L'étincelle
XII
La pluie cessait enfin, Gabriel le constata avec un intime regret. Il fallait retourner à Maison-Vieille… Isabelle rajusta son capuchon et sortit de la chapelle à la suite de M. Marnel et de M. Arlys. Dehors, Gabriel lui offrit le bras et, avec cet appui solide, elle put avancer dans le sentier détrempé.
Mais la tempête faisait rage, paraissant éprouver un malin plaisir à lancer ses rafales au visage des jeunes fiancés. Le vent, extrêmement rafraîchi par la pluie, faisait frissonner Isabelle, et, en la voyant pâle et transie, se traînant presque maintenant, Gabriel songea avec une sourde inquiétude qu'elle était faible et délicate, bien peu capable de supporter un tel assaut.
Enfin Maison-Vieille apparaissait. Des lumières brillaient au rez-de-chaussée, du côté de la lande. Là était la galerie où travaillait sans doute Madame Norand, tandis que Mademoiselle Bernardine tricotait ou somnolait… Isabelle s'arrêta à quelques pas de la maison.
—Quand nous reverrons-nous? murmura-t-elle mélancoliquement. Je suis tellement certaine que ma grand'mère refusera!…
—Peut-être au premier moment, mais ensuite!… Ayez confiance, mes pauvres enfants, dit M. Marnel d'un ton encourageant.
—Oui, ayons confiance en Celui que nous connaissons et aimons maintenant tous deux… Je voudrais tant avoir bientôt le droit de vous dire: "Isabelle, quelle est votre peine? Ne puis-je vous en consoler?" murmura Gabriel avec une infinie douceur.
—Pensez du moins que maintenant je serai forte et résignée, parce que je suis heureuse… Oh! si heureuse, malgré les épreuves qui m'attendent! J'ai l'espérance…
Leurs mains se serrèrent et Gabriel s'éloigna à grands pas.
M. Marnel laisse retomber le lourd marteau de la porte d'entrée.
Mélanie vint ouvrir et recula avec un petit cri de surprise.
—Comme vous êtes pâle, Mademoiselle!…
Ecartant la vieille femme, M. Marnel et Isabelle entrèrent. Sur le seuil de la galerie apparaissait Madame Norand, droite et implacable comme une statue de la Justice. D'un geste bref, elle fit signe à sa petite-fille d'approcher.
Isabelle, envahie par un froid intense, se sentait chanceler, la tête lui tournait et ses dents claquaient avec violence. Il lui sembla qu'elle mettait un temps considérable pour franchir la courte distance qui la séparait de sa grand'mère… Silencieusement, celle-ci entra dans la galerie et Isabelle l'y suivit, ainsi que M. Marnel.
—Sylvie, cette enfant est glacée… commença ce dernier.
Un geste de Madame Norand l'interrompit. Elle saisit le bras d'Isabelle et l'attira sous la lueur d'une lampe.
—Venez-vous de la Verderaye, créature folle et rebelle? dit-elle durement.
—Non! murmura Isabelle qui se sentait envahie par une étrange oppression.
—Non?… Mais alors, qu'avez-vous fait?… Répondez donc! dit-elle en la secouant impatiemment.
—Mais vous ne voyez donc pas que cette pauvre petite se trouve mal! s'écria M. Marnel en se précipitant.
Le bras encore vigoureux de Madame Norand retint Isabelle qui glissait à terre, et, aidée de l'écrivain, elle la transporta dans un fauteuil où la jeune fille perdit complètement connaissance.
—Elle est absolument glacée… Il serait préférable de la coucher tout de suite, dit M. Marnel en considérant avec compassion le mince visage si pâle sous le capuchon brun.
Un peu plus tard, Isabelle était étendue dans son petit lit étroit et dur comme un lit de camp. Elle avait repris ses sens, mais la fièvre la gagnait, brûlant ses membres tout à l'heure d'une froideur de marbre. Elle s'agitait et murmurait des mots sans suite en regardant sans la reconnaître sa grand'mère debout près du lit.
—Sa fiancée… toujours!… Pas M. Piron! J'aime mieux mourir!… Grand'mère ne voudra jamais… elle me déteste, elle veut que je sois malheureuse… Mais je suis heureuse… je serai bientôt sa femme… sa femme!… Oh! j'ai peur de grand'mère!
Très pâle, les traits contractés, Madame Norand écoutait ces paroles murmurées par la faible voix d'Isabelle… Aux derniers mots, elle se détourna brusquement, comme si la vue de ce joli visage effrayé et soufrant lui était insoutenable.
. . . . . . . . . . . . . .
… Tamisée par un store épais, le soleil entrait dans une grande chambre un peu sombre et mettait des reflets joyeux sur les vieux meubles de poirier sculpté et sur une jeune tête blonde appuyée au dossier d'un fauteuil. Il éclairait le pâle visage d'Isabelle d'Effranges, et l'un de ses plus brillants rayons entourait d'une auréole d'or la chevelure de Régine Brennier, assise près de son amie.
Isabelle avait vu de près la mort. Une pleurésie s'était déclarée, laquelle s'était trouvée compliquée par l'état de faiblesse de la jeune fille. Avec une infatigable ténacité, et sans jamais laisser paraître la moindre inquiétude, Madame Norand avait lutté contre la maladie, toujours à son poste au chevet d'Isabelle. Bien vite, Mademoiselle Bernardine avait senti ses forces fléchir, mais l'aïeule avait trouvé des aides dévouées dans les jeunes filles de la Verderaye… Son premier mouvement, en les voyant arriver aussitôt qu'elles eurent connaissance de la maladie d'Isabelle, avait été de rompre brusquement ces relations. Mais elle se souvint d'une parole dite par le médecin en quittant la chambre de la jeune fille: "Il lui faut trouver, à ses moments lucides, des visages aimés, gais et encourageants penchés sur elle, et surtout, il importe d'éviter toute contrariété à cette organisation ébranlée."
En conséquence, Madame Norand avait accepté l'aide de ses jeunes voisines, mais avec une condition expresse… Le lendemain de ce jour où Isabelle avait fui Maison-Vieille, M. Brennier, ignorant encore la maladie de la jeune fille, était venu pour solliciter sa main en faveur de son neveu. Il s'était heurté à un inébranlable refus, et ce que Madame Norand avait exigé de ses filles, c'était la promesse formelle de ne jamais prononcer le nom de Gabriel. Elles y acquiescèrent, sachant qu'il n'était pas besoin de raviver ce souvenir au coeur d'Isabelle… Celle-ci n'y fit allusion qu'une fois, au début de sa convalescence. Elle demanda un soir à Régine:
—M. Arlys a-t-il fait sa demande à grand'mère?
—Oui, ma chérie, il y a déjà quelque temps, avait répondu Régine avec une tendre compassion.
Isabelle ne s'informa pas de la réponse. Elle laissa retomber sa tête sur les oreillers et demeura longtemps immobile, les mains jointes, son beau regard mélancolique et résigné tourné vers la fenêtre qu'enflammait le soleil couchant… Dès lors, elle n'avait plus reparlé de Gabriel.
En cette rayonnante et très chaude après-midi de fin d'août, les deux jeunes filles causaient du mariage de Danielle, fixé au commencement de l'automne. Paul des Orelles avait déjà retenu un appartement dans la même maison que son beau-père.
—Antoinette doit être heureuse de ne pas se séparer de sa soeur, fit observer Isabelle. Ce mariage met sans doute le comble à ses voeux?
—Oui, en un sens… Pauvre Antoinette! murmura Régine dont la physionomie sereine s'attrista.
—Pourquoi dites-vous cela, Régine? s'écria Isabelle avec surprise.
Mademoiselle Brennier lui prit la main, et enveloppa la jeune fille de son doux et profond regard.
—Ma chère Belle, je vais vous l'apprendre, car ma noble et courageuse soeur sera pour vous un exemple… Antoinette a été fréquemment demandée en mariage, et entre autres par Paul des Orelles. Elle avait vingt ans, lui vingt-quatre. Comme les autres, elle l'a refusé, car elle ne voulait à aucun prix abandonner la tâche léguée par notre mère, mais pour celui-là, Isabelle, elle a pleuré. Je l'ai vue, ma pauvre soeur… Il n'y a que moi qui connaisse son secret. Tous, à commencer par Danielle, ont cru qu'il lui était indifférent… Nous l'avions peu revu pendant plusieurs années, puis, l'été dernier, nous trouvant à la même plage, les relations ont été renouées… Peut-être Antoinette a-t-elle un instant espéré que l'ancien projet reprendrait cours. Elle aurait sans doute accepté maintenant, car Danielle et moi étions capables de la remplacer… Mais il est encore jeune, très gai, et Danielle était plus appropriée à son âge et à son humeur qu'Antoinette vieillie avant l'âge. Elle l'a compris, ma soeur chérie, et n'a laissé voir sa souffrance à personne. Elle a souri, elle a pris sa part des projets d'installation du futur ménage, mais personne n'a connu le brisement de son coeur.
—C'est pour cela qu'elle avait pleuré! murmura Isabelle en songeant à ce matin où elle avait rencontré Antoinette sur le seuil de l'église. Vous avez raison, Régine, votre soeur, si patiente, sereine et courageuse, sera un exemple pour moi, si faible et si peu résignée… Mais, Régine, il y a quelqu'un qui n'aurait pas agi comme M. des Orelles… Il n'aurait pas oublié, lui! s'écria-t-elle dans un élan d'ardente confiance.
—Les êtres comme Gabriel sont rares, ma petite Belle. Il en aurait fallu un pour comprendre le trésor de dévouement, d'affection et d'intelligence contenu dans le coeur d'Antoinette… On ne peut exiger des sentiments aussi élevés du commun des hommes, même des meilleurs, comme Paul qui possède incontestablement de belles et sérieuses qualités.
Elle demeura un moment silencieuse, le menton appuyé sur sa main, et reprit doucement:
—Vous rappelez-vous, Isabelle, cette scène de Polyeucte que nous dit un jour Gabriel?… Polyeucte dit à Pauline: "Je vous aime… beaucoup moins que mon Dieu mais bien plus que moi-même." Voilà une phrase que pourrait loyalement prononcer Gabriel…, mais bien peu auraient le droit de l'imiter. Là se trouve le secret de sa supériorité.
Elle s'interrompit, un peu confuse en songeant qu'elle venait involontairement de manquer à la parole donnée à Madame Norand. Mais Isabelle ne continua pas la conversation et prit un ouvrage de crochet dans lequel elle parut s'absorber.
M. Marnel arriva peu après, apportant quelques livres. Depuis la convalescence d'Isabelle, Madame Norand s'était relâchée de ses principes rigides, et les volumes d'histoire, de poésie, de littérature, judicieusement choisis, avaient été extraits de la bibliothèque par M. Marnel pour venir instruire et distraire la jeune malade. L'excellent homme, par sa gaîté fine, sa bonté inépuisable et ses spirituelles conversations, avait été d'un puissant secours pour aider Isabelle à surmonter sa faiblesse et sa lassitude morale. Il lui témoignait une affection paternelle qui encourageait la jeune fille et formait un saisissant contraste avec la froide réserve de Madame Norand.
—Mademoiselle Régine, voici votre affaire… plusieurs volumes des Pères de l'Eglise. Vous pourrez faire un cours de théologie à Isabelle, dit-il en entrant.
Il professait une respectueuse admiration pour Mademoiselle Brennier, "la jeune sainte", comme il la désignait parfois à Isabelle, mais il avait souvent avec elle des discussions religieuses—très calmes et très courtoises—dont lui, l'intelligent et célèbre écrivain, ne sortait jamais victorieux.
Il se mit à causer gaiement. Régine lui donnait la réplique, mais Isabelle demeura silencieuse, toujours absorbée dans son travail, semblait-il… Cependant, si quelqu'un le lui avait pris des mains, on eût constaté dans les points d'étranges erreurs.
… La première sortie d'Isabelle fut pour la Verderaye, d'où Gabriel et Alfred étaient partis depuis quelque temps déjà. Elle revit les lieux où elle avait appris à connaître la belle et attirante nature de celui qui était maintenant son fiancé. Son souvenir était partout: dans le parloir, dans la jardin où si souvent ils s'étaient promenés, elle religieusement attentive, lui traitant de hauts sujets sociaux et religieux avec cette clarté et ce charme d'élocution qui étaient en lui à un degré remarquable… sur la terrasse, surtout, où elle avait eu pour la première fois l'intuition de l'intérêt profond qu'elle inspirait à cet homme d'élite, en ce jour où, empruntant les paroles du héros de Corneille, il avait dit avec tant de chaleur:
Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne.
Oui, partout elle le revoyait… mais nulle part encore comme à la chapelle de Saint-Pierre où elle se rendit quelques jours après en compagnie d'Antoinette. Grave et pensive, elle s'assit sur la pierre—cette pierre maudite d'où s'était précipitée la criminelle châtelaine d'Abricourt. Le soleil mettait des points lumineux et de frissonnantes lueurs sur les eaux grises; dans les embruns, il jetait l'auréole radieuse d'un arc-en-ciel, et, de la rosée répandue sur les mousses, les orchidées sauvages et les fougères, il faisait une royale parure d'incomparables brillants… Des chants d'oiseaux s'échappaient du revêtement de lierre de la chapelle, et, à la base des vieilles murailles, une multitude d'oeillets sauvages croissaient, agitant leurs têtes rouges au-dessus de l'herbe drue et rase.
—Isabelle, tout ne vous dit-il pas aujourd'hui: "Espérance!" dit doucement Antoinette en voyant un nuage s'étendre sur le front de son amie. Ici, où vous avez vu la tempête, voici le calme, le rayonnement…
—Oui, j'espère… je veux être courageuse comme vous, chère, chère
Antoinette.
—Comme moi!… Mais je le suis bien peu, ma pauvre enfant! dit-elle avec un mélancolique sourire.
Elles revinrent vers Maison-Vieille à travers la lande rouge de bruyères. Le soleil enflammait ce tapis empourpré et désert… Au loin apparaissait la silhouette d'un pâtre couvert de sa cape, suivant son troupeau, point gris et mouvant dans l'immensité de la solitude. Des sons de clochettes traversaient l'espace. Dans le lointain horizon, les monts aux teintes pâles s'éclairaient de lueurs adoucies et bleuâtres.
Le long du sentier s'avançait une forme droite et hautaine. Malgré l'ombrelle qui cachait la tête de l'arrivante, Isabelle ne s'était pas un instant méprise. Elle savait aussi ce qui allait sortir de ces lèvres impérieuses.
—Isabelle, vous venez de la chapelle?… Désormais, abstenez-vous d'y retourner. Les promenades sont ici assez variées sans choisir ce lieu trop propice aux rêveries inutiles.
Elle rebroussa chemin et revint avec les jeunes filles. Isabelle, la tête un peu penchée, marchait au bord de la falaise. Elle saisit tout à coup le bras d'Antoinette en disant d'un ton presque joyeux:
—Voyez, ce frêle petit bouleau a résisté à tous les assauts de la tempête. N'est-ce pas extraordinaire?… Il était si mince, si penché, si seul près de cet effrayent abîme!… et le voici redressé, plein de vie. Les jours heureux sont venus pour lui… Ils ne seront peut-être pas refusés à la pauvre et faible Isabelle.
XIII
Le séjour de Madame Norand à Maison-Vieille, habituellement prolongé jusqu'au début de l'hiver, fut très écourté cette année-là. Dès le commencement d'octobre, elle était de retour à Paris… Sans doute pensait-elle ainsi couper court plus facilement au souvenir qu'elle devinait toujours vivace chez Isabelle et qu'entretenait naturellement le vue quotidienne de ces lieux où elle avait connu Gabriel Arlys. La jeune fille se trouvait du même coup séparée de ses amies, au moins pour un peu de temps, car les Brennier demeuraient à la Verderaye jusqu'à la fin de l'automne, époque du mariage de Danielle.
Isabelle s'éloigna donc de ce petit coin de Corrèze où s'était transformée sa vie. Elle le quitta, triste et résignée… mais une espérance flottait en elle, et elle emportait dans son esprit l'image de cet horizon de bruyères, du torrent grondeur, de la chère maison grise, de la chapelle gothique, témoin de ses fiançailles.
L'existence d'Isabelle subit d'importantes modifications. Les vieux serviteurs furent remplacés par d'autres plus ingambes, et la jeune fille, dont la santé demeurait délicate, n'eut plus qu'une surveillance à exercer. Elle employa ses nombreux loisirs à compléter son instruction, aidée des conseils de M. Marnel. Madame Norand semblait avoir complètement renoncé à son système d'éducation et la laissait libre d'agir à sa guise. Elle persistait néanmoins à la tenir complètement éloignée du monde… de ce monde fascinant et impitoyable qui avait tué Lucienne.
Tout en s'initiant aux sciences profanes, Isabelle ne négligeait en rien son instruction religieuse. Mais sur ce terrain elle devait marcher prudemment pour ne pas éveiller l'hostilité de sa grand'mère. Régine, de retour à Paris, la guidait, la conseillait discrètement, éclairait les points un peu obscurs… Cependant, pour ne pas mécontenter Madame Norand qui tolérait avec peine leurs relations, les amies se voyaient peu, et Isabelle demeurait fréquemment isolée dans le grand appartement silencieux. Mademoiselle Bernardine était retournée dans son castel du Berry, et sa personnalité, très effacée, mais sympathique néanmoins, manquait à la jeune fille. Madame Norand se livrait au travail avec une ardeur autrefois inconnue de sa nature froide et pondérée. Si une telle supposition avait été admissible se rapportant à cette personne orgueilleuse, on aurait pu penser qu'elle éprouvait le besoin de chasser une souffrance, une préoccupation ou un remords.
… Et un matin, cette femme vigoureuse et agissante fut trouvée sans mouvement. La paralysie avait arrêté ces jambes infatigables… elles ne reprirent leur exercice qu'après de longs jours et demeurèrent faibles et vite lasses.
Mais une main habile et douce se trouva là pour soigner la malade, un gracieux visage compatissant, essayant un timide sourire, se pencha fréquemment vers elle, et un bras très ferme malgré sa maigreur la soutint le jour où elle tenta quelques pas… La voix pure d'Isabelle prêtait un charme particulier aux lectures qu'elle faisait; la jeune fille savait merveilleusement tourner un court billet de remerciement en réponse aux nombreuses demandes de nouvelles qui parvenaient chez Madame Norand; elle possédait le don très rare de causer judicieusement, au moment où elle s'apercevait que la malade en éprouverait quelque plaisir, et ses moindres paroles étaient toujours élevées, ses réflexions étonnamment profondes.
Toutes ces constatations furent faites intérieurement par Madame Norand, et, un soir, elle en fit part à M. Marnel qui venait la voir au retour d'un voyage en Russie.
—En même temps, elle est ménagère accomplie et dirige supérieurement les domestiques. Je ne puis supporter les plats compliqués de la cuisinière, et Isabelle a reçu de ses amies Brennier une foule de petites recettes pour les estomacs capricieux; elle les réussit merveilleusement… Vous voyez, Marnel, que mon système avait du bon! dit-elle avec un petit accent de triomphe.
—Mais certainement, sur certains points… Faites de votre petite-fille une ménagère, une bonne maîtresse de maison, rien de mieux… mais ne refoulez pas indistinctement tout élan, bon ou mauvais, de son jeune coeur, toute curiosité, tout désir de son esprit si élevé. Vous pouvez constater aujourd'hui l'harmonie parfaite produite par ces divers éléments: coeur tendre et dévoué, parfaite éducation ménagère, intelligence ouverte et développée.
—Oui, je ne puis le nier, je me suis trompée…
Ces mots sortirent avec difficulté de cette bouche hautaine. L'orgueil avait pu égarer et aveugler l'aïeule durant de longues années, mais quelques-unes de ses erreurs se dévoilaient si clairement que sa loyauté ne pouvait en refuser l'aveu.
—… Je me suis trompée, et j'ai fait souffrir cette enfant. Je me suis privée moi-même d'une grande douceur: l'affection de cette créature charmante… J'avais tout fait pour l'éviter et j'y avais réussi jusqu'à sa maladie. En m'occupant journellement d'elle, en la voyant si douce, si patiente et si faible, j'en suis arrivée à l'aimer, chaque jour davantage… Et aujourd'hui, Marnel, après l'avoir trouvée toujours dévouée et attentive à mon chevet, sans un murmure ou un geste d'impatience, je sens que je ne pourrais vivre sans elle… que, malgré mes désillusions d'autrefois, je l'aime comme j'ai aimé ma Lucienne.
—A la bonne heure, Sylvie! s'écria joyeusement l'écrivain en serrant avec force les mains de Madame Norand. Cette chère petite Isabelle est enfin appréciée comme elle le mérite. Elle pourra désormais être heureuse… car vous ne tarderez pas à l'unir à M. Arlys, Sylvie?
—Jamais! dit une voix sèche.
Sur la physionomie de Madame Norand, la fugitive émotion de tout à l'heure avait fait place à une inexorable dureté, et une lueur de colère brillait dans ces yeux un peu attendris un instant auparavant.
—Jamais?… Vous voulez donc son malheur, Sylvie?
—Rêves de jeune fille!… Elle s'en consolera vite, et peut-être même n'y pense-t-elle plus. Je ne veux pas la marier encore, je veux un peu jouir d'elle… et, en tout cas, je ne la donnerai pas à ce personnage qui a su très habilement profiter de son découragement pour la circonvenir, et dont les idées sociales et religieuses, ridiculement exaltées, me déplaisent absolument. De ces idées, il a déjà, avec l'aide de ses cousines, fait pénétrer un bon nombre dans le cerveau d'Isabelle, et j'en ai connu hier les conséquences. Ayant appris par hasard qu'une grande partie de la petite pension que je lui fais depuis quelque temps passait entre les mains de deux famille pauvres du voisinage, je lui ai adressé des reproches sur cette charité exagérée. J'ai dû alors entendre cette enfant développer de transcendantes théories de charité, de sacrifice… bref, elle en est arrivée à m'avouer qu'elle étudiait la religion catholique, "dans laquelle elle est née," et me priait de l'autoriser à en suivre toutes les pratiques.
—Et vous avez dit oui?
—J'ai refusé… Je ne puis donner mon consentement à cette bizarre idée qui transformerait Isabelle, jusqu'ici pratique et sensée, en une créature exaltée et mystique. Je la connais, elle en arriverait là…
—Mais, ma pauvre Sylvie, votre parti pris contre la religion vous égare absolument! C'est par elle—seulement par elle, retenez-le bien, Sylvie—que votre petite-fille trouve le courage de supporter la souffrance imposée par votre obstination, c'est-à-dire la séparation d'avec son fiancé… C'est par cette religion encore qu'elle a su oublier vos torts et se montrer la plus dévouée des filles.
… Un matin de février, Isabelle fit sa première communion à la chapelle des Petites Soeurs des Pauvres dont une cousine de M. Brennier était supérieure. La cérémonie fut brève, mais particulièrement touchante. Comme spectateurs, tous les vieux, curieux et pleins d'admiration devant cette fête inusitée, les Petites Soeurs, modestes et recueillies… puis les Brennier, qui accompagnèrent tous la jeune fille à la Table sainte. Le frère de la défunte Madame Brennier, religieux barnabite, prononça une courte et émouvante allocution.
Dans un angle de la chapelle, un homme se dissimulait… un homme au visage transfiguré par un surnaturel bonheur et dont les yeux ne quittaient la jeune chrétienne prosternée devant l'autel que pour se diriger vers le tabernacle avec une expression d'indicible reconnaissance. Mais il ne bougea pas de son refuge et s'y enfonça même plus profondément lorsque Isabelle, recueillie et pâle d'une sainte émotion, sortit de la chapelle… Gabriel Arlys, le fervent chrétien, jugeait qu'en cet instant aucune joie terrestre, si permise fût-elle, ne devait venir se mêler aux célestes félicités de cette âme qui possédait son Dieu pour la première fois.
L'inoubliable et mystérieux bonheur de cette matinée devait avoir laissé un rayonnement sur le beau visage d'Isabelle, car Madame Norand, en la voyant entrer une heure plus tard dans son cabinet de travail, la considéra avec une surprise un peu inquiète. Toute la journée, la jeune fille sentit peser sur elle ce regard soupçonneux… Mais aujourd'hui, rien ne pouvait troubler sa sérénité, personne ne lui enlèverait Celui qu'elle possédait.
La maladie de Madame Norand devait avoir pour Isabelle une conséquence inattendue… Quelques-unes des connaissances les plus intimes de la célèbre femme de lettres étant venues la voir parfois, s'étaient nécessairement rencontrées avec Isabelle. Frappées de sa beauté et de sa distinction, ces dames témoignèrent de leur surprise de la voir ainsi cachée à tous les yeux. Madame Norand fit d'abord la sourde oreille à leurs discrètes insinuations… mais un jour, elle se dit qu'elles avaient peut-être raison. La beauté d'Isabelle, et, plus encore, sa remarquable intelligence, lui assureraient une place prépondérante dans le monde… non le monde frivole où se plaisait uniquement Lucienne, mais celui des lettrés et de érudits. Le sérieux, la parfaite réserve de la jeune fille devaient d'ailleurs la préserver de tout entraînement trop vif vers les plaisirs mondains tels que les entendent la plupart des femmes, et elle n'y trouverait qu'une passagère distraction, suffisante pour chasser de son esprit les velléités religieuses qui le troublaient.
En conséquence de ces réflexions, les invités aux dîners hebdomadaires de Madame Norand trouvèrent un soir près d'elle une jeune fille délicieusement jolie, un peu grave peut-être, mais fort gracieuse, en qui ils reconnurent de suite Isabelle d'Effranges, d'après le portrait que leur en avaient fait les amies de leur hôtesse. Désormais, ils la virent chaque jeudi… Ces savants, ces tristes lettrés, ces écrivains célèbres comprirent vite la valeur de cette jeune personne réservée et silencieuse et prirent plaisir à la faire causer pour entendre ses appréciations justes et concises, ses jugements empreints d'une douce charité, ses raisonnements si profonds qu'ils en demeuraient parfois stupéfaits.
Parmi ces hommes et ces femmes de talent, bien peu étaient chrétiens, sinon de nom, au moins de fait, et ceux-là même qui le demeuraient avaient laissé beaucoup d'ivraie envahir le bon grain dans leur coeur. Il y avait là des êtres qui professaient une philosophie toute païenne, d'autres qui, ayant depuis longtemps fait litière de leurs croyances, attaquaient audacieusement celles d'autrui et s'efforçaient de flétrir la religion dans leurs oeuvres écrites en un style magique qui excusait, aux yeux de beaucoup, le fond profondément pervertisseur.
C'était en ce milieu dangereux pour sa foi qu'Isabelle était introduite… Mais, comme autrefois les bêtes féroces se couchaient aux pieds des jeunes martyres dans les arènes romaines, ainsi on put voir ces païens du XIXe siècle, discutant religion avec une jeune fille, convertie de la veille, se trouver maintes fois sans parole devant ses argumentations nettes et irréfutables, présentées avec une charmante modestie sous laquelle se devinait l'inébranlable fermeté de l'âme croyante. Devant ces yeux bleus lumineux et si purs, ces célébrités littéraires durent se demander parfois si leur fortune et leur renom valaient la perte de la foi et de la tranquillité de leur âme.
Bientôt Isabelle fut connue dans tout le Paris littéraire. Madame Norand, très flattée du succès de sa petite-fille près de ses amis, la conduisit dans divers salons où se réunissaient les personnalités les plus en vue du monde des arts et des lettres. Isabelle la suivait docilement, jouissant des satisfactions d'esprit qu'elle trouvait dans ces réunions, mais se refermant instinctivement, comme certaines fleurs à l'approche de la nuit, devant ce qui blessait sa délicatesse et ses croyances… D'ailleurs sa souffrance cachée, mais toujours vive, la rendait peu soucieuse de plaisirs, et elle n'éprouvait jamais de plus vives consolations que durant les courts instants passés au pied de l'autel, à une messe matinale, quand elle pouvait le faire sans attirer les soupçons de Madame Norand qui ignorait encore que sa conversation fût un fait accompli. Elle se sentait alors en complète union avec Gabriel et pouvait librement parler de lui au Dieu pleine de bonté qui avait seul le pouvoir de les réunir.
Les relations avec sa grand'mère s'étaient sensiblement modifiées. Elle sentait qu'une véritable affection existait maintenant pour elle dans ce coeur altier, malgré l'apparence de froideur dont ne se départait pas Madame Norand. Elle-même avait plus d'abandon et de simplicité envers cette aïeule par qui elle avait tant souffert… Néanmoins, elle n'osa jamais lui parler de Gabriel. Un instinct lui disait qu'une aversion irraisonnée, mais jusqu'ici invincible, existait chez Madame Norand à l'égard du jeune avocat chrétien… et aussi—chose ignorée de la jeune fille—une véritable jalousie contre celui qu'Isabelle aimait plus… bien plus qu'elle n'aimerait jamais sa grand'mère.
XIV
—Etes-vous déjà prête, Isabelle? Vous êtes décidément très vive pour votre toilette…
Tout en parlant, Madame Norand entrait dans la chambre de sa petite-fille. Celle-ci, en toilette de soirée, achevait de boutonner ses longs gants. Elles se rendaient ce soir-là à une réunion demi-littéraire, demi-mondaine, organisée par la veuve d'un sculpteur célèbre, elle-même artiste et poète. Cette dame s'était prise d'une ardente sympathie pour Isabelle et tenait à l'avoir à toutes ses fêtes. La jeune fille y allait plus volontiers que partout ailleurs, car elle était sûre d'y trouver toujours Danielle dont le mari était cousin de Madame Lorel.
Madame Norand s'était arrêtée au milieu de la chambre et considérait Isabelle avec un demi-sourire de satisfaction. La jeune fille était véritablement ravissante ce soir. Sa robe de soie rose pâle, à fines rayures Pompadour, tombait en plis souples qui accentuaient l'élégance de sa taille, et cette nuance délicate, qui semblait projeter un léger reflet sur le teint d'une transparente blancheur, s'harmonisait à merveille avec cette beauté tout de finesse et d'aristocratique simplicité… Sans hâte, la jeune fille remettait en ordre les menus objets qu'elle avait dû déranger pour s'habiller, car elle n'avait jamais recours aux services de la femme de chambre. Ses mouvements doux et gracieux étaient un charme pour les yeux, et Madame Norand le constatait sans doute, car elle s'assit comme pour suivre à loisir les allées et venues de sa petite-fille.
—Venez ici, Isabelle, j'ai à vous parler, dit-elle tout à coup.
La jeune fille posa sur une table l'écrin qu'elle avait pris entre ses mains et vint s'asseoir sur un tabouret bas près de la grand'mère. Appuyant son coude sur le bras du fauteuil, elle leva ses yeux interrogateurs vers Madame Norand… La main de celle-ci se posa presque avec tendresse sur l'épaule d'Isabelle.
—Isabelle, j'avais formé le projet de vous garder quelque temps à moi seule, car, mon enfant, j'avais à réparer le temps perdu autrefois à lutter contre votre affection… Mais j'ai récemment compris que la vie près d'une vieille femme manque d'attrait pour une jeune fille, même sérieuse comme vous l'êtes… et surtout, j'ai songé à cet avertissement, cette attaque qui peut se renouveler et me faire succomber brusquement. Vous seriez alors isolée, sans appui. Il faut donc que je vous confie à un époux, choisi entre cent, car vous avez le droit d'être difficile, Isabelle… Vous avez vu souvent à nos réceptions du jeudi Marcelin de Nobrac, ce jeune critique dont l'avenir s'annonce très remarquable. Il est essentiellement bon et sérieux, enthousiaste, dévoué aux nobles causes; sa fortune est belle, son nom ancien, son physique très sympathique. Avec joie, je vous donnerais à lui, Isabelle, car il saurait vous rendre heureuse.
Isabelle l'avait écoutée en silence. Ses yeux, toujours attachés sur son aïeule, avaient pris une expression de pénétrant reproche… Elle se leva et dit d'une voix ferme:
—Vous oubliez, grand'mère, que je suis la fiancée de M. Arlys. Lui seul peut me rendre heureuse.
—Encore! s'écria Madame Norand avec violence. Je vous croyais à peu près guérie de cette folie… Faut-il vous répéter que jamais vous n'aurez mon consentement?… Comment pouvez-vous vous croire engagée par ces fiançailles bizarres et complètement en dehors des usages? Vraiment, la sagesse tant vantée de ce Monsieur a subi un étrange accroc en cette circonstance, car il a très habilement profité d'un moment de détresse morale pour obtenir votre assentiment…
La jeune fille se redressa en étendant la main dans un geste de protestation. Une fierté indignée transformait son beau visage calme.
—Ne le calomniez pas, grand'mère! Vous pourriez chercher longtemps dans votre entourage avant de rencontrer un être aussi parfaitement désintéressé et chevaleresque… Vous avez dû savoir, par M. Marnel, ce qui s'était passé à la chapelle et comment votre ami lui-même avait provoqué la demande que M. Arlys, par délicatesse, n'osait formuler, craignant précisément de profiter de cette détresse morale dont vous parlez… Et n'oubliez pas, grand'mère, que vous m'aviez, par votre dureté, donné le droit de manquer de confiance envers vous… Oui, je me crois engagée par ces fiançailles, consenties librement de part et d'autre… et, même si ce lien ne nous unissait pas, jamais… jamais, grand'mère, il ne m'aurait été possible de l'oublier.
Elle avait prononcé ces mots avec une ardeur contenue… Mais tout à coup, par un subit mouvement plein d'une grâce suppliante, elle se laissa glisser à genoux près du fauteuil de Madame Norand.
—Permettez qu'il devienne votre fils… Je serais si heureuse!… Oh! grand'mère!…
Sa voix se brisait et son doux regard voilé de larmes, plein d'une supplication passionnée, essayait de rencontrer les yeux qui se détournaient obstinément.
—Dites-moi, grand'mère…
—Il est inutile de me supplier, Isabelle, répliqua Madame Norand d'un ton bref. Ma décision a été longuement mûrie, et je crois Marcelin de Nobrac absolument fait pour vous. Je l'inviterai plus fréquemment afin que vous ayez la faculté de mieux vous connaître.
—A mon tour je vous dis: jamais, grand'mère! s'écria Isabelle toute frémissante. En aucun cas, je ne trahirais la parole donnée, et il faudrait qu'à lui… à lui!… j'inflige cette insulte, je cause cette douleur! Ah! grand'mère, vous ne savez donc pas comme je l'aime pour me proposer pareille chose! s'écria-t-elle dans un élan de douloureux reproche.
Madame Norand se leva brusquement et sonna la femme de chambre d'une main agitée. On pouvait constater sur son visage altier une extrême émotion, mélange de colère et de souffrance… Elle s'enveloppa dans un long manteau, tandis que la jeune fille jetait sur ses épaules une soyeuse sortie de bal. Toutes deux gagnèrent en silence la voiture qui attendait et le trajet s'effectua sans qu'elles eussent échangé une parole.
Madame Norand se rasséréna quelque peu chez Madame Lorel en constatant l'unanime admiration provoquée par la beauté d'Isabelle. Mais la jeune fille, toute préoccupée encore de sa récente discussion, était à peu près inconsciente de ce succès. Elle alla s'asseoir près de Danielle qui semblait particulièrement joyeuse ce soir-là et échangeait de malins coups d'oeil avec son mari, debout à quelques pas au milieu d'un groupe masculin.
—Il paraît que le conférencier fait défaut, annonça-t-elle à Isabelle. C'était Gilles Balvand, le poète. Il s'est fait remplacer par l'un de ses amis, et l'on m'a assuré que le plaisir n'en serait pas moindre.
Elle s'éventa lentement, tout en regardant en dessous la jeune fille qui l'écoutait, distraite et un peu triste.
—Vous ne désirez pas savoir le nom de ce conférencier, Belle? demanda-t-elle avec un sourire malicieux.
Isabelle ouvrait la bouche pour répondre… mais une transformation soudaine s'opéra. De délicates couleurs envahirent son teint blanc, et cette fois elles n'étaient pas dues au reflet de la robe rose. Ses yeux, rayonnants de bonheur, se tournaient vers un point de la salle où venait d'apparaître un jeune homme de haute taille, vers lequel les mains se tendaient avec empressement… Mais le regard de l'arrivant, saisi sans doute par une irrésistible attraction, se dirigeait vers la belle jeune fille vêtue de rose, comme si, en cette salle immense, il n'eût vu et cherché qu'elle. Pour la première fois depuis leurs fiançailles, ils se rencontraient.
Gabriel s'en alla vers la maîtresse de maison, et Danielle se pencha vers son amie, immobilisée dans sa joie soudaine.
—Maintenant, faut-il vous apprendre le nom du conférencier?… ou bien le direz-vous vous-même, Isabelle?
… Les différentes attractions de la soirée étaient uniquement dues au concours d'amateurs, mais tous gens de talent, et c'était à un public de choix, particulièrement difficile, que s'adressait la conférence. Avec une aisance remarquable, Gabriel présenta à cet auditoire d'élite plusieurs poètes contemporains. Son érudition, sa parole enveloppante et chaude, la parfaire sincérité qui était en lui charmèrent ceux qui l'écoutaient, et un véritable enthousiasme salua sa péroraison toute vibrante d'énergie et d'ardeur chevaleresque.
Dans un coin du salon, près de Danielle et de Paul, Isabelle savourait son bonheur… bien court, hélas! Gabriel s'était approché d'elle tout à l'heure, l'avait saluée comme une étrangère; ils avaient échangé quelques mots, pleins de banalités en apparence, mais renfermant pour eux une douce et fugitive joie. Puis, refusant le siège que Danielle lui montrait près d'elle, il s'était éloigné. Son tact parfait lui interdisait de mécontenter Madame Norand dont il avait aperçu en entrant la physionomie hostile.
Au cours de la conférence, Isabelle avait plusieurs fois senti se poser sur elle son regard pénétrant et si doux… Mais il ne se rapprocha pas d'elle de toute la soirée. Pendant la petite sauterie qui s'organisa ensuite, il ne dansa pas et demeura debout dans l'embrasure d'une porte, suivant du regard la mince forme rose qui voltigeait à travers les salons. Peut-être faisait-il une comparaison entre l'élégante Isabelle d'aujourd'hui et la pauvre petite créature au grossier manteau brun qui fuyait un soir de tempête à travers la lande. Mais l'apparence seule était changée… Au fond, elle était bien demeurée la même, il l'avait lu dans ses yeux qui ne savaient pas mentir, dans son radieux et tremblant sourire.
Isabelle le revit un court instant pendant qu'elle revêtait sa sortie de bal. Il passa devant elle et la salua en même temps que Madame Norand. Ses yeux bruns enveloppèrent d'un rapide et profond regard sa jeune fiancée, plus blanche que les dentelles flottant autour de son cou… D'un mouvement instinctif, elle tendit vers lui sa petite main. Il la tint une seconde entre les siennes, puis s'éloigna rapidement à travers la foule élégante qui encombrait le vestiaire.
Isabelle le regardait machinalement disparaître. Elle tressaillit un peu en sentant une main se poser sur son bras.
—Venez donc! dit Madame Norand avec impatience. Vous avez l'air d'être changée en statue et… vous êtes une insoumise et ridicule enfant, acheva-t-elle d'un accent de colère contenue.
—Non, Madame, elle est de celles qui savent souffrir et n'oublient jamais, dit près d'elle la voix grave de Danielle.
… Les émotions de la soirée avaient laissé leurs traces sur la physionomie d'Isabelle, ainsi que le constata Régine en venant le lendemain voir son amie… Tandis que Michel et Valentine, qu'elle avait amenés, jouaient dans un coin de la salle à manger, les deux jeunes filles se mirent à causer près de la fenêtre, tout en occupant leurs doigts à un ouvrage d'aiguille. Régine parla de son prochain départ pour le noviciat des Petites Soeurs des pauvres.
—Comme vous allez manquer à Antoinette! dit Isabelle en considérant avec émotion cette admirable physionomie où transparaissait l'âme, pure et ardente.
—Ma pauvre chère Antoinette! Nous nous entendions si bien! murmura
Régine d'une voix frémissante.
Elle croisa les mains sur ses genoux et demeura un instant silencieuse, la tête baissée sur sa poitrine. Une ombre semblait s'étendre sur son beau visage… mais elle s'enfuit bien vite devant le rayonnement qui s'échappa soudain du regard de Régine.
—Cela, c'est le sacrifice. Les quitter tous, mon père, mes soeurs!… Dieu le demande, et je suis prête… Antoinette aura Danielle tout près d'elle, et voici Henriette qui devient jeune fille. On dit qu'elle me ressemble et elle pourra déjà me remplacer… Mais avant de partir j'aurais tant voulu vous voir heureuse, chère Isabelle!
Un soupir gonfla la poitrine d'Isabelle. Ses doigts cessèrent de travailler et elle demeura rêveuse, regardant fuir les grands nuages gris sombre sur le ciel clair, teinté d'azur.
Une petite main se posa tout à coup sur la sienne, et, en baissant les yeux, elle vit le joli petit visage de Michel. L'enfant la regardait gravement, d'un air songeur… La jeune fille le prit sur ses genoux et, lui relevant le menton, plongea ses yeux dans ceux du petit garçon.
—A quoi penses-tu, Michel. Pourquoi me regardes-tu ainsi?
—Mais… mais, Belle, tu avais l'air de pleurer… et je voulais te consoler, moi! cria-t-il d'un ton résolu.
Régine regarda son amie et constata que les yeux perspicaces de Michel avaient vu juste. C'étaient bien des larmes qui brillaient sous les grands cils blonds.
—Mon petit chéri, que n'as-tu ce pouvoir! dit Isabelle en caressant tendrement les belles boucles blondes du petit garçon. Tu m'aimes vraiment, toi, puisque tu ne peux me voir souffrir!
Les jeunes filles ne s'étaient pas aperçues qu'un pas, assourdi par l'épais tapis, s'était rapproché, et qu'une main se posait depuis un instant sur le bouton de la porte. Mais personne n'entra et le pas s'éloigna, un peu lent et pesant.
Dans son riche cabinet de travail, devant son bureau couvert de volumes et de feuillets manuscrits, Madame Norand s'était laissée tomber dans un fauteuil, et sa main soutenait sa tête hautaine qui se penchait avec accablement. Une véritable lutte, une immense souffrance se devinaient sur ce visage contracté.
—Celle qui la fait souffrir ne l'aime pas… Elle l'a dit, elle croit cela, cette enfant! murmura-t-elle lentement, d'un ton amer. Après tout, elle a peut-être raison. Mais céder!… céder!… Non, c'est impossible!
D'un mouvement résolu, elle rapprocha son fauteuil de la table et se mit à écrire. Mais les lettres prenaient de bizarres formes tremblées, et Madame Norand finit par reposer brusquement la plume sur l'encrier de bronze en disant avec une impatience irritée:
—Je ne suis plus bonne à rien! Cette Isabelle me bouleverse et il est vraiment temps que je la marie. Dimanche, j'inviterai Marcelin à dîner… Pleurs de jeune fille sont vite séchés!
XV
Malgré l'élévation des toits entourant les quatre côtés de la cour, un mince rayon de soleil avait réussi à se glisser dans la lingerie, une petite pièce assez sombre où, cette après-midi-là, Isabelle repassait. Cette besogne ne lui incombait maintenant qu'en de très rares circonstances, comme aujourd'hui où, la femme de chambre étant malade, elle s'était offerte pour donner ce coup de fer à un garniture de corsage désirée par Madame Norand… Il y avait d'ailleurs une notable différence d'aspect entre la jeune fille d'autrefois, vêtue comme une servante, et celle qui travaillait là en cet instant, si gracieuse dans sa robe de fin lainage bleu protégée par un tablier de batiste claire.
—Qui a sonné tout à l'heure, Rémi? demanda-t-elle au valet de chambre qui passait devant la porte ouverte de la lingerie.
—C'est Jeanne qui a ouvert, Mademoiselle, car je faisais une course en ce moment-là. Elle m'a bien dit le nom, mais avec sa prononciation allemande on n'y comprend rien. Ca avait l'air de finir en is… Elle a dit aussi que ce monsieur ne doit pas encore être venu ici, parce qu'il ne connaissait pas du tout le chemin du salon.
Rémi s'éloigna et Isabelle continua sa besogne, sans plus songer à cette visite qui se prolongeait… Non, vraiment, elle n'y songeait plus, et sa pensée s'envolait bien loin du grand appartement triste, vers la lande aux bruyères de pourpre, vers la grande maison grise que la jeune verdure des clématites et des rosiers devait maintenant escalader en conquérante. Là où elle avait vu si souvent Gabriel, elle le revoyait toujours, bien plus facilement qu'en cette salle de bal où il lui était apparu un temps si court, où il n'avait pu nécessairement se montrer "lui" comme il savait si bien le faire hors du monde.
Et quelques larmes s'amassaient sous les paupières d'Isabelle en songeant qu'elle était destinée à attendre, pendant longtemps peut-être, l'inestimable joie de lui être unie. L'heureuse issue de cette situation lui paraissait en effet peu probable. Depuis la soirée de Madame Lorel, sa grand'mère lui témoignait une extrême froideur, entrecoupée de paroles sèches ou acerbes que la jeune fille avait peine à supporter courageusement… Cependant, une détente semblait s'opérer depuis quelques jours, et la veille, Isabelle avait plusieurs fois surpris, fixé sur elle, le regard un peu triste mais affectueux de Madame Norand. Ce matin même, deux ou trois fois, un léger sourire était venu détendre cette bouche sévère qui l'avait désappris si longtemps.
Ce changement coïncidait avec une longue visite de M. Marnel, après laquelle l'écrivain était sorti, très ému, et s'était éloigné non sans avoir fortement serré la main d'Isabelle. En se retrouvant un peu après avec sa petite-fille, Madame Norand, qui semblait secrètement troublée, avait dit en affectant l'ironie:
—Ce Marnel devient aussi fou que vous, Isabelle. Le voilà qui donne pour tout de bon dans la religion. J'ai dû entendre tout à l'heure un véritable sermon, à tel point que j'y ai gagné un effrayante migraine.
Et elle s'était retirée dans sa chambre, tandis qu'Isabelle bénissait le ciel de la conversion de l'homme excellent qui ne perdait pas une occasion, elle le savait, de plaider discrètement sa cause près de Madame Norand.
—Madame prie Mademoiselle de se rendre au salon.
Isabelle, enlevée à sa rêverie, sursauta un peu et se tourna avec quelques étonnement vers Rémi qui apparaissait sur le seuil.
—Ce monsieur y est-il encore?
—Oui, Mademoiselle… Madame a dit que Mademoiselle pouvait venir habillée comme elle l'était, parce que c'est quelqu'un que Mademoiselle connaît beaucoup.
—Quelqu'un que je connais?… Je me demande qui cela peut être, pensa Isabelle tout en lissant devant une glace ses cheveux un peu dérangés par son travail. Ce monsieur aurait bien dû me laisser le temps de finir cela, au moins!
Elle jeta un petit coup d'oeil de regret sur la table à repasser où s'étalait la garniture brodée, doucement caressée par le rayon de soleil, et se dirigea sans beaucoup d'empressement vers le salon.
Au moment où la porte s'entr'ouvrait sous sa main, la voix nette et sonore de Madame Norand lui parvint distinctement.
—Je sais qu'entre vos mains le bonheur d'Isabelle sera bien gardé et je…
Elle n'en entendit pas davantage. Reculant dans l'antichambre, elle se laissa tomber sur une banquette en se cachant la tête entre les mains dans un geste de découragement… C'était sans aucun doute le prétendant imposé par sa grand'mère, Marcelin de Nobrac. Comment ne l'avait-elle pas deviné!… Madame Norand voulait les mettre en présence, permettre au jeune critique de plaider sa cause et s'unir à lui pour arracher à sa petite-fille un assentiment. Oui, ce devait être cela…
Isabelle se releva d'un mouvement résolu. Il était préférable d'en finir aussitôt en faisant tomber leurs dernières illusions… Elle ouvrit vivement la porte et entra.
Il y avait en effet un jeune homme assis près d'une fenêtre, en face de Madame Norand. Il tournait le dos à la porte, mais Isabelle constata néanmoins en un clin d'oeil qu'il n'avait pas la blonde chevelure et l'apparence un peu grêle de M. de Nobrac… Il se leva et se retourna avec vivacité. Elle murmura:
—Gabriel!… Je rêve!…
En quelques pas, il était près d'elle et lui disait:
—Non, vous ne rêvez pas, Isabelle. Votre grand'mère vous donne à moi… enfin, enfin!
En un regard, ils mirent toute leur ivresse radieuse, tout leur pur bonheur, et leurs mains se réunirent sous l'oeil bienveillant de Madame Norand.
—Grand'mère, que vous êtes bonne! s'écriait un instant plus tard
Isabelle en lui entourant le cou de ses bras.
—Bonne!… Ma pauvre petite, que ne l'ai-je été! Je n'aurais pas tant à me reprocher! dit-elle avec un peu d'amertume. Mais, Isabelle, si quelque chose peut vous faire pardonner à votre aïeule, c'est la pensée de ce qu'elle a souffert…. Je ne voulais pas que vous ayez le sort de Marcel et de Lucienne, mes enfants tant aimés… trop, hélas! murmura-t-elle avec une poignante tristesse.
Isabelle se serra plus étroitement contre elle en la regardant avec une affection émue, et Gabriel, lui prenant respectueusement la main, dit de sa belle voix chaleureuse:
—Isabelle a tout oublié, je m'en porte garant, Madame. Nous essayerons de remplacer près de vous ces enfants tant regrettés et de vous faire oublier les souffrances d'autrefois, comme aussi les jours d'erreur que vous réparez si admirablement aujourd'hui.
. . . . . . . . . . . . . .
… Les eaux grises chatoyaient sous l'ardent soleil qui irisait les embruns et dorait le granit sombre. Au-dessus de l'abîme mouvant, la brise inclinait les jeunes frênes et les bouleaux, et agitait d'un doux frémissement le lierre de la chapelle comme pour saluer et accueillir les deux êtres jeunes et heureux qui s'arrêtaient au seuil du petit temple.
Heureux, ils l'étaient enfin, non de l'éphémère joie du monde, mais de celle des âmes nobles et croyantes. Ils étaient mariés depuis la veille et leur voyage de noces commençait par Astinac.
Devant la nature forte et sévère qui les entourait, ils se remémoraient les jours d'incertitude et de tristesse… Mais, toujours, leur revenait le cher souvenir de cette heure passée dans la chapelle un soir de tempête, de ces instants où s'était décidé leur sort… Et, appuyés l'un sur l'autre, ils poussèrent la porte branlante, ils foulèrent les dalles disjointes et verdies, ils s'agenouillèrent sur une marche de l'autel effondré, devant la croix fruste et sombre qui étendait son bras unique comme un signe de victorieux pardon.
—Unis dans la même foi, dans le même amour… C'était là mon rêve, Isabelle, et la bonté divine l'a pleinement réalisé. Dieu a permis que notre amour fût l'étincelle qui a réveillé en vous le coeur et l'esprit en y faisant jaillir la foi, ma douce et chère Belle… Cette foi, nous la conserverons intacte et nous la répandrons autour de nous, n'est-ce pas?
—Oh! oui!… Et en premier lieu, nous la demanderons pour ma chère grand'mère, Gabriel! Hélas! elle a causé bien du mal par ses oeuvres, mais le remords la gagne, la grâce est là, toute prête à pénétrer dans cette âme… Régine m'a promis de beaucoup prier pour elle, et nous aussi, nous le ferons, Gabriel, devant cette croix à l'ombre de laquelle se sont échangées nos promesses.
Ils levèrent simultanément les yeux dans un même élan de prière ardente. Le soleil, perçant les traînes de feuillage, qui voilaient les fenêtres, enveloppait d'une lueur d'or la grande croix rugueuse, et l'un de ses rayons illuminait les visages émus et graves des deux époux, comme une promesse divine jaillie du ciel et de la Croix.
En revenant par la lande où s'égrenaient les premières bruyères en fleur, ils rencontrèrent la vieille Rosalie, toujours droite et ferme. Elle s'arrêta près d'eux et dit de sa voix brève:
—Salut, Madame et Monsieur. J'ai prié pour vous ce matin, afin que les jours mauvais ne reviennent pas.
—Merci, Rosalie, dit Isabelle en lui tendant la main.
La vieille servante la prit et la serra doucement. Une lueur attendrie avait glissé sur ce visage sévère où les années et la souffrance avaient tracé d'innombrables rides… Elle s'éloigna lentement à travers la lande, laissant flotter au vent la cape qui entourait son long corps maigre. Avec sa coiffe de nonne et ses vêtements sombres, elle semblait une moniale d'autrefois sortie de sa tombe et errant dans la lande déserte à la recherche du monastère prospère qui s'élevait là plusieurs siècles auparavant.
Les jeunes gens arrivèrent à Maison-Vieille, la sombre demeure où Isabelle avait rêvé à ses premières joies. Par toutes les fenêtres ouvertes, le soleil entrait en souverain, éclairant victorieusement les recoins maussades et mettant une gaîté inaccoutumée dans la galerie sévère. La jolie châtelaine de la tapisserie paraissait toute rayonnante sous ce flot de lumière… mais la jeune femme qui se trouvait ici n'avait désormais rien à lui envier. Elle ne se demandait plus quel bonheur inconnu illuminait le visage de la noble épousée, car ce bonheur, elle le possédait maintenant.
M. DELLY.
Abbeville.—Imprimerie F. Paillart.