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L'École des indifférents

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Il passait devant la maison de son oncle. Il entra. Le capitaine Golaud habitait une petite rue qui portait son nom: la municipalité l’avait baptisée alors que lieutenant il avait enlevé à lui seul une batterie chinoise. Dans la salle à manger, il découpait la bordure noire de quelques lettres de faire-part; il les conservait, ainsi inoffensives, pour connaître le détail des familles. Les volets étaient fermés; un rayon était pris dans une des fentes transversales; il semblait avoir été mis là par le facteur. Au mur, des cartes de navigation, semées d’îles si minuscules qu’on y devait, au lieu d’enterrer les morts, les jeter à l’eau comme d’un navire. Une étoile de mer était accrochée à un ruban. Un sabre pendait à une écharpe. Tout devenait une médaille chez l’oncle Golaud, chevalier de la Légion d’Honneur.

Bernard l’embrassa.

—Mon oncle, je viens te demander un conseil, un ordre.

Hypocritement, il donnait de l’importance à cette visite faite par hasard. Par compassion sans doute, pour que le vieux soldat ne finît point par se croire inutile et méprisé.

L’oncle ferma la fenêtre qui donnait sur la rue Golaud.

—Tu ne m’en as guère demandé pour tes palmes. Que deviens-tu? Bonjour.

Bernard s’était vanté, dans une lettre à ses parents, d’avoir refusé le titre d’officier d’Académie. Le capitaine trouvait de mauvais ton cette répugnance.

—J’aime une jeune fille.

L’oncle sourit.

—L’amour est le grand chef. Épouse-la. Tu l’aimes?

—Infiniment.

Il sembla hésiter.

—Mais c’est une ouvrière.

—Tant mieux. Tu vas l’épouser. Je me charge de décider tes parents. Tu l’aimes, n’est-ce pas?

Il se frottait les mains. Il concluait:

—L’amour est le roi du monde.

Bernard regardait avec pitié le front exsangue, les joues gonflées du vieillard. Ce visage de cire, en plein midi, semblait toujours éclairé par le dernier rayon du soleil. C’était donc là l’homme qui s’était cru toute sa vie un modèle de volonté, et qui passait pour l’être. Pauvre volonté, que Bernard l’inconstant, d’un simple mot, faisait tourner d’un bloc! Pauvre volonté impitoyable qui durait juste un jour, juste une heure, comme une consigne, et qui s’anéantissait à la relève. Cet homme—on admirait au régiment ces coïncidences extraordinaires—avait rajeuni à son insu les plus célèbres exploits antiques. Il avait traversé le Niger à la nage, dans la nuit, malgré les crocodiles, pour rejoindre Mama Batyli, qui haussait sur l’autre rive une torche allumée. A demi réveillé, dans sa case, il avait étouffé deux serpents gigantesques, de son lit, en étendant les bras, comme s’il prenait seulement un point d’appui pour s’étirer, et s’était rendormi sans les lâcher. Traversé par une flèche, il l’avait arrachée malgré le médecin, pour mourir plus tôt, devant sa compagnie et face au fanion: cela l’avait sauvé. Cet homme, pour le marier à Renée, était déjà disposé à se brouiller avec sa famille entière, à lui donner en dot la moitié de sa pension. Il se préparait avec enthousiasme à l’assaut. Bernard sonna la retraite: Il obéit avec énergie.

—Ma mère en mourrait, mon oncle. Elle qui veut voir notre famille peu à peu s’élever; elle qui est si fière de toi.

—Ta mère est une sainte.

—Il faut tâcher d’oublier, n’est-ce pas? Accompagne-moi jusqu’à la maison. Je finis ma malle. Ne me lâche pas une minute. Pourquoi ma mère n’est-elle pas-ici?

—C’est une sainte.

Il prit son chapeau, le neuf.

—Tu partiras demain matin, à sept heures. J’avais un permis de première pour Paris. Le voici. Promets-moi de ne pas manquer le train.

—Il fait si beau ici! Tout est calme...

—Tu partiras. Voici vingt francs.

C’est ainsi qu’un faux malade se laisse avec remords soigner par un vieux médecin que toute la ville sait perdu. Ils allèrent prévenir l’omnibus. L’oncle Golaud commanda une place d’intérieur: on s’échappe si facilement d’une impériale. Il tint toute la journée son neveu par le bras. Il lui fit cadeau d’une boîte en peau d’onagre avec un grelot grigri qu’il suffisait de faire sonner pour écarter les souvenirs d’amour. Il montra comment l’agitait Mama Batyli, et comment Eve Kirchmann, sa maîtresse de Singapour, l’avait percé d’un trou pour l’envoûter.

 

C’était le jour où j’avais vingt-huit ans, mon amie. Je vous embrassai enfin sur les cheveux, je rentrai chez moi au galop, je chantai face à votre portrait, je recousis avec joie mon parapluie, je voulais vous envoyer, par télégramme, les plus beaux vers, les plus belles phrases d’amour:—Jour pas plus pur que fond cœur... Ne lurent pas plus avant... Visages réunis dans fontaine... Hélas! Heureux passé! J’ai vingt-huit ans et un jour.

Or Bernard, emprisonné par le capitaine avec son dernier repas, errait sans appétit dans les chambres. Il ne se consolait point, ce soir, à se regarder dans la glace, comme l’oiseau en cage dont l’amie est morte. L’ombre d’ailleurs brouillait son visage. C’était le crépuscule: tous ses dieux pâlissaient.

Il croyait avoir trouvé à tous ses actes une clef qu’il essayait avec conscience. Il croyait comprendre enfin qu’il n’était pas intelligent. Il remarquait chez lui pour la première fois ces plis tombants des paupières auxquels il avait cru depuis des années reconnaître les sots. Il avait en effet leurs amusements superficiels: il trouvait spirituel de dire en Alger au lieu de dire en Algérie; il appelait un précepteur un régent, un journal le pamphlet du jour. Il avait leurs enthousiasmes; le matin où une revue avait exposé le radium à sa devanture, il avait respectueusement, avec sa petite amie, défilé devant le tube, se découvrant. Il saluait aussi, au Louvre, les tableaux des grands maîtres, quand ils étaient vraiment trop beaux. Il croyait à l’Art pour l’Art, à la Vie pour la Vie.

Et au fond qu’y comprenait-il? Jamais il n’avait pu lire un volume de philosophie jusqu’au bout. La suite des idées et surtout les conséquences générales lui échappaient. Pour qu’il distinguât les lignes des détails, il lui fallait auparavant lire le manuel qui résumait l’œuvre, souligner les phrases typiques. Obligé de compter avec les philosophes pour ses examens, il n’avait pu se les rendre familiers qu’en les unissant, dans son esprit, sur une large fresque. Il imaginait la philosophie comme le fait un peintre. Au centre le vieux Descartes, obséquieux avec les hommes, chassant les chiens; Kant l’égoïste, qui fumait, qui ronflait, qui allait cracher; et Démocrite et Héraclite qui évitaient avec le même bon goût, en si parfaite compagnie, de rire et de pleurer; et Spencer avec son ban d’Australiens; et Beethoven auquel on devait bien cela; et les Futurs Métaphysiciens, enfants pensifs accroupis au milieu de leur cerceau tombé. Il les logeait dans un monde moyen, le monde composite des mondes qu’ils avaient créés; où l’eau était tout; où l’eau n’était rien; au milieu de cet air follet où toutes les pensées ont la même densité, où les lauriers, les citronniers distillent avec rage la sève commune; où des potagers carrés sont plantés d’arbrisseaux réguliers et symétriques, qui donnent par la greffe la flore universelle, de même que les chiffres de la table de Pythagore, combinés, donnent le monde.

 

Vous souvient-il, mon amie, du jour où nous avons retrouvé le phonographe dans lequel, voilà dix ans, vous aviez récité un poème anglais. Vous écoutiez avec angoisse l’écho de votre voix de jeune fille prononcer des mots que vous ne compreniez plus. Ainsi Bernard, de sa fenêtre, au clair de lune, contemplait ce cachet sans initiales sur l’impénétrable nuit, et se trouvait gêné par un tel calme, et se sentait emprunté devant le firmament, et ne pouvait comprendre toutes les émotions de son enfance qui revenaient ce soir vers lui et ne le touchaient plus, comme des pigeons voyageurs longtemps égarés qui retrouvent leur colombier en ruines. Chacun de ses sentiments s’était engourdi à mesure que son imagination devenait plus active et plus précise. Ainsi qu’une liqueur injectée dans une plante la conserve, mais la tue, il ne savait quelle étude malfaisante avait un beau jour desséché les joies et les peines de sa jeunesse et les lui laissait là, intactes et décolorées comme des pièces d’herbier. Il se rappelait, il ne pouvait revivre le temps où il se mettait lui-même au lit, en plein jour, pour pleurer sans avoir le souci de se tenir en équilibre; où son chat venait le rejoindre; où ses regards, peu à peu éclaircis, pour traverser le gouffre immense du plafond, suivaient une fente capricieuse dont les méandres faisaient désespérer de gagner jamais la corniche; où il étreignait les arbres dans la forêt pour savoir leur grosseur, pour savoir son envergure; où le moindre étang rejoignait l’océan et laissait miroiter tous les trésors, armures et statues engloutis dans les naufrages. Il n’était plus rêveur. Il n’était plus douillet. Les défauts et les qualités n’avaient sur lui aucune prise, et dans ses rêves même la désolation et le mystère rarement passaient. Il ne voyait plus pour le sauver de cet engourdissement, que la musique. Il pleurait, autrefois, par une nuit semblable, quand le moindre violon jouait, quand le vent du soir attisait l’étoile polaire. Il fallait qu’il pleurât cette semaine. Demain, dès son arrivée à Paris, il irait au concert, il écouterait surtout le hautbois, le violoncelle, tous les instruments dont la voix est à notre hauteur et qui n’ont pas plus de gammes que nous n’avons de peines. La main sur les yeux, il entendrait sa voisine respirer, et soudain, blâmant les harpes, le cor anglais éclatera...

Il ferma la fenêtre. Il avait oublié que dans le pin le plus proche, des rossignols nichaient. Il ne s’apercevait plus que les oiseaux chantent.

 

Un peu avant l’aurore, d’un coup, comme un scaphandrier qui perd ses semelles de plomb, il fut rejeté hors du sommeil. Etait-ce en lui, était-ce dans sa chambre que deux objets s’étaient heurtés? Un de ses amis venait-il de mourir aux colonies, en pleine brousse, ou un étranger s’agitait-il dans le placard? Il attendit, les bras croisés, immobile, pour ne pas provoquer au crime définitif le voleur qui hésitait peut-être encore...., en entr’ouvrant les paupières, au cas où son ami serait devant lui, en longue robe blanche, rendant sa dernière visite. Il prononça à tout hasard la phrase classique qui donne un prétexte à sortir de la chambre sans mettre les bandits en éveil.

—Voilà bien ma chance. J’ai oublié mes allumettes au salon.

Elles étaient d’ailleurs bien inutiles. Un rayon de lune balafrait le plafond; la veilleuse y projetait des cercles. On aurait pu, la veille d’un examen, repasser là-haut toute sa géométrie. Un silence hostile faisait de la chambre un cube parfait. La nuit, les choses ne reconnaissent leur maître que s’il les appelle, comme les chiens. Bernard appela par leur nom les plus revêches.

—Bonjour, pendule!

Elle se mit à ronronner; une minute, et elle sonnerait.

—Salut, Bucéphale!

Au premier plan d’une gravure usée, le prince héritier de Macédoine enfourchait son coursier qui frémissait encore, l’avant-main déjà soumise, l’arrière-main encore rétive; et il n’était point étonnant qu’il ait eu peur de son ombre; face au soleil elle était encore trois fois plus grosse que lui. Bernard continua à nommer quelques objets parmi les plus fragiles, quelques parents, parmi les plus chers; il lui semblait que tout ce qu’il ne caresserait pas ainsi d’une parole aurait dans la journée une mauvaise fortune. Déjà, la nuit de la Saint Sylvestre, il notait sur un carnet les prénoms de ses amis désirés, les titres et les sous-titres de ses ambitions ou de ses sentiments. Mais allait-il falloir à chaque réveil prendre les précautions qui jusqu’ici lui servaient une année? Tant de droits à acquitter à la porte du jour! Comme il devenait difficile de vivre.

Sur la terre feutrée, la première tache de soleil s’élargissait sans obstacle. Dès qu’elle eût gagné le moulin de la ville, il s’arrêta, comme une montre que l’eau submerge. Tout se taisait d’ailleurs, excepté une alouette qui montait peu à peu, les yeux fixés sur le soleil, croyant ombrager son nid; excepté un boulanger, au fond du cours Marceau, qui cuisait ses pains dans le sein de la terre. Sur le mur d’en face qu’on allait recrépir, apparaissaient les dessins laissés par le lierre arraché, des mille-pattes, des coupures, des triangles plus nets que ne les imprime, sur la grêve, la marée descendante. L’heure du reflux d’ailleurs approchait; les volubilis se haussaient vers les croisées. Bernard prit le parti de s’éveiller gaiement. Il avait ses raisons. Il avait lu en se couchant un conte où deux amoureux se poursuivaient en riant dans le lit, à coups d’oreillers et il concevait à merveille, ce matin, l’amour folâtre. Il se promettait, le jour où il deviendrait l’ami de Dolorès, d’écarter de leur passion toute allure fatale. Ils se pousseraient, le matin à grands coups de pieds sur la descente de lit, alternativement, selon l’heure de leurs cours; il lui ferait de fausses papillotes; elle lui couperait une nuit la moustache. Il feindrait au réveil d’avoir perdu sa force et essayerait en vain de soulever une allumette. Il en avait assez des silences chargés, des lèvres amères; pour s’entraîner; il tira ses couvertures d’un geste, agita ses jambes au dessus de sa tête, se précipita vers sa cuvette où il barbota, et, entendant du bruit, se dirigea en imitant les danseurs russes vers sa fenêtre.

C’était un régiment qui passait, revenant des manœuvres. Encore séparés par le sommeil, les hommes à peine causaient. Ils étaient au pas de route: chacun, l’ancien fermier, l’ancien comptable, l’ancien plongeur, suivant la cadence qu’il allait aux champs, à l’atelier, au restaurant, mais tous marchaient à la même vitesse et Bernard trouvait effrayant que ce garçon de ferme eût ainsi à vivre deux fois plus vite, ce garçon de café deux fois plus lentement. Pauvre armée! Tous les problèmes de l’équipement paraissaient, à cette heure, si vains, si vides: la suppression des capotes, des képis pompon, des tambours, l’adoption d’épaulettes noires pour les enterrements, quels passe-temps pour occuper des hommes! Et cependant, à sa fenêtre, malgré lui, il affectait l’allure militaire, il regardait sacs et vareuses en homme du métier; il souhaitait que les soldats affaissés, en le voyant ainsi froncer le sourcil, le prissent pour un officier en civil et rectifiassent la position. Mais il ne réussit qu’à faire sourire un adjudant trapu, sur lequel la médaille militaire s’étalait isolée comme sur une panoplie. Pauvre adjudant! Pauvre chien du quartier! Il ne lui en voulait point.

Car ce n’était pas seulement par impuissance à les contredire que Bernard donnait toujours raison à ses interlocuteurs, c’est qu’il en avait pitié. Il s’en rendait compte maintenant: ce sentiment de gêne qu’il éprouvait vis-à-vis des plus faibles et des plus forts, ce désir de prendre leur main, cette répulsion à effleurer leur peau, c’était la pitié. S’il les flattait, s’il affirmait à l’oncle Golaud qu’il aurait voulu être officier, à Dolorès qu’il aurait voulu être femme, c’est que femmes et officiers sont décidément bien à plaindre. Et ils n’étaient pas les seuls: Il y avait aussi les pauvres journaliers de Bonneuil ou de Pantin qui rataient leurs tramways, voulaient monter pendant la marche, roulaient dans la boue; les vieux professeurs de piano qui agitent sans relâche, entre deux leçons, leurs doigts de jour en jour plus raides et repassent à vide leurs sonates; des filles portaient d’immenses manteaux en fausse hermine; les chevaux glissaient; les animaux bizarres du jardin des Plantes, outres biscornues, déversaient sur notre climat, haleine par haleine, une vie inutile. Un jour, on présenta Bernard au plus riche financier de Paris; c’était un petit homme à barbe pommadée, qui grasseyait, dont le nez était rouge en été et violet en hiver; il en eut pitié. Il entendit à l’Opéra Miss Gregor dans Marguerite: ses regards immenses voyaient à travers les mille spectateurs: pour elle, ni la pesanteur, ni le désir n’existaient. Elle eût tendu sa main à travers les murailles. Elle eût laissé se tuer à ses pieds, sans se douter de sa cruauté et de leur malheur, les trois sous-officiers de cavalerie voués chaque année à la passion, d’après les statistiques: il en eût pitié.

C’est ainsi que sa compassion faisait une escorte discrète aux plus vigoureux et aux plus puissants. C’est ainsi que les ambulances déjà terminaient le défilé du bataillon. Vinrent encore de pauvres chiens, qui suivaient les voitures, croyant à une vraie guerre. Vint encore le camion de la cantinière; sa lanterne était encore allumée: c’était tout ce qui restait de la nuit. L’horloge sonnait six heures et Bernard s’habilla. En se baissant pour fermer sa valise, il se vit dans la glace, courbé, congestionné, mal rasé. Il eut pitié de son reflet.

 

Une fois que le convoi l’eût ravi à son bourg, à sa famille, il se sentit rasséréné. A nouveau, avec le compartiment de première classe pour écluse, il pénétrait dans ce monde paisible où il ne trouvait ni secrets ni accidents. Unique spectateur à nouveau, il laissait personnages et décors s’évertuer à rendre plus vraisemblable la pièce anodine qui se jouait. Les bouteilles lancées par les portières se cassaient, selon les avis affichés aux cloisons, en d’autant plus de morceaux que la vitesse du train était plus grande. Le rythme des essieux scandait toute chanson. Les bibliothécaires vendaient sans préférence des journaux qui n’étaient ni d’hier ni de demain. Bernard les acheta et les lut avec l’assurance du chrétien qui ouvre au hasard la Bible pour y trouver un conseil. Il y avait dans chaque journal une nouvelle qui lui était destinée.

Etait-ce l’avènement de cette princesse saxonne? Etait-ce la mort de Miss Gregor de l’Opéra? Miss Gregor s’était suicidée. Du moins, on l’avait trouvée étendue sur son lit, sans trace d’asphyxie, sans blessure, et, pour qu’on ne touchât pas à son corps, dans une lettre, elle donnait sa parole d’honneur qu’elle ne s’était pas non plus empoisonnée. Elle avait découvert une mort nouvelle. Le journaliste apitoyé se haussait aux idées générales. Il prétendait que le Destin de l’homme n’est que le hasard, que celui de la femme est une inéluctable logique. Il donnait des exemples, Napoléon, Jeanne d’Arc. Ses moindres mots dans une occasion aussi solennelle, mettaient leurs majuscules. Ainsi revêt son uniforme, pour un enterrement de famille, un sous-préfet novice.

Bernard aimait se soumettre une minute aux théories les plus enfantines. Elles guidaient, elles éveillaient son imagination. Le Destin de l’homme est le hasard? Il se surveilla: en effet, ses mains une fois se crispèrent sans raison, ses yeux une fois devinrent humides; il eût un désir incompréhensible de casser une vitre. Il fit la contre-épreuve, il essaya d’imaginer une femme vraiment libre, il tenta de diriger les héroïnes de l’histoire ou de la légende vers une existence de médiocrité et de repos. En vain. Il ne pouvait, dans son imagination même arriver à déplacer d’une ligne leur destin, même en les traitant, ce qu’avait dédaigné Othello ou Henri VIII, avec beaucoup d’indulgence, avec un peu d’intelligence.

Il voulut empêcher la guerre de Troie. Il mit sa tête dans ses mains.

—Je suis Ménélas. Assis sur le toit de mon palais je regarde s’enfuir celle qui m’a trompé. Je ne la poursuivrai point; elle filera en paix une laine étrangère. Sa trirème disparaît dans ce qui reste de lumière. Elle tire à elle tout le jour: souvent, au cours de nos nuits communes, je dus me réveiller comme aujourd’hui, découvert et tremblant. Un long rayon de la lune complice efface jusqu’à son sillage. Il n’y a plus sur la mer, pour nous guider, que les roses tombées de la poupe. Partons, elles surnagent encore. Partons... A moins que ma terrasse ne tangue et ne roule, berçant ma peine. Partons, pour être sur un vaisseau.

Troie devait périr. Il voulut du moins sauver Desdémone.

—Elle est là. Elle feint de dormir. Elle dort. Mes mains sont nouées autour de son cou, mais que seulement elle tressaille, qu’elle ébauche un geste, dans son sommeil, et je ne la tuerai pas... Que le plancher seulement craque; qu’une de ces fleurs s’effeuille, et je ne la tuerai pas... Horrible silence, horrible surdité. Qu’elle meure!... Ombre de cet oiseau, et toi, grondant tonnerre, et vous cortèges de gondoles avec vos chœurs, vous êtes en retard d’une seconde!

Ophélie?

—Pour Ophélie, elle m’agace. Elle se noie? Qu’elle s’arrange pour flotter. Si je l’aimais? Je l’aimais, certes, mais ses yeux étaient comme une mer impitoyable qui renvoie à la côte tous les morts. Même en ses jours de gaieté, y revenait toute la tristesse de la veille, par épaves...

Le train s’arrêtait. Une femme monta. Bernard se penchant vers la portière opposée ne tourna pas les yeux, se réservant de la contempler tout à l’heure. On approchait de Paris. Déjà il regardait sans émotion cette campagne dont il avait cru les jours précédents entendre battre le cœur. Déjà, pour en saisir malgré elle-même le pittoresque, il reprenait ses ruses de littérateur. Il s’imaginait ne l’avoir jamais vue; il découvrait dans les chiens les dents du loup; la forme des cases romaines dans les chaumières; il apercevait galopant des animaux alezans et bais tout semblables à des licornes. Dans l’Ile de France qu’un bonheur uniforme a patinée, il retrouvait la trace de chaque siècle, il voyait le paysage par tranches comme un géologue voit les terrains: d’abord les jardins Louis XV, la coquille vide de Vénus au fronton de la grille, Vénus elle-même sous un temple rond; les maisons Empire, par îlots, avec leurs tilleuls; les maisons Henri IV blanches et rouges, de brique protestante, de pierre catholique. Son imagination dissociait les éléments de ce jour parfait; il devinait la terre ronde, il sentait en pleine clarté des étoiles au dessus de lui; il traînait comme un boulet la force qui le rivait au sol. Il animait le monde d’un faux mouvement; du train qu’il proclamait immobile, il lâchait vers l’horizon, comme une élastique qu’on détend, les villages, les bosquets que ses yeux avaient retenus une seconde. Il éprouvait aussi le besoin de mettre un drame dans sa pensée:

—Regarde cette femme, Bernard.

—Ne la regarde pas. Te voilà au carrefour de deux chemins et perdu à jamais si tu choisis le plus facile. Cette femme est celle que tu rencontras la veille de son départ. Elle te sourit. Ne la regarde pas. Toi qui as vingt-trois ans, toi qui reconnais aux plis de leurs paupières les hommes intelligents, toi qui fus averti, par des pressentiments, de deux ou trois terribles catastrophes, garde ta solitude, et ta dignité. Tu seras grand: le ciel se fait pour toi plus bleu, la plaine plus verte. Pour toi frémit la campagne de Virgile et de Ronsard. Au bord des nids trop ronds bégayent des oiseaux ovales. Les avettes autour des cassis bourdonnent si activement qu’on ne voit plus les rayures de leur corset. De l’étang, à travers les prés brouillés, la rivière et les ruisseaux remontent en espalier vers les collines...

Décidé déjà à tourner la tête dans une minute, dans une seconde, Bernard aiguisait son désir. Le soleil étincelait. C’était l’heure où dans chaque famille de province, dans chaque chambre d’étudiant, un jeune homme aux joues brillantes s’éveille en sursaut et court à la fenêtre. Dans ce matin ignorant où tout sentiment, pour le cœur encore engourdi, devient un remords, il songe avec angoisse, pêle-mêle et sans mesure, à son meilleur ami, dont il aime à torturer les mains sincères, aux yeux inégaux de sa maîtresse, chaque jour plus fidèles, chaque jour moins familiers, à la fiancée qu’on lui prépare, dans le luxe et dans la douceur, pour une volupté et une amitié infinies. Il contemple la campagne de France: il frissonne. Le ciel est tout bleu; la terre toute verte. Les oiseaux chantent dans les nids. Les abeilles bourdonnent autour des œillets et des roses. Vers l’étang, bordant les prairies encore brumeuses, coule la rivière avec ses ruisseaux.



TABLE

 Pages
Jacques l’Égoïste 5
Don Manuel le Paresseux71
Bernard, le faible Bernard143

 

ACHEVÉ D’IMPRIMER LE VINGT-HUIT
FÉVRIER MIL NEUF CENT ONZE PAR
“THE ST. CATHERINE PRESS LTD.”
CANAL, PORTE STE CATHERINE,
BRUGES, BELGIQUE.

NOTE:

[A] Etudiant de 2ᵉ année.


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