L'exilée
[1] Ceci est écrit en 1890.
Fini tout cela, maintenant; rentrés pour jamais dans les armoires et dans les musées, les étonnantes robes aux formes millénaires et les larges éventails de rêve. Le nivellement moderne s'est opéré, d'un seul coup brusque, à cette cour du Mikado qui était restée jusqu'à nos jours plus murée qu'un cloître, et qui avait conservé, depuis les vieux âges, des rites, des costumes, des élégances immuables.
Le mot d'ordre est venu d'en haut; un édit de l'Empereur a prescrit aux dames du palais de s'habiller comme leurs sœurs d'Europe; on a fait venir fiévreusement des étoffes, des modèles, des couturières, des chapeaux tout confectionnés. Les premiers essais d'ensemble de ces travestissements ont dû avoir lieu à huis clos, peut-être avec des regrets et des larmes, qui sait, mais plus probablement avec des rires. Et ensuite on a convié les étrangers à venir voir; on a organisé des garden-parties, des soirées dansantes, des concerts. Les dames nippones qui avaient eu la chance de voyager en Europe, dans les ambassades, ont donné le ton de cette étonnante comédie si vite apprise. Les premiers bals à l'européenne en plein Tokio ont été de vrais tours de force en singerie; on y a vu des jeunes filles, tout en mousseline blanche, gantées au-dessus du coude, minauder dans des chaises en tenant du bout des doigts leur carnet d'ivoire; puis, sur des airs d'opérette, polker et valser presque en mesure, malgré les terribles difficultés que devaient présenter à leurs oreilles tous nos rythmes inconnus. Les vins, les chocolats, les glaces ont circulé, et ces choses absolument nouvelles ont été prises sur les plateaux avec mille grâces, par des mains très fines. Il y a eu de discrets flirtages, des figures de cotillon et des soupers.
Toute cette servile imitation, amusante certainement pour les étrangers qui passent, indique dans le fond, chez ce peuple, un manque de goût et même un manque absolu de dignité nationale; aucune race européenne ne consentirait à jeter ainsi aux orties, du jour au lendemain, ses traditions, ses usages et ses costumes, même pour obéir aux ordres formels d'un empereur.
Dieu merci, la nouvelle mascarade féminine est encore localisée dans un cercle très restreint: à Tokio seulement, et rien qu'à la Cour et dans le monde officiel. Toutes ces petites personnes, princesses, duchesses ou marquises—(car les vieux titres japonais ont été aussi changés contre des équivalents d'Europe)—qui arrivaient presque à être charmantes dans leurs somptueux atours d'autrefois, sont franchement laides aujourd'hui, dans ces robes nouvelles qui accentuent pour nous l'excessive mièvrerie de leur taille, l'écrasement asiatique de leur profil et l'obliquité de leurs yeux. Distinguées, elles le sont généralement encore; bizarres, fagotées, ridicules tant qu'on voudra; mais communes, presque jamais; sous la gaucherie des nouvelles manières à peine sues, sous l'effort des nouvelles attitudes imposées par les corsets et les baleines, l'affinement aristocratique persiste toujours;—il est vrai, c'est tout ce qui leur reste pour charmer.
Et c'est dans cette période de transition affolée que la grande dame japonaise se présente à nous. Le monde des princesses aux imperceptibles petits yeux morts, aux larges coiffures piquées d'extravagantes épingles, qui était resté jusqu'à ces dernières années si dédaigneusement impénétrable à nos regards d'Occident, vient tout à coup de nous être ouvert; par je ne sais quel revirement inexpliqué, ce monde qui semblait s'être momifié dans les vieux rites et les modes millénaires a secoué en un jour son immobilité mystérieuse. Mais c'est sous un aspect déconcertant que ces femmes nous apparaissent, habillées comme les plus modernes d'entre les nôtres et recevant avec mille grâces dans des essais de salons à l'européenne. Et il ne faut pas perdre de vue que tout ce qu'on nous montre là est factice, superficiel, arrangé à notre intention; derrière les visages de commande, nous ignorons absolument ce qui se passe; nous ne devons donc pas nous hâter de sourire et de déclarer insignifiantes ces singulières poupées aux profils plats. Après la représentation qui nous mystifie, elles quittent certainement leurs affreux fauteuils dorés, leurs appartements nouveaux du plus mauvais goût occidental, et—qui sait,—reprenant peut-être les somptueuses robes blasonnées du vieux temps, elles vont s'accroupir sur leurs nattes blanches, dans quelqu'un de ces petits compartiments démontables, à châssis de papier qui composent la traditionnelle maison japonaise; puis là, regardant de leurs yeux à peine ouverts les lointains des jardins mignards tout en arbres nains, en pièces d'eau et en rocailles, elles redeviennent elles-mêmes,—et nous n'y voyons plus rien. Comment sont-elles alors, dans ces coulisses de leur demeure, et à quoi rêvent-elles dans les coulisses encore plus murées de leur esprit? C'est ici que l'intrigante devinette se pose. Dans ces têtes pâlottes à longs cheveux droits, dans ces têtes d'étiolées étranges, il y a des petites cervelles pétries au rebours des nôtres par toute une hérédité de culture différente; il y a des notions inintelligibles pour nous, sur le mystère du monde, sur la religion et sur la mort.
Ces femmes composeraient-elles toujours, comme au vieux temps, des poésies d'une mélancolie exquise sur les fleurs, sur les fraîches rivières et l'ombre des bois? Ressembleraient-elles à leurs grand'mères, héroïnes des poèmes et des chevaleresques légendes, qui plaçaient si haut le point d'honneur, si haut l'idéal d'amour?... Je ne sais; mais je crois qu'il serait étourdi de les juger d'après l'éternelle niaiserie souriante qu'elles nous montrent; j'ai surpris d'ailleurs plus d'une fois des expressions intenses sur ces visages de femme; sur celui de l'Impératrice entre autres, je me rappelle avoir vu, à deux ou trois reprises, passer comme des éclairs; ses jolies lèvres peintes au carmin frémissaient, tandis que se pinçait encore davantage son petit nez en bec d'aigle.
La femme comme il faut, non encore européanisée, se retrouve encore, loin de Tokio, loin de la Cour, dans les autres villes de l'Empire. Elle n'a pas quitté ses anciens atours, celle-ci; on la rencontre en chaise à porteurs ou en petite voiture à bras, toujours très simplement habillée pour la rue; elle porte, l'une par-dessus l'autre, trois ou quatre robes unies, en soie mate et légère, de couleur sombre ou neutre; au milieu de son dos, une petite rosace blanche discrètement brodée représente le blason de sa noble famille; ses cheveux lissés avec une invraisemblable perfection, sont piqués d'épingles d'écaille sans un brillant, sans une dorure; lorsqu'elle est âgée et strictement fidèle aux modes du passé, ses sourcils sont rasés et ses dents recouvertes d'une couche de laque noire. Elle est plus fuyante, plus difficile à apprivoiser que la bourgeoise ordinaire; si cependant on force la représentation, on obtient d'elle quelque petit rire aimable, quelque révérence accompagnant une banalité polie;—puis c'est tout.
Et en somme, on la connaît presque autant, après cette simple rencontre, que les autres, les élégantes des nouvelles couches, avec lesquelles on a dansé un cotillon ou une valse de Strauss dans un bal de ministère. Le plus sage donc, s'il s'agit de définir la grande dame japonaise, est encore de la déclarer énigmatique.
Les bourgeoises, les marchandes, les artisanes, on les voit partout si librement, leur intimité est si vite conquise, que, sans les connaître au fond de l'âme, on peut essayer d'en dire plus long sur leur compte. De ces mille petites personnes, rencontrées n'importe où, dans les maisons-de-thé, les théâtres, les pagodes, l'impression d'ensemble qui me reste manque absolument de sérieux. Il me vient, dès que j'y repense, un involontaire sourire.
Etonnantes figurines, que je revois agitées, empressées, un peu simiesques, évoluant avec de continuelles révérences à l'égard de tout le monde, au milieu de minuscules bibelots de poupée, dans des appartements grands comme la main, dont les parois de papier s'enfonceraient au plus léger coup de poing. Femmes en miniature, à la fois enfantines et vieillottes, dont l'excessive grâce se manière et minaude jusqu'à la grimace; dont l'éternel rire, contagieux sans gaieté, est irrésistible comme un chatouillement, et produit à la longue la même agaçante lassitude. Elles rient par excès d'amabilité ou par habitude acquise; elles rient au milieu des circonstances les plus graves de la vie; elles rient dans les temples et aux funérailles.
Très petites créatures, vivant au milieu de très petits objets aussi maniérés et légers qu'elles-mêmes. Leurs ustensiles de ménage, en fine porcelaine ou en mince métal, sont comme des jouets d'enfant; leurs tasses, leurs théières sont liliputiennes, et leurs éternelles pipes se remplissent, jusqu'au bord, d'une seule demi-pincée de tabac fin, très fin, prise du bout de leurs élégants petits doigts.
Jamais assises, mais accroupies tout le jour par terre, sur des nattes d'une immaculée blancheur, elles accomplissent, dans cette pose invariable presque tous les actes de leur vie; par terre se font leurs dînettes, servies dans une microscopique vaisselle et mangées délicatement à l'aide de bâtonnets; par terre, derrière de frêles écrans qui les cachent à peine, et entourées d'un déballage de petits instruments drôles, de petites boîtes à poudre, de petits pots, elles procèdent à leur toilette, devant des miroirs pour rire; par terre, elles travaillent, cousent, brodent, jouent de leur guitare au long manche, rêvent à d'insaisissables choses, ou adressent à leurs incompréhensibles dieux les longues prières des matins et des soirs.
Les maisonnettes qu'elles habitent sont, il va sans dire, aussi soignées et maniérées qu'elles-mêmes; presque toujours truquées, à cloisons démontables, à tiroirs, à glissières, avec des compartiments de toutes formes et d'étonnants petits placards. Tout cela d'une propreté minutieuse, même chez les plus humbles; et tout cela d'une apparente simplicité, surtout chez les plus riches. Seul l'autel des ancêtres, où des baguettes d'encens brûlent, est un peu doré, laqué, garni, comme une pagode, de potiches et de lanternes; partout ailleurs, une nudité voulue, une nudité d'autant plus complète et plus blanche que l'habitation est plus élégante. Jamais de tentures brodées nulle part; quelquefois seulement des portières transparentes, faites de perles et de roseaux enfilés. Jamais de meubles non plus; c'est par terre ou sur des petits socles en laque que se posent les objets usuels ou les vases de fleurs. La maîtresse de maison fait consister le luxe de son intérieur dans l'excès même de cette propreté dont je parlais plus haut et qui est une des qualités incontestables du peuple japonais. Il est partout d'usage de se déchausser avant d'entrer dans une maison, et rien n'égale la blancheur de ces nattes sur lesquelles on ne se promène jamais qu'en fines chaussettes à orteil séparé, la blancheur de ces papiers unis qui recouvrent les plafonds et les murs. Les boiseries elles-mêmes sont blanches, ni peintes ni vernies, gardant pour tout ornement, chez les vraies femmes de goût, leurs imperceptibles veinures de sapin neuf. Et j'ai vu plus d'une belle dame surveiller elle-même ses comiques petites servantes pendant qu'elles savonnaient à outrance ces boiseries-là, pour leur donner un air d'être toutes fraîches, un air d'être à peine sorties du rabot des menuisiers.
Dans nos pays, si l'on parle de femmes japonaises, on se représente aussitôt des personnes vêtues de ces robes éclatantes comme celles qu'elles nous envoient; des robes aux nuances tendres et sans nom, brodées de longues fleurs, de grandes chimères et de fantastiques oiseaux. Eh bien, non, ces robes-là sont réservées pour le théâtre, ou pour une certaine classe innommable de femmes qui vivent dans un quartier spécial et dont il m'est interdit de parler ici. Les Japonaises s'habillent toutes de nuances foncées; elles portent beaucoup d'étoffes de coton ou de laine, le plus souvent unies, ou bien semées de frêles petits dessins nuageux, dont les teintes également sombres diffèrent à peine des fonds. Et le bleu marine est la nuance générale, très dominante,—tellement qu'une foule féminine, même en habits de fête, forme de loin un amas d'un bleu noir, un grouillement de même couleur, où tranchent seulement çà et là quelques rouges éclatants, quelques teintes fraîches portées par de toutes petites filles ou par des bébés.
Ces robes, leur forme est connue; dans dans toutes les images dont le Japon nous inonde, on les a vues peintes ou dessinées. Leur manches larges et flottantes laissent libres les bras, un peu ambrés, qui sont généralement bien faits et que terminent des mains toujours jolies. Les toilettes se complètent de ces larges ceintures appelées obi, qui sont d'ordinaire en soie magnifique et dont les coques régulières, formant comme un papillon monstre au bas des petits dos frêles, donnent une grâce si particulière et si cherchée aux silhouettes des femmes. Nos ombrelles, en soie de couleur neutre, commencent à remplacer, pour certaines élégantes, les charmants parasols peinturlurés d'autrefois, sur lesquels, parmi des fleurs et des oiseaux, étaient souvent écrites de suaves pensées, dues à des poètes anciens. Quant à nos chaussures, elles ne sont adoptées encore qu'à Tokio, dans le très grand monde officiel; partout ailleurs on porte la sandale antique, qui s'attache entre le pouce et les menus doigts, et qui se dépose dans les vestibules, comme chez nous les cannes et les chapeaux, qui encombre l'entrée des maisons-de-thé à la mode, qui s'entasse en couches pressées sur les marches extérieures des pagodes les jours de grandes prières. Par les temps de pluie, on ajoute à ses sandales, pour les courses de rue, des socques à très hauts patins de bois qui sonnent bruyamment sur les pavés, tandis que les robes se troussent, et qui feraient tomber n'importe quelle Européenne dès le second pas. Ces dames marchent les talons en dehors, ce qui est une chose de mode, et les reins légèrement courbés en avant, ce qui leur vient sans doute d'un abus héréditaire de révérences.
Leur coiffure est aussi connue du monde entier; en deux ou trois coups de pinceau les peintres japonais savent la reproduire sous tous ses aspects ou la caricaturer avec un rare bonheur. Mais ce qu'on ignore sans doute, c'est que les femmes, même soignées et coquettes, ne se font peigner que deux ou trois fois par semaine; leurs chignons, leurs bandeaux sont si solidement établis par les spécialistes du genre, qu'ils durent au besoin plusieurs jours sans perdre leur éclat lisse et lustré. Il est vrai que, pour ne point déranger ces édifices pendant le sommeil des nuits, les dames dorment toujours sur le dos, sans oreiller, la tête dans le vide, soutenue par une sorte de petit chevalet en laque qui emboîte la nuque. C'est par terre qu'elles couchent, j'avais oublié de le dire, sur des matelas ouatés si minces, si minces, qu'on les prendrait chez nous pour des couvre-pieds; du reste, pour dormir, elles sont toujours très chastement vêtues de longues robes de nuit invariablement bleues;—et des petites lampes discrètes, voilées sous des châssis de papier, veillent sans cesse sur leurs rêves, afin d'éloigner les méchants esprits de ténèbres qui, autour des maisonnettes de bois léger, pourraient flotter dans l'air.
Au Japon, les femmes du peuple et de la basse bourgeoisie participent à peu près à tous les travaux des hommes. Elles s'entendent aux affaires et aux marchandages; elles cultivent la terre, elles vendent; elles sont ouvrières dans les fabriques,—ou même portefaix.
Dans leur première jeunesse, si elles sont jolies, elles quittent souvent le toit paternel pour entrer, comme petites soubrettes rieuses et attirantes, dans les maisons-de-thé et les auberges. Elles vont là grossir pour un temps le nombre de ces milliers de mousmés destinées à servir et à égayer les premiers venus, dans tous les lieux où l'on se repose, où l'on boit et où l'on s'amuse. Il semble vraiment que, sans la mousmé, le Japon n'aurait plus sa raison d'être. La mousmé est innombrable, elle est légion, et, pour un peu, on croirait qu'il n'en existe qu'une seule, multipliée à l'infini, avec son invariable robe bleue ouverte très bas sur la poitrine, avec son même petit rire, avec ses mêmes petites mines et coquetteries, et toujours aussi gaie, aussi disposée à tous les jeux. Non seulement la mousmé abonde dans les villes, derrière les minces carreaux de papier des restaurants et des hôtelleries; mais même en pleine campagne, chaque fois qu'un site particulièrement joli se présente, on est sûr d'y voir surgir une maison-de-thé ingénieusement campée sous des arbres et, si l'on entre, c'est encore la mousmé qui apparaît, pas plus naïve aux champs que dans les grandes rues de Nagasaki ou de Tokio, toujours souriante, toujours pareille. Malgré son manque absolu de beauté, la mousmé est souvent très gentille, parce qu'elle est très joyeuse et très jeune; un peu vieillie, elle ne serait plus supportable; sa grâce éphémère tournerait tout de suite à la grimace de singe.—Mais elle se retire en général avant sa vingtième année, rentre dans sa famille et trouve un mari—d'avance résigné à fermer les yeux sur tous les petits romans qu'elle a plus ou moins ébauchés jadis... Au Japon du reste, rien ne tire à conséquence; rien n'est bien sérieux, ni dans le passé,—ni, à la rigueur, dans le présent... Et il y a une telle drôlerie jetée sur toutes choses, une si amusante bonhomie chez tout le monde, qu'on s'y sent beaucoup moins choqué qu'ailleurs par les actes les plus inadmissibles. A la rouerie savante de ces très petites personnes, se mêle je ne sais quelle inconscience enfantine qui les fait excuser avec un sourire et qui leur prêterait presque un charme...
Elles n'ont même pas nos idées élémentaires sur l'inconvenance de se montrer dévêtu; elles s'habillent parce que c'est plus joli, parce que cela drape mieux, et aussi parce que cela tient chaud l'hiver. Mais dans les circonstances où il faut quitter sa robe,—au bain par exemple,—elles ne s'en trouvent pas outre mesure gênées. Irréprochablement propres, elles se baignent beaucoup, mais sans le moindre mystère; à Nagasaki,—ville bien moins européanisée que Yokohama ou Kobé, les grandes cuves rondes qui leur servent de baignoires sont apportées n'importent où, dans les jardinets, à la vue des voisins avec lesquels on fait la causette pendant l'opération; ou bien, pour les marchandes, dans leurs boutiques même, sans que la porte en soit pour cela fermée aux acheteurs.
Et cependant il serait inexact de les croire dénuées de tout sens moral, même de toute fidélité à leur époux: il y a là encore un tas de choses que nous ne comprenons pas, un tas de nuances très difficiles à saisir, surtout très scabreuses à toucher... Voilà! on m'a demandé d'écrire sur les Japonaises des choses qui puissent être lues par tout le monde, et je suis obligé alors de laisser absolument de côté la question de leurs mœurs.
Il est certain pourtant qu'elles ont le sentiment de la famille, l'amour attendri de leurs enfants, et le respect excessif de leurs ancêtres vivants ou morts. Elles sont des mères, des grand'mères adorables; on aime voir les soins touchants et doux qu'elles donnent aux petits, même dans le plus bas peuple; l'intelligence pleine d'amour avec laquelle elles savent les amuser, leur inventer d'étonnants jouets.
Et avec quel art parfait, avec quelle intuition de la drôlerie enfantine, quelle connaissance profonde de ce qui sied aux minois très jeunes, elles les habillent de petites robes délicieusement saugrenues, les coiffent de chignons impayables, en font des bébés d'un comique exquis!
Elles sont même d'adorables sœurs aînées; on les voit presque toutes, petites filles de huit ou dix ans, aller très loin, à la promenade, aux jeux, portant sur le dos, dans une bande d'étoffe nouée autour des reins, un frère à peine sevré, qu'elles amusent avec la plus gentille tendresse.
Et, dans un autre ordre d'idées, j'ai connu deux sœurs, orphelines pauvres, qui pour subvenir en commun à l'éducation très soignée d'un jeune frère, gloire de leur famille, avaient épousé morganatiquement le même vieux richard et se privaient, en faveur de l'étudiant, de tout confort personnel dans la vie.
Je ne sais si elles sont absolument bonnes, mais au moins elles ne sont pas méchantes, ni grossières, ni querelleuses. Leur politesse ne peut manquer du reste d'être inaltérable: la langue japonaise ne possède pas un seul mot injurieux et, dans le monde des marchandes de poissons ou des portefaix, les formules les plus régence sont d'usage.
J'ai vu deux vieilles pauvresses qui ramassaient sur la grève du charbon rejeté par les navires, faire entre elles des cérémonies sans fin, à qui ne prendrait pas tel ou tel morceau en litige, et puis s'adresser des révérences, des compliments inouis, avec des airs de marquises ancien régime.
Malgré leur très réelle frivolité et la niaiserie de leur perpétuel rire, malgré leur air de poupée à ressort, il serait inexact aussi de leur refuser toute élévation d'idées; elles ont le sentiment de la poésie des choses, de la grande âme vague de la nature, du charme des fleurs, des forêts, des silences, des rayons de lune... Elles disent ces choses en vers en peu maniérés, qui ont la grâce de ces feuillages ou de ces roseaux, à la fois très naturels et très invraisemblables, peints sur les soies et sur les laques. Somme toute, elles sont comme les objets d'art de leurs pays, bibelots d'un raffinement extrême, mais qu'il est prudent de trier avant de les rapporter en Europe, de peur que quelque obscénité ne s'y cache derrière une tige de bambou ou sous une cigogne sacrée. On pourrait les comparer aussi à ces éventails japonais qui, ouverts de droite à gauche, représentent les plus suaves branches de fleurs; puis qui changent et se couvrent des plus révoltantes indécences si on les ouvre en sens inverse, de gauche à droite.
Leur musique, qui les passionne, est pour nous étrange et lointaine comme leur âme. Quand des jeunes filles se réunissent le soir, pour chanter et jouer de leurs longues guitares, nous ressentons, après le premier sourire étonné, l'impression de quelque chose de très inconnu et de très mystérieux, que les années d'acclimatement intellectuel n'arriveraient pas à nous faire complètement saisir.
Leur religion doit sembler bien compliquée et confuse à leurs petites cervelles légères, quand déjà les plus savants prêtres de leur pays se perdent dans les cosmogonies, les symboles, les métamorphoses de dieux, dans le chaos millénaire, sur lequel le bouddhisme indien est venu si étrangement se greffer sans rien détruire.
Leur culte le plus sérieux semble être celui des ancêtres défunts; ces sortes de Mânes ou de Dieux Lares ont, dans chaque famille, un autel parfumé, devant lequel on prie longuement matin et soir,—sans cependant croire absolument à l'immortalité de l'âme et à la persistance du moi humain comme l'entendent nos religions occidentales. Leurs morts, presque inconscients eux-mêmes de leur propre survivance d'esprits, flottent dans une sorte d'état neutre, entre l'existence aérienne et le non-être. Autour de ces très vieilles maisonnettes de bois et de papier, qui ont vu se succéder plusieurs générations pieuses et où l'autel des aïeux s'est noirci à la fumée de l'encens, il se forme à la longue, dans l'air, un ensemble impersonnel d'âmes antérieures; quelque chose comme un fluide ancestral, qui plane et veille sur les vivants.—Ici encore, nous ne comprenons pas jusqu'au bout, et il faut nous arrêter en pleine obscurité, devant des barrières intellectuelles que nous ne franchirons jamais.
Aux contresens religieux qui nous déroutent, viennent s'ajouter des superstitions vieilles comme le monde, les plus étranges et les plus sombres, effroyables à entendre conter les soirs. Des êtres, moitié dieux moitié fantômes, hantent les ténèbres des nuits; aux carrefours des bois, se tiennent d'antiques idoles douées de pouvoirs singuliers; il y a des pierres miraculeuses au fond des forêts...
Et, pour avoir une idée approchée des croyances de ces femmes aux petits yeux obliques, il faut brouiller en chaos tout ce que je viens de dire; puis essayer de le transporter dans des cervelles légères, que le rire détourne le plus souvent de penser à la mort, et qui semblent par instant avoir l'irréflexion des oiseaux.
Avec cela, assidues à tous les pèlerinages,—qui sont continuels,—à toutes les cérémonies, à toutes les fêtes dans les temples.
Pendant la belle saison, c'est dans des pagodes délicieusement situées en pleine campagne qu'elles se rendent en troupe souriante, deux ou trois fois par mois, de tous les coins du pays, couvrant les petites routes, les petits ponts, du défilé incessant de leurs robes bleu marine et de leurs larges coques de cheveux bien noirs.
Dans les grandes villes, presque tous les soirs d'été, il y a pèlerinage à un sanctuaire ou à un autre,—quelquefois en l'honneur d'un dieu si antique que personne ne se rappelle exactement son rôle dans le monde.
Après les affaires de toutes sortes, les marchandages, les brocantages, quand les innombrables petits métiers cessent leur bruit monotone, quand les myriades de maisonnettes et de boutiques commencent à fermer leurs panneaux légers, les femmes se parent, ornent leurs cheveux de leurs plus extravagantes épingles, et se mettent en route, tenant en main, au bout de bâtonnets flexibles, de grosses lanternes peinturlurées. Les rues se remplissent du flot de leurs petites personnes, dames ou mousmés, qui marchent lentement, en sandales, échangeant entre elles des révérences charmantes. Avec un murmure immense d'éventails agités, de soies frôlées et de babillages rieurs, au crépuscule, au clair de lune ou dans la nuit étoilée, elles montent à la pagode,—où les attendent des dieux gigantesques aux masques horribles, à demi cachés derrière des grilles d'or, dans l'incroyable magnificence des sanctuaires. Elles jettent des pièces de monnaie aux prêtres; elles prient prosternées, en battant des mains à petits coups secs—clac, clac—comme si leurs doigts étaient de bois. Surtout elles jasent, se retournent, pensent à autre chose, essayent de se dérober par le rire à l'effroi du surnaturel...
La paysanne, été comme hiver, vêtue de sa même robe de coton bleu, est de loin, à peine différente du paysan son époux—qui porte chignon comme elle et robe de même couleur; la paysanne que l'on voit journellement courbée au travail, dans les champs de thé ou dans la boue liquide des rizières, coiffée d'un grossier chapeau les jours où le soleil brûle, et la tête complètement enveloppée, dès que souffle la bise, d'un affreux cache-nez toujours bleu, qui ne laisse paraître que ses yeux en amande; la toute petite et drôlette paysanne japonaise, n'importe où on aille la chercher, même dans les recoins les plus perdus des campagnes du centre, est incontestablement beaucoup plus affinée que notre paysanne d'Occident; elle a de jolies mains, de jolis pieds délicats; un rien suffirait à la transformer, à en faire une dame de potiche ou d'écran très présentable, et pour ce qui est des grâces maniérées, des minauderies de tout genre, bien peu de chose resterait à lui apprendre.
La paysanne japonaise entretient presque toujours un gentil jardinet autour de sa vieille maisonnette de bois, dont l'intérieur, garni de nattes blanches, est de la plus minutieuse propreté. Les ustensiles de son ménage, ses petites tasses, ses petits pots, ses petits plats, au lieu d'être en grosse faïence à fleurs criardes, comme chez nous, sont en transparente porcelaine, ornée de ces peintures fines et légères qui témoignent à elles seules d'une longue hérédité d'art. Elle arrange avec un goût original l'autel de ses modestes ancêtres; enfin elle sait composer, dans des vases, avec les moindres branches de verdure ou les moindres brins d'herbe, des sveltes bouquets que les plus artistes d'entre nos femmes seraient à peine capables de faire.
Peut-être est-elle plus honnête que sa sœur des villes, et de mœurs plus régulières,—à notre point de vue européen s'entend; elle est aussi plus réservée vis-à-vis des étrangers, plus craintive, avec un fond de méfiance et d'hostilité contre ces hôtes intrus, malgré son aimable accueil et ses sourires.
Dans les villages du Japon intérieur, loin des récents chemins de fer et de toutes les modernes importations, dans les lieux où l'immobilité millénaire de ce pays n'a pas été troublée, la paysanne doit être très peu différente de ce qu'était, il y a plusieurs siècles, son aïeule la plus lointaine, dont l'âme, évanouie dans le temps, a même cessé de planer au-dessus de l'autel familial. Aux époques dites «barbares» de notre histoire occidentale, où nos arrière-grand'mères gardaient encore quelque chose de la belle et farouche rudesse primitive,—il y avait sans doute déjà là-bas, dans ces îles à l'orient du monde antique, ces mêmes petites paysannes jolies et mignardes, et aussi ces mêmes petites dames des villes, très civilisées, aux révérences adorables...
En somme, si les Japonaises de toutes les classes sociales sont mièvres d'esprit et de corps, artificielles et précieuses avec je ne sais quoi de travaillé et de déjà vieillot dans l'âme dès le commencement de la vie, c'est peut-être parce que leur race est demeurée pendant trop de siècles séparée des autres variétés humaines, vivant de son propre fonds et jamais renouvelée. Il serait injuste de leur en vouloir de cela, ainsi que de leur laideur sans yeux; et il faut au contraire leur savoir gré d'être aimables, gracieuses, gaies; d'avoir fait du Japon le pays des ingénieuses et drolatiques petites choses,—le pays des gentillesses et du rire...
FIN
TABLE
| CARMEN SYLVA | 1 |
| L'EXILÉE | 33 |
| CONSTANTINOPLE EN 1890 | 113 |
| CHARMEURS DE SERPENTS | 193 |
| UNE PAGE OUBLIÉE DE MADAME CHRYSANTHÈME | 199 |
| FEMMES JAPONAISES | 225 |
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—19585-6-10.