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L'enfer et le paradis de l'autre monde

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The Project Gutenberg eBook of L'enfer et le paradis de l'autre monde

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Title: L'enfer et le paradis de l'autre monde

Author: H. Emile Chevalier

Release date: April 19, 2006 [eBook #18208]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFER ET LE PARADIS DE L'AUTRE MONDE ***

Produced by Rénald Lévesque

L'ENFER ET LE PARADIS DE L'AUTRE MONDE

PAR

EMILE CHEVALIER

PARIS LIBRAIRIE CENTRALE 24, BOULEVARD DES ITALIENS MDCCCLXVI

A

M. JOHN LOVELL IMPRIMEUR A MONTRÉAL (BAS-CANADA) Témoignage de haute estime.

PRÉFACE

Il y a quelques mois, j'habitais une petite ville bourguignonne, renommée pour ses usines métallurgiques. Un jour, il m'arriva d'assister à une réunion chez des forgerons, qui témoignèrent l'intention d'émigrer au Canada, parce qu'on y parle la langue française. Connaissant, par un séjour de plusieurs années, le pays où ces braves gens voulaient aller, je combattis leur projet.

«Rendez-vous aux États-Unis, puisque votre désir est de quitter la France, leur dis-je; mais gardez-vous de porter votre intelligence et vos bras dans les colonies britanniques de l'Amérique du Nord.»

Et je donnai mes raisons.

Ces raisons, on les trouvera exposées dans ce livre, publié, pour la première fois, en 1857, à Montréal, et tiré à cinquante mille exemplaires, tant en français qu'en anglais.

Si quelques-uns des motifs qui l'ont dicté n'existent plus, comme le traité de réciprocité entre le Canada et les États-Unis, il n'en est pas moins toujours vrai que la Grande-Bretagne décourage systématiquement l'industrie et les arts utiles dans ses colonies; que, chaque année, les Canadiens eux-mêmes fuient une patrie où ils ne trouvent point de travail, malgré les immenses ressources naturelles dont abonde leur pays.

Il n'en est pas moins toujours vrai que le Canada ne sera jamais prospère et grand que lorsqu'il se sera annexé à la République des États-Unis.

H.-EMILE CHEVALIER.

Paris, juillet 1866.

L'ENFER

CHAPITRE I

LE FOYER DU COLON

Ce jour-là Toronto, la capitale du Haut-Canada; était froid, monotone et mélancolique. Épaisse aussi, bien épaisse était la neige sur les larges et tristes voies passagères. Dans les rues désertes, comme dans la campagne, à travers les arbres, au faîte des édifices, et loin, fort loin sur la baie silencieuse, ce n'était que neige!—neige ici, neige là, neige partout.

Du nord s'élançait une bise piquante qui balayait les plaines, balayait la ville et balayait le lac; de lourds nuages noirs marchaient péniblement au ciel, et ils étaient tout chargés de neige, encore de la neige. Le vent les chassait lentement en gémissant, d'un ton lugubre, le long des artères de la cité.

Chacun, chaque chose avait cet aspect triste qu'une journée aussi sombre, aussi glaciale pouvait évoquer.

Les maisons elles-mêmes avaient l'air ennuyé et mal à l'aise. Il semblait qu'elles regardassent avec humeur les rues solitaires et se serrassent les unes contre les autres en tremblotant et se plaignant comme de véritables mortelles.

Les fenêtres aussi étaient délaissées et n'annonçaient que trop combien peu on s'amusait dans les appartements qu'elles éclairaient.

Les quelques traîneaux dont, de temps en temps, tintaient les clochettes à travers l'air froid et humide remplissaient d'une sensation désagréable par leurs sons discords et criards.

Les piétons qui cheminaient sur les trottoirs étaient enveloppés jusqu'à mi-visage dans des fourrures et chaussés de mocassins. Ce qu'on apercevait de leur face était bleui par la vivacité de l'atmosphère, et ils se heurtaient gauchement, s'il arrivait qu'ils se rencontrassent le long de l'étroite piste.

On aurait dit que tous étaient dehors contre leur gré, et qu'ils se hâtaient de rentrer chez eux, à l'exception de quelques individus de taille malingre, courbés, à moitié couverts contre les rigueurs de la saison, et qui se tenaient au coin des rues, regardant d'un oeil d'envie, tantôt les magasins, tantôt les gens confortablement vêtus qui les coudoyaient en passant.

Les traits des pauvres malheureux portaient imprimée en caractères éloquents cette silencieuse requête:

«Oh! il fait bien sombre et bien froid; vous avez une chaude maison pour vous abriter, vous; mais nous n'en avons pas, ou si nous en avons une, le vent y filtre partout, la neige s'y glisse et la pauvreté a laissé éteindre le feu dans l'âtre.»

Si l'on se sentait mal et chagrin au coeur de la ville, au sein même du luxe et de la richesse de la populeuse cité, à plus forte raison il en était ainsi dans les faubourgs, sur les mornes marécages où de chétives habitations maigrement distribuées perçaient à peine les bancs de neige que la tourmente y avait entassés.

C'est là que vivent les esclaves de la peine, les enfants de bien des maux, le misérable et le mendiant; là aussi hurlaient et se lamentaient les vents malicieux, le jour où commence cette histoire; là, ils soulevaient la neige et la fouettaient contre les pauvres demeures; là, ils tourbillonnaient, tourbillonnaient autour de chaque cabane, cherchant une ouverture pour entrer, sifflant avec furie quand ils l'avaient trouvée, ou s'éloignant bruyamment quand ils n'en découvraient pas et comme si toute leur malice était uniquement dirigée contre les déshérités de la fortune, de même que, dans le monde, le fort s'exerce surtout contre le faible, parce que ce dernier n'a rien pour se préserver de ses rudes attaques.

Oui, souffle, mugis et fais rage, ô vent! tu as un rôle à jouer dans ce grand drame. Quelques-unes de tes victimes sont déjà bien misérables; tu penses encore à ajouter à leurs angoisses, ce n'est qu'un autre artifice dans ce long catalogue de détresse. Oui, quelques-unes sont déjà bien dénuées,—oui, même dans cette petite hutte autour de laquelle tu te livres à une hilarité si éclatante, si ironique—elles sont bien dépourvues, il ne manque pas de trous pour te laisser entrer; on ne peut t'expulser: entre donc, ô vent; nous 'te suivrons.

C'était une des plus laides et des plus repoussantes cabanes qui fussent en ce lieu; et Dieu sait que la laideur ne manquait point parmi elles. La seule fenêtre qu'elle possédât était brisée et grossièrement raccommodée avec des haillons; la porte raboteuse paraissait avoir peine à se tenir sur ses gonds; l'escalier et diverses parties de la charpente extérieure avaient été enlevés, afin d'aider à résister momentanément à l'ennemi commun; et c'était, en somme, une habitation aussi inhospitalière qu'on en peut imaginer une pour abriter une portion de l'humanité.

L'intérieur n'était pas moins repoussant que l'extérieur.

Il se composait d'une seule chambre, dont le plancher, la tablette de cheminée et les lambris avaient disparu.

Quelques braises, se consumant lentement dans le foyer sans chaleur, disaient assez pourquoi le peu de mobilier de cette pièce paraissait avoir partagé le même sort, car il était mutilé, défiguré, au point que ces restes semblaient bons tout au plus à faire aussi du feu.

La neige moite s'était introduite de toute part. Elle marquait le sol en vingt places, et les vents coulis exhalaient de tout côté leur baleine glaciale.

Vraiment, il ne faisait ni chaud ni bon dans la pauvre cabane ce jour-là!

On y remarquait deux jeunes filles, puis un tout petit garçon accroupi en un coin de la cheminée, et leur mère portant un enfant à la mamelle.

Les filles et la mère étaient assises devant les charbons agonisants.

Leurs corps grelottaient et leurs visages étaient enfouis dans leurs mains, comme si elles eussent voulu échapper à leur dénûment en en bannissant mécaniquement l'image de leur esprit.

L'aînée, qui pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, levait de temps en temps la tête, jetant tristement ses yeux sur le taudis, puis sur sa mère qui pleurait, puis sur le petit garçon étendu près de l'âtre glacé, et puis elle replongeait sa figure entre ses doigts amaigris, avec une expression de douleur que rendait plus amère encore le silence qui enveloppait cette scène.

Elle était belle pourtant la jeune fille! Ses formes ne semblaient point avoir été pétries pour donner asile au chagrin; et si le chagrin s'était logé chez elle, il n'avait pu la dépouiller de ses attraits; elle était charmante, toute pleine de grâces, quoique bien vives fussent les peines qui troublaient sa vie.

Ses cheveux flottaient en désordre sur ses épaules, et les pommettes de ses joues brillaient d'un éclat de mauvais augure; mais dans ses grands yeux noirs rayonnait une beauté calme, et toute sa physionomie reflétait une tranquillité d'âme que la négligence ne pouvait déguiser et la misère qui l'environnait effacer entièrement. Il y avait quelque chose de céleste dans ce galetas, quoique les peines de notre monde l'eussent si affreusement marqué de leur cachet.

La plus jeune fille n'était pas aussi belle que sa soeur. Mais elle avait la même physionomie et la même régularité de traits, dont on pouvait parfaitement retrouver l'origine dans le visage hagard, flétri par les soucis et encore distingué de la mère.

Moins remarquablement symétriques que chez son aînée, ces traits la rendaient plus jolie et plus piquante.

Quand elle redressait la tête, ses yeux étincelaient, au milieu d'une détresse si grande, d'une animation qui inspirait des appréhensions, car son regard disait que les malheurs dont elle était assiégée parlaient un langage étrange à son esprit inexpérimenté.

Une ombre d'expression semblable nuançait parfois l'air de sa soeur, quoique cette ombre fût si affaiblie par l'éclat d'une beauté supérieure qu'elle était à peine perceptible.

Bien que très-légères, ces teintes soulevaient néanmoins de terribles inquiétudes dans le coeur de la pauvre mère, par, lorsqu'elle arrêtait les yeux sur ses filles bien-aimées, elle secouait douloureusement la tête, soupirait, pleurait et pressait convulsivement le nourrisson contre son coeur, comme si une affliction nouvelle s'était emparée d'elle, et comme si les mots qu'elle aurait voulu prononcer s'étaient enfuis de ses lèvres.

—O ma mère! c'est bien dur, c'est bien dur! s'écria tout à coup la fille aînée en pressant fébrilement sa tête entre ses mains. Nous ne pouvons, cependant, mourir de faim; mais que faire?

Elle se leva et commença de se promener dans la chambre en serrant toujours sa tête avec ses mains et paraissant plongée dans un abîme de réflexions.

Sa mère la suivait incessamment des yeux; mais elle avait le coeur trop gonflé de ses propres chagrins pour la pouvoir consoler par des paroles.

—Ma mère, ma mère! reprit la jeune fille s'arrêtant et plongeant ses regards dans ceux de la pauvre femme, nous sommes bien infortunées! Voyez! peut-il y avoir un pire destin? Point d'ouvrage, il n'y en a pas dans tout le pays. Mon père a tout essayé. Mark aussi, et nous-mêmes avons essayé mille fois, mais inutilement: il n'y a rien, rien! Faut-il donc que nous mourions ainsi de faim, dites, ma mère?

—Eh bien, moi je ne mourrai pas! fit la plus jeune, frappant ses genoux de ses poings fermés. Je ne sais pas ce qu'avait mon père de s'arrêter dans un pays aussi pauvre que celui-ci, tandis qu'il aurait eu tant d'ouvrage dans les États-Unis, s'il y était allé quand il le pouvait. Non, ça ne peut pas durer comme ça. J'aimerais mieux mourir la première.

La malheureuse mère portait ses regards de l'une à l'autre de ses filles d'un air effrayé, comme si elle lisait dans leur agitation et leur langage quelque chose de plus épouvantable que toute la misère qui les entourait.

—Non, non, Madeleine, Ellen, ça n'en viendra pas là. Un peu de patience, je vous prie; nous devons tous avoir un peu de patience, dit-elle tendrement.

—A quoi bon la patience? repartit brusquement la cadette; si nous ne pouvons avoir d'ouvrage l'été, comment pourrons-nous en avoir l'hiver? Ça ne signifie rien que votre patience!

—Oh! Madeleine! Madeleine! cria l'aînée; ne parle pas si durement à notre mère: ce n'est pas sa faute!

—Je le sais bien, répliqua Madeleine; aussi je ne lui parlais pas durement.

—Ah! c'est qu'en effet c'est bien dur, n'est-ce pas, ma mère? dit Ellen. Est-il possible d'être dans une si affreuse condition, quand tous nous voulons travailler, et quand il y aurait tout plein d'ouvrage dans le pays, si les Américains ne nous volaient pas tout, comme nous l'a dit le fabricant de cols de chemise? Et qu'est-ce que ça lui fait à lui, si les reliures des livres, ou les cartonnages, ou ce que nous pouvons faire est fait hors du pays, tandis qu'on nous laisse mourir de faim ou mendier ou faire Dieu sait quoi pour vivre? Hélas! il y a dans cette ville des centaines de filles dans la même position, à ce moment. Si notre père ou Mark pouvait faire quelque chose! mais il n'y a pas plus pour eux que pour nous dans tout le pays. Oh! que faire? que pouvons-nous faire? répéta-t-elle en se tordant les mains et en marchant follement dans la chambre. Mère, chère mère, on ne peut rester comme ça; c'est impossible, je le répète!…

—Patience, Madeleine, patience, dit la pauvre femme. Ça ne durera pas longtemps ainsi, nous aurons bientôt un changement.

—Bientôt, c'est encore trop longtemps! fit Madeleine d'un ton amer. Y a-t-il encore de l'espérance? croyez-vous qu'il y ait encore de l'espérance?

Et la malheureuse fille vint tomber aux genoux, de sa mère.

—Non, s'écria Ellen, non, je n'en vois point; il n'y en a point. Est-ce que tous ces pauvres gens qui, comme nous, sont sans ouvrage ne seraient pas heureux de travailler s'ils avaient du travail? Ils ne le peuvent pas plus que nous, voilà tout. Ici ce sont les étrangers qui font tout, mais les habitants, on les laisse mourir de faim, voilà ce que vous dirait un enfant. Qu'est-ce que notre père est venu faire ici? Jamais nous n'avons porté d'aussi misérables haillons! ajouta-t-elle en regardant avec une sorte de honte les guenilles qui composaient son habillement.

En entendant ces plaintes, la pauvre mère était toute troublée, et son coeur battait fort, car l'avenir lui apparaissait certainement sous des couleurs aussi sombres qu'à ses filles, et le présent était, hélas! intolérable.

A ce moment la porte de la hutte s'ouvrit et un gamin de dix ans, dont les vêtements en lambeaux étaient chargés de neige, arriva en gambadant dans la chambre.

Dans ses petits bras, rougis et gercés par le froid, il tenait quelques morceaux de bois à brûler.

—Tenez, maman, dit-il en jetant son fardeau sur les cendres chaudes, voilà du bois.

Tu es un bon garçon, Jean, répondit sa mère en le caressant. Comme tu as froid! tu dois être gelé. Mais ou as-tu eu ce bois, Jean?

—Oh! bien, je l'ai eu, répondit-il en détournant la tête.

—Mais où, Jean?

—Écoutez donc, il n'y a personne qui voudrait m'en donner, vous le savez bien, répliqua-t-il négligemment, et puis il vous faut du feu; ainsi j'ai eu ce bois-là et j'en aurai encore.

—Oh! Jean, Jean, tu ne l'as pas volé? s'écria la malheureuse mère, donnant le nourrisson à sa fille cadette, et s'agenouillant devant le petit garçon, qu'elle examina avec une anxiété fiévreuse.

—Jean, mon cher Jean, dis-moi que tu ne l'as pas volé?

—Eh! ma foi, peut-être que oui, dit-il maussadement. Pourquoi aussi ne voulait-on pas me donner du bois? Il vous fallait du feu, maman. Je n'aurais pas fait ça pour moi. Mais pour vous… D'ailleurs, Tom William le fait, et il dit qu'il n'y a pas de mal à ça, si on ne peut avoir d'ouvrage pour acheter du bois. Et comme ça, c'est bien, n'est-ce pas, maman? dit-il en sautant dans la chambre pour se réchauffer.

—Non, non, Jean, c'est très-mal; tu vas reporter ça… et tout de suite. Il ne faut pas voler, même pour ta pauvre mère, Jean. Nous ne pouvons rester sans feu, c'est vrai; mais tu ne dois pas être un voleur, non, non! Prends-moi ce bois et, reporte-le comme un honnête garçon, dit-elle, en essayant de lui replacer le fagot dans les bras.

—Non, je ne le reporterai pas, dit-il en rejetant le bois dans le foyer; je ne le reporterai pas, quand vous êtes tous gelés et qu'il n'y a pas un brin de bois à la maison. Prenez-le pour cette fois, maman, et peut-être que je n'en chiperai plus jamais.

Ah! jeune enfant, voilà que tu voles! Et que te dit la justice? Ses ministres voient-ils en toi les semences du crime dont les cachots cueilleront le fruit? voient-ils en toi le germe de ce qui constitue les coupables? Leur main va-t-elle s'étendre vers toi pour t'administrer l'antidote au poison qui déjà circule en tes veines, ou n'ont-ils rien que le châtiment pour le cultiver et le développer, pour que les prisons ne soient pas vides et que les cours de police ne chôment pas?

—Ce n'est pas tout, continua le petit Jean, tirant de sa poche une pièce de monnaie et un billet tout froissé; tenez, regardez, maman, ce que m'a donné un homme, pour porter cette lettre à Madeleine.

Les joues de la jeune fille pâlirent affreusement.

D'une main tremblante elle arracha la lettre à son frère et la cacha dans les plis de son corsage; mais ce fut sans mot dire, et sa confusion n'en fut que plus apparente.

Un horrible soupçon avait jailli dans le sein de la mère; des larmes brûlaient les paupières de la pauvre femme.

—Oh! Madeleine, Madeleine! s'écria-t-elle après un instant de pénible silence, de qui vient cette lettre? Est-ce de Guillaume, Jean?

—Non, ce n'est pas de Guillaume, maman; c'est d'un monsieur.

—Madeleine, ça paraît bien drôle, dit la mère éperdue; confie-moi ce que c'est. Tiens voici ton père qui rentre, je vais tout lui dire.

—Non, ma mère, non, je vous en prie! s'écria la jeune fille en apercevant un homme qui passait près de la fenêtre et se dirigeait vers la porte; non, ne le lui dites pas, je vous avouerai tout, mais ne le lui dites pas!

—Madeleine, ma pauvre Madeleine! fit la malheureuse femme tombant à genoux et saisissant sa fille dans ses bras, cette atroce misère nous tuera tous! Madeleine, ma pauvre Madeleine!

Venez, vous les heureux du monde et contemplez ce tableau.

C'est le temps de fêter, de danser, de vous réjouir; c'est le temps de vanter les charmes de la vie; mais avant que vous ne vous soyez plongés trop avant dans l'ivresse de vos plaisirs, détournez-vous un instant du sentier jonché de fleurs où vous passez l'existence et jetez les yeux de ce côté.

Si c'est une fable que nous écrivons, s'il n'y a point de vérité dans les portraits, ah! soyez aveugles si vous le voulez; mais s'il est vrai qu'à votre porte même la misère grelotte de froid et de faim; s'il est vrai que telles sont les tristes réalités du jour, qui se multiplient et grossissent dans les grandes villes canadiennes à mesure que s'écoulent les années, alors il est bon, pour vous qui êtes riches, contents et prospères, que vos oreilles soient ouvertes, que votre main s'étende aux malheureux; car, si vous ne pouvez leur donner un abri et du pain en échange du dur travail qu'ils feraient volontiers pour vous, il vaut mieux les traiter en mendiants, leur jeter une froide aumône, ou les chasser épouvantés de vos rivages, que de les abandonner aux serres du besoin. Ils ne veulent ni être des quêteux ni fuir la terre qui leur donnera du pain. Ils ne demandent qu'à travailler pour vivre; à travailler pour que leurs enfants aient du pain! Pourquoi donc n'entend-on pas leur prière dans cette vaste contrée? Pourquoi ne profite-t-on pas au Canada de sources de richesses qui feraient de ce beau pays un immense empire? Pourquoi, là où la nature a été prodigue de ses bienfaits et où elle a donné des trésors qui satisferaient largement vingt millions d'habitants; où rien ne manque pour asseoir les bases d'un gigantesque royaume et le rendre florissant, pourquoi, là, le génie et l'habileté des deux races française et saxonne manquent-ils à ce degré que les pauvres éparpillés sur cet immense et fertile territoire sont sans pain et se sauvent par milliers de ces bords, pour aller dire aux habitants des contrées lointaines: «Les Canadiens sont dans la pénurie, n'émigrez point chez eux.» C'est là, ô Canadiens, le problème que vous avez à résoudre; et si vous vous levez et jetez un regard sur vos affaires, vous verrez que le temps est venu.

CHAPITRE II

PAUVRETÉ ET MANQUE D'OUVRAGE

Pourquoi donc t'arrêter là, pensif, au seuil de ta porte? Pourquoi tes yeux sont-ils humides et ta main tremble-t-elle sur le loquet? Ton coeur ne devrait-il pas bondir de joie et ton visage rayonner d'allégresse: car c'est là ta maison, si je ne me trompe, et tes enfants t'attendent?

Voyez-le sur le pas de sa porte, vous pères et maris des familles heureuses! Il hésite, il chancelle presque; son esprit se replie douloureusement sur lui-même; il craint jusqu'au regard de ceux qu'il chérit: peut-il compter la somme de ses lourds chagrins?

Entre, entre, misérable! Pour toi point d'espoir: comme deux galériens, la pauvreté et toi êtes rivés à la même chaîne; ton aspect ne la chassera point du taudis;—n'avez-vous pas, elle et toi, taille grêle, membres décharnés, visage famélique, vêtements en haillons?

Il se nomme Mordaunt. Il a immigré au Canada avec sa famille, dans l'espoir d'améliorer sa condition et de trouver un foyer pour ses chers enfants.

Mais, au lieu de l'abondance, c'est la pauvreté qui lui a tendu les bras en débarquant; au lieu du bourdonnement de l'industrie, du résonnement de l'enclume, des joyeux bruissements des métiers à tisser, du sifflement des machines à vapeur, les lamentations et les plaintes des malheureux remplissent les chemins, et tout en mettant le pied sur le rivage, l'émigrant a vu s'évanouir ses plus chaudes espérances.

Pourquoi? C'est à vous de répondre, ô Canadiens!

Les enfants aimaient leur père, la femme aimait son mari.

Quand il parut, ils refoulèrent leurs douleurs.

Mais il se fit aussitôt un silence lugubre, mortel dont tout leur amour ne put bannir la funeste impression, et sur leurs joues s'étendit une pâleur que nulle affection ne pouvait masquer.

Dans le coeur du pauvre homme se ficha une nouvelle angoisse. De ses lèvres disparut le maladif sourire qu'il y avait appelé, et il se prit à promener autour de lui un regard incertain, comme s'il doutait qu'il eût bien fait de franchir le seuil de sa demeure.

—Allons, Edouard, dit sa femme, qui avait déjà lu sur sa mine effarée qu'il revenait affamé et sans avoir réussi dans ses démarches; allons, Edouard, ne reste pas au froid et viens t'asseoir près du feu; tu dois avoir bien froid, et tu n'as rien mangé depuis ce matin. Jean, fais un bon feu, mon gentil garçon. Et toi, Ellen, prépare quelque chose à dîner pour ton père. Nous ne t'attendions pas, Edouard, parce que nous ne savions pas à quelle heure tu rentrerais. Il fait bien froid dehors, n'est-ce pas?

—Marguerite, dit-il tendrement, tu es trop bonne.

Et en prononçant ces paroles, son corps tremblait d'émotion. Il s'assit et s'enfonça le visage dans les mains.

Merci, merci à vous, Marguerite!

Oui, c'est une simple, mais bien vive affection qui vous inspire.

Il ignora les douleurs qui vous percèrent le coeur, quand vos lèvres encouragèrent votre enfant, votre enfant voleur, à allumer le fagot dérobé, afin d'égayer un peu le pauvre père désolé.

Oui, et ce fut une sainte tendresse aussi qui vous engagea à lui cacher que le saloir et la huche étaient vides et à inventer la fable du dîner habituel.

Oui, et il vous aime à, cause de cela. Et quand les mauvais jours seront passés, quand l'été sera revenu, votre récompense, ô Marguerite, sera bien grande!

—Marguerite, dit Mordaunt dès qu'il fut suffisamment maître de son émotion, il est inutile de nous le cacher plus longtemps, il n'y a pas du tout d'ouvrage dans le pays. Il ne nous reste que deux alternatives, Marguerite:—ou de demeurer ici et y mourir de faim, ou de nous en aller avant qu'il ne soit trop tard.

—Eh bien, Edouard, s'il y a encore une chance, partons: c'est notre devoir.

—Oui, nous partirons, quoique voyager sans secours soit une terrible chose en cette saison. Mais c'est notre unique ressource. Triste pays que celui-ci! Ah! je suis bien fâché d'y être venu. Il n'y a d'ouvrage pour personne, jeune ou vieux, et quoique nous ne soyons qu'une taxe imposée à la charité des gens, on dirait qu'ils ont peur de nous laisser partir. Je me demande ce qu'ils aiment le mieux de voir leurs rues vides ou de les voir remplies de quêteux et de vagabonds.

—Le fait est que c'est bien désolant, Edouard; mais peut-être les gens d'ici n'y peuvent-ils rien.

—Oui, Marguerite, reprit-il en jetant un regard désespéré sur ses enfants en guenilles; oui, mais pourquoi n'y peuvent-ils rien? Pourquoi? reprit-il en tenant les yeux attachés sur sa fille aînée. Quelle est la raison de toute cette misère? Si le Seigneur avait fait de ce pays un désert stérile, improductif; s'il ne l'avait pas comblé de ses bienfaits, alors nous n'aurions pas le droit de nous plaindre. Et ce n'est pas, vois-tu, Marguerite, qu'il n'y ait pas d'ouvrage dans le pays! On ne peut faire un pas dehors sans voir où les, étrangers nous ont enlevé le pain de la bouche. Ah! il y en a à faire de l'ouvrage dans le pays! Nous le pourrions faire aussi bien que les étrangers, et à meilleur marché, mais on nous plante là, pieds et poings liés pour ainsi dire, tandis que les étrangers enlèvent tout ce que nous pourrions gagner, et même notre argent pour enrichir leur patrie et embellir leurs habitations. Nous, nous mourons de faim ou mendions ce pain que nous voudrions pouvoir gagner! Est-ce de la justice? est-ce que ça ressemble à de la justice? s'écria le pauvre homme excité par la révoltante absurdité du tableau qu'il venait de tracer.

Tu as raison, Mordaunt! c'est là une étrange justice, ou la justice est aveugle! Il faut que ta modeste simplicité creuse plus profondément que la science de ceux qui déclament dans les parlements, sans quoi cette naïve plainte n'aura point d'écho. Tu as bien raison de t'étonner. Une candeur et une sagesse plus grandes que les tiennes peuvent être surprises de cette étrange politique qui nourrit, vêtit et enrichit l'étranger, alors que les enfants du Canada manquent de pain. Mais débarrassez-vous de l'Angleterre, de sa tyrannie; annexez-vous aux États-Unis, et l'abondance, la félicité deviendront votre partage comme le leur.

—Oh! papa, dit l'aînée des filles, pourquoi n'avez-vous pas fait de nous des servantes? Pourquoi ne nous mettrions-nous pas en service?

Un instant le père la considéra avec une morne tristesse, puis il s'écria:

—Non, mon enfant; non, vous n'avez pas été élevées pour ça. Pourquoi ferais-je de vous des servantes? Pourquoi, continua-t-il en arpentant rapidement la chambre, vous enverrais-je remplir un métier avilissant sous le toit d'un autre? Je ne suis pas un vieillard affaibli qui a besoin que ses enfants le nourrissent. J'aurais pu rompre ma famille, envoyer l'un d'un côté, l'autre de l'autre pour être esclaves chez les riches; j'aurais pu faire ça, sans venir sur la terre étrangère. Non, mon enfant, ça ne nous rapporterait rien, et il serait maintenant trop tard pour le faire. Ensemble nous quitterons cette contrée, je ne puis vous laisser derrière moi. Sans ça je partirais seul. Non, non, je ne puis et ne veux pas vous laisser seules. Nous partirons tous, Marguerite. Comme ça, je vous aurai toujours sous ma protection et nous mendierons ensemble, s'il le faut.

Madeleine, qui, depuis l'arrivée de son père, s'était assise en un coin et avait tenu ses regards baissés vers le sol, les releva vers lui au moment où il prononça ces mots.

Remarquant la vive anxiété qui se peignait dans les traits de sa fille, Mordaunt s'avança vers elle et dit, en lui posant affectueusement la main sur la tête:

—Madeleine, ma fille, il ne faut pas te laisser ainsi abattre.
Guillaume viendra avec nous; Madeleine, je l'ai vu, ainsi que ton frère
Mark, pauvre garçon! nous partirons ensemble. Allons, mon enfant, du
courage, tu auras une nouvelle robe avant Noël.

—Non, non, mon père, s'écria-t-elle, les larmes aux yeux et en s'attachant passionnément à son bras. Nous ne pouvons partir! Ma pauvre mère ne pourrait jamais marcher dans la neige si épaisse; ça la tuerait, ça nous tuerait tous, je le sais. Il vaut mieux rester où nous sommes. Maman, chère maman! ajouta-t-elle en tombant aux pieds de sa mère, vous ne partirez point, n'est-ce pas? Je sais ce qui arriverait et j'aimerais mieux mourir que de vous laisser partir, oui, maman!

La mère regarda sa fille. Leurs yeux se rencontrèrent, et elles se comprirent. Le coeur de l'ardente jeune fille se glaça, sa langue resta attachée à son palais. Elle se releva silencieusement, retourna s'asseoir dans son coin, et s'enveloppa encore dans la mélancolie de ses pensées.

D'étranges pensées sont aussi en vous, Mordaunt, et votre oeil se trouble en s'arrêtant sur la belle jeune fille. Elle vous aime, Mordaunt; oui, elle vous aime. Mais l'amour n'est pas toujours sage, et l'humanité est très-faible. Elle est votre fille, Mordaunt, et sa misère l'a aveuglée: prenez garde, car vous l'aimez bien aussi, vous!

Le soir est venu. Le vent a cessé de gronder et de se briser contre la cabane, la lune filtre les rayons de sa lumière souffreteuse dans le pauvre logement, et, rassemblés autour des dernières braises mourantes du bois volé, les habitants parlent de leur prochain départ, demain.

—Mark viendra, n'est-ce pas, Edouard? dit madame Mordaunt. Je me demande où il a pu être toute la journée. L'as-tu vu depuis ce matin?

—Non, le pauvre enfant, non… Il a presque perdu la tête. C'est un bon ouvrier, pourtant; aussi ferme à l'ouvrage que pas un. Avant de venir ici, il était industrieux; mais n'avoir rien à faire! ça lui a dérangé l'esprit. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il soit tombé en mauvaise compagnie! Ce n'est pas sa faute, non, quoiqu'il ne faudrait pas le lui dire. Mais ce n'est pas étonnant. Oui, il viendra, et il sera bien heureux de venir.

—Oh! maman, maman! s'écria la plus jeune fille, se levant alarmée par un bruit de l'extérieur.

—Écoute, Edouard, écoute! fit la mère effrayée; le tocsin! Mark, Mark, mon pauvre cher enfant, où est-il?

Mordaunt se leva et prêta l'oreille. Le lugubre tintement des cloches augmentait de plus en plus, et de nombreuses clameurs semblaient annoncer un incendie considérable.

—Vite! s'écria Mordaunt; Ellen, mon chapeau! N'ayez pas peur, enfants, j'espère que ça ne sera rien.

Il allait se précipiter vers la porte, quand elle fut tout à coup ouverte; un grand jeune homme maigre, à la mine hâve, égarée, entra et la referma violemment.

Il paraissait ivre.

—Hourra! en voici un autre! Ça va, ça va, ma mère! Nous vous tirerons de là, quand nous devrions brûler toute la ville! Vive le feu, ma mère!

—Mark, dit sévèrement Mordaunt en saisissant le jeune homme par le bras, je t'ai averti, tu ne coucheras plus ici, si tu as commis ce crime. Tu es mon fils, mais n'importe, je ne garderai pas chez moi un incendiaire. Ainsi, va où tu voudras, il n'y a plus place ici pour toi.

—Oh! Edouard, Edouard, pardonne-lui cette fois.

—Bah! qu'est-ce que ça fait? s'écria le jeune homme échappant, en chancelant, à, l'étreinte de son père. Il nous faut de l'ouvrage, n'est-ce pas? Ils sont riches—nous prenons garde à ça—ils reconstruiront, ça ne les appauvrira pas et ça nous donnera du pain. Justice! c'est tout ce que nous voulons! hurla-t-il en se jetant tout de son long devant le foyer éteint.

—Tais-toi, dit le père.

—Voyez, reprit Mark montrant du doigt sa mère et ses soeurs qui s'étaient groupées avec effroi au milieu de la chambre; voyez, elles n'ont ni feu ni à manger. Brûlez donc tout, c'est moi qui vous le dis; c'est ce que je ferais, moi!

—Je te dis que tu ne coucheras pas ici, dit Mordaunt. Si tu ne viens pas m'aider à remédier au mal que tu as fait, j'irai te dénoncer moi-même, quoique tu sois mon propre fils—oui, Mark!

Il se leva et courut à la porte.

—Bon Dieu! exclama-t-il, après l'avoir ouverte, en voyant les lueurs embrasées qui se réfléchissaient au ciel et rougissaient jusqu'au tapis de neige étendu sur les rues et les maisons; bon Dieu! quel spectacle! Marguerite, amène-le ici. Tu m'entends, je ne puis supporter ça, quoique je sois son père! Mon Dieu! mon Dieu! ajouta-t-il en étendant ses bras vers la populeuse cité et en se précipitant à travers la neige; voyez, mon Dieu, ce que font de nous ces ministres aveugles! nous venons leur demander du travail, et ils nous rendent criminels…

Montrez-vous maintenant, grands champions du peuple, et contemplez ce spectacle! vous qui vous posez comme les défenseurs des droits du peuple et le grisez de vos fables politiques contemplez-le! Il n'y a pas d'invention ici. Le tocsin a souvent retenti à vos oreilles, et les sinistres lueurs d'une conflagration ont souvent brillé sur vos maisons. Êtes-vous capable de calmer les souffrances de ce pauvre père? Pouvez-vous sécher les larmes qui jaillissent des yeux de cette mère outragée, et pouvez-vous mettre un terme aux tiraillements qui déchirent les entrailles de leurs enfants affamés? Ils sont venus pour travailler, pour être honnêtes au milieu de vous, pour vous être utiles, et voyez ce qu'ils sont!

Le jeune homme fit peu attention à l'excitation qu'il avait causée.

Au lieu de suivre son père, il s'étendit sur le plancher à demi défoncé et commença à discuter, par des lambeaux de phrases alcoolisées, la justice et la convenance de ce qu'il avait fait.

La mère revint s'asseoir en pleurant; elle ne dit rien, de peur d'irriter son fils; aussi le silence rentra-t-il dans le taudis, chacun de nos personnages s'enfonçant sous le suaire de ses afflictions.

Depuis longtemps ils étaient dans cette position, quand la silhouette d'un homme se dessina, en passant et repassant à diverses reprises, devant la fenêtre de la cabane.

Seule, Madeleine remarqua cette apparition.

A sa première vue, la jeune fille se leva. Elle était pâle comme un linceul. Ses yeux se portèrent tour à tour sur la fenêtre et sur sa mère et sur sa soeur, mais celles-ci n'avaient rien aperçu.

Un instant Madeleine resta debout, hagarde, incertaine. Ses paupières étaient mouillées de larmes; son sein battait à rompre sa poitrine.

Elle se tordit les mains avec une expression de douleur navrante.

Elle lutta violemment. Mille émotions la torturaient. Son amour pour ses parents, pour sa religion, et puis…

Qui pourrait expliquer les sensations qui soulèvent son coeur? qui pourrait dire d'où lui viennent ces affreuses incertitudes? Personne! A personne donc le pouvoir de la juger.

L'âme est une puissance étrange. Dieu seul peut lire et bien lire dans ses replis.

A vous, cela est défendu.

—Ellen! s'écria tout à coup madame Mordaunt sortant en sursaut d'une longue rêverie, où est Madeleine?

—Mais je ne sais pas, répliqua celle-ci d'un ton à demi éveillé; je ne l'ai point vue sortir…

—Seigneur mon Dieu! elle est sortie avec son chapeau[1]! Où peut-elle être? s'écria la pauvre mère, s'élançant vers la porte.

[Note 1: On sait qu'en Amérique le chapeau est la coiffure ordinaire des femmes, même dans les plus basses conditions.]

Tout était calme au dehors. La, lune brillait d'un éclat mat sur la blanche neige; le vent avait cessé de souffler, mais il faisait très-froid.

Madeleine ne paraissait point auprès de la maison.

Sa mère appela; mais Madeleine ne répondit pas.

Pauvre mère, elle lut dans cette pâleur livide et dans cette tranquillité glaciale répandues autour d'elle une autre page du livre de ses chagrins!

Rentrant dans la chambre, elle tâcha de réveiller son fils, qui gisait presque sans connaissance sur le plancher.

—Mark, Mark! ta soeur Madeleine est partie; Vite, Mark, mon brave garçon, cours après ta soeur. Oh! Madeleine, Madeleine, ma pauvre fille!

—Aller où? balbutia le dormeur se soulevant sur le coude et étendant sur sa mère un regard hébété.

—Oh! le ciel me vienne en aide, car je ne sais où… Mark, va la chercher, si tu l'aimes, va! Je t'en prie, ramène-la, Mark, ramène-la!

Le jeune homme passa la main sur son front appesanti par l'ivresse, regarda vaguement çà et là, mais ne parut pas comprendre.

—Madeleine partie! dit-il pourtant en se mettant debout. Où ça partie?
Comment?—où est-elle allée?

—Mais elle vient de partir… Tu peux la sauver… tu peux la trouver; mais va, cours après elle. Ça me tuerait, vois-tu, Mark, s'il lui arrivait quelque chose!

—Ma mère, dit Mark, qui parut renaître quelque peu au sentiment… elle n'est jamais sortie ainsi; avez-vous jamais su quelque chose?… Le connaissez-vous, ma mère?… Mais c'est impossible!… Elle ne serait pas partie comme ça… Donnez-moi mon bâton. Je les trouverai; n'ayez pas peur… Allons, ça donnera encore lieu à d'autres crimes qu'à des incendie… Je les trouverai; n'ayez pas peur… pas peur… ma mère!

En prononçant ces mots, il s'élança furieusement sur la voie publique et suivit une petite trace qui semblait avoir été nouvellement faite sur la neige et allait du côté de la ville.

Le père revient du théâtre de l'incendie allumé par son fils.

Sa femme et sa fille Ellen pleurent à chaudes larmes; leurs sanglots font saigner son coeur.

—Marguerite, quel nouveau malheur? pourquoi pleures-tu?

—Oh! Edouard, cher Edouard! notre Madeleine, notre pauvre Madeleine est partie… je ne sais où. Et je n'ose te dire ce que je soupçonne…

Ce qu'elle voulait lui cacher, il le voit dans ses yeux rougis de larmes. Ce coup manquait à ses douleurs.

—Marguerite, nous la retrouverons, dit-il d'une voix sombre; calme tes craintes jusqu'à mon retour. Madeleine a toujours été fidèle à ses devoirs, et sans doute tous nos enfants ne deviendront pas mauvais sujets dans ce pays. Nous la retrouverons…

Le malheureux père n'en dit pas davantage. Il sort de nouveau pour chercher sa fille qui lui est si chère, et le voilà qui court comme un fou à travers la neige.

Sa tête est brûlante et son âme est en proie à mille tourments.

CHAPITRE III

LA MAISON ABANDONNÉE

La nuit s'est écoulée; la matinée grise et froide commence à se montrer, sa lueur terne arrive paresseusement dans la cabane.

Qu'y voyons-nous?

Une mère et ses enfants, étendus sur le même grabat, goûtent les bienfaits du sommeil, cet avant-coureur du ciel qui apporte le repos même à l'âme troublée.

Regardez-les.

Elle est couchée dans un coin, là où la neige s'est introduite et a mêlé à la paille ses glaciales constellations. Sur elle, pauvre femme, le froid de la nuit a jeté une mantille de frimas et souffle la bise pénétrante. Son nourrisson est cramponné à sa poitrine et l'haleine du pauvre petit se gèle en blanches concrétions le long de la chevelure de sa mère, qui pend par mèches éparses, épaisses, roidies sur son front.

Elle tressaille, soulève la tête, et ses yeux injectés de sang sont tournés vers la porte.

Elle écoute.

Mais tout est encore tranquille au dehors et, avec un profond soupir, elle se laisse retomber et presse l'enfant contre, son coeur.

Elle tressaille encore, soulève de nouveau sa tête et la laisse choir sur le grossier oreiller.

Son haleine est sifflante, ses yeux rouges et obscurcis; mais aussi, durant cette longue et fatigante nuit, le sommeil n'a pas un seul moment versé sur elle son baume réparateur.

Ellen est couchée à côté de sa mère.

Elle dort, mais d'un sommeil agité interrompu par la fièvre et le frisson; ses dents s'entre-choquent; elle étire ses membres engourdis et pousse des cris rauques, en demandant qu'on chasse la neige qui tombe sur son corps demi-nu; elle ne jouit d'aucun repos, car son misérable lit est trop froid, ses douleurs trop poignantes.

De l'autre côté est le petit voleur.

Souvent sa mère le couvre de baisers passionnés, car dans son sommeil il demande, en suppliant, du pain.

Infortunée, cette prière la remplit de terreurs; elle soupire profondément, et, tremblante, serre plus fort l'enfant contre son sein.

Venez donc, vous dont les membres s'étendent voluptueusement chaque soir sur l'édredon, dans l'oubli des fatigues et le charme des rêves agréables, venez donc voir cette scène! Ce n'est pas une fable: les faits sont devant vous.

La matinée était déjà bien avancée, et les yeux de Marguerite, qui avaient été si longtemps rivés sur la porte, s'étaient fermés de lassitude, alors que ses enfants, devenaient plus remuants, comme il arrivait ordinairement aux approches de ce réveil à leur détresse réelle dont les songes n'étaient que les ombres, quand la porte s'ouvrit doucement pour laisser entrer le mari et le père de toutes ces misères.

Son maintien était calme et la résignation semblait de nouveau gravée sur son visage.

Mais quand ses regards tombèrent sur les dormeurs, sa quiétude apparente l'abandonna; il recula en joignant les mains et leva les yeux au ciel.

Pauvre homme!

Ses yeux se reportèrent sur les dormeurs et les considérèrent pendant quelques secondes; puis il poussa un gros soupir, se retourna, sortit sans bruit de la chambre et fit signe d'entrer à un individu qui se tenait au dehors.

C'était un jeune homme qui, malgré le mauvais état de ses vêtements, le désordre de sa barbe et de ses cheveux, paraissait bien fait et même de bonne mine.

Sur son front large, découvert, on voyait briller la bienveillance et la générosité qui animaient son âme.

Il portait du bois dans ses bras.

L'ayant déposé aussi doucement que possible sur le sol, il alluma du feu.

—Merci, merci, Guillaume; tu es un digne garçon.

—Oh! Edouard, Edouard! s'écria Marguerite s'éveillant au son de cette voix. Où est-elle? L'a-t-on ramenée?

—Marguerite, mon enfant, répliqua le mari en affectant un sang-froid bien loin de son coeur, Madeleine s'est éloignée de nous pour quelque temps, Dieu sait dans quel but. Il nous la ramènera, mais à présent; nous devons laisser la pauvre fille entre ses mains. Ah! c'est un grand malheur, bien grand, Marguerite, ça fend le coeur; mais il faut se faire violence. Nous avons beaucoup à faire, un devoir sacré devant nous aujourd'hui, ma bonne femme.

L'infortunée le regarda avec égarement, et retomba sur la paillasse en poussant un faible cri.

—Marguerite, reprit-il en s'agenouillant à son chevet et en posant la main sur sa tête en feu, nous l'avons perdue pour peu de temps; mais, si chère qu'elle puisse nous être, elle est seule aux yeux du ciel. Il nous en reste quatre, Marguerite, que nous devons pourvoir de pain et tenir hors de la mauvaise voie. Ferons-nous notre devoir ou souffriront-ils tous pour une seule? Nous pouvons leur éviter un sort semblable, pire peut-être; mais, pour elle, la pauvre enfant, si sa droiture naturelle ne la protège pas, c'est fini, et nous ne pourrons que la réclamer. C'est un devoir sacré, ma pauvre femme. Nous lui donnerons nos prières, mais nous devons la laisser à présent, afin de chercher à subvenir aux besoins des autres. Guillaume et Mark ont juré de la chercher et de nous la ramener.—Allons, enfants, il fait bien froid; levez-vous. Guillaume a fait du feu; venez vous chauffer pour la dernière fois ici. Nous avons fort à faire: j'attends de vous tous obéissance et courage; la Providence fera le reste.

Madame Mordaunt leva les yeux sur son mari et lui pressa tendrement la main.

Puis elle se sortit de sa couche glacée, en montrant cette sérénité que donne la résignation.

Son mari lui sut gré de ce calme apparent, car il sentait la violence du combat intérieur qu'elle avait à soutenir, et qu'il lui faudrait encore remporter sur ses affections pour lui obéir et le suivre là où il jugerait convenable d'aller.

—Guillaume, dit-elle au jeune homme qui attisait le feu, vous êtes bien obligeant et nous vous sommes très-reconnaissants.

Elle le regarda et secoua mélancoliquement la tête.

Il lui rendit son regard dans un silence solennel Leurs âmes s'entendirent; mais ce qu'ils sentaient était trop élevé pour pouvoir être traduit par des paroles, et ils demeurèrent muets.

—Enfants, dit Mordaunt quand ils furent tous réunis autour du feu et que le dernier morceau de pain leur eut été distribué, nous quitterons ce lieu dans une heure. C'est la seule chance qui nous reste; et, bien que nous devions nous attendre à en voir de dures pendant le voyage, nous devons tout faire pour supporter notre sort du mieux que nous pourrons; avec l'aide de la Providence, nous nous tirerons de ce mauvais pas. Tu connais les Barton et les Williams, Marguerite, eh bien, ils s'en vont tous et nous attendent. De cette façon nous formerons une grosse troupe et nous nous tiendrons compagnie en chemin. Ils ont réussi à, construire un grand traîneau pour le voyage. Nous le tirerons à tour de rôle, puisque nous n'avons pas d'autres moyens de nous en aller. On mettra dessus les enfants et, ceux qui ne pourront pas marcher, tu comprends? C'est à décider en dernier lieu:—partir aujourd'hui ou rester à tout jamais où nous sommes.

—Le faut-il? le faut-il, Edouard? dit sa femme, lui posant sa main sur l'épaule et le regardant avec une indicible expression de douleur. Oh! c'est une terrible alternative! Pauvre Madeleine! ma pauvre fille!

—Nous ne la quittons pas, Marguerite, reprit Mordaunt, son frère et
Guillaume resteront ici. Tu peux te fier à eux.

—Oh! oui, oui, oui, s'écria-t-elle. Vous resterez pour la retrouver,
Guillaume.

—C'est avec bonheur que je serais parti avec vous, madame Mordaunt, dit le jeune homme; oui, avec bonheur; mais maintenant…

Il lui lança un regard brûlant de douleur, mais sans rien pouvoir ajouter.

—Vous êtes bon, bien bon, Guillaume, dit la pauvre femme. Vous la retrouverez, vous la ramènerez, n'est-ce pas? Elle était misérable ici, bien misérable, voyez-vous! Personne ne sait tout ce qu'elle a souffert. Nous ne devons pas la juger. Vous nous la ramènerez, Guillaume!

—Madame Mordaunt! s'écria passionnément le jeune homme; je la connais, madame Mordaunt, et je suis sûre qu'il y a quelque chose que nous ne savons pas. Ne pensez pas qu'elle ait tort, madame Mordaunt; non, ne le pensez pas. Quelqu'un peut avoir tort, mais ce n'est pas Madeleine. Attendez qu'elle revienne, et vous verrez, madame Mordaunt! Mark et moi avons entrepris de la retrouver, et nous la retrouverons.

La mère le remercia par un regard chargé de reconnaissance, et le père lui serra chaleureusement la main.

Guillaume était fort agité; il était facile de voir que, tandis que sa langue défendait si noblement l'infortunée jeune fille, dans son esprit s'élevaient d'horribles soupçons que ne pouvaient entièrement bannir sa bonne foi et sa bienveillance.

Il avait quitté son siège, et, les yeux baignés de larmes, parcourait la chambre.

A l'affliction qu'ils ressentaient, les autres pouvaient juger de la sienne.

Ils savaient qu'il aimait leur fille à l'adoration; aussi laissèrent-ils s'épancher sans interruption les flots de sa douleur.

D'ailleurs, ils n'avaient à lui offrir aucune consolation acceptable dans ces pénibles circonstances. Il y eut un long silence dans la cabane. Du fond du coeur, la mère et le père prièrent pour l'enfant perdue, pendant que son fiancé pleurait.

—Mordaunt, dit le jeune homme s'asseyant et prenant le petit Jean entre ses genoux, quand la première explosion de chagrin se fut calmée, Mordaunt, nous avons bien voyagé depuis que nous sommes partis de chez nous pour ce pays. Qui pensait à cela? Nous étions cent fois mieux là-bas! En tout cas, nous avions toujours quelque chose à faire. Mais ici, c'est tout à fait de même pour les filles; garçons ou hommes, il n'y a rien du tout à faire! Je n'ai jamais vu un pareil pays. Ça me serait bien égal d'être n'importe où, si nous pouvions faire une chose ou une autre. Ici, rien. Si vous n'êtes pas capables de travailler aux champs (et qu'est-ce que des ouvriers, hommes et femmes, élevés à la ville, connaissent des travaux des champs?), il faut crever de faim, sans remède!

—C'est un mal, Guillaume, dit Mordaunt, oui, un mal radical? Il ne devrait pas y avoir autant de misère; pas autant de milliers de bras sans emploi; et cela ne devrait pas être, je le répète, dans un pays aussi beau que celui-ci et aussi maigrement peuplé. Il n'en serait pas ainsi s'il n'y avait pas quelque chose de foncièrement mauvais dans les institutions. Je ne puis rien dire contre le pays en lui-même. Le Tout-Puissant l'a fait aussi beau, aussi riche que possible. Personne ne le niera. Mais ce qui m'afflige le plus c'est de le voir comme ça, et je suis surpris que les gens ne le remarquent pas.

—D'ailleurs, ajouta Guillaume avec amertume, s'ils n'ont point dans ce pays d'ouvrage pour ceux qui y viennent, pourquoi engager ceux qui sont bien chez eux à partir pour venir ici, où il n'y a rien à faire? Cela est injuste, affreux… c'est moi qui vous le dis!

—Tu dis vrai, Guillaume, bien vrai, s'écria Mordaunt enflammé de l'honnête indignation qu'il ressentait à la pensée de ce qui lui était arrivé ainsi qu'à sa famille. Rien n'est plus mal que d'exciter les gens à quitter leur patrie en leur forgeant des histoires de prospérité mensongère! Puis, qu'avons-nous trouvé, après avoir tout quitté pour venir ici? Oui, qu'avons-nous trouvé? Est-ce là le foyer que l'on nous promettait en échange de celui que nous abandonnions? Est-ce là la récompense de nos misères pendant la traversée? Mais à quoi pensent-ils les gens d'ici? Pensent-ils que parce qu'un homme est pauvre, parce qu'il est honnête, parce qu'il travaille pour manger, il ne respecte pas sa famille? Pensent-ils que ce n'est rien d'avoir renoncé à sa petite maison, si humble qu'elle fût, qu'il avait mis des années à élever et qu'il en était venu à aimer? Pensent-ils que ça n'a rien été pour sa femme et ses enfants de quitter leurs amis et leurs compagnons, tous ceux qui leur étaient chers, pour venir au milieu d'étrangers qu'ils ne connaissaient pas et qui ne les connaissent pas? N'est-ce rien que tout ça? Et serions-nous jamais venus ici, sans les journaux et les imprimés qu'on fait pleuvoir sur nos villes pour nous allécher? Non, sans doute. Mais ces articles étaient-ils vrais? Si on nous avait dit qu'il n'y avait pas d'ouvrage ici, qu'il y avait des milliers de mains oisives, est-ce que nous serions venus? Aurions-nous déserté la patrie, nos amis, nos parents? Est-ce que nous aurions, pour émigrer, dépensé jusqu'au dernier schelling que nous avions épargné avec tant de peine? Je dis que ça n'est pas juste, que c'est cruellement inique, et personne ne peut dire autrement. Ah! il y a ici quelque chose qui ne va pas, Guillaume, je le dis et le répète.

Oui, Mordaunt, votre plainte est fondée, «il y a quelque chose qui ne va pas.» Oui, les Canadiens devraient certainement se rappeler, quand ils envoient leurs invitations aux crédules enfants de l'ancien monde, quand ils les engagent à déserter leur modeste chaumière pour venir s'établir sur une terre étrangère lointaine, ils devraient se rappeler que, si étroites que soient leurs habitations, elles leur sont chères; que leurs affections, leurs amitiés, leurs relations, leurs habitudes forment un réseau de jouissances bien dur à briser; que pour le rompre, ce réseau, il leur en coûte beaucoup aux pauvres gens, et que par conséquent leur récompense ne devrait pas être mesquine! Oui, ils devraient avoir quelque chose à leur offrir en retour. Et c'est là une pauvre consolation pour eux que de les accueillir à leur débarquement, avec une main décharnée, un oeil famélique et de les lancer dans des villes égoïstes, inhospitalières, sans asile, sans pain, pour grossir la marée de misère que le peu d'encouragement, donné aux manufactures et la honteuse politique de l'Angleterre poussent sans cesse autour de ses colonies de l'Amérique septentrionale.

L'hôte qui convie un étranger à sa table voit à ce qu'il y ait à manger chez lui et à ce que sa huche ne soit pas vide.

Vous êtes le grand hôte, ô Canadien! votre maison est très-vaste, et quand l'étranger, convié par vous, vient s'asseoir à votre table, quand il y vient, n'ayant pas de toit pour s'abriter, pas de pain à manger, et épuisé par le voyage, et le coeur gros de la patrie qu'il a laissée, il pense que vous lui, donnerez cette hospitalité que vous lui avez offerte, sans qu'il vous l'ait demandée, cette hospitalité à laquelle il a droit! Mais alors vos bras sont-ils ouverts, votre huche est-elle pleine, ou la famine siége-t-elle en votre demeure?

Les préparatifs de la famille pour son départ étaient peu nombreux: ils se firent en silence.

Il semblait si terrible aux Mordaunt d'arracher leurs pauvres petits à l'abri même d'une aussi chétive habitation, pour les entraîner par la neige à travers les fatigues d'un long voyage; et il leur semblait si affreux en même temps de laisser derrière eux leur chère et malheureuse fille, qu'ils n'osaient ni se confier leurs angoisses, ni même se regarder pendant ces tristes apprêts.

Quand ils furent sur le point de partir seulement, Mordaunt, séchant les larmes qui gonflaient ses paupières, et faisant appel à toute sa force morale, s'écria d'une voix altérée par l'émotion:

—Chers enfants, nous allons entreprendre un pénible voyage, mais chaque pas nous éloignera du lieu de nos infortunes et nous rapprochera d'une patrie où j'espère que tous, un jour, nous serons à l'abri du besoin. Cet espoir, enfants, doit nous encourager et nous aider à triompher gaiement des difficultés. Il y a pourtant une chose qui nous attristera. Nous ne sommes pas au complet. La Providence veut que nous laissions Madeleine derrière nous. Tous nous l'aimons, Madeleine; ah! oui, bien tendrement. Mettons-nous donc à genoux pour recommander la pauvre égarée à Celui qui peut la sauver, et demandons-lui de la ramener au logis, à ce logis que nous allons de nouveau chercher et où nous pourrons tous être heureux, comme c'est le voeu de notre Créateur.

Ils se prosternèrent autour de lui, élevant leurs mains jointes vers le ciel et priant le dispensateur de toutes choses de les protéger pendant la longue route qu'ils allaient commencer.

Dans cette ardente prière, Madeleine ne fut pas oubliée. Chacun des assistants supplia Dieu de l'avoir en sa sainte garde.

S'étant relevés, ils ramassèrent quelques minces paquets qui composaient tout leur avoir et quittèrent le galetas.

C'était réellement un triste asile, bien désolé, bien battu par la tourmente; cependant ils se retournèrent plus d'une fois pour lui adresser un dernier regard comme à un vieux ami.

Ils s'arrêtèrent même à quelques pas pour le contempler. Et alors leur sein était agité, leurs yeux pleins de pleurs.

Mordaunt considéra douloureusement la misérable cabane, puis ses enfants, désormais lancés dans un monde égoïste, n'ayant pas un toit pour s'abriter, et à peine couverts de haillons. A ce tableau, le courage parut abandonner le malheureux père de famille. Joignant les mains, avec une expression de douleur déchirante, il hésita.

—Viens, Edouard, viens; il le faut, dit sa femme en le tirant doucement par la manche de son habit; c'est notre devoir, et le ciel nous aidera.

—Merci, merci, Marguerite!

Ayant dit ces mots, il fit un effort pour chasser les sombres préoccupations qui assombrissaient son esprit et se mit en marche.

Sa femme et ses enfants le suivirent, et ainsi cette famille partit, à travers des neiges mortelles, à la recherche d'une ville plus industrieuse.

Pauvres gens, sans patrie, que dis-je? sans feu ni lieu maintenant, où allez-vous?

—Nous allons au pays qui nous donnera du pain; au pays qui donnera du travail à nos mains, pour que nous puissions nourrir nos enfants.

Venez, ô vous Canadiens, venez, vous hommes du peuple, vous patriotes et hommes d'État, et considérez cette scène! vous qui réclamez si haut les droits du peuple; vous qui prétendez être les gardiens de la prospérité commune; vous qui vous dites les défenseurs de l'humanité, les amis du bien public, contemplez le départ, l'exode de votre pays provoqué par le manque de pain!

Oui, vous voulez que le peuple soit dignement représenté dans vos assemblées parlementaires; vous voulez qu'il ne manque pas de politiciens pour le protéger contre la corruption et l'injustice; vous voulez qu'il obtienne de grandes réformes, qu'il soit libre; vous voulez lui faire un Elysée politique, afin que les habitants du vieux monde envient son indépendance; vous voulez cela, n'est-ce pas?

Mais au moment même où le son discord de vos voix arrive à ses oreilles, ce peuple s'enfuit désappointé, dégoûté de votre pays; à ce moment le cri d'une foule d'hommes sans emploi, sans autre ressource que de mourir de faim, traverse l'Océan pour aller prévenir l'émigrant et l'aventurier contre vos rives inhospitalières!

Et votre Canada, malgré l'immensité de ses richesses naturelles, est désert au dedans, déprécié au dehors.

Qu'importent, je vous le demande, vos réformes constitutionnelles, si les gens pour qui vous les fabriquez manquent de pain?

Rien de mieux, sans doute, de les rendre libres et de les protéger contre la corruption et l'injustice; mais si c'est pour qu'ils puissent errer en masse à la recherche d'une insuffisante pitance, oh! de quelle utilité leur sera votre liberté?

Que font à cette pauvre famille, à ces parents courbés par le malheur et à ces enfants épuisés par le manque de nourriture et obligés de se mettre en route, au coeur de l'hiver, pour aller demander à un autre pays le travail que le vôtre ne saurait leur procurer, que leur font vos fameuses mesures constitutionnelles! Et cette liberté, dont vous vous vantez, qu'est-ce donc pour eux, sinon, peut-être, la liberté de périr d'inanition?

Ce pays est-il infécond? ses ressources sont-elles donc épuisées? de vastes trésors ne sont-ils pas enfouis à vos pieds, qu'il ne se trouve pas une main pour arrêter cette pauvre famille et l'empêcher, ne fût-ce que par vanité! de porter à l'étranger la nouvelle de votre pauvreté gravée sur le visage de ses membres, et de faire que le Canada ne soit pas un sujet de mépris pour des voisins mieux éclairés?

Quoi! il ne se trouvera personne, même sur vos rivages, pour arrêter le cri de la misère qui s'en va traversant l'Atlantique et menace de dessécher les sources de votre prospérité future?

Ce serait une grande et belle oeuvre, pourtant: une oeuvre bien digne d'un patriote.

—Nous allons au pays qui nous donnera du pain; au pays qui donnera du travail à nos mains, pour que nous puissions nourrir nos enfants.

Remarquez où ils vont! Vos voisins peuvent les recevoir;—ils peuvent les nourrir, leur donner du travail, un foyer, et pourquoi?

La nature a-t-elle été plus bienfaisante pour les États-Unis? leur richesse comparative est-elle plus abondante? leurs habitants sont-ils plus habiles? ont-ils quelques grands réservoirs de bien-être que vous ne possédiez pas? ou leur politique est-elle différente?

C'est là, ô Canadiens, le mystère qu'il vous faut résoudre.

CHAPITRE IV

MADELEINE

Pauvre Madeleine, elle avait l'esprit bien en désordre, et le coeur bien gros, allez, quand, durant cette funeste nuit, elle quitta le misérable appentis qu'on appelait leur maison.

Le temps était calme, clair, le froid piquant.

La lune versait sur Toronto les rayons de sa molle lumière.

Au firmament brillaient les étoiles comme des milliers de perles à une coupole de saphir.

La neige criait âprement sous le pied.

C'était une poétique et sereine nuit, toute remplie de beautés solennelles.

Si belle que fût pourtant cette nuit, elle n'avait aucun charme pour Madeleine. Son front était baigné de sueur, ses yeux étaient brouillés et ses oreilles tintaient.

Machinalement, elle s'arrêta une fois encore sur le seuil de la porte, hésita, puis, prenant une sorte de décision, elle examina les environs, comme pour y chercher quelqu'un qu'elle s'attendait à voir.

Mais il n'y avait personne.

Madeleine parut désappointée; elle se retourna vers la porte, passa la main sur son visage brûlant, secoua la tête, tira de son corsage la lettre qu'elle y avait glissée, la parcourut d'un clin d'oeil, la replaça dans son sein, et relevant le bas de sa robe, s'élança en avant.

Mais à peine eut-elle fait quelques pas, que sa course fut arrêtée comme par une main invisible.

Madeleine revint devant la porte de la hutte, tomba à genoux dans la neige et murmura d'un ton saccadé, en se tordant les mains:

—O ma mère, ma pauvre mère, pardonnez-moi, pardonnez-moi! j'essaye de faire de mon mieux. Vous êtes si malheureuse et je puis vous être utile… Vous me pardonnerez tous, n'est-ce pas?

Son élan de douleur monta dans l'air pur; la lune sembla pâlir et les étoiles se voiler de pitié, car rarement leur veille silencieuse avait été troublée par un pareil accent d'angoisses, échappé à des lèvres aussi belles.

Se levant ensuite, insensée, demi-folle, la jeune fille reprit sa course.

Elle vola longtemps sur la blanche neige, passa le long des pauvres cabanes se dressant ça et là comme des spectres de mauvais augure, qui tous parlaient de détresse et de désolation.

Mais les propres pensées de Madeleine étaient trop vives pour qu'elle songeât à la misère d'autrui. Et elle fuyait, fuyait, les yeux baissés devant elle, craignant jusqu'à son ombre.

Arrivée à l'emplacement découvert, connu sous le nom de Cruikshank Lane, elle fit une pause, regarda comme si elle avait peur d'être suivie.

N'apercevant rien, elle se retourna, et frémit à la vue de la légère trace que ses pieds avaient laissée sur la neige.

Ses hésitations la reprirent.

Elle joignit convulsivement les mains, leva vers le ciel des yeux humides, et, pendant quelques moments, ne sut si elle devait ou non continuer.

Une exclamation jaillit de sa bouche; et la pauvre enfant affolée se remit à parcourir aussi rapidement qu'elle pouvait la plaine de neige.

Alors elle se dirigeait vers une petite cabane à demi ruinée, que l'on distinguait à quelque distance du chemin.

C'est ainsi que nous fascine un charme étrange quand nous sommes au bord du gouffre; c'est ainsi qu'aveugles nous nous précipitons à notre perte.

Qu'est-ce alors qui nous pousse? Quel est ce vertige qui nous saisit et nous entraîne?

Vous qui n'avez jamais senti l'influence de son infernal pouvoir, comment pourriez-vous dire ce que c'est? comment pourriez-vous donner un remède à l'infortuné séduit, enivré arraché à l'innocence et à la vertu par le poison subtil de son baleine?

L'édifice vers lequel Madeleine portait ses pas était une vieille masure en bois, toute décrépite, abandonnée depuis longtemps, et dont les grenouilles, les chauves-souris et les oiseaux nocturnes avaient fait leur palais.

Les fenêtres étaient défoncées, le plafond effondré, et une partie de la charpente avait été enlevée pour réchauffer les tristes foyers du voisinage.

La lune et les étoiles pénétraient librement dans le local, dont le sol était perdu sous une épaisse couche de neige et où il n'y avait aucun signe de vie à ce moment, car le froid avait tué les grenouilles et chassé les oiseaux de nuit.

Arrivée près du bâtiment, Madeleine jeta un coup d'oeil inquisiteur autour d'elle, et, satisfaite sans doute de son examen, elle entra, s'assit sur une poutre renversée, enfonça son visage dans ses mains et donna cours à ses cuisants chagrins.

Bientôt de chaudes larmes filtrèrent entre ses doigts et tombèrent glacées sur sa robe.

Au bout de quelques minutes, le son d'un pas frappa l'oreille de la jeune fille.

Elle se leva en sursaut, allongea timidement la tête par une ouverture, et, voyant qui approchait, se réfugia promptement dans le coin le plus obscur de l'édifice.

C'était un jeune homme, grand, mince, et, suivant toute apparence, bien proportionné, quoiqu'il fût enveloppé de fourrures et d'un lourd pardessus qui déguisaient presque complètement ses formes.

Il vint droit à l'entrée de la cahute, plongea ses regards à l'intérieur, et, ne découvrant personne à cette première inspection, laissa échapper un murmure de désappointement.

Il allait même se retirer, quand un second coup d'oeil lui montra la tremblante jeune fille qui se tenait appuyée contre un poteau.

—Eh! est-ce vous, Madeleine, ma belle? fit-il d'une voix doucereuse, efféminée, en s'avançant les bras étendus vers elle. Allons, allons, charmante, approchez: c'est moi! Pourquoi si sauvage?

—Non, non, monsieur; non, je vous en prie! s'écria la jeune fille le repoussant avec effroi.

Il recula de trois ou quatre pas, apparemment surpris par cette réception, et resta quelques secondes sans parier.

—Qu'est-ce donc, Madeleine? dit-il enfin. Et qu'êtes-vous venue chercher ici, si vous avez peur de moi?

—Oh! monsieur; reprit-elle en sanglotant et s'enfonçant plus avant dans l'ombre, je vous ai dit ce qui m'amènerait, lors même que vous devriez me tromper. Ma mère, ma pauvre mère et ma soeur… Voulez-vous les aider, dites, le voulez-vous? Vous me l'avez promis, monsieur.

—Les aider, sans doute; vous pouvez y compter, ma bonne fille, ne vous l'ai-je pas dit? Je leur donnerai tout ce dont elles auront besoin. Dites-moi ce que c'est, enfant, et elles l'obtiendront. Nous les rendrons heureuses, ma Madeleine, parce que nous voulons que vous soyez heureuse. Allons, venez mignonne, vous leur porterez vous-même quelque chose ce soir, ajouta-t-il en se rapprochant.

Mais elle s'éloigna encore tout intimidée et en disant d'une voix émue:

—Oh! vous ne me trompez pas; vous ne voulez pas me tromper, n'est-ce pas, monsieur Grantham? vous ne voudriez pas vous jouer d'une pauvre fille comme moi?

Son geste et le ton de sa voix eussent touché un démon. Mais les vices d'un libertin n'entendent ni ne voient.

Le démon peut être pris de pitié, mais les passions humaines exigent leur assouvissement!

—Vous tromper, mon ange! d'où vous vient cette idée? Non, Madeleine, par tout ce qui m'est cher, jamais si noire pensée n'est entrée dans mon esprit!

En prononçant ces mots d'un air de tendresse parfaitement simulé, il lui prit les mains, et, la regardant avec cette expression d'intérêt que seuls savent prendre les hypocrites, il ajouta:

—Venez, mon enfant; vous êtes toute glacée. Il ne fait pas bon pour votre santé de rester ici. Venez! voyez, est-ce possible de sortir comme ça, à demi vêtue, par un pareil froid! Ah! Madeleine, c'est là une imprudence que je ne devrais pas vous pardonner. Méchante enfant, elle grelotte. Mais prenez donc ce pardessus. Il vous réchauffera au moins un peu.

Ôtant un de ses vêtements, il le lui jetait en même temps sur les épaules.

Madeleine se laissa faire machinalement, car ce secours lui arrivait à propos.

D'ailleurs, il était accompagné de paroles si tendres qu'elles auraient séduit même une femme plus expérimentée.

Pauvre victime, ta jeunesse, ton innocence et ta crédulité sont autant d'armes contre toi pour ce comédien aussi adroit que débauché; ta conquête sera digne de toi, car tu n'as point d'armes à ton service.

—Je n'ai pas besoin de vous demander une réponse, Madeleine, continua-t-il de sa voix câline. Je prendrai soin de ceux qui vous sont chers, vous le savez bien. Ils seront mes amis… Demain… peut-être bien ce soir, à moins que… car j'ai quelques affaires à terminer. Ça ne prendra pas longtemps. Voyons: comment pourrai-je arranger cela? Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble, mon amour: ce serait tout gâter. Croyez-vous que vous pourriez rester ici, avec ce manteau sur vous, pendant un quart d'heure? Durant cet intervalle, je pourrai régler cette affaire. Je vous enverrai chercher en traîneau et… nous nous retrouverons dans une autre partie de la ville. Est-ce convenu, ma bonne Madeleine?

Elle ne répliqua point, et son extrême agitation indiquait assez clairement que son intelligence était trop embrouillée par les mille pensées qui tourbillonnaient devant elle pour lui permettre de répondre à cette insidieuse question.

—Allons, Madeleine, mon amour, ma toute belle, allons, ne perdons pas de temps, dit-il, commençant à s'impatienter de ses larmes. C'est bien décidé, n'est-ce pas? je vous envoie chercher dans un quart d'heure? Vous avez confiance en moi, Madeleine? Et tenez, fit-il en tirant de son doigt un anneau étincelant et le lui mettant, malgré les efforts qu'elle faisait pour s'en défendre, tenez, voilà le gage de ma foi; cette bague vient de ma mère!

Et puis, Madeleine, ajouta-t-il d'un ton qui semblait altéré, si les diamants pouvaient ajouter à votre valeur, ce joujou vous donnerait cent livres sterling de plus que vous n'aviez auparavant. Mais rien, ô rien, je le jure à la face du ciel, ne peut et ne pourra vous rendre plus chère à moi que vous n'êtes maintenant!

Ce disant, il lui baisait les mains avec une ardeur qui ne pouvait manquer d'être pour la jeune fille un témoignage de sincérité.

—Au revoir donc, fit-il vivement, au revoir! et il ajustait avec une sollicitude maternelle son pardessus autour du cou de la pauvre Madeleine. Au revoir! rien qu'un quart d'heure, un tout petit quart d'heure… qui sera bien long pour moi.

—Non! non! oh! ne partez pas! essaya-t-elle.

—Mais il était déjà sur le seuil de la porte et répétait de sa voix onctueuse:

—Rien qu'un pauvre petit quart d'heure! Vous savez bien que vous n'avez rien à craindre. L'anneau d'une mère n'est-il pas sacré pour un fils… et pour une fille! Madeleine, souvenez-vous…

Il sauta dans la neige et disparut.

Longtemps Madeleine resta immobile où il l'avait laissée. Non, pas immobile: elle tremblait, son corps frissonnait plus sous l'étreinte d'une peur indécise que du froid.

Mais on sait ce que sont ces frayeurs qui prennent parfois, glacent le corps; épouvantent l'esprit et cependant ne se définissent pas.

Elle avait la figure pâle, les bras étendus devant elle, la malheureuse enfant.

On l'eût crue folle.

Eh! oui, elle était folle, folle de la détresse de ses parents, folle des appréhensions dont la récompensait son dessein de les, sauver!

Cependant la lune brillait toujours à la voûte céleste.

Les étoiles jetaient leurs étincelles sur notre terre, et tout faisait silence dans la cahute.

Madeleine tomba à genoux. Ses-lèvres étaient muettes, glacées. Mais de son coeur jaillissait une prière plus éloquente que toutes les paroles des langues connues.

Éclaire-la donc, cette pauvre innocente, ô lune argentée! tes pâles et douces beautés resplendissent de chasteté et de vertu.

Elles sont, pour une âme vierge, des messagères de paix et de bonheur dans le calme de la nuit. Éclaire-la donc! montre-lui le danger, et ramène-la à cette innocence sur laquelle tu aimes à luire.

Les yeux de Madeleine se fixèrent sur l'entrée de la maison abandonnée.

Son frisson cessa; la respiration devint peu à peu saccadée, courte et faible chez elle; puis elle tomba tout à coup la face dans la neige, les mains pressées contre ses tempes, et fondit en larmes.

—O ma mère! s'écriait-elle à travers les sanglots, je ne vous quitterai pas; non, je ne vous quitterai pas! Vous maudiriez votre Madeleine; mais non, vous ne la maudiriez pas, trop bonne mère! Vous ne feriez pas cela! Pourquoi vous ai-je quittée? Que penserez-vous de moi? Et Guillaume, cher, cher Guillaume, je l'aime bien pourtant! Ah! s'il savait comme je l'aime! Puisse-t-il aussi me pardonner! Guillaume, il est si bon pour moi, il m'aime tant, lui! Mon départ le rendra malheureux pour le reste de sa vie. Mais non, c'est assez… Je n'irai pas plus loin! Non! Je reviendrai, ma mère! Cher Guillaume, je reviendrai, je vais revenir…

La lune brillait toujours, calme et sereine, et les étoiles scintillaient toujours comme des perles à leur dais d'azur.

La voix de Madeleine était épuisée.

Elle se leva, fit un effort, se précipita hors de la ruine et se tourna vers le chemin qui conduisait à la demeure de ses parents.

Mais, à ce moment, son regard tomba sur l'anneau que le jeune homme lui avait passé au doigt, et elle tressaillit, s'arrêta.

La raison succombait encore devant sa bonne foi!

—Que faire de cela? dit-elle. C'est la bague de sa mère, pourquoi me l'a-t-il laissée? Je ne puis l'emporter. Mon Dieu! Puis il dit qu'elle est précieuse. Comment, où la lui renverrai-je? Je ne puis la prendre. Ce serait un vol. Seigneur, ayez pitié de moi! Il faut donc le revoir, l'attendre! O ma mère, ma mère, j'ai peur; quelque chose me crie que je fais mal, que je devrais revenir près de vous… Pourquoi m'a-t-il laissé cette bague? pourquoi l'ai-je acceptée?

A cet instant ses yeux, errant de côté et d'autre, aperçurent un homme qui traversait les champs et marchait vers la masure.

—Allons, il le faut, dit-elle en essuyant ses yeux et réparant d'un coup de main le désordre de sa chevelure. Il le faut; peut-être est-ce pour notre bonheur. Je le verrai, puis je reviendrai chez nous. Ma mère, Guillaume, je vous raconterai tout. Peut-être me pardonnerez-vous!

Comme l'individu s'approchait, elle découvrit que ce n'était pas
Grantham.

Ses alarmes renaquirent en remarquant que c'était un homme de couleur, misérablement vêtu et qui ne paraissait pas le moins du monde être la personne qu'elle s'attendait à ce que Grantham lui envoyât.

Mais, déjà, l'inconnu était trop près d'elle pour qu'elle pût songer à l'éviter.

—Jeune dame, elle être venue? dit-il en s'approchant.

Instinctivement toutefois, Madeleine s'était placée dans un coin obscurci par l'ombre de la masure.

—Gentilhomme demander jeune dame, poursuivit le nègre. Elle être ici; moi voir elle; pourquoi elle pas répondre?

Sa voix, quoique rude, semblait bonne et sympathique.

Madeleine reprit courage.

—Avez-vous été envoyé par M. Grantham? dit-elle en sortant timidement de sa retraite.

—Gentilhomme m'avoir dit de venir chercher jeune dame et moi être venu. Lui avoir grande envie de voir jeune dame; dire à moi; «Va vite, ramène elle.» Moi courir, courir! traîneau attendre sur route, tout près d'ici.

—Oui, oui, je vous suivrai, répondit Madeleine de plus en plus rassurée par les manières de l'étranger.

—Moi bien content pour gentilhomme.

—Est-ce bien loin?

—Pas loin en tout!

—Connaissez-vous le monsieur qui vous a envoyé? demanda-t-elle.

—Moi jamais avoir vu lui auparavant, dit le nègre.

—Quoique rendue craintive par cette réponse, Madeleine suivit son guide.

En chemin, elle essaya d'obtenir, s'il était possible, des renseignements sur son jeune admirateur; car, dans quelques entrevues clandestines qu'elle avait eues avec lui, elle n'avait guère appris à son endroit, mais bientôt elle reconnut que le noir le connaissait encore moins qu'elle.

Elle monta dans un traîneau.

Le nègre jeta sur elle des peaux de buffle et partit à toutes rênes vers
Queen street.

De là il tourna dans Bathurst et entra dans King.

Comme ils arrivaient à l'extrémité est de cette rue, Madeleine aperçut Grantham qui se tenait debout sur le trottoir et les attendait probablement.

Il paraissait fort agité, faisait au conducteur des signes de se presser; et, au moment où ils passèrent près de lui, il jeta dans le véhicule un sac de nuit, et monta en criant:

—Vite! vite! plus vite!

—Non! non! non! je vous en prie! exclama la jeune fille épouvantée.
Arrêtez! arr…

La main de Grantham lui ferma la bouche.

—Silence, ma chère bonne! silence! vous ne savez ce que vous faites, dit-il avec une émotion fébrile et en regardant derrière lui. Pousse tes chevaux! ajouta-t-il, s'adressant au cocher.

—Non! non, je ne veux pas; laissez-moi descendre, balbutiait Madeleine au comble de l'effroi.

—N'ayez pas peur, enfant; tout est au mieux. C'est moi qui vous le dis.—Vite, charretier! [2] plus vite! c'est une affaire de vie ou de mort!… Taisez-vous! pour l'amour du ciel, taisez-vous, Madeleine!

[Note 2: Les cochers de voitures publiques sont ainsi appelés par les
Canadiens-Français,]

—Non, je n'irai pas plus loin! s'écria-t-elle résolument. Charretier, arrêtez, je le veux, je vous en prie! Au secours! au secours!

—Moi arrêter, dit le cocher.

—Marche; veux-tu marcher! hurla Grantham.

—Non, moi arrêter, reprit l'autre, mettant aussitôt ses paroles à exécution. Moi, pas emmener jeune dame sans elle vouloir; jamais!

Le ravisseur bondit de rage.

Mais le nègre sauta à bas de son siège, sans lâcher les rênes du cheval, et s'approcha pour aider la jeune fille.

A ce moment, Grantham, ayant jeté un coup d'oeil rapide sur la route, souffla quelque chose à l'oreille de Madeleine, et aussitôt elle retomba comme foudroyée dans le traîneau.

En se retournant, elle avait aperçu une voiture qui courait sur eux avec une vélocité terrible.

Profitant du trouble que cette remarque venait de causer à Madeleine, Grantham saisit le nègre au collet, d'un coup de poing l'envoya rouler dans la neige, et, reprenant les guides, lança les chevaux à un tel train qu'on eût dit qu'il y allait de son existence.

—Secours, secours, massa! cria le noir se relevant comme l'autre traîneau arrivait. Secours! lui enlever pauvre fille! Secours! vite, vite, massa!

—Eh! répondit une voix rude, étais-tu dans ce traîneau? Est-ce un jeune homme, hein?

—Et pauvre fille; lui enlever elle, enlever, et elle pas vouloir…

—Allons, monte et dépêche-toi, dit l'autre. Nous les rattraperons. Il y a une fille avec lui, n'est-ce pas?

—Oui, enlever la pauvre créature, et elle pas vouloir, pas en tout, dit le nègre se jetant dans le traîneau.

—Eh! il a bien autre chose! siffla le nouveau venu. Et il cingla son cheval, qui partit avec la rapidité de l'éclair à la poursuite du fugitif, qui devait avoir bien de la peine à y échapper, s'il y parvenait, malgré le désespoir qui semblait l'éperonner.

CHAPITRE V

LA SCÈNE CHANGE.—UN AUTRE FOYER.

Le soir du jour qui succéda aux événements que nous venons de narrer, et conséquemment le soir du jour où Mordaunt partait de son misérable foyer, deux hommes passaient dans Queen street.

Ils paraissaient très-excités et poursuivaient un traîneau qui avait une grande avance sur eux et fuyait du côté d'Yonge street.

Des haillons couvraient leurs membres. Ils personnifiaient, la misère.

Quoique tous deux fussent fort exaspérés, l'un d'eux semblait l'être plus encore que son compagnon. Il l'entraînait avec des exclamations et des gestes furieux qui attirèrent sur eux l'attention des passants.

—Allons, allons! disait-il, allonge le pas. Je jurerais que c'est lui. Il ne nous échappera pas, je te le promets. Ah! j'ai envie de le rencontrer. Pardieu, nous aurons une fameuse comédie! Tu m'entends?

—Pas de folie, Mark! cria l'autre accélérant sa marche autant que possible; pas de folie! Il n'a personne avec lui. Il se peut que ce ne soit pas lui. Sois prudent. C'est elle et pas lui qu'il nous faut, tu sais?

—Avance, te dis-je. Je suis certain que c'est lui. Vois. Il vient de tourner dans Yonge street. Vite, ou ce diable nous échappera.

Ils arrivaient au coin de la rue, mais le traîneau était déjà à, une distance considérable, et, à l'instant où les deux hommes débouchèrent, il enfila une rue à droite. Ils redoublèrent d'agilité et atteignirent cette nouvelle rue, au moment où il entrait dans une autre. La course se prolongea ainsi jusqu'à ce que les poursuivants le perdissent tout à fait de vue.

—L'enfer le confonde! s'écria Mark. Il ne s'arrêtera pas! il ne s'arrêtera pas! Ah! nous verrons! Arrêtez! arrêtez!

En même temps, il tirait un pistolet de sa poche.

—Arrêtez! arrêtez! ou je vous loge une balle dans la tête.

—Es-tu fou, Mark? dit son compagnon essayant de lui retenir le bras.

—Arrête! vociférait Mark, arrête, misérable!

Le traîneau venait d'apparaître au coin d'une place.

—Arrête! répéta le fils de Mordaunt.

Et, au même moment, la répercussion d'une arme à feu troubla le silence de la ville.

Mais le traîneau avait de nouveau disparu.

—Bon Dieu! tu n'iras pas plus loin, Mark! intima l'autre, le saisissant au collet et le forçant de rester en place.

—Ohé! ohé! qu'y a-t-il? fit un homme sortant brusquement du corridor d'une maison voisine.

—Oui, qu'y a-t-il? répéta un autre homme. Que signifie ce désordre?
Qu'y a-t-il?

En faisant cette apostrophe, il tirait de sa poche un carnet.

—Un meurtre, si vous voulez! exclama Mark. Oui, un meurtre, et je vous conseille de prendre garde à vous si vous tenez à vos jours.

La fenêtre de la maison devant laquelle se passait cette scène venait de s'ouvrir, et un homme à la figure réjouie, à la tête demi-chauve, aux favoris grisonnants, se montrait dans la baie en disant d'un ton un peu alarmé:

—Seigneur! n'ai-je pas entendu un coup de pistolet? Que se passe-t-il?
Faut-il du secours?

—Oh! c'est bien, Borrowdale; c'est bien, n'ayez pas peur, dit le premier individu. Ce n'est rien. Une simple tentative pour ruiner la confiance-publique sur le chemin de la reine. Un acte de rowdisme[3], rien de plus.

[Note 3: Tapage avec violence. Je ne connais pas de correspondant à ce mot en français.]

—C'est vous, Fleesham? demanda-t-on de la fenêtre, et vous aussi,
Squobb? Mais j'ai entendu un coup de pistolet.

—Vous n'avez rien à voir là-dedans, s'écria Mark brandissant son pistolet. Allons, Guillaume, viens! Nous l'avons perdu! Mais le diable ne le sauverait pas. Viens! Laisse-les.

Et la-dessus il entraîna l'autre après lui et ils remontèrent la rue.

—Hé! jeune homme, cria-t-on encore de la fenêtre, je veux vous dire un mot, rien qu'un mot. Ici, Squobb; arrêtez-les. Apprenez-leur que je veux seulement leur dire un mot, un seul mot.

La tête se retira de la fenêtre, et peu après son propriétaire se présenta sur le seuil de la porte.

—Que sont-ils devenus? Jour de Dieu! c'est bien drôle, dit-il en offrant sa large corpulence dont les chairs tremblotaient d'émotion.

—Eh bien, Fleesham, vous êtes arrivé à propos, j'espère? demanda-t-il.

—A propos, oui, monsieur! Parlez maintenant de la sécurité publique! Nos rues sont joliment sûres! La sécurité est perdue, perdue, monsieur, réitéra Fleesham, contemplant avec une risible contrition le globe argenté de la lune; perdue sans retour! C'en est fait de notre pays.

—Eh! Squobb, dit celui qui s'appelait Borrowdale, voyant que l'autre écrivait quelque chose sur son carnet, un article pour demain, n'est-ce pas? Ah! oui, vous avez raison!

—Les hommes publics, dit Squobb s'arrachant soudain à son occupation et levant son livre de notes d'un air magistral comme un homme assuré d'avoir rempli un devoir important,—les hommes publics doivent toujours prendre connaissance de ces sortes de choses. Une chose de cette sorte, dans laquelle la liberté du sujet est menacée par la violence et le vagabondage, en pleine rue, réclame l'attention de tous ceux qui ont à coeur le bien public. Quand on trouve sur nos places les aspirants légitimes à nos prisons, et qu'on les voit à minuit intimider les gens paisibles de notre société, alors il est temps pour ceux qui s'occupent des graves intérêts du peuple de demander le pourquoi et le comment?

—Très-bien, mais entrez donc, dit Borrowdale; entrez, car il fait diantrement froid, ne trouvez-vous pas? Ne restez pas au grand air. Un rhume est bien vite attrapé, et vous savez, les rhumes ne plaisantent pas dans notre pays. D'ailleurs, ils sont partis, les pauvres diables. M'est avis qu'il y a quelque raison au fond de tout ça, quelque raison que ni vous ni moi ne connaissons, vous savez? Entrez, entrez!

Il les introduisait en même temps dans le salon.

Deux dames, sa femme et sa fille sans doute, travaillaient autour d'une table.

—Mesdames, dit-il, M. Fleesham et M. Squobb. Laure, ma chère, veux-tu donner ta place à M. Fleesham. Je pense qu'il a une prédilection pour ce coin.

M. Fleesham protesta que réellement il n'avait jamais eu cette prédilection.

Mais Laure, jeune ange sublunaire d'environ dix-huit printemps, et propriétaire d'un visage assez agréable, avec une paire de petits yeux fort malins, qui semblaient pleins de sollicitude et d'amour pour le genre humain, Laure répondit:

—Oh! monsieur Fleesham, papa le sait bien.

Puis, avec un geste de reconnaissance tout mutin, elle quitta son siège et courut s'asseoir à côté de sa mère, qui rajusta une boucle rebelle sur le front de la charmante fille, et sourit complaisamment aux visiteurs d'un air qui voulait dire: «Est-ce que vous avez jamais vu une aussi délicieuse créature que ma Laure?»

Un simple clin d'oeil glissé dans ce petit salon de famille, propret, gentil, confortable, eût suffi pour convaincre qui que ce fût que, si jamais le bonheur avait élu domicile sur notre terre, c'était bien là au sein de la famille de Borrowdale.

La maîtresse du logis avait, comme son mari, juste l'embonpoint de la quiétude et de la félicité intérieure; elle était évidemment douée de toutes les qualités, et de l'amabilité, et du bon sens qui peuvent créer sous la calotte des cieux ce paradis domestique auquel tous nous aspirons, et dont nous lisons avec amour les nouvelles, mais que si rarement nous trouvons ici-bas.

Quant à Borrowdale lui-même, en le voyant se balancer mollement dans sa berceuse (rocking chair), cette grande institution yankee, la jambe paresseusement appuyée sur un des bras du siège, les lunettes sur le nez, le visage épanoui, resplendissant à la lueur de cette autre grande institution anglaise,—le feu de charbon de terre pétillant dans une grille,—personne n'eût douté une seconde qu'il ne fût le plus heureux et le plus bienveillant des mortels; personne non plus n'eût douté qu'il ne jouît voluptueusement des charmes de son foyer.

Pour Laure, ah! pour elle—l'ange aux yeux vifs, aux joues rosées, au sourire perlé, à la taille élégante, elle était…

Mais pourquoi ne laisserions-nous pas à vous, lecteur, le plaisir de deviner ce qu'elle était. Votre imagination vaut bien la nôtre, et votre imagination tracera son portrait mieux, assurément, que nous ne le pourrions faire.

Les deux visiteurs d'alors étaient, ma foi, d'une nature un peu bien différente.

M. Fleesham, négociant en gros et importateur de la bonne cité de Toronto, long, sec, raide, semblait s'être nourri de marchandises sèches (dry goods), avec quelques plats ou deux de ferronneries pour dessert.

Il parlait avec une grande confiance en lui-même, et sa voix avait l'aigreur d'un acide. Elle répondait dignement au reste de sa personne.

M. Fleesham était, d'ailleurs, homme d'affaires.

Il avait gagné beaucoup d'argent dans le pays et se croyait habile, a smart man, comme il disait.

Il avait aussi envoyé beaucoup d'argent hors du pays, et le pays reconnaissant le jugeait de même un homme habile.

Le pays était l'obligé de M. Fleesham; et le pays de dire: «Bravo, monsieur Fleesham! vous nous avez tondu gentiment; nous n'avons plus guère de laine sur le dos, mais continuez, cher monsieur Fleesham, go ahead; vous êtes, ma foi, un gaillard adroit, fort adroit, car ce que vous ne logez pas dans votre poche, vous le logez dans la poche des Américains, ou de quelques autres confrères établis à des milliers de lieues de nous! Go ahead, monsieur Fleesham! Au fait, cet argent ne nous gênera plus, et c'est le principal! Que vous êtes donc fin, monsieur Fleesham!»

De cette façon, tout le monde était content.

M. Squobb posait pour les os, les nerfs et la peau.

Il possédait de petits yeux, des cheveux noirs, des joues creuses, une charpente religieusement accentuée, une bouche qu'eût enviée Gargantua et un nez majestueux, un maître nez qui parlait pour tout son individu, quand les autres organes se taisaient.

M. Squobb était journaliste, champion du peuple, homme de lettres ou plutôt homme de mots; par conséquent, M. Squobb se tenait à des distances incommensurables du vulgaire troupeau, egregium pecus, suivant sa locution favorite.

La critique n'atteignait pas à la semelle de ses bottes… quand il en avait! Fleesham était son patron, son souteneur; aussi Squobb était-il l'ami juré de Fleesham.

Devant cet ami quand même, Squobb faisait la courbette, et devant cet admirateur, Fleesham faisait le grand seigneur.

Ainsi va le monde!

Squobb, néanmoins, se prétendait l'avocat du peuple, le défenseur de la liberté, l'apôtre des réformes. Il était surtout le tuteur de la veuve et de l'orphelin, Squobb; et quand Fleesham lui disait: «Squobb, mon cher, venez ici; écrivez-moi ceci ou cela; parlez de bonheur à la multitude, mais attention, Squobb, que mes poches soient pleines! Rappelez-vous notre chemin de fer, Squobb; n'oubliez pas nos débentures, Squobb!»

Aussitôt notre homme taillait sa plume, le bonheur et la prospérité circulaient à flots dans les colonnes de son journal; tout abonné était ravi de vivre dans un si délicieux pays, et le coffre-fort de Fleesham ne boudait pas, je vous le promets.

En vérité, M. Fleesham était un habile homme et son ami Squobb un admirable philosophe.

Encore une fois, ainsi va le monde.

—Ah bien! Borrowdale, dit Fleesham, après s'être commodément assis devant le feu; comme ça, je suis à mon aise! Mais que pensez-vous de ce jeune vaurien, Morland? Vous savez, ce Morland que j'avais recueilli par charité!

—Quoi donc? fit Borrowdale.

—Eh! il a détalé, cette nuit, après m'avoir volé tout ce qu'il a pu trouver, ni plus ni moins? Qu'en dites-vous?

—Est-ce possible? s'écria Borrowdale, lançant à sa femme un regard de stupéfaction qu'elle lui rendit avec usure.

—Ce n'est malheureusement que trop vrai. Qui l'aurait cru pourtant? En qui placer sa confiance après ça, je vous le demande? La confiance! ajouta Fleesham jetant avec indignation sa jambe gauche sur la droite, la confiance! mensonge, monsieur; mensonge!

—Mais vous dites ça pour de bon! Le pauvre garçon aura été égaré. Il y a tant de perversion dans la jeunesse d'aujourd'hui.

—Et vous allez le plaindre! Ma foi, je ne m'y attendais pas! Plaindre un coquin de la sorte, vous, monsieur Borrowdale! Ah! si je puis mettre la main dessus, je lui apprendrai à tromper ainsi la confiance d'un ami et d'un bienfaiteur. C'est moi qui vous le dis. Scélérat, va! Mais il n'y avait pas dix minutes qu'il s'était enfui quand j'ai mis la police à ses trousses, et…

—Oh! il n'est pas en prison, monsieur Fleesham, s'écria involontairement Laure.

Une rougeur subite se peignit sur les joues de la jeune fille et ses yeux se mouillèrent de larmes.

Cependant elle maîtrisa tout de suite son émotion, baissa la tête et feignit de travailler activement à sa broderie.

—Non, non, pas encore, dit Fleesham. On a dû le manquer, car je n'en ai pas entendu parler depuis. Pourtant j'aime à croire qu'il est pris à cette heure, et je l'espère bien. Pour la prison, son affaire est sûre, je m'en charge.

Laure tout agitée, mais voulant dissimuler son trouble, se leva et quitta brusquement l'appartement.

Sa mère parut inquiète de ce mouvement, et, après avoir échangé un regard avec son mari, elle-même se retira.

—Qu'est-ce à dire, Fleesham? demanda Squobb dès qu'ils furent seuls; la police a eu connaissance du vol dix minutes après sa perpétration, et votre homme n'est pas encore dedans? Un moment. Si vous me le permettez, j'en toucherai deux mots dans le journal. C'est une affaire qui intéresse tout homme public. Nous ne pouvons la laisser passer comme cela. La police fait mal son devoir. Il faut une réforme, et, pardieu! nous l'aurons.

—Quand tel est le cas, reprit son patron, quelle sécurité avons-nous pour notre vie, nos biens, nous citoyens de cette ville?

—Ce jeune homme voulait sans doute de l'emploi et n'en pouvait trouver, dit soucieusement Borrowdale.

—Comment ça? riposta Fleesham.

—Oh! rien, rien, dit Borrowdale. Seulement il me semble que, si la police est nécessaire et que s'il est nécessaire qu'elle fasse bien son devoir, il vaudrait peut-être mieux que ses services fussent moins nécessaires, et qu'il serait préférable de dépenser notre argent et nos moyens à trouver de l'occupation à tous ces pauvres gens qui n'ont rien à faire, et par conséquent pas de pain ici. Je suis sûr que si la plupart avaient de l'ouvrage, il se commettrait moins de crimes; qu'en dites-vous, hein?

—Ha! ha! ha! vous êtes bon là, monsieur Borrowdale! s'écria Squobb. Vieilles gens, vieilles… Excusez-moi, mais c'est vieux comme Hérode ce que vous dites là. Ne savez-vous pas, monsieur Borrowdale, que quand les institutions d'un pays sont pourries il ne peut prospérer?

—Et ne savez-vous pas, reprit celui-ci avec un franc sourire plein de bonhomie, que quand la pourriture et la ruine sont à la base de l'existence commerciale d'un pays il ne peut vivre?

—Ah! vous êtes bon là, vous êtes bon là, vous êtes bon là! ricana encore Squobb clignant de l'oeil à son protecteur. Permettez-moi de vous corriger une fois pour toutes. Le fait est (et en ma qualité d'homme public j'ai eu occasion de m'en assurer) qu'il n'y a pas le moins du monde lieu de vous alarmer, comme vous le faites au sujet des affaires commerciales. Nous ressentons les effets de la dernière crise, il est vrai, mais les spéculations politiques, les corruptions de toute sorte ont bien plus contribué à notre détresse actuelle… Nous souffrons d'une sorte de… de…

—Manque de confiance, suggéra Fleesham.

—Manque de confiance, c'est cela, poursuivit Squobb, et, par conséquent, de la dépression qui l'accompagne toujours. Mais autrement je puis vous assurer, Borrowdale (et vous savez que c'est dans notre ligne, à nous hommes publics, de comprendre ces choses), que la misère et le dénûment ne sont pas aussi effrayants que vous vous l'imaginez.

—Quoi! s'écria Borrowdale tombant stupéfait dans sa berceuse, il n'y a pas de misère, pas de dénûment? C'est vous qui dites cela; et vous voyez l'infortune pleurer soir et matin sous vos yeux, et vous entendez à toute heure le besoin frapper à votre porte! Savez-vous qu'un dixième au moins de notre population, que deux cent cinquante mille âmes sont sans emploi? Est-ce que ce n'est pas assez pour répandre la ruine et la misère dans notre pays? Comment vivent ces gens-là? Il faut qu'ils mendient, empruntent ou volent; car s'ils vivent aux crochets de leurs amis, n'est-ce pas une raffinerie de la mendicité? Il faut que le pays les garde à ne rien faire, rien faire, entendez-vous ça, monsieur! Et puis avez-vous jamais songé aux milliers de malheureux qui abandonnent leur pays?

Étiez-vous à Québec ou à Montréal pendant la saison dernière? Y avez-vous vu les navires assiégés par les meilleurs de nos bras, la plus solide de nos richesses, venant sous la forme humaine solliciter la faveur de retourner en Europe, à n'importe quelle condition? Et ces gens-là, monsieur, n'étaient pas des hommes à se sauver pour des niaiseries! Avez-vous parcouru nos villes, dites? Avez-vous vu ces fabriques fermées, croulantes qui se montrent à chaque pas? Et vous êtes-vous demandé où sont les capitalistes qui ont eu la témérité de construire ces usines, où sont les ouvriers et les familles qui trouvaient là leur subsistance[4]? les employés que ces manufactures avaient rendus des citoyens actifs, industrieux, paisibles, honnêtes? Remontons l'échelle, monsieur; remontons-la et voyez la dépréciation des propriétés foncières dans toute la province, n'importe où, et vous conviendrez, je pense, que vos possesseurs de terres, habitants [5] valent aujourd'hui la moitié moins de ce qu'ils valaient il y a quelques années. Considérez de plus la dépréciation de notre crédit; examinez la baisse de nos récoltes; regardez les colonnes de nos gazettes, voyez ce que font les shérifs [6]! Les voyez-vous les ventes des shérifs annoncées dans votre journal, les voyez-vous partout publiées en grosses lettres? Et les voyez-vous au coin des rues, sur les portes de vos magasins? les voyez-vous sur les portes de vos maisons? Est-ce que vous ne voyez pas le pavillon, monsieur? s'écria véhémentement Borrowdale emporté par la chaleur de son sujet. Et vous dites qu'il n'y a pas de détresse commerciale? Vous osez dire ça? Vous dites que le pays, le Canada n'est pas plein de pauvres, de malheureux, d'ouvriers sans emploi, de misérables honteux, vous connaissez le mot! et de marchands en faillite ou à la veille de suspendre leurs affaires! Vous vous prétendez homme public, et vous êtes journaliste, monsieur Squobb, et vous nieriez ce fait! Parole d'honneur, ce serait à désespérer de la raison!

[Note 4: Afin d'y écouler plus facilement ses produits, l'Angleterre décourage et a toujours découragé les manufactures dans ses colonies.]

[Note 5: Nom donné aux cultivateurs.]

[Note 6: Ou greffiers. Ce sont eux qui sont chargés des ventes dans les faillites.]

—Pas tout à fait, pas tout à fait, mon cher, dit Squobb un peu embarrassé, car il sentait que son interlocuteur disait vrai, malgré la chaleur de son improvisation; non, pas tout à fait. Mais cet état de choses est-il unique? N'y a-t-il que le Canada qui en souffre? En regardant bien, ne verriez-vous pas qu'il en est un peu partout comme ici? Pourtant vous m'avez suggéré une idée. Permettez, je vais en prendre note! Ça me fera le sujet d'un article de fond. En effet, il y a du bon, beaucoup de bon, dans ce que vous avez dit, n'est-ce pas, Fleesham?

L'autre se contenta de hocher la tête.

—Peut-être, poursuivit Borrowdale d'un ton un peu plus rassis, peut-être pourrions-nous trouver quelque chose de même en Angleterre. En Angleterre, on trouverait sans doute quelque chose qui ressemble à ce qui se passe chez nous, mais ce qui est vrai là-bas doit-il être vrai chez nous? Les circonstances et les faits sont-ils analogues? En Angleterre, est-ce que vous ne trouvez pas agglomérés, sur un diamètre de vingt milles, le même nombre d'habitants qui se trouvent ici, où le territoire anglais embrasse plus de cinq millions de milles carrés? Y a-t-il, peut-il y avoir de la similitude entre les deux pays? Nous avons tout en main pour faire de notre pays un pays riche, peuplé, prospère et florissant, et qu'est-ce que nous faisons pour développer ces admirables ressources, dites-moi? Que direz-vous, que dira-t-on de nous si, avec tous ces immenses trésors naturels, capables de donner l'aisance à cinquante millions d'individus, vous parvenez à en sustenter deux ou trois millions à peine? Pouvons-nous devenir une grande nation, en suivant la même politique qui nous appauvrit dès le début?

Le journaliste grimaça un maigre sourire.

—Oh! je vous vois, Squobb, continua Borrowdale, vous êtes disposé à vous moquer de mes principes annexionnistes. Moquez-vous-en, j'y consens de grand coeur, mais, pour l'amour du ciel, vous, homme public, grand politique, indiquez-nous un remède à cet effroyable état de choses; car je suis sûr que vous n'allez pas nous dire que ce remède n'existe pas.

—La confiance! la confiance! mon cher, s'écria complaisamment Fleesham recroisant ses jambes et regardant le plafond de l'air d'un homme sûr que son opinion prévaut dans toutes les discussions.

—La confiance, Fleesham, reprit Borrowdale; mais que veut dire ce mot? J'ai beaucoup entendu parler de confiance, retour de confiance, manque de confiance, etc. Et c'est là, si je ne me trompe, le grand mot, l'argument capital des loyalistes; mais ne vous semble-t-il pas que la confiance est un effet et non une cause? Ne vous semble-t-il pas que la confiance est simplement le résultat de la sécurité commerciale et de la prospérité, tandis que le manque de confiance provient du manque des choses nécessaires à l'existence de cette confiance? Est-ce clair, ça? Sur ma parole, je suis d'avis que c'est chose nouvelle que de supposer que la confiance naît d'elle-même ou se soutient d'elle-même. Si vous désirez que la confiance mal placée domine, ah! il me semble qu'elle domine déjà trop. Il me semble aussi que vous en savez quelque chose, hein?

L'importateur, comprenant l'allusion, se mordit les lèvres.

—Sans doute, intervint Squobb, sentant qu'il était de son devoir d'accourir à l'aide de son patron; sans doute. Nous devons veiller aux progrès de l'agriculture et les défendre; aussi est-ce ce que nous faisons de toutes nos forces, car en eux reposent le bien-être et le développement de ce grand pays.

—Très-bien, dit Borrowdale, mais par quels moyens?

—Par quels moyens?

—Oui, voyons un peu.

—Par quels moyens? répliqua Squobb de ce ton lent et affectant le dédain qui est ordinairement le signe d'une confusion dans les idées, quand ce n'est pas l'expression directe de l'impossibilité de répondre.

—Oui, encore une fois, par quels moyens?

—Eh! par le moyen dont on se sert pour soutenir toute espèce de choses.

Borrowdale eut un imperceptible haussement d'épaules.

—Comprends pas trop, fit-il ensuite. Mais je sais bien par quels moyens on entraîne un grand nombre de choses à leur ruine. Toutefois je ne suis pas surpris de votre embarras, Squobb, car il n'y a qu'une manière de faire du bien aux fermiers, et c'est d'améliorer la condition des autres classes en général—les consommateurs des fermiers, en un mot,—et, en conséquence, de leur donner un meilleur marché pour leurs produits; de leur procurer un marché chez eux, au lieu de les forcer d'en aller chercher un ailleurs, à l'étranger. Quelle est en effet la raison pour laquelle les marchés des autres pays sont meilleurs que les nôtres? Voulez-vous la savoir? C'est parce qu'ils ont un marché et que nous n'en avons pas. Quand nos grains vont en Amérique et en Angleterre, qui est-ce qui les consomme? Ce sont les fermiers de ces pays, ou les classes manufacturières, c'est-à-dire les artisans et les ouvriers. Telle est la réponse. Les autres pays cultivent leurs manufactures et peuvent non-seulement consommer leurs propres produits, mais trouver un marché pour les nôtres et en contrôler le prix. Nous négligeons nos manufactures, et, en conséquence, non-seulement nous n'avons pas de marché, mais nous devons nous soumettre aux caprices et aux impôts de ces pays. L'agriculture n'a jamais, elle seule, rendu un pays grand. Jamais non plus elle n'en fera un grand. Que seraient les États-Unis sans leurs manufactures? Pourraient-ils venir chez nous et contrôler nos marchés, emporter notre or et s'enrichir à nos dépens comme ils le font maintenant? Croyez-vous que l'Angleterre aurait jamais été connue au delà, de ses places de commerce, si elle n'avait compté que sur son agriculture? Croyez-vous que ses fermiers seraient mieux, s'il leur avait fallu courir par tout le monde pour trouver un marché où ils pussent écouler leurs produits, au lieu de les livrer sur place pour être consommés par les artisans, les ouvriers et les fabricants qu'on trouve partout établis à côté des marchés aux légumes, comme des halles aux grains? C'est pourquoi, Squobb, continua-t-il plus paisiblement, vous voyez que nous convenons tous avec vous qu'il faut améliorer la position de nos agriculteurs, parce que, pour améliorer leur position, il faut, de toute nécessité, améliorer d'abord la position de toutes les autres classes de la communauté. Mais il nous reste cette question: Comment faire?

—Superbe, superbe! fit le journaliste exhibant encore son carnet et se préparant à l'émission d'une grande idée. Nous allons vous combattre sur votre propre terrain. Vous pensez donc que tout cela doit être fait par l'annexion aux États-Unis ou un tarif protecteur. En même temps vous nous avez signalé la prospérité de l'Angleterre. Très-bien encore. Maintenant, pourriez-vous me dire quel est le mot d'ordre de l'Angleterre? Quelle est la bannière sous laquelle elle marche à la conquête de la grandeur commerciale? Est-ce la protection ou le libre échange?

—Bravo, bravo! fit Fleesham.

—Je poursuis, dit Squobb encouragé par les approbations de son chef de file et prenant pour une défaite la réserve polie de son adversaire; je poursuis. N'est-il pas logique alors de conclure que ce qui rend l'Angleterre grande rendra grand le Canada? Qu'en dites-vous, hein? Donc, je dis: Que le commerce soit libre, que tout soit libre; ouvrons nos portes au monde, et par là encourageons la concurrence (il est de notoriété proverbiale que c'est la vie du commerce, soit dit entre parenthèses), et puis, puis…

—Inspirons la confiance, suggéra Fleesham.

—Juste, inspirons la confiance, s'écria Squobb; la confiance dans le monde commercial… et puis, puis encore inspirons la…

—Pardon, intervint Borrowdale, s'apercevant que Squobb était en peine d'une seconde inspiration; pardon, ai-je compris que…

—Excusez-moi une minute! exclama le journaliste levant son crayon en l'air; le temps d'écrire une note… une pensée qui m'arrive… Oui, c'est cela… Allez!

—Ai-je compris que nous devrions adopter la politique commerciale de l'Angleterre?

—Précisément.

—Mais quelle est donc cette politique?

—Politique! la politique de l'Angleterre! s'écria Squobb avec indignation. Il serait à souhaiter que le monde entier fut depuis longtemps rangé sous sa politique. Oui, et je vous le dis, le libre échange est le libre échange, c'est certain…

—En quoi?

Squobb trouva la question souverainement absurde.

—Est-ce que la politique de l'Angleterre sur le libre échange est identique à la nôtre au Canada, ou en est-ce l'antipode? continua Borrowdale.

—Ha! ha! ha! firent ensemble le Mécène et son protégé.

—Eh bien, voyons, poursuivit leur hôte avec un fin sourire; voyons, monsieur. Vous, les soi-disant libre-échangistes du Canada, admettez, en premier lieu, que les articles manufacturés de tous les pays doivent être libres, et voulez laisser vos fabricants, artisans et ouvriers, en un mot toutes les mains employées à votre production intérieure, se protéger contre la concurrence du monde entier; tandis que si vous ne préleviez pas le revenu par taxe directe, il vous faudrait le prélever par une imposition de droits sur les choses nécessaires à la vie et les matières brutes que nous ne produisons pas et ne pouvons produire.

—C'est cela.

—C'est cela, dit Borrowdale. Pouvez-vous me dire maintenant quels sont les articles manufacturés que l'Angleterre admet en franchise, et quelles sont les matières brutes sur lesquelles elle impose un droit?

Squobb resta silencieux.

—Vous ne pouvez trouver, c'est cela. Eh bien, quel est le fait? N'est-ce pas, en toute circonstance, les objets nécessaires à la vie et les matières brutes qu'elle admet en franchise et n'est-ce pas sur les articles manufacturés qu'elle impose des taxes? Elle admet ses chiffons, son coton, sa laine, ses peaux, son chanvre, son lard et ainsi de suite franco, parce qu'il n'y a pas de main-d'oeuvre à protéger sur eux. Mais dès que ses articles exigent du travail et qu'ils sont convertis en papiers, calicots, draps, cuirs, cordes, huiles, etc., elle se hâte aussitôt de protéger ses artisans, ses fabricants et manufacturiers, et dans tous les cas, elle impose de lourdes taxes. Voilà, monsieur, la politique de l'Angleterre du commencement à la fin, et c'est là la politique qui a favorisé ses manufactures, en les mettant à l'abri de la ruineuse concurrence de l'étranger, et c'est encore cette politique qui a fait de l'Angleterre le marché du monde; De plus, monsieur, en contradiction avec vos principes d'échange soi-disant libre, elle admet son blé en franchise et toutes les choses nécessaires à la vie des pauvres gens, au plus bas tarif possible, mais de façon pourtant à maintenir ses grands revenus, et à permettre aux ouvriers d'acheter ces choses nécessaires à la vie, en leur assurant de l'emploi et en protégeant leur travail. Vous, au contraire, taxeriez leur thé, leur café, leur sucre et, en même temps, les priveriez des moyens d'acheter ces articles en laissant l'étranger venir sans contrainte sur leurs marchés et leur enlever l'occupation qu'autrement ils y auraient trouvée. Où donc alors est votre précédent anglais si vanté? Nous, les prétendus protectionnistes, sommes les véritables représentants de la politique anglaise.

Nous avons le principe, vous n'avez que le mot. Nous sommes les avocats d'une doctrine qui non-seulement a été adoptée par presque tous les autres pays du globe, mais qui les a rendus aussi grands qu'ils sont; à vous, au contraire, il ne reste qu'un mot et un mot rendu populaire par les principes mêmes que vous employez pour le combattre. Je dis plus; j'affirme que s'il y a un principe caché dessous, c'est un principe que tout le monde est convenu de répudier comme désastreux et ruineux.

Squobb était grandement déconcerté, et il feuilletait son cahier de notes d'un air tout à fait mal à l'aise.

Comme beaucoup de journalistes canadiens qui font profession d'instruire le peuple, il avait un talent merveilleux pour écrire un article sur rien. Il aimait à encenser le peuple à l'aduler pour s'en faire un marchepied. Mais si vous lui opposiez une argumentation solide, reposant sur des bases et annonçant une connaissance directe de faits importants et de chiffres, alors Squobb était en défaut, et son ignorance brillait sur toutes les parties de sa chère personne éditoriale.

—Donc, Squobb, continua en souriant Borrowdale, j'ai peur que vos deux premiers arguments ne soient renversés. Quelle est ensuite votre grande proposition, comme libre-échangiste, pour développer la prospérité du pays?

—Oh! c'est facile, répliqua Squobb d'un ton dégagé! Extirpons la corruption du gouvernement et apportons de l'économie dans les dépenses publiques.

—C'est évidemment une raison très-bonne et très-recommandable; car, avec une grande économie dans les départements publics, vous pourriez peut-être économiser assez pour parvenir à procurer, pendant les douze mois de l'année, trois repas par jour à chaque individu inoccupé dans le pays. Mais vous allez voir qu'on ne peut s'arrêter là; car, comme dans ce temps il faudrait pour chacun de vos gens environ mille repas, il vous faudrait encore, afin de remédier à ce mal unique, neuf cent et quatre-vingt-dix-sept repas pour chacun, ce qui ferait un total de quelque chose comme cent cinquante millions à vous procurer. Eh bien! où en êtes-vous, Squobb?

Squobb était silencieux. Il suppliait du regard son ami et patron de l'aider dans le dilemme; mais Fleesham paraissait avoir perdu toute confiance dans son argument.

Il se démenait sur son siège et essayait, quoique vainement, d'appeler à ses lèvres un sourire ironique.

—Enfin, reprit Borrowdale, voilà mon opinion. Quant à vos libre-échangistes, ils demandent à grands cris des réformes, prêchent en faveur des droits du peuple, travaillent pour le bien public, j'y consens; mais malgré cela, et quoique eux et vous voyiez parfaitement la déplorable condition du pays, en ce moment que des milliers de gens physiquement capables et robustes, la force et la richesse du pays, se sauvent de désespoir, que des milliers d'autres manquent d'ouvrage, que la propriété entière est sous le coup d'une grande dépréciation, que notre crédit baisse ici comme à l'étranger, et que dans le fait toutes les calamités commerciales nous assiègent, quoique tout cela soit devant nous et que votre voix s'élève, il est vrai, pour le proclamer, vous paraissez incapable de faire une suggestion convenable pour remédier à ce déplorable état.

—Hé! hé! hé! c'est bon, parfait, s'écrièrent les deux autres riant d'un rire niais.

—J'espère que, dans douze mois d'ici, vous tiendrez le même langage,
Fleesham, dit Borrowdale.

—Bien, bien, quel est donc votre tant grand projet, Borrowdale? fit Squobb avec un air d'indifférence marqué pour tous les projets en général. Voyons, quel est ce beau projet?

—Eh! en tout cas, dit Borrowdale, il ne serait pas difficile de proposer quelque chose d'aussi tangible et même d'un peu plus palpable que vous, et sans trop se fatiguer. Voyons. Procédons par ordre: la cause, d'abord. En premier lieu, nous trouvons que nous expédions annuellement aux manufactures étrangères, hors du pays, au-dessus de douze millions de dollars, en bon or, de plus que jamais les exportations entières du pays réalisées n'ont donné en retour. La perte pour le pays est donc patente. C'est une perte contre laquelle il n'y a pas de compensation. Et pour la balancer, cette perte, il faut, monsieur, découvrir nos forêts, vendre nos terres et engager notre crédit. Voilà une cause, et une cause bien féconde aussi. Continuons: Un dixième de notre population est sans ouvrage. Pour ne rien dire de l'inutilité de ces gens-là qui ne font rien, nous avons sur le cou une taxe énorme, disons, à la plus basse évaluation, vingt millions de dollars par an, sans faire attention à la grosse somme qu'ils gagneraient au pays s'ils travaillaient. Je crois que ce sont là les deux plus grandes sources de nos embarras. Car prenez ces deux sources et voyez-les pendant un espace de dix ans, que trouvez-vous? Quelque chose d'effrayant. Un déficit total de plus de trois cents millions de dollars. Ma foi, s'il n'y avait pas là-dedans matière à appauvrissement, où serait-ce? Il peut y avoir d'autres causes incidentes, sans doute, mais la difficulté roule surtout sur ce que je viens de signaler; car ce qui conserverait l'argent ici, dans le pays, donnerait de l'ouvrage à ceux qui ne sont pas employés, et cela serait un revenu direct pour nos canaux, chemins de fer, voies de communications et travaux publics, qui ont tant coûté et rapportent si peu. Pourquoi, par exemple, ces douze millions de dollars dont je parlais s'en vont-ils à l'étranger? Ils s'en vont pour payer les articles de fabrication étrangère. Donc, il est évident que si nous fabriquions ces articles, nous garderions les douze millions dans le pays et serions plus riches d'autant; et ce n'est pas tout. En fabriquant les mêmes articles ou des articles qui répondissent à ceux-là, nous pourrions employer tous ceux qui ne sont pas employés, hommes, femmes et enfants, dont l'oisiveté actuelle crée bien d'autres maux. On obvierait ainsi aux deux calamités premières. Mais nous ne pouvons fabriquer; nous n'avons pas de capital, dites-vous. D'autres pensent que nous avons ce capital, et je suis de ceux-là; mais vous dites: Les capitalistes n'ont pas de confiance. Pourquoi cela? Rien de plus simple. Parce qu'après avoir bâti ses usines et fabriqué des articles, le manufacturier n'a aucune garantie de les écouler, quoiqu'ils puissent être aussi bons et à aussi bas prix que ceux de l'étranger. Pourquoi cela encore? Parce que le jeune fabricant a généralement peu de moyens, qu'il lui faut faire ses affaires, acquérir sa clientèle et sa réputation pour ses marchandises. Quelle est la position de son concurrent étranger? de celui qui se présente sur le marché pour livrer les denrées aux mêmes conditions que lui? N'est-il pas, la plupart du temps, un géant dans le négoce, assis sur un crédit solide, agissant avec sécurité, réputé pour ses marchandises, possédant une pratique considérable, à laquelle il est lié par ces milliers de liens commerciaux qui lient les négociants aux négociants? N'est-ce pas cela? J'ajouterai que, tandis que notre fabricant lutte avec ses faibles moyens, et dépend d'une vente immédiate avec un profit légitime, les affaires de l'étranger, qui est bien établi, n'étant pas soumises aux mêmes incertitudes, permettent à ce dernier de contrôler les marchés, ou, s'il est serré, de sacrifier ses denrées pour ruiner la concurrence, c'est-à-dire chasser du marché le producteur indigène. Telles sont les difficultés contre lesquelles a à lutter notre producteur, et elles sont causes de sa perte; partout elles le seraient. Mais quel est donc le remède? Le remède! c'est de faire simplement et tout uniment ce que font d'autres pays:—de protéger nos manufactures par des impôts judicieux et des droits sur les articles importés de l'étranger, ou de nous annexer à cet étranger, c'est-à-dire aux États-Unis. Bon! j'en conviens pour les grandes puissances, le libre-échange est funeste aux colonies. Elles n'y ont rien à gagner, tout à y perdre. Procédez au moyen de mesures complètes et non par demi-mesures, qui peuvent être en vigueur aujourd'hui, rappelées demain, et il ne se passera pas beaucoup de mois avant que nos milliers de gens inemployés travaillent fortement, augmentent notre fortune et s'enrichissent eux-mêmes au lieu de vagabonder dans nos rues et d'être une disgrâce et un fardeau pour le pays. Alors l'émigration cessera aussi. Et, au bout de l'année, au lieu d'avoir vos douze millions de dollars donnés en pâture au monde étranger (car c'est le monde étranger qui vous les dévore, vos douze millions de dollars), vous les en sûreté dans vos banques, pour les mettre en circulation dans le pays, les faire rapporter, multiplier et revenir à vous, à la fin de l'année, avec trente ou quarante pour cent de bénéfice. Pensez-vous qu'alors la confiance, comme vous dites, n'existera pas?

—Bah! vieille histoire, c'est une vieille histoire que vous nous comptez là, monsieur Borrowdale! dit Squobb adressant à Fleesham un coup d'oeil expressif; vieille histoire, je le répète! Ce serait écraser le peuple de taxes, pour soutenir quelques malheureuses fabriques. Bah! impossible!…

—Impossible! impossible! répéta en écho Fleesham.

—Impossible! Bon Dieu! est-ce là votre seul argument? Impossible!…

En ce moment une domestique entra.

—Qu'est-ce, Jenny? demanda Borrowdale.

—Une lettre pour monsieur.

Et elle lui remit un carré de papier crasseux, plié en quatre, revêtu d'une suscription à peine lisible.

—Qui a apporté cela? demanda le bon M. Borrowdale relevant ses lunettes.

—Une petite négresse, monsieur.

—Est-elle là?

—Elle n'a pas demandé de réponse, monsieur.

Borrowdale tourna et retourna entre ses doigts l'étrange épître, mais il ne répliqua pas à la servante.

Il y eut un moment de silence singulier.

Le journaliste et son patron paraissaient démesurément intrigués.

Cependant Borrowdale avait ouvert la missive et la parcourait rapidement.

—Diable, diable! fit-il. Cependant… oui, c'est cela. Park Lane! je comprends… A droite! à main droite… Singulier… Je verrai… Il faut que je voie.

S'adressant à ses visiteurs, de plus en plus piqués par l'aiguillon de la curiosité:

—Pardon, messieurs, excusez-moi, il faut que je sorte. Je suis forcé de m'absenter pendant quelques minutes. Pourtant, si vous vouliez m'accompagner, je n'y aurais pas objection. Au contraire. Que pensez-vous d'une promenade à Park Lane? Peut-être trouverons-nous matière à un article, monsieur Squobb, et à une transaction, monsieur Fleesham?

Ils acceptèrent, et avec plaisir, on le conçoit, car la position devenait fort embarrassante pour eux. L'un et l'autre se sentaient dans une impasse et étaient bien aises d'en sortir. Inutile d'insister sur ce point, le lecteur l'a compris.

Bientôt tous trois furent prêts et partirent pour Park Lane, situé dans un des faubourgs de la ville.

CHAPITRE VI

UN AUTRE FOYER.—NOUVEAUX MALHEURS.

Comme Borrowdale et ses amis passaient de Yonge street à travers une de ces ruelles qui courent au nord de Queen street, leur attention fut attirée sur un groupe de personnes qui se trouvaient de l'autre côté du trottoir.

Au milieu de ce groupe, plusieurs individus paraissaient se quereller. Borrowdale franchit rapidement la rue et se fraya un chemin à travers la foule.

Mais à peine eut-il jeté un coup d'oeil sur les gens qui se disputaient que, remarquant que ses deux amis s'approchaient, il revint à ces derniers et, les prenant par le bras, les emmena en disant d'un ton négligent:

—Bah! ce n'est rien, une rixe!

Un moment! arrêtons-nous! s'écria Squobb tirant son cahier de notes.

—Le temps d'écrire un mot, ajouta-t-il.

—Ce n'est rien, mon cher, répliqua Borrowdale avec une anxiété qu'un observateur n'eût pas manqué de remarquer.

Ses compagnons n'y prirent garde, et il les entraîna en bas de la ruelle.

Mais tout à coup Borrowdale parut se raviser.

—Voulez-vous avoir la bonté de m'attendre une minute? dit-il; j'ai quelque chose à dire à une personne que, par hasard, j'ai aperçus là-bas. Ce sera l'affaire d'une seconde.

Il se dirigea au pas de course vers le théâtre de l'altercation, après avoir laissé ses amis dans l'étonnement de sa brusque disparition.

—Je vous le répète, je ne sais, sur mon âme, ce qu'elle est devenue, disait au milieu du groupe une voix doucereuse. Je jure que je n'en sais rien.

—Tu mens, vilain freluquet, tu mens! hurlait une autre voix rude et exaspérée au dernier point. Et cela te le prouvera…

L'homme qui parlait leva son bras en l'air, comme pour frapper son adversaire avec la crosse d'un pistolet qu'il tenait par le canon.

Borrowdale se jeta sur le dernier.

—Où est-elle? Je veux savoir où elle est? disait l'autre.

A cet instant Borrowdale, prenant l'homme à la voix mielleuse, l'entraînait par le bras en lui soufflant quelques mots à l'oreille.

Le jeune homme tressaillit, puis il trembla, s'appuya contre le mur et se couvrit involontairement le visage avec les mains.

Borrowdale jeta un coup d'oeil rapide sur la foule et s'aperçut de suite que l'individu au pistolet était pris d'un accès de rage qui devait avoir pour cause autre chose qu'une insulte ordinaire.

Cet individu était affublé de haillons.

Près de lui se tenait un personnage vêtu de même. Il était accoudé à la muraille et avait la tête dans la main. Il gémissait et, du pied frappait furieusement le sol.

Le reste des assistants paraissait étranger à la dispute.

Borrowdale allait engager les trois acteurs à le suivre quand, se retournant, il vit ses deux amis qui revenaient a lui.

Un moment il resta indécis; mais reprenant bientôt son sang-froid, il dit vivement quelques mots au jeune homme que son aspect avait terrifié, puis, courant à Squobb et Fleesham, il les prit par le bras en s'écriant:

—C'est fini, fini-ni-ni, tout est fini! Pas besoin de votre cahier de notes, mon cher Squobb. J'ai apaisé ces êtres-là. Rien n'était sérieux, rien! Vous me connaissez, il faut que je me mêle un peu de tout, c'est mon défaut. C'est drôle, n'est-ce pas? Je suis un être singulier, mais c'est mon caractère, je n'y puis rien.

—Oh! sans doute, sans doute, Borrowdale, dit Fleesham d'un ton protecteur et en descendant la rue. Il faut toujours que vous patronniez quelqu'un. Le patronage est évidemment votre mot d'ordre, ha! ha! ha! Ça vous amuse, n'est-ce pas, de patronner les gens?

—Et vous pensez sans doute, cher monsieur Borrowdale, appuya Squobb, que c'est là le moyen de soutenir quelques fabriques croulantes aux dépens de tout le pays, n'est-ce pas?

—Ma foi, c'est là un pauvre moyen, pauvre moyen, très-pauvre, fit Fleesham, à qui le grand air semblait avoir redonné la voix comme à son compagnon.

—Ah! oui, un moyen superlativement pauvre, reprit Squobb, riant immodérément et cherchant à faire tourner en plaisanterie la dernière discussion dans laquelle il avait perdu une grande partie de son prestige éditorial.

En vérité, vous êtes fameux, mon cher monsieur, fameux! ha! ha! ha! vous êtes fameux. Il faut vous connaître pour vous apprécier! En vérité, parlons de vous, l'homme public, le champion du peuple, le père nourricier des pauvres, ha! ha! c'est charmant, délicieux sur ma parole!

—Allons, Borrowdale, poursuivit Fleesham, convenez que vous plaisantiez! Imposer tout le pays pour obliger quelques milliers d'individus à faire fortune, c'est trop fort! ça ne passe pas, ça, mon cher Borrowdale. Décidément, je veux vous croire plus fin.

—Non, je ne badine pas, et ne badine jamais avec des sujets aussi graves, dit Borrowdale.

—Mais enfin vous avouerez qu'il serait ridicule de taxer tout le monde pour quelques milliers…

—Combien dites-vous?

—Combien?

—Oh! fit Squobb d'un ton négligent, six ou sept mille.

—Qu'est-ce à dire? Vous parlez des manufacturiers, n'est-ce pas?

Squobb, devant un personnage qui semblait si bien ferré sur la question, ne pensa pas qu'il fût prudent de se trop exposer. Aussi répondit-il avec légèreté.

—Les manufacturiers proprement dits, ou la classe manufacturière, qu'est-ce que ça fait?

—Soit, alors, nous les appellerons les sept mille manufacturiers, dit Borrowdale, et ça me paraît à peu près le chiffre. Eh bien, quel est le moyen d'élever la condition de ces manufacturiers? Comment leur procurer des bénéfices? N'est-ce pas en les mettant en position d'agrandir et d'augmenter leurs opérations ou, en d'autres termes, d''employer plus de bras? Supposons qu'ainsi on donne assez de confiance et de ressources à ces sept mille manufacturiers pour que, en moyenne, ils puissent employer vingt hommes de plus. Cela procure aussitôt de l'emploi à 140,000 personnes qui, peut-être en ce moment-ci, sont oisives. Allez-vous me dire que ces 140,000 personnes ne reçoivent pas un bénéfice direct? Admettons qu'elles reçoivent une livre sterling de salaire par semaine; me direz-vous que, lorsque ces 140,000 livres seront dépensées chaque semaine chez le boulanger, le boucher, l'épicier, le marchand de marchandises sèches, ceux-ci ne s'en trouveront pas mieux? De plus, quand le boulanger, le boucher, auront porté cet argent au fermier pour acheter ses grains et sa farine, ses moutons, boeufs, légumes, et l'auront délivré de l'inconvénient d'envoyer ce qu'il peut de ses produits à trois mille milles de distance, pour baisser de valeur en voyage, me direz-vous que l'agriculteur et, par conséquent, l'agriculture n'auront pas leur compte dans ce procédé? Puis, quand le manufacturier viendra trouver ce même fermier pour lui acheter ses peaux, ses laines et son chanvre à un bon prix, au lieu d'être forcé, comme maintenant, de les livrer à des spéculateurs américains pour les deux tiers de leur valeur, n'aura-t-il pas du profit? De fait, pouvez-vous me citer une classe individuelle qui ne recevra sa proportion du profit?

—Profit! s'écria Fleesham d'un ton voisin du désespoir, mais le premier effet du profit serait de détruire tout ce qui ressemble à la confiance. Imposez demain de lourds droits de protection, que résultera-t-il? La confiance s'en ira. Où, je vous le demande, ou serait, par exemple, la confiance de mon banquier en moi à ce moment?—Partie!

—Excusez-moi, reprit Borrowdale, mais c'est là, Fleesham, ce que demande le pays. Non pas que nous ayons du mauvais vouloir pour vous, au contraire; mais le plus grand service que l'on puisse rendre au pays serait d'abolir entièrement les deux tiers des affaires de cette nature. Je vais vous montrer comment. Vos banquiers ont, n'est-ce pas? parfaite confiance en vous et ils vous escomptent aisément un montant de 20,000 livres, par exemple. Très-bien. Que faites-vous de cette somme? Elle vous sert à passer quelque grand marché avec un négociant américain ou anglais. Vous envoyez des lettres de change pour payer, ce qui est la même chose que si vous envoyiez des espèces, puisqu'elles doivent suivre immédiatement l'expédition des lettres de change. Très-bien. Vous avez les marchandises, mais les 20,000 livres sont parties. Nous ne voyons plus ces dernières, il n'y a pas de danger. Elles sont parties pour soutenir ces grands établissements qui fleurissent si bien, et ce n'est pas étonnant, en Angleterre et dans les États, et pour alimenter les classes manufacturières de ce pays. Voyons à présent l'autre côté de la médaille et supposons que lesdits banquiers aient perdu confiance en vous et accordé cette confiance à un manufacturier de votre ville. Ce dernier obtient les 20,000 livres au lieu que ce soit vous. Et d'abord vous remarquerez qu'il fait usage de papier et pas d'espèces sonnantes. Il prend une partie pour payer au fermier sa laine, une autre pour payer au marchand de guenilles ses chiffons, ou au boucher ses cuirs. Le reste, il le distribue entre ses hommes. Ceux-ci payent le marchand de nouveautés et le marchand de provisions. Ceux-là reçoivent l'argent et le reportent au banquier; les fermiers, les bouchers et marchands de chiffons font de même, et en très-peu de temps la somme est revenue à la source d'où elle était sortie. On peut de nouveau en disposer dans le même but. De la sorte, cette somme roule par tout le pays, et, après avoir augmenté et multiplié son commerce, elle revient à la même place, mais il n'en sort pas un denier pour l'étranger. Eh bien, monsieur, qui est-ce que le pays et le banquier devraient soutenir? Vous, qui les épuisez en leur enlevant l'or par des dizaines de mille louis, sans leur donner aucune compensation, ou le manufacturier qui, avec le même argent, donne de l'emploi à nos artisans, encourage nos fermiers, soutient nos marchands et aide à la prospérité publique de mille manières, et tout cela sans envoyer un sou hors du pays?

—Ah! ah! ah! fit en riant Fleesham, très-bon encore, très-bon!

—Mon cher Fleesham, reprit Borrowdale avec un sourire un peu moqueur, je suis charmé de voir que vous approuvez cela. Non pas, comme je le disais auparavant, que je vous désire mal à l'aise; je sais très-bien que, quoi qu'il arrive, vous saurez vous tirer d'embarras; car aussitôt que vous verrez que les importations cessent de payer, vous tournerez votre attention ailleurs. Peut-être deviendrez-vous un manufacturier et un ami de votre pays et de vos propres intérêts au lieu de n'être qu'un canal de transport pour expédier nos ressources à l'étranger. J'espère, Fleesham, qu'avant longtemps i! me sera possible de vous féliciter de votre changement.

Ils approchaient de Park Lane.

Borrowdale s'arrêta et regarda autour de lui. Il ne paraissait pas sûr du lieu qu'il cherchait.

Il venait de tirer le billet qu'on lui avait remis et le relisait à la lueur d'un bec de gaz, quand le son d'une voix d'homme se fit entendre derrière lui.

—Vous venir, massa! vous venir! tant mieux! ben content. Suivre moi, massa, suivre moi.

—C'est bien, allez, dit Borrowdale au nègre qui venait de l'apostropher.

Cet homme les conduisit dans une des huttes qui abondent dans la localité, et les pria de descendre avec lui l'escalier d'un basement souterrain.

—Pas bel endroit, massa, disait-il; pauvres, tous ben pauvres, massa!

Bien ne paraissait plus vrai que leur pauvreté.

Cinq ou six négrillons à demi nus grouillaient sur le plancher, sans lit ou couverture; car non-seulement l'appartement ne possédait ni lit ni couchette, mais, à l'exception d'une couple de chaises boiteuses et privées de fond, dont les membres absents servaient peut-être à réchauffer le misérable réduit, et des deux derniers côtés d'un coffre et d'une marmite en fer battu, la chambre était aussi dépourvue d'ustensiles de ménage que les rues que nos personnages venaient de quitter. Au bout de la pièce, une femme était, agenouillée à côté d'un objet étendu sur un peu de paille.

Elle se leva au moment où les étrangers entrèrent et, faisant une respectueuse révérence, montra l'objet gisant dans le coin.

—Voici elle, massa; voici, dit le nègre prenant une petite lampe qui brûlait sur le plancher et l'avançant vers l'angle. Elle ben malade, ben, ben! Et pleurer…

—Seigneur mon Dieu! est-ce possible? s'écria Borrowdale, remarquant que c'était une jeune fille blanche d'une grande beauté. Pauvre enfant, pauvre chère enfant! Voyez comme elle a l'air malade! Ma bonne fille, ajouta-t-il en tombant à genoux près d'elle et lui prenant la main dans les siennes, qu'avez-vous? comment vous trouvez-vous?

Madeleine,—car c'était elle,—ouvrit faiblement les-yeux, secoua douloureusement la tête et laissa tomber quelques paroles à demi articulées.

—Ma mère! ma mère!

—Elle pas dire autre chose, fit le nègre d'une voix émue; elle ben malade.

—Bon Dieu, qui est-elle? demanda Borrowdale embrassant d'un regard la misère qui régnait dans le taudis. Qui est-elle? Ce lieu est meurtrier. Dites-moi, brave homme, est-ce que vous restez ici?

—Oui, nous ben obligés, massa, dit le nègre; nous autres gens de couleur on est ben pauvres. Rien savoir de cette fille, massa; mais li…

—N'importe, vous me direz cela une autre fois, interrompit Borrowdale. Nous allons emmener cette enfant. Allez chercher un traîneau, mon garçon, un traîneau couvert, et aussi vite que possible.

—Vous l'avoir de suite, répliqua le noir, qui partit sur-le-champ.

—Fleesham, Squobb, dit Borrowdale se levant et prenant ses amis à l'écart, voyez ça. C'est bien la misère hideuse atroce, n'est-ce pas?

—Oui, mais les gens de cette classe y sont habitués, vous savez.

—Par malheur ça n'est pas vrai, répliqua Borrowdale. Le lieu où nous sommes abonde on scènes de ce genre. Un jour ou l'autre, je vous parlerai au sujet des gens de couleur. Nous les arrachons à l'esclavage par lequel ils sont au moins abrités et nourris, et nous leur donnons la liberté, c'est vrai, mais voici à quel prix! Liberté de mendier, mourir de faim ou devenir criminels. Non, non, ils ne sont pas habitués à ce genre de vie, si on peut appeler ça une vie. On ne s'habitue pas à vivre de rien! Je reviendrai là-dessus. Squobb, ne pensez-vous pas que ça vaille la peine d'une note? ajouta-t-il en remarquant que l'éditeur[7] avait oublié de tirer son carnet.

[Note 7: On n'ignore pas que les journalistes anglais s'appellent editors.]

—Oh! dit indifféremment Squobb, c'est là une chose commune. Les gens dans ma position n'y suffiraient pas, s'il leur fallait, s'occuper de toutes ces bagatelles. Il y a sans doute une cause pour ça. Voyez, le lieu a l'air assez suspect.

—Oui, reprit Borrowdale, la pauvreté a d'habitude cet air, je le sais; mais…

—Ah! c'est vous! c'est vous! s'écria Fleesham à ce moment.

Borrowdale se retourna et ne fut pas médiocrement surpris en voyant Fleesham agenouillé devant la jeune fille, et lui tenant rudement la main à la hauteur de la lampe:

—Ah! c'est ça! Bon, bon! Juste ce que je soupçonnais. Une caverne de voleurs. Ou est la police? Ah! ah! Borrowdale, voici quelque chose au service de votre philanthropie. Ma foi, voilà qui arrive à propos. Voyez-vous ça, mon cher, c'est du diamant. Votre innocence porte des bagues en diamant, plus que ça de genre! Mais ce qu'il y a de plus extraordinaire encore, c'est que cette bague ressemble un peu bien fort à un anneau qui a disparu de l'écrin de ma femme depuis une semaine environ.

—Impossible! cria Borrowdale se baissant, en proie à une vive agitation et se mettant à examiner la bague.

—Oh! non, non, non! supplia la jeune fille faisant un effort pour se lever et retirant convulsivement la main pour s'arracher à l'étreinte de Fleesham.

Mais les forces lui manquèrent, elle retomba sur le dos et, regardant pitoyablement son adversaire en face, se prit à sangloter.

—Quoi que ce soit, dit, Borrowdale non moins désolé que la pauvre fille elle-même, il y a sûrement quelque méprise, Fleesham. Voyons encore.

—Méprise! s'écria l'importateur reprenant la main de Madeleine et montrant l'anneau. Croyez-vous qu'on se puisse méprendre à ça? surtout quand on a acheté et payé ça? Je le reconnaîtrais, monsieur, au milieu de cinquante mille.

—Arrêtez! c'est une remarquable coïncidence, cria Squobb, tenant son cahier de notes à la main. Si vous le permettez, je vais coucher quelques lignes. C'est un sujet rare.

—Ma bonne femme, dit Borrowdale se détournant avec dégoût de l'officieux éditeur pour interpeller la maîtresse du logis, pouvez-vous nous renseigner là-dessus? Qui est cette malheureuse fille? D'où lui vient cette bague?

La pauvre négresse, fort alarmée, répliqua que la jeune fille avait été amenée par son mari il y avait une heure environ, et qu'elle ne savait rien à propos de la bague et de ce qui concernait la malade.

—Mon Dieu! c'est singulier, dit Borrowdale arpentant la pièce à grands pas; c'est singulier. Pauvre enfant, elle ne paraît pas… Ah! voilà le traîneau qui arrive.

—Voiture à vous, massa, dit le nègre en sautant dans la chambre.

—Bien, mon brave homme, répliqua Borrowdale. Mais venez ici un moment; et dites-moi votre nom.

—Sam White être mon nom, dit le nègre sans hésiter.

—Ah! je me rappelle. Vous avez scié du bois pour moi, n'est-ce pas?

—Oui, massa.

—Bien! Que savez-vous sur cette pauvre petite? Comment est-elle venue ici?

—Oh! ben étrange histoire, massa, dit White. Mais moé dire à vous tout ce que, moé connaître. Dernière nuit, jeune homme s'arrêter devant station et demander de mener traîneau ou li dire et li ben payer moé. Alors li commander moé aller chercher jeune fille près Cruikshank Lane, moé aller et trouver elle dans maison vide; prendre jeune fille, charrier elle à King street. Jeune homme là sauter dans traîneau à moé et dire aller vite, vite! Et jeune fille vouloir arrêter et pas vouloir rester avec li. Moé vouloir aider pauvre fille. Li donner coup de poing à moé, faire tomber du traîneau et partir avec pauvre fille. Alors autre traîneau arriver avec autre gentilhomme et li dire à moé que li jeune homme pour avoir volé li. Moé monter avec li et chasser, chasser jeune homme loin, loin, et pas pouvoir attraper li. Pis jeune fille sauter du traîneau de li, tomber dans neige, pas sensible, pas parler. Autre gentilhomme pas vouloir arrêter pour ramasser fille, moé descendre et ramener pauvre fille ici, comme moé pouvoir. Elle être bon malade!

—Oh! c'est cela, c'est cela, dit Fleesham quand le nègre eut fini. Fort jolie histoire, en vérité, n'est-ce pas, Squobb? Ce brave jeune homme dont il parle était le coquin de Morland, et voilà sa gentille complice, sans doute. Sans doute! Un vrai roman. Je pensais bien que nous n'étions pas au bout de ses aventures. Voilà donc, mon très-cher Borrowdale, les charmants objets de votre bienveillance. Non contents de se perdre, ils entraînent une foule de fripons à leur suite. Oh! une ravissante main pour les diamants. Bien, nous allons voir!

Après ces mots, Fleesham, transporté de colère et frissonnant d'horreur à la vue de la coupable, s'écria:

—Allons, monsieur White ou Black, ou quel que soit votre nom, venez! Vous ne désirez pas beaucoup, je pense, conserver votre prise ici, quoiqu'elle soit assez précieuse. Elle pourrait aussi être dangereuse. Nous allons la mener à l'hôpital. On s'en chargera là de façon à arranger tout le monde, m'est avis.

—Non, Fleesham, ne vous pressez pas, agissez comme un homme de bien, dit Borrowdale dont les yeux restaient, depuis quelques moments, fixés sur le visage de la jeune fille. Je jurerais qu'il y a là-dedans une méprise. Savez-vous quelque chose au sujet de cette bague, White?

—Moé jamais avoir vu, répondit le nègre après avoir examiné le chaton; moi rien savoir, massa, rien en tout.

Borrowdale s'était d'abord proposé de faire transporter la jeune fille chez lui, chose qu'il avait faite plus d'une fois en de semblables cas; mais, comme les circonstances étaient de nature à soulever des soupçons sérieux, pour ne rien dire de plus, il se vit forcé de céder aux rigoureuses suggestions de son ami, et la malheureuse jeune fille fut en conséquence conduite sur-le-champ à l'hôpital, et là confiée à la double vigilance de la faculté et de la loi.

Pauvre Madeleine! Ainsi le faux pas de la précipitation, l'erreur d'un moment d'égarement, nous entraîne à notre ruine et détruit d'une main sans pitié la paix et le bonheur de bien des jours.

C'est avec l'esprit pénétré de douleur que nous te suivons, Madeleine, à travers ce dédale de malheurs, car au bout nous apercevons le gouffre où peuvent aboutir tes misères.

C'est un exemple pris entre des milliers du même genre, hélas!

Que de femmes n'ont pas succombé ainsi? Où est le talisman qui les peut préserver de l'abîme, la main qui peut les en arracher? La vertu, dira-t-on. Oui, la vertu; mais combien sont sincèrement vertueux; combien ont la force de l'être au milieu de ce monde cruel, impitoyable, toujours prêt à battre des mains au succès et à siffler les défaites!

Cependant, Madeleine, tu n'es pas encore oubliée.

Quoique loin et s'avançant vers la terre étrangère, tes amis pleurent encore pour toi; et puis un amant et un frère, le coeur déchiré, te cherchent partout.

Oui, et nous aussi, Madeleine, pouvons pleurer pour toi, car tu étais aussi innocente que pure, et les lis n'étaient pas plus blancs que toi, avant que tes mains ne fussent forcées à l'indolence, soeur aînée du mal, et avant que la pauvreté n'eût soufflé la folie dans ton oreille.

CHAPITRE VII

LA RECHERCHE.—LE MAUVAIS CHEMIN.

Dès que Borrowdale eut quitté le théâtre de la rixe et disparu avec ses amis. Mark et Guillaume, les deux principaux auteurs de l'attroupement, s'entretinrent pendant quelques instants à voix basse.

Puis ils passèrent chacun un bras sous les bras du jeune homme à qui
Borrowdale avait parlé et l'invitèrent à les suivre hors de la foule.

Il ne leur opposa aucune résistance. Comme ils paraissaient tous les trois paisibles, on les laissa continuer leur route sans les inquiéter.

Bientôt ils se trouvèrent seuls.

Ils se dirigèrent vers le faubourg méridional de la ville, et, après avoir marché en silence pendant un quart d'heure à travers les rues transversales et les routes à demi établies de cette localité, ils débouchèrent sur le marécage où s'élevait la misérable bicoque que leurs amis avaient récemment quittée.

—Par ici, dit Mark; nous ne voulons pas encore vous tuer.

En même temps ils entraînaient leur prisonnier, qui commençait à donner des signes d'alarme et manifestait l'intention de leur échapper.

—Non, continua Mark, nous ne voulons pas vous tuer. Vous allez entrer ici avec nous, et nous nous expliquerons.

Il le poussa dans la hutte et referma la porte sur eux.

Le lieu était sombre et désolé, bien propre à intimider un homme faible de caractère et bourrelé de remords comme l'était le prétendu séducteur de Madeleine, Grantham (on l'a reconnu), ainsi qu'il disait s'appeler.

Nulle lumière, sauf la clarté pâlotte d'un rayon de lune, ne pouvait lui indiquer l'étendue du danger qu'il courait.

Cependant un de ses gardiens lui paraissait plus disposé à l'emportement qu'à la pitié, et tous deux le tenaient en leur pouvoir, loin de toute assistance.

Il fallait qu'il leur obéît, qu'il en passât par où ils voudraient.
C'était assez pour effrayer un homme même plus résolu que lui.

Il demeura tremblant au milieu de la pièce, en essayant de démêler dans les mouvements de Mark et de Guillaume les sentiments qui les animaient.

Le premier boucha la fenêtre et intercepta ainsi la seule lueur qui éclairait le bouge.

Grantham sentit une sueur glacée baigner ses tempes.

—Que voulez-vous de moi? s'écria-t-il avec un indicible accent de terreur.

On ne voyait goutte dans la pièce.

—Donne-moi une allumette, Guillaume, demanda Mark, qui avait fini sa besogne.

—Je n'en ai point, répondit celui-ci.

—Moi, j'en ai. En voici! exclama Grantham terrifié par les ténèbres.

—C'est bien, dit Mark, passe. Ça me servira à voir ton visage. J'y tiens particulièrement à voir ton visage. En tout cas, n'aie pas peur. Tu m'as l'air d'être sensible comme une femme. Eh! malédiction, ne pouvais-tu exercer cette sensibilité en faveur d'une pauvre fille innocente? Ah! je m'en doutais. Je t'épiais depuis quelque temps, misérable fat! Seulement, je ne croyais pas…

—Ne parle pas de ça, Mark, dit Guillaume d'un ton sombre. Ce qu'il nous faut avant tout, c'est la trouver.

—Bon, bon! reprit Mark, qui venait d'allumer un bout de chandelle et de déposer son pistolet sur la table en jetant au jeune homme un regard farouche. Nous voulons savoir de toi où est la jeune fille, entends-tu? Pas de mensonges! tu ne pourrais nous tromper. Allons, dépêche; que je sache tout, ou, par le ciel, je te jure que tu ne sortiras pas vivant de cette chambre!

Grantham était si épouvanté que ses dents cliquetaient, ses genoux s'entre-choquaient bruyamment.

Il était incapable d'articuler une parole.

—Allons, monsieur, dit Guillaume avec plus de chagrin que de ressentiment, vous nous avez fait plus de mal peut-être que vous n'en pourriez supporter; et si nous ne souffrions pas tant de la perte de cette jeune fille, vous seriez peut-être dans une position pire que maintenant. Mais vous êtes un jeune homme riche, imprudent comme le sont vos pareils, et quoi que j'endure, je suis prêt à entrer en arrangement. Vous avez commis un coup bien méchant et bien lâche, monsieur! mais je ne veux pas vous faire de mal; ça ne réparerait rien. Dites-nous seulement où elle est et aidez-nous à la ramener. Pour peu que vous soyez honnête, vous voyez maintenant ce que vous avez fait. Vous êtes content de réparer vos torts, n'est-ce pas?

Grantham fut évidemment plus touché par la franche et mâle générosité du malheureux amant de Madeleine que par les féroces menaces de son frère.

Aussi répliqua-t-il d'un ton agité:

—Oui, oui, je vous dirai tout. Vous pourrez me croire. Seigneur, il fallait que je fusse fou! Sans cela, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait. Je ne sais ce qui m'a rendu aussi mauvais! Ah! je le regrette, je le regrette bien, je vous le jure, messieurs!

En disant ces mots, il fondit en larmes.

—Ce n'est pas ça qu'il nous faut, dit brutalement Mark.

—Me croirez-vous si je vous dis tout ce que je sais? reprit-il d'une voix entrecoupée par les sanglots, et avec des gestes qui ne pouvaient laisser soupçonner sa sincérité.

—Va, dit Mark.

—Je ne sais où elle est maintenant, mais je vous aiderai à la retrouver. Je ne l'ai pas vue depuis la nuit dernière et l'ai anxieusement cherchée tout le jour. Je vous expliquerai toute l'affaire, du commencement à la fin, si vous voulez me croire.

—Allons, nous croirons la vérité, dit Mark.

—Je suis venu d'Angleterre ici il y a environ six mois, dit Grantham reprenant confiance en voyant qu'ils le traitaient avec plus de douceur. Depuis, j'ai toujours cherché de l'emploi, et, dans ce but, j'ai parcouru toute la province, mais en vain, je n'ai rien trouvé. Je me suis offert pour toute espèce de choses, même pour le travail manuel, et sans rien découvrir. Le désespoir m'a aigri le coeur. Je me suis laissé abattre. A la fin, j'ai imploré la compassion d'un marchand de cette ville, que ma famille avait connu dans des circonstances toutes particulières. Ces circonstances lui défendaient de me refuser ce que je demandais. Il m'admit dans sa maison.

Tandis que j'étais chez lui, je vis votre soeur qui travaillait dans un magasin en face du nôtre.

—Bien, continuez, dit Mark.

—Elle me frappa de suite, et si coupable qu'ait été ma conduite plus tard, je vous assure que j'éprouvai pour elle un sentiment profond, vrai. Quand elle eut quitté son emploi, je la revis en diverses occasions, mais jamais par convention ou de son consentement, jusqu'à la dernière fois, époque où je pense que, comme moi, elle était fort égarée par ses malheurs et ceux de ses amis, car elle en parlait sans cesse. Poussé par l'influence qu'elle avait exercée sur mon esprit et par les indignités dont on m'accablait dans la maison où je restais, dont le maître, quoique plus redevable cent fois à ma famille que je ne l'étais à sa charité me faisait subir toute sorte d'avanies, je pris l'odieux parti de lui voler une grosse somme, de quitter le pays et d'engager la jeune fille à m'accompagner.

—Quoi! doublement coquin? s'écria Mark frappant violemment son poing sur la table. Ce n'était pas assez de perdre la réputation de ma soeur, vous vouliez l'entraîner en prison avec vous! Vous en vouliez faire une voleuse, jour de Dieu!

Il serra son pistolet entre ses doigts crispés et grinça des dents.

—Mark, dit Guillaume posant la main sur l'épaule de son ami, nous la retrouverons. Sois calme, c'est ton devoir. Pense où le manque d'ouvrage t'a poussé toi-même.

Le fils de Mordaunt lâcha le pistolet et, secouant amèrement la tête, se laissa choir sur un des sièges mutilés. Puis il plaça son menton dans la paume de ses mains et regarda les deux autres dans un sombre silence.

—Allez, allez, dit Guillaume au jeune homme qui baissait les yeux avec une navrante confusion.

—Il me reste si peu de chose à vous dire, reprit-il, que vous aurez de la peine à croire que je vous ai tout dit. Mais qu'y faire? Je ne puis dire que ce que je sais. J'en suis bien fâché, mais il est trop tard. Je l'ai vue hier soir, et, en lui promettant d'aider ses parents, j'ai réussi à la persuader de m'accompagner. Je la quittai un instant, pour faire mes préparatifs, et lui envoyai un traîneau; mais quand je la revis ensuite, elle avait apparemment changé d'idée. Elle me pria d'arrêter le traîneau et de lui permettre de revenir chez ses parents; peut-être l'eusse-je fait; mais j'avais découvert que l'alarme avait déjà été donnée et que j'étais poursuivi. Effrayé, je ne songeai plus qu'à mon évasion et lançai mon traîneau en avant, sans savoir où j'allais. D'abord elle aussi fut épouvantée et se cramponna au traîneau; mais après que nous eûmes fait dix ou douze milles et fûmes à quelque distance de ceux qui nous poursuivaient, elle se calma et me pria de la mettre à terre. Ma frayeur était telle que, bien que je l'entendisse me parler, je ne comprenais pas ce qu'elle disait. Tout à coup elle sauta sur le bord de la route. Je me retournai, et mes craintes redoublèrent en apercevant le traîneau qui me donnait ta chasse. Ma seule pensée fut de fuir, d'échapper à la prison. Fouettant donc les chevaux de toute ma force, je repartis plus vite que jamais. Ce fut une lâcheté, une infamie, de la laisser dans cet état, oh! je ne le sais que trop! Ma conscience me le reproche cruellement, mais la peur… Tenez, je ne sais pas ce que je faisais.

—C'est bon; après? dit Mark.

—Après? Je ne l'ai pas revue depuis. Pour moi, je réussis à dépister les officiers de police et résolus de revenir avec ce que j'avais dérobé et de me mettre entre les mains du propriétaire. Mais, en arrivant à Toronto, je me souvins tout à coup que j'avais placé au doigt de la jeune fille un anneau d'une valeur considérable et que, dans ma frayeur, j'avais oublié de le lui reprendre. Il m'était impossible de rentrer chez mon patron sans cet anneau. Et aujourd'hui, j'ai couru de tous côtés pour la découvrir, mais sans succès. Ma punition est méritée, je suis perdu pour la vie. Mon acte a été celui d'un homme bas, vil, indigne de la lumière, il est retombé justement sur son auteur. Mais, quoique vous ne soyez guère disposés à me croire, je vous déclare que cette réflexion me contente plus maintenant, que ne l'aurait fait la plus complète réussite de mes détestables projets. Elle, c'est une bonne et noble fille, ajouta-t-il avec des larmes dans la voix; vous la pourrez aimer aussi tendrement qu'auparavant quand vous la retrouverez, car elle est aussi pure que la dernière fois que vous l'avez vue. Elle a en tout agi contre sa volonté; moi seul suis à blâmer.

—Et c'est là tout ce que vous savez? demanda Guillaume, un peu remis par cette nouvelle, à laquelle il se sentait tout prêt à donner sa confiance.

—C'est tout, répondit Grantham. Je me suis mis entièrement entre vos mains; vous pouvez précipiter ma ruine ou vous montrer encore plus généreux que vous n'avez été jusqu'ici et m'aider à défaire ce que j'ai fait. Si vous connaissiez le chagrin auquel je suis maintenant en proie! Mais c'en est fait. Il n'est pas en mon pouvoir de réparer le mal que j'ai causé. Pourtant je suis disposé à tout tenter. Voulez-vous me laisser partir?

—Vous laisser partir! s'écria Mark bondissant sur ses pieds. Est-ce que vous ne pensez pas que vous méritez d'être tué comme un chien enragé?

—Paix, paix. Mark! dit Guillaume. Les emportements ne remédieront à rien.

Puis, se tournant vers Grantham, il lui dit on se promenant en long et en large dans la pièce:

—Vous voyez, monsieur, ce qu'ont produit vos folles passions. Je fais la part de votre imprudence de jeune homme, de la mauvaise éducation que vous avez reçue et qui vous fait regarder comme un jouet une pauvre fille qui n'a que sa vertu pour être respectable et respectée. Je sais cela. Peut-être n'est-ce pas votre faute; mais votre conduite n'en est pas moins criminelle pour cela, et j'espère que cette leçon vous apprendra que, quoique pauvres, nous avons du coeur et des sentiments. Nous nous respectons aussi bien que vous, monsieur; et nos amis nous sont aussi chers que vous le sont les vôtres. Il se peut que nous soyons misérables, sans éducation, mais nous ne sommes pas des barbares. Ce n'est pas votre faute si la pauvre enfant n'est pas complètement perdue. Et même à ce moment nous ne savons ce qu'elle est devenue. Pensez-vous que personne ne l'aime? Pensez-vous qu'elle n'a pas un père, une mère, des frères, des soeurs qui la chérissent tendrement? Et n'était-ce pas la plus innocente et la meilleure fille qui fût au monde? Où en sont vos sentiments maintenant? Qu'en pensez-vous, vous qui si légèrement compromettez une fille parce qu'elle n'est protégée ni par la fortune ni par la richesse? Voyez-vous l'étendue de votre crime? Je ne pense pas que ce soit parce que vous manquez tout à fait de droiture; peut-être n'est-ce pas cela? Mais vous auriez dû songer à ce que vous faisiez, et vous devriez savoir que la vertu doit être respectée et tenue pour sacrée aussi bien à l'égard d'une fille pauvre que d'une fille riche. La seconde n'est pas plus recommandable que la première, quelquefois elle l'est moins. Si c'eût été votre soeur, peut-être auriez-vous tué l'homme qui aurait fait ce que vous avez fait. Mais peut-être aussi devons-nous en cela vous enseigner une leçon que vous ne connaissez pas. Quoique dans la misère, nous ne nous conduisons pas en sauvages. A présent, monsieur, voulez-vous nous aider à la retrouver? Si nous la retrouvons et si tout ce que vous avez dit est vrai, nous vous apprendrons quelque chose que vous vous rappellerez sans doute.

—Oui! s'écria Grantham, vaincu par la noblesse des remarques de cet homme qui était si fort son inférieur au point de vue de l'instruction et des avantages naturels; oui, monsieur, j'irai partout avec vous. Je ferai tout ce que vous voudrez. Que dois-je faire? Il est possible qu'elle se trouve dans quelqu'une des fermes aux environs du lieu ou elle a quitté le traîneau? Je ne crois pas qu'elle soit revenue à Toronto.

Non, elle n'est pas en ville, dit Mark, sans ça elle viendrait ici.

—Allons alors, je vais vous conduire, dit Grantham.

—Oui, dit Guillaume, allons vite.

—Ça va, fit Marc; ça va! mais je crois qu'elle doit être quelque part sur la route. Elle n'est pas en ville. Il faut battre le pays. C'est bien, jeune homme, dit-il à Grantham en replaçant le pistolet dans la poche de coté de son maigre capot; c'est bien, j'en ai le coeur net, maintenant. J'ai la tête chaude, mais ne suis pas déraisonnable. Nous sommes tous des misérables, chacun dans son genre, ça c'est vrai. Peut-être aussi n'est-ce pas notre faute. Mais il y a deux objets que j'aime par-dessus tout au monde: ma mère et ma soeur! C est un ange que ma soeur, voyez-vous, et s'il le fallait, je mourrais pour elle. Rappelez-vous ça. Je ne dis pas ce que je ne pense pas, moi! Je l'aime et je mourrais pour elle. Ah! celui qui lui ferait du mal!… Mais partons; il est temps.

En disant cela il éteignit la chandelle, et ils sortirent tous trois de la hutte.

Afin de ne pas être découverts, ce que craignait vivement Grantham, ils traversèrent les champs et se tinrent aussi loin que possible des voies ordinaires de communication, jusqu'à ce qu'ils fussent à une bonne distance de la ville.

Quand les accidents du terrain les forçaient à prendre la grand'route, le jeune fugitif se plaçait entre ses compagnons, de manière à éviter le regard des gens qui passaient de temps en temps près d'eux.

Obligés de prendre des informations à une foule de fermes, ils avancèrent peu dans leur excursion.

Aussi était-il près de minuit quand ils arrivèrent au lieu où, suivant le rapport de Grantham, Madeleine avait quitté le traîneau.

La place était isolée, sauvage.

Cependant, sur la plaine de neige qui se déployait à perte de vue, on pouvait, au clair de lune, distinguer une maison solitaire.

Une faible lueur s'en échappait; et comme il semblait fort probable que la jeune fille se fût réfugiée là, puisque c'était la seule habitation voisine, ils s'approchèrent et frappèrent doucement à la porte.

—Qui est là? cria de l'intérieur une voix de femme aigre et rauque.

—Des amis… amis! répondit Guillaume.

Ce ne fut qu'après de longues explications que la femme, qui paraissait seule, se décida à ouvrir la porte. Mais, à la fin, elle l'ouvrit toute grande, dit aux visiteurs de la fermer, puis elle se retira devant l'âtre, s'assit par terre, plaça ses coudes sur ses genoux, ses joues dans les paumes de ses mains et regarda les trois hommes d'un air insoucieux en apparence.

C'était une petite vieille, osseuse, ridée comme un champ nouvellement labouré; mais elle avait l'oeil vif, le nez pointu, les lèvres minces, l'air rien moins qu'avenant, et la singulière position qu'elle avait prise n'ajoutait pas à ses attraits.

—Eh bien! que voulez-vous? dit-elle rudement quand ils eurent fermé la porte derrière eux.

—Nous venons vous demander, dit Guillaume, si vous ne savez rien d'une jeune fille qui s'est égarée, par ici, croyons-nous, la nuit dernière.

—Oui, je le pense, répondit la femme.

—Oh! vraiment! pouvez-vous nous dire où elle est?

—Eh! où sont tous les autres, dit brusquement la vieille;—dans les États, quoi donc! Elle avait un noir, un nègre avec elle. C'est elle, je suppose, hein?

Les deux amis jetèrent aussitôt les yeux sur Grantham, qui leur expliqua sur-le-champ que tel pouvait bien être le cas et leur raconta les circonstances qui avaient pu le déterminer.

—Mais dites-nous, la bonne femme, pourquoi supposez-vous qu'ils soient allés aux États-Unis? dit-il en l'examinant.

—Eh! parce que vous la cherchez, quoi donc! dit la femme en levant les épaules. Je ne sais rien de plus là-dessus. Ils sont venus ici et ont demandé à coucher pour la nuit. La jeune fille semblait très-mal. J'ai compris que le nègre voulait la conduire à ses amis, aux États, et qu'ils étaient en route pour s'y rendre. Il parla des États durant la plus grande partie de la nuit. C'est là tout ce que je sais. Je n'étais pas levée quand ils partirent le matin. C'est tout ce que je sais. Il la connaissait sans doute ainsi que ses parents et l'a suivie aux États. C'est tout comme ça.

—Sa conduite avec elle me fait vraiment croire qu'il la connaissait, dit Grantham.

—Bon, c'est là une excellente nouvelle, si elle est vraie, dit Guillaume. Elle est peut-être rendue près d'eux maintenant. Dites-vous qu'elle était malade, bonne femme?

—Elle avait l'air de l'être, pas beaucoup peut-être; je ne suis pas curieuse, vous savez. Le nègre était très-obligeant pour elle.

—Et vous ne savez rien de plus sur son compte, pas de quel côté ils se proposaient d'aller?

—Non.

—Vous paraissez bien seule ici, ma bonne femme?

—Seule! hélas oui, seule; trop seule, dit-elle en tressaillant. C'est pas étonnant d'ailleurs, rien à faire ici. Où est mon mari? ou sont mes fils? Tous aux États, chercher de l'ouvrage. Ici je périrai de faim à moins d'un changement en mieux. Mais c'est pas leur faute. Ils travaillaient dur, et nous fûmes bien tant qu'ils purent travailler. Mais le pays semble ruiné. Pas moyen d'y trouver de l'emploi. Allez à la ville, vous y verrez la manufacture où ils travaillaient et une foule d'autres tombant en ruines, et des masses de familles qui avaient là leur pain, réduites à mendier. Et c'est de même partout. Nos gens ont parcouru la moitié du pays, sans rien gratter. C'est partout la même chose.

—J'en suis peiné pour vous, dit Guillaume. Mais ce que vous dites est vrai. Nous souffrons du même mal. Ah! c'est sûr, trop sûr!

Se tournant vers Mark:

—Que ferons-nous? Mon avis est qu'il faut les suivre.

—C'est le mien aussi.

S'adressant alors à Grantham, Guillaume lui dit:

—Vous ne pouvez partir, monsieur, avant que nous ne les ayons rejoints. Vous allez nous suivre. Je sais quelque chose de la route que nos amis ont prise et je pense qu'il est assez probable que la pauvre fille aura été de ce côté. La Providence l'aura conduite à eux!

—J'irai, dit chaleureusement Grantham.

Ne pouvant obtenir d'autres renseignements de la pauvre femme, et supposant, d'après ce qu'ils avaient appris, que Madeleine était tombée entre les mains d'un protecteur qui connaissait les mouvements de ses amis, ils se mirent tout de suite en marche avec un redoublement d'espoir et de vigueur.

Ils croyaient que chaque pas les rapprochait de l'objet de leur vive sollicitude.

Mais, hélas! pour la pauvre Madeleine, chaque pas était un nouvel anneau qu'ils ajoutaient a la chaîne de ses infortunes.

CHAPITRE VIII

JUSTICE INTOLÉRANTE.—UN AUTRE ANNEAU.

Deux jours après l'entrée de Madeleine à l'hôpital, M. Fleesham, le front rayonnant d'un triomphe moral et le maintien resplendissant de l'éclat de la vertu victorieuse, se présenta chez Borrowdale et dit:

Eh bien, Borrowdale, enfoncé, mon cher; encore enfoncé!

—Eh! qu'y a-t-il? Qui est enfoncé?

—Qui? Il le demande! Mais vous, brave philanthrope, vous, pardieu! Votre charmante protégée, cette incarnation de l'innocence, ce type de la simplicité, ce parangon de l'honnêteté, eh! eh!

—Où voulez-vous en venir?

—Vous êtes pressé? je vous satisfais. Donc, sans plus de paroles, votre ange incompris n'est que la receleuse d'une bande de voleurs et de fripons… Moins que rien, vous comprenez! La bande a levé le pied et laissé votre pudibonde… Vous l'appelez?

Borrowdale resta silencieux, quoiqu'une expression de dédain glissât sur son visage.

—Sans doute, poursuivit Fleesham se croyant très-spirituel; sans doute, elle était trop simple pour ces espèces-là! ah! ah! ah! Vous-même jouissez d'une merveilleuse naïveté, mon cher ami.

—Soit, soit! Mais qui vous a si bien informé? D'où tenez-vous cela?

—Oh! de Dieu lui-même, reprit Fleesham ravi. La confession est chose bonne à l'âme, vous savez; et surtout à une âme de son calibre!

Il s'assit avec la dignité d'un homme sur le point de révéler un secret d'où dépend le sort d'une nation.

—Écoutez-moi, dit-il gravement. Hier soir, la malheureuse créature fut soumise à un interrogatoire par les autorités. On lui demanda où elle avait eu l'anneau trouvé en sa possession. Il lui fallut naturellement rendre compte d'elle-même. Et alors—à travers un long embarlificotage que personne ne put comprendre, croire encore moins,—elle donna une soi-disant adresse en ajoutant qu'à cette place on trouverait sa mère et son père. Les officiers de police se rendirent aussitôt à la maison indiquée. Que trouvèrent-ils? Maison vide; je dis maison, j'aurais du dire repaire, car c'est un des bouges les plus mal famés et les plus hideux de toute la ville. Enfin la bande avait décampé. Sa présence avait depuis longtemps alarmé le quartier, et plusieurs habitants devaient faire une déposition en règle contre ces bandits lorsqu'ils se déterminèrent à vider les lieux. Mais ils ne le firent pas sans saccager l'horrible cahute qu'ils habitaient. Plancher, plafond, lambris, tout fut mis en pièces, sans doute pour cacher la trace de quelque crime sanglant. Qui sait? On a trouvé dans les cendres du foyer des os, qui, dit-on, ressemblent à des ossements humains. Je n'en crois rien, mais…. Enfin, les misérables se sont sauvés au milieu de la nuit, après avoir dévalisé une bonne partie de la ville, et depuis l'on n'en a plus entendu parler.

Une troupe de pillards! rien que ça. Et pour ménagère ils avaient qui? L'objet de vos soins, de votre tendresse…. Ah! ah! ah! pas de chance, mon cher Borrowdale! Enfin, la belle est arrêtée, elle pâtira pour les autres. Votre charité nous a valu une bonne prise. Hé! hé! à quelque chose malheur est bon. Soyez plus circonspect une autre fois, Borrowdale. La confiance en ces sortes de vilains est une sottise. Est-ce que la vertu se réfugie jamais sous leur laide figure? allons donc! La confiance, je l'admets; je l'aime, la confiance; mais elle doit avoir une base, une base solide, monsieur!

Oui, en vérité, Fleesham, vous avez triomphé. Votre âme magnanime doit être dans la jubilation. C'est si beau ce que vous avez fait là! C'est si noble! Vous êtes jaloux, ô immaculé Fleesham, de faire prédominer les droits éternels de la justice et de la morale publique, sans oublier l'affaire du diamant de votre femme!

Oh! soyons vertueux à votre exemple. Envers le ciel et la terre soyons vertueux! Que ce qui est souillé n'approche pas de nous! Brisons, anéantissons tout ce qui n'est pas vierge!

Nous sommes sans taches, purs comme l'enfant qui vient de naître, levons donc fièrement les yeux vers la voûte céleste en plantant notre talon de fer sur la tête des méchants!

Puisse le monde rivaliser d'ardeur avec vous, virginal débitant de préceptes et de calculs!

Pourquoi les humains, à votre exemple, ne s'engraissent-ils pas de moralité et de rosbif, et ne sont-ils pas souverainement vertueux? Oui, en vérité, soyons vertueux, vertueux et moraux aussi, ou que la terre s'entr'ouvre pour nous engloutir!

Cette nouvelle inattendue ne manqua pas de peiner grandement Borrowdale.

Il demeura quelque temps sans pouvoir répondre. Depuis quarante-huit heures il prenait un intérêt singulier à la jeune fille, et plus d'une fois il avait juré à Fleesham qu'il la croyait innocente.

Le visage de Madeleine était si doux, si sympathique que tout honnête homme, sans prévention, aurait éprouvé les mêmes sentiments que le bon monsieur Borrowdale.

Vous, lecteur, n'eussiez pas manqué de jurer comme lui qu'elle n'était point coupable.

Il plongea les mains dans les poches de son pantalon, par crainte peut-être qu'involontairement ses doigts ne rencontrassent ceux de son impeccable informateur, et s'écria:

—Quoi! vraiment, Fleesham, vous me dites que vous pouvez croire à tout ça, après avoir vu le visage de cette enfant?

—Ta! ta! ta! fit dédaigneusement l'autre; son visage! Quelle confiance peut inspirer un visage? Qui est-ce qui juge des gens sur la mine aujourd'hui?

—Miséricorde divine, c'est impossible! exclama Borrowdale bondissant sur son siège; c'est impossible! Cette jeune fille compagne de voleurs, d'escrocs, de… Non, non, ce n'est pas, j'y mettrais ma tête à couper! Est-ce que je ne l'ai pas vu hier? Est-ce que je n'ai pas causé avec elle? N'ai-je pas été complètement convaincu de son innocence? Non, vous dis-je; c'est faux! Ma fille elle-même n'est pas plus innocente du mal qu'elle.

—Mais l'avez-vous questionnée?

—Questionnée! dit Borrowdale avec mépris. Est-ce qu'on questionne une enfant dans sa position? La questionner! Mais que voulez-vous demander à un ange qui a à peine la force nécessaire pour articuler un nom? La questionner! le ciel m'en préserve!

—C'est bon, dit Fleesham un peu gêné; mais elle est mieux maintenant.
Demain, vous pourrez lui faire en prison les questions que vous voudrez.

—Jamais! exclama Borrowdale se levant et donnant un coup de poing formidable à la table. Je me suis engagé; je suis sûr de son innocence, et je la prouverai, monsieur.

Le bon philanthrope était épuisé.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux, et, détournant la tête pour cacher sa faiblesse, il se promena avec agitation dans l'appartement.

Plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'il fût assez maître de lui-même pour reprendre la conversation.

Quand il se crut calmé, il s'assit de nouveau, et regardant son interlocuteur en face:

—Fleesham, lui dit-il d'un ton lent et posé, j'espère que vous n'allez pas faire mettre en prison cette jeune fille avant que nous ayons pris toutes les informations nécessaires à son endroit. Je réponds d'elle. Donnez-moi une semaine, ou plutôt dix jours. Je prendrai soin de la jeune fille; et, si dans cet intervalle je ne réussis pas à prouver son innocence, les autorités s'en arrangeront. Vous pouvez vous fier à moi, Fleesham. Dans dix jours d'ici elle viendra répondre à l'accusation. Je suis tellement sûr de son innocence, que je la garderai chez moi. Madame Borrowdale a besoin d'une domestique. J'ai la certitude que sur ma recommandation elle se fera un plaisir de l'essayer.

—Ma foi, Borrowdale, je suis désolé de voir que vous vous engagiez dans une entreprise infructueuse. Mais, vous le voulez, je cède à votre demande. Seulement, dans votre intérêt, je n'accorderai que dix jours. Faites à votre guise. Vous vous en repentirez. Elle abusera de votre confiance!

Après une légère discussion pour terminer leurs arrangements, le compromis fut accepté de part et d'autre, et Fleesham se leva pour partir.

Il avait sur le visage une expression de compassion pour la simplicité de Borrowdale, merveilleuse à voir.

Fleesham le plaignait. Du fond de sa vertueuse âme il le plaignait.

Aussi éleva-t-il ses regards au ciel et remercia l'étoile tutélaire de sa destinée de ne pas l'avoir créé mou, de ne pas l'avoir affligé d'un caractère crédule, enfin de ce que lui, Fleesham, n'était pas de la même pâte que Borrowdale.

Dieu veille sur cette maison! dit-il après s'être approché de la fenêtre et en apercevant une famille entière de mendiants dépenaillés, colportant la misère à travers la neige et le froid, par bravade sans doute et pour blesser les gens délicats;—Dieu veille sur cette maison, voilà encore une scène de vagabonds paresseux! Comment s'étonner que la confiance manque quand, jour et nuit, nos portes sont assiégées par des gueux de cette sorte?

Que ne les renvoie-t-on quêter dans leur pays, s'ils veulent quêter?

—Pauvres gens! fit Borrowdale d'un ton distrait, ils doivent avoir bien froid. Ils sont à demi nus! Que de misères, grand Dieu! ici-bas!

—C'est vrai, dit Fleesham comme pris d'un mouvement de pitié, car il crut avoir trouvé une occasion favorable pour entretenir son ami de sa politique commerciale. C'est vrai; et pourtant, si difficile qu'il leur soit évidemment de se procurer des vêtements, ça leur serait bien plus difficile sous l'empire de votre système de protection, puisque vous frapperiez d'une nouvelle taxe tous leurs effets, hé! Borrowdale?

—Quoi? que dites-vous? s'écria Borrowdale arraché à sa rêverie par cette accusation extraordinaire.

—Je dis que la protection leur enlèverait plus que jamais la possibilité de se procurer des vêtements, puisque vous chargeriez toute chose de nouveaux droits.

—De nouveaux droits! Que voulez-vous dire, monsieur? Ah! un moment, permettez-moi de vous corriger sur ce point. Que voulons-nous donc faire? Écoutez. Nous voulons placer à leur porte le fabricant des articles dont ils ont besoin, au lieu de l'avoir à trois mille milles d'ici. Qu'en résulte-t-il? C'est qu'au lieu d'avoir à payer, comme maintenant, pour chaque verge d'étoffe qu'ils portent:—d'abord, l'agent commissionnaire, qui réduit la pièce de quelques pouces, puis le transport qui la réduit d'un quart, puis l'importateur qui rogne encore un bon bout, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle arrive aux pauvres gens qui n'obtiennent qu'une demi-verge pour l'argent d'une verge; au lieu de cette taxe en gros, notre politique est de donner un article qui vienne directement de chez le fabricant, et de fournir une verge d'étoffe pour l'argent d'une verge, sans déduction aucune. C'est notre manière de taxer, à nous. C'est ainsi que fonctionne partout notre politique. Prenez quoi que ce soit, d'un usage commun même, si vous voulez, et vous verrez que ce quoi que ce soit, ne vînt-il que des États-Unis, vous coûte le double de ce qu'il coûterait fabriqué ici. Prenons d'autre part les caoutchoucs que vous portez à ce moment même à vos pieds, si vous voulez: quel est le résultat de la taxe à laquelle ils sont soumis? Si vous voulez vous donner la peine de remonter au temps où le commerce en était libre, vous verrez que le prix était de 6s. 3d. par paire, tandis que maintenant l'imposition de la taxe a élevé nos fabricants de Montréal et nous permet de confectionner les caoutchoucs nous-mêmes et de coter le même article 4s. C'est de cette façon que nous prétendons taxer les manufactures. On a obtenu le même résultat dans la cordonnerie, pour les bottes et les souliers. Ils sont maintenant à dix ou quinze pour cent meilleur marché au moyen de la taxe, parce que nous les fabriquons chez nous et ne sommes plus forcés d'aller les chercher à Boston. De plus, en adoptant les principes du libre échange comme en Angleterre, nous donnerions à ces pauvres gens les choses nécessaires à leur vie, le thé, le sucre, le café et la mélasse exempts de droits, tandis qu'avec votre politique actuelle vous imposeriez sur ces articles une taxe de 15 ou 20 pour cent. Voyez-vous cela, Fleesham?

Fleesham voyait peut-être, mais Fleesham ne disait mot.

—Mais, continua Borrowdale, si désirable que soit cela, ce n'est rien, simplement rien. De quelle utilité, je vous le demande, seraient les marchandises à bon marché pour ces misérables? C'est qu'ils pourraient acheter aussi facilement le drap fin que le droguet commun. Qu'est-ce que notre politique de protection? C'est non-seulement de donner les marchandises à bon marché, de fournir du travail à ceux qui n'en ont point, de retenir les pauvres dans des habitudes d'ordre et d'économie, de les couvrir d'habillements commodes et même élégants, mais c'est encore d'enlever aux rues cette nuée de malheureux qui les encombrent, d'en faire des citoyens respectables et des hommes honnêtes.

Fleesham branla la tête d'un air douteux; au fond pourtant il se sentait vaincu, et, quand il partit, peu d'instants après, sa physionomie était loin de porter l'expression radieuse qui la caractérisait à son arrivée chez Borrowdale.

Ce dernier se leva et se promena anxieusement dans la chambre.

—Il est extraordinaire, bien extraordinaire, que ce Morland ne soit pas venu, murmura-t-il avec agitation. J'avais promis d'intercéder pour lui… Bon Dieu! c'est à n'y rien comprendre. Il doit connaître cette fille! Je le trouverai. Il faut que je le trouve…

A ce moment quelqu'un entra.

—Ma chère femme, dit Borrowdale s'approchant de la personne qui entrait et lui prenant les mains; ma chère femme, vous prendrez soin de cette jeune fille. Elle est innocente, j'en suis sûr. Vous pourrez l'utiliser à la maison pendant quelques jours, tandis que je m'occuperai de l'affaire, n'est-ce pas, ma bonne?

—Oh! sans doute, dit madame Borrowdale. Pauvre petite! va-t-elle mieux?

—Oui, on me l'a dit.

—J'en suis contente. Et, si elle est telle que vous me l'avez dépeinte, elle n'est pas coupable. La prison n'est pas faite pour une enfant comme elle. La laisser là une minute serait la perdre à jamais. Pauvre chère petite!

Le lendemain, Madeleine était installée chez M. Borrowdale.

Nous renonçons à décrire sa reconnaissance pour la bienfaisante et vertueuse famille qui l'avait ainsi prise sous sa protection.

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