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L'enfer (2 of 2): La Divine Comédie - Traduit par Rivarol

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NOTES

SUR LE TRENTE-TROISIÈME CHANT

[1] C'étaient trois familles nobles de Pise, opposées à la faction et aux intérêts d'Ugolin: elles s'étaient unies à l'archevêque, et avaient servi sa vengeance. (Voyez la grande note sur Ugolin, au chant précédent.)

[2] Le poëte suppose que les enfants ont aussi de leur côté un songe de mauvais augure, et qu'ils s'éveillent tous dans l'attente du malheur qui doit leur arriver.

[3] Dans cette belle imprécation, Dante compare la ville de Pise à celle de Thèbes, à cause du crime de l'archevêque: car on sait que Thèbes était devenue célèbre par les crimes de la famille d'OEdipe. Ensuite il souhaite que la Gorgone et la Caprée, deux petites îles de la mer de Toscane, aillent fermer l'embouchure de l'Arno qui traverse la ville de Pise, afin que ce fleuve, ne pouvant plus se jeter dans la mer, rebrousse contre son cours, et vienne noyer les habitants de Pise. Il finit par un raisonnement simple et pressant sur l'innocence des fils d'Ugolin. J'observerai que lorsqu'un mot réveille vivement le mot qui le suit, les idées semblent aussi germer plus vivement l'une de l'autre. Ainsi l'argument de Dante, outre qu'il est de toute vérité, tire encore beaucoup de force de la collusion des deux mots, enfants et enfance. Racine a dit: Pour réparer des ans l'irréparable outrage: artifice de style dont il faut user sobrement.

[4] Nous sommes au giron de Ptolomée, c'est-à-dire des traîtres envers leurs bienfaiteurs. Ce Ptolomée les représente tous, soit que le poëte ait voulu désigner le roi d'Égypte qui fit mourir Pompée dont il avait reçu tant de services, ou un autre Ptolomée qu'on trouve dans la Bible, et qui assassina le grand-prêtre, son bienfaiteur. On sait comment Tasse a imité la pensée qui termine cette description. «Armide voulait crier: Barbare, où me laisses-tu seule? Mais la douleur ferma le passage à sa voix, et ce cri lamentable revint avec plus d'amertume retentir sur son coeur.»

[5] Albéric, de la famille Manfredi, à Faënza, fut de l'ordre des Frères joyeux: il était brouillé avec ses confrères depuis longtemps, lorsqu'un jour il feignit de se réconcilier avec eux, et les invita à un grand dîner. Sur la fin du repas, il dit de servir le fruit; et à ce mot, qui était le signal convenu, les convives furent tous égorgés. Les fruits de frère Albéric étaient passés en proverbe.

[6] Branca d'Oria, d'une noble famille de Gênes, invita aussi à un repas, et fit mourir par trahison son beau-père, Michel Zanche, dont il est parlé au vingt-deuxième chant, note 6; il fut aidé dans son crime par un de ses parents. Le poëte dit qu'ils descendirent tous deux en Enfer plus vite que le malheureux qu'ils assassinaient.

[7] Quoique Dante se fût engagé par serment envers cet Albéric, il se fait une vertu d'être parjure envers lui, tant sa trahison l'avait révolté.

[8] Cet esprit de la Romagne était toujours Albéric, et le Génois était d'Oria. Ceci fait allusion à un proverbe italien, peu favorable aux Romagnols: ils passent pour la pire nation de l'Italie, et Albéric est ici représenté comme le plus mauvais d'entre eux. Il est aussi la dernière ombre qui parle dans les Enfers.

Il me semble que, dans un siècle où la religion était si puissante sur les esprits, ce dernier supplice que Dante emploie, dut produire un effet bien effrayant. Albéric et d'Oria, avec son parent, étaient trois citoyens coupables de grands crimes à la vérité, mais illustres par leur naissance, connus de tout le monde, et tous trois pleins de vie. Dante vient affirmer, à la face de l'Italie, que ces trois hommes ne vivent plus, que ce qu'on voit n'est que leur enveloppe animée par un démon, et que leur âme est en Enfer depuis longues années. C'était montrer la main de Dieu au festin de Balthazar. Aussi reste-t-il une tradition du désespoir où il réduisit ces trois coupables. On ne peut sans doute faire un plus bel usage de la poésie et de ses fictions, que d'imprimer de telles terreurs au crime: c'est faire tourner la superstition au profit de la vertu.

Je n'insiste pas sur les beautés de l'épisode d'Ugolin; j'observerai seulement que l'extrême pathétique et la vigueur des situations ont tellement soutenu le style du poëte, qu'on y peut compter cent vers de suite sans aucune tache. C'est là qu'on reconnaît vraiment le père de la poésie italienne. Si Dante n'a pas toujours été aussi pur, c'est à la bizarrerie des sujets qu'il faut s'en prendre. Pétrarque, né avec plus de goût et un génie moins impétueux, s'exerça sur des objets aimables. La Jérusalem est, comme on sait, le sujet le plus heureux que la poésie ait encore embelli. D'ailleurs, au siècle de Tasse, les limites de la prose et des vers étaient mieux marquées; la langue poétique avait repoussé les locutions populaires; elle n'admettait plus que les mots sonores; elle avait écarté ceux qui embarrassent par un faux air de synonymie; elle savait jusqu'à quel point elle pouvait se passer des articles; enfin, comme le langage est le vêtement de la pensée, on avait déjà pris les mesures les plus justes et les formes les plus élégantes. Mais Dante n'a point connu ce mérite continu du style; il tombe quand le choix des idées ou la force des situations ne le soutiennent pas.

CHANT XXXIV

ARGUMENT

Quatrième et dernier giron, dit de Judas, où Lucifer, traître envers Dieu, est entouré de traîtres envers leurs bienfaiteurs. Sortie de l'Enfer.

VOICI LES ÉTENDARDS DU PRINCE DES ENFER [1].

—Regarde en avant, me dit le sage, et vois si tu peux les distinguer.

Je regardai, et je crus entrevoir je ne sais quel grand édifice; comme lorsqu'un épais brouillard ou la nuit obscure s'affaissent dans les campagnes, on voit de loin un moulin agitant ses bras au souffle des vents.

J'avançais; et pour me dérober à la rigueur de l'air qui frappait mon visage, je marchais derrière mon guide, unique abri qui fût en ces lieux.

Déjà, et ce n'est point sans frissonner que je le dis, déjà nous étions au dernier giron de l'Enfer; à ce giron où les ombres sont ensevelies dans la profonde glace, d'où elles apparaissent comme des fétus dans le verre et sous toutes les attitudes; renversées, debout, étendues ou courbées comme un arc, et touchant de leurs fronts à leurs pieds [2].

Quand nous fûmes assez avancés pour qu'il plût au sage de me montrer la créature qui fut jadis si belle, il me fit arrêter, et s'écartant de moi:

—Voilà Satan, me dit-il, et voici les lieux où tu dois t'armer de toute ta constance.

Je m'arrêtai alors, chancelant et transi, dans un état que la parole ne saurait exprimer: ce n'était point la vie, ce n'était point la mort; eh! qu'étais-je donc hors de l'une et de l'autre!…

Je voyais au centre du glacier le monarque de l'empire des pleurs s'élever de la moitié de sa poitrine en haut; et ma taille égalerait plutôt la stature des géants, qu'ils ne pourraient approcher de la longueur de ses bras.

Quel était donc le tout d'une telle moitié [3]?

S'il fut jadis l'ornement des cieux, comme il est à présent l'effroi des Enfers, c'est bien lui qui doit être le centre des crimes et des tourments, lui qui osa mesurer de l'oeil son créateur!

Mais combien redoubla ma terreur quand je vis son énorme tête composée de trois visages; le premier s'offrant en face, les deux autres s'élevant sur chaque épaule, et tous trois se réunissant pour former la crête effroyable dont il était couronné!

Le premier visage était rouge de feu, l'autre était livide, et les peuples qui boivent aux sources du Nil portent la noire image du troisième.

À chaque face répondaient deux ailes aussi vastes qu'il le fallait au plus grand des archanges, et telles que l'Océan ne vit jamais sur ses flots de voile si démesurée.

Il agitait deux à deux ces ailes sans plumage; et les trois vents qui s'en échappaient allaient glacer les étangs du Cocyte [4].

De tous ses yeux tombaient des larmes qui se mêlaient à l'écume sanglante de ses lèvres, et de chaque bouche sortait un coupable que le monstre broyait sous ses dents; éternel bourreau d'une triple victime!

Mais il tourmentait plus effroyablement encore, du tranchant de ses ongles, l'infortuné qui sortait de la bouche du milieu, et dont il retenait la tête et les épaules englouties.

—Ce premier des trois, et certes le plus malheureux, me dit mon guide, est le traître Judas: des deux autres que tu vois à ses côtés, et qui pendent la tête en bas, l'un est Brutus qui souffre et se tait; l'autre est l'énorme Cassius [5]. Mais il faut partir, car la nuit approche; notre course est finie, et tout est parcouru.

Alors, suivant son désir, j'enlaçai mes bras autour de son cou; et dès que le monstre, en déployant ses ailes, eut découvert l'épaisse toison dont ses flancs étaient hérissés, mon guide s'y attacha, et descendit de flocons en flocons à travers les glaces, m'emportant ainsi suspendu; mais il touchait à peine à la ceinture de l'ange, que je le vis, allongeant ses bras et s'aidant de ses mains, tourner péniblement sa tête où étaient ses pieds, et monter comme s'il fût rentré dans l'abîme.

—Soutiens-toi, me cria-t-il hors d'haleine; c'est par de telles marches qu'il faut sortir de l'Enfer.

Et s'élevant aussitôt vers les rochers entr'ouverts sur nos têtes, il sortit et me déposa sur leurs bords.

Assis à ses côtés, je levai les yeux pour contempler encore Lucifer, et je ne vis plus que ses jambes renversées qui se dressaient devant moi.

Que le stupide vulgaire se figure maintenant le trouble où je fus alors, lui qui ne voit pas quel est le point du monde que j'avais franchi.

Mais bientôt le sage me cria:

—Relève-toi; la route est longue, le sentier difficile, et déjà le soleil est aux portes du matin [6].

Ce n'étaient pas ici des sentiers faits par la main des hommes, mais une suite de cavités et de précipices, route impraticable aux mortels, et toujours haïe de la lumière.

—Maître, dis-je alors, avant de m'arracher de ces entrailles du monde, daignez écarter d'un mot les nuages qui offusquent ma pensée. Apprenez-moi ce qu'est devenu le glacier; pourquoi Lucifer est ainsi renversé, et comment, dans un si court espace, le soleil a remonté du soir vers le matin?

—Tu crois être encore, me répondit-il, à la même place où tu m'as vu me prendre aux flancs du reptile immense qui sert d'axe à la terre; et nous y étions, il est vrai, lorsque je descendais le long de ses côtes velues; mais quand tu m'as vu tourner sur moi-même et remonter, je passais alors avec toi le centre du monde, ce point unique où tendent tous les corps. Tu foules maintenant les voûtes opposées au cercle de Judas; te voilà dans l'hémisphère qui répond au nôtre; voici l'antipode de cette masse aride que forment les trois parties de la terre habitée, et dont le centre fut arrosé du sang de l'Homme-Dieu: le jour luit pour ce monde quand il s'éteint pour l'autre. L'archange, dont tu ne vois plus que les pieds renversés, est toujours debout dans les Enfers. C'est sur cette moitié du globe qu'il tomba du haut des cieux; la terre épouvantée se retira devant lui, et, se couvrant du voile de ses eaux, s'enfuit vers nos climats; mais forcée de donner retraite à ce grand coupable, elle ouvrit un abîme dans son sein, et s'écarta pour s'élever en montagne vers l'un et l'autre hémisphère [7].

Il est, par delà les Enfers, une étroite et obscure issue qui retentit à jamais de la chute d'un ruisseau; et c'est là que mon oreille fut avertie de la distance où j'étais de Lucifer [8]. Le ruisseau tombe lentement à travers les rochers qu'il creuse dans sa course éternelle.

Nous gravîmes aussitôt le dur sentier qu'il ouvrait devant nous, mon guide en avant et moi sur ses traces; et, remontant ainsi sans trêve et sans relâche, nous parvînmes au dernier soupirail, d'où nous sortîmes enfin pour jouir du spectacle des cieux.

NOTES

SUR LE TRENTE-QUATRIÈME CHANT

[1] Dante a cru donner une véritable parure à ce dernier chant, en débutant par le premier vers du Vexilla regis, hymne que l'Église chante dans la semaine sainte.

[2] Ce silence qui règne au milieu de tant de maux; ce calme déchirant d'une douleur immodérée qui ne peut se manifester; ce repos de mort où paraissent languir les premières victimes de l'Enfer: voilà le dernier coup de pinceau par lequel le poëte a voulu terminer son grand tableau. Trente chants ont été employés en dialogues, en plaintes et en gémissements: la douleur s'est fait entendre par tous ses langages; elle s'est montrée sous toutes ses formes, et la variété de tant de dessins a été comme soumise à un seul ton de couleur. Mais ici, par un grand contraste, tout est muet. Les coupables, cachés dans l'épaisseur de la glace, luttent sourdement contre leurs souffrances, et le mal est à la racine de l'âme. Satan lui-même, centre des crimes et des tourments, n'est plus l'ange de Milton, brillant de jeunesse et d'orgueil, et disputant avec Dieu de l'empire du monde: c'est un malheureux vaincu, tombé après six mille ans de tortures et de captivité, dans l'abrutissement du désespoir.

Il faut avouer que cette grande et belle imagination est entourée de plus de bizarreries, que le poëte n'en a semé déjà dans le reste de son poëme. Il est triste de voir trois visages à Lucifer, de le voir mâcher trois coupables, de voir Dante et Virgile s'accrocher à ses poils pour sortir de l'Enfer, etc., etc.

[3] Dante a eu tort de vouloir calculer les dimensions de Satan; il fallait plutôt lui laisser cette taille indéfinie que Milton lui donne; ce beau vague dans lequel se trouve toujours le Jupiter d'Homère. Ce Dieu, faisant trembler l'Olympe du mouvement de ses sourcils, nous paraît être dans la haute et pleine majesté qui convient au maître du monde; aussi, le poëte s'est bien gardé d'assigner une étendue à ses sourcils. S'il avait eu cette puérile intention, et qu'il leur eût donné, par exemple, la longueur d'un arpent, les Claudiens seraient venus ensuite qui les auraient faits longs de cent, et qui auraient cru, en effet, leur Jupiter cent fois plus terrible que celui d'Homère.

C'est d'après ce principe de goût qu'on doit trouver ridicule le même Jupiter lorsqu'il se vante de pouvoir porter tous les dieux suspendus au bout d'une chaîne: car, bien que la force de chaque dieu ne soit pas limitée, et que Jupiter, luttant contre eux tous à la fois, nous donne une grande idée de la sienne, il me semble qu'une chaîne, objet trop connu, ne doit pas être le moyen d'une puissance inconnue et sans bornes. Il ne faut jamais que notre imagination donne sa mesure.

[4] Chétive invention, pour expliquer l'état de congélation où se trouve cette dernière enceinte. Le poëte, en décrivant les ailes de Lucifer, dit qu'elles étaient telles qu'il les fallait à un tel oiseau, et qu'elles étaient faites de peau, comme celles des chauves-souris. A propos du visage de nègre qu'il lui donne, j'observerai que, dans les premiers siècles de l'Église en peignait toujours le Diable sous la figure d'un Éthiopien: la race noire était alors assez rare en Europe pour faire la plus grande sensation toutes les fois qu'on en voyait: les nègres étaient donc les représentants du Diable. Mais depuis les voyages d'Afrique, cette espèce s'est tellement répandue en Europe, que l'imagination même des enfants n'en étant plus frappée, on ne sait plus quelle couleur donner au Diable.

[5] La philosophie s'indignera peut-être de voir ici Brutus et Cassius si maltraités. Mais il faut croire que Dante a jugé ces stoïciens farouches d'après Plutarque: le faux enthousiasme d'une liberté qui n'existait plus les égara; ils ne virent point que Rome n'avait plus le choix d'un maître, et que César était le médecin doux et bénin que les dieux avaient donné à l'empire malade: en le massacrant sans fruit pour la république, ils ne furent que deux meurtriers; le premier d'un père, et l'autre d'un bienfaiteur. Le poëte donne à Cassius l'épithète d'énorme, parce qu'il était en effet d'un forte complexion.

[6] Le texte porte que le soleil remonte à mezza terza. Pour entendre ceci, il faut bien connaître la division de la journée en Italie. Le soleil fait terza dans la première partie de la matinée, sesta dans la seconde, nona dans la troisième, et il arrive à son méridien: il en descend et fait mezzo vespro dans la première portion de l'après-midi, vespro dans la suivante, etc. Mezza terza, qui est l'heure dont il s'agit ici, sonne avant terza, c'est-à-dire avant le lever du soleil: c'est l'instant où les boutiques s'ouvrent, et où les travaux commencent. On sent bien que ces divisions varient de l'été à l'hiver, suivant la longueur et la brièveté des jours. C'est ainsi que, quoique une heure d'hiver soit égale à une heure d'été, une matinée d'été est plus longue qu'une matinée d'hiver. Je ne parlerai pas des horloges d'Italie, ni de la manière dont on y compte les heures; mais j'observerai que c'est l'Église qui a déterminé cette manière de diviser le jour par tierce, sexte, none, etc.

Virgile eût mieux fait sans doute de parler en poëte que de désigner le point du jour par une expression populaire: mezza terza lui devait être aussi inconnu que le coup de l'Angelus. Mais Dante, qui n'observe aucune convenance, le fait parler en homme du peuple, d'un bout de l'Enfer à l'autre: il en fait quelquefois un petit théologien fort déterminé, et plus souvent un bon homme à proverbes et à sentences. On peut voir au haut de la page 75 du vingt-sixième chant, comment il le fait discourir en patois lombard avec Ulysse et Diomède. (Voyez aussi la note 5 du premier chant.)

[7] Dante a très-bien décrit les effets de la gravitation, qui attire les corps sublunaires au centre du globe. Il est évident qu'en descendant on a les pieds les premiers, comme aussi la tête la première en montant: il faudrait donc qu'un homme fit la culbute, et mit sa tête où étaient ses pieds, quand il passerait le point central de la terre. Le poëte a fort bien vu aussi que notre planète est tout environnée de cieux, et que le soleil se lève sous nos pieds quand il se couche sur nos têtes. Mais comme de son temps l'Amérique n'était pas découverte, et que l'homme en voyageant trouvait toujours l'Océan pour borne éternelle, à l'orient et au couchant, au nord et au midi; on avait conclu qu'il n'y avait de continent ou de terre habitable que l'Europe, l'Asie et l'Afrique, et que l'Océan occupait à lui seul tout le reste du globe. C'est ce qu'on peut voir dans le Songe de Scipion et dans la Cité de Dieu. Dante, regardant ces erreurs comme des choses démontrées, les met à profit dans ce dernier chant. Il raconte que Lucifer tomba du ciel sur la terre du côté de nos Antipodes. La terre, qui était alors mêlée de continents et de mers (quoiqu'elle ne fût pas encore habitée), eut peur en voyant tomber l'archange et ses légions; elle se retira tout entière du côté où nous sommes, et opposa de l'autre l'Océan aux rebelles, comme un grand bouclier. Mais le Diable perça le profond Océan, et vint s'enfoncer la tête la première dans le noyau du globe. Ainsi la terre, forcée de le recevoir, dilata ses entrailles pour former les Enfers, et poussa deux excroissances: l'une au milieu de ce même Océan, qui est la montagne du Purgatoire; l'autre au milieu de notre hémisphère: ce sont les hautes montagnes d'Asie sur lesquelles Jésus-Christ est mort; car telles étaient les opinions du temps, qu'il fallait que le salut du monde se fût opéré précisément au milieu du monde. Il faut conclure de tout ceci que Lucifer était moitié dans l'Enfer, et moitié dans l'épaisseur de la terre; que la montagne où Jésus-Christ mourut répondait perpendiculairement à sa tête, et la montagne du Purgatoire à la plante de ses pieds; enfin, que le centre de son corps était le centre du monde. Et voilà comment Dante expliquait des erreurs par des fables.

[8] Le texte porte que cette issue était éloignée de Lucifer de toute la grandeur de la tombe. Comme cette tombe n'a pas encore été nommée, on ne peut dire ce que c'est; à moins que le poëte ne désigne le dernier cercle même de l'Enfer, où Satan est enseveli, et qu'on peut considérer comme une tombe sphérique, ayant deux ouvertures: celle par où les deux voyageurs sont arrivés (c'est le puits des Géants), et l'autre l'issue même par où ils s'échappent. Le poëte semble favoriser cette explication en disant plus haut qu'il foule les voûtes opposées au cercle de Judas. On voit que, s'il a mis environ trente-six heures à la revue de l'Enfer, il n'en met guère plus de trois à quatre pour le retour, puisque rien ne l'arrête plus en chemin. Un temps si court prouve qu'il ne croyait pas d'avoir quinze cents lieues à faire en droite ligne, du centre à la surface du globe. Mais qu'importent ces détails et ces mesures scrupuleuses dans une description locale, toute d'imagination? Dante, pressé de sortir, échafaude comme il peut ses machines, et le lecteur doit partager son impatience.

Quoi qu'il en soit de ce poëme, si la traduction qu'on en donne est lue, on ne verra plus deux nations polies s'accuser mutuellement, l'une de charlatanisme pour avoir trop vanté Dante, et l'autre d'impuissance pour ne l'avoir jamais traduit.

TABLE DES MATIÈRES

DU SECOND VOLUME

CHANT XVIII.—Division du huitième cercle, dont le fond est partagé en dix vallées ou boyaux concentriques; toutes les sortes de fraudes y sont punies.—Description de la première et de la seconde vallée, où se trouvent les corrupteurs et les flatteurs.

CHANT XIX.—Troisième vallée, où sont punis les simoniaques, soit qu'ils aient vendu ou acheté des bénéfices.—Imprécation du poëte contre les grands biens et l'avarice de l'Église.

CHANT XX.—Quatrième vallée, où sont punis ceux qui se mêlent de prédire l'avenir.—Entretien sur l'origine de Mantoue.—Astrologues, sorciers et sorcières.

CHANT XXI.—Cinquième vallée, où sont punis les prévaricateurs, juges et ministres qui ont vendu la justice et la faveur des rois.—Entretien avec les démons.

CHANT XXII.—Suite de la cinquième vallée.—Prévaricateurs qui ont vendu les grâces et les emplois.—Combat de deux démons.—Passage à la sixième vallée.

CHANT XXIII.—Descente à la sixième vallée, où sont punis les hypocrites.—Passage à la septième vallée.

CHANT XXIV.—Descente à la septième vallée, où sont punis les voleurs et brigands qui ont usé de mensonge et de fourberies.

CHANT XXV.—Suite de la dernière vallée, où sont punis les concussionnaires.

CHANT XXVI.—Huitième vallée, où sont punis les capitaines qui ont usé de la fourbe plus encore que du courage.—Mauvais conseillers.

CHANT XXVII.—Suite de la huitième vallée.—Aventure du comte Guidon, guerrier sans foi et conseiller sinistre.

CHANT XXVIII.—Neuvième vallée, où sont punis les sectaires et tous ceux dont l'opinion ou les mauvais conseils ont divisé les hommes.

CHANT XXIX.—Passage à la dixième vallée, où sont punis les charlatans et les faussaires.

CHANT XXX.—Suite de la dixième vallée.—Le poëte poursuit trois sortes de faussaires: ceux qui ont falsifié leur propre personne, les faux monnayeurs et les faux témoins.

CHANT XXXI.—Neuvième cercle de l'Enfer, partagé en quatre girons, où sont punis tous les genres de traîtrise.—Les géants bordent le neuvième cercle.

CHANT XXXII.—Premier giron, dit de Caïn, où sont punis les parricides et traîtres envers leurs parents.—Passage au second giron, dit d'Anténor, où se trouvent les traîtres envers la patrie.

CHANT XXXIII.—Aventure d'Ugolin.—Passage au troisième giron, dit de
Ptolomée, où sont punis les traîtres envers leurs bienfaiteurs.

CHANT XXXIV.—Quatrième et dernier giron, dit de Judas, où Lucifer, traître envers Dieu, est entouré de traîtres envers leurs bienfaiteurs.—Sortie de l'Enfer.

FIN

Paris.—Imprimerie de Dubuisson et Ce, rue Coq-Héron 5

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