L'écornifleur
XXXV
PRISE D'HABITUDE
monsieur vernet
Que se manigance-t-il derrière ce front? Depuis deux jours vous me faites une tête! Vous travaillez trop.
Son rire n'a rien d'infernal. Il s'intéresse sincèrement à ma santé! Ce qui s'est passé entre Madame Vernet et moi ne l'a point changé.
henri
Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie à des inquiétudes. Je ne sais pas prendre la vie pour ce qu'elle vaut. Je la dramatise.
Et pourtant, jamais adultère ne fut,—comment dire?—plus innocent que celui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps ébauche. Monsieur Vernet ne s'absente pas seul; Marguerite appelle à chaque instant sa tante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Les pêcheurs Cruz nous donnent l'exemple: ils se meuvent comme des crabes dans une caisse d'eau. De notre côté, nous avons saisi la manière savamment silencieuse de défaire nos souliers, de les poser par terre, de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les lèvres, et de nous étendre sur nos lits sans les faire gémir.
Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlons enroués.
Comme elle m'avait donné une mèche de ses cheveux, je lui ai dit que cela m'avait fait bien plaisir, mais je n'en ai pas redemandé.
madame vernet
Où l'avez-vous mise?
Je ne sais pas. Je veux serrer ma «maîtresse» contre moi, mais elle se dégage et met un doigt sur sa bouche:
—«Si on nous entendait!»
En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe, chaque matin, à son lever, ce qu'elle m'accordera dans la journée. Elle ne veut pas encore que je la tutoie.
—«C'est trop tôt. Plus tard. Nous verrons.»
D'un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante.
henri
Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux!
Elle prend une demi-mesure. Le «tu» et le «vous» disparaissent autant que possible de ses phrases. Je ne sais plus à qui elle s'adresse.
Quand je cherche ses lèvres, elle me donne sa joue et prétend que c'est la même chose, que c'est aussi bon, et s'en va, me laissant interdit, mes bras déployés. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-même.
madame vernet
Ce sera gentil de nous aimer ainsi.
henri
Un peu long!
Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n'être jamais «un obstacle dans mon existence».
madame vernet
Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer.
Je n'entends rien à ces subtilités, et je me préoccupe seulement, durant ses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d'oreille, une paupière. Je saute pour agripper des cerises trop hautes.
madame vernet
Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, et je vous l'ai montré en étourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsi qu'une femme de rien?
henri
Vous voudriez jouer à la maman et me prendre sur vos genoux? Impossible!
madame vernet
Il me faudra donc céder. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai de vous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons.
henri
Puisque vous vous résignez, je vous accorde du répit.
madame vernet
Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je te tutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps.
henri
Pourquoi pas toujours?
madame vernet
Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, ça me gêne de te dire «tu» continuellement.
henri
Même quand personne ne nous écoute?
madame vernet
Oui. Il faut que je sois préparée, entraînée, que les circonstances s'y prêtent, que mon attitude m'y force. Enfin il faut que ça vienne tout seul, dans la conversation. Autrement, c'est drôle. Tu ne trouves pas?
henri
Non. Moi, je suis toujours entraîné. Je n'ai pas besoin de suivre un régime comme un boxeur anglais, un cheval de course.
Monsieur Vernet l'appelle.
—«Travaille!» me dit-elle en se sauvant.
Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos. Marguerite s'en mêle, et me demande parfois:
—«Ça coule-t-il, Monsieur Henri?»
henri
Oui, ça coule, comme ci, comme ça.
marguerite
Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narration française, jamais ça ne coule.
XXXVI
ÉCRIRE!
Non, ça ne coule pas du tout!
Madame Vernet m'a dit:
—«Savez-vous ce que je voudrais? Je voudrais vous voir faire une belle œuvre, un roman par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez un peu de moi!»
Elle m'a demandé cela, timide, en regardant ses doigts. J'ai promis. J'ai toujours promis, sans hésitation, aux gens qui m'ont paru le désirer, de leur dédier un roman de mon crû où je raconterais leurs histoires. Je fais même l'offre de mon propre mouvement. Quand je couchais avec des filles, je ne manquais point de décliner mon titre d'homme de lettres avec ostentation.
—«J'écrirai sur toi un article dans un journal pour te faire de la réclame!»
Très peu ont accepté cet engagement comme prix d'une nuit d'amour.
Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman. J'ai pris au lycée l'habitude de dormir, avec l'air de lire mon livre, les coudes cimentés sur la table, le menton au creux de mes mains. Encore aujourd'hui, il me suffit de m'asseoir dans cette attitude pour provoquer le sommeil. Madame Vernet s'y trompe. Elle attend que j'aie fini de travailler, que je me réveille, retient son souffle et ses gestes, en arrêt sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise.
—«À la bonne heure!» dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants.
Elle veut voir. Je la repousse avec fermeté.
—«Non, quand ce sera fini!»
madame vernet
N'allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi.
henri
Cessez de vous alarmer.
Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froissée et me répondrait:
—«Je ne vous inspire donc pas?»
Elle se croit aussi muse qu'une autre pour l'homme qu'elle aime.
Je frotte vivement mes mains:
—«Mâtin! ça marche! Encore quelques pages comme celles-ci, et je n'aurai qu'à me présenter au guichet de l'opinion publique pour toucher la gloire!»
Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement.
madame vernet
Je te laisse, mon poète: continue!
Et elle s'en va se promener—sans m'emmener.
Que c'est embêtant d'écrire! Passe d'écrire des vers! On peut n'en écrire qu'un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint les deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer, hisse! hisse! jusqu'à ce que le vers se rende, se détache entier.
Passe même d'écrire une petite nouvelle! C'est court comme une visite de jour de l'an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu'on déteste ou qu'on méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l'homme de lettres aux créatures de son esprit. Elle s'oublie comme une relation d'omnibus.
Mais écrire un roman! un roman complet, avec des personnages qui ne meurent pas trop vite!
Mes jeunes confrères me l'ont dit:
—«Tu réussis les petites machines, mais ne t'attaque jamais à une grosse affaire. Tu manques d'haleine, vois-tu.»
J'en conviens, j'ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l'air, de faire une saison de paresse; et quand je retourne à mes bonshommes, j'ai peur, comme si j'allais traîner des morts sur une route qui monte, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue grand'mère pendant mon absence.
Je me revois en classe après ma majorité. Mais j'ai mon œil-de-bœuf à côté de moi, sous la main. Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent et se déshabillent de leurs voiles. Le flot monte; les vieux rochers se couvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres qui renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe.
La mer est légèrement moutonneuse. Un invisible menuisier, infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N'y tenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent.
XXXVII
LA PLAGE
Celle de Talléhou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable fin et doux comme un ventre de femme. On se baigne sans cérémonies. Une femme debout au creux d'un rocher, la main en garde-crottes sur ses yeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche.
Cependant elle se déshabille par escamotage: on la retrouve en costume de bain.
Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s'avance à la rencontre de la mer. Elle pousse des cris, et s'exerce à sautiller en l'air, comme un jouet mécanique, à se jeter sur la tête, les épaules, les seins, des pleines mains de sable mouillé et de filandreux varech. La mer a beau faire le chien couchant: dès qu'elle s'approche, la baigneuse s'enfuit, plaintivement gloussante, vers son rocher.
C'est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, le maire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes «pour faciliter leurs ébats natatoires», disait-il. Elles eurent peur, non de l'eau, mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leurs jambes. En outre, elles prétendaient qu'on apprend mieux à nager sur le bord. La mer, en colère, a roulé les cordes, arraché les poteaux, emporté le tout.
Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Elles tournent, fouettées d'éclaboussures, frénétiques avec des rires de sauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrotté et cuisant à petit feu.
De temps en temps un baigneur aimable les avertit.
—«Doucement, Mesdames. Pas par là: vous vous trompez. La mer est de ce côté.»
une baigneuse
Tous les jours c'est la même chose. Qu'il pleuve ou vente, je prends mon bain. Le docteur me l'a recommandé.
une autre
Ne trouvez-vous pas que l'eau salée porte mieux que l'eau douce?
une autre
Je l'avais déjà remarqué: on se sent d'une légéreté! Il ne faudrait pas faire d'imprudence: une vague vous enlèverait comme une plume.
une autre
Commencez-vous un peu à nager?
une autre
Oui, mais je n'aime pas me mettre sur le dos: il m'entre de l'eau dans les oreilles.
une autre
J'avoue que je ne fais pas encore bien aller les épaules. Mon mari m'a pourtant montré hier soir, sur un petit banc.
une autre
On se baigne, n'est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas à faire du genre.
Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa tête maigre, douloureuse, supporte péniblement un immense chapeau de paille, à l'abri lui-même sous une ombrelle blanche à doublure verte. Il ne peut pas tenir en place, veut sans cesse s'asseoir ailleurs, et il semble toujours qu'il s'assied pour la dernière fois. Ses coudes, ses genoux crèvent l'étoffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie.
Soudain de l'une des cabines sort un vieux prêtre en costume de bain noir. Ces dames se le désignent et chuchotent avec respect. Il porte une cuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend à la mer, en courant à petits pas, trempe ses doigts dans l'eau et fait le signe de la croix. Laminé par l'âge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle, si effacé qu'il paraît vouloir montrer son dos de tous les côtés à la fois.
Ces dames se sont tues, comme s'il allait officier. Il emplit sa baignoire, la soulève, et verse l'eau froide sur son crâne, les pieds joints, le corps droit, découpé en charbon sur le vert-bouteille de la mer.
Il jette la cuvette, s'enveloppe la tête dans le mouchoir qu'il noue sous le menton, s'avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncer plus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les bras étendus.
Régulièrement il plie les jambes, les genoux à fleur d'eau et les détend avec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la tête enveloppée dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soulève, il ressemble à un christ d'ébène hors de service qui s'en va à la dérive, couché sur un matelas et pris d'une rage de dents.
XXXVIII
POINTS DE VUE
Madame Vernet a fait choix d'un costume collant, révélateur, couleur de chair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en guêpes. Elle sent la piqûre, mime l'effarouchement, la honte. L'étoffe mouillée fait feuille de papier à cigarette. Elle la pince du bout des doigts, la tapote, mais le tissu retombe et s'appuie. Elle est vêtue de caresses. Quel amant frénétique, à l'étreinte ubiquitaire, pourrait serrer ses formes d'aussi près? Madame Vernet imite la cane et s'assied par terre.
Nous sommes autour d'elle une rangée de messieurs intéressés. Nous n'en perdons pas un méplat. L'apparition d'un morceau de chair fait ciller les paupières. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie la sienne. On s'amuse.
Les dames aussi s'amusent. Quand un homme sort de l'eau, ruisselant, les cheveux pleureurs, moulé ou de pauvre académie, elles savent apprécier, sourire, tousser. C'est entre les deux sexes un discret échange d'attitudes. Un peignoir s'ouvre au moment où les attentions sont fixes, se ferme à la façon des burnous. Des gorges baillent, des reins roulent et se croisent.
Nous jouons en outre au jeu de l'ensevelissement. Une baigneuse se couche, et des mains actives travaillent à la recouvrir de sable. Les principales élévations sont les pieds et les seins. Un frétillement, un soupir, et tout s'écroule. Il faut appeler à l'aide. La plage entière s'y met et se partage l'ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui, un autre se réserve le ventre. Deux associés unissent leurs efforts autour des hanches. On fait la chaîne, comme dans les incendies. La baigneuse lutte contre tous avec des éclats de rire qui la secouent. C'est doux, c'est chaud, c'est bon.
Elle crie:
—«Pas dans le cou! pas dans les oreilles!»
C'est fini, tout a disparu jusqu'au menton. On peut chercher. Il ne reste pas à l'air un point gros comme la tête d'une épingle. Ces messieurs n'ont plus rien à faire. Ils s'essuient le front et parlent de leur appétit. Sous son édredon de sable, la baigneuse déclare qu'elle va mourir, et, soufflant à peine, les yeux clos, languissante, elle allume ses pommettes.
À qui le tour?
monsieur vernet
On ne fait de mal à personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard qui rentrent à leur cabine.
C'est un ménage renommé au loin pour sa bonne entente. Vieux mariés déjà, ils s'aiment comme au premier jour. Ils se déshabillent ensemble dans la cabine du prêtre, qui est l'oncle de Monsieur Vilard, se baignent ensemble, s'apprennent mutuellement à nager, se tiennent par la main, se saluent, mêlent leurs exclamations de joie et ne sortent de l'eau qu'ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l'amour, ils sucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils échangent de bouche à bouche, dans un baiser. Ils brûlent, ils se consument, indifférents aux quolibets des hommes et aux avertissements des docteurs. Tous les six mois le mari est obligé d'aller à l'hôpital.
monsieur vernet
L'eau éteint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elle les ravive. Vous allez voir.
henri
Qu'est-ce que je vais voir? Ils sont rentrés.
monsieur vernet
Vous allez voir! Vous allez voir!
Ses narines vibrent au fumet d'un bon plat. Les messieurs, oubliant la baigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, épient la cabine et se consultent.
—«Avez-vous vu?»
—«Non. Vous vous trompez, je crois.»
Ils s'avancent de quelques pas, penchés.
henri
Qu'est-ce qui va se passer? On dirait que vous guettez un lapin.
monsieur vernet
Chut! voyez-vous qu'elle remue?
henri
Qu'est-ce qui remue?
monsieur vernet
La cabine. Tenez, la voyez-vous?
henri
Après? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y a quelqu'un dedans.
monsieur vernet
Mais la leur remue parce qu'ils se font ça.
henri
Expliquez-vous.
monsieur vernet
Eh oui, ils se font ça. Quelle explication voulez-vous? Vous ne comprenez donc rien aujourd'hui? Ils se font ça après leur bain, chaque fois, sans manquer, sur les planches mêmes, dans leur boîte d'un mètre cube.
Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, de le laisser entier à ses observations.
—«Prêtez-moi donc votre lorgnette, vite, vite», dit quelqu'un.
C'est empoignant. Les dames regardent de côté. La baigneuse enterrée se met sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse reste immobile, droite, vainement heurtée par la vague, naïade inquiète.
Mais le vieux prêtre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courant à petits pas sur la grève, s'en va frapper à la porte de la cabine.
Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, il ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire, par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on lui ouvre.
XXXIX
PAS DE GÂCHAGE
J'aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me hâte pas vers l'inévitable fin, vers le moment où je serai l'amant obligatoire de Madame Vernet, vers l'irrémédiable. Il est heureux que Monsieur Vernet soit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui garder toujours une affection sans trouble, une estime sans réticences. Je suis comme les autres. Il n'y a encore que les bons sentiments pour me réconforter. Jamais une saleté morale, même réussie et faisant honneur à mon adresse de préparateur, ne m'a contenté pleinement. L'amitié de Monsieur Vernet m'est chère, et le souvenir de la bonté de son cœur m'impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de Madame Vernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable, j'apporte de mon côté à la réalisation de nos désirs mes cailloux d'achoppement.
Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caresses irritent notre impatience, et que «cela va tourner au vilain», j'écoute, l'oreille tendue vers l'escalier, un bruit qui nous interrompe. Il m'arrive de m'arrêter trop tôt, d'être en avance sur le signal d'alarme.
madame vernet
Voyons, n'est-ce pas gentil de nous aimer ainsi?
Comme je n'ai qu'une chaise, je la garde d'abord pour moi, et, frottant mes genoux, j'invite Madame Vernet à venir s'asseoir dessus. Elle n'en est pas encore là et refuse. Je lui cède la place, et nous feuilletons mes calepins de vers. Elle a remarqué que j'étais «susceptible», et les apprécie tous en bloc, beaucoup.
henri
En voilà qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, à trois heures du matin, avant de me coucher. C'est la nuit que je travaille le mieux. Il m'en vient quand je dors. Je me lève, j'allume ma bougie, je mets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suis relevé jusqu'à dix fois; ma descente de lit était couverte d'allumettes.
Ceux-ci, je les ai composés sous un arbre, par une pluie battante. Mon calepin était trempé. Mon crayon se délayait, comme quand on écrit avec une plume sur du papier buvard.
Ceux-là? je ne peux pas vous dire...
madame vernet
Pourquoi? pourquoi?
henri
Je les ai tracés sur le dos d'une femme, oui, pendant qu'elle remettait sa jarretière. C'était un pari. J'ai gagné. Il y en a douze. Vous pouvez compter. J'en ai fait de plus mauvais.
madame vernet
Quel était l'enjeu?
henri
Le pupitre!
Où vais-je chercher les choses que je dis? Je raconte les origines de chaque vers, ses succès dans le monde, la peine qu'il m'a coûté, et, les désignant l'un après l'autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente. De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle me repousse. Je reviens. Nous dévidons de la soie. Quand elle a dit:
—«Ils sont jolis!»
à ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre et ajoute:
—«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux!»
madame vernet
Je ne suis pas en peine de vous: vous irez loin.
Je branle la tête et fais l'incrédule.
madame vernet
Si, si, vous irez loin. C'est moi qui vous le dis, et quelque chose qui ne me trompe pas, j'en suis sûre, me le dit à moi. Victor Hugo est mort: vous remplacerez Victor Hugo.
Cette fois, je proteste:
—«Ah non! permettez, n'exagérons rien!»
Elle insiste, mutine: il me faut céder.
—«Eh bien! oui, là, je remplacerai Victor Hugo. Entendu!»
Elle est sincère, en ce moment, la chère femme! Mais si, dans quinze jours, trois semaines, sa prédiction ne s'est pas réalisée, elle en sera tout étonnée, commencera de trouver le temps long, et doutera déjà de moi.
XL
DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE
J'efface un à un les péchés de son goût.
madame vernet
Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait personnelle.
henri
Volontiers.
madame vernet
Qu'y mettrez-vous?
henri
Madame Bovary, d'abord. C'est l'histoire d'une dame qui est un peu comme vous. Elle ne sait pas ce qu'elle veut et finit par en mourir.
madame vernet
Pauvre femme! Est-ce bien écrit, au moins?
henri
Assez bien, comme ça, oui.
madame vernet
Et il n'y a pas de choses trop fortes?
henri
Des choses trop fortes?
madame vernet
Des saletés, enfin, comme dans Zola.
henri
Non, je vous le garantis. C'est propre comme votre âme, et d'un luisant! Vous pourriez vous y mirer.
madame vernet
De qui est-ce?
henri
De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.
madame vernet
Je connais. Vous m'en aviez souvent parlé. N'a-t-il pas fait un autre livre qui a un titre drôle, un titre qui m'a frappée: La Tentation de saint Antoine? Ce doit être raide, hein.
henri
Très raide. Je ne vous le conseille pas: vous n'iriez pas jusqu'au bout.
madame vernet
Et après, qu'y mettrez-vous?
henri
Un peu de Balzac?
madame vernet
J'en ai lu. Les descriptions m'ont arrêtée. Est-ce qu'il y a des descriptions dans tous ses livres?
henri
On en retrouve par ci, par là.
madame vernet
Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.
henri
Ça m'est égal. Ce que j'en dis, c'est pour causer. D'ailleurs je suis de votre avis. Les descriptions embrouillent; on perd le fil: c'est agaçant.
madame vernet
Et après, qu'y mettrez-vous?
henri
C'est comme si nous jouions au corbillon. J'y mettrai un peu des Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.
madame vernet
Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu'en parler. Deux frères qui s'aimaient bien, n'est-ce pas?
henri
Ils s'adoraient.
madame vernet
C'est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà?
henri
Le plus jeune.
madame vernet
Lequel des deux écrivait le mieux?
henri
Le plus jeune, naturellement, puisqu'il est mort.
madame vernet
Qu'est-ce que vous me donnerez des Goncourt?
henri
Renée Mauperin. C'est encore l'histoire d'une jeune fille qui ne sait pas ce qu'elle veut et qui en meurt.
madame vernet
Pauvre fille! Ensuite.
henri
Ensuite Germinie Lacerteux: c'est l'histoire d'une servante.
madame vernet
Oh! non! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer?
henri
Voulez-vous Madame Gervaisais? Cela se passe à Rome.
madame vernet
J'aime beaucoup les livres de voyage.
henri
Sœur Philomène. Il s'agit d'une Sœur d'hôpital.
madame vernet
Est-ce qu'il y a des tableaux de la souffrance humaine? Oui? N'en parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu'est-ce que nous prendrons de Zola?
henri
Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis: je vous le donne.
madame vernet
Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez pour une petite fille? Je vous assure qu'il m'est tombé, par hasard, sous les yeux, quelques passages de Germinal et de la Terre, ceux qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si «choses». Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de Zola.
henri
Vous les aurez tous, chère femme de mon cœur.
madame vernet
Ensuite.
henri
Tenons-nous-en là pour l'instant. Nous continuerons demain la revue. Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d'écrivains en prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s'ils n'ont pas en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne bouche.
madame vernet
N'oubliez pas au moins qu'un rayon tout entier, capitonné de soie, est destiné à vos œuvres futures, richement reliées.
henri
En peau de chagrin d'amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m'avez mis au cœur. C'est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner!
XLI
ÉGLISES
Généralement, après déjeuner, nous visitons une église, toutes les églises que le bon Dieu a fait faire dans les environs. Nous lisons d'abord les inscriptions des croix. L'épitaphe d'un enfant nous excite à dire: «Pauvre petit!»; celle d'un vieillard, «qu'en somme il était en âge de mourir et qu'il n'a pas à se plaindre: la mort, en ce cas, est plus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent!»
Nous avons une manière brusque de retirer le pied quand nous marchons par mégarde sur une tombe, et, prudemment, nous écartons les hautes herbes des sentiers. Une poule noire dérangée s'envole avec un cri perçant: nous frémissons.
madame vernet
Ne croirait-on pas que c'est une âme?
monsieur vernet
Elle ne montera pas haut dans le ciel: elle est trop noire.
C'est la première plaisanterie d'une longue série. Nous plaisantons parce que nous avons vaguement peur. Nous entrons dans l'église en hésitant, comme on s'enfonce dans l'eau froide.
monsieur vernet
On a beau n'être pas dévot: cela fait toujours quelque petite chose.
Marguerite a trempé sa main dans l'eau bénite jusqu'au poignet et nous en offre. Incapable de refuser, j'essuie ma part avec mon mouchoir, et Monsieur Vernet, moins esprit fort, laisse égoutter la sienne au bout de ses doigts. Le premier sacrilège seul coûte. Cette insulte à l'eau divine non suivie d'une punition immédiate nous encourage: nous pouvons regarder l'église en amateurs, et nous serions hommes à remettre nos chapeaux si la fraîcheur ne nous semblait douce. L'église est nue et suintante, mais la chaire et son escalier sont d'un bois tellement vieux que Monsieur Vernet parle hardiment de style Renaissance. Il monte en tâtant la rampe, ouvre la porte de la chaire, égratigne les moulures, flaire les trous de mites, et n'oublie pas de crier:
—«Mes chers frères!»
—«Oh! Victor! Oh! mon oncle,» disent ensemble Madame Vernet et Marguerite, qui prient à genoux. Je n'en pense pas moins. Monsieur Vernet s'en tient là. L'éclat de sa voix l'a effrayé. L'église, personne blessée, a gémi de toute la sonorité de ses voûtes, et Monsieur Vernet descend, penaud, sa raillerie coupée en deux.
Il regarde respectueusement des vitraux, des crosses, des agneaux frisés aux pattes croisées sous le menton. Ces dames achèvent leur prière. Je me promène de long en large, mon chapeau me battant les cuisses, et j'admire le catholicisme non comme religion, mais comme poésie. Je fais retentir aussi mes talons sur les dalles pour produire des «échos».
Nous sortons. Marguerite est déjà à son poste, la main pleine d'eau bénite. Mais nous n'en avons pas besoin, puisque nous sortons. Nous écartons le buste avec un merci sec, et, sous le portail même, lestés d'une impression pénible, nous nous couvrons par un geste de défi. Notre impertinence se redresse comme une herbe foulée. Monsieur Vernet dit leur fait aux curés.
madame vernet
Il faut un peu de religion, mais pas trop. Je trouve ridicules les détails, les cérémonies. Je crois en Dieu, voilà tout, et au diable dans une certaine mesure.
Marguerite cueille un coquelicot sur une tombe. Elle le mettrait à son corsage, si quelqu'un voulait parier avec elle n'importe quoi. Elle en arrache les feuilles écarlates et les fait claquer entre le pouce et l'index.
De mon côté, par négligence ou bravade, je butte contre des mottes, je marche au bord des allées et j'écrase les pieds des morts.
monsieur vernet
On respire.
Il ferme la porte du cimetière.
Autour du clocher, les corbeaux tracent leurs cercles, poussent leurs croassements, agacent le coq muet, comme pour le provoquer à donner de la voix.
monsieur vernet
Quand ils ne sont pas dedans, ils sont dessus.
Il rit. Nous rions tous.
XLII
PROMENADES ET BEAUX SITES
Il n'est rien de trop simple pour la simplicité de nos goûts. Nous nous arrêtons à chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moins naturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au cœur.
—«Votre pain est-il noir, ma brave femme?»
—«Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc que celui du boulanger.»
Nous poussons un «Oh!» de désolation.
La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Elle nous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu'elle nous permette de nous asseoir sur un banc de bois boîteux et poli comme un front d'enfant, tant il a râpé de culottes, qui le lui ont bien rendu.
La brave femme demeure bouche bée, une chaise dans chaque main.
—«Vous seriez pourtant mieux là-dessus, dit-elle: c'est de la paille toute neuve.»
Je me lève:
—«Écoutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nous nous mettrons par terre, à la turque, ou en tailleurs. Nous ne sommes pas venus ici pour étrenner vos chaises: tenez-vous-le pour dit!»
J'ajoute:
—«Allons! donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n'en avez pas de noir, et apportez-nous du lait!»
—«C'est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur?»
—«Mais, ma brave femme, vous n'y êtes plus! Quand on entre dans une ferme, c'est pour boire du lait. Les fermes, ç'a été inventé pour que les gens qui sont à la promenade puissent y boire du lait, quand ils sont las et qu'il fait chaud.»
—«Mais, mon petit monsieur, il n'en reste plus qu'une goutte pour mettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tirées.»
—«Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette!»
—«Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu. J'ons vendu tous nos œufs au marché, hier.»
Je promène sur l'assistance un regard découragé.
—«Ce n'est pas la peine de venir à la campagne pour faire comme dans les villes. Soit! Tordez-nous donc le cou à un lapin!»
—«Un lapin? mais, mon bon Monsieur, j'ons point de lapins. Qu'est-ce que j'en ferions donc? Un lapin, ça mange comme une vache; et qué que ça se vend? Rien du tout.»
—«À votre tour», dis-je à Madame Vernet, en me rasseyant.
Elle s'y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femme quelque chose à manger, elle l'interroge sur ses travaux, ses habitudes, son mode d'existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence.
—«Que vous devez sans aucun doute à l'air pur des champs!»
—«Oh, ma chère petite dame (elle nous trouve tous petits), j'ai pas seulement le temps d'aller le respirer!»
—«Vos enfants sont toujours dehors?»
—«Dame! Quoi que j'en ferais donc à la maison, dans mes jambes?»
—«Ils doivent être vigoureux et beaux?»
—«Ils profitent: ce n'est pas parce que je suis leur mère, mais je vous garantis que, le dimanche, pour aller à la messe, ils sont tapés.»
—«Vous en attendez encore un sous peu?» dit Monsieur Vernet en regardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite émiette du pain aux poules.
—«Pardon! mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis restée enflée comme ça de mon dernier!»
«Et pis, dit-elle, quoi que ça sert de se dégonfler à chaque fois pour se regonfler à chaque fois? Je ne suis-t-y pas plus à mon aise en restant toujours la même?»
Et elle se met à rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanches de farine.
Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l'intérieur d'une armoire à lit, des casseroles, des bues, se propose d'en acheter une pour sa cheminée, s'arrête devant les assiettes à fleurs rangées derrière des lattes de bois.
—«Voulez-vous m'en vendre une, ma brave femme?»
—«Une assiette! pour quoi faire? Seigneur Dieu!»
—«Je la pendrai dans ma salle à manger, et, en la voyant, je penserai à vous. Combien?»
—«Elles m'ont coûté à moi cinq sous, l'une dans l'autre!»
—«En voilà vingt!» dit Monsieur Vernet.
La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier une assiette achetée un quart de franc et dans laquelle elle a mangé.
—«Mon bon monsieur, dit-elle, celle-là est cassée: prenez-en une autre!»
Monsieur Vernet hausse les épaules. Nous sortons, mais nous reviendrons. Nous promettons toujours de revenir.
—«Il n'y a pas d'embarras, dit la brave femme: revenez si vous voulez.»
J'offre à Monsieur Vernet de porter l'objet d'art, l'assiette. Il fait des façons. J'insiste.
monsieur vernet
Alors, chacun à son tour.
henri
Soit. Mais rappelez-moi le mien: je suis capable de l'oublier.
Bientôt, en effet, je n'y pense plus.
XLIII
FLIRTAGE EN PLEIN AIR
Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite est là. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu'avec des clins d'yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des frôlements de hanches. Nous jouons «à celui qui courra le plus fort!» J'enlève prestement Madame Vernet quand je l'attrape, et je sens son corps peser sur moi. Elle court mal à cause de ses robes et de ses coudes, et plus on est près d'elle, moins elle court vite. Son ardeur décroît comme la distance qui nous sépare.
Je l'assieds sur une borne, essoufflée; j'attends qu'elle ait repris vent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles.
henri
Vous êtes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poids j'ai cru que j'allais mourir.
madame vernet
Holà! que j'ai chaud! Vous me tuez.
Les frisons de sa nuque sont collés par la sueur. Elle trempe ses pieds dans la fraîcheur de l'herbe. Elle fait des efforts de tête pour tirer son cou du col, lève les bras, remue les poignets afin de permettre à l'air d'entrer dans les manches, de se glisser jusqu'aux épaules, de se blottir aux aisselles.
Nous nous amusons comme des enfants sous l'œil amical de Monsieur Vernet. Je l'appellerais, à l'exemple de Marguerite, mon oncle, si je ne craignais de réveiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet me prie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte pas elle-même.
Je prends Monsieur Vernet à part. Son assiette sous le bras, il épluche une baguette.
henri
Est-elle folâtre, Madame Vernet!
monsieur vernet
Elle ne sera jamais plus jeune.
henri
Vous n'avez pas peur?
monsieur vernet
De qui? de quoi?
henri
Je ne sais pas, mais à votre place je ne serais pas trop, trop tranquille.
monsieur vernet
Parce que?
henri
Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu'elle encore.
monsieur vernet
J'ai une absolue confiance en elle.
henri
Bien. Mais en moi?
monsieur vernet
En vous aussi.
Il me regarde fixement, l'air grave et bon. Ce simple mot, si simple, me touche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet.
henri
Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d'une manière générale, sans faire de personnalité. Si cela arrivait!
monsieur vernet
J'espère que, d'abord, ma femme vous cracherait au visage.
Il a dit cela d'une telle façon que je me détourne, comme pour éviter réellement un peu de salive. Je souris jaune.
henri
Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas être question de moi. Encore une fois, nous ne faisons que des hypothèses, et, mettant les choses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis de collège ou de régiment, nous découvrons par hasard que votre femme vous trompe.
monsieur vernet
Alors, je vous fusillerais, dans le dos!
Ainsi, j'ai beau me mettre de son côté, Monsieur Vernet me renvoie obstinément au camp ennemi. J'ai poussé trop loin dans son âme la perquisition. En l'interrogeant, j'ai peut-être tout avoué.
Mais non, je badinais, n'est-il pas vrai? et je ris au point que mes dents claquent. C'est le frisson de la petite mort qui passe.
Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil, entre deux haies qui nous pénètrent de leurs émanations odorantes, et mon cœur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peuplée de cauchemars.
Ç'a été court.
—«Cet Henri, crie Monsieur Vernet à sa femme, a des idées d'un biscornu!»
Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains à tous deux en paquet dans les miennes:
—«Mes chers amis! finisse plutôt ma vie que notre bon accord!»
madame vernet
Qu'est-ce que vous avez?
henri
Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi.
Je suis heureux qu'un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendu mon appel. D'ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout le monde. Ce n'est pas dans nos idées. Le rêve de Madame Vernet, par exemple, serait d'avoir un pauvre pour elle seule, qu'elle irait voir dans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d'étages, un pauvre dont elle surveillerait la moralité, qui n'accepterait rien des autres, et que peu à peu elle ferait riche.
—«Allons, dis-je, pour une fois!»
Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet, qui s'y trouve «justement».
Nous rentrons à la maison, traînant nos pieds dans la poussière, contents de la journée, avec une lassitude, une faim, une soif de «chiens».
XLIV
LA PARTIE D'AGRÉMENT
Nous sommes sur le bateau des Cruz imprégné, quoique lavé ce matin à grande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, à l'endroit où sont d'ordinaire les mannes de cordes, nous avons serré des paniers de provisions. Monsieur Vernet nous a prévenus:
—«C'est effrayant ce qu'on mange en pleine mer!»
Le père Cruz assis à la barre et un de ses hommes debout sur l'avant nous regardent en dessous et se font des signes. Une gaîté turbulente nous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, à son tour, une rognure de chanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruz leur crie: «Cousin Jean! cousin Jean!» obstinément, pour les faire venir à bord.
Mon père avait cinq cents moutons;
J'en étais la bergère!
chante Monsieur Vernet d'une voix à effrayer les loups.
Je suis moins communicatif. Madame Vernet m'inquiète. Elle a pâli, sourit hors de propos, tantôt bâille au vent, tantôt, les lèvres pincées, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle prépare son public.
—«Je sens que je vais peut-être avoir le mal de mer!» dit-elle.
À ces mots, elle se retourne et vomit.
—«Soutenez-lui la tête, dis-je à Monsieur Vernet!»
—«Bah! dit-il, ça lui fait du bien.»
Le loup m'en mangea quinze! lon laine, lon la!
Les pêcheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot.
Marguerite s'approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots de garde-malade, s'installe à côté d'elle, et leurs cœurs se soulèvent ensemble suivant un rythme lent.
Me rendit la quinzaine! lon laine!
chante M. Vernet.
Je fais, couché sur le dos, la théorie du mal de mer, avec des phrases paresseuses, rampantes sur ma langue, coupées de silences, de soupirs et de sifflements qui soulagent:
«Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l'horizon. Quand on n'a pas mangé, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on a mangé, le mal vient vite et s'en va de même. Il arrive qu'on ne l'a pas durant une longue traversée. Tel autre jour, c'est au port même qu'on l'a, par un temps calme.»
—«Vous ne l'aurez pas aujourd'hui, me dit le pêcheur Cruz: vous avez bonne mine!»
Mais, tout de suite, je fais pendant à ces dames, la tête secouée sur le bord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse:
Vous en aurez la laine! lon laine, lon la!
Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons, d'économiser chez le pharmacien. D'un bord à l'autre, entre deux nausées, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi.
—«Ce n'est rien, cela va mieux: quand c'est fini!»
—«Ça recommence!» dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condoléances, jouit de notre mal comme d'une haine satisfaite, et crie à tue-tête:
C'est votre cœur, ma belle! lon laine, lon la!
Il s'arrête, tousse, crache, dit: «J'ai avalé de travers!», et prend ses dispositions à côté du pêcheur Cruz, le buste hors du bateau, la figure fouettée d'embrun au choc des lames, prêt à tomber, bon à noyer.
C'est la débâcle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D'un coup de barre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine, mordante, acidulée et bénit notre agonie.
Le bateau conduit à leur dernière demeure des moribonds ramassés çà et là. Nous roulons de bâbord à tribord nos têtes décolorées. Quand je heurte Madame Vernet:
—«Pauvre amie!», lui dis-je.
Elle me répond:
—«Pauvre ami!»
Et nous repartons, chacun en quête d'un coin de terre ferme.
Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds; puis, sur notre invitation, tous les deux se mettent à manger, et il nous semble que c'est nous qu'on gave de nourriture, à coups de pilon dans la gorge, sur notre cœur, qui se gonfle, étouffe!
—«Dites, Cruz, sommes-nous loin du port?»
—«Dame! Monsieur Vernet, j'avons vent debout, j'avons pas vent arrière!»
—«Mon brave Cruz, n'allons-nous pas bientôt rentrer?»
—«Oh! si j'étions attaché au cul d'une vapeur, j'en aurions à peine pour une heure, ou le quart moins d'une heure!»
—«Mon bon papa Cruz, serons-nous arrivés avant la nuit?»
—«Mais, ma chère petite dame, bien sûr que oui, si j'avions pas le courant contre nous!»
Renversant nos têtes lourdes, de métal, nous apercevons le phare et sa lanterne incendiée par le soleil couchant. Il est là, tout près, le phare! Il suffirait d'allonger le bras pour s'y cramponner. Mais la nuit vient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous et lui la distance reste la même. Nous renonçons au port, et, nos maux un peu calmés, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nous enveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateau soulève, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n'entend que le bruit du flot, ce bruit d'un tapis qu'on secoue, et le mâchement des deux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisions et les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus où nous allons. Il nous serait égal de mourir.
—«J'en ons encore pour une heure!», dit parfois le pêcheur Cruz, et longtemps, un siècle après, il ajoute:
—«Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne sera pas loin!»
Qu'est-ce que cela nous fait? Qu'il nous laisse sommeiller, perdre conscience!
J'ai un puits creusé dans le corps, et je me tiens, de toute ma force, immobile.
J'ai rencontré, dans l'ombre des couvertures, la main de Madame Vernet et je la garde. Elle est toute petite, sans frémissement, comme morte.
Bordée par bordée, Cruz avance tout de même. Sa voix lointaine nous renseigne.
—«Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers.»
Il cherche à mettre en place les feux du port, qui doivent nous regarder comme des yeux de chat.
Il faudra un treuil pour nous déposer à terre. Quand le bateau se cogne à la cale, c'est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet à se relever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite.
Je m'en étonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme des conquérants ivres.
—«À une autre fois!»
—«Oui, à une autre fois!»
Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie.
XLV
IL FAUT EN FINIR, À LA FIN
Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la tête, Madame Vernet monte en peignoir à ma chambre.
henri
Avez-vous bien dormi?
madame vernet
Monsieur Vernet n'a fait que gigoter, et je suis comme s'il m'avait battue.
henri
Le mal de mer réconcilierait les chairs les plus ennemies.
Car nous nous disputons, amants véritables, pour bien nous prouver notre amour. Une fois, j'ai tiré la targette de la porte, et je n'ai ouvert qu'après trois appels coulés dans la serrure. Une autre fois, il m'a fallu lui demander longtemps:
—«Qu'avez-vous? qu'avez-vous?»
Elle ne me répondait pas, et regardait au loin par l'œil-de-bœuf, sorte de statue de la Bouderie en négligé du matin.
Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exaspère. Madame Vernet a assez joué à la muse. J'ai suffisamment apprécié l'excellence de son âme.
—«D'abord, dis-je, moi je ne travaille plus!»
madame vernet
Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soit pas aussi pénible qu'à vous? Je vous aime, je vous l'ai avoué: je vous le redis.
henri
Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accordé un assez long sursis? Jusqu'à quand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche? Est-ce pour donner plus de prix à vos faveurs que vous les économisez avec ladrerie? Vieux jeu, ça! Madame. La peur de perdre vous fait tricher.
madame vernet
Ne commencez pas à mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit: «À Paris», et je n'ai qu'une parole.
Elle a raison. Elle ne peut pas tomber là, en fille, sur une chaise. La chute d'une femme comme elle exige des préparatifs, un cadre, plus de sécurité, la certitude que nous pourrons tranquillement réparer le désordre de notre toilette. Je m'entête pour la forme. Je lui montre une feuille de papier blanc sur ma table.
henri
Elle est là depuis huit jours. Ma plume me paraît lourde comme un instrument de travail, et vous m'avez mis dans un tel état d'énervement que j'ai perdu le goût des belles lectures.
madame vernet
C'est ce qui me désespère. Dieu m'est témoin que je ferais à l'instant, s'il le fallait, si c'était une chose possible, le sacrifice de mon triste honneur pour vous sauver. Je vous le déclare sans rougir, je me livrerais sans hésiter, quand je vous vois ainsi désœuvré, arrêté dans votre œuvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouver l'oreiller où pourront se poser nos deux têtes.
L'oreiller où pourront se poser nos deux têtes!
J'incline la mienne sur son épaule.
—«Vous m'aimez-donc?»
—«Pas comme tu crois!»
Nous nous balançons, nous soutenant l'un l'autre, et, poursuivi, jusque dans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, je remarque dans un vieux morceau de miroir pendu à une planche l'effet de notre accouplement.
J'ai la joue collée au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfoui dans l'ouverture de son peignoir.
—«Je vous crois, dis-je, et j'attendrai avec confiance; mais au moins donne-moi tes lèvres.»
—«Tiens, tiens vite!» dit-elle, aux écoutes.
C'est une religieuse qui embrasse son cousin, à travers une grille, dans un parloir.
Toujours prudente, elle a entr'ouvert la porte. Je ne me presse pas, et je prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonne de souffle humide.
—«C'est ça, c'est ça que tu veux?»
—«Tais-toi!» lui dis-je, les dents serrées.
Nos lèvres se remêlent dans un baiser qui n'en finit plus, douloureux à force d'être long, amer parce qu'après il n'y aura rien, un baiser qui nous laisse trop le temps de penser à autre chose.
Enfin le pas de Monsieur Vernet nous dérange: en hâte nous nous efforçons à l'insignifiance.
XLVI
PROPOSITION
monsieur vernet
Bichette, as-tu fait la commission à Henri?
madame vernet
Tiens, je n'y pensais plus.
Ils sont embarrassés et se passent la parole l'un à l'autre.
—«Dis, toi!»
—«Dis plutôt, toi!»
madame vernet
Mais nous allons être indiscrets.
henri
Je vous arrêterai à temps: allez toujours.
madame vernet
Voilà: Marguerite désire prendre des leçons de natation, et comme il n'y a pas de moniteur ici, nous avons pensé à vous.
henri
Pour lui en faire venir un.
madame vernet
Pour le remplacer.
henri
Pour être le professeur de nage de Mademoiselle Marguerite?
madame vernet
Oui.
henri
Tiens!
madame vernet
Vous voyez: cela vous ennuie.
henri
Pas du tout, mais je me demande si je serai à la hauteur de mes fonctions: j'apporterai la bonne volonté nécessaire.
madame vernet
Elle n'abusera pas de vos instants.
Je me gratte le menton:
—«Et, dis-je, flanquant chacun de mes mots d'un point d'interrogation, vous ne trouvez pas que c'est un peu...?»
Madame Vernet hoche la tête:
—«Cela se fait: c'est reçu!»
monsieur vernet
Quel mal y a-t-il?
Ils me rassurent.
madame vernet
Le monde n'est pas méchant à ce point.
monsieur vernet
Je me moque du monde.
Honteux de mes vilaines idées, de me montrer le plus immoral des trois, je m'écrie:
—«Parfait: nous sommes chez nous. Que ceux qui ne sont pas contents»—«aillent le dire à Rome!» conclut Monsieur Vernet, qui souvent me prend, preste, mes expressions à même la bouche.
madame vernet
Sera-t-elle heureuse, cette chère Marguerite! J'ai toujours regretté de ne pas savoir nager. Si j'étais plus jeune vous auriez deux élèves. Mais il est trop tard, n'est-ce pas, Victor?
monsieur vernet
Ce n'est pas que tu sois vieille, mais je t'accorde que cet exercice n'est plus de ton âge. Non que je le trouve inconvenant; mais franchement, c'est moins l'affaire d'une femme mariée que d'un homme comme moi, par exemple, et, mon cher ami, quand vous aurez un petit moment, une minute, après la leçon de Marguerite... Oh! sur le dos seulement. Le reste me connaît.
henri
Entendu, cher Monsieur Vernet. Mes bras vous seront ouverts.
madame vernet
Je vous regarderai, moi.
monsieur vernet
Cela vaudra mieux. Qu'en pensez-vous, Henri?
henri
En effet, quoique, après tout...
monsieur vernet
Je méprise autant que vous l'opinion des autres; mais il y a des bornes.
henri
Vous avez raison.
Déjà, comme professeur, je vante ce que j'enseigne. Il est des passerelles vermoulues. On peut tomber au milieu d'une rivière. Que faire?
monsieur vernet
Si quelqu'un se noie sous nos yeux...
henri
Il faut le laisser se noyer, Monsieur Vernet. N'allons pas si vite. Votre bon cœur vous emporte. Ne tentez jamais la mort.
monsieur vernet
C'est vrai. Quand commençons-nous?
henri
Demain, si vous voulez.
monsieur vernet
C'est dit. J'appelle Marguerite pour lui annoncer la bonne nouvelle. À propos, est-il besoin de quelque appareil?
henri
Non, j'opère seul, sans outil, les manches simplement relevées. Tout le monde peut voir: rien dans les mains, rien dans les pieds. N'achetez qu'une ceinture pour Marguerite, vous savez, une ceinture de gymnastique, avec un anneau, une boucle où je puisse mettre mon doigt.
XLVII
LES IDÉES DE MADEMOISELLE MARGUERITE
Elle est singulière. Elle ne fait pas de mots. Elle n'a pas une théorie à elle sur l'homme, l'amour et le mariage. Elle joue, et, si je pose, ne s'en aperçoit pas. Nous parlons de son couvent, des chères sœurs, de ses amies, et nous nous adressons mutuellement des questions de géographie et d'histoire. Il m'est impossible d'en obtenir une confidence graveleuse, dont elle me chatouillerait le creux de l'oreille comme avec une plume. Elle ne cache rien. Elle ignore. Je tâche de connaître sa pensée de derrière les reins: elle n'en a pas. C'est surprenant! Elle sort du couvent et n'est point corrompue jusqu'aux moelles. Elle a lu sans les comprendre les inscriptions des cabinets; elle a passé entre les mignarderies perverses des petites amies et les sensuelles chatteries des sœurs, candide, toute fraîche. Voilà qui me déroute.
Je m'acharne en confesseur.
—«Qu'est-ce que vous faisiez au couvent?»
Elle recommence avec volubilité:
—«On se levait, on priait, on mangeait. On repriait, on faisait la classe, on cousait, on jouait, on se couchait.»
—«C'est tout?»
—«Oui, êtes-vous drôle?»
Je regarde au fond de ses yeux, penché au bord de leur eau claire.
—«Qu'est-ce que vous avez à me fixer ainsi comme ça? Vous voulez jouer à celui qui fera baisser les yeux de l'autre?»
Nous nous obstinons. J'en ai mal aux prunelles. Elle veut avoir le dernier regard. J'ai affaire à une rouée vicieuse, qui déjà, peut-être, connaît l'homme. Elle n'en a pas peur, et j'ai du bleu au bras autant qu'une femme de lettres à ses mollets. Car nous luttons pour nous reposer de nos causeries instructives.
Le combat s'engage par de petites tapes vite lancées, aussitôt rendues. Les coups de poing suivent, enfin l'empoignement. Elle me donne de la tête en plein estomac. Je mets la main sur mon cœur, j'aspire une bouffée d'air, et je dis: «Fameux!»
Dans les entr'actes, nous faisons rouler nos biceps; puis on se reprend, front contre front, les poignets tenaillés, les jambes nouées. Si je la soulève comme un plomb, elle mord.
—«Ah! dis-je en m'asseyant par terre, quand vous aurez un mari, ça tapera dur.»
—«J'en veux un fort!» dit-elle.
—«Fort et gros, un percheron: de quelle couleur? brun, naturellement!»
—«Non, plutôt noir, avec de la barbe!»
—«Vous n'aimez pas les rouges?»
—«On dit qu'ils sentent mauvais!»
—«Merci!»
—«De rien. Encore une partie: voulez-vous?»
—«Encore une!» dis-je résigné.
Et pareils à des béliers furieux qui cossent, nous nous chassons d'un bout du jardin à l'autre, frappant du pied le sable qui crie, poussant des clameurs, grinçant des dents, sauvages.
Monsieur et Madame Vernet font des paris. Celle-ci intervient.
madame vernet
Tu assommes Monsieur Henri!
henri
Laissez-la.
madame vernet
Jouez donc, enfants que vous êtes, jouez à perdre haleine.
À vigoureux coups de genoux, Marguerite me fait faire le tour du jardin. Je me crois au cirque. Je baisse et redresse brusquement la tête, en cheval savant, et je mets les deux pieds sur les plates-bandes.
Ensuite, il faut sauter à la corde, exécuter des doubles, fournir du vinaigre. Enfin Marguerite se rend. Elle se couche sur le ventre, dans l'herbe, le souffle haletant et bat la mesure du bout de ses bottines, à petits coups, de plus en plus espacés, jusqu'à ce que le pied retombe mollement pour ne plus se relever.
Sa lourde natte de cheveux s'immobilise comme un reptile qui digère et s'endort.
monsieur vernet
Quelle gamine!
madame vernet
O jeunesse!
henri
Quelle forte fille!
monsieur vernet
Et rieuse!
madame vernet
Et pas méchante!
henri
Et bonne!
monsieur vernet
Et aimante!
Nous défilons le chapelet aux perles blanches.
monsieur vernet
Toutefois, je ne la crois pas des plus intelligentes.
henri
Et ne trouvez-vous pas, vous, Madame Vernet, qui la peignez, qu'elle a dans ses cheveux... une odeur?
madame vernet
En outre elle est trop grasse. Hier soir je suis entrée dans sa chambre: la petite dormait, les poings fermés, la bouche en ballon. J'ai relevé le drap: elle a au ventre et aux cuisses des plis de chair qui font peur.
henri
À son âge! quel malheur!
madame vernet
Elle deviendra grosse.
monsieur vernet
Énorme!
henri
Difforme!
Nous défilons le chapelet aux grains noirs.
XLVIII
PREMIÈRE SÉANCE
Aujourd'hui, premier tripotage de Mademoiselle Marguerite, jeune fille de bonne famille, par Monsieur Henri, homme de lettres. Des deux, c'est moi le moins hardi.
madame vernet
Il faut que ce soit vous pour qu'on vous confie un tel lys.
Par quel bout vais-je la prendre?
La petite plage a son aspect accoutumé.
Le phtisique sur son pliant se tourne mélancolique et pâle vers le soleil, et déjà les Vilard se font des gracieusetés dans l'eau. Au pied des cabines, c'est un campement de messieurs qui se sèchent dans leurs peignoirs, ou de dames qui travaillent, et après chaque point de tapisserie regardent le ciel. Mais un mouvement d'attention se produit: il va se passer quelque chose.
henri
Êtes-vous prête?
marguerite
Voilà! voilà!
Sa ceinture de gymnastique lui serre les reins. Elle saute hors de sa cabine en faisant piaffe, me donne un bout de doigt que je saisis au vol comme un écuyer, et nous nous élançons vers la mer.
—«Tiens! tiens!»
Quel étonnement!
Nous aimantons les regards. Marguerite jette, à la sensation de l'eau froide, quelques ruades qui font valoir sa jeune croupe, frappent en plein dans la surprise de tous, emportent le morceau.
—«Du calme! lui dis-je, s'il vous plaît.»
Mais elle me tire, m'entraîne, m'éclabousse. Je suffoque, car j'ai l'habitude, au bain, de craindre l'eau comme le feu, de prendre mes précautions avec la vague, de me livrer à elle portion par portion. Je m'y assieds ainsi que dans un fauteuil, en me relevant deux ou trois fois comme si je l'essayais. Quand «j'en ai au ventre», je m'arrête. C'est le passage difficile. J'imite, de la bouche, le bruit d'un pot qui bout. Il me semble qu'on me coupe en deux avec un fil à beurre glacé, ou que je change de chemise dans la rue, au mois de décembre, les bras levés, enfilant des manches de neige.
D'un coup Marguerite a changé ma méthode. Nous barbotons, et je me cramponne à elle pour la soutenir.
—«N'ayez pas peur!» lui dis-je.
Elle n'a pas besoin d'être rassurée, et, battant l'air à tour de bras, elle fait un tapage de phoque en récréation.
—«Mademoiselle! permettez!»
Docile enfin, elle me tourne le dos. Je passe un doigt sous la boucle de sa ceinture, et je promène mon élève sur le flot, en lui donnant des explications.
—«Levez le menton. Creusez les reins. Les pieds ensemble! Doucement les mains!»
Elle fait ce qu'elle peut, se dépêche, avale de l'eau salée, crache et me déséquilibre à coups de talon dans les jambes.
Le phtisique a approché son pliant près du bord. Je pense qu'on rit sur la plage de moi surtout, de ma maladresse de professeur. J'ai envie de laisser Marguerite couler au fond et de m'en aller nager au loin. Vraiment, malgré mes explications et sa bonne volonté, elle exécute les mouvements de travers. Je lui donne des claques sur ses mollets, ses épaules, sur tout ce qui ressort.
—«Mademoiselle, ne vous mettez donc pas en chien de fusil!»
Tantôt elle se dresse et prend pied; tantôt sa tête retombe, et je la lui soutiens en creusant ma main sous son menton. Elle tourne dans la ceinture trop large. Ça ne va pas du tout. Je voudrais être à cent pieds sous mer! J'ai contracté un engagement qu'il me faudra tenir. Cette nuit, sur mon lit, je préparerai mon cours, en faisant avancer et reculer ma couverture de voyage, roulée dans sa courroie.
—«Mademoiselle, vous vous fatiguez. Assez pour cette fois. Allez vous-en!»
—«À mon tour!» me crie Monsieur Vernet, qui attendait assis sur les galets.
—«Ah! mais non! ah! mais non! Demain, un autre jour!»
Je fais le sourd, m'étire, et je m'éloigne du côté du large, coupant la lame rageusement, avec un grand bruit dans les oreilles pareil à un éclat de rire.
XLIX
COURS COMPLET
La leçon de Marguerite est le spectacle du matin. Les baigneurs ne manquent pas d'y assister. Ils jugent des poses. Je ne suis point mécontent: Marguerite progresse, et, il faudrait être de mauvaise foi pour le contester, je connais mieux mon affaire. Mes études dans ma mansarde, mes exercices de cabinet donnent un excellent résultat, et je suis en possession de mes moyens. Afin de me consacrer entièrement à l'instruction de Marguerite, j'ai écarté Monsieur Vernet, en le soutenant mal, en lui faisant boire une gorgée d'eau, en lui montrant, par un tremblement factice de tout mon corps, qu'il était de trop et que, s'il s'obstinait, je mourrais à la peine.
Au contraire, j'ai dit à Marguerite:
—«Je veux vous soigner et faire quelque chose de vous.»
—«Oh! dit-elle, apprenez-moi bien à nager!»
Je n'éprouve plus, à la manier, la gêne du premier jour. Mes mains vont, viennent librement. Moins de paroles! Des exemples.
Je ne dis pas:
—«Faites marcher les jambes!»
Mais, d'une main, la tenant fortement par la boucle, de l'autre je prends un de ses pieds, je l'amène jusqu'à la cuisse et le renvoie avec vigueur. Je le lâche lorsque le mouvement est exécuté d'une manière satisfaisante, et je dirige l'autre jambe. Je surveille aussi avec une attention continue le jeu des bras. J'ai remarqué qu'en l'aidant par le menton, j'affectais douloureusement les muscles de son cou. Ce sera désormais sous la poitrine même que je plaquerai solidement ma main.
—«Appuyez-vous ferme!» lui dis-je.
Et elle s'appuie, confiante, écrase entre mes doigts ses seins délicats.
Après l'exercice sur le ventre, l'exercice sur le dos. C'est notre succès. En quelques séances, nous sommes parvenus à nous étonner.
—«Bombez la poitrine!»
Je n'ai plus le ton rogue, la mine ennuyée. Mes paroles se sont ouatées. On ne prend pas les jeunes filles avec du vinaigre. Une main sous ses hanches, l'autre sous ses épaules, je l'installe commodément sur la vague.
—«Vous me tenez, au moins?»
—«Je vous tiens. Bombez, bombez!»
Et je ne la tiens plus. Elle flotte seule, légèrement prise d'effroi, et me regarde avec de bons gros yeux doux qui implorent, le souffle mesuré selon mes ordres.
Je m'éloigne un peu et je fais signe à Monsieur et Madame Vernet:
—«Mon œuvre!»
Ils sourient:
—«Voilà du merveilleux!»
Mais ce n'est pas tout. Je saisis avec précautions dans mes mains les pieds de Marguerite, et je les pousse, évitant les heurts, les crêtes de vague. Elle navigue comme un radeau, comme sur des roulettes et ferme les yeux sous un rayon de soleil. Nous nous promenons ainsi le long du rivage. Nous excitons l'admiration, l'envie, et je suis persuadé qu'autour de nous on se retient pour ne pas applaudir.
Dès que Marguerite s'oublie et se creuse:
—«Bombez! ou je lâche tout!»
Elle se cambre d'épouvante, la tête enfoncée, la ligne de flottaison aux coins des yeux et des lèvres, les seins et le ventre à fleur d'eau.
Si elle était plus pâle, si ses cheveux se dénouaient, si ses mains ne flattaient pas la vague près de sa hanche, comme le dos d'un animal qu'on sait méchant, j'aurais l'air de ramener Virginie morte à ses parents.
Moi, je ne pense pas à mal. Et elle?
Du bout des ongles, je fais «guili, guili,» à la plante de ses pieds. Aussitôt elle m'échappe, agite les bras, veut s'accrocher à quelque chose, et disparaît.
Quand je l'ai relevée et qu'elle a rendu avec effort toute l'eau bue:
—«Je ne veux pas que vous me fassiez des chatouilles», crie-t-elle.
—«Chut! dis-je, taisez-vous!»
Mais frémissante, comme une vierge de chapelle qui s'animerait tout à coup sous la piqûre d'une araignée, par son attitude elle redouble ma confusion.
L
EN SOURDINE
—«Hum!»
C'est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite est allée se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de son application et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, et fume. Sa cigarette scintille dans l'ombre, éclaire ses moustaches, son nez.
henri
Voilà une réticence significative. Ce «hum!» m'en fait deviner long. Trouveriez-vous mon enseignement médiocre?
madame vernet
Je ne dis pas cela.
monsieur vernet
Alors qu'est-ce que tu dis? Depuis quelques jours tu fais ta mystérieuse tête de bois. Pourquoi?
madame vernet
Ne suis-je pas un peu la mère de Marguerite, mon ami?
monsieur vernet
D'accord. Ensuite? Te déplaît-il maintenant qu'Henri lui donne des leçons de nage? N'avions-nous pas réglé cette question d'une façon définitive sous le double rapport de l'hygiène et des convenances?
madame vernet
Sans doute, et, bien que j'entende, moi, femme dont l'oreille est plus fine que la vôtre, des mots à double sens, malicieux, ce n'est pas cela qui m'inquiète, et je ferais volontiers fi des médisances si Marguerite ne prenait ces leçons,—je puis, je voudrais me tromper, mes chers amis,—avec un peu trop d'ardeur.
Nous ne répliquons rien, intrigués. Madame Vernet continue. Elle a produit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec un compte-paroles.
madame vernet
Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitude trouble ma clairvoyance; mais j'ai noté dans ma chère nièce un changement, un je ne sais quoi de nouveau qui m'alarme, et j'ai voulu en causer avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bon sens, avec Monsieur Henri, qui n'est pas un fat.
monsieur vernet
Bah! tu rêves. Laissons cela!
henri
Parlons-en au contraire: c'est grave. Alors, vous croyez, chère Madame?...
madame vernet
Je n'en suis qu'aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je désire seulement que des précautions soient prises s'il vous paraît qu'il y a péril. Raisonnons, cherchons ensemble.
Nous nous asseyons à côté d'elle, sur le banc, sérieux. Madame Vernet poursuit l'information, et sa voix tremble. Elle affecte une grande liberté d'esprit, tâche de discuter sans prévention, et se montre à propos optimiste.
madame vernet
Je ne parle pas du plaisir qu'elle éprouve à sa gymnastique de chaque matin, c'est naturel. Mais quand nous allons à la pêche aux crevettes, n'est-elle pas toujours près de Monsieur Henri? Elle le suit de rocher en rocher, de mare en mare. C'est au point qu'elle promène son filet à l'endroit même où Monsieur Henri a déjà fait passer le sien. Cependant elle est sûre de n'y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri les a toutes prises.
monsieur vernet
Possible.
henri
N'ai point observé ça.
madame vernet
Monsieur Henri, vous êtes dans votre rôle de jeune homme: on n'a rien à vous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c'est plus frappant. Vous vous traînez côte à côte, genou à genou. Vos deux fronts se touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n'en veut plus. Si vous en ramassez, elle se remet à quatre pattes. Comment expliquez-vous cela?
monsieur vernet
Par sa naïveté.
henri
Moi aussi.
madame vernet
Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites des vers, elle ouvre la bouche, fascinée, le temps que ça dure. Elle en est laide, la pauvre petite. Ne s'est-elle pas permis de déclarer qu'elle les aimait? À seize ans! Quand vous partez et que raisonnablement elle ne peut pas vous suivre, sa figure se décolore, comme si d'une passe magnétique vous lui aviez enlevé son teint de fille rouge qui a un coup de sang, qui a des habitudes d'ivrognerie. Je ris, tant c'est bête!
henri
Vous me confondez, bonnement.
monsieur vernet
C'est drôle!
madame vernet
J'achève. Répondez-moi, sincères! À chaque instant, je suis obligée de l'appeler, de courir après elle, pour compter le linge, m'aider au ménage. Marguerite devient stupide. Un détail encore! Hier, à déjeuner, je vous ai donné un coup de serviette sur la tête en vous disant: «Faites donc couper votre barbe! vous êtes horrible à voir!»—«Je ne trouve pas!» a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette. L'avez-vous entendue? Mes bras en sont tombés.
monsieur vernet
Un mot! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c'est vrai, et dans ce cas, qu'importe? Henri est un honnête homme.
madame vernet
Il ne s'agit pas de Monsieur Henri. Il n'est pas en danger. Il a ce qu'il faut pour se défendre. Il ne m'a pas chargé de le surveiller, et il pourrait me faire sentir poliment mon indiscrétion. Je ne songe qu'à cette petite Marguerite, qui sans s'en douter, la pauvre! s'est peut-être je le crains! hélas! irrémédiablement compromise.
Monsieur Vernet s'épanouit au clair de lune. Une idée lui est venue dont il nous fait part:
—«Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard, répondez!»
Je m'en garde, et me dandine gauchement.
madame vernet
Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi.
Elle s'appuie du coude au banc, boudeuse.
monsieur vernet
Pour l'âge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marches de Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux.
madame vernet
Heureusement Monsieur Henri a de la fierté.
Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de mon côté, afin que je reçoive l'éloge en plein visage.
monsieur vernet
N'apporterait-il pas son talent, son avenir?
madame vernet
Si tu crois qu'il faut à Monsieur Henri une femme de ce genre!
monsieur vernet
Elle en vaut une autre.
madame vernet
Est-ce qu'elle le comprendrait? Comme corps, c'est un paquet; comme intelligence, tranchons le mot, c'est une bûche.
monsieur vernet
Je te trouve sévère; mais il est certain que si tu la déprécies, tu en dégoûteras Henri.
Je me balance toujours en ricanant, et j'attends que quelqu'un de bonne volonté me souffle une réponse, dépité parce que je dois refuser le gâteau qu'on m'offre.
—«Venez à mon secours!» dis-je à Madame Vernet.
—«Véritablement, dit-elle à Monsieur Vernet, vous me stupéfiez par votre légèreté. Vous jetez votre nièce dans les bras de Monsieur, et j'en rougis pour vous. Je m'étonne que vous osiez employer ce procédé devant moi.»
monsieur vernet
Ne te fâche pas. On ne peut plus rire?
Madame Vernet, qui s'était levée dans son indignation, se rassied, et, les mains jointes:
—«Pauvre petite Marguerite!» dit-elle avec un commencement de sanglot.
monsieur vernet
Est-ce qu'elle va pleurer? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas te contrarier.
Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverse en arrière.
monsieur vernet
Ce n'est rien: ne perdons pas la tête, ne perdons pas la tête!
Il la perd, car on dirait d'une femme qui se trouve mal qu'elle se meurt.
Comme c'est «ma première crise», je me demande ce qu'il faut éprouver.
—«Voulez-vous que j'aille chercher de l'eau?» dis-je.
monsieur vernet
Restez plutôt. Empêchez-la de se briser contre les murs. Je crois qu'elle a un flacon dans son sac de voyage.
Il nous laisse.
Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le délivrer, mettre à l'air sa poitrine, que la dyspnée enserre. J'écarte ses bras, qui se referment, et je l'appelle haut: «Madame! Madame!» et bas: «Ma chérie!»
—«Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que je n'aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus réservé, plus froid avec Marguerite!»
henri
Je voulais détourner les soupçons.
madame vernet
Non, non. Vous allez trop loin.
Comme je me penche sur elle pour mieux entendre:
—«Vous aurez votre récompense!»
Monsieur Vernet apporte le flacon.
madame vernet
Inutile—pas besoin—rentrons!
monsieur vernet
Il faudra l'emporter.
madame vernet
Je marcherai seule, la main sur ton épaule, mon ami.
Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant à petit bruit.
monsieur vernet
Il faut absolument l'emporter: le moindre effort l'achèverait.
henri
Je suis de votre avis.
Il la soulève par les épaules. Je prends les pieds, et je ramène, par pudeur, la robe jusqu'aux chevilles.
monsieur vernet
Doucement.
henri
Soyez tranquille.
En cane, presque assis, le premier, je descends l'escalier à reculons, avec un temps d'arrêt à chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, et de ses bras robustes supporte le précieux fardeau. Nous n'allons pas vite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que la tête. C'est l'essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, continûment.
monsieur vernet
Prenez garde.
henri
N'ayez pas de crainte.
Pour monter à la chambre, nous changeons de position. À son tour, Monsieur Vernet marche à reculons. Il fait nuit, mais les tournants de l'escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lune nous éclaire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains par un genou, ouvre la porte, et nous déposons Madame Vernet sur le lit. Elle pleure toujours et se laisse faire.
henri
Faut-il allumer une bougie?
monsieur vernet
Pourquoi?
Il a raison: la lune entre par les deux fenêtres à flots lumineux, et blanchit nos visages.
monsieur vernet
Aidez-moi.
Il défait le corsage. Je délace les bottines. Au corset, M. Vernet s'embrouille et le coupe.
henri
Faites attention.
monsieur vernet
Il n'y a pas de danger.
Je glisse les bottines sous le lit.
—«Couchons-la ainsi,» dit Monsieur Vernet, pris d'une hésitation soudaine.
Tandis qu'il soulève Madame Vernet, je tire la couverture.
monsieur vernet
Elle dort déjà.
En effet, Madame Vernet a les yeux fermés, mais des larmes luisantes filtrent au bord des paupières.
henri
Et vous, qu'allez-vous faire?
monsieur vernet
Je ne veux pas la déranger: je passerai la nuit dans ce fauteuil.
Harassé, «tout patraque au moral et au physique», il s'y laisse tomber.
henri
Voulez-vous que je veille avec vous?
monsieur vernet
À quoi bon? c'est fini. Allez-vous coucher.
Je jette un dernier coup d'œil, et, à pas de loup, marchant sur les rayons de lune comme sur la queue d'une robe de mariée, je ferme les rideaux des fenêtres, puis, dans l'ombre:
—«Bonne nuit, Monsieur Vernet!»
monsieur vernet
Bonne nuit, Henri, et merci.
henri
Oh! de rien.
LI
DERNIÈRE SÉANCE
J'ai promis d'être froid. Je fais de grands efforts quand nous entrons au bain. Je m'éloigne de Marguerite, le corps en arc, pour lui donner la main, et nos bras tendus forment pont. Dès qu'elle caracole de droite et de gauche, je l'apaise d'une pression de doigts. Je connais mon élève dans les coins. Avec quelques défauts, c'est une belle fille, et, comparée à la sienne, mon académie est bien vulgaire. Elle pose ses pieds nus sur les galets sans pousser de petits cris. Elle n'a pas le cou-de-pied fort, mais la mobilité des doigts me divertit. Ils lui obéissent. Elle les ouvre, les ferme, lève celui-ci et tient les autres baissés, prend un caillou au fond de l'eau et le rejette sur le rivage, en un mot, les fait manœuvrer comme des doigts de main. C'est très curieux.
Elle offre d'autres particularités. Mon toucher, dans ses promenades, découvre des choses! Je m'instruis en palpant.
Comme le costume de Marguerite se divise en deux, ma main se glisse entre la veste et le pantalon. Des vertèbres ressortent dont je sens les nodosités.
—«Mais creusez donc les reins!» lui dis-je.
Elle me répond, la bouche pleine d'eau:
—«Peux pas plus!»
Je pèse sur l'épine, vainement. Sa colonne vertébrale est ainsi. Avec un plaisir qui se renouvelle, je constate, chaque matin, la présence de ces «éminences osseuses», dirait un anatomiste.
Je retourne Marguerite sur le dos. Autre surprise! De son ventre s'échappent des espèces de borborygmes voulus. Je veux dire que ces grondements se produisent à mon commandement, pour mon plaisir.
—«Comment faites-vous?»
—«Sais pas!» dit-elle.
—«Faites voir encore.»
—«Voilà!»
Et par un simple mouvement des hanches, elle déplace en elle comme une masse d'eau roulante, dont les sonorités vibrent à mon oreille collée sur l'eau, agréables, presque musicales.
—«Mademoiselle, je réclame le jeu du coude.»
Il consiste à ployer le bras, indifféremment, du côté de la saignée et en sens inverse. La charnière est mobile en dedans et en dehors. Cette dislocation m'impressionne, et je crie:
—«Assez! assez!»
comme les gens nerveux qui voient faire du trapèze volant dans un cirque.
La vague est méchante ce matin. Marguerite se serre contre moi. Le flot l'affole comme si on lui donnait le fouet avec une serviette mouillée. Elle sursaute, et des mains s'accroche à mes épaules. Il me faut la renverser sur l'eau et l'y maintenir, penché sur elle, haletant, la cuisse sous ses reins. La séparation du costume est abolie. C'est sa chair que je sens adhérente à la mienne, et nos membres nus se croisent.
Ce que fait ma main, je ne le sais plus! À l'approche d'une vague, je porte Marguerite dans mes bras, et la vague nous roule.
Des goëmons, des herbes jaunes, des débris, des bavures de mer flottent autour de nous. J'éprouve une joie à compromettre une vierge! L'homme quelconque qui la possédera plus tard, croyant être le premier, ne viendra qu'après moi. Il aura le reste, si peu, que s'il savait quelle a été ma part, il ne voudrait plus de la sienne. J'étreins une belle fille élastique et tendre, et flambant, en sueur, je redoute une congestion cérébrale.
—«Vous allez vous noyer!» crie Madame Vernet, qui prend un bain de sable. La plage s'émeut. Mes yeux brouillés, piqués de sel, la voient confusément s'agiter. Il me semble en outre que nous sommes au milieu d'un orage de vagues électriques, phosphorescentes. Elles moutonnent, s'entrechoquent, se brisent en claquant, et nous jettent dans les oreilles, dans la gorge, leurs éclaboussures écœurantes. L'une d'elles, l'écume en avant, chien furieux qui montre ses dents, fond sur nous. C'est exaspérant ce corps-à-corps. Les curieux ont formé cercle et attendent un naufrage. Monsieur et Madame Vilard se réchauffent sous un même peignoir et nous suivent d'un regard de langueur. Enfin titubant, comme empêtré d'ouate, j'entraîne Marguerite, et nous nous sauvons à notre cabine.
Contigus, nos deux compartiments communiquent par le haut. Grelottant de fièvre plus que de froid, les dents chantantes, je veux, à la force des poignets, me hisser pour voir. Mais mon front dépasse à peine les planches de séparation que Marguerite crie:
—«Ne me regardez pas, vous savez, vous!»
Encore! Quelle petite bête! Je saute sur le plancher, j'ouvre violemment la porte, et avec un balai de varech, je rassemble soigneusement, en tas, le gravier épars dans ma cabine, et je le pousse dehors, sans hâte, très calme, tout à ce que je fais. J'espère donner le change.
Rhabillés, nous nous couchons sur le sable. Le spectacle est terminé. C'est l'instant où les costumes tordus pleurent toutes les larmes de leurs corps. Des mains jonglent, jouent aux osselets avec des pierres polies. Les corps s'imprègnent de soleil et de paresse. Tout à l'heure, le sang aux yeux, je voyais rouge. Ces gens dansaient frénétiques, en rut. Les voilà au repos, et je goûte une tranquillité profonde.
J'ai mes crises comme vous, Madame Vernet, mais j'en viens à bout. C'est fini, ne vous fâchez pas.
Ne vous fâchez pas, Marguerite. La tentation a été forte. Je me suis cru en partie fine, dans une baignoire. Mais vous avez de la chance: je suis un brave garçon.
Ne vous fâchez pas non plus, Monsieur Vernet: je respecte tout ce qui vous est cher. De quelque côté que j'aille, il y a danger. J'aime beaucoup votre femme et votre nièce, mais mon bras paralysé refuse d'atteindre au bonheur. Je fais un rêve, et je me dis: «Cette fois, ce n'est pas un rêve!» et toujours c'en est un.
On déserte la plage; des clefs grincent dans les serrures rouillées; des gens qui souffrent disent: «J'ai faim! le bain creuse», et s'en vont à pas lents, emportent leur appétit, objet fragile, et tremblent qu'il n'échappe.
Nous revenons à la maison, par le petit mur qui endigue la plage; je marche derrière mes amis et je porte les ombrelles. La chevelure de Marguerite est répandue sur ses épaules, si épaisse qu'elle ne cesse pas d'être mouillée durant la saison. Il s'en dégage une odeur indéfinissable, un peu de flaque de rocher qui s'évapore au soleil, et même un peu de boue. Je soupèse les tresses légèrement gluantes, et, quand Madame Vernet se retourne, je mets ma main dans ma poche ou derrière mon dos avec la rapidité d'un pick-pocket surpris et qu'on offense.
LII
LE DEMI-VIOL
La bêtise est faite. En cinq minutes j'ai stérilisé les efforts patients de plusieurs mois; ma place était en ciment: Monsieur Vernet, de son aveu, ne pouvait plus se passer de moi; j'ornais l'esprit de Madame Vernet comme un jardin anglais, et son cœur était plus rempli qu'un colombier de roucoulements; Marguerite m'amusait: j'ai cassé le joujou. On va me gronder, éclater, et je courberai bas ma tête.
Comment ai-je fait mon compte? Ma faute m'humilie comme une faute de style; je me trouve imbécile, grossièrement attrapé.
C'est le jour des Régates, la grande fête de Talléhou. Les mortiers ont tonné. Les marins sortent de l'armoire d'extraordinaires chapeaux hauts de forme, qu'ils portent aux premières communions, aux mariages, et parfois le dimanche quand la pêche de la semaine a été bonne. Les vieilles femmes ont des journaux neufs pour se garantir du soleil. Les mâts agitent leurs drapeaux. On va lancer à la mer le canot de sauvetage. Le brigadier de la douane mettra en joue le fusil porte-amarre. Des courses auront lieu de nageurs, de voiliers, de canards, en sac, à dos d'âne. Des gymnasiarques feront le soleil et des tas de résine également espacés sur la jetée, attendent que la nuit vienne. Talléhou fait briller ses maisons blanchies par le sel de mer.
Nous avons invité à déjeuner les pêcheurs Cruz. La femme ne touche à rien. Le mari mange sans s'arrêter. Il a mis sa serviette par terre.
—«Mais c'est pour vous!»
—«Jamais je m'en sers et je veux pas la salir!»
—«Tais-toi, grand niais!» lui dit sa femme.
Elle a enfoncé la corne de la sienne dans sa gorge, et, le bout des doigts sur la table, elle se tient raide comme une chaise, le nez remuant, les yeux en têtes d'épingle. Cruz taille au creux de son pain de petits cubes de mie qu'il trempe dans sa sauce, et qu'il y tourne longuement, entêté au nettoyage de son assiette.
—«Finis donc, mal éduqué!» lui dit sa femme. Elle sait que dans le grand monde on ne vide pas son verre et qu'il faut laisser de la viande après les os.
Quand on veut changer l'assiette de Cruz, il proteste, et la plaque sur son estomac.
—«Non, non. Elle est point sale. Ça vous donnerait de l'embernerie!»
—«Qu'est-ce que ça te fait? lui dit sa femme: c'est pas toi qui les laveras!»
Elle donne la sienne sans regret et essuie avec son tablier celle qu'on lui rend.
Cruz dépose une pincée de sel sur la nappe, l'écrase par habitude, bien que ce soit du sel fin, et passe dessus, comme des langues, une à une, ses feuilles de salade.
—«Guettez, guettez le salaud!» dit sa femme, qui tâche de piquer un morceau de beurre avec sa fourchette.
—«Il faut que je vous en envoie une rognure», dit Cruz en se levant.
—«Vas-tu t'asseoir, effronté!» crie sa femme.
Mais lui, qu'incline de droite et de gauche le poids de la nourriture et du vin:
—«Tu chanteras la tienne après!»
Il commence d'une voix endormie, les yeux baissés, bat la mesure du pied, du coude, avec son couteau, triste, triste, et s'arrête, démâté, vent debout, perdu au milieu des mots, en plein air, mais têtu.
—«Allons préparer les lanternes», dis-je à Marguerite.
On nous a chargés de ce soin. Au bout de l'escalier, je lui donne la main, ainsi qu'à une fiancée. Elle entre dans ma mansarde. Elle n'y est jamais venue, ouvre mes livres, s'assied à ma table et trouve qu'elle ne pourrait pas écrire «droit» avec un pareil porte-plume. Le mauvais cidre me porte à la tête. Je vais accomplir, en inconscient, quelque chose de malpropre et de banal. Je ne prononce pas une parole. Marguerite ne recule pas. Sans l'effarement de ses yeux, le feu de ses joues, je la croirais indifférente. Elle me rend mes baisers par politesse peut-être ou par peur. Elle obéit et subit. Elle m'embrasse, comme au bain elle arrondissait les bras, à mon ordre. Ce n'est d'abord pour elle que la continuation de mes attouchements. Je glissais ma main dans l'ouverture de son costume, et voilà que je la porte sur le lit, la couche, la dévêts. Elle ne sait pas; je vous dis qu'elle ne sait pas! Elle attend et tremble un peu. Pourquoi ai-je commencé?
Quel est cet appétit de chair qui m'a pris soudain et qui s'en va avant d'être satisfait? Que de fois, quand j'errais, les pieds fatigués, sur les trottoirs, indécis, le sang chaud, accroché à des filles comme à des buissons, il m'est arrivé d'en prendre une sans examen, par coup de tête, et de le regretter aussitôt! Je la suivais, parce que je n'osais pas retourner en arrière, sous les regards de tous, et, monté, je serais parti tout de suite, si elle avait voulu me rendre mon argent.
Pauvre Marguerite! nous sommes lugubres. Semblable à une bête sacrifiée, elle me regarde avec une expression d'étonnement navrante. Elle n'est plus la forte fille des empoignements athlétiques, des courses désordonnées. Elle est un tout petit enfant que je brutalise.
Au début, la douleur la fait crier:
—«Que j'ai mal! que j'ai mal!»
J'appuie deux doigts sur sa bouche. Je ne pensais pas qu'elle pût souffrir réellement, et je me rappelais des viols de littérature dont les victimes s'aperçoivent à peine. Quelques-unes disent: «Maman!» et c'est tout.
Le lit se trouve près de la fenêtre. En levant la tête, je vois le jardin. Monsieur et Madame Vernet sont accoudés à la barrière et font avec le maire des projets d'illuminations.
Marguerite pousse un cri si inattendu que je n'ai pas le temps de le rabattre avec la main, comme on ferme sur un oiseau la porte d'une cage.
—«Tu souffres donc?»
Elle est pâle à m'épouvanter. Oh! la résistance de cette chair tendre! J'ai honte de mon inexpérience, comme un interne qui fait sa première opération sur un corps vivant, avec des outils qui ne coupent pas.
—«Je n'en peux plus! crie Marguerite. Vous voulez donc me tuer?»
Elle ne me repousse pas, mais se crispe, se tord.
C'est trop, je me rends aussi, moi, je me retire. Entendez-vous? lâchement, je me retire!
Les gros yeux doux de Marguerite me remercient. J'ai près d'elle l'embarras d'un domestique qui a laissé tomber un bibelot de saxe et oublie de le ramasser.
La chère petite n'est pas brisée.
—«Souffres-tu encore?»
—«Oh non!»
—«Tu ne m'aimes donc pas?»
—«Oh si!»
—«Voudras-tu être ma femme?»
Il est un peu tard pour lui parler de mon amour, «après», en lui préparant un verre d'eau sucrée.
On entend la voix de Monsieur Vernet:
—«Et ces lampions!»
Tandis que j'en arrange:
—«Ce doit être mal, ce que nous avons fait là!» me dit Marguerite, comme l'autre.
—«Non, on ne fait rien de mal avec son mari. Seulement, ne le raconte à personne!»
—«À personne, jamais, c'est juré!»
—«Essuie tes yeux, vite.»
Car, tout de même, nous pleurons. Je pleure avec elle, comme avec l'autre. Mon cœur de pique-assiette s'emplit et se vide ainsi que les gobelets des fontaines publiques.
LIII
ANIMAL TRISTE
Le bateau glisse sous l'impulsion régulière de ma godille, loin du bruit de la fête. Un pêcheur qui vient de poser ses claies pour la nuit me crie:
—«Dépassez pas les balises! y a du courant. Vous pourriez point revenir!»
Les bouées blanches ou noires tirent sur leurs chaînes qui grincent. Au bout d'une balise, un cormoran endormi digère.
Qu'est-ce que j'aurais de mieux à faire?
Gagner le large? me perdre?
Combien de temps Marguerite se taira-t-elle? Si elle parle, quel scandale! Sans doute, elle ne peut plus appartenir qu'à moi. Je suppose que Monsieur Vernet dise:
—«C'est un garçon un peu pressé!»
Madame Vernet dira:
—«C'est un misérable!»
Donne-t-on sa nièce à un misérable qu'on aime peut-être? Enfin je ne me sens pas du tout mariable. Des transes couleur de rouille s'amoncellent en mon esprit et j'appréhende l'orage. Je frôle des rochers qui portent des noms redoutables. Depuis l'éternité qu'ils sont là, chacune de leur pointe a peut-être troué un ventre de barque. Parfois un choc me déséquilibre, jette ma godille à l'eau. Je mouille mon front, mes tempes, et mon envie se passe de m'égarer sur la mer. J'ai l'œil sur les balises, prêt à virer de bord.
Des mouettes effarouchées s'éparpillent dans l'air comme des papiers.
Je fais des projets et m'arrête à celui dont la banalité me garantit la réussite. Mon bateau, plus léger, retourne au port. Je fouille du plat de ma godille l'eau résistante. Un peu étourdi par le balancement, je me récite des vers, et, n'ayant rien de bon à me dire, je demande à mes poètes préférés de penser et de parler pour moi.
La vague s'amincit, le bateau oscille à peine. Mon cœur, un instant soulevé de dégoût, retombe et se repose.
LIV
LE DÉPART
Montrant ma fausse dépêche, j'ai dit à Madame Vernet:
—«Peut-être reviendrai-je dans deux ou trois jours. En tout cas, à Paris!»
Et à Marguerite:
—«Attends-moi! silence!»
Mes amis me reconduisent à la gare. Seul, Monsieur Vernet a gardé sa présence d'esprit. Il s'occupe de ma malle et prodigue les recommandations pour le trajet.
—«Je prends les devants!» dit-il.
Silencieusement, nous longeons le port. Parfois un soupir s'exhale. Je regarde obliquement les choses que je quitte, les barques bercées, les bouées flottantes, le ressac de la mer, les vieux marins assis autour du bateau de sauvetage et dont les yeux continuellement secrètent la chassie. À la gare, Monsieur Vernet me remet un billet de première. Je veux chercher dans ma poche.
—«Laissez, je vous prie!»
—«Oh! Monsieur Vernet!»
—«Vous me remercierez en nous revenant le plus tôt possible!»
Il ajoute, comme je serre le billet entre les feuillets d'un calepin:
—«Moi, je fixe toujours le mien à mon chapeau. Je n'en ai jamais perdu, et c'est plus commode pour le contrôleur. Ah! j'oubliais votre bulletin!»
Il va et vient à grands pas, donne des avis, interpelle, s'agite sans parvenir à nous communiquer son entrain. Nous sommes arrivés trop tôt, et, comme chacun tient à garder ses pensées pour soi, il nous faut lire les affiches, les arrêtés, nous promener devant le petit jardin de la gare, fleuri de réséda.
Enfin le mécanicien dit:
—«Je vais chercher le cheval!»
Le cheval vient joyeux, siffle bruyamment, fait sous lui, dans ses roues, une fumée blanche qui monte et l'enveloppe.
—«Vous avez le temps!» dit un employé.
Des paniers de congres se rangent encore dans le wagon de marchandises, et de petites corbeilles d'osier, berceaux minuscules où des homards, des brèmes, des poissons délicats dorment sur un lit de fenouil frais.
Une femme accourt et fait des signes. C'est toujours la même chose donc? Plus le chef de gare attend, plus les expéditeurs se font attendre, et le meilleur moment est le dernier.
Ils n'en finiront pas. Je voudrais un arrachement brusque. On me tiraille avec des précautions superflues et des reprises douloureuses une épine enfoncée profondément.
Je monte, pour prendre un coin, dans mon compartiment de première, enclos, à l'économie, entre deux de secondes.
—«Pressez pas!» dit l'employé.
Ah! je m'attellerais au wagon!
—«Marguerite voudrait embrasser son professeur», me dit Monsieur Vernet.
—«Je n'osais pas le demander!» dis-je en descendant. Marguerite me rend mon baiser sur les deux joues, en camarade, en fiancée tranquille.
—«Il faut que je vous embrasse aussi, Monsieur Vernet!»
—«Roublard! pour embrasser ma femme ensuite! Blanche, laisse-toi faire!»
—«M'aimes?» murmure-t-elle si bas que je devine le mot à peine distinct de son haleine, et je souffle entre mes dents:
—«Oui!»
—«Messieurs les voyageurs, en voiture!» crie l'employé, qui donne toute sa voix en notre honneur.
Par la portière, que Monsieur Vernet tient à fermer lui-même, nous échangeons de longs regards. Marguerite est rose, Madame Vernet un peu pâle. Monsieur Vernet, avec une amabilité inlassable, me répète que j'arriverai à Paris à minuit et quart, et me blâme de n'avoir pas emporté un petit pain.
Des souhaits pour le voyage, des serrements de mains et ces regards si longs! si doux! puis un sifflement, un ébranlement, une agitation de têtes et de mouchoirs: une immense tristesse!
LV
ADIEU!
Installé, les jambes allongées, le coude dans l'embrasse, tandis qu'au passage du train les pommiers courent, des poulains s'effarent, des perdrix s'envolent, moi je me sauve!
Il était temps. Le désastre aurait éclaté. Entre deux excitants également imprenables, je perdais la tête.
Mes amis m'ont donné ce qu'ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bons maintenant à mettre dans des mémoires. Afin que Marguerite m'oublie, on lui achètera un poney, propre à la selle. Le premier amour d'une jeune fille se passe en exercice, et le dernier d'une femme mûre en paroles. Madame Vernet sera sage, et dira:
—«Je remercie le hasard, qui me l'avait envoyé et me le reprend. Notre brève aventure se termine bien; une femme honnête n'en rougirait pas. Je souffrais des nerfs, de la sensibilité: ils se calment... Je connais au fond de moi un coin rafraîchissant où je pourrai me retirer loin de mon mari, quand j'aurai besoin d'être seule. Il faut des souvenirs à une femme qui vieillit. J'en ai fait ces temps-ci provision. J'ai été tentée de me mettre au café, et je vois que je me contenterai d'un canard.»
Ainsi songera Madame Vernet dans une buée de mélancolie. C'est Monsieur Vernet qui me regrettera le plus, à cause de l'argent qu'il m'a prêté.
Comme c'est bon d'avoir la conscience à peu près nette! Car enfin j'aurais pu mal agir, déchirer jusqu'au cœur ceux que je n'ai qu'égratignés. J'entends alors Monsieur Vernet:
—«Vous êtes l'amant de ma femme et vous êtes l'amant de ma nièce!»
Je sens sa lourde main sur mon épaule.
Oh! je me forme petit à petit.
L'humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagon casse un des fils qui me retenaient là-bas; celui-ci me mettait en communication avec l'amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-là avec l'innocent éveil de cœur de Marguerite, cet autre avec les bons repas, la table, le lit hospitaliers.
Tous se brisent. Les bouts s'accrochent à mon âme, et je pourrais la secouer comme un tablier de couturière.
Mes chers amis, une dernière fois merci et adieu! Il ne me reste plus qu'à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le Journal des Goncourt:
«À céder un parasite qui a déjà servi.»
Paris.—Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-Pères.—28107.
DU MÊME AUTEUR
Les Roses, poésies................ (épuisé)
Crime de Village, nouvelles....... (épuisé)
Sourires pincés, 1 vol.............. 3 fr.
En préparation:
Œuf de poule.
Le Fendeur de cheveux.
Poil de Carotte.