L'enfant de ma femme
CHAPITRE XVIII.
UN LISEUR DE ROMAN L'A DÉJA DEVINÉ.
«Ouf!... dit Mullern, en voyant la chaise de poste emmener Pauline, s'il fallait souvent conduire de pareilles intrigues, j'aimerais mieux essuyer le feu de la mousqueterie de mon régiment!... J'espère cependant que je me tirerai de cette affaire-ci avec honneur. Le plus fort est fait!... J'avais cru que le chagrin de Henri était ce qui devait me faire le plus de mal!... mais, morbleu! je vois bien maintenant que les larmes d'une femme connaissent mieux le chemin de notre cœur!... Je ne me croyais pas si sensible!...»
Tout en faisant ces réflexions, Mullern prit la route qui conduisait chez Jeanneton. Il la rencontra sur l'escalier, et l'arrêta: «Eh bien! Jeanneton, comment va mon jeune homme?—Il est toujours dans le même état que quand tu l'as amené.—Oh!... coquin d'amour!...—Dis-moi donc, Mullern, pourquoi il se désole ainsi?—Eh! pour une femme!...—Est-ce qu'elle ne l'aime pas? elle serait bien difficile!—Si parbleu, elle l'aime!... mais ils ne peuvent pas s'épouser.—J'en suis fâchée; car ce jeune homme m'intéresse... Il paraît si sensible!...—C'est moi qui l'ai formé, c'est mon élève.—Je t'en fais mon compliment.»
Mullern s'empressa d'aller trouver Henri. Le jeune homme paraissait absorbé dans sa douleur; mais, dès qu'il aperçut Mullern, il se leva avec vivacité, et se jeta dans ses bras en versant un torrent de larmes. «Que vous êtes enfant! lui dit ce dernier. Allons, morbleu! tête à l'orage!—Où est-elle? Mullern, dis-moi, qu'en as-tu fait?—Elle est partie, monsieur, et elle a montré dans cette occasion un courage au-dessus de son sexe: imitez-la, mon cher Henri; ne restez pas au-dessous d'un pareil modèle. Songez au chagrin que vous causeriez à celui qui vous sert de père, en vous laissant aller à une douleur inutile!... Je ne vous parle pas du vieux hussard qui a élevé votre enfance, qui vous aime comme son fils, et que votre désespoir conduirait au tombeau. Hélas! votre malheureuse passion étouffe dans votre âme tous les autres sentiments; car, depuis que nous sommes réunis, après une aussi longue séparation, vous ne m'avez pas seulement serré la main!... vous n'avez pas daigné m'adresser le plus petit mot d'amitié!...»
Mullern ne put retenir les pleurs qui s'échappaient de ses yeux en prononçant ces mots; Henri s'en aperçut; il se jeta à son cou, l'embrassa, le pria de lui pardonner, et lui promit d'être plus raisonnable. Mullern n'en demandait pas davantage, et la paix fut bientôt faite.
«Allons, mon cher Henri, nous allons retrouver mon colonel; je suis sûr qu'il nous attend avec impatience.—Mais pourquoi donc, Mullern, n'est-il pas venu à Strasbourg avec toi?—Parce qu'un maladroit postillon nous a versés dans la forêt, à six lieues d'ici, et que mon colonel a eu le malheur de se blesser à une jambe.—Et où est-il maintenant?—Dans une petite maison isolée au milieu de la forêt, chez un homme dont la figure ne me revient pas du tout; mais il fallait bien entrer quelque part!...»
Henri se rappela l'aventure qui lui était arrivée dans la même forêt, et la raconta à Mullern. «Oh! oh!... si j'avais été là, dit ce dernier, l'autre coquin ne se serait pas échappé!... Mais vous vous êtes bravement conduit!... et j'en suis content.»
Mullern et Henri, étant prêts à partir, quittèrent la maison de madame Tapin. Mullern eut aussi les larmes de Jeanneton à essuyer; mais il lui glissa un double louis dans la main, et lui promit de revenir la voir dès que ses affaires le lui permettraient.
Le colonel Framberg, que nous avons laissé depuis si longtemps dans la maison de M. de Monterranville, était presque guéri de sa blessure, et se disposait à aller rejoindre Mullern à Strasbourg, lorsqu'il reçut de lui la lettre que le lecteur connaît déjà. On peut aisément se faire une idée de sa surprise et de son inquiétude, en apprenant des événements qui lui parurent inconcevables. Mais le style de Mullern était tellement embrouillé, qu'il ne sut à quoi se fixer; et il attendit, dans la plus grande agitation, l'arrivée de ceux qui devaient mettre fin à son incertitude.
Mullern et Henri arrivèrent, le soir même, chez M. de Monterranville. Ce fut Carll qui leur ouvrit la porte. Mullern lui frappa amicalement sur l'épaule, et lui demanda si son maître, M. de Monterranville, était chez le colonel. «Pas en ce moment, répondit Carll; mon maître est sorti.—Tant mieux, dit Mullern à Henri; profitons de la circonstance.» Ils montèrent rapidement l'escalier, et trouvèrent le colonel se promenant dans sa chambre avec agitation. Dès qu'il aperçut Henri, il lui ouvrit les bras, et Henri alla s'y précipiter.
«Je ne te ferai pas de reproches, mon cher fils, lui dit-il en l'embrassant, quoique la légèreté de ta conduite et ton peu de confiance en moi m'en donnent le droit; mais, tu es malheureux, d'après ce que Mullern m'a dit, et je ne veux pas augmenter tes souffrances.—Et moi, mon colonel, dit Mullern, en s'avançant, blâmerez-vous la conduite que j'ai tenue?—Non, mon ami, quoique la lettre que tu m'as écrite m'ait peu instruit de ce qui s'est passé, mais, j'espère que vous allez me donner de plus amples détails.»
Pour satisfaire à la curiosité du colonel, Henri lui raconta succinctement ce qui lui était arrivé depuis son départ du château, ainsi que l'histoire de sa chère Pauline, et la manière dont il avait appris qu'il n'était pas son fils. «Le hasard t'a rendu maître d'un secret que je t'aurais caché toute ma vie, dit le colonel; tu dois donc être persuadé que jamais je ne cesserai de te tenir lieu de père. Quant à ta sœur, elle devient aussi ma fille: dès ce moment je l'adopte, elle ne me quittera plus; lorsque le temps aura effacé de ton cœur et du sien une passion qui n'eût jamais existé, si vous eussiez connu les liens qui vous unissaient, tu viendras partager notre bonheur et l'augmenter encore par ta présence. Mais, jusque-là, il faut de nouveau que je me sépare de toi, mon fils, pour ne pas te rapprocher de celle que tu dois fuir!... Tu vas encore t'éloigner du château de Framberg pour quelque temps; mais cette fois Mullern t'accompagnera; ce n'est qu'à lui seul que je veux confier le soin d'un être qui m'est si cher!... Moi, pendant ton absence, j'essuierai les larmes d'une fille que j'aime déjà, et qui me consolera de cette nouvelle séparation.»
Henri embrassa mille fois le colonel, et lui exprima toute la reconnaissance que lui inspirait sa conduite noble et généreuse. Mullern approuva beaucoup les arrangements de son colonel, et le plan qu'il avait formé fut accueilli de chacun.
Comme la nuit s'avançait, et que le colonel, fatigué des diverses sensations qu'il avait éprouvées, avait besoin de repos, ils songèrent à se séparer; et il fut convenu que le lendemain matin, ils quitteraient tous ensemble la maison des bois.
La chambre où couchait le colonel ne renfermant qu'un lit, Mullern engagea Henri à venir passer la nuit dans la sienne. Celui-ci y consentit; et, après avoir embrassé le colonel, ils le laissèrent se livrer au repos.
En traversant un long corridor qui conduisait à l'escalier, ils aperçurent, dans le lointain, un homme qui passait avec une lumière à la main. «C'est M. de Monterranville, dit Mullern à Henri, passons, passons, je n'aime point cet homme-là.» Mais Henri pensa que la politesse ne lui permettait pas de passer la nuit dans sa maison sans l'avoir salué auparavant; et que d'ailleurs il lui devait des remercîments pour la généreuse hospitalité qu'il avait accordée au colonel. D'après cela, il s'avança vers lui, et Mullern le suivit en rechignant un peu, et en enrageant contre les usages du monde.
M. de Monterranville s'arrêta en voyant Henri s'avancer; celui-ci l'aborda en le saluant, et allait lui adresser les remercîments qui lui étaient dus, lorsqu'en levant les yeux il reconnut, dans M. de Monterranville, un des deux assassins de la forêt.
La langue de Henri se glace! une pâleur subite couvre son visage; il peut à peine articuler quelques sons confus, et il entraîne Mullern, qui ne comprend pas la cause de ce trouble violent. Quant à M. de Monterranville, il n'avait pu reconnaître Henri, puisqu'il s'était enfui au premier bruit des armes à feu; mais comme les scélérats craignent toujours de s'être trahis, M. de Monterranville, très-étonné du trouble que le jeune homme venait d'éprouver à son approche, résolut d'en connaître la cause, afin de se tenir en garde contre les événements.
Lorsque Henri fut arrivé dans la chambre de Mullern, il s'arrêta pour respirer plus librement; ensuite, prenant la main de ce dernier: «Partons, mon ami, lui dit-il d'une voix entrecoupée, courons réveiller mon père, je ne veux point passer la nuit dans cette maison...—Ah ça! morbleu! vous m'expliquerez ce que tout cela veut dire?... D'où vient ce trouble... cette terreur?—Ah! Mullern! cette terreur est bien naturelle?...—Craindriez-vous quelque chose?—Je ne crains rien pour moi; mais je frémis d'horreur en pensant que je suis chez un assassin!...—Chez un assassin!—Oui, Mullern, j'ai reconnu, dans ce M. de Monterranville, un des deux hommes de la forêt!—Se pourrait-il, mille bombes!... quoi, ce coquin serait...—Un de ceux qui voulaient faire périr l'étranger que j'ai sauvé de leurs mains!—Ah! triple canonnade!... s'écrie Mullern, en mettant la main sur la poignée de son sabre, tombons sur ce coquin-là, morbleu!... et faisons justice de son forfait!...» En disant ces mots, Mullern se préparait à sortir pour exécuter son dessein; mais Henri le retint par le bras. «—Arrête, Mullern, que vas-tu faire?—Eh! parbleu, délivrer la terre d'un scélérat, il en restera encore assez!...—Pense donc que nous n'avons aucune preuve à fournir de son crime!... et que nous serions punis nous-mêmes pour avoir voulu en faire justice!...—Ah! morbleu! vous avez raison!... mais, comment donc faire?...—Écoute, maintenant que j'ai réfléchi, je pense qu'il serait imprudent de faire un éclat qui ne nous conduirait à rien; attendons à demain, mon père réglera notre conduite; nous n'avons rien à craindre de cet homme; car, il ne peut me reconnaître; et ce n'est pas à nous qu'il en veut.—Allons!... morbleu, puisqu'il le faut, je cède à vos avis; mais j'avoue que ce n'est pas sans peine; car j'aurais eu bien du plaisir à dérouiller mon sabre sur le corps de ce brigand!...»
Cette résolution prise, Mullern et Henri se jetèrent sur le lit tout habillés; mais ils ne purent goûter un instant de sommeil; la pensée qu'ils étaient chez un meurtrier révoltait leur âme franche et loyale. Le lendemain, dès que le jour parut, ils pensèrent qu'ils pouvaient aller réveiller le colonel sans donner de soupçons; mais ces précautions étaient inutiles, car Monterranville savait tout. On se rappelle que le trouble de Henri lui avait causé de l'effroi; aussi, dès que Mullern et son compagnon furent enfermés dans leur chambre, il se rendit dans une pièce qui touchait à la leur, ouvrit une armoire, se plaça contre la cloison, et de là entendit parfaitement toute leur conversation.
On peut juger de sa terreur en sachant qu'il était reconnu; mais la fin de leur discours le rassura un peu. Voyant qu'ils attendraient au lendemain matin pour décider ce qu'ils avaient à faire, il pensa qu'il serait prudent de ne pas attendre leur décision, et quitta promptement la maison au milieu de la nuit.
Le colonel Framberg ouvrit à ses compagnons, étonné d'être réveillé de si bon matin; mais encore plus en voyant avec quelles précautions Mullern refermait la porte de sa chambre, et l'air de mystère qui était répandu sur leurs physionomies. L'horreur et l'indignation succédèrent bientôt à la surprise, lorsqu'il sut chez qui il était depuis si longtemps; cependant, il ordonna à Mullern et à Henri de se contenir, et de ne rien laisser paraître de leur agitation. «Quoi! mon colonel, dit Mullern, est-ce que nous n'assommerons pas ce coquin-là?—Non, Mullern; notre devoir s'y oppose; songe bien que, depuis près d'un mois, je reçois l'hospitalité dans cette maison; le maître est un monstre; mais ce n'est pas à moi à armer contre lui la justice; d'ailleurs, sois tranquille, Mullern; et crois bien que, s'il échappe, pour un instant, à la peine qui lui est due, ce n'est que pour tomber plus tard sous le glaive des lois.—Vous le voulez, mon colonel, j'obéis.—Il le faut, car dans toute autre circonstance, j'aurais été le premier, mes amis, à vous engager à purger la terre de ce scélérat; mais, ne restons pas plus longtemps dans ce repaire du crime; il me tarde d'aller respirer ailleurs un air qui ne soit pas souillé par le souffle d'un brigand.»
En disant ces mots, le colonel Framberg sortit de sa chambre; Henri et Mullern le suivirent. Ils trouvèrent Carll dans la cour, et apprirent que son maître était sorti avant le jour. «Il a bien fait!... dit Mullern entre ses dents; car, morbleu! si je l'avais vu, je n'aurais pas été maître de mon indignation.»
Le colonel monta à cheval, Henri et Mullern en firent autant, et ils pressèrent leurs chevaux, afin de s'éloigner plus rapidement d'une maison qui leur faisait horreur.
CHAPITRE XIX.
ENCORE UN MOMENT DE GAIETÉ.
Nos trois voyageurs arrivèrent à Strasbourg et descendirent à la meilleure auberge, afin de se reposer un moment avant de se séparer encore une fois.
«Mon cher Henri, dit le colonel Framberg à notre héros, lorsqu'ils furent seuls, je n'ai aucun ordre à te donner pour ta conduite future, et je me repose entièrement sur Mullern du soin de ton bonheur; si cependant tu te sens le désir d'entrer dans la carrière des armes, dans l'espoir de trouver de plus promptes distractions, je ne contraindrai point ton penchant, au contraire; je te prie cependant, lorsque tu formeras un projet quelconque, de m'en prévenir d'avance.» Henri promit au colonel de ne rien faire sans l'avoir consulté. Le chagrin secret qu'il cachait au fond de son âme, et qu'il s'efforçait de dérober à ses amis, le rendait incapable de former aucun plan de conduite, ni aucun projet pour l'avenir. Un seul objet occupait sa pensée, malgré tous les efforts qu'il faisait pour l'en bannir.
Quant à Mullern, il désirait avec ardeur que son cher élève prît le parti des armes. «Ah! disait-il à Henri, après vingt ans de repos, je reverrais encore avec joie le champ de bataille et les anciens compagnons de ma gloire.» Henri ne répondait pas; mais Mullern espérait que les fréquents tableaux militaires qu'il lui retracerait finiraient par émouvoir son âme, et qu'il se rendrait à ses vœux. Dans cet espoir, il engagea Henri à prendre la route de Vienne, et celui-ci y consentit.
Le colonel Framberg fit ses adieux à Henri. Ce dernier lui demanda pourquoi il ne l'accompagnait pas à Offembourg; mais le colonel s'en excusa sous le prétexte de quelques affaires qui le retenaient encore en France.
Ce n'était pourtant pas là son motif; mais il ne voulait pas faire part à Henri du projet qu'il avait conçu, dans la crainte que la réussite ne vînt pas couronner son entreprise. Cependant il confia son dessein à Mullern, en lui ordonnant le plus profond secret. Celui-ci le lui promit en admirant tout bas la conduite du colonel.
Henri, après avoir embrassé celui qui lui servait de père, partit emportant le désir de le revoir bientôt; et, suivi de Mullern, prit de nouveau la route de l'Allemagne.
Nous allons laisser le colonel Framberg se disposant à se rendre à Paris, pour accomplir son noble projet, et nous nous mettrons en route avec nos deux voyageurs, afin de voir de quelle manière Mullern s'y prit pour guérir Henri du chagrin qui le consumait.
Notre hussard et son élève voyageaient à cheval: «C'est la meilleure manière de trouver des distractions, disait Mullern à Henri; tenez, monsieur, jetez un coup d'œil sur ce site superbe qui se présente à nos regards!... voyez les vastes solitudes de la forêt Noire, qui s'étend au loin du côté de Freudenstadt; de l'autre, la jolie ville d'Offembourg que nous laissons derrière nous pour nous enfoncer dans cette prairie verdoyante! les oiseaux qui chantent le retour du printemps! les laboureurs qui reprennent lentement leurs travaux rustiques!... En vérité, monsieur, tout cela élève l'âme, et me donne à moi une éloquence dont je ne me serais jamais cru capable!...» Henri souriait en écoutant Mullern; et celui-ci, charmé de l'avoir tiré pour un instant de ses tristes réflexions, continuait son discours sur les beautés de la nature.
Tout en écoutant les descriptions de Mullern, Henri s'aperçut que, sans y faire attention, ils prenaient la route du château de Framberg. Il se garda bien de le faire remarquer à son compagnon; mais celui-ci ne tarda pas à s'en apercevoir. «Oh! oh! dit-il en arrêtant tout à coup son cheval, je vois qu'avec mes beaux discours je ne vous conduis pas du tout où il faut aller! Allons, morbleu! rebroussons chemin...—Pourquoi cela, mon cher Mullern?—Parce que, monsieur, mon intention n'est pas de vous conduire au château de mon colonel.—Ah! Mullern, j'aurais cependant bien du plaisir à le revoir!—C'est impossible, monsieur, vous le reverrez plus tard, mais maintenant ça ne se peut pas.—Et tu dis que tu veux me distraire de mon chagrin, Mullern! Crois-tu donc qu'il existe pour moi de plus agréables distractions que le plaisir que je goûterais à revoir ces lieux chéris où j'ai passé mon enfance! ces lieux où je recevais de toi les leçons qui m'ont appris à devenir un homme!... ces lieux enfin que je n'ai pas vus depuis plus de deux ans!...»
Mullern, attendri par les discours de son Henri, ne savait comment lui refuser ce qu'il lui demandait avec tant d'instance. «Mais, morbleu! monsieur, dit-il enfin en prenant une voix sévère pour imposer à Henri, ne savez-vous pas que votre sœur est maintenant dans ce château, et que vous feriez une sottise en cherchant à la voir.—Eh! crois-tu donc, Mullern, que ce soit là mon dessein?... Non: je veux seulement m'approcher du château, en parcourir les environs, revoir ce parc, ces jardins témoins de mes premiers plaisirs, et m'éloigner ensuite pour y revenir dans un temps plus heureux.—Mais vous pouvez rencontrer votre sœur...—Non, mon ami; il faudrait que le hasard la conduisît justement où je serai, et cela n'est pas à présumer... Je l'éviterai, te dis-je; d'ailleurs tu ne me quitteras pas.—Allons, vous le voulez... j'y consens... mais, morbleu! à la première approche d'une femme, songez que je vous fais partir ventre à terre.—Je ferai tout ce que tu voudras.—Je suis, en vérité, trop complaisant... mais la nuit s'avance déjà; vous conviendrez, monsieur, que ce n'est pas le moment de visiter le parc et les jardins, d'autant mieux que nous avons encore près de deux lieues à faire avant d'arriver au château.—Eh bien! Mullern, passons la nuit aux environs... tiens, dans cette ferme que tu vois là-bas; certainement on ne nous refusera pas à coucher pour cette nuit; et demain matin, dès que le jour paraîtra, nous prendrons le chemin du château...—Allons, soit, dit Mullern, allons coucher à la ferme.»
Nos voyageurs approchaient de la ferme, et Mullern crut reconnaître la maison où, en cherchant une nuit son élève, il lui était arrivé une si plaisante aventure; il résolut de s'assurer si ses conjectures étaient fondées.
La nuit ne faisait que de tomber; la porte de la cour était encore ouverte; Mullern entra le premier. Chaque objet qui frappait ses regards confirmait ses soupçons; bientôt ils rencontrèrent le fermier occupé dans l'étable; mais il quitta sa besogne dès qu'il les aperçut, et vint au-devant d'eux en leur faisant de profondes révérences.
«Quoi qu'désirent ces messieurs?—A coucher, mon ami, si cela est possible, dit Henri au fermier.—Tu vois devant toi, dit Mullern en s'avançant, le fils du comte de Framberg, seigneur du château qui est à deux lieues d'ici, et le maréchal des logis Mullern, servant anciennement dans les hussards de l'Empereur, et maintenant gouverneur de M. le comte...» Le fermier ouvrit de grands yeux en entendant tous ces titres, quoiqu'il n'y comprît pas grand'chose, et fit un tapage du diable pour appeler ses valets, afin qu'on préparât tout ce qu'il fallait pour ces messieurs.
«Holà! eh! Gros-Jean!... Pierre!... arrivez donc, vous autres.» Gros-Jean descendit aussitôt. «Où est donc Pierre? dit le fermier à celui-ci.—Dame, not'maître, je n'savons pas?... peut-être ben qu'il aide la bourgeoise!...» Mullern se rappela en effet que Pierre était le garçon chargé des travaux extraordinaires, et présuma d'après le discours de Gros-Jean, que la bourgeoise tenait à ses anciennes habitudes.
Cependant, aux cris du fermier, dame Catherine et Pierre arrivèrent tous deux par des chemins différents, et rouges comme des écrevisses. «Allons, not'femme, remue-toi, dit le fermier, et tâche de bien faire souper ces messieurs, tandis que Pierre préparera leurs lits.» La fermière, qui était alerte, eut bientôt servi à souper. Mullern examinait avec curiosité les appas de celle qu'il n'avait connue que dans les ténèbres, et voyait avec plaisir que la dame avait bien son mérite, et que, quoiqu'elle ne fût plus aussi jeune que Jeanneton, elle valait encore la peine qu'on montât au grenier pour elle.
Catherine conduisit les voyageurs dans une salle basse, et, tout en apprêtant leur souper, elle remarqua les œillades que Mullern lui lançait en dessous. Un hussard de cinquante ans ne vaut pas un garçon de ferme de vingt; mais quand on a le garçon de ferme sous la main tous les jours, on est bien aise de tâter en passant d'un hussard, sans aucun préjudice du courant.
Henri, qui n'existait plus que dans l'espérance du lendemain, mangea peu et se retira dans sa chambre, afin de se livrer plus vite au sommeil; mais Mullern, qui était bien aise de voir ce que cela deviendrait, resta à table et invita le fermier à venir boire un coup avec lui, afin de causer un moment.
Mullern, comme on sait, buvait sec. Le fermier voulut lui tenir tête, et la conversation ne tarda pas à s'échauffer.—«Savez-vous ben, monsieur le housard, que le titre qu'vous vous êtes donné de maréchaux des logis du comte de Framberg me rappelle l'aventure qui m'est arrivée il y a près de trois ans?... Dis donc, te souviens-tu, not'femme, de c'coquin qui voulait se faire passer aussi pour un housard?...—Ah! oui!... oui! j'm'en souviens, répond la fermière en souriant.—Qu'est-ce que cette aventure-là, demande Mullern au fermier.—Ah! pardine! j'vas vous compter ça!... Figurez-vous qu'c'est un voleux qu'est venu frapper à not'porte au beau milieu d'la nuit... Ma femme était couchée, mes garçons dormaient; il n'y avait que moi qu'étions dans c'te salle, occupé à faire mes comptes. J'vas demander qu'est-ce qui frappe? Eh ben! n'a-t-il pas eu l'effronterie de me répondre qu'il était maréchaux d'logis, élève du comte de Framberg, enfin de se donner pour c'que vous êtes, quoi?—Comment! dit la fermière à son mari, monsieur porte les mêmes noms que le voleux?—Oui, Catherine; ainsi vois comme il mentait l'gredin!»
La fermière se douta de ce qui en était, et un coup de genou de Mullern l'avertit qu'elle avait deviné. Le fermier, voyant combien son histoire amusait son hôte, se plaisait à l'assaisonner de tous les détails possibles. Mullern n'avait garde de l'interrompre, et se contentait de lui verser à boire à chaque minute; et la fermière, qui prévoyait où cela aboutirait, reprochait à son mari d'être plus sobre qu'à son ordinaire, et de ne pas faire honneur à leur hôte en se tenant sur la réserve.
En voulant tenir tête au hussard, le fermier ne fut bientôt plus en état de voir ce qui se passait autour de lui, il ronfla de manière à faire croire qu'il n'était pas prêt à se réveiller. Mullern saisit l'instant favorable pour donner un baiser militaire à dame Catherine, et je ne sais pas si la présence du mari l'eût arrêté dans ses entreprises. Mais la fermière, en ayant l'air de se défendre, se sauva dans sa chambre sans lumière, de peur d'être rencontrée par Pierre, et le hussard l'y suivit sans qu'elle appelât du secours.
Au point du jour, Mullern sortit de chez sa belle, et vint s'asseoir auprès du fermier qui ronflait encore. La fatigue ne tarda pas à lui fermer les yeux et à lui faire tenir compagnie à son hôte.
Henri, qui attendait avec impatience le moment où il reverrait le château de Framberg, se leva dès qu'il aperçut le soleil éclairer l'horizon. «Où est Mullern? demanda-t-il à un garçon de ferme qu'il trouva dans la cour.—Oh! monsieur.... il ronfle d'une bonne manière!... à côté d'not'bourgeois.—Quoi! il dort encore?—Oui, monsieur... Dame! c'est qu'il paraît qu'ils ont bien soupé hier.—Je ne veux pas le réveiller. Vous lui direz, mon ami, qu'il vienne me rejoindre au château.—Cela suffit, monsieur.»
Henri, qui était bien aise que le hasard lui permît de courir au gré de ses désirs, monta à cheval aussitôt et s'empressa de faire route pour le château. A mesure qu'il approchait de ces lieux où il avait passé les plus heureux instants de sa vie, il sentait son cœur battre délicieusement; un sentiment nouveau agitait son âme; et son coursier, semblant deviner les sentiments de son maître, ralentissait son pas, afin de le faire jouir plus longtemps de ce moment de bonheur.
Arrivé à la grille du parc, Henri attache son cheval à un arbre, et entre doucement dans l'enceinte de ses premiers plaisirs. Avec quelle joie il revoit chaque bosquet, chaque allée, qui lui rappelle un temps où il faisait consister son bonheur à bouleverser les couches et à arracher les jeunes plantes du jardinier... Qu'ils sont doux les souvenirs de notre enfance!... mais pourquoi portent-ils avec eux une secrète mélancolie?... C'est parce que l'on sait que le temps que l'on regrette ne renaîtra jamais.
Au détour d'une allée, Henri se trouva nez à nez avec le jardinier. Le bonhomme reconnut son jeune maître, et se mit à pousser des cris de joie. «Silence! lui dit Henri, je ne veux pas que les habitants du château soient instruits de mon arrivée.—Ah! c'est différent, monsieur; alors je m'taisons.—Où est ton fils?—Franck? monsieur, il est dans le château, à ce que j'présume.—Eh bien! va le chercher, et dis-lui que je l'attends ici.—Oui, monsieur, j'y vas.—Mais songe à être discret avec tous les autres domestiques!...—Soyez tranquille, monsieur, j'vous répondons, d'moi.»
Le jardinier court exécuter sa commission, et Henri attend avec impatience l'arrivée de Franck. Il a tant de choses à lui demander! tant de questions à lui faire! sa seule crainte est que Mullern ne vienne, par sa présence, déranger tous ses projets; mais il voit enfin accourir Franck, et vole au-devant de lui.
«Ah! te voilà, mon pauvre Franck... que j'éprouve de plaisir à te revoir!—Et moi aussi, monsieur; j'avoue que je ne m'y attendais pas: mais la destinée est si bizarre!... il s'est passé tant de choses depuis que nous ne nous sommes vus...—Tu as raison, Franck, et j'attends de toi le récit de tout ce qui vous est arrivé.—Volontiers, monsieur,» dit Franck en soupirant, Henri remarque ce soupir; il s'aperçoit que Franck a l'air triste, contraint. «Grand Dieu! s'écrie-t-il, qu'as-tu donc à m'annoncer, Franck? serait-il arrivé quelque chose à ma Pauline... à ma sœur?...—Il ne lui est rien arrivé positivement, monsieur, et cependant...—Eh bien! cependant...—Dans ce moment...—Dans ce moment..—C'est... que... elle...—Elle... mais parle donc, bourreau... tu me fais mourir d'impatience!—Dame, monsieur, c'est que j'n'ose pas vous dire».—Parle, ne me cache rien, je te l'ordonne.—Eh bien, monsieur, mam'selle Pauline est très-malade, et dans c'moment même on craint pour ses jours.—Grand Dieu! s'écrie Henri avec l'accent du désespoir; ah! je cours... je vole...—Arrêtez, monsieur, dit Franck en le retenant par son habit, à moins que vous ne vouliez la tuer tout de suite; car, dans l'état où elle est, l'émotion que causerait votre présence inattendue ne manquerait pas de la conduire au tombeau.—Ah! Franck, je ne pourrai donc pas la voir?...—Si fait, monsieur, vous la verrez; mais lorsqu'elle pourra supporter votre visite, et que je l'aurai prévenue de votre retour.—Mais apprends-moi donc pourquoi je la retrouve en cet état.—Volontiers, monsieur, ça n'sera pas long... Quand nous quittâmes Strasbourg, mam'selle Pauline montrait une fermeté, une résignation qui m'étonnaient moi-même; car je me doutais de ce qu'elle souffrait au fond de son cœur; mais la présence et les discours de Mullern lui avaient donné alors un courage qui ne pouvait toujours durer; notre voyage fut bien triste, comme vous pouvez le croire; en vain je cherchai à la distraire en lui adressant la parole, elle gardait le plus profond silence; cependant, quand nous approchâmes du château de Framberg, elle parut agitée d'un sentiment nouveau; elle me demanda si c'était là que vous étiez né, s'il y avait beaucoup d'habitants au château, si monsieur le colonel y était. Quand elle sut qu'il n'y était pas, elle parut plus rassurée, et entra dans le château d'un air assez tranquille. Je lui fis donner, suivant les ordres de Mullern, un des appartements les plus agréables: je la conduisis dans le parc, dans les jardins; enfin je lui fis voir tout ce qu'il y a de beau dans le château. Elle me remerciait de ce qu'elle appelait ma complaisance, avec ce sourire si doux que vous lui connaissez; mais tous ces soins n'ont pu empêcher que, le lendemain de son arrivée, elle ne tombât malade. Depuis ce jour, cela va de pis en pis, et, depuis hier surtout, elle est dans un délire effrayant...—Dans le délire?... grand Dieu!... s'écrie Henri, donne-moi la force de supporter tant de maux!... Mais, dis-moi, Franck, prononce-t-elle alors quelques mots?—Parbleu! je le crois bien!... tantôt c'est vous qu'elle appelle à grands cris, en vous nommant son époux ou bien son frère; tantôt c'est son père qui est l'objet de ses craintes et de ses vœux; mais le plus souvent c'est vous, monsieur, qu'elle demande avec instance, et d'une manière si triste, que ça fait mal à voir!...»
Henri, accablé par le récit de Franck, reste un instant sans pouvoir proférer une seule parole; mais, au bout de quelques minutes, il se lève avec précipitation de dessus le banc de gazon où il était assis, et court de toutes ses forces vers le château. «Au nom du ciel! arrêtez, lui dit Franck en courant après lui, et en le retenant par son habit.—Laisse-moi, Franck, laisse-moi, te dis-je, il faut que je la voie, je le veux.—Eh! mille tonnerres, vous ne la verrez pas,» dit une voix rude qui fit tourner la tête à Henri; et il aperçut Mullern qui lui barrait le passage et ne paraissait pas d'humeur à le lui céder.
CHAPITRE XX.
L'AMOUR NE CONDUIT PAS TOUJOURS AU BIEN.
En se réveillant, le fermier ne fut pas étonné de voir Mullern endormi à côté de lui; mais quand celui-ci ouvrit les yeux, et qu'il apprit que Henri était parti, il jura entre ses dents de ce qu'à son âge les femmes lui faisaient encore faire des sottises et oublier son devoir, puis se prépara à courir sur les traces de son élève.
«Dame!... disait le fermier, ce n'est pas étonnant que vous ayez dormi si longtemps, j'avions bu sec hier soir.—C'est vrai, répondit Mullern, mais aussi vous avez du vin qui porte diablement à la tête.» La fermière descendit, et Mullern, craignant que sa vue ne vînt encore lui mettre le diable au corps, s'empressa de monter à cheval. Le fermier l'engagea à venir souvent trinquer avec lui, et la fermière joignit ses instances à celles de son mari.
Mullern arriva au château peu de temps après Henri, et il se disposait déjà à aller le chercher dans les environs, lorsqu'il l'aperçut venir de son côté; en entendant les dernières paroles de Henri, il se douta de ce dont il s'agissait, sans pourtant connaître la cause de son désespoir.
«Où allez-vous, monsieur? dit-il à Henri en l'arrêtant.—Au château, Mullern.—Pourquoi faire?—Pour la voir.—Vous n'irez pas, vous dis-je.—Ah! mon ami, elle est mourante!...—Mourante!... c'est un peu fort; est-ce vrai, Franck?—Oui, monsieur Mullern, c'est la vérité.—Je vais m'en assurer par moi-même; mais il est inutile que vous me suiviez. Si elle est telle que vous me le dites, vous ne pourrez la rappeler à la vie; si elle est moins mal, au contraire, votre vue renouvellera son chagrin sans y apporter de soulagement.—Ah! Mullern, laisse-moi te suivre!...—Monsieur, vous oubliez que c'est de votre sœur qu'il s'agit, et que votre conduite n'est pas telle qu'elle devrait être!...—Malgré toutes tes remontrances, je ne m'éloignerai de ce château que lorsque je serai certain de son sort.—Hom!... dit Mullern en lui-même, il faut rompre cet amour-là! à quelque prix que ce soit. Allez m'attendre chez le jardinier au bout du parc, dit-il à Henri; j'irai vous y retrouver et vous apprendre ce que vous voulez à toute force savoir.»
Henri n'osa résister, et suivit Franck, qui le conduisit à la maisonnette de son père, située à l'autre extrémité des jardins, et assez éloignée du château. Quant à Mullern, il regarda aller Henri, se repentant de la faiblesse qu'il avait eue de le laisser venir au château de Framberg, et cherchant dans sa tête par quel moyen il pourrait l'en arracher.
Henri attendait le retour de Mullern dans une anxiété difficile à décrire; cependant les heures s'écoulaient, et le hussard ne revenait pas!... Henri, voyant la nuit s'approcher, ne put résister à son inquiétude; il envoya Franck au château, afin de savoir la cause de ce retard.
Franck venait de partir, lorsque Henri vit quelqu'un s'approcher de l'endroit où il était. Malgré l'obscurité, il crut reconnaître Mullern et vola à sa rencontre. Il ne se trompait pas, c'était notre hussard. «Eh bien! Mullern, lui dit Henri en le reconnaissant, qu'as-tu donc fait si longtemps au château?—Rien, répondit Mullern d'une voix sombre, en continuant à marcher vers la maison du jardinier.—Au nom du ciel! instruis-moi de ce qui s'est passé! Dans quel état as-tu laissé Pauline?...—Elle n'a plus rien à craindre...—Que veux-tu dire?... parle, ton silence me glace d'effroi!—Vous le voulez... eh bien! armez-vous de courage, votre sœur... votre sœur... n'est plus...»
Henri n'en entendit pas davantage: il tomba privé de sentiment. «Allons, la crise est forte, dit Mullern; mais elle en durera moins!...» et il s'occupa du soin de rappeler Henri à la vie; aidé du jardinier, qui accourut à ses cris, il le transporta dans la maisonnette et le mit au lit. Le jeune homme ne rouvrit les yeux que pour retomber dans un état plus alarmant que celui d'où il sortait; une fièvre ardente s'était emparée de ses sens; un délire effrayant avait remplacé sa raison, il ne voyait, ne reconnaissait plus personne. Mullern, effrayé de l'état de Henri, se cognait la tête, s'arrachait les cheveux, et paraissait s'attribuer à lui seul la cause du mal qui accablait son élève.
Notre héros resta cinq jours dans cet état, et Mullern passa tout ce temps auprès de son lit. Enfin la nature, plus forte que le mal, rappela Henri à l'existence; et le sixième jour il recouvra sa raison, et avec elle un peu plus de tranquillité.
«Ouf!... voilà la crise passée!... dit Mullern en voyant Henri plus calme. Ma foi, elle a été rude; et si vous aviez succombé, je n'avais plus d'autre parti à prendre que d'aller tenir compagnie aux grenouilles qui sont dans les fossés du château! Mais vous revenez à la vie, et je me sens soulagé d'un boulet de trente-six que j'avais là, sur la poitrine.—Mon pauvre Mullern, dit Henri en souriant, combien je te cause de chagrin!...—Recouvrez la santé, le courage surtout, et je serai payé de mes peines.» Henri promit tout, et Mullern l'embrassa en pleurant de joie.
Henri fut encore quinze jours sans pouvoir quitter le lit. Mullern ne perdait pas de vue son élève; mais Henri demandait quelquefois où était Franck, et pourquoi il ne le voyait jamais auprès de lui. «J'ai dit à Franck d'aller nous chercher une bonne voiture pour nous emmener quand vous serez en état de partir: voilà pourquoi vous ne le voyez pas ici. D'ailleurs, est-ce que vous n'êtes pas satisfait de mes soins, que vous demandez votre domestique?—Que tu es injuste, mon cher Mullern! Si je demande Franck, c'est afin que tu puisses à ton tour prendre le repos dont tu as besoin.—Soyez tranquille; mon repos, à moi, c'est votre santé, et je ne serai plus malade, quand vous vous porterez bien.—Bon Mullern!...»
Lorsque Henri fut en état de sortir un peu, Mullern le conduisit dans la campagne, par une petite porte qui était à deux pas de la maison du jardinier. «Pourquoi sortons-nous du château? disait Henri à Mullern.—Parce que la vue de la campagne vous distraira davantage que celle d'un parc que vous avez parcouru cent fois.—Mais, Mullern, je l'aurais revu avec tant de plaisir!...—Non, monsieur, cela vous aurait affecté, et vous n'irez pas.» Henri n'osait résister; mais cependant il sentait au fond de son cœur le plus vif désir de revoir les lieux qu'il allait quitter de nouveau, et peut-être pour bien longtemps.
Lorsque Mullern crut voir que Henri était assez fort pour se mettre en voyage, il lui annonça que dans deux jours ils quitteraient le château. «Franck est donc de retour! dit Henri.—Oui, et la chaise de poste nous attendra devant la petite porte qui est ici près, et qui donne sur la grande route.—Quoi nous ne sortirons pas par le château?—Vous voyez bien que cela est inutile.» Henri n'osa répliquer; mais il se promit bien de ne pas partir sans avoir visité pour la dernière fois l'asile de son enfance.
La veille du jour fixé pour leur départ, Mullern, qui était accablé par la fatigue, engagea Henri à se coucher de bonne heure, afin d'être plus tôt éveillé le lendemain matin. Henri, qui avait déjà son projet en tête, feignit de consentir au désir de Mullern. Notre hussard se coucha, et ne tarda pas à s'endormir profondément. Lorsque Henri fut certain qu'il ne songeait plus à lui, il se leva avec précaution, sortit doucement de la chaumière, et prit le chemin du château.
La soirée était superbe, un clair de lune magnifique répandait sur toute la nature une teinte bleuâtre; et l'œil en se fixant sur un bosquet, sur un arbrisseau, croyait distinguer une ombre immobile, une figure bizarre; c'est alors que mille objets frappent notre vue, troublent notre imagination, et ne sont pourtant produits que par le reflet de l'astre de la nuit. Henri marchait d'un pas tremblant; son esprit, affaibli par sa maladie, enfantait mille visions; à chaque objet qu'il rencontrait, son cœur battait avec force; un secret pressentiment semblait l'avertir que quelque chose d'extraordinaire allait s'offrir à sa vue.
Il parvint enfin dans la partie des jardins qui était tout près du château. Ne pouvant plus maîtriser son agitation, il entre dans un bosquet pour s'asseoir un moment et reprendre un peu de calme... Mais quelque chose frappe ses regards: sur le banc où il veut se reposer il distingue une ombre blanche qui paraît immobile et ne s'aperçoit pas de sa présence. Henri ne peut commander à son émotion, il est forcé de s'appuyer contre un arbre; il cherche à surmonter sa faiblesse... Mais l'ombre se lève, s'avance lentement vers lui; un rayon de la lune donne sur sa figure; il la reconnaît: «Ombre de ma Pauline!... s'écrie-t-il en tombant à genoux devant elle, aurais-tu quitté le séjour céleste pour venir visiter celui qui ne peut plus désormais être heureux sur une terre que tu n'habites plus avec lui!...»
«Henri!...» dit une voix faible, et Pauline (car c'était elle), tombe sans connaissance devant son amant. «Grand Dieu!... s'écrie Henri, est-ce une illusion... mais non, c'est bien elle! c'est ma Pauline!... le ciel, touché de mon désespoir, me l'a rendue pour ne plus m'en séparer.»
Henri s'empresse de secourir son amante; Pauline rouvre les yeux, elle reconnaît Henri, elle lui sourit tendrement, elle est dans les bras de celui dont elle s'est crue séparée pour toujours: Henri, au comble de la joie, la presse contre son cœur, la couvre de baisers; Pauline, loin de repousser ses transports, se livre à toute sa tendresse, et ils oublient tous deux les liens qui les unissent pour ne plus songer qu'à l'amour qui les égare et les entraîne dans l'abîme qu'ils n'ont pas eu la force d'éviter.
Le repentir suivit de près la faute; mais cette faute-là n'était pas de celles qu'un amant fait oublier par de nouvelles caresses!... Henri, effrayé de l'énormité de son crime, n'ose plus lever les yeux sur celle dont il a causé la perte. Pauline pleure, gémit et reste privée de sentiment sur le gazon témoin de sa défaite. Henri ne songe pas à secourir celle qu'il a mise dans cet état; il fuit avec rapidité le fatal bosquet, s'enfonce dans le parc, gagne la campagne et disparaît du château avant que le soleil vienne éclairer son forfait.
Pauvre Pauline! qui donc viendra sécher tes larmes... calmer ton désespoir?... Il te quitte, celui qui seul pourrait alléger tes souffrances! il te quitte en jurant de ne te revoir jamais!... mais le ciel prendra pitié de tes maux... il t'enverra un ami, un consolateur, dans le moment où tu murmures contre la Providence et contre la rigueur de ta destinée.
Avant tout, il est bon d'expliquer au lecteur comment Pauline, qui passait pour morte, s'était trouvée avec Henri dans le bosquet.
Nous avons vu combien Mullern fut contrarié de ce que Henri ne voulait pas s'éloigner du château pendant la maladie de sa sœur. Le bon hussard vit bien que le jeune homme conservait toujours dans le fond de son cœur une passion qui devait faire le malheur du reste de sa vie, et il résolut de l'éteindre par quelque moyen violent. En apprenant la maladie de Pauline, il lui vint aussitôt dans l'idée de la faire passer pour morte; il se rendit donc auprès de la jeune malade pour s'assurer d'abord de sa situation; il trouva Pauline fort mal, et pensa que ce qu'il avait imaginé comme un mensonge pourrait bien devenir la vérité. Néanmoins, il ne voulut pas attendre l'événement, et, le même soir, il se rendit auprès de Henri. Nous savons comment il mit son projet à exécution. Cependant, malgré la douleur qu'il s'attendait à voir éclater, il ne croyait pas que sa ruse produirait un effet si violent; et, lorsqu'il vit son cher Henri aux portes du tombeau, il se repentit du moyen qu'il avait employé pour le guérir de son amour. Enfin Henri recouvra la santé, et Mullern commença à respirer. Pendant la maladie de Henri, Mullern avait appris par Franck que Pauline était presque entièrement rétablie; mais comme la crise était passée, il ne voulut pas instruire Henri de cette nouvelle, et résolut de l'entretenir dans une erreur qui devait lui rendre le repos. Voilà pourquoi il eut soin d'éloigner Franck de son maître, en empêchant Henri de se promener dans le château.
Le projet de Mullern était bien conçu; mais le destin ne permit pas qu'il reçût son exécution. Pauline, qui, depuis quelques jours, allait prendre l'air dans les jardins du château, attirée par la beauté de la soirée, était allée s'asseoir sous un bosquet touffu, et avait oublié, dans ses réflexions, que l'heure de se retirer était passée depuis longtemps. Nous avons vu comment le diable s'y prit pour réunir les deux amants, et pour renverser en une minute tous les plans de notre hussard.
Mais Mullern ne pouvait pas toujours dormir; le souvenir du voyage qu'ils vont entreprendre l'éveille à la pointe du jour; il se lève, il s'habille et court au lit de Henri pour savoir s'il a bien passé la nuit. Quel est son étonnement... son inquiétude... en ne voyant plus Henri dans la chaumière!... «Allons, dit-il, mon jeune homme a encore fait des siennes! Ne perdons pas de temps, et mettons-nous vite sur ses traces!...» Et déjà Mullern est dans le parc, qu'il parcourt dans tous les sens; enfin, le hasard le conduit dans le bosquet fatal; il croit de loin distinguer quelque chose; il approche, et voit Pauline étendue sur la terre et privée de sentiment.
Notre hussard ne s'amuse pas à faire des conjectures. «Le diable s'en mêle, dit-il; il se sont vus, parlé, et l'action a été chaude, à ce qu'il me paraît. Mais, où donc est mon élève?...» En attendant, Mullern charge Pauline sur ses épaules, et prend le chemin du château. Tout le monde dormait encore; mais, au tapage qu'il fait, on est bientôt sur pied; les domestiques viennent en chemise savoir ce qu'il y a de nouveau. «Allons, mille bombes! mes amis, il faut vous mettre tous en campagne, et sur-le-champ. Votre jeune maître a le diable au corps; je vois bien qu'il est inutile de vous le cacher plus longtemps; courez sur ses traces; que chacun se mette en route, et qu'on le ramène, fût-il au bout du monde. J'irai bientôt moi-même me joindre à vous.» En finissant ces paroles, Mullern les pousse les uns sur les autres dans la campagne; quelques-uns veulent faire les mutins, et observent qu'ils ne peuvent s'éloigner en chemise; mais Mullern les met à la porte à coups de pied dans le derrière, et personne ne résiste à ce dernier argument.
Après avoir mis ses ambassadeurs en campagne, Mullern s'empressa de retourner auprès de Pauline, et de lui prodiguer tous les secours que réclamait sa situation. Après bien des peines, il parvint à lui faire ouvrir les yeux. Henri fut le premier mot qu'elle prononça; ensuite elle aperçut, avec étonnement, Mullern à ses côtés. «Oui, je vois bien que vous êtes surprise de me voir, lui dit notre hussard, et je vous assure que, de mon côté, j'aimerais autant être à cent lieues de vous!... Mais enfin!... Franck avait bien raison de dire qu'il y a une destinée!...»
Pauline ne comprit pas grand'chose à ce discours; mais Mullern lui expliqua ce qu'il voulait dire, et la manière dont il l'avait trouvée dans le bosquet. «Et Henri, qu'est-il devenu? demanda Pauline.—Il aura craint mes remontrances, et il a pris la fuite!... Il doit pourtant savoir que, malgré mon air sévère, je n'ai pas un cœur de rocher!...» Mais Mullern ne se doutait pas encore de l'énormité de la faute de Henri.
Après avoir essayé de consoler Pauline, il la laissa dans son appartement pour aller à la recherche du fugitif. Pauline, lorsqu'elle fut seule, donna un libre cours à ses larmes; elle craignait et désirait en même temps que Mullern parvînt à ramener Henri; quelquefois la raison et le devoir lui faisaient appréhender son retour; mais l'amour, plus fort que tous les raisonnements, reprenait toujours le dessus, et finissait par l'emporter.
Cependant Mullern et tous les domestiques revinrent au château sans apporter aucune nouvelle de Henri. Le lendemain, mêmes perquisitions, sans avoir plus de succès. Les jours, les semaines s'écoulèrent, et Henri ne revint pas!... Mullern ne perdait pas courage, et faisait quelquefois des absences de huit jours, dans l'espérance d'être plus heureux; mais lorsque deux mois furent écoulés, il commença à perdre patience, et envoya au diable celui qu'au fond du cœur il désirait tant retrouver.
«Mais enfin, pourquoi cette fuite? disait Mullern à Pauline, lorsqu'ils étaient seuls ensemble; je lui avais défendu de vous voir, c'est vrai; mais je ne lui avais pas conseillé de devenir fou.»
Pauline baissait les yeux et ne répondait rien. Mullern, voyant que ses questions ne faisaient que redoubler son chagrin, changeait de conversation, et s'efforçait de la distraire. La pauvre enfant paraissait effectivement avoir grand besoin de distraction. Ce n'était plus Pauline telle qu'elle était un an auparavant, si fraîche, si jolie, et dont les yeux brillants annonçaient le plaisir et la santé!... Ses larmes en avaient terni l'éclat, son teint pâle et flétri trahissait les souffrances de son âme, et tout en elle annonçait une victime de l'amour!
Plus le temps s'écoulait, plus le chagrin de Pauline semblait augmenter. Elle passait les journées entières enfermée dans son appartement, ou à pleurer au fond d'un bosquet solitaire. Mullern présumait que c'était la peine qu'elle éprouvait de la fuite de Henri. Notre bon hussard n'était guère plus gai qu'elle, et fort peu en état de la consoler.
Un soir que Mullern était sorti du château, pour respirer l'air frais de la campagne, il aperçut de loin une femme, dont la démarche précipitée annonçait quelque dessein extraordinaire. «Oh! oh!... dit Mullern, quelle est cette femme?...» L'obscurité de la nuit l'empêchait de la reconnaître; mais il résolut de la suivre afin de satisfaire sa curiosité. L'inconnue traversa rapidement un petit bouquet de bois qui conduisait au bord d'un étang situé à peu de distance du village; elle prenait les sentiers les plus détournés, paraissait craindre d'être aperçue, et s'arrêtait de temps à autre, comme pour écouter si elle n'était pas suivie. Mullern alors se tenait caché derrière un arbre, retenait son haleine, et ne faisait pas le moindre mouvement. C'est de cette manière qu'ils arrivèrent tous deux au bord de l'eau. Alors l'inconnue s'arrête sur une espèce de monticule qui dominait l'étang, et se met à genoux. Mullern s'arrête aussi de son côté: une secrète terreur s'était emparée de ses sens. Bientôt une voix plaintive fait entendre les paroles suivantes: «O mon Dieu! pardonnez-moi l'action que je vais commettre! prenez pitié de mon désespoir, et n'accablez pas de toute votre colère celui qui a partagé mon crime et pour lequel je sacrifie une existence que je n'ai plus la force de supporter!...»
Mullern n'en entendit pas davantage. Ayant reconnu la voix, il courut vers celle qu'il voulait sauver; mais il n'était plus temps. Pauline, car c'était elle, s'était déjà précipitée au milieu des eaux.
Notre hussard, sans perdre un seul instant, jette de côté son bonnet, sa veste, tout ce qui aurait pu l'embarrasser; ensuite, se jetant à la nage, il parvient à atteindre l'infortunée qui allait périr, la saisit avec force, la ramène vers le rivage, et remercie le ciel d'avoir secondé son entreprise.
Mullern avait étendu Pauline sur la terre; mais elle était inanimée, et son état demandait de prompts secours. Comment faire cependant? Il était tard, tous les villageois étaient livrés au repos. Il n'y avait qu'un parti à prendre, celui de retourner au château, ils en étaient fort éloignés, et le bon hussard se sentait harassé par toutes les secousses qu'il avait éprouvées; mais le désir de faire une bonne action lui rendit toutes ses forces; il mit Pauline sur ses épaules; et, chargé de ce précieux fardeau, prit avec courage le chemin du château.
Après une heure d'une marche fatigante, Mullern vit enfin le terme de son voyage. Tout le monde était déjà couché; mais il avait toujours sur lui une clef de la petite porte du parc: il posa Pauline à terre, et ouvrit cette porte. En reprenant Pauline dans ses bras, il sentit que son cœur battait et qu'elle avait une légère respiration. «Allons, dit-il, elle n'est pas morte, et je suis payé de ma peine.» Le mouvement de la marche avait effectivement ranimé les sens de Pauline, et, lorsque Mullern la déposa sur son lit, elle rouvrit les yeux, sans qu'il eût besoin de chercher des secours étrangers.
«Où suis-je? dit-elle, en portant autour d'elle des regards où se peignaient l'étonnement et la douleur?—Dans un lieu que vous ne quitterez plus désormais sans ma permission, lui répondit Mullern d'un ton sévère.—Quoi! c'est vous, Mullern!... Comment se fait-il?...—Comment il se fait? C'est que je vous ai suivie, mademoiselle, et le ciel a permis que j'arrivasse assez à temps pour prévenir votre forfait!... Mais, me direz-vous, à votre tour, comment il se fait que vous ayez pu vous porter à un tel excès de démence? Quel désespoir agitait donc votre esprit? Quel égarement troublait votre raison?... Vous vous taisez. Parlez, mademoiselle, ce n'est pas par le silence que l'on s'excuse d'un pareil crime; oui, d'un crime, je le répète; et, quel qu'en soit le motif, c'en est toujours un de se défaire de la vie; j'estime les malheureux qui supportent leurs maux avec courage, mais je méprise ceux qui s'en délivrent par une lâcheté.»
Pauline écoutait Mullern attentivement: son discours énergique fit sur elle l'effet qu'il en attendait; il attendrit son âme, et elle versa un torrent de larmes. Dès que Mullern la vit pleurer, il sentit sa sévérité l'abandonner, et s'approcha d'elle pour la consoler. «Allons, je vous pardonne, dit-il en lui prenant la main, mais c'est à une condition...—Quelle est-elle?—C'est que vous allez me dire le motif de votre désespoir; car enfin, il faut bien qu'il y en ait un.—Ah! ne me forcez pas à rougir devant vous par le récit de ma honte!...—Il le faut, vous dis-je; allons, morbleu, du courage.—Vous l'ordonnez!... O mon Dieu! qu'il m'en coûte... Eh bien!...—Achevez.—Je suis...—Vous êtes?...—Je suis enceinte!»
Mullern est anéanti; Pauline se cache le visage dans ses mains. «Vous êtes enceinte!... dit enfin Mullern, en sortant de sa stupéfaction, et vous vouliez vous donner la mort! Malheureuse! vous vouliez donc la donner aussi à l'innocente victime que vous portez dans votre sein? Ah! vous êtes bien plus coupable que je ne le pensais!—Je ne sens que trop mon crime! Mais hélas! cette malheureuse créature que j'aurais privée de la lumière, n'est-elle pas elle-même, avant sa naissance, vouée à la honte et au mépris? Enfant du crime et du malheur, osera-t-elle jamais nommer les auteurs de ses jours?...—Que voulez vous dire?...—Faut-il donc vous apprendre quel est son père!...—Quoi!... Henri!... mon élève! Ah! triple tonnerre! voilà qui me coule à fond! Je n'ai plus d'autre parti à prendre que d'aller me faire friser les épaules par un boulet de quarante-huit.»
L'aveu que Pauline venait de faire avait épuisé le reste de ses forces, et elle retomba sans connaissance sur son lit. Quant à Mullern, ses esprits étaient trop frappés de ce qu'il venait d'apprendre, pour qu'il fût en état de s'apercevoir de ce qui se passait autour de lui. Immobile devant la cheminée, il regardait sans voir, songeait sans penser, souffrait sans sentir, et la nuit s'écoula pour lui sans qu'il fût revenu de cette espèce d'anéantissement.
Des coups redoublés, qui se firent entendre à la porte du château, rappelèrent Mullern à lui-même; il se frotte les yeux comme quelqu'un qui sort d'un songe pénible, regarde autour de lui d'un air surpris, et aperçoit Pauline qui était encore dans le même état. Cette vue lui rappelle tout ce qui s'est passé; deux grosses larmes s'échappent de ses yeux; il les essuie en soupirant, secoue la tête, relève sa moustache, et descend l'escalier avec précipitation.
On continuait de frapper avec violence; le concierge s'habillait lentement; Mullern, impatienté, va lui-même ouvrir la porte. Un courrier lui remet une lettre, et s'éloigne rapidement, en disant qu'il n'y a pas de réponse. Mullern tenait la lettre dans sa main, et pensait à autre chose qu'à la lire, lorsqu'en jetant les yeux sur l'adresse, il reconnut l'écriture de son colonel. «Oh! oh!... dit-il, en se frottant encore les yeux pour s'assurer qu'il ne rêve pas... c'est bien de mon colonel, et la lettre m'est adressée!... Par quel hasard sait-il que je suis dans le château!... et cet animal de courrier qui est reparti comme une bombe! J'aurais dû l'interroger; allons, lisons... Je crois que je tremble pour la première fois de ma vie! si mon colonel sait tout ce qui s'est passé, cette lettre est ma condamnation!... N'importe, j'ai mérité d'être puni, et j'aurai le courage de m'exécuter moi-même si mon colonel me l'ordonne.»
En finissant ces paroles, Mullern ouvre brusquement la lettre, et en parcourt le contenu; bientôt un changement sensible s'opère sur son visage à mesure qu'il lit: des larmes s'échappent des yeux du bon hussard, mais ce sont des larmes de joie, de plaisir, d'attendrissement. A peine a-t-il achevé sa lecture, qu'il se précipite, comme un fou, vers l'escalier qui mène à l'appartement de Pauline. «Vivat! victoire!» crie Mullern, en enjambant, quatre à quatre, les marches de l'escalier. Il arrive enfin dans la chambre de Pauline, que sa femme de chambre avait fait revenir à elle. Elle regarde Mullern avec étonnement; elle ne comprend rien à cette joie extraordinaire. «Tenez, lisez, lisez vous-même, lui dit Mullern, en lui donnant la lettre qu'il vient de recevoir, et vous verrez si j'ai tort d'être au comble de la joie!» Mais, avant d'expliquer au lecteur le motif de la joie subite de Mullern, et le contenu de la lettre qui en est la cause, il faut rejoindre le colonel Framberg que nous avons laissé prêt à partir pour Paris.
CHAPITRE XXI.
BONHEUR.
Le colonel avait écouté attentivement le récit que Henri lui avait fait des aventures de d'Orméville. Son âme noble et généreuse conçut aussitôt le projet de se rendre à Paris, et d'y faire toutes les démarches nécessaires afin de savoir ce qu'était devenu le père de son cher Henri. A la vérité, ce dernier avait déjà fait inutilement cette recherche. Mais Henri ne connaissait personne à Paris; sa jeunesse, d'ailleurs, devait inspirer peu de confiance: le colonel, au contraire, était d'un âge et d'un rang à commander le respect et l'estime. Il se fit donner des lettres pressantes pour les hommes en place, et il espéra obtenir plus de succès dans son entreprise.
Le colonel Framberg fit diligence, et, à son arrivée à Paris, il se mit sur-le-champ en mesure pour commencer les recherches nécessaires, et tâcher de savoir ce qu'était devenu d'Orméville. Ses démarches eurent le plus prompt succès; le ministre apprit au colonel que celui qu'il cherchait était enfermé à la Force, une des principales prisons de la capitale. D'Orméville avait été arrêté à son arrivée à Paris, et la peine de mort, à laquelle il avait été condamné, avait été commuée en dix années de prison, ce qui était déjà une grande faveur; et comme les personnes qui en voulaient à d'Orméville n'existaient plus, il espérait bientôt recouvrer sa liberté; mais il aurait fallu que le prisonnier eût en France quelqu'un qui s'intéressât à lui et fît les démarches nécessaires pour son élargissement: malheureusement il n'y connaissait personne, et il aurait probablement passé en prison le temps qui lui était fixé, si le hasard ne lui eût envoyé un protecteur puissant dans la personne du colonel. Celui-ci s'occupa aussitôt de faire rendre la liberté à d'Orméville, dont la faute n'avait pas été assez grave pour lui mériter tant de rigueur, et qui avait assez souffert par un exil de vingt ans.
Les démarches que le colonel fut obligé de faire traînèrent plus en longueur qu'il ne l'aurait cru. On lui avait déjà accordé la permission de voir d'Orméville; mais il ne voulait se présenter à lui qu'en lui apportant sa grâce. Quelle conduite généreuse envers un homme qui avait été son rival... qui l'avait privé de l'amour d'une femme qu'il adorait, et qui allait encore lui enlever celui qu'il regardait comme son fils!... Il existe peu d'hommes comme le colonel!
Enfin, après plus de trois mois passés en démarches et en sollicitations, le colonel Framberg obtint la liberté du père de Henri. Quel moment pour son âme généreuse! avec quelle ivresse il se rendit à la prison! le sentiment d'une bonne action le paya amplement de toutes les peines qu'il s'était données. D'Orméville n'attendait plus sa grâce: le malheureux, assis dans un coin de sa prison, pensait à sa Pauline; le chagrin qu'elle devait éprouver augmentait la tristesse de sa situation. Tout à coup les portes de sa prison s'ouvrent; un homme qu'il ne connaît pas, mais dont la figure annonce la bonté, se présente devant lui, (le lecteur se doute bien que c'est le colonel); il se jette, en entrant, dans les bras de d'Orméville; celui-ci, étonné, ne sait que penser de tout ce qu'il voit. «Embrassons-nous d'abord, lui dit le colonel, nous ferons connaissance après; en attendant, voici votre liberté. Je suis le colonel Framberg, et c'est moi qui l'ai obtenue.»
D'Orméville ne sait s'il est bien éveillé; le nom du colonel, le mot de liberté le frappent au point de le rendre immobile; mais le colonel, qui s'est attendu à sa surprise, l'entraîne hors de la prison, le fait monter avec lui dans sa voiture et se fait conduire à l'hôtel qu'il habite. Pendant le chemin, d'Orméville revient à lui: «Ce n'est point un songe! dit-il; je suis en liberté, et c'est à vous, monsieur le colonel, à vous que je la dois!...—Je conçois votre étonnement, mon cher d'Orméville, et je vais le faire cesser; mais comme le récit que j'ai à vous faire est un peu long, attendons que nous soyons rendus à mon hôtel; nous pourrons y causer sans être interrompus.» D'Orméville y consent, ils arrivent enfin; le colonel fait défendre qu'on les interrompe, et raconte à d'Orméville tous les événements que nous avons déjà rapportés.
Qui pourrait peindre l'étonnement de d'Orméville en apprenant que son fils existe, et qu'il va bientôt l'embrasser? Sa joie tient du délire: il se jette dans les bras du colonel en le nommant son Dieu tutélaire; tout d'un coup il s'arrête; et réfléchit profondément: «Qu'avez-vous? lui dit le colonel; d'où naît votre étonnement?—Auriez-vous un autre fils? lui dit d'Orméville.—Non, je n'ai jamais eu que Henri qui m'en a tenu lieu.—Henri!... plus de doute! c'est lui.—Que voulez-vous dire?—Je connais ce fils adoré!... et le ciel l'a choisi pour me sauver l'existence!—Se pourrait-il?... Henri vous a sauvé la vie!—Dans une forêt, à six lieues de Strasbourg; j'allais être la victime de deux assassins, lorsque la Providence m'a envoyé mon fils pour me sauver la vie.»
D'Orméville était effectivement ce voyageur que Henri avait sauvé. Le colonel Framberg admira les décrets de la Providence, qui avait envoyé le fils au secours du père; ensuite il continua son récit que d'Orméville avait interrompu par ses exclamations. Lorsque ce dernier apprit les amours de Pauline et de Henri, et le chagrin que le colonel éprouvait de cette fatale passion, il l'interrompit en lui disant: «Séchez vos pleurs, mon ami; nos enfants seront rendus au bonheur et à l'amour: apprenez enfin que Pauline n'est pas ma fille.—Elle n'est pas votre fille!... s'écrie le colonel ivre de joie; oh! pour le coup j'en perdrai la tête!... ces chers enfants!... ils ont eu tant de chagrins! Je n'ose encore croire à ce bonheur!...—C'est la vérité, mais je conçois qu'elle a besoin d'explications. Écoutez-moi, et je vais, à mon tour, vous faire le récit de tous les événements qui me sont arrivés depuis le moment où je me séparai de celle que je comptais nommer mon épouse.»
Histoire de d'Orméville.
«En quittant ma chère Clémentine, je me rendis à Vienne pour y offrir mes services à l'Empereur. La guerre était déclarée entre la Russie et l'Autriche. Je n'eus pas de peine à me faire agréer; et, en considération de ma bonne volonté et de ma naissance, je fus bientôt lieutenant dans un régiment de hussards qui allait se mettre en campagne. Je partis avec ma compagnie. Nous rencontrâmes l'ennemi près d'un village entre Novogrodeck et Wilna. La bataille fut sanglante, et les Russes furent défaits, comme je l'appris par la suite; car, ayant reçu un coup de feu au commencement de l'action, je tombai de cheval et fus laissé pour mort sur le champ de bataille.
»Un paysan, qui passa près de moi longtemps après que les deux armées furent éloignées, s'aperçut que je respirais encore; il eut l'humanité de me charger sur son dos et de me porter dans sa chaumière, afin de m'y donner tous les secours que réclamait ma situation.
»Je restai près d'un an chez ce bon villageois, car ce ne fut qu'au bout de ce temps que mes blessures, parfaitement guéries, me permirent de songer à regagner mes drapeaux. Mais pendant ma longue maladie, les hasards de la guerre avaient rendu les Russes maîtres du lieu où j'étais caché; ils avaient établi des postes dans tous les endroits qu'il m'aurait fallu traverser pour retourner en Autriche, et je vis que je ne pouvais quitter le village où j'étais, sans m'exposer à des dangers presque inévitables.
»Que pouvais-je faire?... Ma situation était affreuse; je ne possédais pas la plus petite somme d'argent, et je ne voulais pas être plus longtemps à la charge du brave homme qui m'avait conservé la vie.
»Je n'avais qu'un parti à prendre, celui de travailler pour vivre, et je m'y décidai promptement. Le bon paysan qui m'avait secouru me trouva de l'ouvrage chez un fermier des environs. J'endossai l'habit qui convenait à mon nouvel état, et je me mis à travailler à cette terre qui n'est jamais ingrate envers ceux qui l'arrosent de leurs sueurs.
»Je vivais assez tranquillement depuis longtemps; je m'étais accoutumé à ma nouvelle existence: d'ailleurs le souvenir de ma Clémentine et l'espoir de la revoir un jour me faisaient supporter avec courage la longueur de mon exil. Vous savez qu'en venant en Allemagne, je quittai le nom de d'Orméville pour prendre celui de Christiern, et j'avais conservé ce nom dans l'endroit où j'étais.
»A une demi-lieue de la ferme que j'habitais, était un petit château appartenant à un nommé Droglouski. Ce Droglouski n'était pas aimé dans les environs, et il circulait même sur son compte différents bruits auxquels je faisais peu d'attention. Comme son château était sur une élévation d'où l'on découvrait tous les pays d'alentour, lorsque mes travaux me le permettaient, je dirigeais mes pas de ce côté, et, tournant mes regards vers les lieux qui étaient embellis par ma chère Clémentine, je demandais au ciel qu'il me permît bientôt de revoir celle que j'adorais.
»J'avais remarqué dans mes promenades solitaires un homme que je rencontrais souvent sur mon passage, et qui paraissait m'examiner attentivement. Je n'y fis pas d'abord grande attention; mais cependant, impatienté de voir toujours cet homme sur mes pas, je demandai au fermier s'il le connaissait: sur le portrait que je lui en fis, il me dit que ce ne pouvait être que le confident et le domestique de M. Droglouski, et que même il se rappelait que cet homme était venu à la ferme, et lui avait fait diverses questions à mon sujet. Curieux de savoir ce qu'il pouvait me vouloir, je résolus de lui parler la première fois que je le rencontrerais.
»L'occasion ne tarda pas à se présenter: quelques jours s'étaient à peine écoulés, que, me trouvant un soir aux environs du château, je vis mon homme à deux pas de moi; je l'abordai et lui dis que j'étais très-étonné de le rencontrer sans cesse sur mes pas, et que je le priais de m'en expliquer le motif.—«Vous le saurez, me répondit-il d'une voix sombre; mais comme ce que j'ai à vous dire est très-important, rendez-vous ce soir à minuit en ces lieux; nous ne craindrons pas d'être surpris, et vous y apprendrez ce qui vous intéresse.—Pourquoi pas tout de suite? lui dis-je, surpris du ton avec lequel il me parlait.—Non, répondit-il; à minuit vous saurez tout; mais n'y manquez pas! il y va de votre vie!...» Il s'éloigna en disant ces mots, et me laissa dans un étonnement que je ne puis vous dépeindre.
»Serais-je découvert? me dis-je lorsque je fus seul; dois-je aller à ce rendez-vous?... Je balançai longtemps; enfin, réfléchissant qu'il m'avait dit que ma vie en dépendait, je présumais qu'il ne voulait me livrer que dans le cas où je lui manquerais de parole, et je résolus d'être exact à l'heure indiquée.
»A minuit j'étais au lieu dit, à cent pas du château; je ne tardai pas à voir mon homme s'avancer vers moi. Il me mena sur un banc au pied d'un arbre, et me tint ce discours:—«Vous êtes Autrichien, et par conséquent en guerre avec les Russes; vous n'avez pas le sou, et vous n'attendez qu'une occasion favorable pour retourner dans votre patrie. Si vous étiez reconnu, vous seriez sur-le-champ mis à mort; je puis, moi, vous livrer à vos ennemis et vous faire conduire au trépas; c'est ce que je ferai, si vous ne consentez pas à ce que je vais vous proposer.»
»Je vis que j'avais affaire à un scélérat; mais ma vie était entre ses mains, et il fallait dissimuler. «Qu'exigez-vous de moi? lui dis-je.—Le voici, me répondit-il: il existe, dans ce château que vous voyez devant nous, un enfant de trois à quatre ans; son existence contrarie diverses personnes: nous aurions pu lui donner la mort nous-mêmes; mais j'ai jeté les yeux sur vous, parce que ce meurtre, commis dans le château, aurait peut-être donné des soupçons.»
»Je frémis d'horreur à ce discours; mais je cachai mon indignation, et le scélérat continua: «Il est inutile que vous connaissiez les motifs de cette vengeance, je vous engage même à ne jamais vous en informer, car cette curiosité vous coûterait la vie; et, si dans quelques années vous étiez tenté de revenir dans ce pays (car je présume que vous retournerez en Autriche dès que la paix sera faite), je vous préviens que vous feriez une démarche inutile, car ce château sera abandonné, et vous n'y trouverez plus personne. Ainsi, décidez-vous et voyez si vous voulez faire ce que j'exige de vous; vous en serez récompensé largement: si vous refusez, au contraire, je vais vous dénoncer aux Russes qui occupent ce pays, et vous ne pourrez échapper à la mort.—Il n'y a pas à balancer, lui dis-je, j'accepte.—C'est fort bien; en ce cas, suivez-moi, je vais vous livrer l'enfant.—Quoi! sur-le-champ?...—Sans doute, le plus tôt sera le mieux.»
»Je suivis, en frémissant, le scélérat qui me jugeait capable de seconder son odieux projet. Il me conduisit dans l'intérieur du château: un silence profond y régnait. Arrivé dans une salle basse, il me laissa en me disant d'attendre son retour. Je restai seul quelques minutes; j'écoutais attentivement si je n'entendais rien qui pût m'instruire; mais un calme profond et extraordinaire me fit juger que l'homme qui m'avait introduit l'habitait seul, et j'avoue qu'alors je formai le projet de délivrer la terre de ce monstre et de sauver son innocente victime; mais je fus trompé dans mon espoir: mon homme revint tenant un enfant dans ses bras: il était suivi d'un autre personnage qui était masqué, et qui me regardait sans parler. «Tiens, voilà l'enfant et une bourse pleine d'or, me dit mon premier introducteur; tu sais ce que tu as à faire, va, sors de ce château, et songe bien que, si tu n'exécutes pas nos ordres, la mort suivra de près ta trahison.»
»Je ne répondis rien; je pris l'enfant et la bourse, et mon homme m'accompagna jusqu'à la porte du château: là, après avoir renouvelé ses menaces, il me quitta, et je me vis seul avec l'enfant.
»Pauvre petite! dis-je en l'examinant, car je vis que c'était une petite fille qui pouvait avoir tout au plus quatre ans: dussé-je y perdre la vie, je te sauverai de la fureur de tes ennemis. Mon parti fut bientôt pris; si je restais dans le village, je devais m'attendre à y être arrêté; je résolus donc de chercher un autre asile; à la vérité, je pouvais aussi être pris en fuyant; mais je pensai que le ciel protégerait mon action, et cet espoir me donna du courage. Effectivement, je fis plusieurs lieues sans aucun danger, et je parvins enfin à une immense forêt, où je pensai que je ferais bien de rester caché quelque temps.
»Le pauvre enfant, que le ciel m'avait confié, était l'objet de ma plus tendre sollicitude. Hélas! privé de tout, j'étais obligé de lui faire chaque soir un berceau avec des branches d'arbres; et le matin, avant qu'elle ne fût réveillée, je me rendais, en tremblant, à la chaumière d'un paysan, et j'y achetais les provisions nécessaires à notre existence. La petite, par ses innocentes caresses, me faisait oublier mes maux; elle m'appelait son père, et je résolus de lui en tenir lieu. Je la nommai Pauline, et je souhaitai qu'avec un nom français elle eût aussi la gaieté et la grâce des femmes de mon pays.
»Enfin je reçus la récompense qui suit toujours une bonne action: quinze jours s'étaient à peine écoulés depuis que nous habitions la forêt, lorsque j'appris que les Autrichiens s'avançaient à marches forcées vers l'endroit où j'étais réfugié; les Russes fuyaient devant les vainqueurs, et je me vis bientôt au milieu de mes camarades.
»Je repris dans les rangs le grade que j'y occupais; mais ma petite Pauline m'embarrassait beaucoup, lorsque le hasard me fit connaître la respectable madame Reinstard; elle avait suivi son fils à l'armée; il avait été tué, et elle était livrée au plus profond désespoir; je lui proposai de servir de mère à Pauline, que je lui dis être ma fille; elle y consentit avec joie; et partit pour Offembourg, devant se loger aux environs. Je comptais aller la rejoindre au bout de peu de temps, et j'espérais revoir aussi ma Clémentine!... Mais, hélas!... un officier, qui avait passé près du château de Framberg, m'apprit que celle que j'adorais, m'ayant cru mort comme tout le monde, avait épousé le colonel Framberg; qu'elle en avait eu un fils, et, qu'après quelques années de mariage, elle venait de perdre la vie.
»Cette nouvelle anéantit tous mes projets de bonheur. Je ne songeai plus qu'à mourir pour rejoindre ma Clémentine. Plusieurs batailles se livrèrent; je cherchais la mort dans les rangs ennemis; mais elle fut sourde à mes vœux, et je n'y trouvai que la gloire. Je fus fait capitaine; et le temps, ainsi que le souvenir de ma petite Pauline, parvinrent enfin à calmer mon désespoir, je venais passer tous mes quartiers d'hiver auprès de celle qui me croyait son père, et je me gardai bien de lui apprendre le contraire, afin de lui éviter des chagrins qui n'auraient fait que répandre une teinte sombre sur les beaux jours de sa jeunesse.
»J'étais aussi heureux que je pouvais l'être; je regardais Pauline comme ma fille, et jamais il ne me vint dans l'idée que le fruit de mes amours avec Clémentine pouvait être ce Henri de Framberg que chacun nommait votre fils.
»Le désir de revoir ma patrie vint enfin troubler ma tranquillité. Vous savez le reste, monsieur le colonel, et je ne puis assez vous exprimer toute la reconnaissance que je vous dois.»
CHAPITRE XXII.
PEU INTÉRESSANT, MAIS NÉCESSAIRE.
Qui pourrait peindre la joie du colonel Framberg en apprenant que Pauline n'est pas la sœur de Henri? «Ils pourront donc se livrer sans remords à leur tendresse!... dit-il à d'Orméville; car je ne doute pas que vous n'approuviez leur amour?—Ah! monsieur le colonel, répondit ce dernier, croyez-vous que je retrouverais mon fils pour faire son malheur! et d'ailleurs n'avez-vous pas toujours sur lui les droits d'un père, puisque vous lui en avez tenu lieu si longtemps? vous les conserverez ces droits respectables, et je regarderais Henri comme indigne de ma tendresse, s'il n'avait pas toujours pour vous la même affection.»
Les deux amis s'embrassèrent cordialement, en se jurant réciproquement d'avoir toujours pour Henri et Pauline la tendresse d'un père. Mais, à propos, dit le colonel, n'avez-vous jamais fait aucune démarche pour découvrir quels étaient les parents de cette pauvre petite, et pour savoir d'où venait la haine des monstres qui voulaient sa mort?—Jamais, je vous l'avoue, je n'ai cherché à les découvrir; d'abord, j'ai pensé que je prendrais une peine inutile; il m'aurait fallu retourner dans un pays où je ne connais personne, pour y chercher des gens qui, certainement, n'auront pas attendu mon retour pour fuir des lieux qu'ils avaient tant d'intérêt d'abandonner, ainsi qu'ils me l'avaient dit; ensuite j'ai réfléchi sur la situation de ma chère Pauline; elle était heureuse, tranquille auprès de moi, et j'allais peut-être troubler son repos, réveiller contre elle la haine de ses ennemis, en cherchant à lui faire connaître des parents qui, sans doute, s'intéressent peu à elle, puisqu'ils n'ont fait aucune démarche pour la retrouver.—Vous avez raison relativement au premier point, mon cher d'Orméville; mais, quant au second, je ne suis pas de votre avis; car, maintenant que Pauline a en nous des protecteurs, des amis, qui sauront la garantir des pièges de ses vils ennemis, que voulez-vous qu'elle craigne, si nous cherchions à découvrir sa naissance pour lui faire rendre sa fortune? car elle doit en avoir, n'en doutez pas, mon ami; c'est toujours pour de l'or qu'il y a des êtres capables de se porter aux plus grands forfaits.—Je le pense comme vous; mais que faire? quels moyens employer?—Nous y réfléchirons... je me rappelle... oui, peut-être ceux que nous cherchons ne me sont-ils pas inconnus.—Que voulez-vous dire?—Vous vous souvenez de l'aventure qui vous est arrivée dans la forêt auprès de Strasbourg, et où Henri vous sauva la vie?—Ah! je ne l'oublierai jamais!—N'avez-vous pas réfléchi que ces deux hommes, qui n'étaient pas des assassins ordinaires, pouvaient être des envoyés de ceux qui vous ont remis l'enfant, et qui veulent vous punir de ne pas avoir obéi à leurs ordres?—Je l'ai pensé dans le moment; mais comment supposer que je retrouve en France, et auprès de moi, des gens qui ont tant d'intérêt à me fuir?—Certes, ils ne vous y cherchaient pas; mais s'ils vous y ont rencontré, ils auront cru nécessaire de vous sacrifier à leur sûreté. Rappelez-vous qu'ils vous croient Autrichien d'origine, et que, ne pensant pas vous trouver en France, c'était une raison de plus pour les engager à venir y demeurer.—Vous m'ouvrez les yeux, mon cher colonel, et je ne doute plus maintenant que les scélérats qui en voulaient à ma vie ne soient les mêmes qui avaient juré la mort de ma chère Pauline.—Apprenez donc comment j'espère les découvrir: Henri, en écoutant la conversation de ces deux misérables, avait eu tout le temps d'examiner leur visage; jugez de sa surprise, lorsqu'en se rendant à la petite maison où j'avais trouvé l'hospitalité, justement au milieu de la forêt, il reconnut dans le maître de cette habitation un de vos assassins, celui qui a échappé à la juste punition qui lui était due, en se sauvant à l'approche de Henri.—Se pourrait-il!... et cet homme?—Cet homme n'a pu reconnaître Henri, qu'il n'avait pas eu le temps d'examiner; mais, soit qu'il eût conçu des soupçons, le lendemain, lorsque nous partîmes, il avait déjà quitté sa maison.—Je ne doute pas qu'il ne puisse nous instruire de ce que nous avons tant d'intérêt à savoir; mais où le trouver maintenant?—Nous y parviendrons, n'en doutez pas. Dans le premier moment où Henri me le fit connaître, je refusai de punir un homme à qui je devais l'hospitalité; mais à présent que je suis instruit de tous ses crimes, je le découvrirai, dussé-je le chercher jusqu'au bout du monde.—Je vous seconderai, colonel, et nous parviendrons à démasquer les méchants.»
Les deux amis, d'accord sur ce point, songèrent que le plus pressé était de rejoindre leurs enfants, et le colonel, qui avait appris que Mullern et Henri étaient au château, écrivit au premier une lettre dans laquelle il lui détaillait tout ce qui lui était arrivé; il le chargeait de ménager à ses enfants le plaisir d'une nouvelle aussi heureuse, et, afin d'être plus tôt réunis, il engageait Mullern à venir avec Henri et Pauline au-devant d'eux. Cette lettre, une fois partie, le colonel et son ami firent tout préparer pour leur départ, et se mirent bientôt en route pour le château de Framberg. Laissons-les voyager, et revenons au château.
Lorsque Pauline eut fini de lire la lettre du colonel, elle partagea les transports de joie de Mullern, et son émotion fut si forte qu'elle pensa lui être fatale, et qu'elle perdit de nouveau l'usage de ses sens.
«Allons! triple bourrade!... dit Mullern, en mettant tout sens dessus dessous, voilà qu'avec ma diable de tête j'ai encore fait des bêtises, et que, pour avoir voulu lui causer trop de plaisir, je vais l'envoyer dans l'autre monde sans passe-port!...» Cependant, malgré les craintes de Mullern, Pauline revint à elle, et se trouva mieux que jamais. «Ah! mille bombes! lui dit notre hussard, ne recommencez plus vos évanouissements, car je finirais par en perdre la tête.»
Pauline voulait s'habiller tout de suite, pour aller au-devant de ses bienfaiteurs. «Un instant, dit Mullern, je n'ai pas envie que vous vous trouviez encore mal en chemin, et comme cela pourrait arriver, nous ne partirons qu'après-demain, parce que vous êtes trop faible pour vous mettre en route.»
Malgré tout ce que Pauline put dire sur sa santé, Mullern fut inexorable. «J'en suis aussi fâché que vous, lui dit-il, car je brûle de revoir mon colonel; mais je suis devenu sage par expérience, et il faut prendre patience.»
Après que le premier transport de joie fut passé, Pauline soupira et regarda tristement le ciel; de son côté, Mullern devint rêveur et se mit le poing sur l'oreille, comme c'était son habitude lorsque quelque chose l'affectait. Au bout d'une demi-heure de silence, ils se regardèrent tous deux.
«Je devine ce que vous allez me dire... dit Mullern à Pauline; nous l'avions oublié dans le premier moment de notre joie; mais cela ne pouvait pas durer.—Hélas!... où est-il maintenant?...—Il est à pleurer sa faute dans quelque coin, comme un pénitent!... Oh! s'il avait eu le courage d'attendre de pied ferme les événements, il ne nous aurait pas mis dans l'embarras où nous sommes;... car, qu'irons-nous faire sans lui devant ceux qui nous attendent?... Que dira mon colonel?—Que dira son père? qui croit le presser bientôt dans ses bras...—Que dirons-nous, si l'on nous demande le sujet de sa fuite?... Ah! mille escadrons! je crois que je redoute autant de voir mon colonel que j'avais d'impatience, il n'y a qu'un instant, d'aller me jeter à son cou.»
Enfin Mullern réfléchit qu'aidé du colonel et de d'Orméville, il découvrirait plus aisément Henri, et qu'une fois retrouvé, ils seraient tous parfaitement heureux. Tranquillisé par ces réflexions, il s'occupa de consoler Pauline, et y parvint sans peine. Elle avait trop de plaisir à le croire pour essayer de combattre ses raisons.
Les deux jours s'écoulèrent, et Franck, que Mullern avait chargé des préparatifs du départ, vint lui dire que la chaise de poste les attendait.
«Allons, partons, dit Mullern; et il envoya chercher Pauline. Pendant ce temps, notre hussard préparait un discours pour son colonel; car il redoutait le premier moment de l'entrevue. Il se promenait dans la cour, allait sur la porte du château, regardait dans la campagne, et disait en lui-même: «Où est-il, ce démon-là?... Que fait-il maintenant? Ah! s'il connaissait son bonheur!... Mais non, il aime mieux courir les champs et me faire damner, que de revenir vers moi... Cet élève-là m'a donné bien du fil à retordre.»
Pauline ne tarda pas à descendre, elle jetait de tristes regards sur ce château où, en si peu de temps, il lui était arrivé tant d'événements. Mullern la fit monter dans la voiture, en lui disant: «Tenez, j'ai un secret pressentiment que nous reviendrons bientôt ici plus contents que nous n'en partons.—Puisses-tu dire vrai!...» répondit Pauline en soupirant.
Mullern se plaça à côté d'elle, Franck monta en postillon, et ils s'éloignèrent du château.
La chaise de poste ne s'arrêta qu'une fois pour changer de chevaux jusqu'à Blamont; là, nos voyageurs descendirent à l'auberge de la poste, dans le dessein d'y passer la nuit.
CHAPITRE XXIII.
ATTENTAT, COUP DU SORT.
L'auberge était remplie de voyageurs; les gens couraient de côté et d'autre sans savoir à qui répondre; Mullern et ses compagnons eurent bien de la peine à parvenir jusqu'à l'aubergiste; enfin ils le rencontrèrent.
«Monsieur l'hôte, dit Mullern, donnez-nous vite des chambres avec des lits, et à souper.—Mon... monsieur l'hus... l'hus... sard... ça serait... ça serait... avec beau... beau... avec beaucoup de plaisir; mais c'est que... c'est que...—Eh bien! c'est que? voyons, tâchez de parler plus clairement.—Je... je, je n'en ai plus qu'une fort... fort jolie, avec un lit.—Allons, voilà bien le diable!» dit Mullern; comment allons-nous faire?... Cependant Pauline était trop fatiguée pour aller plus loin, Mullern l'engagea à prendre la chambre qui restait, espérant que lui et Franck trouveraient bien à se coucher quelque part, fût-ce encore au grenier.
Il fit signe à l'aubergiste de le conduire à la chambre en question, car il voulait éviter de lui parler, tant son bégayement l'impatientait.
Pauline fut conduite à une jolie pièce donnant sur la rue; et, comme elle ne voulut rien prendre, Mullern lui souhaita le bonsoir en l'avertissant qu'il viendrait la chercher le lendemain matin pour partir.
Mullern et Franck, qui n'avaient pas envie de se coucher sans souper, demandèrent à l'aubergiste où ils seraient servis le plus promptement: «Si... si... ces messieurs veulent venir à la, la... à la, la...—Allons, mille bombes! finirez-vous?...—A la ta... ta...—Au diable le maudit bègue, avec sa ta ta, les si si et la la; je crois, morbleu! qu'il s'amuse à nous solfier les psaumes du roi David!...—Monsieur, plus vous vous impatienterez, moins il parlera bien, dit Franck.—C'est fort agréable; en ce cas, charge-toi de le faire expliquer, car il me prend envie de lui délier la langue à coups de plat de sabre.»
Franck fut plus adroit que Mullern, car l'aubergiste les conduisit à la table d'hôte, où l'on allait souper. «Allons, va pour la table d'hôte, dit Mullern, nous verrons après à penser à nos lits.»
La chambre où l'on soupait était occupée par beaucoup de monde; cependant, en y entrant, Mullern distingua un homme qui se leva de table avec précipitation, et sortit de la chambre en mettant son mouchoir sur sa figure; notre hussard n'y fit pas grande attention, et alla prendre à table la place que le voyageur venait de quitter.
Mullern et Franck soupaient tranquillement depuis quelques minutes, s'occupant peu des autres voyageurs qui causaient entre eux, lorsque deux hommes, vêtus comme des rouliers, entrèrent dans la chambre, et vinrent s'asseoir en face de Mullern et de son compagnon.
La conversation ne tarda pas à s'engager entre ceux-ci et les nouveaux venus; ils paraissaient être de bons vivants, buvant sec et causant beaucoup. Ils mirent Mullern sur le chapitre de ses batailles, et quand une fois celui-ci était en train d'en parler, ce n'était pas pour peu de temps; sa tête s'échauffait, et il se croyait encore au moment de l'action. Les deux voyageurs paraissaient prendre beaucoup de plaisir à l'entendre et l'excitaient à continuer; tout en parlant, on buvait, et la conversation se prolongea tellement, que peut-être Mullern aurait passé la nuit sous la table, s'il ne s'était aperçu que Franck ronflait déjà à côté de lui.
«Il faut se coucher,» dit Mullern en se levant de table; il allait un peu de travers, mais cependant il pouvait encore se soutenir. Les deux voyageurs appelèrent l'aubergiste, et se donnèrent beaucoup de mal pour trouver une chambre à Mullern et à son compagnon. Notre hussard les remerciait en leur frappant amicalement sur l'épaule, et en jurant qu'ils étaient de bons enfants.
Grâce aux soins des deux voyageurs, Mullern et Franck eurent une petite chambre, à la vérité dans les mansardes; mais ils auraient dormi sur les toits... On les conduisit, et ils ronflèrent bientôt à l'unisson.
Dix heures venaient de sonner lorsque Mullern s'éveilla le lendemain. «Morbleu!... dit-il, voilà une belle conduite!... mais aussi je me rappelle qu'hier au soir il y a eu deux diables d'hommes qui nous ont fait boire comme des templiers. Allons, mille bombes! il faut réparer le temps perdu.»
En disant cela, Mullern poussa Franck, qui dormait encore, et ils s'habillèrent précipitamment. «Je suis certain, disait Mullern, que mademoiselle Pauline nous attend depuis plus de deux heures! tâchons de ne pas la laisser s'impatienter davantage.»
Il descend l'escalier quatre à quatre, et se rend au corps de logis où avait couché Pauline. Il frappe plusieurs coups à la porte; point de réponse. «Elle s'est ennuyée d'attendre, et elle est sans doute allée se promener au jardin,» se dit Mullern; et il descend vite l'escalier et traverse la cour pour aller au jardin. Chemin faisant, il rencontre l'aubergiste qui l'arrête: «Où?... où?... va, va monsieur?—Parbleu! je vais chercher la jeune dame qui a couché dans ce corps de logis, et qui n'est pas dans sa chambre; elle est probablement au jardin.—Pas du... pas du... pas du tout, monsieur sait bien qu'elle... elle... est partie.—Comment partie!... non, triple tonnerre, je ne le sais pas; mais cela ne se peut pas: voyons, quand? comment? avec qui?—Toutou... toutou... tout à l'heure.—Se pourrait-il?—Avec un homme qui qui... qui qui...—Allez au diable avec vos qui qui!» dit Mullern transporté de colère, et il repousse rudement l'hôte, qui va tomber le derrière sur la niche d'un gros dogue de basse-cour, lequel, effrayé de cette attaque imprévue, mort la fesse à celui qui venait de troubler son repos.
Mullern, se doutant qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans tout cela, prend le parti de courir après Pauline. «Quelle route a-t-elle prise? demande-t-il à une jeune servante qui était assise devant la porte.—La route de Lunéville, monsieur;» et aussitôt notre hussard saute sur le premier cheval venu, et prend la route de Lunéville.
«Elle est partie tout à l'heure, m'a-t-on assuré, se disait Mullern en galopant, ainsi elle ne peut être encore bien loin; j'aurais dû attendre Franck, le prévenir!... mais aussi ce diable d'homme m'avait tant impatienté!...»
Comme Mullern achevait ces réflexions, il lui sembla entendre des cris à quelque distance; il court vers l'endroit d'où ils partaient, et aperçoit une chaise de poste arrêtée. «Voyons, se dit Mullern: serait-ce celle que je cherche?» Aussitôt il fait aller son cheval ventre à terre; il approche et distingue une femme qui veut s'élancer hors de la voiture, et qui en est empêchée par un homme qui s'oppose à sa fuite. Cette femme c'est Pauline, et Mullern reconnaît dans cet homme un de ceux qui, la veille, ont pris tant de plaisir à l'écouter. «Ah! double traître! tu vas me le payer, dit notre hussard en s'avançant vers lui; mais comment se fait-il que cette voiture soit arrêtée? Il faut qu'il y ait un motif.» Le bruit de deux épées qui se croisent fait tourner la tête à Mullern, et il voit deux hommes se battant avec acharnement. «Bon! dit-il, un des deux est le défenseur de Pauline!...» Mais notre hussard, embarrassé, ne sait de quel côté porter ses pas; enfin il pense qu'il faut d'abord sauver celui qui expose sa vie pour protéger Pauline. Il court donc du côté des combattants... Mais, ô nouvelle surprise! l'un est M. de Monterranville que Mullern avait tant d'envie d'assommer, et l'autre, bonheur inespéré! c'est son cher Henri, après lequel il soupirait depuis si longtemps!
Par quel hasard se trouvait-il là, et si à propos, pour empêcher sa Pauline d'être enlevée par un scélérat qui voulait sa perte? C'est ce que nous allons apprendre au lecteur dans le chapitre suivant; mais, pour cela, il faut remonter au moment où notre héros s'est éloigné si brusquement du château.
CHAPITRE XXIV.
COURT ET TRISTE.
On doit se rappeler que Henri s'éloigna du château au milieu de la nuit, et dans un état d'égarement qui ne lui permettait pas de réfléchir où il allait, ni de songer à ce qu'il pourrait devenir.
Le souvenir de son crime troublait sa raison et oppressait son âme. «O mon Dieu! disait-il, vous qui m'avez donné un cœur pour aimer avec passion, et une âme trop faible pour surmonter une tendresse criminelle, arrachez-moi la vie, ou éloignez de ma pensée l'image de celle qui fait mon supplice et mon bonheur, et que ma faute conduira peut-être au tombeau!»
Après avoir marché toute une journée à travers les champs, Henri, ne pouvant plus résister à la fatigue, s'arrêta dans une cabane de bûcheron. Il était alors au milieu de la forêt Noire, à peu de distance de Freudenstadt. Le pauvre Henri, qui sortait d'une longue maladie, n'était pas en état de supporter un aussi grand chagrin, et à peine fut-il chez le bon paysan, qu'il retomba malade une seconde fois. Cependant, en entrant chez son hôte, Henri lui avait défendu de dire qu'il logeait un voyageur chez lui, et celui-ci avait religieusement gardé son secret. Voilà pourquoi Mullern, dans ses fréquentes excursions, n'avait pas découvert Henri chez le bûcheron.
Ce bon hussard ne se doutait guère que son cher élève était aussi près de lui; qu'une fièvre brûlante le consumait, et qu'abattu par le chagrin et les souffrances, il n'avait pour le soulager qu'un misérable bûcheron, manquant lui-même de tout; Mullern aurait volé auprès de lui afin de veiller sur ses jours, mais le destin en ordonnait autrement.
Au bout de six semaines, Henri se trouva en état de quitter la forêt Noire. Il dit adieu à son hôte, et partit sans savoir où il irait. Voulant pourtant s'éloigner du château de Framberg, il prit la route de France, et s'arrêta quelque temps à Strasbourg. Il alla loger dans la maison où il avait retrouvé sa chère Pauline, dans cette maison où il avait passé les plus heureux instants de sa vie auprès de celle qu'il nommait alors son épouse.
Après y être resté deux mois, notre jeune homme résolut, pour se distraire, de se rendre à Paris. Son dessein était aussi de recommencer dans cette ville ses recherches sur son père, qu'il brûlait de connaître et d'embrasser. Il ignorait que son généreux bienfaiteur s'était chargé de ce soin, et qu'il venait de réussir dans son entreprise.
Le hasard voulut que Henri s'arrêtât à Blamont, dans la même auberge où vinrent loger Mullern et ses compagnons. C'est lui qui était assis à la table d'hôte lorsqu'ils entrèrent dans la salle. Henri les reconnut sur-le-champ, et, ne voulant pas être vu de Mullern, se hâta de sortir en mettant son mouchoir devant sa figure.
Lorsqu'il fut dans sa chambre, il pensa que peut-être Pauline accompagnait Mullern; ne pouvant résister à sa curiosité, il descendit interroger une servante de l'auberge, qui lui apprit qu'effectivement une jeune dame, telle qu'il la dépeignait, était arrivée avec le hussard, et qu'elle couchait dans un appartement au premier.
Lorsque Henri fut certain que Pauline, Mullern et Franck voyageaient ensemble, il chercha à deviner le motif de ce voyage, et ne put en trouver d'autre, sinon qu'ils étaient encore à sa poursuite. Bien résolu à ne pas se montrer, il remonta dans sa chambre, en réfléchissant à cette rencontre; mais l'idée que sa Pauline reposait sous le même toit que lui, ne lui permit pas de prendre un instant de repos.
Le lendemain matin, Henri se leva dès le point du jour. Ne pouvant résister au désir de voir un instant sa Pauline, il alla se mettre en embuscade devant la porte de l'auberge, attendant avec impatience le moment où elle en sortirait. Après avoir attendu fort longtemps, il commençait à perdre courage, et allait quitter la place, lorsqu'il vit cette femme si désirée passer devant lui; mais Mullern et Franck n'étaient pas avec elle: un seul homme, un homme que Henri ne connaît pas, paraît la conduire. Étonné de ce qu'il voit, notre héros les suit à une assez grande distance. Arrivés sur la lisière d'un bois, deux hommes s'élancent sur Pauline et l'emportent dans une chaise de poste qui est à deux pas; en vain Pauline se débat et appelle à son secours; elle est bientôt dans la voiture, et l'homme qui l'avait amenée au rendez-vous monte en postillon et fouette les chevaux qui s'éloignent rapidement.
Henri avait couru au secours de Pauline; mais il était à une trop grande distance pour espérer pouvoir la soustraire à son ravisseur. Cependant l'amour et la fureur lui donnent des ailes; il court de telle force, qu'il parvient à atteindre la voiture. Alors il crie au postillon d'arrêter; celui-ci ne l'écoutant pas et continuant d'aller son train, Henri emploie le seul moyen qui lui reste pour sauver son amie: il tire un de ses pistolets sur le conducteur, qui tombe mort sur le grand chemin.
Aussitôt la voiture s'arrête; un homme en descend comme un furieux et court sur Henri l'épée à la main; Henri le reconnaît, c'est M. de Monterranville, c'est l'assassin de la forêt. «Viens, misérable, lui dit-il, viens recevoir la punition de tous tes crimes.»
Il attend de pied ferme son adversaire, et tous deux s'attaquent avec une égale fureur; c'est alors que notre hussard se trouva sur le lieu du combat.
CHAPITRE XXV.
HEUREUSE RENCONTRE.
«Ah! ah!... gibier de potence! dit Mullern en courant vers les combattants, tu oses te frotter à mon élève! attends, attends, nous allons te faire voir si nos sabres ont le fil.»
Mais Mullern arriva trop tard pour avoir le plaisir de sabrer lui-même, car, au moment où il parlait, M. de Monterranville reçut de Henri un coup d'épée qui l'étendit aux pieds de notre hussard.
«Bravo! bravo! mon cher Henri, dit Mullern en sautant au cou de son élève: voilà qui vous rend tout à fait digne de moi; car le coquin y allait comme un furibond. Mais j'en vois encore un qui se sauve. Ah! pour celui-là, j'en fais mon affaire.»
En disant ces mots, Mullern galope vers l'homme qui avait gardé Pauline pendant le combat, et qui s'était sauvé dès qu'il avait vu son maître étendu par terre. Comme il avait beaucoup d'avance sur Mullern, il allait lui échapper, lorsque notre hussard aperçut dans le lointain une chaise de poste venant du côté par où son homme se sauvait. «Barrez-lui le passage! arrêtez-moi ce coquin-là!...» se met aussitôt à crier Mullern. Soit qu'on l'entendît ou que l'on devinât ce qu'il voulait dire, la voiture s'arrête; deux hommes en descendent et barrent le chemin au fuyard; bientôt on le saisit: Mullern s'avance pour remercier les voyageurs, et saute à leur cou en reconnaissant le colonel Framberg et son ami.
Le colonel et d'Orméville, surpris de cette rencontre, lui font mille questions. «Venez, leur dit-il, suivez-moi, vous allez les voir, vous allez en apprendre de belles sur ce coquin de Monterranville!... Mais ne laissons pas échapper celui-ci!... Nous saurons de lui tous les détails de cet enlèvement.»
Les deux amis ne comprennent rien à tout cela, mais n'en suivent pas moins Mullern, qui les conduit sur le lieu du combat, où Henri était occupé à calmer l'effroi de sa chère Pauline. Ce pauvre Henri était au comble de la joie: un mot de Pauline avait suffi pour le rendre heureux: elle lui avait déjà dit en se jetant dans ses bras: «Tu n'es pas mon frère!»
«Tiens, voilà ton père, lui dit-elle en reconnaissant d'Orméville.—Se pourrait-il? Grand Dieu!... c'est vous!...» Et Henri est déjà dans les bras de l'auteur de ses jours.
La joie est portée jusqu'au délire: le colonel, d'Orméville, Henri, Pauline, Mullern se précipitent dans les bras l'un de l'autre. Les voilà réunis! ils peuvent donc s'aimer sans crime, après tant de chagrins, après tant de traverses! Leur âme oppressée peut à peine supporter cet excès de bonheur, et des larmes d'attendrissement viennent baigner leurs paupières.
«Ah!... mille millions de cartouches, nous sommes vainqueurs!» dit Mullern en faisant sauter son shako en l'air; mais ce n'est pas sans peine, car la place a été longue à emporter.»
Lorsque les premiers transports furent un peu calmés, les voyageurs songèrent à quitter l'endroit où ils étaient pour continuer leur route jusqu'au château de Framberg; mais un gémissement qu'ils entendirent leur fit tourner la tête; ils aperçurent que M. de Monterranville respirait encore, et faisait signe pour que l'on vînt à son secours.
«Il ne faut pas abandonner cet homme, dit le colonel; ses aveux pourront nous être d'une grande utilité, et nous apprendre enfin quelle est l'origine de notre chère Pauline.»
Tout le monde approuva le colonel, et l'on se rendit auprès du blessé: «Je sens, dit-il, que je n'ai plus que quelques instants à vivre; mais comme mes déclarations rétabliront la fortune de cette jeune femme que j'ai tant persécutée, conduisez-moi à l'endroit le plus prochain, et là, devant un notaire, je vous ferai, si j'en ai la force, le récit de ma malheureuse existence.» On s'empressa de faire ce que le mourant désirait; Mullern et Franck formèrent un brancard sur lequel il fut placé. Le postillon, qui était mort, fut laissé sur la place jusqu'à ce que la justice se rendît sur les lieux; on emmena l'autre complice du blessé, et on reprit le chemin de Blamont, dont les voyageurs n'étaient pas éloignés.
Lorsqu'ils furent arrivés à l'auberge, le colonel fit chercher un médecin, un notaire et des témoins. Le médecin ayant visité la blessure de M. de Monterranville, annonça qu'il n'avait que peu d'instants à vivre, et qu'il fallait en profiter si l'on avait besoin de ses déclarations. Aussitôt tout le monde se réunit dans la chambre du malade, qui fit entendre, non sans peine, le récit suivant:
Histoire de M. de Monterranville.
«Maintenant que la mort plane sur ma tête, que mon être approche de sa dissolution, je frémis en me retraçant tous les forfaits que la jalousie et la cupidité m'ont fait commettre!... Le bandeau qui couvrait mes yeux est tombé... les remords viennent déchirer mon âme!... et je ne puis plus me faire illusion!... Ah!... qu'ils sont terribles les derniers moments du criminel!... il n'a plus aucune consolation!... le monde qu'il quitte ne le regarde qu'avec horreur!... et le souvenir d'une bonne action ne vient pas adoucir ses tourments.
»O vous que je persécute depuis l'enfance, femme intéressante!... combien vous allez rougir en reconnaissant votre oncle dans le misérable qui est devant vos yeux!...»
«—Mon oncle!...» s'écrie Pauline avec surprise. «—Son oncle!» disent tous les assistants. Le blessé fit signe qu'on l'écoutât, et continua en ces termes:
«Mon véritable nom est Droglouski; je suis né à Smolensko: le palatin mon père était immensément riche, et n'avait d'enfant que moi et une fille plus jeune de deux ans.
»Dès ma plus tendre enfance, je portai la haine la plus violente à cette sœur, parce que je prévoyais qu'il faudrait partager avec elle le riche héritage de notre père, que la cupidité me faisait désirer de posséder entièrement.
»Le malheur voulut que je prisse à mon service un nommé Stoffar; cet homme était le plus vil scélérat de la terre. S'apercevant de ma haine pour ma sœur, il flatta mes passions, sut capter ma confiance, et devint bientôt mon confident intime.
»Belliska, ma sœur, était chaque jour l'objet de ma jalousie et de ma méchanceté; elle souffrait, sans se plaindre, tous les maux que je lui faisais endurer. Mais, soit que mon père en fût instruit, soit qu'il devinât mon odieux caractère, il me légua seulement le tiers de ses biens, donna le reste à ma sœur, et m'ordonna de quitter le pays qu'il habitait.
»Je m'éloignai, la rage dans le cœur, en jurant de me venger, et je me rendis avec Stoffar dans un petit château isolé, que j'achetai près de Wilna, et où je me retirai, afin de méditer en liberté sur les moyens de perdre celle que je détestais.
»J'étais depuis près d'un an dans ce château, lorsque j'y appris la mort de mon père. Cette nouvelle, loin de m'attrister, ne fit qu'augmenter ma haine pour Belliska, et m'affermir dans le dessein de la perdre. Elle se trouvait alors une des plus riches héritières de la Russie, et sa fortune était l'objet de toutes mes espérances; car j'avais déjà presque entièrement dissipé le bien qui m'était revenu.
»Pendant que je délibérais avec Stoffar sur le parti qu'il fallait prendre, ma sœur se maria avec un jeune officier russe qu'elle aimait. Cette nouvelle redoubla mon désespoir. «Nous avons trop tardé, monsieur, me dit Stoffar; il faut agir et suivre mes conseils. Rendez-vous d'abord auprès de votre sœur; feignez d'avoir oublié les différends qui ont eu lieu entre vous, et marquez-lui la plus tendre amitié.»
»Je suivis ses conseils, sans trop savoir quel était son projet. Ma sœur, toujours bonne, me reçut à bras ouverts, et me présenta à son époux, qui me fit aussi un accueil très-flatteur. Ils m'engagèrent à rester quelque temps avec eux; j'y consentis.
»Bientôt cependant tous nos plans furent encore traversés par la naissance d'une fille que ma sœur mit au monde, et que l'on nomma Éliska. C'était vous, malheureuse Pauline!... et, dès votre entrée dans le monde, je vous vouai la haine la plus implacable.
»Le hasard, qui semblait favoriser mes projets, permit que le comte Beniouski, votre père, fût appelé à l'armée pour se mettre à la tête de son régiment qui allait combattre les Suédois. Ma sœur ne se sépara de son époux qu'en versant des larmes amères; celui-ci m'engagea à ne point la quitter pendant son absence, et à être son protecteur. Je le lui promis!... Hélas! il ne savait pas à quel monstre il se confiait.
»Le malheur qui poursuivait Belliska voulut que son époux fût tué à la première bataille. Cette nouvelle me combla de joie. Je me voyais par là débarrassé d'un obstacle à ma fortune; j'étais las de feindre pour ma sœur une amitié que mon cœur était si loin de ressentir; je voulais d'ailleurs jouir de ses richesses, et Stoffar me dit qu'il était temps d'agir.
»C'est maintenant que vous allez frémir d'horreur!... Mais je ne puis différer plus longtemps l'aveu d'un crime abominable. Sachez donc qu'un breuvage empoisonné me débarrassa pour jamais de celle que je détestais... Vous frémissez!... écoutez-moi jusqu'au bout.
»Afin d'éviter tout soupçon, j'avais eu soin de ne faire prendre qu'un poison lent à ma victime. Elle traîna donc près de six mois avant de mourir. Pendant ce temps, je redoublai de soin auprès d'elle pour mieux gagner sa confiance.
»Ma sœur, sentant sa fin approcher, était persuadée que c'était la douleur qu'elle ressentait de la mort de son époux qui la conduisait au tombeau. Elle me fit venir auprès d'elle, me recommanda sa fille, en me nommant son tuteur, et mourut sans avoir soupçonné que son frère était son assassin.
»Il ne restait donc plus que la petite Éliska, dont l'existence m'empêchait d'hériter des richesses de ma sœur. Je l'emmenai dans mon château isolé, afin d'y décider de son sort. Stoffar me conseillait de la faire périr; mais, par un excès de prudence qui me devint fatal, je voulus qu'on chargeât quelque étranger malheureux, dont nous n'aurions pas à redouter l'indiscrétion, de ce nouveau forfait.
»Vous vous rappelez, monsieur, dit Droglouski en s'adressant à d'Orméville, comment Stoffar vous découvrit, et comment il jugea que vous étiez celui qu'il nous fallait pour exécuter notre projet. Nous savions que vous étiez au service de l'Autriche, nous vous crûmes Autrichien. Mon dessein étant de passer en France, je n'appréhendais pas de jamais vous y rencontrer; d'ailleurs vous ne me vîtes que masqué lorsque l'on vous remit l'enfant.
»Une fois cette affaire terminée, je fis passer ma nièce pour morte, et j'héritai de tous les biens de ma sœur. Comme mon plus ardent désir était de quitter un pays qui me rappelait tous mes crimes, je vendis promptement mes propriétés, et je passai en France avec Stoffar.
»J'achetai, près de Strasbourg, la petite maison que vous connaissez; sa situation isolée me convenait, et je m'y retirais de temps en temps lorsque j'étais las des plaisirs et des débauches auxquels je me livrais sans cesse à Paris, avec mon digne confident.
»Je n'ai plus maintenant à vous raconter que les événements auxquels vous avez pris part. Un jour Stoffar reconnut à Strasbourg, dans M. d'Orméville, celui auquel nous avions confié l'enfant de ma sœur. «Il faut nous en défaire, me dit-il aussitôt; car je pourrais tôt ou tard être rencontré et reconnu par cet homme, et je serais perdu.» Mon âme répugnait à ce nouvel attentat; mais je craignais trop Stoffar pour lui résister, et votre mort fut résolue.
»Le ciel cependant ne permit pas que ce crime s'accomplît; vous fûtes sauvé par ce jeune homme que vous nommez votre fils, et Stoffar reçut la mort. Quant à moi, je me réfugiai dans ma demeure, assez content, je l'avoue, d'être débarrassé de mon complice.
»Plusieurs mois après cet événement, vous vîntes, monsieur, dit-il à Henri, dans ma maison pour chercher M. le colonel. Votre trouble, votre émotion à ma vue ne m'échappèrent pas; je me doutai que vous me connaissiez, et j'allai écouter votre conversation avec ce brave hussard, afin d'éclaircir mes soupçons. A peine vous eus-je entendu que je perdis la tête, et pris la fuite au milieu de la nuit.
»Lorsque je fus un peu remis de ma frayeur, je résolus de savoir ce que vous feriez, et si vous ne cherchiez pas à me nuire. En conséquence, je me déguisai en paysan, et je vous suivis dans votre voyage avec votre ami Mullern.
»Vous vous rendîtes au château de Framberg, et moi je m'établis dans les environs; j'y appris bientôt vos amours avec celle que vous croyiez votre sœur; et lorsque je sus que le père de la jeune personne avait porté le nom de Christiern, qu'il était officier, et qu'il l'avait amenée de Russie, je ne doutai pas que ce ne fût ma nièce.
»Dès lors, madame, vous devîntes l'objet de toutes mes démarches, et je jurai de vous avoir en ma puissance, craignant trop, si vous retrouviez votre protecteur, qu'il ne parvînt à me perdre.
»J'avais gagné à force d'or deux misérables qui devaient servir mes desseins; mais il n'était pas facile de vous enlever du château; j'étais cependant sur le point d'y parvenir quand vous partîtes en chaise de poste avec Mullern et Franck.
»Je vous suivis de fort près; mais ce ne fut que dans cette auberge que je trouvai le moyen d'effectuer mon plan. Mes deux affidés se chargèrent de faire boire vos compagnons qui auraient fait manquer notre entreprise...»
«—Ah! les coquins! interrompit Mullern; qui s'en serait douté?...»
»Le lendemain matin, un d'eux alla frapper à votre porte; il était déjà tard; et vous attendiez vos compagnons depuis longtemps: il vous dit qu'ils avaient fait raccommoder la chaise de poste qui était un peu endommagée, et qu'ils vous attendaient à deux pas d'ici. Vous le crûtes, et vous vous laissâtes conduire dans le piège que je vous avais tendu, et qui aurait réussi, si le ciel, lassé, de mes crimes, ne vous eût envoyé des libérateurs!»
CHAPITRE XXVI.
CONCLUSION.
Ici M. de Monterranville, ou plutôt Droglouski, termina son récit, qui avait vivement affecté ses auditeurs. Le notaire l'avait transcrit mot à mot; le blessé le signa, en y faisant ajouter que sa nièce était sa seule héritière, et qu'elle trouverait dans sa petite maison de la forêt tout ce qui lui restait de son immense fortune dont il n'avait encore dissipé que les trois quarts.
Cette affaire une fois terminée, nos amis quittèrent un homme dont la vue ne pouvait que leur être pénible, surtout à Pauline, à laquelle il tenait de si près. Mais à peine s'en étaient-ils éloignés qu'ils apprirent qu'il venait de rendre le dernier soupir.
«Bien le bonsoir, dit Mullern, j'espère que nous ne nous rencontrerons plus.» Pauline donna quelques soupirs à sa mémoire, non qu'elle pût avoir pour lui la moindre affection, mais parce que c'était le seul parent qu'elle eût jamais connu.
N'ayant plus rien qui les retînt à Blamont, nos amis prirent la route du château de Framberg, où ils arrivèrent le lendemain.
Avec quelle ivresse ils revirent ces lieux où chacun d'eux trouvait des souvenirs! Le colonel et d'Orméville unirent nos deux amants. L'hymen cacha les fautes de l'amour. Henri et Pauline, parvenus enfin au bonheur, ne quittèrent jamais leur père et leurs bienfaiteurs; le bon Mullern passa sa vie auprès d'eux, s'enivrant quelquefois et jurant toujours: mais il faut bien pardonner quelques défauts à celui dont l'âme renferme de belles qualités.
FIN.
TABLE
DES CHAPITRES.
| Pages. | |||
| CHAP. | Ier. | Voyage, accident, aventures. | 5 |
| II. | Les comtes de Framberg. | 10 | |
| III. | Clémentine. | 16 | |
| IV. | L'homme comme il y en a peu. | 24 | |
| V. | Éducation de Henri. | 30 | |
| VI. | La ferme et le grenier à foin. | 37 | |
| VII. | Réception du colonel. | 48 | |
| VIII. | L'homme mystérieux. | 59 | |
| IX. | Encore un grenier. | 68 | |
| X. | La tante de Jeanneton. | 74 | |
| XI. | Florence. | 81 | |
| XII. | Rome. | 94 | |
| XIII. | Suite du précédent. | 106 | |
| XIV. | Paris. | 113 | |
| XV. | Une aventure d'un autre genre. | 126 | |
| XVI. | Il la retrouve. | 133 | |
| XVII. | Qui s'en serait douté? | 145 | |
| XVIII. | Un liseur de romans l'a déjà deviné. | 159 | |
| XIX. | Encore un moment de gaieté. | 168 | |
| XX. | L'amour ne conduit pas toujours au bien. | 180 | |
| XXI. | Bonheur. | 197 | |
| XXII. | Peu intéressant, mais nécessaire. | 209 | |
| XXIII. | Attentat, coup du sort. | 216 | |
| XXIV. | Court et triste. | 222 | |
| XXV. | Heureuse rencontre. | 226 | |
| XXVI. | Conclusion. | 236 | |