L'épouvante
CHAPITRE VII
DE SIX HEURES DU SOIR A DIX HEURES DU MATIN
En sortant du bureau de poste, Onésime Coche reprit possession de lui-même. Depuis trois jours, il n'avait rien, rien vu, rien appris que l'angoisse d'un homme traqué. C'était là, non du reportage, mais de la littérature. Alors qu'il aurait tout voulu savoir, il ignorait tout, et comprenait que l'ignorance devait être, pour un vrai coupable, un grave motif d'énervement. De plus, détail qui avait sa valeur, il n'avait pas changé de linge; son faux col douteux le gênait; ses manchettes étaient sales, il se sentait mal à son aise. À sa gêne morale s'ajoutait une gêne physique. Il résolut d'aller chez lui, après l'extinction du gaz pour ne pas être vu par la concierge, et, vers minuit, s'arrêta devant sa porte. Javel, qui s'était rapproché doucement, eut en le reconnaissant un sourire de triomphe. La bête venait se prendre au piège. Il reprit sa faction, ne perdant pas de vue l'entrée. Des agents le voyant regarder la maison avec insistance lui dirent, bourrus:
— Qu'est-ce que vous attendez là?
Il répondit, presque sans détourner la tête:
— «Sûreté», et leur montra sa carte.
Au bout d'une demi-heure, Coche n'était pas redescendu. Javel pensa:
— Aurait-il l'audace de coucher chez lui?… Après tout, s'il n'est pas coupable, si son départ n'est lié en aucune façon à l'affaire, cela n'a rien de surprenant. Il est entré avec le patron dans la chambre du boulevard Lannes et peut fort bien avoir laissé tomber les bouts de papier… Pourtant, pourtant…
Un tel désir, un tel besoin de savoir le tenaillait, qu'il ne sentait plus le froid. Les passants devenaient de plus en plus rares et le guet n'en était que plus facile. Il marchait de long en large, sûr que le journaliste ne pourrait plus sortir sans qu'il le vît. Vers deux heures, la porte s'ouvrit enfin. Coche demeura un instant immobile, et referma sans bruit. Javel le vit hésiter, puis faire un pas, regarder à droite et à gauche, et enfin partir, droit devant lui. Il lui laissa prendre quelques mètres d'avance, et se mit en marche à sa suite. Ils descendirent ainsi jusqu'aux boulevards, gagnèrent les quais par la rue de Richelieu et traversèrent la Seine.
— Du diable si je sais où il m'emmène, murmura Javel en le voyant remonter dans la direction de la place Saint-Michel; mais où qu'il aille je ne le lâcherai pas avant de l'avoir couché.
Coche prit le boulevard Saint-Michel et s'arrêta près du
Luxembourg, semblant s'orienter.
— Qu'est-ce que ça veut dire? pensa Javel. Il connaît sûrement le quartier… et il a l'air de ne pas savoir ce qu'il veut…
Et il ajouta à mi-voix:
— Allons, mon vieux, c'est l'heure de te coucher…
Juste au même moment, Coche se tourna vers lui. Leurs regards se croisèrent. Javel ne bougea pas, mais Coche tressaillit et repartit, d'un pas plus rapide, dans la direction de l'Observatoire. Le boulevard était désert, et le policier regardait sur le trottoir, sec et tout blanc, fuir l'ombre du journaliste. Cette course vers un but inconnu l'énervait. Il commençait à sentir la fatigue, le froid. Par instants il éprouvait la tentation de sauter sur Coche et de lui mettre la main au collet. Mais, s'il était innocent, quelle faute! c'était la révocation, le scandale! Il continuait donc à marcher, les poings serrés, mâchant sa rage. Coche finirait bien par entrer dans une maison, et il lui faudrait encore attendre, jusqu'au jour, par cette nuit glaciale, avec le ventre creux, les pieds gelés et les doigts engourdis. Tout à coup, une voix, derrière lui, fit doucement:
— Bonjour Javel.
Il se retourna et reconnut un collègue de la Sûreté. Du coup, la gaîté lui revint. Il mit un doigt sur ses lèvres, entraîna son camarade par le bras, et lui dit très bas:
— Chut! méfiance…
— Tu as quelque chose?
— Oui, là devant nous, à vingt mètres…
— Sérieux?
— Tu parles!… Je crois que je tiens… Mais je ne peux pas te le dire pour l'instant. Écoute, si tu n'es pas trop fatigué, je te propose une affaire. Prends mon homme en filature, il y a peut- être quelque chose de tout premier ordre…
— Et on ne peut pas savoir?…
— Pas maintenant. Dans quelques heures, ce matin… Moi, je suis éreinté, et puis, je crois que le client m'a vu et que je suis brûlé. Il ne se méfiera pas de toi. Ça va?
— Peuh! fit l'autre, si ça te rend service! Tu veux que je le couche…
— D'abord; ensuite que tu ne lâches pas sa porte. Demain matin, à dix heures, fais-moi prévenir de l'endroit où il aura fini sa nuit, et de celui où je peux venir te relever. Je serai devant le 16 de la rue de Douai. Mais pour l'amour de Dieu, ne le lâche pas d'une semelle. Jamais nous n'aurons peut-être de plus belle partie à jouer… et tu auras ton morceau de gâteau, je te le garantis, si ça réussit…
— Tout ça, c'est bien gentil, mais je voudrais savoir tout de même…
— Eh bien, fit Javel, sentant que son camarade hésitait, et qu'il fallait jouer franc jeu pour ne pas risquer de tout perdre, eh bien, je file probablement l'assassin du boulevard Lannes.
Il n'était pas certain le moins du monde que Coche fût coupable, mais il se rendait compte que s'il hésitait, l'autre refuserait peut-être de marcher. L'appât d'une telle capture suffit à décider le policier qui dit encore, tant la chose lui paraissait formidable:
— Tu es sûr?
— Sûr, répondit Javel avec autorité. Tu vois que cela vaut le dérangement.
— Tu peux compter sur moi. Je le tiens bien.
— Et surtout, pas de gaffe. Le bougre a de l'oeil et des jambes…
— Moi aussi.
— À dix heures, quelqu'un aux nouvelles, 16, rue de Douai?
— Compris…
Javel fit demi-tour et redescendit vers l'intérieur de Paris. Il était tranquille. Coche ne lui échapperait pas, et s'il s'était trompé, nul, sauf le camarade intéressé à présent au même titre que lui à ne pas ébruiter l'affaire en cas d'insuccès, ne connaîtrait l'emploi de sa nuit.
Depuis le Luxembourg, Coche n'avait plus tourné la tête. Il allait devant lui, au hasard, plus averti du danger par son instinct que par le regard échangé avec le policier. Par instants, il ralentissait sa marche pour mieux entendre le bruit de ce pas qui se mesurait sur le sien. Une seconde, lorsque les deux policiers s'étaient rencontrés, il s'était cru sauvé. À ce moment, s'il avait trouvé une rue transversale, il aurait fui à toutes jambes, mais bientôt le bruit de pas lui était parvenu, plus net, et il avait compris que deux hommes au lieu d'un étaient à sa poursuite. Il retrouvait dans sa course des angoisses pires que celles de la nuit du crime, quand il remontait seul le boulevard désert. La même peur de l'inconnu le tenait, le même silence que rien ne traversait, emplissait ses oreilles; plus le terrain s'allongeait au-devant de lui, plus il se hâtait et moins il croyait avancer. Il sentait des regards peser sur sa nuque, devinant les voix chuchotantes, comme si l'imperceptible frisson qu'elles mettaient dans l'air était arrivé en ondes sonores jusqu'à lui. Son excitation nerveuse était telle, qu'il serra la crosse de son revolver, résolu à faire brusquement demi-tour et à tirer. Seule, une pensée, vraiment extraordinaire, l'empêcha de commettre cet acte insensé: la peur de ne trouver personne devant lui, et de se rendre compte qu'il était halluciné.
La folie lui était toujours apparue comme un spectre effrayant, et l'idée qu'il lui faudrait se rendre compte d'une défaillance de sa raison, l'épouvantait. Or, il sentait qu'il n'était plus maître de lui, et que l'horrible peur s'installait dans son cerveau, paralysant sa volonté, faussant son jugement. Bientôt la fatigue l'envahit, cette fatigue brusque, qui coupe bras et jambes, contre laquelle on sent qu'on ne pourra lutter, qui vous met du plomb aux semelles, et fait tout oublier, chagrins, périls, remords. Il titubait, pris d'un besoin de sommeil impérieux, torturant comme la faim, comme la soif. Les dents serrées, l'épouvante à la gorge, il se répétait:
— Avance… Avance…
Tout au bout de l'avenue d'Orléans, près de la barrière, il aperçut la lanterne ronde d'un hôtel. Il sonna, attendit, appuyé contre le mur, que la porte s'ouvrit, demanda une chambre, se jeta tout habillé sur son lit, sans même prendre la précaution de fermer le verrou ni de tourner la clef, et s'effondra dans le sommeil comme on s'effondre dans la mort.
Deux minutes plus tard, le policier qui se souciait peu de finir sa nuit à la belle étoile, sonnait à son tour, et, de l'air le plus naturel du monde, disait au garçon:
— Donnez-moi une chambre a côté de celle de mon ami qui vient d'entrer. Quand il s'éveillera, vous me préviendrez, mais ne lui dites pas que je suis là. Je lui fais une blague…
Il monta l'escalier à pas de loup, et le garçon sorti, colla son oreille à la muraille. La respiration de Coche était pesante et cadencée. Alors, il s'étendit sur son lit, et, sûr de ne pas le manquer, s'endormit à son tour.
Cette nuit-là, Coche rêva qu'il était dans une prison, et qu'un gardien surveillait son sommeil: la réalité se rapprochait étrangement du rêve. Depuis quelques heures, il avait cessé d'être libre pour n'être plus qu'une bête traquée qui, peu à peu, allait sentir se rétrécir tout autour d'elle, le cercle infranchissable des limiers…
À 8 heures du matin, Javel reprit sa faction devant le 16 de la rue de Douai. Il aurait pu monter tout simplement chez Coche, et parler à la femme de ménage; il préféra éviter la concierge, et attendit sur le trottoir qu'elle sortît. Comme il est sans exemple qu'à Paris une concierge demeure plus d'une heure dans sa loge, surtout le matin, à l'heure où les cancans s'éveillent, il était sûr de pouvoir bientôt passer sans être vu. Quelques minutes plus tard, en effet, la concierge sortait. Il en profita pour entrer. Il ignorait à quel étage demeurait le journaliste, mais ce léger détail ne l'arrêta pas, et, sonnant à la première porte venue, il demanda:
— M. Coche, s'il vous plaît?
— Ce n'est pas ici, c'est au quatrième.
— Je vous demande pardon…
Au quatrième, une vieille femme vint lui ouvrir:
— Monsieur est là? fit-il du ton d'un homme qui pose cette question pour la forme, certain qu'à pareille heure «Monsieur est là».
— Non, Monsieur…
Il sourit:
— Dites que c'est moi… il me recevra sûrement… Vous n'aurez qu'à faire passer mon nom, Monsieur…
— Mais, je vous assure que Monsieur n'est pas là.
— J'aurais cru… C'est bien ennuyeux… Vous ne savez pas quand il rentrera?…
La femme leva les bras:
— Je ne sais plus maintenant. Voilà quatre jours qu'il est parti… Il peut rentrer d'un moment à l'autre, comme il peut ne pas rentrer.
— C'est que, murmura Javel, j'aurais bien besoin de le voir…
— Qu'est-ce que vous voulez? fit la femme, entrez… peut-être il va revenir…
— Oui… je vais attendre un instant.
Il pénétra dans le cabinet de travail et s'assit, se demandant comment il pourrait engager la conversation. Mais il n'eut pas à faire le moindre effort d'imagination. La femme de ménage se chargea de tout, et sans qu'il lui posât la moindre question, répéta:
— Oui, voilà quatre jours qu'il n'est pas rentré. C'est drôle, vu que d'habitude il ne s'absente jamais sans prévenir. Il y a là pour lui des lettres, des dépêches; des personnes le demandent, et on ne peut pas les renseigner…
— Peut-être est-il allé dans sa famille?
— Oh! sûrement non. Sa valise est là… et puis, il est parti drôlement…
— Vous l'avez vu partir?
— Non. Quand je suis arrivée ici le matin, j'ai trouvé le lit défait, ses habite de soirée sur une chaise… J'ai tout rangé, nettoyé. Comme d'ordinaire il ne sort jamais avant onze heures, ça m'a bien un peu étonnée; en rentrant chez moi, pour déjeuner, je ne sais pas pourquoi, ça me trottait par la tête et vous ne savez pas quelle idée m'est venue?… (il faut vous dire qu'une fois déjà, il était parti comme ça de très bonne heure, pour aller se battre en duel) je me suis dit que c'était peut-être bien ça, encore…
— Oh! croyez-vous?… Je l'aurais su…
— À présent, je dis comme vous. Mais sur le moment, ce qui me faisait croire, c'est qu'on aurait dit qu'il s'était disputé. Lui, d'habitude si soigneux, vous savez bien, puisque vous êtes son ami…
— Oui, oui, s'empressa de répondre Javel, très soigné…
— Eh! bien, son plastron était taché de sang et…
— Et? fit le policier prodigieusement intéressé…
— Le poignet de sa chemise était tout froissé, déchiré, et il avait perdu un de ses boutons de manchettes, un de ses boutons… qu'il y tenait tant…
— Ses boutons en or avec des turquoises?
— Je ne sais pas comment ça s'appelle…
— Enfin?… dit Javel, bégayant presque de joie.
«Des petites pierres bleues…»
— C'est ça. Eh! bien, la boutonnière était arrachée, et le bouton manquait, alors vous vous seriez dit comme moi qu'il s'était disputé, vu que c'était un bon garçon, mais…
Javel s'empressa d'interrompre la vieille femme. Tout ce qu'elle pouvait dire maintenant était sans intérêt, auprès de ces deux déclarations formidables: du sang sur la chemise, et surtout la disparition d'un bouton, dont la description répondait à celle du bouton trouvé dans la chambre du crime!
Mais encore la chose lui semblait si prodigieuse, le hasard avait l'air de tout préparer pour lui avec une telle complaisance, qu'il voulut voir et savoir tout de suite. Aussi, dit-il, feignant l'étonnement:
— Êtes-vous sûre?…
— Comment si je suis sûre? Puisque vous connaissiez ses boutons, vous allez juger. J'ai gardé la chemise tout exprès, dans le cas qu'il ne s'en serait pas aperçu, et qu'il aurait cru, que moi, je l'aurais perdu. Je vais vous montrer.
Elle passa dans la chambre à coucher, mais à peine y était-elle entrée, qu'elle s'écria:
— Ah! ça, par exemple, c'est trop fort! il est venu depuis hier et il a changé de linge! L'armoire est toute sens dessus dessous… Tenez, dans le panier, voilà sa chemise de flanelle; elle n'y était pas hier…
— Diable, songea Javel, est-ce que par hasard, en venant cette nuit, il aurait fait disparaître la chemise maculée de sang et le bouton de manchette? Je sais bien que la vieille serait toujours là pour reconnaître celui que nous avons, mais ce serait moins net, et moins brillant surtout…
Il la suivit dans la chambre à coucher, tout en murmurant:
— Qu'est-ce que vous dites là?… qu'il a changé de linge ici, hier?…
— Et je suis bien sûre de ce que je dis… Voilà sa chemise de flanelle qu'il ne met que pour le matin; hier, il n'y avait dans le panier de linge que la chemise de soirée, avec sa tache de sang… là… et son poignet déchiré ici… Quant à l'autre bouton de manchette que j'ai retiré, il est… sur la cheminée… vous voyez que je ne vous mens pas…
On aurait mis entre les mains du policier la plus admirable des pierres précieuses, qu'il l'eût contemplée avec moins de joie, d'amour, que ce bijou sans valeur. Il le tournait, le retournait, et plus il le maniait, plus il le frôlait de ses doigts tremblants, plus son oeil s'allumait de plaisir, plus la certitude s'établissait en lui, qu'il était identiquement pareil au bijou ramassé boulevard Lannes.
Ainsi, en moins de vingt-quatre heures, guidé par un chiffon de papier portant des lettres sans suite, il était parvenu à éclaircir ce mystère qui paraissait indéchiffrable! Tant qu'il n'avait eu contre Coche, que le morceau d'enveloppe, il n'avait pas osé formuler son soupçon. Mais, là, le doute n'était plus possible. Tout apparaissait avec une netteté extraordinaire. La tache du plastron? Du sang qui avait rejailli! la manche déchirée, le bouton arraché?… Tout dans la chambre du meurtre n'indiquait- il pas que le vieillard s'était défendu désespérément, qu'il y avait eu lutte, corps à corps?…
Une seule chose, demeurait louche, inexplicable: l'attitude de Coche depuis la découverte du crime, son sang-froid souriant, son désir de revoir, avec le Commissaire, le corps de la victime — sa victime! Enfin, comment expliquer qu'un garçon tranquille, heureux, honorable, soit devenu subitement un voleur, un criminel!… À moins d'admettre la folie… Mais, cela n'était plus de son ressort. Sur un indice que d'autres avaient jugé sans valeur, il n'avait pas craint de partir en campagne, et la piste sur laquelle il s'était engagé l'avait conduit au but avec une rapidité surprenante: il n'en demandait pas davantage. Dans une heure, l'affaire serait terminée, Coche serait arrêté, bouclé… à moins que le camarade ne l'ait laissé filer… À cette seule pensée, une rage lui traversa l'esprit, et, pour se rassurer lui- même, il se répéta:
— Ce n'est pas possible. Il n'a pas fait ça!
Maintenant qu'il savait tout ce qu'il pouvait savoir, il était trop impatient d'avoir des nouvelles de celui qu'il considérait déjà comme son prisonnier, pour continuer à bavarder une minute de plus avec la vieille. Il regarda sa montre et dit:
— Je ne peux plus l'attendre. Je m'en vais, mais je reviendrai…
Et, en prononçant ces mots: «Je reviendrai», il sourit malgré lui, trouvant un charme étonnant à exprimer cette pensée si simple, et cependant si lourde de menaces. Sous la voûte, il croisa la concierge, mais ne s'arrêta pas. Quand il arriva dans la rue, il était exactement neuf heures et demie. Un homme faisait les cent pas. Aussitôt qu'il le vit l'homme vint à lui, et dit entre les dents:
— Javel?…
— Parfaitement, fit le policier, et il ajouta:
«Où est-il?
— À l'hôtel qui fait le coin de l'avenue d'Orléans et du boulevard Brune… Avec le camarade.
— Très bien. Saute dans un fiacre, va les rejoindre, et retenez- le pendant une heure. Au besoin, n'hésitez pas à lui mettre la main au collet. Je prends tout sur moi, ne craignez rien, tout va bien.
L'homme partit. Javel monta en voiture, donna l'adresse du Commissariat, et, rassuré, triomphant, se frotta les mains. Pour l'instant, il n'entrait dans sa joie aucun espoir de gratification ni d'avancement. Il était pris par le seul plaisir du succès, par un plaisir neuf, désintéressé, et se sentait envahi d'un orgueil tel qu'il n'eût pas cédé son secret pour une fortune.
En arrivant, il trouva dans l'escalier un camarade qui lui glissa:
— Monte vite. Le patron t'attend. Je crois qu'il va te raconter quelque chose.
Javel haussa les épaules et répondit, sans se presser:
— Ça va… ça va…
Il s'attendait à une réprimande pour avoir quitté son service sans prévenir, et sans chercher les ordres. Les événements avaient pris une tournure telle qu'il n'avait eu ni le temps, ni l'idée, de prêter la moindre attention à ces détails. Bien plus, il ne lui déplaisait pas d'être mal reçu: il ménageait ainsi un effet plus certain à la nouvelle qu'il apportait. Aussi, lorsqu'il fut devant son chef, laissa-t-il passer l'orage sans l'arrêter par la moindre protestation.
Le Commissaire était d'autant plus nerveux qu'un juge d'instruction venait d'être commis pour suivre l'affaire, et qu'il allait se trouver dans l'obligation de lui transmettre un commencement d'enquête ridiculement pauvre. Il saisit donc l'occasion de faire retomber sa colère sur quelqu'un.
Il était vraiment extraordinaire qu'un inspecteur en prît ainsi à son aise! Qui avait donné à Javel l'autorisation de ne pas revenir? Il l'avait chargé d'une mission, et Javel se permettait de donner simplement un coup de téléphone! Si pourtant il avait eu besoin de lui?… Et il en avait eu besoin… Les autres inspecteurs étaient occupés; il comptait sur lui, l'avait attendu jusqu'à huit heures. Si à ce moment il avait eu un homme sous la main, il tiendrait peut-être la bonne piste maintenant. Qu'avait- il à dire à cela? Quelle explication, quelle excuse pouvait-il donner de son sans-gêne?
— Monsieur le Commissaire, dit enfin Javel, en choisissant ses mots, vous pensez bien qu'il a fallu un motif grave pour m'empêcher de faire mon service, comme vous désirez qu'il soit fait. Ce motif, le voici: Suivez-moi; dans moins d'une heure, je vous aurai montré l'assassin du boulevard Lannes, et vous n'aurez plus qu'à l'arrêter. Vous voyez que je ne me suis pas amusé cette nuit, et, quant à votre piste — à moins qu'elle n'ait été la même que la mienne — je puis vous garantir qu'elle ne valait rien.
Le Commissaire l'écoutait bouche bée. La nouvelle lui paraissait tellement invraisemblable, qu'il se demandait si l'inspecteur ne se moquait pas de lui, et qu'il lui dit, plutôt pour être sûr d'avoir bien entendu, que par manque de confiance dans sa perspicacité:
— Répétez-moi ce que vous venez de me dire?
— Je vous répète que je tiens l'assassin du boulevard Lannes, et que dans une heure vous le tiendrez, vous aussi.
— Enfin, comment en êtes-vous arrivé?…
— Écoutez, Monsieur le Commissaire, si sûr que je sois de mon fait, il n'y a pas de temps à perdre: mieux vaut tenir que courir: partons. En route je vous donnerai tous les détails que vous voudrez. Pour l'instant, je vais vous en fournir un qui n'est ni le moins surprenant, ni le moins décisif: l'homme qui a tué le vieux du boulevard Lannes, l'homme que j'ai filé toute la nuit, l'homme qu'un camarade a couché avenue d'Orléans et qu'il garde à cette heure, l'homme enfin que vous allez arrêter de ce pas se nomme Onésime Coche.
— Êtes-vous fou? s'écria le Commissaire.
— Je ne pense pas… et, quand je vous aurai dit que le bouton de manchette trouvé près du cadavre a son frère jumeau sur la cheminée d'une maison portant le numéro 16 de la rue de Douai, vous reconnaîtrez comme moi, qu'il ne sera pas sans intérêt de demander à M. Coche Onésime, ce qu'il faisait dans la nuit du 13.
CHAPITRE VIII
L'INQUIETUDE
Onésime Coche s'éveilla vers dix heures et demie, la tête lourde et les membres reposés. Durant la nuit, tant de rêves fantastiques avaient traversé son sommeil, que ses idées avaient peine à se réunir. Il s'étonna d'abord de se trouver dans cette chambre qu'il n'avait jamais vue, et d'être tout habillé sur son lit. Il faisait froid. Autour de lui tout était triste, inconfortable et sale. Des chiffons froissés dépassaient la trappe rouillée à la cheminée. Aux murs, le papier clair à fleurs rosés et bleues, se moirait de taches d'humidité ou de graisse. Le lit était douteux. Le couvre- pieds rapiécé laissait passer par endroits des flocons d'étoupe jaunâtre, et, à un porte-manteau planté de côté, pendait une vieille jupe de femme. Ce fut seulement après avoir regardé pendant un moment tout cela que le souvenir de son retour chez lui, de sa course à travers Paris, au hasard des boulevards et des rues et de sa certitude d'avoir été suivi, au moins depuis le Luxembourg, lui revint. Il essaya de raisonner froidement:
«Il avait été suivi?… Était-ce bien vraisemblable?… Pourquoi choisir l'hypothèse la plus compliquée alors qu'il était si simple et si naturel de croire que l'homme qu'il avait croisé en haut du boulevard Saint-Michel, était un paisible passant?… Cet homme avait exactement suivi sa route… Et après? Il n'était pas dans un quartier perdu, en rase campagne!… L'homme pouvait fort bien rentrer chez lui, et pourtant il n'avait pu se défendre de frissonner quand leurs regards s'étaient croisés. Son angoisse un instant apaisée le reprit. Il sentit le froid et la tristesse morne de cette chambre de rencontre, décor de drame pauvre, taudis où avaient défilé sans doute toutes les laideurs et toutes les misères des hommes. Il avait dormi son sommeil d'homme libre, innocent, sur ce lit défoncé ou peut-être des escarpes, des criminels avaient passé la nuit, accroupis, l'oeil grand ouvert dans l'obscurité, l'oreille au guet, les doigts crispés sur le couteau… Ces terreurs jadis obscures, vagues dans son esprit, lui devenaient familières. Il en comprenait la torture, en excusait l'exaspération, et sentait comment le criminel transformé soudain en bête aux abois, se ramasse dans son coin pour faire tête à ceux qui le poursuivent, et se jette en avant, non pour vendre chèrement sa vie, mais pour la seule joie féroce d'apaiser, dans le meurtre, l'épouvante des nuits sans fin. Le drame terrible de la capture se jouait dans son imagination. Il se voyait, lui, terrassé, empoigné par des mains brutales; il sentait des souffles chauds passer sur son visage, et tout cela faisait éclore en lui une sorte d'héroïsme de barrière…»
Il se leva, s'approcha de la fenêtre, et, sans oser soulever le rideau, regarda la rue. Sur le trottoir, un homme allait et venait à pas lents. Croyant que cet homme levait les yeux vers lui, il recula, sans cesser d'observer; pour la seconde fois l'homme leva les yeux. Alors, une sueur glacée descendit entre ses épaules. Le doute n'était plus possible. Cet homme attendait, guettait quelqu'un, et ce quelqu'un, c'était lui!… Il voulut chasser cette pensée absurde, mais il ne pouvait plus en détacher son esprit, et de nouveau les visions de lutte, qui l'avaient assailli tout à l'heure, s'étalèrent devant lui.
À l'heure des pires dangers, l'homme sentant sa faiblesse, redevient enfant. L'état du premier âge laisse en nous une trace si profonde, qu'elle reparaît aussitôt que notre raison, notre intelligence acquises, fléchissent. La raison de Coche, épuisée par les transes de la nuit se troublait insensiblement. Sa crainte se muait en une sorte d'hébétement si complet qu'il en arrivait à croire que tout n'était qu'illusion, fantaisie. Et dans cette minute poignante, il se mit à jouer involontairement au coupable, comme lorsqu'il était petit, il jouait tout seul à la guerre, à la chasse, à la fois général et soldat, chasseur et gibier, éprouvant tour à tour toutes les émotions, s'effrayant du bruit de sa voix et de la fureur de son geste, mimant pour un spectateur imaginaire qui était lui, les drames gigantesques et insoupçonnés éclos dans son âme d'enfant.
Dans ce jeu sinistre, il était naturellement le coupable. Il se savait surveillé du dehors. Devant sa maison, des hommes montaient la garde. D'autres se glissaient dans l'escalier. Il entendait les marches craquer lentement sous leurs pas. Le bruit cessait, puis reprenait. Un murmure étouffé de voix venait jusqu'à lui. Il distinguait bientôt des mots, des bribes de phrase:
— Il y est… Faites attention… Pas de bruit…
Et puis, plus rien… Que faire? Il était cerné de toutes parts… Sous ses fenêtres, des espions étaient postés. De ce côté, la fuite était impossible. Près de la cheminée une porte communiquant avec une chambre voisine était fermée par deux crampons de fer: jamais il n'aurait le temps de les faire sauter… Alors, quoi? Attendre, que la porte de ce palier s'ouvrît et foncer la tête basse sur les assaillants?… Oui, c'était bien cela…
Il prit son revolver, retira la baguette de sûreté, et accroupi dans l'angle de la fenêtre attendit… Les voix (rêve, jeu, réalité?) étaient plus distinctes. L'une disait:
— Au moindre geste… C'est convenu?
Le silence se fit. Pas une voiture ne passait dans la rue. La vie semblait s'être arrêtée soudainement. D'une pièce voisine, arrivait net et cassant, le tic-tac d'un réveil-matin… Tout à coup on frappa à la porte… La chose parut toute naturelle à Coche, non que l'idée lui vînt un seul instant que c'était le garçon entrant pour le service. N'était-il pas dans son jeu inconscient, traqué par la police? Elle était là, derrière cette porte… La logique voulait qu'il ne répondît pas: il se tint coi et assura son revolver. On frappa une seconde fois: même silence; soudain, la porte s'ouvrit. Il s'attendait si bien à la voir s'effondrer sous une poussée violente qu'il demeura stupéfait, oubliant que la veille, il avait omis de la fermer. À peine eut-il le temps de braquer son revolver, déjà des mains s'abattaient sur lui, maintenant ses épaules, tordant ses poignets. La surprise, la douleur furent si fortes, qu'il lâcha son arme, et se laissa passer les poucettes sans résistance. Alors seulement il comprit ce qui venait de se passer, que le jeu était devenu une réalité, et qu'il était pris. Il restait debout, arraché avec une telle violence à son espèce de rêve, que les événements les plus extraordinaires ne parvenaient plus à l'étonner. Peu à peu, avec la notion exacte des choses, le sang-froid lui revint; il entendit la voix narquoise du Commissaire qui disait:
— Mes compliments, Monsieur Coche!
Et cette voix suffit pour lui rendre le sentiment de la réalité.
Or, par un revirement étrange il éprouva un soulagement réel. Ce qu'il redoutait tant depuis quatre jours s'était produit: il était pris!
Il allait donc pouvoir se reposer et dormir, innocent, le sommeil paisible de ceux qui n'ayant rien à se reprocher, abaissent leurs paupières sur des yeux où nulle vision de crime n'a passé. Enfin et, pour la première fois peut-être, depuis la nuit du 13, il eut la notion exacte qu'il atteignait son but, et que son reportage triomphal commençait. Ses traits se détendirent insensiblement, il prit une respiration large, tranquille, et sourit avec un peu d'ironie méprisante.
Quand on l'eut fouillé des pieds à la tête, et qu'on eût retourné le lit, les matelas, les draps, les oreillers, le Commissaire dit:
— En route…
— Pardon, fit Coche, — et il se réjouit de réentendre le son de sa voix — serait-il indiscret de vous demander, Monsieur le Commissaire, ce que signifie tout cela?…
— Vous ne vous en doutez pas un peu?
— J'entends bien que vos hommes se sont jetés sur moi, qu'ils m'ont terrassé, ligoté… j'ajoute même qu'ils ont serré les poucettes plus que de raison… mais je ne saisis pas très exactement pourquoi ces violences… J'imagine qu'on voudra bien me renseigner sur ce point… J'ai beau chercher dans ma mémoire, je n'y trouve pas le moindre souvenir d'un délit de presse; et en aurais-je commis un, vous ne m'appréhenderiez pas ainsi, escorté de dix agents de la sûreté dont Monsieur, ajouta-t-il en désignant Javel, qui a eu l'attention charmante de me tenir compagnie depuis hier soir…
Il avait repris une telle assurance qu'un instant Javel, le
Commissaire et tous les autres se dirent:
— Ce n'est pas possible! Nous nous sommes trompés…
Mais une réflexion identique leur vint:
— Pourquoi, s'il n'a rien sur la conscience, nous a-t-il reçus le revolver au poing?
Réflexion qui se doubla pour le Commissaire et pour Javel, d'une question autrement plus précise et plus grave:
— Comment expliquer qu'un de ses boutons de manchettes ait été trouvé près du cadavre?…
Cela suffit à leur ôter jusqu'à l'ombre d'un doute. Coche, le cabriolet au poignet, descendit l'escalier entre deux inspecteurs.
L'hôtelier, debout sur le pas de sa porte, grogna:
— Et avec ça, j'y suis de ma nuit de chambre!…
— Mon pauvre homme, fit Coche, vous m'en voyez tout à fait désolé, mais ces Messieurs ont cru devoir s'emparer de mon porte- monnaie. En attendant qu'ils me le rendent, adressez-vous à eux… On le poussa dans une voiture à galerie. En traversant la foule amassée sur son passage, il eut un mouvement de honte. Quand la voiture se mit en marche, une voix stridente s'éleva:
— À mort l'assassin! À mort!
Dans une foule il se trouve toujours quelqu'un pour être au courant de tout. Cette fois encore le secret avait transpiré. Aussitôt, de nouvelles huées partirent en fusée, féroces, haletantes, et un grondement monta menaçant:
— À mort! À mort!…
En un clin d'oeil, la voiture fut entourée des hommes, des femmes, des enfants, accrochés aux ressorts, cramponnés à la tête des chevaux, hurlaient:
— Lâchez-le! qu'on le tue! À mort!…
Un inspecteur se pencha vivement à la portière et cria au cocher:
— Qu'est-ce que vous attendez? Au trot, nom de…
Des agents accourus dégagèrent enfin le fiacre qui s'ébranla parmi les vociférations. Les plus acharnés se mirent à courir derrière, s'essoufflant à clamer:
— À mort! À la guillotine!…
Les gens qui, sur le pas de leur porte voyaient passer cette voiture escortée d'agents cyclistes, se joignaient pendant quelques mètres au cortège, criant aussi:
— À mort! À mort!…
Enfin, à la hauteur de la rue d'Alésia, un encombrement de la chaussée où deux tramways Montrouge-Gare de l'Est arrivaient en sens inverse, permit au cocher de prendre un peu d'avance et de semer les braillards.
Enfoncé dans son coin, Coche n'avait pas ouvert la bouche depuis le départ. Tout au plus avait-il dit un timide merci quand un des inspecteurs avait baissé les stores pour le soustraire à la curiosité du public. Les cris, les menaces de tous ces gens l'avaient d'abord effrayé puis écoeuré. Ainsi c'était là ce peuple de Paris, le plus intelligent du monde? Dans ce pays, berceau de toutes les libertés, dans cette ville d'où s'étaient levées toutes les paroles de justice et de raison, voilà de quelle haine aveugle on entourait un homme dont on ne savait rien que ceci: qu'il était traîné en prison; voilà de quelles imprécations effroyables on l'accablait, parce qu'une voix, une seule voix, avait crié: «À mort!» La terrible partie qu'il avait engagée ne lui eût-elle fait sentir et comprendre que cela, il n'eût rien regretté des angoisses traversées, des vexations à subir. Les choses maintenant allaient prendre une marche normale; l'aventure prodigieuse et paradoxale commençait de la souris jouant avec le chat.
Son ironie facile, un instant retrouvée après son arrestation, était tombée. La justice lui apparaissait comme une machine infiniment plus complexe qu'il n'avait cru, d'abord. À côté des policiers, des magistrats, des juges, restait cette chose obscure et formidable: Le Public.
Certes, en principe, la voix populaire s'éteignait aux portes du prétoire; certes les juges n'avaient pour les guider que leur connaissance des faits appuyée sur leur science des lois. Mais quel homme oserait se dire assez fort, assez juste, assez grand, pour se soustraire totalement à la volonté impérieuse des foules?… Un vrai coupable a presque autant à redouter le verdict du peuple que celui de ses juges. Les peines, quoi qu'on dise, varient avec les mouvements d'opinions. Tel crime, aujourd'hui puni de quelques mois de prison ne conduisait-il pas autrefois son auteur aux galères? Damiens, roué vif pour avoir porté à Louis XV un coup de canif insignifiant, aurait-il été condamné au vingtième siècle à plus de deux ans de prison pour insulte envers le chef de l'État?…
Le premier interrogatoire sommaire terminé, Coche fut enfermé dans une petite cellule du poste.
Derrière sa porte, il entendait causer les agents, et de temps en temps, l'un d'eux venait jeter un coup d'oeil sur lui, par un judas.
Vers midi, on lui demanda s'il avait faim. Il répondit: «Oui». Mais il avait la gorge serrée, et la seule pensée de la nourriture lui soulevait le coeur. Pourtant, pour ne pas avoir l'air trop ému, quand on lui tendit la carte d'un restaurant voisin, il fit son menu — au hasard d'ailleurs. On lui apporta sa viande toute découpée, et ses légumes, dans de petites assiettes épaisses et lourdes. À force d'avoir été heurtées et lavées, leur émail avait éclaté par endroit, et l'eau grasse s'infiltrant entre les fentes, y avait étendu des taches grises craquelées. Il essaya de manger, ne put avaler une bouchée, mais il but avidement sa bouteille de vin et sa carafe d'eau, après quoi, il se mit à aller et venir dans sa cellule, pris d'un désir de mouvement, d'air, de liberté. Sauf les menottes qui lui avaient un peu serré les pouces, il n'avait pas été maltraité. Il avait cru les agents plus brutaux, plus revêches, et s'était déjà préparé à parler haut, au nom de son droit d'homme innocent et devant être traité comme tel, tant que les tribunaux ne l'ont pas frappé. Il s'était imaginé, surtout, que lui-même serait bien différent de ce qu'il avait été.
Au cours des derniers jours écoulés, quand il réfléchissait à ce que serait son attitude après son arrestation, il croyait conserver sa vigueur et sa gaîté, quelques heures de prison avaient suffi à modifier ses pensées. Peu à peu, l'exceptionnelle gravité de son acte commençait à lui apparaître, et, avant même que d'avoir pris contact avec la justice, il s'effrayait de tout ce qui l'entourait. Cependant, toutes ses pensées avaient une conclusion rassurante.
«Quand j'en aurai assez, je ferai cesser la comédie, et voilà.»
Avec le jour tombant, ses idées prirent un tour plus triste.
Rien n'évoque mieux les douceurs de l'intimité, la chambre tiède, où brûle la bûche silencieuse, la lampe et le grand rond étalé sur la nappe, et la tiédeur de la bonne maison, que le petit froid traître qui, le soir, se répand dans les pièces sombres où viennent mourir assourdis, tous les bruits de la rue. Les agents groupés autour d'une table avaient allumé une mauvaise lampe, et l'odeur du pétrole se mêlait au relent de cuir et de drap mouillé qui le gênait depuis le matin. Pourtant, dressé sur la pointe des pieds, l'oeil au judas, il regardait avidement ces gens paisibles accoudés dans des poses lasses, et surtout cette lampe au verre ébréché, piqué de taches rousses, mais d'où venait un peu de la clarté qui lui manquait dans sa cellule. Vers six heures, on ouvrit sa porte. Il crut qu'on allait l'interroger, mais un agent lui passa le cabriolet et le poussa dans le poste. Il se trouva là avec deux pauvres diables déguenillés, un pâle voyou qui ricanait, la cigarette au coin des lèvres, et deux filles qui lui rappelèrent celle qu'il avait vue la nuit sur le boulevard Lannes. Un garde municipal fit défiler devant lui les prisonniers, les compta, puis un par un, les fit monter dans la voiture cellulaire qui stationnait devant la porte. Coche passa le dernier et entendit un des agents dire au garde en le désignant:
— Tâche un peu d'ouvrir l'oeil pour celui-là!
Il n'eut qu'un pas à faire pour traverser le trottoir, et, machinalement détourna la tête pour ne pas rencontrer les regards des badauds.
Comme il avait les mains liées, on dut l'aider à monter. On le fit entrer dans le dernier boxe. Il s'assit, les genoux heurtant les planches. La porte se ferma sur lui et la voiture, au trot de ses deux vieux chevaux, se mit en route, dansant sur le pavé.
Cette fois, la grande épreuve commençait. Elle s'annonçait dure, mais quelle joie ce serait pour lui de se jouer des magistrats, de la police; de les surprendre en flagrant délit d'erreur ou de partialité, et de leur arracher enfin, sans qu'en aucun moment, ils pussent se défier, ces interviews uniques qui le classeraient en tête des plus ingénieux parmi les journalistes…
Il se disait cela, plutôt pour se donner du courage que par conviction, conservant, il est vrai, l'espoir de retrouver sa bonne humeur et la lucidité de son esprit après une nuit de repos.
Le lendemain, et le jour qui suivit, il ne vit que ses gardiens.
Bien que la solitude lui pesât, il se sentit d'abord moins
angoissé qu'il ne l'avait été, lorsqu'il se promenait libre dans
Paris.
Tout le jour, il restait étendu sur son lit; la nuit il dormait assez bien, gêné seulement par la lumière de la lampe électrique placée exactement au-dessus de sa tête. Puis, peu à peu, la surveillance constante dont il était l'objet, l'irrita. Après avoir redouté la solitude, il la souhaita complète. La pensée que tous ses gestes étaient épiés, tous ses mouvements suivis, lui devint odieuse, et un doute, repoussé d'abord, puis, d'heure en heure plus poignant, grandit en lui:
«Pourquoi? Sur quel indice l'avait-on arrêté?»
Certes, il s'en doutait, mais, jusqu'ici, personne ne le lui avait déclaré d'une façon formelle, si bien qu'il se trouvait emprisonné, au secret, sans connaître officiellement la raison de son arrestation. Si pourtant il était accusé d'un autre crime? Vingt histoires de forçats reconnus innocents dans la suite venaient à son esprit. Il se sentait armé suffisamment pour se défendre contre une accusation dont il avait lui-même établi toutes les bases, mais non contre les charges que le seul hasard pouvait avoir amassées sur lui.
Quand son esprit parvenait à s'affranchir de cette angoisse, une autre question se posait:
«Comment avait-il pu être pris aussi vite? Quelle imprudence avait mis la sûreté sur sa trace? Qu'avait-on trouvé qui permît de le désigner formellement? Tout ce qu'il avait placé à dessein dans la chambre du crime, le bouton de manchette aussi bien que les bouts d'enveloppe, était destiné à fortifier, à appuyer des présomptions, mais il ne trouvait rien dans son attitude qui fût capable d'expliquer comment on avait été amené à chercher de son côté.»
Il se demandait si, dès la première heure, des forces inconnues ne l'avaient pas environné. S'il n'avait pas été suivi la nuit même du crime.
Il essayait de se remémorer tous les visages entrevus, dans la rue, au restaurant, à l'hôtel: Aucun ne répondait à l'idée qu'il se faisait de l'être mystérieux qui, durant quatre jours aurait évolué dans son ombre. Et là encore l'inconnu l'épouvantait.
D'invraisemblable qu'elle était d'abord, cette pensée lui sembla possible, de possible elle lui sembla probable, certaine…
«Ainsi, pensait-il, j'ai vécu quatre jours, accompagné d'un être qui ne m'a pas quitté, dont les regards pesant sur moi, m'ont peut-être dicté tous mes gestes!… Qui sait?… peut-être aussi, cet être fut-il mon maître avant mon entrée dans la maison du crime?… Si, pourtant, il m'avait suggéré l'idée de la comédie que j'ai jouée et que je joue encore?… Je serais en son pouvoir, je serais sa chose; il me dicterait mes actes, mes paroles… À travers les murs de ma prison, il substituerait sa volonté à la mienne, et moi, vivant, agissant et pensant, je ne serais plus qu'une loque avec la forme humaine, et l'apparence de la vie, l'apparence de la volonté?… Alors, s'il lui plaisait, demain, dans une heure, de me faire m'accuser d'un crime que je n'ai pas commis, d'effacer de ma mémoire les détails précis de cette nuit… j'obéirais encore?»
Son exaltation croissait de minute en minute. Il se mettait à écrire nerveusement, consignant les moindres faits de sa vie, les relisant pour s'assurer qu'ils s'enchaînaient logiquement, qu'il retrouvait dans ses notes la trace de sa pensée propre.
De tous temps, il avait redouté le merveilleux. Sans jamais parvenir à n'y pas croire, il n'osait nier l'influence des esprits, leur présence immatérielle dans le monde des vivants, leur intervention dans les événements de l'existence. Bien qu'il ne fût pas spirite, il ne s'était jamais senti le courage de rire devant une table tournante, et chaque fois qu'il avait entendu les coups mystérieux frappés par les pieds, il avait reçu la même commotion violente, et frémi du même doute menaçant.
Tout cela, loin de le pousser à l'aveu spontané de la supercherie, le réduisait à un état de faiblesse et de docilité prodigieux. Il se disait: «Si nul autre que moi n'a voulu ce qui arrive, je saurai délier ce que j'ai lié, dévider l'écheveau emmêlé par mes doigts; mais si des volontés supérieures m'ont fait agir, si je ne fus qu'un instrument entre les mains d'un autre… tout ce que je voudrais ne servirait à rien, puisque aussi bien je ne pourrais rien tenter, qui ne me soit dicté par celui auquel il est impossible que je n'obéisse pas…»
Bientôt il vécut dans un rêve, insensible à tout, attendant avec une patience et un fatalisme d'Oriental, que les événements, se succédant, voulussent donner corps à ses doutes. Ainsi coula en lui une sorte de bonheur vague, fait surtout d'indifférence, et le troisième jour, quand il monta en voiture pour se rendre au cabinet du juge d'instruction, il eut devant ses gardiens une attitude telle qu'ils crurent un instant que le secret avait abattu sa volonté, et qu'il avouerait avant un quart d'heure.
CHAPITRE IX
L'ANGOISSE
La légende se plaît à peindre les juges d'instruction avec une face maigre, des lèvres minces, et une lueur menaçante dans les yeux. Au dire de certains, leur regard aurait on ne sait quel pouvoir fascinateur pareil à celui des grands oiseaux de proie; par définition, le magistrat instructeur est le premier et le plus redoutable ennemi de l'accusé. Il est (malgré que la loi ait voulu garantir les prisonniers contre son caprice, son parti pris, son arbitraire), le maître de leur honneur, de leur liberté, de leur vie. Cynique et retors, il frôle le code, sans jamais le heurter; il n'a plus le droit de mettre le prévenu au secret, de l'interroger hors de la présence de son avocat, mais il tourne la difficulté en retardant sa comparution devant lui, en ne posant que des questions d'apparence assez simple pour ne pas éveiller ses craintes; et si, par aventure, le prévenu devinant le piège refuse de parler s'il n'est assisté de son défenseur, il souscrit à sa demande, se réservant de l'interroger dans la suite de telle sorte que l'avocat ne puisse lui être d'aucun secours.
Onésime Coche savait tout cela, et c'est pour en rendre compte avec toute l'exactitude possible, qu'il s'était engagé dans cette affaire.
Or, le juge était un petit homme tout rond, avec une figure replète, et de bons petits yeux qui semblaient rire sous les lunettes. Il fit asseoir le journaliste devant lui et fouilla dans ses dossiers tout en le regardant à la dérobée. Cet examen sournois acheva d'énerver Coche qui se mit à tapoter du bout du doigt sur le bord de son chapeau.
Un homme peut dissimuler sa pensée, mentir avec les yeux, conserver malgré tout un regard et une impassibilité tels que pas un de ses muscles ne bouge, réagir même contre la rougeur qui monte à son front ou la pâleur qui l'envahit, mais ses mains ne peuvent pas, ne savent pas mentir.
Nos mains ne nous appartiennent pas; notre volonté demeure sans prise sur elles; nos mains intelligentes, sottes, câlines ou brutales, sont les traîtresses que nous portons avec nous, et le juge ne quittait pas des yeux les mains de Coche. Quand il les vit frémir, il se dit que le moment de frapper le premier coup approchait; quand il les vit se crisper, il releva la tête et commença l'interrogatoire par quelques formalités indispensables: nom, âge, profession, etc., puis il reprit l'examen de ses dossiers tandis que Coche, de plus en plus énervé, crispait les poings sur ses genoux. Alors, jugeant la minute propice, sans autre préambule, le juge lui dit:
— Voulez-vous m'expliquer pourquoi vous avez brusquement disparu de votre domicile, et comment il se fait qu'on vous ait retrouvé il y a trois jours dans un hôtel borgne de l'avenue d'Orléans?…
Coche s'attendait à toute autre entrée en matière aussi ne fût-ce pas d'une voix aussi assurée qu'il l'eût souhaitée, qu'il répondit:
— Je désirerais avant de vous renseigner sur ce point, savoir pour quel motif je suis ici.
— Vous êtes ici parce que vous avez assassiné M. Forget, boulevard Lannes.
Coche respira. Jusqu'à cette minute, bien que la chose fût invraisemblable, il n'avait pu oublier sa première crainte: «Si j'étais accusé d'un autre crime?» Il répliqua donc avec un étonnement qu'il avait trop longuement préparé pour bien le jouer:
— Ça, par exemple, c'est plus fort que tout!…
Et après un temps, il ajouta:
— D'autant que si je saisis la nuance, vous ne dites pas que je suis accusé de ce crime, mais bien que j'en suis convaincu?
— Il y a vraiment plaisir à causer avec vous, fit le juge. Vous comprenez à demi-mot.
— Vous me flattez, en vérité, Monsieur, mais, même pour répondre à votre politesse par une autre, il ne me paraît pas possible de me reconnaître coupable d'un crime que je n'ai pas commis…
— Je vais reprendre ma première question; vous y répondrez, et si vous me prouvez que vous êtes innocent, je vous remets en liberté, instantanément.
— Ah! songea Coche, tu me la donnes trop belle; voilà qui ne fera pas mal comme début de mes articles!…
Et, pesant tous ses mots, il répliqua:
— Pardon, Monsieur le juge, il ne faudrait pas intervertir les rôles: ce n'est pas à moi de prouver que je suis innocent, mais à vous de prouver que je suis coupable. Ceci posé et admis, je m'empresserai de répondre à toutes les questions qu'il vous plaira de me poser, pourvu qu'elles ne portent atteinte ni au repos, ni à l'honorabilité de tierces personnes…
— Voici qui n'est pas compliqué comme moyen de défense. Vous laissez entendre que vous ne pourrez pas dire certaines choses, les choses capitales sans doute?
— Je ne laisse rien entendre du tout. J'ai indiqué dans ma phrase que je faisais deux réserves de principe: vous venez d'interpréter à votre façon la seconde, je vous rappelle la première, c'est que je ne parlerai que sous certaines conditions, comme par exemple, la présence de mon avocat.
— C'est trop naturel, et j'allais précisément vous le dire. Choisissez-vous donc un défenseur et nous remettrons la suite de l'interrogatoire à un autre jour…
— Mais je tiens, au contraire, à ce que mon interrogatoire ne soit pas retardé. Si le garde ou votre greffier veut bien descendre dans la galerie des pas perdus et me ramener le premier avocat venu, fût-il stagiaire de la veille, je m'en contenterai. Coupable j'essaierais de décider une sommité du Barreau à prendre ma cause en mains; innocent je demande un avocat parce que la loi exige cette formalité et que je suis respectueux de la loi, tout simplement.
Le garde revint au bout d'un instant accompagné d'un jeune avocat.
— Je vous remercie, Maître, de vouloir bien m'assister. En reste, les choses iront très vite. Maintenant, Monsieur le juge, je suis tout à fait à vos ordres.
— Alors, je reprends ma première question: Pourquoi avez-vous brusquement disparu de votre domicile, et comment se fait-il qu'on vous ait retrouvé il y a trois jours dans un hôtel borgne de l'avenue d'Orléans?
— J'ai quitté mon domicile parce qu'il ne me déplaisait pas de vivre quelque temps en dehors de chez moi, et j'ai couché Avenue d'Orléans parce que le hasard m'a conduit devant un hôtel, à une heure où il était trop tard pour redescendre dans Paris.
— D'où veniez-vous?…
— Ma foi, je ne sais plus…
— Je vais vous le dire, moi. Vous veniez de chez vous, 16, rue de
Douai…
— Comment? balbutia Coche stupéfait…
— Mais oui, de chez vous, où avez changé de linge, et cherché, à la manchette d'une certaine chemise de soirée, un bouton qui pouvait être compromettant à un moment donné. Ce bouton vous ne l'avez pas trouvé. Il n'était pas bien loin pourtant puisque le voici… Vous le reconnaissez?
— Oui, murmura Coche, véritablement effrayé de la rapidité et de la précision avec laquelle on l'avait pris en filature.
— Voudriez-vous me dire, maintenant, où vous avez perdu l'autre?
— Je ne sais pas.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, vous ne sortez pas de là! Tout à l'heure, vous disiez: «C'est à vous de me prouver ma culpabilité et non à moi d'établir mon innocence.» Il y a des limites à tout. Cependant cette fois encore, c'est moi qui répondrai pour vous: Vous avez perdu l'autre bouton dans la chambre où Forget a été assassiné… on l'y a trouvé…
— Cela n'a rien de surprenant. J'y suis entré avec le Commissaire de police. Ce bouton a pu se détacher et tomber…
— Oui. Mais comme vous portiez une chemise de flanelle dont les boutons devaient être cousus, votre explication n'en est plus une. D'ailleurs il est d'usage, quand on met un bouton de manchette à un poignet, de mettre l'autre à l'autre poignet. Or, je vous le répète, l'un des deux était resté après votre chemise de soirée d'où votre femme de ménage l'a détaché…
— Je ne m'explique pas…
— Moi non plus, ou plutôt, je ne m'explique que trop…
— Alors, Monsieur le juge, sur un simple indice, vous me croyez coupable? Voyons, ce n'est pas possible…
— Un simple indice, peste comme vous y allez! Moi j'appelle cela une charge, et une charge terriblement grave encore. Mais j'en ai d'autres. Que diriez-vous d'une lettre oubliée par vous sur les lieux du crime? Simple indice encore?…
— Je ne peux pas avoir oublié de lettre sur les lieux du crime, pour l'excellente raison que je m'y suis rendu, je vous le répète, avec le Commissaire de police, que je n'y suis pas resté plus de trois minutes, et que…
— Approchez-vous. Approchez-vous, Maître. Regardez ces bouts de papier. Placés au hasard, ils ne veulent rien dire, mais dans cet ordre, que voyez-vous? «Monsieur…ési… 22…ue de… E.V.», ce que je lis, en remplaçant les lettres disparues: «Monsieur Onésime… 22, rue de… E. V.». Votre prénom, admettez-le, n'est pas si répandu, que je ne puisse, par une simple supposition, le faire suivre de votre nom de famille qui n'y est pas, je le reconnais. Cela me donne: «Monsieur Onésime Coche, 22 rue de…».
— Ah! non! non! non! je proteste de toutes mes forces contre votre procédé de déduction! Avec quelques lettres éparses vous bâtissez un prénom, et vous y ajoutez délibérément mon nom. En admettant même votre manière de voir, la suite de votre traduction détruit tout ce que le commencement voulait établir. Voilà «22, rue de…» Rue de quoi, d'abord? Et puis, je n'ai jamais demeuré au numéro 22. Puisqu'on vous a si bien renseigné sur ma visite à mon appartement vous devez le savoir. Je désire que ma protestation figure au procès-verbal.
Et en lui-même il pensa:
«Voilà un petit moyen que tu me paieras cher à ma sortie de prison! Décidément, je me documente.»
— Votre protestation figurera au procès-verbal, soyez sans crainte. Mais nous la ferons suivre de la légère observation que voici: Retournons ces bouts de papier, et ces lettres éparses. — Hé, hé, vous regardez? — Lisez (en toutes lettres cette fois): «Inconnu au 22, voir au 16», — Vous demeurez 16, rue de Douai. Cette lettre, adressée par erreur au 22, vous a été retournée à votre domicile, et ce n'est pas la première fois qu'il y a eu confusion de numéros sur votre correspondance. Vous voyez qu'en affirmant qu'elle vous appartient, je ne me livre pas à des déductions fantaisistes. Maintenant, si vous avez quelque chose à répondre, je vous écoute…
Coche baissa la tête. En déchirant l'enveloppe, il n'avait pas songé à la rectification portée au verso, et il vit nettement que la conviction du juge était faite. Il se borna donc à répondre:
— Je ne sais pas, je ne m'explique pas. Ce que je puis vous affirmer, vous jurer, c'est que je suis innocent, que je ne connaissais pas la victime, que je ne l'ai jamais connue, et qu'enfin toute mon existence passée dément une pareille accusation.
— Je ne dis pas, fit le juge; mais en voilà assez pour aujourd'hui. On va vous relire votre interrogatoire, et vous le signerez, si vous voulez.
Coche écouta distraitement la lecture et signa. D'un geste machinal, il tendit les poings au garde qui lui passa les menottes, et sortit.
Dans le couloir, son avocat lui dit:
— Je viendrai vous voir demain matin, nous avons à causer longuement…
— Je vous remercie, fit Coche.
Et il se laissa emmener par les petits corridors jusqu'à la sortie du Palais. Seul de nouveau dans sa cellule, il se prit à réfléchir longuement, fortement. Il était loin le reporter aventureux, prompt à la riposte, ingénieux et risque-tout quand il fallait! Il commençait à se repentir d'avoir engagé une telle partie. Non qu'il eût la moindre crainte sur son issue; il savait que d'un seul mot il réduirait toutes les charges à néant. Mais, malgré tout, il sentait le cercle menaçant se resserrer autour de lui, et le doigt pris dans l'engrenage redoutable de la machine judiciaire, il comprenait qu'il lui faudrait faire un gigantesque effort pour ne pas y laisser le bras tout entier. Il s'était imaginé jeter à la faveur de la ruse, le trouble dans la police, l'acculer aux maladresses, aux imprudences: il s'apercevait qu'il avait accumulé des charges telles contre lui, que l'homme le moins prévenu n'aurait pas hésité à dire en le voyant!
«Voilà le coupable!»
La conviction du juge était naturelle, en somme. Qu'avait-il pu répliquer…? Rien! Il avait crié son innocence: Et puis? l'accent de la vérité? Cela se reconnaît à peu près comme «la voix du sang». C'est quand il dit la vérité qu'un menteur a l'air de mentir. L'angoisse de l'inconnu s'ajoutait à ses craintes. Quelles charges nouvelles le juge allait-il relever contre lui? Il n'avait su que répondre à des questions dont deux tout au moins étaient prévues: quelle serait son attitude en face d'une accusation qu'il ne soupçonnait pas? — Nier, nier, contre toute évidence, contre toute vraisemblance: tel devait être son système. Quant à faire naître l'ombre d'un doute dans l'esprit du magistrat, il n'y fallait pas songer. Cependant — et il comptait là-dessus pour faire hésiter l'instruction — quand on en viendrait aux mobiles, il serait invulnérable. L'enquête révélerait qu'il ignorait même l'existence de ce Forget, que personne dans son entourage n'avait entendu parler de lui; or, on ne pouvait retenir prisonnier un homme au passé irréprochable, alors qu'on était hors d'état d'affirmer: «Voilà pourquoi cet homme a tué.» Le lendemain, son avocat vint le voir. Il lui parla d'abord en termes vagues, lui demandant des renseignements sur sa vie, ses fréquentations, ses habitudes. Il lui fit préciser certains détails insignifiants, sans oser aborder nettement la question du crime. Au bout d'un quart d'heure de conversation, Coche de plus en plus nerveux lui dit:
— Voyons, Maître, la vérité: vous me croyez coupable…
L'avocat l'arrêta d'un geste:
— Ne m'en dites pas plus, je vous en prie. Je tiens pour sincères, pour vraies, entendez-vous, pour vraies, vos protestations d'innocence. Quel que lourdes que soient les charges relevées contre vous, je n'y veux voir que l'effet d'un terrible caprice du hasard. Votre système de défense est d'être innocent, vous êtes innocent: je le proclame!
— Mais je vous jure, Maître, je vous jure sur ce que j'ai de plus cher au monde que je suis innocent.
En cette minute, Coche eut la tentation folle de tout raconter. Mais quel avocat aurait osé le défendre après un pareil aveu? Il s'était condamné lui-même au seul système possible: tout nier, sans se préoccuper de la vraisemblance.
Encore voulait-il que son avocat crût à sa sincérité. Il reprit avec passion:
— Je suis innocent! Je suis innocent! Plus tard, bientôt peut- être, vous verrez, je vous dirai…
— Mais je vous crois, je vous l'affirme… Et Coche comprit, à l'attitude, au regard de son avocat qu'il déguisait sa pensée, qu'il était convaincu, lui aussi, de sa culpabilité. Ils causèrent encore, doucement, ne parlant presque plus du crime. Coche oubliait un peu tout ce que sa situation présentait de grotesque et de dramatique à la fois, et l'avocat essayait de déchiffrer ce qu'il y avait au fond de cette espèce d'insouciance blagueuse, succédant à l'indignation remarquablement simulée du début.
Dans l'après-midi du lendemain, on vint chercher l'accusé dans sa prison, et on le fit monter dans la voiture cellulaire. Il crut qu'on le conduisait à l'instruction, mais le trajet lui sembla plus long que l'autre fois. Dressé, autant qu'il le pouvait, il essaya de voir par les prises d'air, mais les lattes étant placées dans le sens inverse de celui des volets ordinaires, c'est-à-dire obliques de bas en haut, il ne put distinguer qu'un peu de ciel gris, triste et froid. La voiture s'arrêta enfin; il en descendit, et on le poussa rapidement — pas assez vite cependant pour qu'il n'eût le temps d'apercevoir la Seine qui roulait une eau lourde et boueuse, et de se rendre compte qu'il était à la Morgue.
— C'est complet, se dit-il, la confrontation maintenant!
La pensée de ce spectacle dont la seule annonce emplit d'effroi les vrais criminels, ne l'ennuya pas. Quelle menace auraient pour lui les yeux éteints de ce pauvre mort? Il verrait sans peur ce corps qu'il avait contemplé par deux fois: la nuit presque palpitant encore de vie, le matin déjà raidi et froid. Cependant, lorsqu'il se trouva dans la salle aux murs blancs, aux fenêtres hautes, où la lumière mettait des taches pâles sur les tables de marbre, il eut une sensation désagréable. Une odeur vague d'acide phénique et d'essence de thym, une odeur qui tenait de la pharmacie et du cimetière, flottait dans l'air humide. Et il s'imaginait sentir l'odeur terrible et fade qui se dégage des êtres morts depuis peu. Pourtant il regardait avidement, s'efforçant de noter les moindres détails dans sa mémoire afin de pouvoir au prochain jour les consigner exactement.
On le fit pénétrer enfin dans une pièce où une forme recouverte d'un drap était étendue sur une table. On leva le drap, et, bien qu'il fût prêt à ce spectacle, il eut un mouvement de recul involontaire. Il ne reconnaissait pas ce cadavre, ou du moins, au premier coup d'oeil il ne le reconnut pas. La mort, pour achever son oeuvre, avait tassé, ratatiné les chairs. La face qu'il avait vue pleine et ronde, était émaciée, des ombres grises, vertes, s'y écrasaient descendant des tempes au menton, comme si quelque pouce énorme s'était plu à modeler la cire jaune de ce visage.
Quand il l'eut contemplé quelques secondes, le juge lui dit:
— Voilà votre victime.
— Encore une fois, je proteste contre une pareille accusation. Je ne connais pas cet homme, je ne l'ai jamais connu.
Et il songeait: Dire que la vérité a passé devant ces yeux, et qu'à présent, tout est fini, qu'il ne reste rien de ce que cet être a vu, souffert, et qu'on pourrait me trancher la tête ici même, sans qu'un frisson secouât cette chair inerte…
La confrontation dura peu. Pour les magistrats, Coche s'entêterait à nier encore, à nier toujours, et il était de taille à ne pas faiblir.
On crut l'user par l'énervement: peine inutile. À toutes les questions, l'accusé répondait invariablement:
— Je ne sais rien.
Puis, après avoir accumulé charge sur charge, quand on lui demandait:
— Qu'avez-vous à objecter à ceci? Comment expliquez-vous cela?
Il levait les bras, et se bornait à murmurer:
— Je ne comprends pas. Je ne m'explique pas…
L'instruction, longue, difficile, n'amena aucune découverte intéressante. Il était impossible de briser la muraille mystérieuse qui, de son vivant, avait entouré Forget. Personne ne le connaissait, personne n'était au courant de ses habitudes. On ne put relever aucune charge morale contre Coche, mais il fut facile, par là même, de les lui faire supporter toutes. De ce que nul ne savait les fréquentations de la victime, on concluait simplement que Coche avait fort bien pu être en rapport avec elle, sans que qui que ce soit pût en témoigner. Quant au mobile qui l'avait poussé à commettre ce forfait, il n'apparaissait pas clairement. Une enquête minutieuse sur sa vie, ses ressources, n'apprit rien, sinon qu'il ne faisait pas la fête, qu'il payait exactement son terme et qu'on ne lui savait pas de liaison sérieuse. On ne put davantage établir la liste des objets dérobés boulevard Lannes, et le hasard, sur lequel on comptait pour apporter quelques éclaircissements sur ce point, ne se mit pas de la partie. Si bien qu'au bout de trois mois, malgré tout le zèle de la Sûreté, l'acharnement du juge, et les recherches personnelles de tous les journaux de Paris, l'instruction en était exactement au même point que le premier jour: c'est-à-dire que deux charges précises et d'une gravité extrême pesaient sur Onésime Coche: le bout d'enveloppe et le bouton de manchette ramassés dans la chambre de la victime. À ces charges, dont l'accusé n'avait pu se dégager en aucun moment, s'ajoutait la présomption grave résultant de son brusque départ du Monde, et sa fuite à travers Paris, où l'on avait relevé en trois jours son passage dans trois hôtels différents, sous de faux noms. Si l'on ajoutait à cela son attitude étrange à l'heure de l'arrestation, son essai de défense à main armée contre les agents, son retour clandestin à son domicile, on se trouvait en face d'une situation assez nette pour autoriser tous les soupçons et presque des certitudes. Le dossier, il est vrai, manquait de preuves morales; les preuves matérielles les remplaçaient. L'instruction fut donc close, transmise à la Chambre des mises en accusation, et l'affaire du boulevard Lannes fut inscrite au rôle des assises pour la session d'avril.
CHAPITRE X
L'EPOUVANTE
Le séjour de la prison avait fortement déprimé Coche. L'énervement des premiers jours avait fait place à de l'abattement. Au début, il aurait pu, à la rigueur, tout avouer, maintenant, il lui semblait impossible d'agir ainsi après tant de petits mensonges. Il attendait l'occasion. Un fait quelconque, un incident imprévu, pouvait et devait la fournir. Mais les jours succédaient aux jours, et l'incident ne se produisait pas. Bien plus, et c'était là un de ses sujets d'irritation les plus aigus, Coche, dans sa prison, pas plus qu'à l'instruction, ne voyait rien de sensationnel. Il ne lui eût pas été désagréable d'avoir à consigner des injustices, des brutalités, des illégalités. Tout se passait le plus naturellement du monde. Sans être avec lui d'une tendresse exagérée, ses gardiens se montraient humains, plutôt doux, si bien qu'il en arrivait à se demander:
— Qu'est-ce que je pourrai bien écrire en sortant de là?…
Parfois, il revenait à son objection du début: l'être mystérieux le poussant à s'embarquer dans cette affaire. Alors, la peur le reprenait, la peur de l'inexplicable, de l'inconnu, et il restait tout le jour effondré sur son lit, secoué de frissons si violents que plusieurs fois on lui avait demandé s'il était malade.
Un matin, le médecin était venu, et Coche avait refusé de répondre à ses questions, se bornant à dire:
— Le mal dont je souffre ne saurait être guéri ni soulagé par vous. Je ne suis pas fou, je ne fais pas le fou, je désire seulement qu'on me laisse en repos.
Il ne causait plus à personne, écoutant à peine son avocat, envahi par une tristesse immense, un doute de tous les instants qui se traduisait par une excitabilité extraordinaire. La pensée qu'il était le jouet de forces surnaturelles, avait tant passé et repassé dans son esprit, qu'elle était devenue une certitude.
Il essayait encore de se débattre. Un jour, n'y tenant plus, sentant sa raison se perdre, fuir son cerveau, il se dressa brusquement, décidé à faire cesser cette terrible comédie, à tout avouer, à tout subir, peines, humiliations, pourvu qu'il pût revoir le jour, le grand ciel et la vie, pourvu surtout qu'il se convainquît une fois pour toutes qu'il était demeuré l'arbitre de ses décisions, le maître de sa volonté. Il se rua vers la porte et appela le gardien. Mais dès qu'il fut devant lui, il bégaya des paroles sans suite:
— Je vous ai demandé… je voulais vous dire… non… ce n'est plus la peine… une idée qui m'avait passé par la tête…
La conviction était brusquement entrée en lui qu'il ne pourrait pas parler, qu'on l'avait condamné au silence. Il suffisait d'un mot pour le sauver: ce mot, lui seul pouvait le prononcer, mais il ne le prononcerait pas, parce qu'on ne voulait pas!
Par un phénomène d'auto-suggestion, il se persuadait qu'il était la victime, l'instrument d'un autre, lequel, en vérité, n'était que lui-même. Depuis le début, il n'avait eu qu'un ennemi: sa propre imagination. Il n'était captif que de sa faiblesse maladive, et ce dernier effort, cette tentative suprême pour s'arracher à ce qu'il croyait être une possession diabolique, n'avait abouti qu'à lui prouver, d'une façon indiscutable cette fois, que seule la puissance occulte, la volonté mystérieuse qui agissaient sur lui, étaient capables de lui faire prendre une décision!
Les fous qui retrouvent après une crise, assez de lucidité d'esprit pour se rendre compte de leur démence et redouter l'accès qui peut les reprendre d'un instant à l'autre, sont les plus malheureux des êtres. Est-il une torture plus effroyable que de se dire:
— Tout à l'heure, ma raison va sombrer; peut-être, alors, d'effrayants instincts feront-ils de moi un monstre… et, sauf à la seconde précise où mon poing frappera, je ne cesserai de savoir vers quel horrible but me pousse la fatalité!
Pareil à ces fous, Coche était certain qu'il ne pouvait plus se soustraire à la force mystérieuse. Sa pensée, dès qu'il voulait avouer, s'arrêtait dans sa tête, comme la voix s'étrangle dans la gorge sous le coup d'une trop vive émotion. Il voyait devant ses yeux, il lisait dans sa tête les mots qu'il faudrait dire, la phrase libératrice qui mettrait fin au cauchemar, mais ces mots, il ne pouvait plus les prononcer, cette phrase, il ne pouvait plus la dire. Et cependant, tout seul, roulé sur son lit, la tête cachée dans ses mains, il la répétait:
«À l'heure où le crime a été commis, j'étais chez mon ami, M. Ledoux, et c'est en sortant de chez lui que l'idée m'est venue de cette comédie sinistre…»
Tout en la répétant en lui-même, il entendait exactement les moindres inflexions de sa voix. Mais aussitôt qu'il se trouvait en présence de quelqu'un, ses lèvres se refusaient à prononcer les mots qui dansaient dans sa tête, et il assistait, impuissant, à la lente agonie de sa volonté.
C'est dans cet état d'esprit qu'il arriva à la Cour d'assises.
Depuis trois mois, l'affaire, avec son allure mystérieuse, passionnait tout Paris, et Coche avait des partisans déterminés et des adversaires résolus.
Rien n'ayant pu, au cours de l'instruction, fixer le mobile du crime, parmi ses adversaires, les uns le tenaient pour un fou, les autres pour un assassin vulgaire. Successivement, tous les aliénistes de Paris avaient été consultés; aucun n'avait osé se prononcer. À ceux qui affirmaient sa culpabilité, ceux qui proclamaient son innocence répondaient:
— Souvenez-vous de Lesurque, le courrier de Lyon!…
Aussi, la salle présentait-elle, le jour de l'ouverture des débats, une animation extraordinaire. On était venu là, comme au spectacle, autant pour être vu que pour voir. Les femmes — en majorité — avaient, pour la circonstance, arboré des toilettes neuves. On s'étouffait dans la partie réservée au public, au banc des avocats, et, pour répondre à d'innombrables demandes, le Président avait fait placer trois rangs de chaises, sur son estrade. Dans la salle surchauffée, flottait une odeur irritante de parfums et de chairs moites. La lumière trop crue, venue des vitres hautes, mettait sur les visages des taches violentes. Et le murmure, timide tout d'abord, qui montait de cette foule, se changea bientôt en un bourdonnement, coupé de petits rires mal étouffés, d'exclamations, d'appels.
Un huissier cria:
— La Cour!
Il y eut un grand bruit de chaises repoussées, de pieds remués, on entendit encore des bribes de phrases commencées presque haut achevées très vite à voix basse, quelques toux nerveuses, un ou deux «chut» et le silence se fit profond et solennel. Le Président ordonna d'introduire l'accusé, la poussée fut telle, que des cris partirent du public, et qu'une jeune femme, hissée sur une barrière, perdit l'équilibre et tomba.
Onésime Coche parut… Il était excessivement pâle, mais son maintien ne décelait ni forfanterie, ni crainte. Lorsque la porte s'était ouverte devant lui, il s'était dit, une dernière fois:
«Je parlerai, je veux parler.»
Puis son regard avait erré sur cette foule où il ne trouva pas un seul visage ami, sur tous ces yeux où il ne lut qu'une curiosité féroce, une curiosité malsaine des gens venus pour regarder, pour entendre souffrir, comme ils entrent dans une ménagerie avec l'espoir de voir les fauves déchirer le dompteur. Mais il n'eut pas une révolte, pas une pensée de haine.
Un moment vient où la torture morale, la fatigue physique sont telles, qu'on n'a pour ainsi dire plus la force de souffrir. Tout être a une capacité de douleur déterminée: lorsqu'il est parvenu à la limite extrême de cette douleur, il est insensible. Coche crut avoir atteint cette limite, et s'en réjouit presque. Si le soir où il avait téléphoné la grande nouvelle au Monde, quelqu'un avait pu lui dire: «Voilà quel mouvement de curiosité vous allez provoquer», il eût tressailli de joie. Maintenant, il n'éprouvait plus, avec une immense lassitude, qu'une sorte d'hébétement dont rien ne pouvait le tirer. La fatalité avait traversé sa vie, pesait sur lui, l'heure des vaines révoltes était passée; il n'avait plus qu'à se soumettre et à attendre.
Quand il eut donné d'une voix nette son nom, son âge et tous les renseignements concernant son état civil, il s'assit pour entendre l'acte d'accusation. Cet acte, avec les preuves qu'il dressait contre lui en faisceau, lui fit l'effet du plus terrible des réquisitoires. À mesure que les charges se précisaient, il comprenait comment la conviction du juge avait pu se faire, inébranlable. Malgré tout, il se disait:
— Si je veux parler, je réduirai cela à néant. Mais pourrai-je parler?…
L'interrogatoire fut assez terne; on espérait des révélations sensationnelles, certains journaux ayant affirmé — de source certaine — que l'accusé se réservait pour les Assises. Mais à toutes les questions Coche répondait invariablement:
— Je ne sais pas, je ne m'explique pas, je suis innocent.
Le Président lui ayant fait observer tout ce que ce système de défense offrait de dangereux il leva les épaules et murmura:
— Que voulez-vous, Monsieur le Président, je ne peux pas vous dire autre chose…
Et il reprit son attitude impassible, indifférente presque. Lorsque le défilé des témoins commença, son attention parut s'éveiller, son regard jusqu'alors lointain devint plus direct, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes, il écouta. Ce fut d'abord Avyot, le Secrétaire de la rédaction du Monde, qui dit de quelle façon Coche avait quitté le journal après avoir pris durant quelques heures l'Affaire en mains. À une question du Président qui lui demandait si à aucun moment il n'avait cru reconnaître la voix de celui qui, dans la nuit du 13, l'avait appelé au téléphone, il répondit: «Non» avec assurance, et précisa encore quelques points de détail: la somme que le reporter avait touchée à la Caisse, l'heure à laquelle il l'avait vu pour la dernière fois, l'attitude qu'il avait eue au cours de cet entretien. Mais tout cela n'avait plus qu'une importance secondaire. Ensuite, ce fut la femme de ménage qui raconta ce qu'elle savait de son ancien maître, de ses habitudes, de ses relations. Sans omettre les moindres détails, elle dit comment elle avait trouvé la chemise tachée de sang, le poignet arraché, et le bouton d'or et turquoises. Tout cela lui avait semblé louche dès le premier instant, et, n'était la discrétion «les domestiques n'ont pas à se mêler des affaires de leurs patrons» elle eût fait part de ses soupçons à la Justice, bien avant que le «Monsieur de la Sûreté» l'interrogeât. Après elle, des garçons du Journal, le bijoutier qui avait vendu les boutons, le facteur qui, trois ou quatre fois, avait déposé au 22 des lettres adressées à Coche, défilèrent sans apporter le moindre renseignement intéressant. Le médecin légiste fit à la barre une conférence émaillée de termes scientifiques, de chiffres et de calculs, d'où il résultait que la mort avait été provoquée par un coup de couteau qui, partant du sterno-cleido-mastoïdien, avait déchiré la parotide, sectionné obliquement, de haut en bas et d'arrière en avant, la carotide externe, puis, rebondissant sur l'angle maxillaire, et sectionnant encore le sterno-cleido-mastoïdien, ne s'était arrêté que sur la fourchette sternale.
Il restait encore un témoin, l'horloger, commis par la Justice pour examiner la pendule que l'on avait trouvée renversée sur la cheminée, dans la chambre du crime. Il déposa au milieu de l'indifférence générale. Seul, Coche ne perdit pas une de ses paroles; sa déposition fut, du reste, courte, et très précise:
— La pendule qu'on m'a donnée à examiner, dit-il, est une pendule d'un modèle ancien, mais au mouvement excellent et en très bon état, je dirai même qu'on n'en trouve plus guère dans le commerce d'aussi solides, d'aussi finies. Les aiguilles étaient arrêtées sur minuit 20, or les pendules de ce genre ne se remontent que tous les huit jours, et celle-ci pouvait encore marcher pendant quarante-huit heures; elle ne s'est donc pas arrêtée du fait que le ressort était à bout, mais simplement parce qu'elle a été renversée, et que le balancier, couché sur le côté, n'a plus pu fonctionner. Dès qu'elle a été replacée d'aplomb, un léger mouvement d'oscillation a suffi pour la remettre en marche. J'en tire donc cette conclusion que l'heure marquée par les aiguilles est précisément l'heure à laquelle la pendule fut renversée.
— Le crime aurait donc été commis à cette heure-là? fit distraitement le Président.
L'audition des témoins était terminée. Il y eut une suspension d'audience de quelques minutes, puis la parole fut donnée au Ministère public.
Coche, un peu rassuré par la déclaration si nette de l'horloger, écouta le réquisitoire sans émotion apparente, et pourtant, il était terrible pour lui dans sa simplicité un peu sèche, presque mathématique.
La salle, déjà favorablement impressionnée par l'interrogatoire et les différents témoignages, fit entendre à deux ou trois reprises des murmures d'approbation, et il y eut d'assez nombreux applaudissements, vite réprimés, lorsque le Procureur termina en demandant pour le journaliste, qui n'avait ni l'excuse de la misère, ni celle de la colère, la peine capitale.
Coche frissonna, enfonça un peu ses ongles dans ses mains, mais sembla impassible. Il pensait surtout, il pensait seulement:
«Il faut que je parle, je veux parler! Je parlerai».
Et à voix basse il répétait:
«Je veux, je veux, je veux!…»
Pendant tout le temps que dura la plaidoirie de son avocat, les yeux fixes, les poings serrés, l'oreille et la pensée absentes, il répétait: «Je veux parler, je le veux, je le veux!» L'avocat se rassit au milieu d'un effrayant silence. Par pure courtoisie, Coche se pencha vers lui et le remercia. Mais il n'avait rien entendu de sa défense, défense pitoyable à la vérité mais impossible.
Les débats allaient être clos. Le Président se tourna vers l'accusé et lui dit:
— Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense?
Coche se leva, raidi dans un terrible effort, si pâle que l'on crut qu'il allait tomber et que les gardes tendirent les bras vers lui. Mais il les écarta d'un geste, et d'une voix forte, qui fit passer un frisson sur le jury et sur l'assistance, il répondit:
— J'ai à dire, Monsieur le Président, que je suis innocent, et je le prouve.
Il prit une large respiration et se tut. L'espace d'une seconde ses yeux devinrent d'une effrayante fixité: il ouvrit la bouche: ceux qui étaient les plus rapprochés de lui, crurent l'entendre murmurer: «Je veux!… Je suis mon maître» et d'un trait, la main levée, les doigts ouverts comme pour écarter une vision menaçante, il cria plutôt qu'il ne dit:
— À minuit vingt, à l'heure où le crime se commettait, moi, innocent, je me trouvais chez mon ami M. Ledoux, 14, rue du Général-Appert.
Et épuisé par l'effort qu'il venait de faire, épouvanté par la victoire remportée sur l'inconnu mystérieux dont la volonté jusqu'à cet instant avait étranglé la sienne, il s'écroula sur son banc en sanglotant de fatigue, d'énervement et de joie.
Tous les assistants s'étaient dressés. Une telle clameur s'éleva que le Président dut menacer de faire évacuer la salle. Enfin, quand un silence relatif se fut établi, il dit:
— Coche, n'essayez pas de nous tromper une dernière fois. Songez aux conséquences de votre déclaration, si elle est reconnue fausse. Réfléchissez avant de la jeter dans le débat.
— J'ai réfléchi! j'ai réfléchi: j'ai dit la vérité! Je le jure!
Qu'on interroge mon ami Ledoux…
— Monsieur le Président, dit l'avocat, je demande que ce témoin soit entendu immédiatement.
— Telle est bien mon intention, Maître. En vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j'ordonne que le témoin invoqué par l'accusé soit amené sur l'heure aux pieds de la Cour. Garde, vous allez vous rendre chez M. Ledoux, 14, rue du Général-Appert, et vous le conduirez ici. L'audience est suspendue.
La déclaration de Coche avait produit une véritable stupeur. Les rares partisans qu'il comptait dans l'auditoire triomphaient; les autres, sans pouvoir nier l'importance décisive d'un pareil alibi, doutaient encore de sa véracité. Dans le jury surtout, l'étonnement avait été extraordinaire. Après le réquisitoire, le siège des jurés était fait, et c'est à peine s'ils avaient écouté la plaidoirie de l'avocat. Si l'alibi de Coche était reconnu valable, l'accusation s'écroulait, ou du moins recevait un coup terrible. Quant à l'avocat, il disait à son client: «Mais pourquoi n'avoir pas parlé plus tôt», et Coche répondait cette chose invraisemblable, et pourtant vraie:
— Parce que je ne pouvais pas!
Pendant une heure, la salle et les couloirs environnants présentèrent une animation extraordinaire. Cette affaire qui depuis le matin avait, par sa banalité, déconcerté tant de gens, avait soudain rebondi, plus passionnante que jamais. Quand la sonnette retentit, on se rua dans la salle. Des gens qui n'avaient pu entrer le matin se mêlèrent au flot des invités porteurs de cartes. Il n'y avait plus de service d'ordre possible. Les gardes débordés, durent laisser passer tout le monde. Enfin, la Cour entra, les conversations cessèrent, et le Président ordonna de faire entrer le témoin.
Alors, au milieu d'un effrayant silence, un garde s'avança seul à la barre, joignit les talons, salua et dit:
— Au numéro 14 de la rue du Général-Appert, on m'a appris que M.
Ledoux, rentier, était mort depuis le 15 du mois de mars.
Coche se dressa livide, prit sa tête dans ses mains, poussa un cri, et retomba comme assommé.
Déjà le Procureur s'était levé:
— Messieurs les jurés, je n'ai pas besoin d'insister sur la gravité d'une pareille nouvelle. Le sieur Ledoux, eût-il témoigné ici même, l'accusation n'en aurait pas moins conservé toute sa force, mais vous ne vous laisserez pas émouvoir par cet alibi audacieux, grâce auquel on a essayé de jeter un doute dans vos consciences. Je n'ajoute rien à mon réquisitoire, je n'en retire rien: vous jugerez et vous condamnerez sans pitié.
L'avocat s'écria:
— Monsieur le Président…
Mais Coche balbutia en lui mettant les mains sur l'épaule:
— Par pitié… Maître… plus un mot… C'est fini… je vous en supplie… C'est fini… fini… fini…
Le jury déjà mal disposé avant la suspension d'audience ne délibéra pas longtemps. Au bout de dix minutes, il revint. Sa réponse était «Oui» à l'unanimité à toutes les questions et «Non» à l'unanimité pour les circonstances atténuantes.
Coche n'était plus qu'une chose inerte, un pauvre corps défaillant. L'épouvante était descendue sur lui. Sa volonté avait triomphé trop tard de sa terreur superstitieuse, et il se rendait compte maintenant de l'espèce de folie contre laquelle il s'était débattu pendant trois mois, il se rendait compte surtout que rien ne pouvait plus le sauver qu'un miracle, et la fatalité venait d'abattre trop brutalement ses mains sur sa nuque pour qu'il escomptât ce miracle. Il connaissait enfin l'horreur des épouvantes humaines, la peur monstrueuse, et l'appel effroyable à la vie qui s'en va. Ses yeux, ses pauvres yeux de bête torturée se posaient sur ces gens qui tout à l'heure allaient revoir la rue, la gaîté de l'air libre et retrouver la joie de la bonne maison, du foyer familial où l'homme sage vient abriter ses rêves, comme le matelot vient abriter sa barque dans la petite baie où dansent les étoiles. Et tandis que ces visions traversaient son âme éperdue, une voix s'éleva qui fut d'abord à ses oreilles un murmure confus, puis un tonnerre quand elle prononça:
— Onésime Coche est condamné à la peine de mort.
Après il entendit encore vaguement…
— Trois jours francs pour vous pourvoir en cassation…
Il sentit qu'on l'emmenait, qu'une main serrait sa main… il se trouva sur son lit, dans sa cellule, sans savoir comment ni pourquoi, et il s'endormit d'un sommeil de brute.
Or, pendant la nuit, il eut un effrayant cauchemar:
Il venait d'assassiner le vieux du boulevard Lannes. Il gagnait la porte en rampant, descendait l'escalier et se trouvait dans la rue.
Dehors, sous la bise coupante, il s'arrêtait, la tête vide, les jambes molles, comme un homme ivre: pas un murmure, pas un bruit. Grelottant, il relevait le col de son pardessus, faisait un pas, s'arrêtait pour s'orienter dans la nuit noire, et se mettait en route.
Il marchait lentement, roulant dans sa pensée confuse, l'horreur de son crime et l'effroi du mort étendu, la gorge béante, les paupières ouvertes sur ses prunelles chavirées. Un carrefour désert et sombre s'ouvrait au-devant de ses pas. Harassé, les genoux tremblants, il s'adossait à un mur. Soudain, dans le silence, il croyait entendre un bruit de pas. Il s'arrêtait les muscles ramassés, prêtant l'oreille. Le même bruit résonnait plus fort et plus précis. Il partait, rasant les maisons, droit devant lui. Le bruit se mettait en marche, le suivant. Il courait et le bruit courait avec lui… La rue, plus large bornée de lueurs hésitantes, se déroulait déserte, et silencieuse. Il galopait la terreur accrochée aux flancs comme des chiens de meute… Tout un brasier flambait dans sa poitrine. Il courait toujours, perdant la notion du temps, de l'heure qui mourait lentement. Tout ce qui lui restait de force et d'énergie ne vivait plus que dans l'espoir du matin blême qui bientôt monterait à l'horizon, ramenant avec lui l'éveil des choses et des gens, faisant surgir d'autres visages d'êtres humains, repeuplant ce désert sombre qui l'épouvantait. Et il courait toujours. Il avait fait tant de détours, croisé tant de chemins, qu'il s'en allait vers l'inconnu, perdu dans Paris sommeillant. Il courait, râlant de fatigue et de peur, et voici qu'au bout de l'horizon, le jour monta, triste, pluvieux… Le jour! le jour!… Un murmure confus s'éleva: on eût dit le chuchotement d'une foule. Là-bas, toute une masse sombre ondulait avec des souplesses de vague. Était-ce encore l'obsession de la nuit? Non pas… des hommes étaient là devant lui!… Enfin! il n'allait plus être plus seul avec son épouvante… il allait coudoyer des êtres vivants… les frôler… Il tendit l'oreille… Une voix brève domina le bruit… un cliquetis, rapide comme celui que fait un coup de vent parmi les feuilles sèches… une blancheur descendit dans le ciel plus léger, finie l'angoisse de la nuit, l'horrible solitude… sa poitrine s'appuyait contre d'autres poitrines… À ce moment la vague s'ouvrit, comme pour lui livrer passage… il s'avança, et tout d'un coup tomba sur les genoux: dans sa terreur il n'avait pas vu où sa fuite l'amenait, et devant lui venait de surgir, goule effroyable, avec ses deux grands bras dressés dans le ciel pâle… la Guillotine!…
Coche s'éveilla en poussant un cri… Pendant une seconde, il retrouva la joie du réveil qui brise les cauchemars, mais aussitôt la réalité, plus effroyable que le rêve, reprit:
La Guillotine! le couteau blanc, et le panier où bondissent les têtes… il verrait cela! Il mordit ses draps pour ne pas hurler… Adieu les nuits paisibles, les jours calmes! Entre tout ce qu'il avait aimé, souhaité, espéré, et lui, l'horrible chose (il n'osait plus penser le mot guillotine) se dressait maintenant…
Le lendemain, son avocat vint le voir pour lui faire signer son pourvoi en cassation et son recours en grâce. Il bégaya: «À quoi bon?», et signa tout de même. Quand il eut posé la plume, il dit en regardant son défenseur avec des yeux grandis par l'épouvante et par la fièvre:
— Écoutez… il faut que vous sachiez, il faut que je vous dise…
D'une voix haletante, coupant ses phrases de gestes saccadés, de mots sans suite, il raconta toute sa nuit du 13: son dîner chez Ledoux, son départ, la rencontre des rôdeurs, sa visite à la maison du crime, et l'idée soudaine d'égarer la police, de simuler une fuite pour attirer sur lui, l'attention…
Il se tut. L'avocat prit sa main et lui dit doucement:
— Non, vraiment, ce n'est pas la peine… Le Président vous fera grâce… Là-bas, vous pourrez… plus tard… refaire votre existence.
— Alors, s'écria le malheureux, vous croyez que je mens?… Mais je ne mens pas, vous m'entendez… je ne mens pas… Allez-vous- en!… Allez-vous-en…
Et au comble de l'exaspération, il se jeta sur lui, hurlant:
— Mais allez-vous-en donc! Vous ne voyez pas que vous me rendez fou!…
Resté seul, il fut pris d'un effrayant accès de désespoir. Ainsi, même celui qui avait pris la parole pour le défendre ne pouvait le croire innocent! En même temps, la peur de la mort de la douleur, grandissait en lui, et il se raccrochait à la vie désespérément, s'arrachant les cheveux, se griffant le visage, sanglotant:
— Je ne veux pas mourir! je n'ai rien fait!
Il était doux, craintif, suppliant envers tous, comme si le moindre de ses gardiens avait pu faire agir en sa faveur des influences considérables, et l'arracher à l'échafaud. Lorsqu'on le transporta à la Roquette, ce fut pis encore! Jusque-là, il avait pu parfois pendant quelques secondes oublier l'échafaud, mais là, entre ces murs qui n'avaient vu que des condamnés à mort, comme lui, l'obsédante pensée se faisait plus précise, les images plus nettes: toutes les gloires du crime avaient défilé là, dormi sur ce lit, et le coude appuyé à cette table, frissonné d'horreur à la seule pensée du châtiment plus proche chaque jour. Déjà, il n'était plus pareil aux autres hommes; il faisait partie d'une classe à part, hors la loi, et presque hors la vie. On avait coupé ses cheveux à la tondeuse, rasé ses moustaches, et en passant ses mains sur son visage, il ne se reconnaissait plus. Il avait désappris presque tous les mots, pour ne se souvenir que de ceux qui avaient trait à sa mort prochaine, et durant des heures entières, accroupi dans un coin de sa cellule, les coudes aux genoux, les poings aux dents, il regardait défiler en lui toutes les images d'épouvante, toutes les scènes d'exécution pareilles à ce que serait la sienne.
Il voyait la dernière Nuit, le Réveil et l'effrayante place, grise sous le ciel gris, les toits humides, le pavé luisant, mais il voyait surtout la Veuve avec ses immenses bras rouges et le rire édenté de sa lunette surmontée du couperet.
L'aumônier le visitait chaque jour. Peu à peu, une terreur superstitieuse, un besoin de se réfugier en quelqu'un, d'être écouté et d'être plaint, le poussait vers une sorte de piété craintive, remplie de visions superstitieuses. Il ne parlait plus, mais écoutait avidement, prenant d'un geste machinal et répété sans cesse son cou amaigri dans ses mains, puis le lâchant brusquement, comme s'il avait senti la place où le couteau tracerait son chemin. Même avec le prêtre il évitait de s'entretenir de sa fin prochaine; il écoutait parler de repentir, d'expiation… ces mots n'avaient pas de sens pour lui: de quel crime aurait-il a répondre?… quel forfait devait-il expier? Si Dieu, en vérité, tenait compte des gestes des hommes, il saurait bien, le voyant arriver devant son Tribunal, qu'il était innocent… Un jour, pourtant, le quarantième jour de sa captivité approchait, il savait que son pourvoi en cassation avait été rejeté, et ne comptait plus que sur la clémence présidentielle, il dit brusquement à l'aumônier:
— Monsieur l'abbé, en votre âme et conscience, si vous étiez à la place du Président, signeriez-vous ma grâce? Répondez-moi dans toute la sincérité de votre coeur d'homme loyal. Il faut que je sache. J'ai besoin de savoir.
Et l'aumônier l'ayant regardé bien en face répondit:
— Non, mon enfant, je ne signerais pas, il faut payer…
Chose étrange, cette réponse le calma presque. La pire torture de son existence était le doute. Il n'osait se préparer à mourir, craignant d'attirer la mauvaise chance sur lui. Maintenant, c'était fini, il se considérait comme mort et s'imaginait qu'ainsi prévenu il saurait mieux résister à l'épouvante du réveil. Pourtant à mesure que la date fatale approchait, ses nuits se peuplaient de cauchemars. Il se dressait sur son lit au moindre bruit, collait l'oreille au mur, essayant de deviner ce qui se passait dans la rue, sur la place. Et quand le jour était venu, quand il était sûr que ce n'était pas pour ce matin, il s'endormait d'un sommeil coupé de soupirs et de sanglots…
Vers la fin de la quarante-troisième nuit, il crut percevoir une vague rumeur, des bruits de maillet frappant le bois, des pas assourdis. Il se mit à claquer des dents, n'osant plus écouter, redoutant d'entendre, les yeux rivés à la porte de sa cellule, attendant la seconde effroyable où elle s'ouvrirait, livrant passage au bourreau! Et la porte s'ouvrit.
Il regarda d'un oeil hébété les hommes qui l'entouraient et se leva sans dire un mot, sans faire un geste. On lui demanda:
— Voulez-vous entendre la Messe?
Il fit oui d'un signe machinal. Pendant l'office, il regarda obstinément le sillon qui séparait deux dalles, songeant que le couteau ne ferait pas sur son cou une marque plus large… Il s'étonnait seulement, avec le reste de pensée qui flottait dans son esprit, de vivre encore. Ensuite ce fut la toilette, mais déjà il avait perdu la notion des choses; à peine frémit-il quand les ciseaux frôlèrent sa nuque et qu'on lui passa des cordes aux mains et des entraves aux pieds. On lui offrit une cigarette, du cognac… il refusa… Et soudain, l'horizon qui, depuis près de cinq mois s'était arrêté pour lui aux murs de sa cellule, s'élargit; une fraîcheur coula sur ses épaules, un effroyable silence envahit ses oreilles, un silence si profond, si formidable, que son coeur y battait comme une cloche. Son rêve d'une nuit s'était réalisé… Au-dessus des épaules du prêtre, il vit la guillotine… Le jour venait très doucement.
Derrière les maisons, une traînée laiteuse et rosé moirait le ciel. Ses yeux ouverts, pour la dernière fois regardaient, regardaient… Il fit un pas, buta dans ses liens, soutenu par les aides. Le prêtre bégaya:
— Le Bon Dieu vous pardonnera…
Le Procureur lui dit, d'une voix qui tremblait:
— Vous n'avez plus un aveu, plus une révélation à faire?
Rassemblant tout ce qui lui restait de force, il ouvrit la bouche pour crier:
— Je suis innocent…
Déjà ses genoux frôlaient la bascule, il jeta un coup d'oeil de côté, et tout à coup, malgré les aides, malgré ses entraves, il fit un bond en arrière et poussa un cri surhumain:
— Là! Là! Là!…
Et tandis qu'on essayait de le pousser, raidi, fort à briser un chêne, les talons accrochés aux pavés, le menton jeté en avant, il hurlait toujours:
— Là! Là!
Son appel avait quelque chose de si furieux et de si déchirant à la fois que les aides eux-mêmes hésitèrent une seconde. Le prêtre avait suivi son geste, et de la cohue des cris d'épouvante partirent.
Un soldat, l'arme aux pieds, tomba à la renverse; deux hommes, une femme essayaient de fendre la foule qui déjà, dans une poussée formidable, avait rompu les barrages, envahi l'espace vide où le condamné se débattait en hurlant:
— Arrêtez-les!… Les assassins!… Là… Là…
L'aumônier se jeta en avant et cria:
— Les deux hommes!… La fille!… Arrêtez! Arrêtez…
Vingt mains s'abattirent sur eux. L'un des hommes tira son couteau. La fille se mit à pousser des cris effrayants. L'aumônier se précipita sur Coche, l'entoura de ses bras et supplia le Procureur:
— Au nom du Ciel! Ne touchez pas à cet homme…
Le condamné demeurait immobile à présent. De grandes larmes coulaient sur sa face exsangue. Il y eut un colloque de quelques secondes entre le Procureur et le Commissaire de police qui disait:
— Je décline toute responsabilité, l'exécution est impossible pour le moment, Monsieur le Procureur. Je n'ai pas assez de monde pour tenir cette foule, il va y avoir un massacre. Songez-y, je vous en conjure…
Alors le Procureur balbutia:
—… Faites rentrer le condamné.
Étrange mentalité des masses! cette foule accourue là pour voir mourir un homme, hurla de joie le voyant arracher au bourreau!
Or, voici simplement ce qui s'était passé: Au premier rang des spectateurs, à l'instant où on allait le jeter sur la bascule, Coche avait reconnu les deux hommes et la femme entrevus la nuit du crime. Cette seconde-là, plus immense pour lui qu'un siècle, lui avait suffi: leurs traits étaient trop présents à sa mémoire pour qu'il hésitât devant eux: d'un coup d'oeil il avait détaillé les cheveux rouges de la femme, la bouche tordue du petit et la face de l'autre déchirée par la cicatrice qui lui balafrait le visage de la tempe à l'aile du nez.
Quelle sinistre pensée les avait poussés tous trois à venir voir guillotiner celui qui expiait leur crime? Aux jours d'exécution, tous ceux que guette l'échafaud viennent regarder avidement comme s'ils voulaient apprendre à mourir. Au besoin de voir se mêlait chez ceux-ci l'effroyable plaisir de l'impunité, du triomphe qui les sauvait à tout jamais…
Arrêtés, ils essayèrent d'abord de nier, mais Coche avait repris tout son sang-froid et toute sa raison. Ses déclarations précises, les détails qu'il fournit sur leur marche, tout, jusqu'à la description qu'il donna de la blessure du plus grand les fit bégayer, se contredire… La femme, la première, balbutia un aveu, les hommes suivirent, et ce fut l'éternelle scène immonde et dramatique des complices se chargeant réciproquement. On retrouva dans leur taudis presque tous les objets volés et le couteau qui avait servi à égorger la victime. Alors l'aventure invraisemblable de Coche apparut claire — et au bout de quinze jours, il fut remis en liberté — non pas innocent pour la loi, mais gracié, en attendant que la Cour de Cassation eût révisé son procès.
Lorsque, pour la première fois, il se trouva seul, libre, dans la rue, il eut comme un éblouissement et se mit à pleurer.
Un printemps précoce mettait de la joie dans le ciel. Jamais la vie ne lui était apparue plus légère. Il frémit en songeant à l'horreur du drame qu'il venait de vivre, à la beauté, à la douceur, à la bonté de toutes ces choses qu'il avait failli perdre, à l'abîme où sa raison avait roulé, et, contemplant près d'un jardin les arbres bruns où les bourgeons piquaient des taches vertes, les pelouses au gazon luisant, et le grand ciel où voltigeaient des nuages, il comprit qu'il n'aurait plus assez de tout de ce qui lui restait à vivre pour regarder cela, et sourit avec une immense pitié en songeant que, ni la fortune ni la gloire ne valent qu'on risque, pour les conquérir, la simple joie de regarder la vie.