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L'Émigré

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[A] Cette lettre a été écrite en 1793, et depuis cette époque, le roi de Prusse a donné des terres à plusieurs Emigrés Français dans l'intérieur de ses états, et dans le nouvelle partie de la Pologne, acquise par le dernier partage. Une congrégation de religieuses a demandé un asile, et le Roi leur a accordé une maison où elles vivent facilement du travail de leurs mains, et selon leur institut. Enfin les Emigrés, que distingue leur mérite littéraire, ont obtenu dans l'académie de Berlin des places auxquelles sont attachés des appointemens.

LETTRE XXII.


Le Président de Longueil.
au
Marquis de St. Alban

à Dusseldorff.

Je ne vous parle point en ce moment de la France, ni de l'armée, parce que vous êtes plus à portée que moi d'en être promptement instruit. Je ne sais au reste quelles sont vos conjectures, mais les miennes se perdent dans le plus vaste et le plus noir horizon. Je vous écrirai amplement à ce sujet dans quelque temps; pour le moment, parlons de nous et de nos amis. Le temps où nous vivons ressère les intérêts et les sentimens dans le plus petit cercle, et l'ame cicatrisée de tous côtés n'a plus que quelques points de sensibilité. N'êtes-vous pas affligé et étonné de n'avoir point de nouvelles de la duchesse de Monjustin. J'ai fait de tous côtés des perquisitions sans pouvoir rien apprendre à son sujet. Je sais seulement qu'elle a été en Angleterre; mais on n'a pas pu me dire si elle y est encore, et je suis porté à croire qu'elle a changé de nom. Ses affaires étaient très-dérangées avant la Révolution, tout son bien est en terres, et il est à craindre qu'elle n'ait pas emporté des fonds suffisans. Quelquefois je crains que la détresse où elle a pu se trouver ne l'ait forcée de rentrer en France, et alors je frémis. Plusieurs Emigrés ont pris ce parti par le même motif et les malheureux ont payé de leur vie cette funeste rentrée dans leur patrie. Il y a quinze ans que je suis attaché à la duchesse de Monjustin; vous connaissez ses rares qualités, sa raison, son esprit, ses agrémens; jugez donc de mes regrets; sa société faisait le charme de ma vie, et si je pouvais me rejoindre à elle et à mon jeune ami; si je les pouvais voir dans une situation supportable, je défierais la fortune; et la Révolution n'affecterait en moi que le sujet fidelle, et que l'ami de l'humanité. Lorsque les fonds que vous avez seront épuisés, adressez-vous à moi, mon cher Marquis; ce serait faire outrage à l'amitié que de ne pas en recevoir les dons, et cette fausse discrétion ne serait en vérité honneur ni à votre esprit, ni à votre cœur. Songez donc que je suis plus riche que je ne l'ai jamais été, quoique j'aye perdu trente fois la valeur de ce qui me reste: on n'est riche que de ce dont on jouit. La plupart des choses que j'ai perdues n'étaient pas des jouissances pour moi: j'avais un grand hôtel où j'habitais un très-petit appartement; beaucoup de chevaux, et je n'en employais que quatre ou cinq; je donnais de grands dîners, et ils m'ennuyaient; les spectacles, après une fréquentation de vingt ans, étaient moins un plaisir pour moi qu'un emploi du temps, et les loges que j'y avais étaient plutôt des moyens d'obliger que de m'amuser. Si l'on ôtait de la jouissance d'une grande fortune, ce qui n'est qu'au profit de la vanité, il y aurait bien peu de différence réelle entre le sort de l'homme le plus opulent et de celui qui jouit d'une honnête aisance. L'homme riche a plus envie de briller que de jouir, et vous savez que je ne cherchais pas l'éclat dans ma dépense; mais ce qui m'affecte le plus cruellement, c'est la séparation peut-être éternelle de quelques amis; ce sont les dangers qu'ils courent, enfin c'est ce déchirement qu'on éprouve quand on est enlevé subitement à toutes ses habitudes, à tout ce qui nous est cher; quand on se trouve transporté au milieu d'hommes indifférens, et dont on ignore jusqu'à la langue. Toutes les pages du livre de ma vie semblent effacées; il faut recommencer à me faire connaître, à me faire estimer, si je veux entretenir quelque commerce avec des gens aux yeux desquels ma position me rend d'abord suspect, parce qu'ils craignent que je ne leur devienne à charge. Je me dis souvent: je n'intéresse aucun de ceux que je vois; je puis vivre, souffrir, mourir, sans exciter un sentiment, sans qu'il y ait une larme de versée; mon esprit et mon cœur me sont inutiles et à charge par leurs besoins. Je ne puis ni converser sur les objets dont je me suis occupé, ni m'attacher à personne, et mes avances seraient regardées comme des calculs intéressés. Mon cœur est surchargé de son propre poids, il voudrait se répandre et il est arrêté par l'indifférence qu'on lui oppose, douloureusement froissé par la défiance; ou, si je sors dans les rues je m'apperçois souvent que je suis pour le peuple un objet de haine ou de mépris; car, il ne faut s'aveugler sur ses dispositions. Il admire les succès des brigands appelés Patriotes, et les mots décevans d'égalité, et de liberté chatouillent son cœur et lui inspirent de l'éloignement pour ce qu'on appelle les Aristocrates. Il contemple avec plaisir leur chûte et croit s'élever de toute la hauteur dont on les a précipités. J'ai été assez heureux pour emporter quelques fonds qui me mettent à portée de vivre dans l'aisance, et cette aisance est une immense richesse comparée à la détresse de la plupart de nos compatriotes. Celui de nous qui peut avoir la plus grossière subsistance assurée, est un homme fortuné: on a dit avec raison, que pour être content de son état il fallait regarder en bas; aujourd'hui, qui le dirait! c'est en portant ses regards jusqu'à la plus sublime élévation. Quel est l'homme dont la vie et la liberté sont assurées, qui ne doive pas se trouver heureux en se rappelant l'infortuné Louis XVI; tout homme, de quelque classe qu'il soit, était en quelque sorte familiarisé avec l'idée de la possibilité de périr sur un échafaud, l'histoire en fournit mille exemples, et l'innocence n'a souvent pas suffi pour échapper à un tel sort; mais un roi!.... qui peut se faire une idée des affreuses pensées, des sentimens d'étonnement et d'horreur qui ont rempli son esprit et son cœur quand il a passé, captif, au milieu d'un peuple furieux qu'il avait vu, pendant vingt ans, se précipiter sur son passage pour le contempler avec délices; pour faire retentir l'air des plus touchantes acclamations. Qui peut dire si son cœur n'a pas été ouvert à l'espoir, et combien il a été cruellement trompé, lorsque pendant cette longue route il n'a entendu aucune voix s'élever en sa faveur, aucun bruit avant-coureur d'un généreux effort; enfin arrivé au terme fatal, il s'est flatté sans doute, que peut-être ce peuple ne résisterait pas à la voix de son roi qui paraissait en suppliant devant lui; mais la plus atroce barbarie fait retentir l'air d'un bruit affreux qui couvre ses faibles accens; enfin le crime comble l'intervalle immense qui est entre le trône et l'échafaud, entre le supplice et l'innocence. Cette affreuse image me revient sans cesse dans la pensée, et le jour et la nuit. A tout ce qu'elle a de déchirant pour le cœur, se joint un tel étonnement pour l'esprit, que je suis quelquefois tenté de croire que cette terrible catastrophe n'est qu'un songe affreux. Je reviens à vous, mon cher et jeune ami, et j'exige de votre attachement que vous me disiez au plutôt l'état de vos affaires, et ce qui vous reste, et ce que vous attendez. J'ai quelque argent à votre service, pour le moment, sans nuire à mes arrangemens, sans rien diminuer de ma dépense. Songez que je vous tiens lieu de père et que j'en ai toute la tendresse. Adieu, pour aujourd'hui.

LETTRE XXIII.


La Cesse de Loewenstein
a
Melle Emilie de Wergentheim.

Ecoutez, écoutez ma chère Emilie, une scène du plus grand genre dont vous êtes la cause sans le savoir. Nous étions à prendre le thé dans le sallon lorsqu'on m'a apporté un billet de vous, écrit il y a deux jours, pour m'annoncer cette marchande qui fait si bien les fleurs artificielles, et j'ai proposé à ma mère de la faire entrer, en lui disant qu'on m'avait assuré qu'elles égalaient presque en fraîcheur et en vivacité les fleurs naturelles. Un instant après est entrée une jeune fille avec deux grands cartons. Les fleurs ont été étalées sur une petite table auprès de ma mère; la Warberg n'a fait qu'un saut jusqu'à nous pour voir les fleurs, et je ne puis vous rendre ses exclamations; elle regardait de tous ses yeux, avait envie de tout; combien cela Mademoiselle?.... Et celle-ci, et celle-là? La marchande avait à peine le temps de répondre à ses mille et une questions. Dans ce moment nous apperçevons le Marquis, qui se trouvant beaucoup mieux, avait voulu nous causer une agréable surprise, et qui traversait la cour, appuyé sur son valet de chambre, pour se rendre dans le sallon. Nous nous levons aussitôt pour aller au devant de lui et le féliciter. Une voiture était rangée près de la porte du vestibule, et nous apperçevons dans le fond une femme d'une figure fort agréable. On s'empresse de témoigner au Marquis la joie de le trouver en si bon état, et prêt à entrer, il porte ses yeux du côté de la voiture, et s'avance vers elle en disant: quoi c'est vous madame la Duchesse?... Et la femme de répondre sans le moindre embarras, c'est moi-même mon cousin. Tout le monde est surpris; mon oncle, sur-tout, semble pétrifié et demeure un instant les yeux fixes et la bouche ouverte. On demande au Marquis, par quel hasard cette dame, qu'il appelle madame la Duchesse, attend dans la cour sans entrer. Il s'approche d'elle, lui parle à demi-voix, et revient nous dire, c'est une de ces aventures de roman que produit la Révolution; madame la duchesse de Monjustin vend des fleurs, voilà le mystère, et elle attend une ouvrière qui est allée en porter dans le sallon; nous nous avançons vers la Duchesse, et après bien des instances nous l'engageons à entrer. On garde ensuite un instant le silence, et la Duchesse d'un air tranquille et résigné, s'adressant à mon oncle qui était dans l'attitude d'un homme qui attend le dénouement d'une grande aventure, lui dit: je ne suis pas la seule, monsieur, que la Révolution ait réduite à un sort pareil ou plus fâcheux, et je me trouve heureuse d'avoir un petit talent qui écarte de moi la misère. Mon oncle lève les bras au ciel en croisant ses mains, et demande au Marquis si elle est de la famille du maréchal de ..... la femme de son petit-fils. Mon oncle s'écrie, la petite-fille du maréchal de ..... que j'ai vu commander les armées Françaises en 17... qui lui auroit dit que sa petite-fille serait réduite à vendre des fleurs? La Révolution, lui dit le Marquis, a fait du monde un grand bal masqué, où des princes paraissent sous des habits de paysans, et des valets sont habillés en empereurs; ma cousine s'est résignée avec courage à son sort. Il y en a, reprit la Duchesse, de bien plus à plaindre que moi; ce sont les vieilles femmes et celles qui n'ont aucune ressources dans leur industrie; je frémis en songeant qu'un peu plutôt ou plus tard, elles n'auront rien à attendre que de la compassion charitable. Le Marquis lui demanda des nouvelles de plusieurs personnes, et comme il ne lui parla ni de mari, ni d'enfans, je jugeai qu'elle était veuve et n'avait pas d'enfans: je ne me suis pas trompée. Madame de Warberg n'osait plus acheter, et ne jetait que des regards furtifs sur ces belles fleurs qu'elle avait tant admirées; comment dire à une Duchesse: cela est trop cher? Comment lui mettre de l'argent dans la main? La Duchesse s'en apperçut et lui dit en souriant: il ne faut pas madame, si mon nom ne me sert pas, qu'il me nuise. Vous paraissiez disposée à acheter des fleurs; le prix est sur chacune, cela vous épargnera l'embarras de marchander. Madame de Warberg s'enhardit, choisit plusieurs fleurs, fort belles, regarda le prix, tira sa bourse et mit en rougissant l'argent dans le carton. Je suivis son exemple; mais sans en acheter une grande quantité, comme c'était mon premier mouvement; je craignis d'avoir l'air, par pure générosité, d'augmenter ses profits. Comme je lui témoignais mon admiration de son courage, elle m'a dit une chose qui m'a frappée. Quand on ôte, Madame, du malheur, l'humiliation, il perd ce qu'il a peut-être de plus douloureux, et comment être humilié d'un malheur général? Qui ne serait pas honteux de paraître en chemise dans la rue?.... Mais, supposé que le feu prenne à votre maison, aux maisons voisines, on ne songera pas en fuyant le danger, à la manière dont on est vêtu. Mais, dit mon oncle, madame la Duchesse aurait trouvé dans tous les pays, des gens qui se seraient empressés de la secourir, sans s'abbaisser.... Ah! Monsieur, lui dit-elle, ces services-là ne sont que pour un temps, et quand les malheurs durent, la générosité se lasse; n'est-il pas plus satisfaisant de pouvoir se suffire à soi-même, et de n'avoir d'obligations à personne? Ma foi, dit-il, Madame, vous avez raison, et ce n'est pas là de l'orgueil, mais une noble et estimable fierté; il se détourna en même temps pour cacher ses larmes. J'allai à lui et prête moi-même à pleurer, je lui pris la main et ne pus que lui dire, mon bon oncle!... La Duchesse reprit la parole, et dit: on ne peut se refuser à une vérité constante, c'est que si on enlève à l'homme le plus riche tout ce qu'il possède, il est forcé de revenir à l'état de nature, et de travailler pour subsister. J'ai lû qu'en Turquie on fait, dans leur jeunesse, apprendre un métier aux Sultans; c'est peut-être par le souvenir des fréquentes révolutions qui précipitent du trône les monarques de l'Asie qu'on a cru devoir adopter cet usage; est-il aujourd'hui en Europe un homme, quelqu'élevé qu'il soit, qui puisse assurer qu'il ne sera pas réduit à faire usage de son industrie? Rousseau avait raison dans son superbe ouvrage sur l'éducation, de faire apprendre un métier à Emile. On s'en est moqué, on a fait des railleries d'un héros menuisier. Combien de gens de qualité, de gens riches seraient heureux aujourd'hui d'avoir été élevé comme Emile? Quelle modération, ma chère amie! quelle sagesse! ce ne sont pas là des mots; c'est le courage et la vertu en action. J'ai voulu l'engager à passer la journée avec nous; mais il n'y a pas eu moyen de l'y déterminer: elle avait des affaires à Francfort et devait s'y trouver de bonne heure le lendemain; mais elle nous a promis de s'arranger pour venir la semaine prochaine, et nous accorder deux jours; de grâce venez-y, ma chère amie; je m'honorerai à ses yeux de votre amitié, et puisqu'elle vous connaît, elle me sera un titre pour prétendre à la sienne. Sa douceur, son courage, sa noble simplicité ont enchanté toute la maison; le Marquis, après avoir loué la courageuse résignation de sa cousine, nous dit: mesdames je vous conseille de vous presser de faire provision de fleurs; car ma cousine me fera certainement la grâce de partager ma petite fortune. De tout mon cœur, dit-elle; mais prenez garde de vous aveugler sur vos espérances et d'en croire le succès trop prochain; je serais fâchée de vous faire dépenser trop vite un argent qu'il serait prudent de ménager pour l'avenir. Dès ce moment le produit de mes fleurs est pour les pauvres, et elle me pria de me charger de celui de madame de Warberg. Ensuite elle ajouta: je crois, mon cousin, que tout bien considéré, je ne dois pas renoncer entièrement à mes travaux; il y a tant de malheureux à soulager, ce serait un vol que je leur ferais que de ne pas exercer mon petit talent. Qu'en pensent ces dames? Nous fumes de son avis. J'en ferai, dit-elle, un amusement au lieu d'un travail forcé. Nous l'avons tous reconduite à sa petite voiture; mon oncle lui donnait la main, et en la quittant la regardait avec des yeux de tendresse et d'admiration. Vous pensez bien qu'il n'a pas été question d'autre chose toute la soirée, et chacun de nous, à sa manière, a fourni son contingent à un chapitre sur les vicissitudes de la fortune. Adieu, pour aujourd'hui.

LETTRE XXIV.


le Marquis de St. Alban.
au
Président de Longueil.

Je m'empresse de vous apprendre, mon cher Président, que votre amie est retrouvée. Madame de Monjustin vous écrit par le courrier une lettre qui vous apprendra comment je l'ai rencontrée, et ne vous laissera rien ignorer de tout ce qui l'intéresse. Les maîtres de la maison, instruits de l'état de la marchande de fleurs, l'ont accueillie avec la plus grande considération. Le titre de Duchesse n'a pas été auprès du bon Commandeur une faible recommandation; mais il a fallu bien peu de temps à madame de Monjustin pour exciter ensuite pour sa personne le plus vif intérêt, et même de l'admiration. Madame la comtesse de Loewenstein, à qui je parle souvent de vous, est enchantée de la connaissance de la Duchesse, et partage votre joie. Je voudrais, m'a-t-elle dit, être à sa place pour éprouver tout ce que l'amitié doit avoir de plus doux, dans un moment où l'on revoit une personne pour qui on a tremblé tant de fois. Madame de Loewenstein est avide de sentimens, comme un ambitieux l'est d'honneurs et de distinctions, un avare d'argent; jugez par là, mon cher Président, du bonheur d'un homme qui aurait excité dans son ame un tendre sentiment. S'il suffit d'en connaître l'étendue pour le mériter, personne n'en est plus digne que votre ami. Chaque jour me fait découvrir de nouvelles qualités dans cette intéressante femme. Le charme de sa société écarte loin de moi jusqu'à l'idée du malheur. Je crois être dans un séjour enchanté, et chaque jour que j'ai à rester ici, est une partie d'un trésor dont je regrette d'avancer la perte. Je vois avec peine avancer ma guérison, quand je songe qu'elle sera le terme de mon bonheur. Adieu, mon cher Président, je finis à votre exemple en disant, Vale et ama.

LETTRE XXV.


La Cesse de Loewenstein
a
Melle Emilie de Wergentheim.

La marchande de fleurs est, ma chère Emilie, l'intime amie de ce Président, dont nous parle si souvent le Marquis; il me l'avait peint comme un des sept sages de la Grèce; mais les sages sont donc aussi sensibles à l'amour; car je crois que le Président a été plus que l'ami de la Duchesse, et que leur liaison a pris avec le temps la couleur de l'amitié; ne pourrait-on pas appliquer à un tel sentiment ce que dit le célèbre fabuliste des Français. C'est le soir d'un beau jour. Cette comparaison ne serait pas moins juste que l'autre; car les belles soirées succèdent à des chaleurs brûlantes. Il y a long-temps que la Duchesse a perdu son mari, ainsi je ne lui fais pas de tort en supposant qu'elle ait aimé un homme estimable. La Duchesse a montré une grande satisfaction en apprenant que le Président avait échappé aux fureurs démocratiques, et qu'il était dans une situation supportable du côté de la fortune. Le Parlement a été presque entièrement immolé, et le Président, à ce qu'elle m'a dit, était un homme trop marquant par sa naissance, ses talens, et enfin par son zèle, pour n'avoir pas été une des premières victimes. Je n'ai pu m'empêcher de dire à madame de Montjustin que je voudrais être à sa place pour jouir d'un bonheur aussi vif. Elle m'a répondu en m'embrassant, et a eu l'air de s'attendrir sur moi. Je ne saurais vous exprimer ce qui était dans ses regards, peut-être lui en demanderai-je quelque jour l'explication. Le Marquis est heureux dans les personnes de son ami et de sa cousine. Je crois qu'il les regarde aussi avec la même envie que moi; car son ame est sensible et je vous avouerai que je n'ai trouvé que lui qui m'ait parlé sentiment d'une manière attachante et vraie. La plupart des hommes cherchent à montrer de l'esprit lorsqu'ils en parlent, ou bien s'expriment avec une chaleur exagérée. On voit que ce que dit le Marquis part de l'ame, et on le croirait profondément sensible au seul son de sa voix, à la manière dont il prononce le mot d'aimer. Adieu, ma chère amie, raisonnez sur tout cela à votre charmante manière, votre Victorine vous embrasse mille et mille fois.

LETTRE XXVI.


Melle Emilie
a
la Cesse de Loewestein.

J'avais entendu dire que la personne qui faisait les fleurs dont je vous ai parlé, avait eu en France de la fortune, et que la Révolution l'avait réduite à faire usage de ce talent pour vivre; mais j'étais bien loin de la soupçonner d'être une si grande dame. Elle vient quelquefois à Mayence, où elle a une amie, et elle y fait apporter des fleurs par la jeune fille que vous avez vue. Un jour j'allai chez elle, et comme elle était sortie, l'hôtesse me mena à la chambre de la Duchesse. Je la trouvai lisant un volume de Voltaire, un autre était sur la table, et contenait Zadig ou la Destinée. Je lui dis qu'il y avait beaucoup de philosophie dans ce petit roman, et elle me répondit, il faut bien croire à une destinée qui se joue de tous les desseins des hommes, élève ce qui est bas et abaisse ce qui est élevé. Et elle cita à ce sujet ces vers que je la priai de m'écrire, et qu'elle me dit être de Corneille.

«Et notre volonté n'aime, hait, cherche, évite,
«Que suivant que d'en haut son bras la précipite;
«Alors qu'on délibère on ne fait qu'obéir.

Je lui dis: il faut convenir, Madame, qu'il y a peu de marchandes de fleurs en état de faire de pareilles citations. Elle se mit à sourire et je n'osai lui faire aucune question. Je suis retournée deux fois chez elle sans la rencontrer, et la dernière fois je remis à la jeune ouvrière un billet pour vous. Vous avez dû trouver la figure de la Duchesse intéressante et spirituelle, et à présent que je sais son état, je trouve ses manières très nobles: mais préjugé! préjugé! il y a deux jours que j'aurais dit décentes. J'ai beaucoup d'impatience de la revoir, et ce n'est pas pour lui faire mon compliment; car la grandeur dans sa situation n'est qu'un fardeau importun et embarrassant. Mon goût pour les aventures de roman me fera chercher à former une liaison avec elle, et je donnerai l'essor à mes sentimens d'intérêt et de bienveillance, bien faciles à se changer en amitié. Enfin lorsqu'elle viendra ici je l'engagerai à loger chez ma mère qui, depuis votre lettre, m'a témoigné beaucoup d'empressement pour la voir. Adieu, ma chère Comtesse.

LETTRE XXVII.


La même a la même.

Mon bonheur a amené ici ma cousine. Ce début vous surprend; cette cousine, vieille fille, bavarde, ennuyeuse avec solennité, fatigante dans ses empressemens, et se faisant valoir pour les plus petites choses, disant sans cesse: «Convenez que sans moi vous auriez payé votre robe deux ducats de plus; si je ne m'étais trouvée là vous tombiez dans le fossé; vous auriez encore la fièvre si je ne vous eusse forcée à prendre du quinquina. Ce bal où l'on désirait tant d'aller, la bonne maman était malade, on se désolait; mais heureusement on a une cousine qui arrive toujours à propos; elle offre de se charger de la conduite d'Emilie, de la mener à ce bal, de la ramener; qu'est-ce qu'on y voit, ah! ah!».... En voilà assez; dis-je, ma cousine: Je sais toutes les obligations que je vous ai; et je suis obligée de lui mettre la main sur la bouche. A quoi sert tout ce préambule, à vous dire que ma cousine a proposé de me mener chez vous; et d'y rester ce qu'on appelle un jour franc. Je partirai donc après-demain, ma chère Victorine, et nous passerons ensemble quarante-huit heures. On dit que la durée est une grande question en philosophie, et je n'en suis pas surprise; du moins si c'est comme je l'entends; une opération qui dure six minutes est d'une longueur insupportable, et six minutes sont un éclair pour celui qui goûte un plaisir, vif: ôtez huit heures de sommeil, reste quarante, formant deux-mille-quatre cents minutes que nous passerons ensemble. Quel philosophe m'en dira la juste durée! Ah! qu'il se passe de choses dans l'ame d'une personne qui sent vivement! c'est sans doute à ce sujet, de la durée du temps, ce qu'on rapporte de Mahomet, à ce que je crois: il sort de son lit, s'élève dans les airs, parcourt des mondes infinis, et il rentre chez lui que sa place dans son lit, n'était pas encore refroidie, et qu'une caraffe, qu'il avait laissé renversée, et répandant l'eau qu'elle contenait, n'était pas encore vide. C'est pour le coup que vous allez dire avec raison, quel déluge de métaphysique! Mais pourquoi m'en vouloir, n'est-ce pas mon cœur, ingrate, qui me rend métaphysicienne? N'est-ce pas le bonheur de vous voir qui m'inspire tant de beaux calculs? L'avare qui compte son argent, tantôt le voit en ducats, tantôt en écus, et enfin en florins, en kreutzer, pour en grossir la somme à ses yeux. Adieu, ma chère Victorine, et quel bonheur j'aurai dans trente-six heures en disant, bonjour chère Victorine!

LETTRE XXVIII.


Le Marquis de St. Alban
a la
Duchesse de Montjustin.

Ma santé se rétablit de jour en jour, grâce aux soins qui me sont prodigués, et à un excellent chirurgien. Je ne serai certainement point estropié, voilà ce qu'il y a d'intéressant, ma chère cousine. La paisible et charmante habitation où m'a conduit un génie bienfaisant, n'est plus aussi solitaire que vous l'avez vue: le père et le mari de la Comtesse sont arrivés de Vienne; l'inquiétude règne dans la maison, le père craint de rendre un domaine assez considérable dont il jouissait depuis près de trente ans, avec les fruits perçus depuis ce temps. Les frais du procès ajouteraient encore aux embarras, parce qu'il faut les payer incessament; à la vérité on compte un peu sur le bon Commandeur. Je partage les alarmes de sa famille et pénétré de reconnaissance, j'oublie depuis deux jours mes malheurs. Le père de la Comtesse est un homme de soixante ans, il n'a point servi et n'a presque jamais quitté son château; il connaît peu le monde, et il a mauvaise opinion des hommes, par l'effet d'une disposition misanthropique, sans philosophie, et par de mauvais procédés qu'il a éprouvés, et qui ont laissé de profondes impressions dans son ame; du reste il est attaché scrupuleusement à ses devoirs, à sa religion jusqu'à la superstition; occupé de l'administration de son bien, et entier dans ses volontés; il aime sa femme parce que la religion et la morale le prescrivent; mais sa fille, ce n'est ni la morale ni la religion, c'est cette irrésistible attraction qui est dans le moindre de ses mouvemens. Il me reste à vous donner une idée du mari: il a une de ces figures qu'on croit avoir vue partout, et qu'on a remarquée nulle part; il a servi quelques années; et sa famille désirant que son nom se perpétuât l'a engagé à se marier avec la charmante Victorine qui est de la même maison. Il paraît sentir son infériorité; mais il croit que la dignité de mari suffit pour faire disparaître toutes les inégalités personnelles; il ne faudrait pas je crois rassembler beaucoup de circonstances pour exciter en lui de la jalousie: tel est l'heureux mortel qui possède Victorine; mais que dis-je, un tel bonheur n'est pas sans partage; il ne possède que la plus petite partie de cette femme divine: il ne sait la langue ni de son esprit ni de son cœur. Elle verra donc passer ses beaux jours sans avoir embelli l'existence d'un mortel digne d'elle, sans avoir donné l'essor aux sentimens de son ame sublime et aimante, sans avoir participé au charmant concert de deux esprits et de deux cœurs, se répondant et s'éclairant mutuellement! Les nouveaux arrivés m'ont fait des politesses à leur manière, le père avec assez de franchise, le mari avec une sorte de contrainte. La conduite de la Comtesse avec son mari répond à la justesse de son discernement, à cette connaissance, j'oserais dire, à cet instinct des plus délicates convenances: elle ne cherche point à le faire valoir en protectrice; mais sait faire en-sorte qu'il ne paraisse jamais à son désavantage; elle ne cherche point à faire à lui ou aux autres, illusion sur ses sentimens, et se borne à des manières qui caractérisent l'amitié et l'estime, enfin elle ne montre rien d'hypocrite ni d'exagéré, et rien qui puisse donner l'idée du mépris. Le temps va arriver où je serai obligé de quitter cette aimable société. Je ne puis rien comparer dans ma vie au charme des jours que j'ai passés ici. Il y a quelque temps qu'ayant horriblement souffert, je m'endormis profondément; à mon réveil, mes yeux se portèrent vers une glace qui est en face du sopha sur lequel je suis pendant la journée, et cette glace m'offrit une femme vêtue de blanc; ses cheveux épars et bouclés tombaient sur un cou d'albâtre entouré d'un rang de perles, une rose était à quelque distance et s'élevait et s'abaissait:... deux bras arrondis par l'amour étaient nuds jusqu'au coude, et des mains d'une blancheur éblouissante parfilaient des fils d'or. Je restai quelques moments sans faire connaître que j'étais éveillé et je vis cette figure céleste jeter des regards d'intérêt de mon côté; ils ont pénétré, ces regards, jusqu'au plus profond de mon cœur; je ne me croyais plus sur la terre, et j'étais transporté au milieu des anges. Sa mère était près d'elle et contemplait avec délice sa charmante fille, et un vieillard respectable lisait et s'arrêtait quelquefois pour jeter sur elle un regard de satisfaction. Chacun m'exprima à mon réveil, d'une manière touchante ses craintes et le plus tendre intérêt. Ce réveil, ce tableau, car c'en était un, puisque je ne les voyais tous que dans la glace, seront sans cesse présens à mon esprit. Adieu, ma chère cousine. Parlez-moi un peu de vos amis de Francfort, en échange de tous les détails que je vous envoie, sur une société qui suspend par momens le sentiment de mes malheurs. Encore une fois je me reproche d'être heureux; mais qui sait ce que me garde l'avenir, et si je ne payerai pas bien cher cet éclair de bonheur.

LETTRE XXIX.


La Cesse de Loewenstein
a
Melle Emilie de Wergentheim.

Le procès répand toujours un nuage de tristesse sur toute ma famille, et je suis forcée aussi de prendre un air inquiet pour ne pas désobliger mes parens: mais au fond je ne mets pas assez de prix à la fortune pour être fort affectée. Ce qui me touche véritablement c'est l'embarras où se trouverait mon père pour subvenir aux frais du procès. Le marquis de St. Alban qui me croit plus inquiète que je ne le suis, partage avec vivacité le chagrin général, et ce qu'il y a de bon, c'est que c'est moi qui fais effort pour le consoler. Il avance dans sa guérison, et partira dans huit ou dix jours pour Francfort; ce sera pour moi, et je crois aussi pour ma mère, une véritable privation, et peut-être aurait-il mieux valu que je ne l'eusse pas connu. Nos bons Allemands me paraissent un peu plus maussades depuis son séjour ici, et nos agréables me sont encore plus insupportables; mon mari s'en est sans doute apperçu, et sur ce que je n'étais pas aussi enthousiasmée que lui du prince de **** que nous avons vu deux ou trois fois l'hiver dernier, il m'a dit avec un peu d'aigreur, il faut être Français pour plaire à madame: voilà ses mots; mais il y avait dans le son de sa voix quelque chose d'aigre, et dans ses regards une intention que je ne puis vous rendre. Je crois que la présence du Marquis lui est à charge: les malheureux sont toujours importuns à certaines personnes, à presque tous les hommes; le calcul de l'intérêt est en entier contre eux; l'intérêt étend ses vues dans l'avenir, et craint qu'on ne se fasse un titre d'un léger bienfait pour en exiger de nouveaux. Mon mari a toujours été porté à l'économie; il en sent en ce moment encore plus la nécessité, et il s'exagère la faible dépense que le séjour du Marquis occasionne: voilà je crois la source de son humeur contre lui, et il n'a d'ailleurs jamais aimé les Français. Elle n'aura plus de fondement dans peu, car le Marquis part pour Francfort, où il a quelques misérables débris de sa fortune à rassembler. J'aurai besoin de quelque temps après son départ, pour me remettre au ton ordinaires des conversations, et m'habituer à des sociétés, sans intérêt. Avec vous et avec le Marquis nous parlons une autre langue. Je remplacerai le Marquis par des livres, et quand vous serez mariée, ma chère amie, les occasions fréquentes de nous voir ne me laisseront rien à désirer. Adieu, mon unique, tendre et adorable amie.

Fin du tome premier.

Liste des modifications:

page  36: Fielding remplacé par Fiedling (dans un roman de Fielding on élève des doutes)
page  40: existé remplacé par existée (sans _Clarisse_ elle n'aurait pas existé»)
page 119: tombée remplacée par tombé (elle y était tombé malade)
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