu'il fût le fils de cette patriote, dont il avait un jour parlé à Henry d'Albaret. Mais personne ne savait et ne pouvait savoir ce qu'était le capitaine de la Karysta.
Nicolas Starkos était évidemment attendu. Aussi fut-il reçu dès qu'il se présenta. En effet, la lettre arrivée quarante-huit heures auparavant et datée d'Arkadia, venait de lui. Il fut donc immédiatement conduit au bureau où se tenait le banquier, qui prit la précaution d'en refermer la porte à clef. Elizundo et son client étaient maintenant en présence l'un de l'autre. Personne ne viendrait les déranger. Nul n'entendrait ce qui allait être dit dans cet entretien.
«Bonjour, Elizundo, dit le capitaine de la Karysta, en se laissant tomber sur un fauteuil avec le sans-gêne d'un homme qui serait chez lui. Voilà bientôt six mois que je ne vous ai vu, bien que vous ayez eu souvent de mes nouvelles! Aussi, n'ai-je pas voulu passer si près de Corfou, sans m'y arrêter, afin d'avoir le plaisir de vous serrer la main.
— Ce n'est pas pour me voir, ce n'est pas pour me faire des amitiés que vous êtes venu, Nicolas Starkos, répondit le banquier d'une voix sourde. Que me voulez-vous?
— Eh! s'écria le capitaine, je reconnais bien là mon vieil ami Elizundo! Rien aux sentiments, tout aux affaires! Il y a longtemps que vous avez dû fourrer votre coeur dans le tiroir le plus secret de votre caisse — un tiroir dont vous avez perdu la clef!
— Voulez-vous me dire ce qui vous amène et pourquoi vous m'avez écrit? reprit Elizundo.
— Au fait vous avez raison, Elizundo! Pas de banalités! Soyons sérieux! Nous avons aujourd'hui de très graves intérêts à discuter, et ils ne souffrent aucun retard!
— Votre lettre me parle de deux affaires, reprit le banquier, l'une qui rentre dans la catégorie de nos rapports accoutumés, l'autre qui vous est purement personnelle.
— En effet, Elizundo.
— Eh bien, parlez, Nicolas Starkos! J'ai hâte de les connaître toutes les deux!»
On le voit, le banquier s'exprimait très catégoriquement. Il voulait, par là, mettre son visiteur en demeure de s'expliquer, sans se dépenser en faux-fuyants ni échappatoires. Mais, ce qui contrastait avec la netteté de ces questions, c'était le ton un peu sourd dont elles étaient faites. Bien évidemment, de ces deux hommes, placés en face l'un de l'autre, ce n'était pas le banquier qui tenait la position.
Aussi, le capitaine de la Karysta ne put-il cacher un demi- sourire, dont Elizundo, les yeux baissés, ne vit rien.
«Laquelle des deux questions aborderons-nous d'abord? demanda
Nicolas Starkos.
— D'abord, celle qui vous est purement personnelle! répondit assez vivement le banquier.
— Je préfère commencer par celle qui ne l'est pas, répliqua le capitaine d'un ton tranchant.
— Soit, Nicolas Starkos! De quoi s'agit-il?
— Il s'agit d'un convoi de prisonniers, dont nous devons prendre livraison à Arkadia. Il y a là deux cent trente-sept têtes, hommes, femmes et enfants, qui vont être transportés à l'île de Scarpanto, d'où je me charge de les conduire à la côte barbaresque. Or, vous le savez, Elizundo, puisque nous avons souvent fait des opérations de ce genre, les Turcs ne livrent leur marchandise que contre argent ou contre du papier, à la condition qu'une bonne signature lui donne une valeur certaine. Je viens donc vous demander votre signature, et je compte que vous voudrez bien l'accorder à Skopélo, quand il vous apportera les traites toutes préparées. — Cela ne fera aucune difficulté, n'est-il pas vrai?»
Le banquier ne répondit pas, mais son silence ne pouvait être qu'un acquiescement à la demande du capitaine. Il y avait d'ailleurs des précédents qui l'engageaient.
«Je dois ajouter, reprit négligemment Nicolas Starkos, que l'affaire ne sera pas mauvaise. Les opérations ottomanes prennent une mauvaise tournure en Grèce. La bataille de Navarin aura de funestes conséquences pour les Turcs, puisque les puissances européennes s'en mêlent. S'ils doivent renoncer à la lutte, plus de prisonniers, plus de ventes, plus de profits. C'est pourquoi ces derniers convois qu'on nous livre encore dans d'assez bonnes conditions, auront-ils acquéreurs à haut prix sur les côtes de l'Afrique. Ainsi donc, nous trouverons notre avantage à cette affaire, et vous, le vôtre, par conséquent. — Je puis compter sur votre signature?
— Je vous escompterai vos traites, répondit Elizundo, et n'aurai pas de signature à vous donner.
— Comme il vous plaira, Elizundo, répondit le capitaine, mais nous nous serions contentés de votre signature. Vous n'hésitiez pas à la donner autrefois!
— Autrefois n'est pas aujourd'hui, dit Elizundo, et, aujourd'hui, j'ai des idées différentes sur tout cela!
— Ah! vraiment! s'écria le capitaine. À votre aise, après tout! - - Mais est-il donc vrai que vous cherchiez à vous retirer des affaires, comme je l'ai entendu dire?
— Oui, Nicolas Starkos! répondit le banquier d'une voix ferme, et, en ce qui vous concerne, voici la dernière opération que nous ferons ensemble… puisque vous tenez à ce que je la fasse!
— J'y tiens absolument, Elizundo», répondit Nicolas Starkos d'un ton sec.
Puis, il se leva, fit quelques tours dans le cabinet, mais sans cesser d'envelopper le banquier d'un regard peu obligeant. Revenant enfin se placer devant lui:
«Maître Elizundo, dit-il d'un ton narquois, vous êtes donc bien riche, puisque vous songez à vous retirer des affaires?»
Le banquier ne répondit pas.
«Eh bien, reprit le capitaine, que ferez-vous de ces millions que vous avez gagnés, vous ne les emporterez pas dans l'autre monde! Ce serait un peu encombrant pour le dernier voyage! Vous parti, à qui iront-ils?»
Elizundo persista à garder le silence.
«Ils iront à votre fille, reprit Nicolas Starkos, à la belle Hadjine Elizundo! Elle héritera de la fortune de son père! Rien de plus juste! Mais qu'en fera-t-elle? Seule, dans la vie, à la tête de tant de millions?»
Le banquier se redressa, non sans quelque effort, et, rapidement, en homme qui fait un aveu dont le poids l'étouffe:
«Ma fille ne sera pas seule! dit-il.
— Vous la marierez? répondit le capitaine. Et à qui, s'il vous plaît? Quel homme voudra d'Hadjine Elizundo, quand il connaîtra d'où vient en grande partie la fortune de son père? Et j'ajoute, quand elle-même le saura, à qui Hadjine Elizundo osera-t-elle donner sa main?
— Comment le saurait-elle? reprit le banquier. Elle l'ignore jusqu'ici, et qui le lui dira?
— Moi, s'il le faut!
— Vous?
— Moi! Écoutez, Elizundo, et tenez compte de mes paroles, répondit le capitaine de la Karysta avec une impudence voulue, car je ne reviendrai plus sur ce que je vais vous dire. Cette énorme fortune, c'est surtout par moi, par les opérations que nous avons faites ensemble et dans lesquelles je risquais ma tête, que vous l'avez gagnée! C'est en trafiquant des cargaisons pillées, des prisonniers achetés et vendus pendant la guerre de l'Indépendance, que vous avez encaissé ces gains, dont le montant se chiffre par millions! Eh bien, il n'est que juste que ces millions me reviennent! Je suis sans préjugés, moi, vous le savez du reste! Je ne vous demanderai pas l'origine de votre fortune! La guerre terminée, moi aussi, je me retirerai des affaires! Mais je ne veux pas, non plus, être seul dans la vie, et j'entends, comprenez-moi bien, j'entends qu'Hadjine Elizundo devienne la femme de Nicolas Starkos!»
Le banquier retomba sur son fauteuil. Il sentait bien qu'il était entre les mains de cet homme, depuis longtemps son complice. Il savait que le capitaine de la Karysta ne reculerait devant rien pour arriver à son but. Il ne doutait pas que, s'il le fallait, il ne fût homme à raconter tout le passé de la maison de banque.
Pour répondre négativement à la demande de Nicolas Starkos, au risque de provoquer un éclat, Elizundo n'avait plus qu'une chose à dire, et, non sans quelque hésitation, il la dit:
«Ma fille ne peut être votre femme, Nicolas Starkos, parce qu'elle doit être la femme d'un autre!
— D'un autre! s'écria Nicolas Starkos. En vérité, je suis arrivé à temps! Ah! la fille du banquier Elizundo se marie?…
— Dans cinq jours!
— Et qui épouse-t-elle? demanda le capitaine, dont la voix frémissait de colère.
— Un officier français.
— Un officier français! Sans doute, un de ces Philhellènes qui sont venus au secours de la Grèce?
— Oui!
— Et il se nomme?…
— Le capitaine Henry d'Albaret…
— Eh bien, maître Elizundo, reprit Nicolas Starkos, qui s'approcha du banquier et lui parla les yeux dans les yeux, je vous le répète, lorsque ce capitaine Henry d'Albaret saura qui vous êtes, il ne voudra plus de votre fille, et, lorsque votre fille connaîtra la source de la fortune de son père, elle ne pourra plus songer à devenir la femme de ce capitaine Henry d'Albaret! Si donc vous ne rompez pas ce mariage aujourd'hui, demain il se rompra de lui-même, car demain les deux fiancés sauront tout!… Oui!… Oui!… de par le diable, ils le sauront!»
Le banquier se releva encore une fois. Il regarda fixement le capitaine de la Karysta et, alors, d'un accent de désespoir, auquel il n'y avait point à se tromper:
«Soit!… Je me tuerai, Nicolas Starkos, dit-il, et je ne serai plus une honte pour ma fille!
— Si, répondit le capitaine, vous le serez dans l'avenir comme vous l'êtes dans le présent, et votre mort ne fera jamais qu'Elizundo n'ait été le banquier des pirates de l'Archipel!»
Elizundo retomba, accablé, et ne put rien répondre, lorsque le capitaine ajouta:
«Et voilà pourquoi Hadjine Elizundo ne sera pas la femme de cet Henry d'Albaret, pourquoi elle deviendra, qu'elle le veuille ou non, la femme de Nicolas Starkos!»
Pendant une demi-heure encore, cet entretien se prolongea en supplications de la part de l'un, en menaces de la part de l'autre. Non certes, il ne s'agissait pas d'amour, lorsque Nicolas Starkos s'imposait à la fille d'Elizundo! Il ne s'agissait que des millions dont cet homme voulait avoir l'entière possession, et aucun argument ne le ferait fléchir.
Hadjine Elizundo n'avait rien su de cette lettre, qui annonçait l'arrivée du capitaine de la _Karysta; _mais, depuis ce jour, son père lui avait paru plus triste, plus sombre que d'habitude, comme s'il eût été accablé par quelque préoccupation secrète. Aussi, lorsque Nicolas Starkos se présenta à la maison de banque, elle ne put se défendre d'en ressentir une inquiétude plus vive encore. En effet, elle connaissait ce personnage pour l'avoir vu venir plusieurs fois pendant les dernières années de la guerre. Nicolas Starkos lui avait toujours inspiré une répulsion dont elle ne se rendait pas compte. Il la regardait, semblait-il, d'une façon, qui ne laissait pas de lui déplaire, bien qu'il ne lui eût jamais adressé que des paroles insignifiantes, comme eût pu le faire un des clients habituels du comptoir. Mais la jeune fille n'avait pas été sans observer qu'après les visites du capitaine de la Karysta, son père était toujours, et pendant quelque temps, en proie à une sorte de prostration, mêlée d'effroi. De là son antipathie, que rien ne justifiait du moins jusqu'alors, contre Nicolas Starkos.
Hadjine Elizundo n'avait point encore parlé de cet homme à Henry d'Albaret. Le lien qui l'unissait à la maison de banque ne pouvait être qu'un lien d'affaires. Or, des affaires d'Elizundo, dont elle ignorait d'ailleurs la nature, il n'avait jamais été question dans leurs entretiens. Le jeune officier ne savait donc rien des rapports qui existaient, non seulement entre le banquier et Nicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et la vaillante femme dont il avait sauvé la vie au combat de Chaidari, qu'il ne connaissait que sous le seul nom d'Andronika.
Mais, ainsi qu'Hadjine, Xaris avait eu plusieurs fois l'occasion de voir et de recevoir Nicolas Starkos au comptoir de la Strada Reale. Lui aussi, il éprouvait à son égard les mêmes sentiments de répulsion que la jeune fille. Seulement, étant donné sa nature vigoureuse et décidée, ces sentiments se traduisaient chez lui d'une autre façon. Si Hadjine Elizundo fuyait toutes les occasions de se trouver en présence de cet homme, Xaris les eût plutôt recherchées, à la condition «de pouvoir lui casser les reins,» comme il le disait volontiers.
«Je n'en ai pas le droit, évidemment, pensait-il, mais cela viendra peut-être!»
De tout cela, il résulte donc que la nouvelle visite du capitaine de la Karysta au banquier Elizundo ne fut vue avec plaisir ni par Xaris, ni par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut un soulagement pour tous les deux, lorsque Nicolas Starkos, après un entretien dont rien n'avait transpiré, eut quitté la maison et repris le chemin du port.
Pendant une heure, Elizundo resta enfermé dans son cabinet. On ne l'y entendait même pas bouger. Mais ses ordres étaient formels: ni sa fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir été demandés expressément. Or, comme la visite avait duré longtemps, cette fois, leur anxiété s'était accrue en raison du temps écoulé.
Tout à coup, la sonnette d'Elizundo se fit entendre — un coup timide, venant d'une main peu assurée.
Xaris répondit à cet appel, ouvrit la porte qui n'était plus refermée en dedans, et se trouva en présence du banquier.
Elizundo était toujours dans son fauteuil, à demi affaissé, l'air d'un homme qui vient de soutenir une violente lutte contre lui- même. Il releva la tête, regarda Xaris, comme s'il eût eu quelque peine à le reconnaître, et, passant la main sur son front:
«Hadjine?» dit-il d'une voix étouffée.
Xaris fit un signe affirmatif et sortit. Un instant après, la jeune fille se trouvait devant son père. Aussitôt, celui-ci, sans autre préambule, mais les yeux baissés, lui disait d'une voix altérée par l'émotion:
«Hadjine, il faut… il faut renoncer au mariage projeté avec le capitaine Henry d'Albaret!
— Que dites-vous, mon père?… s'écria la jeune fille, que ce coup imprévu atteignit en plein coeur.
— Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.
— Mon père, me direz-vous pourquoi vous reprenez votre parole, à lui et à moi? demanda la jeune fille. Je n'ai pas l'habitude de discuter vos volontés, vous le savez, et, cette fois, je ne les discuterai pas davantage, quelles qu'elles soient!… Mais, enfin, me direz-vous pour quelle raison je dois renoncer à épouser Henry d'Albaret?
— Parce qu'il faut, Hadjine… il faut que tu sois la femme d'un autre!» murmura Elizundo.
Sa fille l'entendit, si bas qu'il eût parlé.
«Un autre! dit-elle, frappée non moins cruellement par ce second coup que le premier. Et cet autre?…
— C'est le capitaine Starkos!
— Cet homme!… cet homme!»
Ces mots s'échappèrent involontairement des lèvres d'Hadjine qui se retint à la table pour ne pas tomber. Puis, dans un dernier mouvement de révolte que cette résolution provoquait en elle:
«Mon père, dit-elle, il y a dans cet ordre que vous me donnez, malgré vous peut-être, quelque chose que je ne puis expliquer! Il y a un secret que vous hésitez à me dire!
— Ne me demande rien, s'écria Elizundo, rien!
— Rien?… mon père!… Soit!… Mais, si, pour vous obéir, je puis renoncer à devenir la femme d'Henry d'Albaret… dussé-je en mourir… je ne puis épouser Nicolas Starkos!… Vous ne le voudriez pas!
— Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.
— Il y va de mon bonheur! s'écria la jeune fille.
— Et de mon honneur, à moi!
— L'honneur d'Elizundo peut-il dépendre d'un autre que de lui- même? demanda Hadjine.
— Oui… d'un autre!… Et cet autre… c'est Nicolas Starkos!»
Cela dit, le banquier se leva, les yeux hagards, la figure contractée, comme s'il allait être frappé de congestion. Hadjine, devant ce spectacle, retrouva toute son énergie. Et, en vérité, il lui en fallut pour dire, en se retirant:
«Soit mon père!… Je vous obéirai!»
C'était sa vie à jamais brisée, mais elle avait compris qu'il y avait quelque effroyable secret dans les rapports du banquier avec le capitaine de la _Karysta! _Elle avait compris qu'il était dans les mains de ce personnage odieux!… Elle se courba, elle se sacrifia!… L'honneur de son père exigeait ce sacrifice!
Xaris reçut la jeune fille entre ses bras, presque défaillante. Il la transporta dans sa chambre. Là, il sut d'elle tout ce qui s'était passé, à quel renoncement elle avait consenti!… Aussi, quel redoublement de haine se fit en lui contre Nicolas Starkos!
Une heure après, selon son habitude, Henry d'Albaret se présentait à la maison de banque. Une des femmes de service lui répondit qu'Hadjine Elizundo n'était pas visible. Il demanda à voir le banquier… Le banquier ne pouvait le recevoir. Il demanda à parler à Xaris… Xaris n'était pas au comptoir.
Henry d'Albaret rentra à l'hôtel, extrêmement inquiet. Jamais pareilles réponses ne lui avaient été faites. Il résolut de revenir le soir et attendit dans une profonde anxiété.
À six heures, on lui remit une lettre à son hôtel. Il regarda l'adresse et reconnut qu'elle était de la main même d'Elizundo. Cette lettre ne contenait que ces lignes:
«Monsieur Henry d'Albaret est prié de considérer comme non avenus les projets d'union formés entre lui et la fille du banquier Elizundo. Pour des raisons qui lui sont tout à fait étrangères, ce mariage ne peut avoir lieu, et monsieur Henry d'Albaret voudra bien cesser ses visites à la maison de banque.
«ELIZUNDO.»
Tout d'abord, le jeune officier ne comprit rien à ce qu'il venait de lire. Puis, il relut cette lettre… Il fut atterré. Que s'était-il donc passé chez Elizundo? Pourquoi ce revirement? La veille, il avait quitté la maison, où se faisaient encore les préparatifs de son mariage! Le banquier avait été avec lui ce qu'il était toujours! Quant à la jeune fille, rien n'indiquait que ses sentiments eussent changé à son égard!
«Mais aussi, la lettre n'est pas signée Hadjine! se répétait-il. Elle est signée Elizundo!… Non! Hadjine n'a pas connu, ne connaît pas ce que m'écrit son père!… C'est à son insu qu'il a modifié ses projets!… Pourquoi?… Je n'ai donné aucun motif qui ait pu… Ah! je saurai quel est l'obstacle qui se dresse entre Hadjine et moi!»
Et, puisqu'il ne pouvait plus être reçu dans la maison du banquier, il lui écrivit, «ayant absolument le droit, disait-il, de connaître les raisons qui faisaient rompre ce mariage à la veille de s'accomplir».
Sa lettre resta sans réponse. Il en écrivit une autre, deux autres: même silence.
Ce fut alors à Hadjine Elizundo qu'il s'adressa. Il la suppliait, au nom de leur amour, de lui répondre, dût-elle le faire par un refus de jamais le revoir!… Nulle réponse.
Il est probable que sa lettre ne parvint pas à la jeune fille. Henry d'Albaret, du moins, dut le croire. Il connaissait assez son caractère pour être sûr qu'elle lui aurait répondu.
Alors, le jeune officier, désespéré, chercha à voir Xaris. Il ne quitta plus la Strada Reale. Il rôda pendant des heures entières autour de la maison de banque. Ce fut inutile. Xaris, obéissant peut-être aux ordres du banquier, peut-être à la prière d'Hadjine, ne sortait plus.
Ainsi se passèrent en vaines démarches les journées du 24 et du 25 octobre. Au milieu d'angoisses inexprimables, Henry d'Albaret croyait avoir atteint l'extrême limite de la souffrance!
Il se trompait.
En effet, dans la journée du 26, une nouvelle se répandit, qui allait le frapper d'un coup plus terrible encore.
Non seulement son mariage avec Hadjine Elizondo était rompu — rupture qui était maintenant connue de toute la ville — mais Hadjine Elizundo allait se marier avec un autre! Henry d'Albaret fut anéanti en apprenant cette nouvelle. Un autre que lui serait le mari d'Hadjine!
«Je saurai quel est cet homme! s'écria-t-il. Celui-là, quel qu'il soit, je le connaîtrai!… J'arriverai jusqu'à lui!… Je lui parlerai… et il faudra bien qu'il me réponde!»
Le jeune officier ne devait pas tarder à apprendre quel était son rival. En effet, il le vit entrer dans la maison de banque; il le suivit lorsqu'il en sortit; il l'épia jusqu'au port, où l'attendait son canot au pied du môle; il le vit regagner la sacolève, mouillée à une demi-encablure au large.
C'était Nicolas Starkos, le capitaine de la Karysta.
Cela se passait le 27 octobre. Des renseignements précis qu'Henry d'Albaret put obtenir, il résultait que le mariage de Nicolas Starkos et d'Hadjine Elizundo était très prochain, car les préparatifs se faisaient avec une sorte de hâte. La cérémonie religieuse avait été commandée à l'église de Saint-Spiridion pour le 30 du mois, c'est-à-dire à la date même, qui avait été antérieurement fixée au mariage d'Henry d'Albaret. Seulement, le fiancé, ce ne serait plus lui! Ce serait ce capitaine, qui venait on ne sait d'où pour aller où l'on ne savait!
Aussi Henry d'Albaret, en proie à une fureur qu'il ne pouvait plus maîtriser, était-il résolu à provoquer Nicolas Starkos, à l'aller chercher jusqu'au pied de l'autel. S'il ne le tuait pas, il serait tué, lui, mais au moins, il en aurait fini avec cette situation intolérable!
En vain se répétait-il que, si ce mariage se faisait, c'était avec l'assentiment d'Elizundo! En vain se disait-il que celui qui disposait de la main d'Hadjine, c'était son père!
«Oui, mais c'est contre son gré!… Elle subit une pression qui la livre à cet homme!… Elle se sacrifie!»
Pendant la journée du 28 octobre, Henry d'Albaret essaya de rencontrer Nicolas Starkos. Il le guetta à son débarquement, il le guetta à l'entrée du comptoir. Ce fut en vain. Et, dans deux jours, cet odieux mariage serait accompli — deux jours, pendant lesquels le jeune officier fit tout pour arriver jusqu'à la jeune fille ou pour se trouver en face de Nicolas Starkos!
Mais, le 29, vers six heures du soir, un fait inattendu se produisit, qui allait précipiter le dénouement de cette situation.
Dans l'après-midi, le bruit se répandit que le banquier venait d'être frappé d'une congestion au cerveau. Et, en effet, deux heures après, Elizundo était mort.
VIII
Vingt millions en jeu
Quelles seraient les conséquences de cet événement, nul n'eût encore pu le prévoir. Henry d'Albaret, dès qu'il l'apprit, dut tout naturellement penser que ces conséquences ne pourraient que lui être favorables. En tout cas, c'était le mariage d'Hadjine Elizundo ajourné. Bien que la jeune fille dût être sous le coup d'une douleur profonde, le jeune officier n'hésita pas à se présenter à la maison de la Strada Reale, mais il ne put voir ni Hadjine ni Xaris. Il n'avait donc plus qu'à attendre.
«Si, en épousant ce capitaine Starkos, pensait-il, Hadjine se sacrifiait aux volontés de son père, ce mariage ne se fera pas, maintenant que son père n'est plus!»
Ce raisonnement était juste. De là, cette déduction toute naturelle, c'est que si les chances d'Henry d'Albaret s'étaient accrues, celles de Nicolas Starkos avaient diminué.
On ne s'étonnera donc pas que, dès le lendemain, un entretien à ce sujet, provoqué par Skopélo, eût lieu à bord de la sacolève entre son capitaine et lui. C'était le second de la Karysta qui, en rentrant à bord vers dix heures du matin, avait rapporté la nouvelle de la mort d'Elizundo — nouvelle qui faisait grand bruit par la ville.
On aurait pu croire que Nicolas Starkos, aux premiers mots que lui en dit Skopélo, allait s'abandonner à quelque mouvement de colère. Il n'en fut rien. Le capitaine savait se posséder et n'aimait point à récriminer contre les faits accomplis.
«Ah! Elizundo est mort? dit-il simplement.
— Oui!… Il est mort!
— Est-ce qu'il se serait tué? ajouta Nicolas Starkos à mi-voix, comme s'il se fût parlé à lui-même.
— Non, répondit Skopélo, qui avait entendu la réflexion du capitaine, non! Les médecins ont constaté que le banquier Elizundo était mort d'une congestion…
— Foudroyé?…
— À peu près. Il a immédiatement perdu connaissance et n'a pu prononcer une seule parole avant de mourir!
— Autant vaut qu'il en ait été ainsi, Skopélo!
— Sans contredit, capitaine, surtout si l'affaire d'Arkadia était déjà terminée…
— Entièrement, répondit Nicolas Starkos. Nos traites ont été escomptées, et, maintenant, tu pourras prendre, contre argent, livraison du convoi de prisonniers.
— Eh! de par le diable, il était temps! s'écria le second. Mais, capitaine, si cette opération est achevée, et l'autre?
— L'autre?… répondit tranquillement Nicolas Starkos. Eh bien! l'autre s'achèvera comme elle devait s'achever! Je ne vois pas ce qu'il y a de changé dans la situation! Hadjine Elizundo obéira à son père mort, comme elle eût obéi à son père vivant, et pour les mêmes raisons!
— Ainsi, capitaine, reprit Skopélo, vous n'avez point l'intention d'abandonner la partie?
— L'abandonner! s'écria Nicolas Starkos d'un ton qui indiquait sa ferme volonté de briser tout obstacle. Dis donc, Skopélo, crois-tu qu'il y ait au monde un homme, un seul, qui consente à fermer la main, quand il n'a qu'à l'ouvrir pour qu'il y tombe vingt millions!
— Vingt millions! répéta Skopélo, qui souriait en hochant la tête. Oui! c'est bien à vingt millions que j'avais estimé la fortune de notre vieil ami Elizundo!
— Fortune nette, claire, en bonnes valeurs, reprit Nicolas
Starkos, et dont la réalisation pourra se faire sans retard.
— Dès que vous en serez possesseur, capitaine, car maintenant, toute cette fortune va revenir à la belle Hadjine…
— Qui, elle, me reviendra, à moi! Sois sans crainte, Skopélo! D'un mot je puis perdre l'honneur du banquier, et, après sa mort comme avant, sa fille tiendra plus à cet honneur qu'à sa fortune! Mais je ne dirai rien, je n'aurai rien à dire! La pression que j'exerçais sur son père, je l'exercerai toujours sur elle! Ces vingt millions, elle sera trop heureuse de les apporter en dot à Nicolas Starkos, et, si tu en doutes, Skopélo, c'est que tu ne connais pas le capitaine de la Karysta!»
Nicolas Starkos parlait avec une telle assurance, que son second, quoique peu enclin à se faire des illusions, se reprit à croire que l'événement de la veille n'empêcherait pas l'affaire de se conclure. Il n'y aurait qu'un retard, voilà tout.
Quelle serait la durée de ce retard, c'était uniquement la question qui préoccupait Skopélo et même Nicolas Starkos, bien que celui-ci n'en voulût point convenir. Il ne manqua pas d'assister, le lendemain, aux obsèques du riche banquier, qui furent faites très simplement et ne réunirent même qu'un petit nombre de personnes. Là, il s'était rencontré avec Henry d'Albaret; mais, entre eux, il n'y avait eu que quelques regards d'échangés, rien de plus.
Pendant les cinq jours qui suivirent la mort d'Elizondo, le capitaine de la Karysta essaya vainement d'arriver jusqu'à la jeune fille. La porte du comptoir était close à tous. Il semblait que la maison de banque fût morte avec le banquier.
Du reste, Henry d'Albaret ne fut pas plus heureux que Nicolas Starkos. Il ne put communiquer avec Hadjine par visite ni par lettre. C'était à se demander si la jeune fille n'avait point quitté Corfou sous la protection de Xaris, qui ne se montrait nulle part.
Cependant, le capitaine de la Karysta, loin d'abandonner ses projets, répétait volontiers que leur réalisation n'était que retardée. Grâce à lui, grâce aux manoeuvres de Skopélo, aux bruits que celui-ci répandait avec intention, le mariage de Nicolas Starkos et d'Hadjine Elizundo ne faisait de doute pour personne. Il fallait seulement attendre que les premiers temps du deuil fussent écoulés, et, peut-être aussi, que la situation financière de la maison eût été régulièrement établie.
Quant à la fortune que laissait le banquier, on savait qu'elle était énorme. Grossie, naturellement par les bavardages du quartier et les on-dit de la ville, elle arrivait déjà à être quintuplée. Oui! on affirmait qu'Elizondo ne laissait pas moins d'une centaine de millions! Et quelle héritière, cette jeune Hadjine, et quel homme heureux, ce Nicolas Starkos, auquel sa main était promise! On ne parlait plus que de cela dans Corfou, dans ses deux faubourgs, jusque dans les derniers villages de l'île! Aussi les badauds affluaient-ils à la Strada Reale. Faute de mieux, on voulait au moins contempler cette maison fameuse, dans laquelle il était entré tant d'argent, et où il devait en rester tant, puisqu'il en était si peu sorti!
La vérité, c'est que cette fortune était énorme. Elle se montait à près de vingt millions, et, ainsi que l'avait dit Nicolas Starkos à Skopélo dans leur dernier entretien, fortune en valeurs facilement réalisables, non en propriétés foncières.
Ce fut ce que reconnut Hadjine Elizundo, ce que Xaris reconnut avec elle, pendant les premiers jours qui suivirent la mort du banquier. Mais, ce qu'ils furent aussi amenés à reconnaître, ce fut par quels moyens cette fortune avait été gagnée. En effet, Xaris avait assez l'habitude des affaires de banque pour se rendre compte de ce qu'avait été le passé du comptoir, lorsque les livres et les papiers eurent été mis à sa disposition. Elizundo avait, sans doute, l'intention de les détruire plus tard, mais la mort l'avait surpris. Ils étaient là. Ils parlaient d'eux-mêmes.
Hadjine et Xaris ne savaient que trop, maintenant, d'où venaient ces millions! Sur combien de trafics odieux, sur combien de misères reposait toute cette richesse, ils n'avaient plus à l'apprendre! Voilà donc comment et pourquoi Nicolas Starkos tenait Elizundo! Il était son complice! Il pouvait le déshonorer d'un mot! Puis, s'il lui convenait de disparaître, il eût été impossible de retrouver ses traces! Et c'était son silence qu'il faisait payer au père en lui arrachant sa fille!
«Le misérable!… le misérable! s'écriait Xaris.
— Tais-toi!» répondait Hadjine.
Et il se taisait, car il sentait bien que ses paroles allaient atteindre plus loin que Nicolas Starkos!
Cependant, cette situation ne pouvait tarder à se dénouer. Il fallait, d'ailleurs, qu'Hadjine Elizundo prît sur elle de précipiter ce dénouement dans l'intérêt de tous.
Le sixième jour après la mort d'Elizundo, vers sept heures du soir, Nicolas Starkos, que Xaris attendait à l'escalier du môle, était prié de se rendre immédiatement à la maison de banque.
Dire que cette communication fut faite d'un ton aimable, ce serait aller trop loin. Le ton de Xaris n'était rien moins qu'engageant, sa voix rien moins que douce, quand il aborda le capitaine de la Karysta. Mais celui-ci n'était pas homme à s'émouvoir de si peu, et il suivit Xaris jusqu'au comptoir, où il fut aussitôt introduit.
Pour les voisins, qui virent entrer Nicolas Starkos dans cette maison, si obstinément fermée jusqu'alors, il n'était plus douteux que les chances ne fussent en sa faveur.
Nicolas Starkos trouva Hadjine Elizundo dans le cabinet de son père. Elle était assise devant le bureau, sur lequel se voyaient un grand nombre de papiers, documents et livres. Le capitaine comprit que la jeune fille avait dû se mettre au courant des affaires de la maison, et il ne se trompait pas. Mais connaissait- elle les rapports que le banquier avait eus avec les pirates de l'Archipel, voilà ce qu'il se demandait.
À l'entrée du capitaine, Hadjine Elizundo se leva — ce qui la dispensait de lui offrir de s'asseoir — et elle fit signe à Xaris de les laisser seuls. Elle était vêtue de deuil. Sa physionomie grave, ses yeux fatigués par l'insomnie, indiquaient, en toute sa personne, une grande lassitude physique, mais nul abattement moral. Dans cet entretien, qui allait avoir de si graves conséquences pour tous ceux dont il serait question, son calme ne devait pas l'abandonner un seul instant.
«Me voici, Hadjine Elizundo, dit le capitaine, et je suis à vos ordres. Pourquoi m'avez-vous fait demander?
— Pour deux motifs, Nicolas Starkos, répondit la jeune fille, qui voulait aller droit au but. Tout d'abord, j'ai à vous dire que ce projet de mariage que m'imposait mon père, vous le savez bien, doit être considéré comme rompu entre nous.
— Et moi, répliqua froidement Nicolas Starkos, je me bornerai à répondre qu'en parlant ainsi, Hadjine Elizundo n'a peut-être pas réfléchi aux conséquences de ses paroles.
— J'ai réfléchi, répondit la jeune fille, et vous comprendrez que ma résolution doit être irrévocable, puisque je n'ai plus rien à apprendre sur la nature des affaires que la maison Elizundo a faites avec vous et les vôtres, Nicolas Starkos!»
Ce ne fut pas sans un vif déplaisir que le capitaine de la Karysta reçut cette très nette réponse. Sans doute, il s'attendait bien à ce qu'Hadjine Elizundo lui notifiât son congé en bonne forme, mais il comptait aussi briser sa résistance, en lui apprenant ce qu'avait été son père et quels rapports le liaient à lui. Or, voici qu'elle savait tout. C'était donc une arme, sa meilleure peut-être, qui se brisait dans sa main. Toutefois, il ne se crut pas désarmé, et il reprit d'un ton quelque peu ironique:
«Ainsi, vous connaissez les affaires de la maison Elizundo, et, les connaissant, vous tenez ce langage?
— Je le tiens, Nicolas Starkos, et le tiendrai toujours, parce que c'est mon devoir de le tenir!
— Dois-je donc croire, répondit Nicolas Starkos, que le capitaine
Henry d'Albaret…
— Ne mêlez pas le nom d'Henry d'Albaret à tout ceci!» répliqua vivement Hadjine.
Puis, plus maîtresse d'elle-même, et, pour empêcher toute provocation qui eût pu survenir, elle ajouta:
«Vous savez bien, Nicolas Starkos, que jamais le capitaine d'Albaret ne consentira à s'unir à la fille du banquier Elizundo!
— Il sera difficile!
— Il sera honnête!
— Et pourquoi?
— Parce qu'on n'épouse pas une héritière dont le père a été le banquier des pirates! Non! Un honnête homme ne peut accepter une fortune acquise d'une façon infâme!
— Mais, reprit Nicolas Starkos, il me semble que nous parlons là de choses absolument étrangères à la question qu'il s'agit de résoudre!
— Cette question est résolue!
— Permettez-moi de vous faire observer que c'était le capitaine Starkos, non le capitaine d'Albaret, qu'Hadjine Elizundo devait épouser! La mort de son père ne doit pas avoir plus changé ses intentions qu'elle n'a changé les miennes!
— J'obéissais à mon père, répondit Hadjine, je lui obéissais, sans rien savoir des motifs qui l'obligeaient à me sacrifier! Je sais, à présent, que je sauvais son honneur en lui obéissant!
— Eh bien, si vous savez… répondit Nicolas Starkos.
— Je sais, reprit Hadjine en lui coupant la parole, je sais que c'est vous, son complice, qui l'avez entraîné dans ces affaires odieuses, vous qui avez fait entrer ces millions dans la maison de banque, honorable avant vous! Je sais que vous avez dû le menacer de révéler publiquement son infamie, s'il refusait de vous donner sa fille! En vérité! avez-vous jamais pu croire, Nicolas Starkos, qu'en consentant à vous épouser, je fisse autre chose que d'obéir à mon père?
— Soit, Hadjine Elizundo, je n'ai plus rien à vous apprendre! Mais, si vous étiez soucieuse de l'honneur de votre père pendant sa vie, vous devez l'être tout autant après sa mort, et, pour peu que vous persistiez à ne pas tenir vos engagements envers moi…
— Vous direz tout, Nicolas Starkos! s'écria la jeune fille avec une telle expression de dégoût et de mépris qu'une sorte de rougeur monta au front de l'impudent personnage.
— Oui… tout! répliqua-t-il.
— Vous ne le ferez pas, Nicolas Starkos!
— Et pourquoi?
— Ce serait vous accuser vous-même!
— M'accuser, Hadjine Elizundo! Pensez-vous donc que ces affaires aient été jamais faites sous mon nom? Vous imaginez-vous que ce soit Nicolas Starkos qui coure l'Archipel et trafique des prisonniers de guerre? Non! En parlant, je ne me compromettrai pas, et, si vous m'y forcez, je parlerai!»
La jeune fille regarda le capitaine en face. Ses yeux, qui avaient toute l'audace de l'honnêteté, ne se baissèrent pas devant les siens, si effrayants qu'ils fussent.
«Nicolas Starkos, reprit-elle, je pourrais vous désarmer d'un mot, car ce n'est ni par sympathie ni par amour pour moi que vous avez exigé ce mariage! C'était simplement pour devenir possesseur de la fortune de mon père! Oui! je pourrais vous dire: Ce ne sont que ces millions que vous voulez!… Eh bien, les voilà!… prenez- les!… partez!… et que je ne vous revoie jamais!… Mais je ne dirai pas cela, Nicolas Starkos!… Ces millions, dont j'hérite… vous ne les aurez pas!… Je les garderai!… J'en ferai l'usage qui me conviendra!… Non! vous ne les aurez pas!… Et maintenant, sortez de cette chambre!… Sortez de cette maison!… Sortez!»
Hadjine Elizundo, le bras tendu, la tête haute, semblait alors maudire le capitaine, comme Andronika l'avait maudit, quelques semaines avant, sur le seuil de la maison paternelle. Mais, ce jour-là, si Nicolas Starkos avait reculé devant le geste de sa mère, cette fois, il marcha résolument vers la jeune fille:
«Hadjine Elizundo, dit-il à voix basse, oui! il me faut ces millions!… D'une façon ou d'une autre, il me les faut… et je les aurai!
— Non!… et plutôt les anéantir, plutôt les jeter dans les eaux du golfe! répondit Hadjine.
— Je les aurai, vous dis-je!… Je les veux!»
Nicolas Starkos avait saisi la jeune fille par le bras. La colère l'égarait. Il n'était plus maître de lui. Son regard se troublait. Il eût été capable de la tuer!
Hadjine Elizundo vit tout cela en un instant. Mourir! Eh! que lui importait maintenant! La mort ne l'eût point effrayée. Mais l'énergique jeune fille avait autrement disposé d'elle-même… Elle s'était condamnée à vivre.
«Xaris!» cria-t-elle.
La porte s'ouvrit. Xaris parut.
«Xaris, chasse cet homme!»
Nicolas Starkos n'avait pas eu le temps de se retourner qu'il était saisi par deux bras de fer. La respiration lui manqua. Il voulut parler, crier… Il n'y parvint pas plus qu'il ne parvint à se dégager de cette effroyable étreinte. Puis, tout meurtri, à demi étouffé, hors d'état de rugir, il fut déposé à la porte de la maison.
Là, Xaris ne prononça que ces mots:
«Je ne vous tue pas, parce qu'elle ne m'a pas dit de vous tuer!
Quand elle me le dira, je le ferai!»
Et il referma la porte.
À cette heure, la rue était déjà déserte. Personne n'avait pu voir ce qui venait de se passer, c'est-à-dire que Nicolas Starkos venait d'être chassé de la maison du banquier Elizundo. Mais on l'avait vu y entrer, et cela suffisait. Il s'ensuit donc que, lorsque Henry d'Albaret apprit que son rival avait été reçu là où on refusait de le recevoir, il dut penser, comme tout le monde, que le capitaine de la Karysta était resté vis-à-vis de la jeune fille dans les conditions d'un fiancé.
Quel coup cela fut pour lui! Nicolas Starkos, admis dans cette maison d'où l'excluait une consigne impitoyable! Il fut tenté, tout d'abord, de maudire Hadjine, et qui ne l'eût fait à sa place? Mais il parvint à se maîtriser, son amour l'emporta sur sa colère, et, bien que les apparences fussent contre la jeune fille:
«Non! non!… s'écria-t-il, cela n'est pas possible!… Elle… à cet homme!… Cela ne peut être!… Cela n'est pas!»
Cependant, malgré les menaces par lui faites à Hadjine Elizundo, Nicolas Starkos, après avoir réfléchi, s'était décidé à se taire. De ce secret, qui pesait sur la vie du banquier, il résolut de ne rien dévoiler. Cela lui laissait toute facilité d'agir, et il serait toujours temps de le faire, plus tard, si les circonstances l'exigeaient.
C'est ce qui fut bien convenu entre Skopélo et lui. Il ne cacha rien au second de la Karysta de ce qui s'était passé pendant sa visite à Hadjine Elizundo. Skopélo l'approuva de ne rien dire et de se réserver, tout en observant que les choses ne prenaient point une tournure favorable à leurs projets. Ce qui l'inquiétait surtout, c'était que l'héritière ne voulût pas acheter leur discrétion en abandonnant l'héritage! Pourquoi? En vérité, il n'y comprenait rien.
Pendant les jours suivants, jusqu'au 12 novembre, Nicolas Starkos ne quitta pas son bord, même une heure. Il cherchait, il combinait les divers moyens qui pourraient le conduire à son but. D'ailleurs, il comptait un peu sur l'heureuse chance, qui l'avait toujours servi pendant le cours de son abominable existence… Cette fois-ci, il comptait à tort.
De son côté, Henry d'Albaret ne vivait pas moins à l'écart. Ses tentatives pour revoir la jeune fille, il n'avait pas cru devoir les renouveler. Mais il ne désespérait pas.
Le 12, au soir, une lettre lui fut apportée à son hôtel. Un pressentiment lui dit que cette lettre venait d'Hadjine Elizundo. Il l'ouvrit, il regarda la signature: il ne s'était pas trompé.
Cette lettre ne contenait que quelques lignes, écrites de la main de la jeune fille. Voici ce qu'elle disait:
«Henry,
«La mort de mon père m'a rendu ma liberté, mais vous devez renoncer à moi! La fille du banquier Elizundo n'est pas digne de vous! Je ne serai jamais à Nicolas Starkos, un misérable! mais je ne puis être à vous, un honnête homme! Pardon et adieu!
«HADJINE ELIZUNDO.»
Au reçu de cette lettre, Henry d'Albaret, sans prendre le temps de réfléchir, courut à la maison de la Strada Reale…
La maison était fermée, abandonnée, déserte, comme si Hadjine Elizundo l'eût quittée avec son fidèle Xaris pour n'y jamais revenir.