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L'Île Des Pingouins

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CHAPITRE VII

SIGNES DANS LA LUNE

Alors que la Pingouinie était encore plongée dans l'ignorance et dans la barbarie, Gilles Loisellier, moine fransciscain, connu par ses écrits sous le nom d'Aegidius Aucupis, se livrait avec une infatigable ardeur à l'étude des lettres et des sciences. Il donnait ses nuits à la mathématique et à la musique, qu'il appelait les deux soeurs adorables, filles harmonieuses du Nombre et de l'Imagination. Il était versé dans la médecine et dans l'astrologie. On le soupçonnait de pratiquer la magie et il semble vrai qu'il opérât des métamorphoses et découvrît des choses cachées.

Les religieux de son couvent, ayant trouvé dans sa cellule des livres grecs qu'ils ne pouvaient lire, s'imaginèrent que c'étaient des grimoires, et dénoncèrent comme sorcier leur frère trop savant. Aegidius Aucupis s'enfuit et gagna l'île d'Irlande où il vécut trente ans dans l'étude. Il allait de monastère en monastère, cherchant les manuscrits grecs et latins qui y étaient renfermés et il en faisait des copies. Il étudiait aussi la physique et l'alchimie. Il acquit une science universelle et découvrit notamment des secrets sur les animaux, les plantes et les pierres. On le surprit un jour enfermé avec une femme parfaitement belle qui chantait en s'accompagnant du luth et que, plus tard, on reconnut être une machine qu'il avait construite de ses mains.

Il passait souvent la mer d'Irlande pour se rendre dans le pays de Galles et y visiter les librairies des moustiers. Pendant une de ces traversées, se tenant la nuit sur le pont du navire, il vit sous les eaux deux esturgeons qui nageaient de conserve. Il avait l'ouïe fine et connaissait le langage des poissons. Or, il entendit que l'un des esturgeons disait à l'autre:

—L'homme qu'on voyait depuis longtemps, dans la lune, porter des fagots sur ses épaules est tombé dans la mer.

Et l'autre esturgeon dit à son tour:

—Et l'on verra dans le disque d'argent l'image de deux amants qui se baisent sur la bouche.

Quelques années plus tard, rentré dans son pays, Aegidius Aucupis y trouva les lettres antiques restaurées, les sciences remises en honneur. Les moeurs s'adoucissaient; les hommes ne poursuivaient plus de leurs outrages les nymphes des fontaines, des bois et des montagnes; ils plaçaient dans leurs jardins les images des Muses et des Grâces décentes et rendaient à la Déesse aux lèvres d'ambroisie, volupté des hommes et des dieux, ses antiques honneurs. Ils se réconciliaient avec la nature; ils foulaient aux pieds les vaines terreurs et levaient les yeux au ciel sans crainte d'y lire, comme autrefois, des signes de colère et des menaces de damnation.

À ce spectacle Aegidius Aucupis rappela dans son esprit ce qu'avaient annoncé les deux esturgeons de la mer d'Erin.

LIVRE IV

LES TEMPS MODERNES
TRINCO

CHAPITRE PREMIER

LA ROUQUINE

Aegidius Aucupis, l'Érasme des Pingouins, ne s'était pas trompé; son temps fut celui du libre examen. Mais ce grand homme prenait pour douceur de moeurs les élégances des humanistes et ne prévoyait pas les effets du réveil de l'intelligence chez les Pingouins. Il amena la réforme religieuse; les catholiques massacrèrent les réformés; les réformés massacrèrent les catholiques: tels furent les premiers progrès de la liberté de pensée. Les catholiques l'emportèrent en Pingouinie. Mais l'esprit d'examen avait, à leur insu, pénétré en eux; ils associaient la raison à la croyance et prétendaient dépouiller la religion des pratiques superstitieuses qui la déshonoraient, comme plus tard on dégagea les cathédrales des échoppes que les savetiers, regrattiers et ravaudeuses y avaient adossées. Le mot de légende, qui indiquait d'abord ce que le fidèle doit lire, impliqua bientôt l'idée de fables pieuses et de contes puérils.

Les saints et les saintes eurent à souffrir de cet état d'esprit. Un petit chanoine, notamment, très savant, très austère et très âpre, nommé Princeteau, en signala un si grand nombre comme indignes d'être chômés, qu'on le surnomma le dénicheur de saints. Il ne pensait pas que l'oraison de sainte Marguerite, appliquée en cataplasme sur le ventre des femmes en travail, calmât les douleurs de l'enfantement.

La vénérable patronne de la Pingouinie n'échappa point à sa critique sévère. Voici ce qu'il en dit dans ses Antiquités d'Alca.

«Rien de plus incertain que l'histoire et même l'existence de sainte Orberose. Un vieil annaliste anonyme, le religieux des Dombes, rapporte qu'une femme du nom d'Orberose fut possédée par le diable dans une caverne où, de son temps encore, les petits gars et les petites garces du village venaient faire, en manière de jeu, le diable et la belle Orberose. Il ajoute que cette femme devint la concubine d'un horrible dragon qui désolait la contrée. Cela n'est guère croyable, mais l'histoire d'Orberose, telle qu'on l'a contée depuis, ne semble pas beaucoup plus digne de foi.

»La vie de cette sainte par l'abbé Simplicissimus est de trois cents ans postérieure aux prétendus événements qu'elle rapporte; l'auteur s'y montre crédule à l'excès et dénué de toute critique.»

Le soupçon s'attaqua même aux origines surnaturelles des Pingouins. L'historien Ovidius Capito alla jusqu'à nier le miracle de leur transformation. Il commence ainsi ses Annales de la Pingouinie:

«Une épaisse obscurité enveloppe cette histoire et il n'est pas exagéré de dire qu'elle est tissue de fables puériles et de contes populaires. Les Pingouins se prétendent sortis des oiseaux baptisés par saint Maël et que Dieu changea en hommes par l'intercession de ce glorieux apôtre. Ils enseignent que, située d'abord dans l'océan glacial, leur île, flottante comme Délos, était venue mouiller dans les mers aimées du ciel dont elle est aujourd'hui la reine. Je conjecture que ce mythe rappelle les antiques migrations des Pingouins».

Au siècle suivant, qui fut celui des philosophes, le scepticisme devint plus aigu: je n'en veux pour preuve que ce passage célèbre de l'Essai moral:

«Venus on ne sait d'où (car enfin leurs origines ne sont pas limpides), successivement envahis et conquis par quatre ou cinq peuples du midi, du couchant, du levant, du septentrion; croisés, métissés, amalgamés, brassés, les Pingouins vantent la pureté de leur race, et ils ont raison, car ils sont devenus une race pure. Ce mélange de toutes les humanités, rouge, noire, jaune, blanche, têtes rondes, têtes longues, a formé, au cours des siècles, une famille humaine suffisamment homogène et reconnaissable à certains caractères dus à la communauté de la vie et des moeurs. »Cette idée qu'ils appartiennent à la plus belle race du monde et qu'ils en sont la plus belle famille, leur inspire un noble orgueil, un courage indomptable et la haine du genre humain.

»La vie d'un peuple n'est qu'une suite de misères, de crimes et de folies. Cela est vrai de la nation pingouine comme de toutes les nations. À cela près son histoire est admirable d'un bout à l'autre.»

Les deux siècles classiques des Pingouins sont trop connus pour que j'y insiste; mais ce qui n'avait pas été suffisamment observé, c'est comment les théologiens rationalistes, tels que le chanoine Princeteau, donnèrent naissance aux incrédules du siècle suivant. Les premiers se servirent de leur raison pour détruire tout ce qui dans la religion ne leur paraissait point essentiel; ils laissèrent seuls intacts les articles de foi stricte; leurs successeurs intellectuels, instruits par eux à faire usage de la science et de la raison, s'en servirent contre ce qui restait de croyances; la théologie raisonnable engendra la philosophie naturelle.

C'est pourquoi (s'il m'est permis de passer des Pingouins d'autrefois au Souverain Pontife qui gouverne aujourd'hui l'Église universelle) on ne saurait trop admirer la sagesse du pape Pie X qui condamne les études d'exégèse comme contraires à la vérité révélée, funestes à la bonne doctrine théologique et mortelles à la foi. S'il se trouve des religieux pour soutenir contre lui les droits de la science, ce sont des docteurs pernicieux et des maîtres pestilents, et si quelque chrétien les approuve, à moins que ce ne soit une grande linotte, je jure qu'il est de la vache à Colas.

À la fin du siècle des philosophes, l'antique régime de la Pingouinie fut détruit de fond en comble, le roi mis à mort, les privilèges de la noblesse abolis et la République proclamée au milieu des troubles, sous le coup d'une guerre effroyable. L'assemblée qui gouvernait alors la Pingouinie ordonna que tous les ouvrages de métal contenus dans les Eglises fussent mis à la fonte. Les patriotes violèrent les tombes des rois. On raconte que, dans son cercueil ouvert, Draco le Grand apparut noir comme l'ébène et si majestueux, que les violateurs s'enfuirent épouvantés. Selon d'autres témoignages, ces hommes grossiers lui mirent une pipe à la bouche et lui offrirent, par dérision, un verre de vin.

Le dix-septième jour du mois de la fleur, la châsse de sainte Orberose, offerte depuis cinq siècles, en l'église Saint-Maël, à la vénération du peuple, fut transportée dans la maison de ville et soumise aux experts désignés par la commune; elle était de cuivre doré, en forme de nef, toute couverte d'émaux et ornée de pierreries qui furent reconnues fausses. Dans sa prévoyance, le chapitre en avait ôté les rubis, les saphirs, les émeraudes et les grandes boules de cristal de roche, et y avait substitué des morceaux de verre. Elle ne contenait qu'un peu de poussière et de vieux linges qu'on jeta dans un grand feu allumé sur la place de Grève pour y consumer les reliques des saints. Le peuple dansait autour en chantant des chansons patriotiques.

Du seuil de leur échoppe adossée à la maison de ville, le Rouquin et la Rouquine regardaient cette ronde de forcenés. Le Rouquin tondait les chiens et coupait les chats; il fréquentait les cabarets. La Rouquine était rempailleuse et entremetteuse; elle ne manquait pas de sens.

—Tu le vois, Rouquin, dit-elle à son homme: ils commettent un sacrilège. Ils s'en repentiront.

—Tu n'y connais rien, ma femme, répliqua le Rouquin; ils sont devenus philosophes, et quand on est philosophe, c'est pour la vie.

—Je te dis, Rouquin, qu'ils regretteront tôt ou tard ce qu'ils font aujourd'hui. Ils maltraitent les saints qui ne les ont pas suffisamment assistés; mais les cailles ne leur tomberont pas pour cela toutes rôties dans le bec; ils se trouveront aussi gueux que devant et quand ils auront beaucoup tiré la langue, ils redeviendront dévots. Un jour arrivera, et plus tôt qu'on ne croit, où la Pingouinie recommencera d'honorer sa benoîte patronne. Rouquin, il serait sage de garder pour ce jour-là, en notre logis, au fond d'un vieux pot, une poignée de cendre, quelques os et des chiffons. Nous dirons que ce sont les reliques de sainte Orberose, que nous avons sauvées des flammes, au péril de notre vie. Je me trompe bien, si nous n'en recueillerons pas honneur et profit. Cette bonne action pourra nous valoir, dans notre vieillesse, d'être chargés par monsieur le curé de vendre les cierges et de louer les chaises dans la chapelle de sainte Orberose.

Ce jour même, la Rouquine prit à son foyer un peu de cendres et quelques os rongés et les mit dans un vieux pot de confitures, sur l'armoire.

CHAPITRE II

TRINCO

La Nation souveraine avait repris les terres de la noblesse et du clergé pour les vendre à vil prix aux bourgeois et aux paysans. Les bourgeois et les paysans jugèrent que la révolution était bonne pour y acquérir des terres et mauvaise pour les y conserver.

Les législateurs de la République firent des lois terribles pour la défense de la proprité et édictèrent la mort contre quiconque proposerait le partage des biens. Mais cela ne servit de rien à la république. Les paysans, devenus propriétaires, s'avisaient qu'elle avait, en les enrichissant, porté le trouble dans les fortunes et ils souhaitaient l'avènement d'un régime plus respectueux du bien des particuliers et plus capable d'assurer la stabilité des institutions nouvelles.

Ils ne devaient pas l'attendre longtemps. La république, comme
Agrippine, portait dans ses flancs son meurtrier.

Ayant de grandes guerres à soutenir, elle créa les forces militaires qui devaient la sauver et la détruire. Ses législateurs pensaient contenir les généraux par la terreur des supplices; mais s'ils tranchèrent quelquefois la tête aux soldats malheureux, ils n'en pouvaient faire autant aux soldats heureux qui se donnaient sur elle l'avantage de la sauver.

Dans l'enthousiasme de la victoire, les Pingouins régénérés se livrèrent à un dragon plus terrible que celui de leurs fables qui, comme une cigogne au milieu des grenouilles, durant quatorze années, d'un bec insatiable les dévora.

Un demi-siècle après le règne du nouveau dragon, un jeune maharajah de Malaisie, nommé Djambi, désireux de s'instruire en voyageant, comme le scythe Anacharsis, visita la Pingouinie et fit de son séjour une intéressante relation, dont voici la première page:

VOYAGE DU JEUNE DJAMBI EN PINGOUINIE

Après quatre-vingt-dix jours de navigation j'abordai dans le port vaste et désert des Pingouins philomaques et me rendis à travers des campagnes incultes jusqu'à la capitale en ruines.

Ceinte de remparts, pleine de casernes et d'arsenaux, elle avait l'air martial et désolé. Dans les rues des hommes rachitiques et bistournés traînaient avec fierté de vieux uniformes et des ferrailles rouillées.

—Qu'est-ce que vous voulez? me demanda rudement, sous la porte de la ville, un militaire dont les moustaches menaçaient le ciel.

—Monsieur, répondis-je, je viens, en curieux, visiter cette île.

—Ce n'est pas une île, répliqua le soldat.

—Quoi! m'écriai-je, l'île des Pingouins n'est point une île?

—Non, monsieur, c'est une insule. On l'appelait autrefois île, mais depuis un siècle, elle porta par décret le nom d'insule. C'est la seule insule de tout l'univers. Vous avez un passeport?

—Le voici.

—Allez le faire viser au ministère des relations extérieures.

Un guide boiteux, qui me conduisait, s'arrêta sur une vaste place.

—L'insule, dit-il, a donné le jour, vous ne l'ignorez pas, au plus grand génie de l'univers, Trinco, dont vous voyez la statue devant vous; cet obélisque, dressé à votre droite, commémore la naissance de Trinco; la colonne qui s'élève à votre gauche porte à son faîte Trinco, ceint du diadème. Vous découvrez d'ici l'arc de triomphe dédié à la gloire de Trinco et de sa famille.

—Qu'a-t-il fait de si extraordinaire, Trinco? demandai-je.

—La guerre.

—Ce n'est pas une chose extraordinaire. Nous la faisons constamment, nous autres Malais.

—C'est possible, mais Trinco est le plus grand homme de guerre de tous les pays et de tous les temps. Il n'a jamais existé d'aussi grand conquérant que lui. En venant mouiller dans notre port, vous avez vu, à l'est, une île volcanique, en forme de cône, de médiocre étendue, mais renommée pour ses vins, Ampélophore, et, à l'ouest, une île plus spacieuse, qui dresse sous le ciel une longue rangée de dents aiguës; aussi l'appelle-t-on la Mâchoire-du-Chien. Elle est riche en mines de cuivre. Nous les possédions toutes deux avant le règne de Trinco; là se bornait notre empire. Trinco étendit la domination pingouine sur l'archipel des Turquoises et le Continent Vert, soumit la sombre Marsouinie, planta ses drapeaux dans les glaces du pôle et dans les sables brûlants du désert africain. Il levait des troupes dans tous les pays qu'il avait conquis et, quand défilaient ses armées, à la suite de nos voltigeurs philomaques et de nos grenadiers insulaires, de nos hussards et de nos dragons, de nos artilleurs et de nos tringlots, on voyait des guerriers jaunes, pareils, dans leurs armures bleues, à des écrevisses dressées sur leurs queues; des hommes rouges coiffés de plumes de perroquets, tatoués de figures solaires et génésiques, faisant sonner sur leur dos un carquois de flèches empoisonnées; des noirs tout nus, armés de leurs dents et de leurs ongles; des pygmées montés sur des grues; des gorilles, se soutenant d'un tronc d'arbre, conduits par un vieux mâle qui portait à sa poitrine velue la croix de la Légion d'honneur. Et toutes ces troupes, emportées sous les étendards de Trinco par le souffle d'un patriotisme ardent, volaient de victoire en victoire. Durant trente ans de guerres Trinco conquit la moitié du monde connu.

—Quoi, m'écriai-je, vous possédez la moitié du monde!

—Trinco nous l'a conquis et nous l'a perdu. Aussi grand dans ses défaites que dans ses victoires, il a rendu tout ce qu'il avait conquis. Il s'est fait prendre même ces deux îles que nous possédions avant lui, Ampélophore et la Mâchoire-du-Chien. Il a laissé la Pingouinie appauvrie et dépeuplée. La fleur de l'insule a péri dans ses guerres. Lors de sa chute, il ne restait dans notre patrie que les bossus et les boiteux dont nous descendons. Mais il nous a donné la gloire.

—Il vous l'a fait payer cher!

—La gloire ne se paye jamais trop cher, répliqua mon guide.

CHAPITRE III

VOYAGE DU DOCTEUR OBNUBILE

Après une succession de vicissitudes inouïes, dont le souvenir est perdu en grande partie par l'injure du temps et le mauvais style des historiens, les Pingouins établirent le gouvernement des Pingouins par eux-mêmes. Ils élurent une diète ou assemblée et l'investirent du privilège de nommer le chef de l'État. Celui-ci, choisi parmi les simples Pingouins, ne portait pas au front la crête formidable du monstre, et n'exerçait point sur le peuple une autorité absolue. Il était lui-même soumis aux lois de la nation. On ne lui donnait pas le titre de roi; un nombre ordinal ne suivait pas son nom. Il se nommait Paturle, Janvion, Truffaldin, Coquenpot, Bredouille. Ces magistrats ne faisaient point la guerre. Ils n'avaient pas d'habit pour cela.

Le nouvel État reçut le nom de chose publique ou république. Ses partisans étaient appelés républicanistes ou républicains. On les nommait aussi chosards et parfois fripouilles; mais ce dernier terme était pris en mauvaise part.

La démocratie pingouine ne se gouvernait point par elle-même; elle obéissait à une oligarchie financière qui faisait l'opinion par les journaux, et tenait dans sa main les députés, les ministres et le président. Elle ordonnait souverainement des finances de la république et dirigeait la politique extérieure du pays.

Les empires et les royaumes entretenaient alors des armées et des flottes énormes; obligée, pour sa sûreté, de faire comme eux, la Pingouinie succombait sous le poids des armements. Tout le monde déplorait ou feignait de déplorer une si dure nécessité; cependant les riches, les gens de négoce et d'affaires s'y soumettaient de bon coeur par patriotisme et par ce qu'ils comptaient sur les soldats et les marins pour défendre leurs biens et acquérir au dehors des marchés et des territoires; les grands industriels poussaient à la fabrication des canons et des navires par zèle pour la défense nationale et afin d'obtenir des commandes. Parmi les citoyens de condition moyenne et de professions libérales, les uns se résignaient sans plainte à cet état de choses, estimant qu'il durerait toujours; les autres en attendaient impatiemment la fin et pensaient amener les puissances au désarmement simultané.

L'illustre professeur Obnubile était de ces derniers.

—La guerre, disait-il, est une barbarie que le progrès de la civilisation fera disparaître. Les grandes démocraties sont pacifiques et leur esprit s'imposera bientôt aux autocrates eux-mêmes.

Le professeur Obnubile, qui menait depuis soixante ans une vie solitaire et recluse, dans son laboratoire où ne pénétraient point les bruits du dehors, résolut d'observer par lui-même l'esprit des peuples. Il commença ses études par la plus grande des démocraties et s'embarqua pour la Nouvelle-Atlantide.

Après quinze jours de navigation son paquebot entra, la nuit, dans le bassin de Titanport où mouillaient des milliers de navires. Un pont de fer, jeté au-dessus des eaux, tout resplendissant de lumières, s'étendait entre deux quais si distants l'un de l'autre que le professeur Obnubile crut naviguer sur les mers de Saturne et voir l'anneau merveilleux qui ceint la planète du Vieillard. Et cet immense transbordeur chariait plus du quart des richesses du monde. Le savant pingouin, ayant débarqué, fut servi dans un hôtel de quarante-huit étages par des automates, puis il prit la grande voie ferrée qui conduit à Gigantopolis, capitale de la Nouvelle-Atlantide. Il y avait dans le train des restaurants, des salles de jeux, des arènes athlétiques, un bureau de dépêches commerciales et financières, une chapelle évangélique et l'imprimerie d'un grand journal que le docteur ne put lire, parce qu'il ne connaissait point la langue des Nouveaux Atlantes. Le train rencontrait, au bord des grands fleuves, des villes manufacturières qui obscurcissaient le ciel de la fumée de leurs fourneaux: villes noires le jour, villes rouges la nuit, pleines de clameurs sous le soleil et de clameurs dans l'ombre.

—Voilà, songeait le docteur, un peuple bien trop occupé d'industrie et de négoce pour faire la guerre. Je suis, dès à présent, certain que les Nouveaux Atlantes suivent une politique de paix. Car c'est un axiome admis par tous les économistes que la paix au dehors et la paix au dedans sont nécessaires au progrès du commerce et de l'industrie.

En parcourant Gigantopolis, il se confirma dans cette opinion. Les gens allaient par les voies, emportés d'un tel mouvement, qu'ils culbutaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Obnubile, plusieurs fois renversé, y gagna d'apprendre à se mieux comporter: après une heure de course, il renversa lui-même un Atlante.

Parvenu sur une grande place, il vit le portique d'un palais de style classique dont les colonnes corinthiennes élevaient à soixante-dix mètres au-dessus du stylobate leurs chapiteaux d'acanthe arborescente.

Comme il admirait immobile, la tête renversée, un homme d'apparence modeste, l'aborda et lui dit en pingouin:

—Je vois à votre habit que vous êtes de Pingouinie. Je connais votre langue; je suis interprète juré. Ce palais est celui du Parlement. En ce moment, les députés des États délibèrent. Voulez-vous assister à la séance?

Introduit dans une tribune, le docteur plongea ses regards sur la multitude des législateurs qui siégeaient dans des fauteuils de jonc, les pieds sur leur pupitre.

Le président se leva et murmura plutôt qu'il n'articula, au milieu de l'inattention générale, les formules suivantes, que l'interprète traduisit aussitôt au docteur:

—La guerre pour l'ouverture des marchés mongols étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d'en envoyer les comptes à la commission des finances….

»Il n'y a pas d'opposition?…

»La proposition est adoptée.

»La guerre pour l'ouverture des marchés de la Troisième-Zélande étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d'en envoyer les comptes à la commission des finances….

»Il n'y a pas d'opposition?…

»La proposition est adoptée.

—Ai-je bien entendu? demanda le professeur Obnubile. Quoi? vous, un peuple industriel, vous vous êtes engagés dans toutes ces guerres!

—Sans doute, répondit l'interprète: ce sont des guerres industrielles. Les peuples qui n'ont ni commerce ni industrie ne sont pas obligés de faire la guerre; mais un peuple d'affaires est astreint à une politique de conquêtes. Le nombre de nos guerres augmente nécessairement avec notre activité productrice. Dès qu'une de nos industries ne trouve pas à écouler ses produits, il faut qu'une guerre lui ouvre de nouveaux débouchés. C'est ainsi que nous avons eu cette année une guerre de charbon, une guerre de cuivre, une guerre de coton. Dans la Troisième- Zélande nous avons tué les deux tiers des habitants afin d'obliger le reste à nous acheter des parapluies et des bretelles.

À ce moment, un gros homme qui siégeait au centre de l'assemblée monta à la tribune.

—Je réclame, dit-il, une guerre contre le gouvernement de la république d'Émeraude, qui dispute insolemment à nos porcs l'hégémonie des jambons et des saucissons sur tous les marchés de l'univers.

—Qu'est-ce que ce législateur? demanda le docteur Obnubile.

—C'est un marchand de cochons.

—Il n'y a pas d'opposition? dit le président. Je mets la proposition aux voix.

La guerre contre la république d'Emeraude fut votée à mains levées à une très forte majorité.

—Comment? dit Obnubile à l'interprète; vous avez voté une guerre avec cette rapidité et cette indifférence!…

—Oh! c'est une guerre sans importance, qui coûtera à peine huit millions de dollars.

—Et des hommes….

—Les hommes sont compris dans les huit millions de dollars.

Alors le docteur Obnubile se prit la tête dans les mains et songea amèrement:

—Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l'espace une amélioration imperceptible sera accomplie dans l'univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle, qui d'ailleurs n'existe pas.

LIVRE V

LES TEMPS MODERNES
CHATILLON

CHAPITRE PREMIER

LES RÉVÉRENDS PÈRES AGARIC ET CORNEMUSE

Tout régime fait des mécontents. La république ou chose publique en fit d'abord parmi les nobles dépouillés de leurs antiques privilèges et qui tournaient des regards pleins de regrets et d'espérances vers le dernier des Draconides, le prince Crucho, paré des grâces de la jeunesse et des tristesses de l'exil. Elle fit aussi des mécontents parmi les petits marchands qui, pour des causes économiques très profondes, ne gagnaient plus leur vie et croyaient que c'était la faute de la république, qu'ils avaient d'abord adorée et dont ils se détachaient de jour en jour davantage.

Tant chrétiens que juifs, les financiers devenaient par leur insolence et leur cupidité le fléau du pays qu'ils dépouillaient et avilissaient et le scandale d'un régime qu'ils ne songeaient ni à détruire ni à conserver, assurés qu'ils étaient d'opérer sans entraves sous tous les gouvernements. Toutefois leurs sympathies allaient au pouvoir le plus absolu, comme au mieux armé contre les socialistes, leurs adversaires chétifs mais ardents. Et de même qu'ils imitaient les moeurs des aristocrates, ils en imitaient les sentiments politiques et religieux. Leurs femmes surtout, vaines et frivoles, aimaient le prince et rêvaient d'aller à la cour.

Cependant la république gardait des partisans et des défenseurs. S'il ne lui était pas permis de croire à la fidélité de ses fonctionnaires, elle pouvait compter sur le dévouement des ouvriers manuels, dont elle n'avait pas soulagé la misère et qui, pour la défendre aux jours de péril, sortaient en foule des carrières et des ergastules et défilaient longuement, hâves, noirs, sinistres. Ils seraient tous morts pour elle: elle leur avait donné l'espérance.

Or, sous le principat de Théodore Formose, vivait dans un faubourg paisible de la ville d'Alca un moine nommé Agaric, qui instruisait les enfants et faisait des mariages. Il enseignait dans son école la piété, l'escrime et l'équitation aux jeunes fils des antiques familles, illustres par la naissance, mais déchus de leurs biens comme de leurs privilèges. Et, dès qu'ils en avaient l'âge, il les mariait avec les jeunes filles de la caste opulente et méprisée des financiers.

Grand, maigre, noir, Agaric se promenait sans cesse, son bréviaire à la main, dans les corridors de l'école et les allées du potager, pensif et le front chargé de soucis. Il ne bornait pas ses soins à inculquer à ses élèves des doctrines absconses et des préceptes mécaniques, et à leur donner ensuite des femmes légitimes et riches. Il formait des desseins politiques et poursuivait la réalisation d'un plan gigantesque. La pensée de sa pensée, l'oeuvre de son oeuvre était de renverser la république. Il n'y était pas mû par un intérêt personnel. Il jugeait l'état démocratique contraire à la société sainte à laquelle il appartenait corps et âme. Et tous les moines ses frères en jugeaient de même. La république était en luttes perpétuelles avec la congrégation des moines et l'assemblée des fidèles. Sans doute, c'était une entreprise difficile et périlleuse, que de conspirer la mort du nouveau régime. Du moins Agaric était-il à même de former une conjuration redoutable. À cette époque, où les religieux dirigeaient les castes supérieures des Pingouins, ce moine exerçait sur l'aristocratie d'Alca une influence profonde.

La jeunesse, qu'il avait formée, n'attendait que le moment de marcher contre le pouvoir populaire. Les fils des antiques familles ne cultivaient point les arts et ne faisaient point de négoce. Ils étaient presque tous militaires et servaient la république. Ils la servaient, mais ils ne l'aimaient pas; ils regrettaient la crête du dragon. Et les belles juives partageaient leurs regrets afin qu'on les prît pour de nobles chrétiennes.

Un jour de juillet, en passant par une rue du faubourg qui finissait sur des champs poussiéreux, Agaric entendit des plaintes qui montaient d'un puits moussu, déserté des jardiniers. Et, presque aussitôt, il apprit d'un savetier du voisinage qu'un homme mal vêtu, ayant crié: «Vive la chose publique!» des officiers de cavalerie qui passaient l'avaient jeté dans le puits où la vase lui montait par-dessus les oreilles. Agaric donnait volontiers à un fait particulier une signification générale. De l'empuisement de ce chosard, il induisit une grande fermentation de toute la caste aristocratique et militaire, et conclut que c'était le moment d'agir.

Dès le lendemain il alla visiter, au fond du bois des Conils, le bon père Cornemuse. Il trouva le religieux en un coin de son laboratoire, qui passait à l'alambic une liqueur dorée.

C'était un petit homme gros et court, coloré de vermillon, le crâne poli très précieusement. Ses yeux, comme ceux des cobayes, avaient des prunelles de rubis. Il salua gracieusement son visiteur et lui offrit un petit verre de la liqueur de Sainte-Orberose, qu'il fabriquait et dont la vente lui procurait d'immenses richesses.

Agaric fit de la main un geste de refus. Puis, planté sur ses longs pieds et serrant contre son ventre son chapeau mélancolique, il garda le silence.

—Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, lui dit Cornemuse.

Agaric s'assit sur un escabeau boiteux et demeura muet.

Alors, le religieux des Conils:

—Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de vos jeunes élèves. Ces chers enfants pensent-ils bien?

—J'en suis très satisfait, répondit le magister. Le tout est d'être nourri dans les principes. Il faut bien penser avant que de penser. Car ensuite il est trop tard…. Je trouve autour de moi de grands sujets de consolation. Mais nous vivons dans une triste époque.

—Hélas! soupira Cornemuse.

—Nous traversons de mauvais jours….

—Des heures d'épreuve.

—Toutefois, Cornemuse, l'esprit public n'est pas si complètement gâté qu'il semble.

—C'est possible.

—Le peuple est las d'un gouvernement qui le ruine et ne fait rien pour lui. Chaque jour éclatent de nouveaux scandales. La république se noie dans la honte. Elle est perdue.

—Dieu vous entende!

—Cornemuse, que pensez-vous du prince Crucho?

—C'est un aimable jeune homme et, j'ose dire, le digne rejeton d'une tige auguste. Je le plains d'endurer, dans un âge si tendre, les douleurs de l'exil. Pour l'exilé le printemps n'a point de fleurs, l'automne n'a point de fruits. Le prince Crucho pense bien; il respecte les prêtres; il pratique notre religion; il fait une grande consommation de mes petits produits.

—Cornemuse, dans beaucoup de foyers, riches ou pauvres, on souhaite son retour. Croyez-moi, il reviendra.

—Puissé-je ne pas mourir avant d'avoir jeté mon manteau devant ses pas! soupira Cornemuse.

Le voyant dans ces sentiments, Agaric lui dépeignit l'état des esprits tel qu'il se le figurait lui-même. Il lui montra les nobles et les riches exaspérés contre le régime populaire; l'armée refusant de boire de nouveaux outrages, les fonctionnaires prêts à trahir, le peuple mécontent, l'émeute déjà grondant, et les ennemis des moines, les suppôts du pouvoir, jetés dans les puits d'Alca. Il conclut que c'était le moment de frapper un grand coup.

—Nous pouvons, s'écria-t-il, sauver le peuple pingouin, nous pouvons le délivrer de ses tyrans, le délivrer de lui-même, restaurer la crête du Dragon, rétablir l'ancien État, le bon État, pour l'honneur de la foi et l'exaltation de l'Église. Nous le pouvons si nous le voulons. Nous possédons de grandes richesses et nous exerçons de secrètes influences; par nos journaux crucifères et fulminants, nous communiquons avec tous les ecclésiastiques des villes et des campagnes, et nous leur insufflons l'enthousiasme qui nous soulève, la foi qui nous dévore. Ils en embraseront leurs pénitents et leurs fidèles. Je dispose des plus hauts chefs de l'armée; j'ai des intelligences avec les gens du peuple; je dirige, à leur insu, les marchands de parapluies, les débitants de vin, les commis de nouveautés, les crieurs de journaux, les demoiselles galantes et les agents de police. Nous avons plus de monde qu'il ne nous en faut. Qu'attendons-nous? Agissons!

—Que pensez-vous faire? demanda Cornemuse.

—Former une vaste conjuration, renverser la république, rétablir Crucho sur le trône des Draconides.

Cornemuse se passa plusieurs fois la langue sur les lèvres. Puis il dit avec onction:

—Certes, la restauration des Draconides est désirable; elle est éminemment désirable; et, pour ma part, je la souhaite de tout mon coeur. Quant à la république, vous savez ce que j'en pense…. Mais ne vaudrait-il pas mieux l'abandonner à son sort et la laisser mourir des vices de sa constitution? Sans doute, ce que vous proposez, cher Agaric, est noble et généreux. Il serait beau de sauver ce grand et malheureux pays, de le rétablir dans sa splendeur première. Mais songez-y: nous sommes chrétiens avant que d'être pingouins. Et il nous faut bien prendre garde de ne point compromettre la religion dans des entreprises politiques.

Agaric répliqua vivement:

—Ne craignez rien. Nous tiendrons tous les fils du complot, mais nous resterons dans l'ombre. On ne nous verra pas.

—Comme des mouches dans du lait, murmura le religieux des Conils.

Et, coulant sur son compère ses fines prunelles de rubis:

—Prenez garde, mon ami. La république est peut-être plus forte qu'il ne semble. Il se peut aussi que nous raffermissions ses forces en la tirant de la molle quiétude où elle repose à cette heure. Sa malice est grande: si nous l'attaquons, elle se défendra. Elle fait de mauvaises lois qui ne nous atteignent guère; quand elle aura peur, elle en fera de terribles contre nous. Ne nous engageons pas à la légère dans une aventure où nous pouvons laisser des plumes. L'occasion est bonne, pensez-vous; je ne le crois pas, et je vais vous dire pourquoi. Le régime actuel n'est pas encore connu de tout le monde et ne l'est autant dire de personne. Il proclame qu'il est la chose publique, la chose commune. Le populaire le croit et reste démocrate et républicain. Mais patience! Ce même peuple exigera un jour que la chose publique soit vraiment la chose du peuple. Je n'ai pas besoin de vous dire combien de telles prétentions me paraissent insolentes, déréglées et contraires à la politique tirée des Ecritures. Mais le peuple les aura, et il les fera valoir, et ce sera la fin du régime actuel. Ce moment ne peut beaucoup tarder. C'est alors que nous devrons agir dans l'intérèt de notre auguste corps. Attendons! Qui nous presse? Notre existence n'est point en péril. Elle ne nous est pas rendue absolument intolérable. La république manque à notre égard de respect et de soumission; elle ne rend pas aux prêtres les honneurs qu'elle leur doit. Mais elle nous laisse vivre. Et, telle est l'excellence de notre état que, pour nous, vivre, c'est prospérer. La chose publique nous est hostile, mais les femmes nous révèrent. Le président Formose n'assiste pas à la célébration de nos mystères; mais j'ai vu sa femme et ses filles à mes pieds. Elles achètent mes fioles à la grosse. Je n'ai pas de meilleures clientes, même dans l'aristocratie. Disons-nous-le bien: il n'y a pas au monde un pays qui, pour les prêtres et les moines, vaille la Pingouinie. En quelle autre contrée trouverions-nous à vendre, en si grande quantité et à si haut prix, notre cire vierge, notre encens mâle, nos chapelets, nos scapulaires, nos eaux bénites et notre liqueur de Sainte-Orberose? Quel autre peuple payerait, comme les Pingouins, cent écus d'or un geste de notre main, un son de notre bouche, un mouvement de nos lèvres? Pour ce qui est de moi, je gagne mille fois plus, en cette douce, fidèle et docile Pingouinie, à extraire l'essence d'une botte de serpolet, que je ne le saurais faire en m'époumonnant à prêcher quarante ans la rémission des péchés dans les États les plus populeux d'Europe et d'Amérique. De bonne foi, la Pingouinie en sera-t-elle plus heureuse quand un commissaire de police me viendra tirer hors d'ici et conduire dans un pyroscaphe en partance pour les îles de la Nuit?

Ayant ainsi parlé, le religieux des Conils se leva et conduisit son hôte sous un vaste hangar où des centaines d'orphelins, vêtus de bleu, emballaient des bouteilles, clouaient des caisses, collaient des étiquettes. L'oreille était assourdie par le bruit des marteaux mêlé aux grondements sourds des colis sur les rails.

—C'est ici que se font les expéditions, dit Cornemuse. J'ai obtenu du gouvernement une ligne ferrée à travers le bois et une station à ma porte. Je remplis tous les jours trois voitures de mon produit. Vous voyez que la république n'a pas tué toutes les croyances.

Agaric fit un dernier effort pour engager le sage distillateur dans l'entreprise. Il lui montra le succès heureux, prompt, certain, éclatant.

—N'y voulez-vous point concourir? ajouta-t-il. Ne voulez-vous point tirer votre roi d'exil?

—L'exil est doux aux hommes de bonne volonté, répliqua le religieux des Conils. Si vous m'en croyez, bien cher frère Agaric, vous renoncerez pour le moment à votre projet. Quant à moi je ne me fais pas d'illusions. Je sais ce qui m'attend. Que je sois ou non de la partie, si vous la perdez, je payerai comme vous.

Le père Agaric prit congé de son ami et regagna satisfait son école, Cornemuse, pensait-il, ne pouvant empêcher le complot, voudra le faire réussir, et donnera de l'argent. Agaric ne se trompait pas. Telle était, en effet, la solidarité des prêtres et des moines, que les actes d'un seul d'entre eux les engageaient tous. C'était là, tout à la fois, le meilleur et le pire de leur affaire.

CHAPITRE II

LE PRINCE CRUCHO

Agaric résolut de se rendre incontinent auprès du prince Crucho qui l'honorait de sa familiarité. À la brune, il sortit de l'école, par la petite porte, déguisé en marchand de boeufs et prit passage sur le Saint-Maël.

Le lendemain il débarqua en Marsouinie. C'est sur cette terre hospitalière, dans le château de Chitterlings, que Crucho mangeait le pain amer de l'exil.

Agaric le rencontra sur la route, en auto, faisant du cent trente avec deux demoiselles. À cette vue, le moine agita son parapluie rouge et le prince arrêta sa machine.

—C'est vous, Agaric? Montez donc! Nous sommes déjà trois; mais on se serrera un peu. Vous prendrez une de ces demoiselles sur vos genoux.

Le pieux Agaric monta.

—Quelles nouvelles, mon vieux père? demanda le jeune prince.

—De grandes nouvelles, répondit Agaric. Puis-je parler?

—Vous le pouvez. Je n'ai rien de caché pour ces deux demoiselles.

—Monseigneur, la Pingouinie vous réclame. Vous ne serez pas sourd à son appel.

Agaric dépeignit l'état des esprits et exposa le plan d'un vaste complot.

—À mon premier signal, dit-il, tous vos partisans se soulèveront à la fois. La croix à la main et la robe troussée, vos vénérables religieux conduiront la foule en armes dans le palais de Formose. Nous porterons la terreur et la mort parmi vos ennemis. Pour prix de nos efforts, nous vous demandons seulement, monseigneur, de ne point les rendre inutiles. Nous vous supplions de venir vous asseoir sur un trône que nous aurons préparé.

Le prince répondit simplement:

—J'entrerai dans Alca sur un cheval vert.

Agaric prit acte de cette mâle réponse. Bien qu'il eût, contrairement à ses habitudes, une demoiselle sur ses genoux, il adjura avec une sublime hauteur d'âme le jeune prince d'être fidèle à ses devoirs royaux.

—Monseigneur, s'écria-t-il en versant des larmes, vous vous rappellerez un jour que vous avez été tiré de l'exil, rendu à vos peuples, rétabli sur le trône de vos ancêtres par la main de vos moines et couronné par leurs mains de la crête auguste du Dragon. Roi Crucho, puissiez-vous égaler en gloire votre aïeul Draco le Grand!

Le jeune prince ému se jeta sur son restaurateur pour l'embrasser; mais il ne put l'atteindre qu'à travers deux épaisseurs de demoiselles, tant on était serré dans cette voiture historique.

—Mon vieux père, dit-il, je voudrais que la Pingouinie tout entière fût témoin de cette étreinte.

—Ce serait un spectacle réconfortant, dit Agaric.

Cependant l'auto, traversant en trombe les hameaux et les bourgs, écrasait sous ses pneus insatiables poules, oies, dindons, canards, pintades, chats, chiens, cochons, enfants, laboureurs et paysannes.

Et le pieux Agaric roulait en son esprit ses grands desseins. Sa voix, sortant de derrière la demoiselle, exprima cette pensée:

—Il faudra de l'argent, beaucoup d'argent.

—C'est votre affaire, répondit le prince.

Mais déjà la grille du parc s'ouvrait à l'auto formidable.

Le dîner fut somptueux. On but à la crête du Dragon. Chacun sait qu'un gobelet fermé est signe de souveraineté. Aussi le prince Crucho et la princesse Gudrune son épouse burent-ils dans des gobelets couverts comme des ciboires. Le prince fit remplir plusieurs fois le sien des vins rouges et blancs de Pingouinie.

Crucho avait reçu une instruction vraiment princière: il excellait dans la locomotion automobile, mais il n'ignorait pas non plus l'histoire. On le disait très versé dans les antiquités et illustrations de sa famille; et il donna en effet au dessert une preuve remarquable de ses connaissances à cet égard. Comme on parlait de diverses particularités singulières remarquées en des femmes célèbres:

—Il est parfaitement vrai, dit-il, que la reine Crucha, dont je porte le nom, avait une petite tête de singe au-dessous du nombril.

Agaric eut dans la soirée un entretien décisif avec trois vieux conseillers du prince. On décida de demander des fonds au beau-père de Crucho, qui souhaitait d'avoir un gendre roi, à plusieurs dames juives, impatientes d'entrer dans la noblesse et enfin au prince régent des Marsouins, qui avait promis son concours aux Draconides, pensant affaiblir, par la restauration de Crucho, les Pingouins, ennemis héréditaires de son peuple.

Les trois vieux conseillers se partagèrent entre eux les trois premiers offices de la cour, chambellan, sénéchal et pannetier, et autorisèrent le religieux à distribuer les autres charges au mieux des intérêts du prince.

—Il faut récompenser les dévouements, affirmèrent les trois vieux conseillers.

—Et les trahisons, dit Agaric.

—C'est trop juste, répliqua l'un d'eux, le marquis des Septplaies, qui avait l'expérience des révolutions.

On dansa. Après le bal, la princesse Gudrune déchira sa robe verte pour en faire des cocardes; elle en cousit de sa main un morceau sur la poitrine du moine, qui versa des larmes d'attendrissement et de reconnaissance.

M. de Plume, écuyer du prince, partit le soir même à la recherche d'un cheval vert.

CHAPITRE III

LE CONCILIABULE

De retour dans la capitale de la Pingouinie, le révérend père Agaric s'ouvrit de ses projets au prince Adélestan des Boscénos, dont il connaissait les sentiments draconiens.

Le prince appartenait à la plus haute noblesse. Les Torticol des Boscénos remontaient à Brian le Pieux et avaient occupé sous les Draconides les plus hautes charges du royaume. En 1179, Philippe Torticol, grand émiral de Pingouinie, brave, fidèle, généreux, mais vindicatif, livra le port de La Crique et la flotte pingouine aux ennemis du royaume, sur le soupçon que la reine Crucha, dont il était l'amant, le trompait avec un valet d'écurie. C'est cette grande reine qui donna aux Boscénos la bassinoire d'argent qu'ils portent dans leurs armes. Quant à leur devise, elle remonte seulement au XVIe siècle; en voici l'origine. Une nuit de fête, mêlé à la foule des courtisans qui, pressés dans le jardin du roi, regardaient le feu d'artifice, le duc Jean des Boscénos s'approcha de la duchesse de Skull, et mit la main sous la jupe de cette dame qui n'en fit aucune plainte. Le roi, venant à passer, les surprit et se contenta de dire: «Ainsi qu'on se trouve.» Ces quatre mots devinrent la devise des Boscénos.

Le prince Adélestan n'était point dégénéré de ses ancêtres; il gardait au sang des Draconides une inaltérable fidélité et ne souhaitait rien tant que la restauration du prince Crucho, présage, à ses yeux, de celle de sa fortune ruinée. Aussi entra-t-il volontiers dans la pensée du révérend père Agaric. Il s'associa immédiatement aux projets du religieux et s'empressa de le mettre en rapport avec les plus ardents et les plus loyaux royalistes de sa connaissance, le comte Cléna, M. de la Trumelle, le vicomte Olive, M. Bigourd. Ils se réunirent une nuit dans la maison de campagne du duc d'Ampoule, à deux lieues à l'est d'Alca, afin d'examiner les voies et moyens.

M. de La Trumelle se prononça pour l'action légale:

—Nous devons rester dans la légalité, dit-il en substance. Nous sommes des hommes d'ordre. C'est par une propagande infatigable que nous poursuivrons la réalisation de nos espérances. Il faut changer l'esprit du pays. Notre cause triomphera parce qu'elle est juste.

Le prince des Boscénos exprima un avis contraire. Il pensait que, pour triompher, les causes justes ont besoin de la force autant et plus que les causes injustes.

—Dans la situation présente, dit-il avec tranquillité, trois moyens d'action s'imposent: embaucher les garçons bouchers, corrompre les ministres et enlever le président Formose.

—Enlever Formose, ce serait une faute, objecta M. de la Trumelle. Le président est avec nous.

Qu'un Dracophile proposât de mettre la main sur le président Formose et qu'un autre dracophile le traitât en ami, c'est ce qu'expliquaient l'attitude et les sentiments du chef de la chose commune. Formose se montrait favorable aux royalistes, dont il admirait et imitait les manières. Toutefois, s'il souriait quand on lui parlait de la crête du Dragon, c'était à la pensée de la mettre sur sa tête. Le pouvoir souverain lui faisait envie, non qu'il se sentît capable de l'exercer, mais il aimait à paraître. Selon la forte expression d'un chroniqueur pingouin, «c'était un dindon».

Le prince des Boscénos maintint sa proposition de marcher à main armée sur le palais de Formose et sur la Chambre des députés.

Le comte Cléna fut plus énergique encore:

—Pour commencer, dit-il, égorgons, étripons, décervelons les républicains et tous les chosards du gouvernement. Nous verrons après.

M. de la Trumelle était un modéré. Les modérés s'opposent toujours modérément à la violence. Il reconnut que la politique de M. le comte Cléna s'inspirait d'un noble sentiment, qu'elle était généreuse, mais il objecta timidement qu'elle n'était peut-être pas conforme aux principes et qu'elle présentait certains dangers. Enfin, il s'offrit à la discuter.

—Je propose, ajouta-t-il, de rédiger un appel au peuple. Faisons savoir qui nous sommes. Pour moi, je vous réponds que je ne mettrai pas mon drapeau dans ma poche.

M Bigourd prit la parole:

—Messieurs, les Pingouins sont mécontents de l'ordre nouveau, parce qu'ils en jouissent et qu'il est naturel aux hommes de se plaindre de leur condition. Mais en même temps, les Pingouins ont peur de changer de régime, car les nouveautés effraient. Ils n'ont pas connu la crête du Dragon; et, s'il leur arrive de dire parfois qu'ils la regrettent, il ne faut pas les en croire: on s'apercevrait bientôt qu'ils ont parlé sans réflexion et de mauvaise humeur. Ne nous faisons pas d'illusions sur leurs sentiments à notre égard. Ils ne nous aiment pas. Ils haïssent l'aristocratie tout à la fois par une basse envie et par un généreux amour de l'égalité. Et ces deux sentiments réunis sont très forts dans un peuple. L'opinion publique n'est pas contre nous parce qu'elle nous ignore. Mais quand elle saura ce que nous voulons, elle ne nous suivra pas. Si nous laissons voir que nous voulons détruire le régime démocratique et relever la crête du Dragon, quels seront nos partisans? Les garçons bouchers et les petits boutiquiers d'Alca. Et même ces boutiquiers, pourrons-nous bien compter sur eux jusqu'au bout? Ils sont mécontents, mais ils sont chosards dans le fond de leurs coeurs. Ils ont plus d'envie de vendre leurs méchantes marchandises que de revoir Crucho. En agissant à découvert nous effrayerons.

»Pour qu'on nous trouve sympathiques et qu'on nous suive, il faut que l'on croie que nous voulons, non pas renverser la république, mais au contraire la restaurer, la nettoyer, la purifier, l'embellir, l'orner, la parer, la décorer, la parfumer, la rendre enfin magnifique et charmante. Aussi ne devons-nous pas agir par nous-mêmes. On sait que nous ne sommes pas favorables à l'ordre actuel. Il faut nous adresser à un ami de la république, et, pour bien faire, à un défenseur de ce régime. Nous n'aurons que l'embarras du choix. Il conviendra de préférer le plus populaire et, si j'ose dire, le plus républicain. Nous le gagnerons par des flatteries, par des présents et surtout par des promesses. Les promesses coûtent moins que les présents et valent beaucoup plus. Jamais on ne donne autant que lorsqu'on donne des espérances. Il n'est pas nécessaire qu'il soit très intelligent Je préférerais même qu'il n'eût pas d'esprit. Les imbéciles ont dans la fourberie des grâces inimitables. Croyez-moi, messieurs, faites renverser la chose publique par un chosard de la chose. Soyons prudents! La prudence n'exclut pas l'énergie. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez toujours à votre service.

Ce discours ne laissa pas que de faire impression sur les auditeurs. L'esprit du pieux Agaric en fut particulièrement frappé. Mais chacun songeait surtout à s'allouer des honneurs et des bénéfices. On organisa un gouvernement secret, dont toutes les personnes présentes furent nommées membres effectifs. Le duc d'Ampoule, qui était la grande capacité financière du parti, fut délégué aux recettes et chargé de centraliser les fonds de propagande.

La réunion allait prendre fin quand retentit dans les airs une voix rustique, qui chantait sur un vieil air:

  Boscénos est un gros cochon;
  On en va faire des andouilles
  Des saucisses et du jambon
  Pour le réveillon des pauv' bougres.

C'était une chanson connue, depuis deux cents ans, dans les faubourgs d'Alca. Le prince des Boscénos n'aimait pas à l'entendre. Il descendit sur la place et s'étant aperçu que le chanteur était un ouvrier qui remettait des ardoises sur le faîte de l'église, il le pria poliment de chanter autre chose.

—Je chante ce qui me plaît, répondit l'homme.

—Mon ami, pour me faire plaisir….

—Je n'ai pas envie de vous faire plaisir.

Le prince des Boscénos était placide à son ordinaire, mais irascible et d'une force peu commune.

—Coquin, descends ou je monte, s'écria-t-il d'une voix formidable.

Et, comme le couvreur, à cheval sur la crête, ne faisait pas mine de bouger, le prince grimpa vivement par l'escalier de la tour jusqu'au toit et se jeta sur le chanteur qui, assommé d'un coup de poing, roula démantibulé dans une gouttière. À ce moment sept ou huit charpentiers qui travaillaient dans les combles, émus par les cris du compagnon, mirent le nez aux lucarnes et, voyant le prince sur le faîte, s'en furent à lui par une échelle qui se trouvait couchée sur l'ardoise, l'atteignirent au moment où il se coulait dans la tour et lui firent descendre, la tête la première, les cent trente-sept marches du limaçon.

CHAPITRE IV

LA VICOMTESSE OLIVE

Les Pingouins avaient la première armée du monde. Les Marsouins aussi. Et il en était de même des autres peuples de l'Europe. Ce qui ne saurait surprendre pour peu qu'on y réfléchisse. Car toutes les armées sont les premières du monde. La seconde armée du monde, s'il pouvait en exister une, se trouverait dans un état d'infériorité notoire; elle serait assurée d'être battue. Il faudrait la licencier tout de suite. Aussi toutes les armées sont-elles les promières du monde. C'est ce que comprit, en France, l'illustre colonel Marchand quand, interrogé par des journalistes sur la guerre russo-japonaise avant le passage du Yalou, il n'hésita pas à qualifier l'armée russe de première du monde ainsi que l'armée japonaise. Et il est à remarquer que, pour avoir essuyé les plus effroyables revers, une armée ne déchoit pas de son rang de première du monde. Car, si les peuples rapportent leurs victoires à l'intelligence des généraux et au courage des soldats, ils attribuent toujours leurs défaites à une inexplicable fatalité. Au rebours, les flottes sont classées par le nombre de leurs bateaux. Il y en a une première, une deuxième, une troisième et ainsi de suite. Aussi ne subsiste-t-il aucune incertitude sur l'issue des guerres navales.

Les Pingouins avaient la première armée et la seconde flotte du monde. Cette flotte était commandée par le fameux Chatillon qui portait le titre d'émiral ahr, et par abréviation d'émiral. C'est ce même mot, qui, malheureusement corrompu, désigne encore aujourd'hui, dans plusieurs nations européennes, le plus haut grade des armées de mer. Mais comme il n'y avait chez les Pingouins qu'un seul émiral, un prestige singulier, si j'ose dire, était attaché à ce grade.

L'émiral n'appartenait pas à la noblesse; enfant du peuple, le peuple l'aimait; et il était flatté de voir couvert d'honneurs un homme sorti de lui. Chatillon était beau; il était heureux; il ne pensait à rien. Rien n'altérait la limpidité de son regard.

Le révérend père Agaric, se rendant aux raisons de M. Bigourd, reconnut qu'on ne détruirait le régime actuel que par un de ses défenseurs et jeta ses vues sur l'émiral Chatillon. Il alla demander une grosse somme d'argent à son ami, le révérend père Cornemuse, qui la lui remit en soupirant. Et, de cet argent, il paya six cents garçons bouchers d'Alca pour courir derrière le cheval de Chatillon en criant: «Vive l'émiral!»

Chatillon ne pouvait désormais faire un pas sans être acclamé.

La vicomtesse Olive lui demanda un entretien secret. Il la reçut à l'Amirauté [Note: Ou mieux Émirauté.] dans un pavillon orné d'ancres, de foudres et de grenades.

Elle était discrètement vêtue de gris bleu. Un chapeau de roses couronnait sa jolie tête blonde, À travers la voilette ses yeux brillaient comme des saphirs. Il n'y avait pas, dans la noblesse, de femme plus élégante que celle-ci, qui tirait son origine de la finance juive. Elle était longue et bien faite; sa forme était celle de l'année, sa taille, celle de la saison.

—Émiral, dit-elle d'une voie délicieuse, je ne puis vous cacher mon émotion…. Elle est bien naturelle … devant un héros….

—Vous êtes trop bonne. Veuillez me dire, madame la vicomtesse, ce qui me vaut l'honneur de votre visite.

—Il y avait longtemps que je désirais vous voir, vous parler…. Aussi me suis-je chargée bien volontiers d'une mission pour vous.

—Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

—Comme c'est calme ici!

—En effet, c'est assez tranquille.

—On entend chanter les oiseaux.

—Asseyez-vous donc, chère madame.

Et il lui tendit un fauteuil.

Elle prit une chaise à contre-jour:

—Émiral, je viens vers vous, chargée d'une mission très importante, d'une mission….

—Expliquez-vous.

—Émiral, vous n'avez jamais vu le prince Crucho?

—Jamais.

Elle soupira.

—C'est bien là le malheur. Il serait si heureux de vous voir! Il vous estime et vous apprécie. Il a votre portrait sur sa table de travail, à côté de celui de la princesse sa mère. Quel dommage qu'on ne le connaisse pas! C'est un charmant prince, et si reconnaissant de ce qu'on fait pour lui! Ce sera un grand roi. Car il sera roi: n'en doutez pas. Il reviendra, et plus tôt qu'on ne croit…. Ce que j'ai à vous dire, la mission qui m'est confiée se rapporte précisément à….

L'émiral se leva:

—Pas un mot de plus, chère madame. J'ai l'estime, j'ai la confiance de la république. Je ne la trahirai pas. Et pourquoi la trahirais-je? Je suis comblé d'honneurs et de dignités.

—Vos honneurs, vos dignités, mon cher émiral, permettez-moi de vous le dire, sont bien loin d'égaler vos mérites. Si vos services étaient récompensés, vous seriez émiralissime et généralissime, commandant supérieur des troupes de terre et de mer. La république est bien ingrate à votre égard.

—Tous les gouvernements sont plus ou moins ingrats.

—Oui, mais les chosards sont jaloux de vous. Ces gens-là craignent toutes les supériorités. Ils ne peuvent souffrir les militaires. Tout ce qui touche la marine et l'armée leur est odieux. Ils ont peur de vous.

—C'est possible.

—Ce sont des misérables. Ils perdent le pays. Ne voulez-vous pas sauver la Pingouinie?

—Comment cela?

—En balayant tous ces fripons de la chose publique, tous les chosards.

—Qu'est-ce que vous me proposez là, chère madame?

—De faire ce qui se fera certainement. Si ce n'est pas par vous, ce sera par un autre. Le généralissime, pour ne parler que de celui-là, est prêt à jeter tous les ministres, tous les députés et tous les sénateurs dans la mer et à rappeler le prince Crucho.

—Ah! la canaille, la crapule! s'écria l'émiral.

—Ce qu'il ferait contre vous, faites-le contre lui. Le prince saura reconnaître vos services. Il vous donnera l'épée de connétable et une magnifique dotation. Je suis chargée, en attendant, de vous remettre un gage de sa royale amitié.

En prononçant ces mots, elle tira de son sein une cocarde verte.

—Qu'est-ce que c'est que ça? demanda l'émiral.

—C'est Crucho qui vous envoie ses couleurs.

—Voulez-vous bien remporter ça?

—Pour qu'on les offre au généralissime qui les acceptera, lui!… Non! mon émiral, laissez-moi les mettre sur votre glorieuse poitrine.

Chatillon écarta doucement la jeune femme. Mais depuis quelques minutes il la trouvait extrêmement jolie; et il sentit croître encore cette impression quand deux bras nus et les paumes roses de deux mains délicates le vinrent effleurer. Presque tout de suite il se laissa faire. Olive fut lente à nouer le ruban. Puis, quand ce fut fait, elle salua Chatillon, avec une grande révérence, du titre de connétable.

—J'ai été ambitieux comme les camarades, répondit l'homme de mer, je ne le cache pas; je le suis peut-être encore; mais, ma parole d'honneur, en vous voyant, le seul souhait que je forme c'est une chaumière et un coeur.

Elle fit tomber sur lui les rayons charmants des saphirs qui brillaient sous ses paupières.

—On peut avoir cela aussi…. Qu'est-ce que vous faites là, émiral?

—Je cherche le coeur.

En sortant du pavillon de l'Amirauté, la vicomtesse alla tout de suite rendre compte au révérend père Agaric de sa visite.

—Il y faut retourner, chère madame, lui dit le moine austère.

CHAPITRE V

LE PRINCE DES BOSCENOS

Matin et soir, les journaux aux gages des dracophiles publiaient les louanges de Chatillon et jetaient la honte et l'opprobre aux ministres de la république.

On criait le portrait de Chatillon sur les boulevards d'Alca. Les jeunes neveux de Rémus, qui portent des figures de plâtre sur la tête, vendaient, à l'abord des ponts, les bustes de Chatillon.

Chatillon faisait tous les soirs, sur son cheval blanc, le tour de la prairie de la Reine, fréquentée des gens à la mode. Les dracophiles apostaient sur le passage de l'émiral une multitude de Pingouins nécessiteux, qui chantaient: «C'est Chatillon qu'il nous faut». La bourgeoisie d'Alca en concevait une admiration profonde pour l'émiral. Les dames du commerce murmuraient: «Il est beau». Les femmes élégantes, dans leurs autos ralenties, lui envoyaient, en passant, des baisers, au milieu des hourrahs d'un peuple en délire.

Un jour, comme il entrait dans un bureau de tabac, deux Pingouins qui mettaient des lettres dans la boîte, reconnurent Chatillon et crièrent à pleine bouche: «Vive l'émiral! À bas les chosards!» Tous les passants s'arrêtèrent devant la boutique. Chatillon alluma son cigare au regard d'une foule épaisse de citoyens éperdus, agitant leurs chapeaux et poussant des acclamations. Cette foule ne cessait de s'accroître; la ville entière, marchant à la suite de son héros, le reconduisit, en chantant des hymnes, jusqu'au pavillon de l'Amirauté.

L'émiral avait un vieux compagnon d'armes dont les états de service étaient superbes, le sub-émiral Volcanmoule. Franc comme l'or, loyal comme son épée, Volcanmoule, qui se targuait d'une farouche indépendance, fréquentait les partisans de Crucho et les ministres de la république et disait aux uns et aux autres leurs vérités. M. Bigourd prétendait méchamment qu'il disait aux uns les vérités des autres. En effet il avait commis plusieurs fois des indiscrétions fâcheuses où l'on se plaisait à voir la liberté d'un soldat étranger aux intrigues. Il se rendait tous les matins chez Chatillon, qu'il traitait avec la rudesse cordiale d'un frère d'armes.

—Eh bien, mon vieux canard, te voilà populaire, lui disait-il. On vend ta gueule en têtes de pipe et en bouteilles de liqueur, et tous les ivrognes d'Alca rotent ton nom dans les ruisseaux…. Chatillon, héros des Pingouins! Chatillon défenseur de la gloire et de la puissance pingouines!… Qui l'eût dit? Qui l'eût cru?

Et il riait d'un rire strident. Puis changeant de ton:

—Blague à part, est-ce que tu n'es pas un peu surpris de ce qui t'arrive?

—Mais non, répondait Chatillon.

Et le loyal Volcanmoule sortait en faisant claquer les portes.

Cependant, Chatillon avait loué, pour recevoir la vicomtesse Olive, un petit rez-de-chaussée au fond de la cour, au numéro 18 de la rue Johannès-Talpa. Ils se voyaient tous les jours. Il l'aimait éperdument. En sa vie martiale et neptunienne, il avait possédé des multitudes de femmes, rouges, noires, jaunes ou blanches, et quelques-unes fort belles; mais avant d'avoir connu celle-là, il ne savait pas ce que c'est qu'une femme. Quand la vicomtesse Olive l'appelait son ami, son doux ami, il se sentait au ciel, et il lui semblait que les étoiles se prenaient dans ses cheveux.

Elle entrait, un peu en retard, posait son petit sac sur le guéridon et disait avec recueillement:

—Laissez-moi me mettre là, à vos genoux.

Et elle lui tenait des propos inspirés par le pieux Agaric; et elle les entrecoupait de baisers et de soupirs. Elle lui demandait d'éloigner tel officier, de donner un commandement à tel autre, d'envoyer l'escadre ici ou là.

Et elle s'écriait à point:

—Comme vous êtes jeune, mon ami!

Et il faisait tout ce qu'elle voulait, car il était simple, car il avait envie de porter l'épée de connétable et de recevoir une riche dotation, car il ne lui déplaisait pas de jouer un double jeu, car il avait vaguement l'idée de sauver la Pingouinie, car il était amoureux.

Cette femme délicieuse l'amena à dégarnir de troupes le port de La Crique, où devait débarquer Crucho. On était de la sorte assuré que le prince entrerait sans obstacle en Pingouinie.

Le pieux Agaric organisait des réunions publiques, afin d'entretenir l'agitation. Les dracophiles en donnaient chaque jour une ou deux ou trois dans un des trente-six districts d'Alca, et, de préférence, dans les quartiers populaires. On voulait conquérir les gens de petit état, qui sont le plus grand nombre. Il fut donné notamment, le quatre mai, une très belle réunion dans la vieille halle aux grains, au coeur d'un faubourg populeux plein de ménagères assises sur le pas des portes et d'enfants jouant dans les ruisseaux. Il était venu là deux mille personnes, à l'estimation des républicains, et six mille au compte des dracophiles. On reconnaissait dans l'assistance la fleur de la société pingouine, le prince et la princesse des Boscénos, le comte Cléna, M. de la Trumelle, M. Bigourd et quelques riches dames israélites.

Le généralissime de l'armée nationale était venu en uniforme. Il fut acclamé.

Le bureau se constitua laborieusement. Un homme du peuple, un ouvrier, mais qui pensait bien, M. Rauchin, secrétaire des syndicats jaunes, fut appelé à présider, entre le comte Cléna et M. Michaud, garçon boucher.

En plusieurs discours éloquents, le régime que la Pingouinie s'était librement donné reçut les noms d'égout et de dépotoir. Le président Formose fut ménagé. Il ne fut question ni de Crucho ni des prêtres.

La réunion était contradictoire; un défenseur de l'État moderne et de la république, homme de profession manuelle, se présenta.

—Messieurs, dit le président Rauchin, nous avons annoncé que la réunion serait contradictoire. Nous n'avons qu'une parole; nous ne sommes pas comme nos contradicteurs, nous sommes honnêtes. Je donne la parole au contradicteur. Dieu sait ce que vous allez entendre! Messieurs, je vous prie de contenir le plus longtemps qu'il vous sera possible l'expression de votre mépris, de votre dégout et de votre indignation.

—Messieurs, dit le contradicteur….

Aussitôt il fut renversé, foulé aux pieds par la foule indignée et ses restes méconnaissables jetés hors de la salle.

Le tumulte grondait encore lorsque le comte Cléna monta à la tribune. Aux huées succédèrent les acclamations et, quand le silence se fut rétabli, l'orateur prononça ces paroles:

—Camarades, nous allons voir si vous avez du sang dans les veines. Il s'agit d'égorger, d'étriper, de décerveler les chosards.

Ce discours déchaîna un tel tonnerre d'applaudissements que le vieux hangar en fut ébranlé et qu'une épaisse poussière, sortie des murs sordides et des poutres vermoulues, enveloppa l'assistance de ses acres et sombres nuées.

On vota un ordre du jour flétrissant le gouvernement et acclamant
Chatillon. Et les assistants sortirent en chantant l'hymne libérateur:
«C'est Chatillon qu'il nous faut».

La vieille halle n'avait pour issue qu'une longue allée boueuse, resserrée entre des remises d'omnibus et des magasins de charbon. La nuit était sans lune; une bruine froide tombait. Les gardes de police, assemblés en grand nombre, fermaient l'allée au niveau du faubourg et obligeaient les dracophiles à s'écouler par petits groupes. Telle était en effet la consigne qu'ils avaient reçue de leur chef, qui s'étudiait à rompre l'élan d'une foule en délire.

Les dracophiles maintenus dans l'allée marquaient le pas en chantant: «C'est Chatillon qu'il nous faut». Bientôt, impatients de ces lenteurs, dont ils ne connaissaient pas la cause, ils commencèrent à pousser ceux qui se trouvaient devant eux. Ce mouvement, propagé le long de l'allée, jetait les premiers sortis contre les larges poitrines des gardes de police. Ceux-ci n'avaient point de haine contre les dracophiles; dans le fond de leur coeur ils aimaient Chatillon; mais il est naturel de résister à l'agression et d'opposer la violence à la violence; les hommes forts sont portés à se servir de leur force. C'est pourquoi les gardes de police recevaient les dracophiles à grands coups de bottes ferrées. Il en résultait des refoulements brusques. Les menaces et les cris se mêlaient aux chants.

—Assassins! Assassins!… «C'est Chatillon qu'il nous faut!» Assassins!
Assassins!

Et, dans la sombre allée: «Ne poussez pas,» disaient les plus sages. Parmi ceux-là, dominant de sa haute taille la foule agitée, déployant parmi les membres foulés et les côtes défoncées, ses larges épaules et ses poumons robustes, doux, inébranlable, placide, se dressait dans les ténèbres le prince des Boscénos. Il attendait, indulgent et serein. Cependant, la sortie s'opérant par intervalles réguliers entre les rangs des gardes de police, les coudes, autour du prince, commençaient à s'imprimer moins profondément dans les poitrines; on se reprenait à respirer.

—Vous voyez bien que nous finirons par sortir, dit ce bon géant avec un doux sourire. Patience et longueur de temps….

Il tira un cigare de son étui, le porta à ses lèvres et frotta une allumette. Soudain il vit à la clarté de la flamme la princesse Anne, sa femme, pâmée dans les bras du comte Cléna. À cette vue, il se précipita sur eux et les frappa à grands coups de canne, eux et les personnes qui se trouvaient alentour. On le désarma, non sans peine. Mais on ne put le séparer de son adversaire. Et, tandis que la princesse évanouie passait, de bras en bras, sur la foule émue et curieuse, jusqu'à sa voiture, les deux hommes se livraient à une lutte acharnée. Le prince des Boscénos y perdit son chapeau, son lorgnon, son cigare, sa cravate, son portefeuille bourré de lettres intimes et de correspondances politiques; il y perdit jusqu'aux médailles miraculeuses qu'il avait reçues du bon père Cornemuse. Mais il asséna dans le ventre de son adversaire un coup si formidable, que le malheureux en traversa un grillage de fer et passa, la tête la première, par une porte vitrée, dans un magasin de charbon.

Attirés par le bruit de la lutte et les clameurs des assistants, les gardes de police se précipitèrent sur le prince, qui leur opposa une furieuse résistance. Il en étala trois pantelants à ses pieds, en fit fuir sept autres, la mâchoire fracassée, la lèvre fendue, le nez versant des flots vermeils, le crâne ouvert, l'oreille décollée, la clavicule démise, les côtes défoncées. Il tomba pourtant, et fut traîné sanglant, défiguré, ses vêtements en lambeaux, au poste voisin, où il passa la nuit, bondissant et rugissant.

Jusqu'au jour, des groupes de manifestants parcoururent la ville en chantant: «C'est Chatillon qu'il nous faut», et en brisant les vitres des maisons habitées par les ministres de la chose publique.

CHAPITRE VI

LA CHUTE DE L'ÉMIRAL

Cette nuit marqua l'apogée du mouvement dracophile. Les monarchistes ne doutaient plus du triomphe. Les principaux d'entre eux envoyaient au prince Crucho des félicitations par télégraphe sans fil. Les dames lui brodaient des écharpes et des pantoufles. M. de Plume avait trouvé le cheval vert.

Le pieux Agaric partageait la commune espérance. Toutefois, il travaillait encore à faire des partisans au prétendant.

—Il faut, disait-il, atteindre les couches profondes.

Dans ce dessein, il s'aboucha avec trois syndicats ouvriers.

En ce temps-là, les artisans ne vivaient plus, comme au temps des Draconides, sous le régime des corporations. Ils éîaient libres, mais ils n'avaient pas de gain assuré. Après s'être longtemps tenus isolés les uns des autres, sans aide et sans appui, ils s'étaient constitués en syndicats. Les caisses de ces syndicats étaient vides, les syndiqués n'ayant pas coutume de payer leur cotisation. Il y avait des syndicats de trente mille membres; il y en avait de mille, de cinq cents, de deux cents. Plusieurs comptaient deux ou trois membres seulement, ou même un peu moins. Mais les listes des adhérents n'étant point publiées, il n'était pas facile de distinguer les grands syndicats des petits.

Après de sinueuses et ténébreuses démarches, le pieux Agaric fut mis en rapport, dans une salle du Moulin de la Galette, avec les camarades Dagobert, Tronc et Balafille, secrétaires de trois syndicats professionnels, dont le premier comptait quatorze membres, le second vingt-quatre et le troisième un seul. Agaric déploya, dans cette entrevue, une extrême habileté.

—Messieurs, dit-il, nous n'avons pas, à beaucoup d'égards, vous et moi, les mêmes idées politiques et sociales; mais il est des points sur lesquels nous pouvons nous entendre. Nous avons un ennemi commun. Le gouvernement vous exploite et se moque de vous. Aidez-nous à le renverser; nous vous en fournissons autant que possible les moyens; et vous pourrez, au surplus, compter sur notre reconnaissance.

—Compris. Aboulez la galette, dit Dagobert.

Le révérend père posa sur la table un sac que lui avait remis, les larmes aux yeux, le distillateur des Conils.

—Topez là, firent les trois compagnons.

Ainsi fut scellé ce pacte solennel.

Aussitôt que le moine fut parti, emportant la joie d'avoir acquis à sa cause les masses profondes, Dagobert, Tronc et Balafille sifflèrent leurs femmes, Amélie, Reine et Mathilde, qui, dans la rue, guettaient le signal, et tous les six, se tenant par la main, dansèrent autour du sac en chantant:

  J'ai du bon pognon;
  Tu n' l'auras pas, Chatillon!
  Hou! hou! la calotte!

Et ils commandèrent un saladier de vin chaud.

Le soir, ils allèrent tous les six, de troquet en troquet, modulant leur chanson nouvelle. Elle plut, car les agents de la police secrète rapportèrent que le nombre croissait chaque jour des ouvriers chantant dans les faubourgs:

  J'ai du bon pognon;
  Tu n' l'auras pas, Chatillon!
  Hou! hou! la calotte!

L'agitation dracophile ne s'était pas propagée dans les provinces. Le pieux Agaric en cherchait la raison, sans pouvoir la découvrir, quand le vieillard Cornemuse vint la lui révéler.

—J'ai acquis la preuve, soupira le religieux des Conils, que le trésorier des dracophiles, le duc d'Ampoule, a acheté des immeubles en Marsouinie avec les fonds qu'il avait reçus pour la propagande.

Le parti manquait d'argent. Le prince de Boscénos avait perdu son portefeuille dans une rixe, et il était réduit à des expédients pénibles, qui répugnaient à son caractère impétueux. La vicomtesse Olive coûtait très cher. Cornemuse conseilla de limiter les mensualités de cette dame.

—Elle nous est très utile, objecta le pieux Agaric.

—Sans doute, répliqua Cornemuse. Mais, en nous ruinant, elle nous nuit.

Un schisme déchirait les dracophiles. La mésintelligence régnait dans leurs conseils. Les uns voulaient que, fidèle à la politique de M. Bigourd et du pieux Agaric, on affectât jusqu'au bout le dessein de réformer la république; les autres, fatigués d'une longue contrainte, étaient résolus à acclamer la crête du Dragon et juraient de vaincre sous ce signe.

Ceux-ci alléguaient l'avantage des situations nettes et l'impossibilité de feindre plus longtemps. Dans le fait, le public commençait à voir où tendait l'agitation et que les partisans de l'émiral voulaient détruire jusque dans ses fondements la chose commune.

Le bruit se répandait que le prince devait débarquer à La Crique et faire son entrée à Alca sur un cheval vert.

Ces rumeurs exaltaient les moines fanatiques, ravissaient les gentilshommes pauvres, contentaient les riches dames juives et mettaient l'espérance au coeur des petits marchands. Mais bien peu d'entre eux étaient disposés à acheter ces bienfaits au prix d'une catastrophe sociale et d'un effondrement du crédit public; et ils étaient moins nombreux encore ceux qui eussent risqué dans l'affaire leur argent, leur repos, leur liberté ou seulement une heure de leurs plaisirs. Au contraire les ouvriers se tenaient prêts, comme toujours, à donner une journée de travail à la république; une sourde résistance se formait dans les faubourgs.

—Le peuple est avec nous, disait le pieux Agaric.

Pourtant à la sortie des ateliers, hommes, femmes, enfants, hurlaient d'une seule voix:

  À bas Chatillon!
  Hou! hou! la calotte!

Quant au gouvernement, il montrait cette faiblesse, cette indécision, cette mollesse, cette incurie ordinaires à tous les gouvernements, et dont aucun n'est jamais sorti que pour se jeter dans l'arbitraire et la violence. En trois mots, il ne savait rien, ne voulait rien, ne pouvait rien. Formose, au fond du palais présidentiel, demeurait aveugle, muet, sourd, énorme, invisible, cousu dans son orgueil comme dans un édredon.

Le comte Olive conseilla de faire un dernier appel de fonds et de tenter un grand coup tandis qu'Alca fermentait encore.

Un comité exécutif, qui s'était lui-même élu, décida d'enlever la
Chambre des députés et avisa aux voies et moyens.

L'affaire fut fixée au 28 juillet. Ce jour-là le soleil se leva radieux sur la ville. Devant le palais législatif les ménagères passaient avec leurs paniers, les marchands ambulants criaient les pêches, les poires et les raisins, et les chevaux de fiacre, le nez dans leur musette, broyaient leur avoine. Personne ne s'attendait à rien; non que le secret eût été gardé, mais la nouvelle n'avait trouvé que des incrédules. Personne ne croyait à une révolution, d'où l'on pouvait induire que personne n'en souhaitait une. Vers deux heures, les députés commencèrent à passer, rares, inaperçus, sous la petite porte du palais. À trois heures, quelques groupes d'hommes mal habillés se formèrent. À trois heures et demie des masses noires, débouchant des rues adjacentes, se répandirent sur la place de la Révolution. Ce vaste espace fut bientôt submergé par un océan de chapeaux mous, et la foule des manifestants, sans cesse accrue par les curieux, ayant franchi le pont, battait de son flot sombre les murs de l'enceinte législative. Des cris, des grondements, des chants montaient vers le ciel serein. «C'est Chatillon qu'il nous faut! À bas les députés! À bas la république! Mort aux chosards!» Le bataillon sacré des dracophiles, conduit par le prince des Boscénos, entonna le cantique auguste:

  Vive Crucho,
  Vaillant et sage,
  Plein de courage
  Dès le berceau!

Derrière le mur le silence seul répondait.

Ce silence et l'absence de gardes encourageait et effrayait tout à la fois la foule. Soudain, une voix formidable cria:

—À l'assaut!

Et l'on vit le prince des Boscénos dressant sur le mur armé de pointes et d'artichauts de fer sa forme gigantesque. Derrière lui ses compagnons s'élancèrent et le peuple suivit. Les uns frappaient dans le mur pour y faire des trous, d'autres s'efforçaient de desceller les artichauts et d'arracher les pointes. Ces défenses avaient cédé par endroits. Quelques envahisseurs chevauchaient déjà le pignon dégarni. Le prince des Boscénos agitait un immense drapeau vert. Tout à coup la foule oscilla et il en sortit un long cri de terreur. La garde de police et les carabiniers de la république, sortant à la fois par toutes les issues du palais, se formaient en colonne sous le mur en un moment désassiégé. Après une longue minute d'attente, on entendit un bruit d'armes, et la garde de police, la baïonnette au fusil, chargea la foule. Un instant après, sur la place déserte, jonchée de cannes et de chapeaux, régnait un silence sinistre. Deux fois encore les dracophiles essayèrent de se reformer, deux fois ils furent repoussés. L'émeute était vaincue. Mais le prince des Boscénos, debout sur le mur du palais ennemi, son drapeau à la main, repoussait l'assaut d'une brigade entière. Il renversait tous ceux qui s'approchaient. Enfin, secoué, déraciné, il tomba sur un artichaut de fer, et y demeura accroché, étreignant encore l'étendard des Draconides.

Le lendemain de cette journée, les ministres de la république et les membres du parlement résolurent de prendre des mesures énergiques. En vain, cette fois, le président Formose essaya-t-il d'éluder les responsabilités. Le gouvernement examina la question de destituer Chatillon de ses grades et dignités et de le traduire devant la Haute- Cour comme factieux, ennemi du bien public, traître, etc.

À cette nouvelle, les vieux compagnons d'armes de l'émiral, qui l'obsédaient la veille encore de leurs adulations, ne dissimulèrent pas leur joie. Cependant Chatillon restait populaire dans la bourgeoisie d'Alca et l'on entendait encore retentir sur les boulevards l'hymne libérateur: «C'est Chatillon qu'il nous faut.»

Les ministres étaient embarrassés. Ils avaient l'intention de traduire Chatillon devant la Haute-Cour. Mais ils ne savaient rien; ils demeuraient dans cette totale ignorance réservée à ceux qui gouvernent les hommes. Ils se trouvaient incapables de relever contre Chatillon des charges de quelque poids. Ils ne fournissaient à l'accusation que les mensonges ridicules de leurs espions. La participation de Chatillon au complot, ses relations avec le prince Crucho, restaient le secret de trente mille dracophiles. Les ministres et les députés avaient des soupçons, et même des certitudes; ils n'avaient pas de preuves. Le procureur de la république disait au ministre de la justice: «Il me faut bien peu pour intenter des poursuites politiques, mais je n'ai rien du tout; ce n'est pas assez.» L'affaire ne marchait pas. Les ennemis de la chose en triomphaient.

Le 18 septembre, au matin, la nouvelle courut dans Alca que Chatillon avait pris la fuite L'émoi, la surprise étaient partout. On doutait, on ne pouvait comprendre.

Voici ce qui s'était passé:

Un jour qu'il se trouvait, comme par hasard, dans le cabinet de M. Barbotan, ministre des affaires internes, le brave subémiral Volcanmoule dit avec sa franchise coutumière:

—Monsieur Barbotan, vos collègues ne me paraissent pas bien dégourdis; on voit qu'ils n'ont pas commandé en mer. Cet imbécile de Chatillon leur donne une frousse de tous les diables.

Le ministre, en signe de dénégation, fendit avec son couteau à papier l'air sur toute l'étendue de son bureau.

—Ne niez pas, répliqua Volcanmoule. Vous ne savez pas comment vous débarrasser de Chatillon. Vous n'osez pas le traduire devant la Haute- Cour, parce que vous n'êtes pas sûr de réunir des charges suffisantes. Bigourd le défendra, et Bigourd est un habile avocat…. Vous avez raison, monsieur Barbotan, vous avez raison. Ce procès serait dangereux….

—Ah! mon ami, fit le ministre d'un ton dégagé, si vous saviez comme nous sommes tranquilles…. Je reçois de mes préfets les nouvelles les plus rassurantes. Le bon sens des Pingouins fera justice des intrigues d'un soldat révolté. Pouvez-vous supposer un moment qu'un grand peuple, un peuple intelligent, laborieux, attaché aux institutions libérales qui….

Volcanmoule l'interrompit par un grand soupir:

—Ah! si j'en avais le loisir, je vous tirerais d'affaire; je vous escamoterais mon Chatillon comme une muscade. Je vous l'enverrais d'une pichenette en Marsouinie.

Le ministre dressa l'oreille.

—Ce ne serait pas long, poursuivit l'homme de mer. En un tournemain je vous débarasserais de cet animal…. Mais en ce moment, j'ai d'autres chiens à fouetter…. Je me suis flanqué une forte culotte au bec. Il faut que je trouve une grosse somme. L'honneur avant tout, que diable!…

Le ministre et le subémiral se regardèrent un moment en silence. Puis
Barbotan dit avec autorité:

—Subémiral Volcanmoule, débarrassez-nous d'un soldat séditieux. Vous rendrez un grand service à la Pingouinie et le ministre des affaires internes vous assurera les moyens de payer vos dettes de jeu.

Le soir même, Volcanmoule se présenta devant Chatillon et le contempla longtemps avec une expression de douleur et de mystère.

—Pourquoi fais-tu cette tête-là? demanda l'émiral inquiet.

Alors Volcanmoule lui dit avec une mâle tristesse:

—Mon vieux frère d'armes, tout est découvert. Depuis une demi-heure, le gouvernement sait tout.

À ces mots, Chatillon atterré s'écroula.

Volcanmoule poursuivit:

—Tu peux être arrêté d'un moment à l'autre. Je te conseille de ficher le camp.

Et, tirant sa montre:

—Pas une minute à perdre.

—Je peux tout de même passer chez la vicomtesse Olive?

—Ce serait une folie, dit Volcanmoule, qui lui tendit un passeport et des lunettes bleues et lui souhaita du courage.

—J'en aurai, dit Chatillon.

—Adieu! vieux frère.

—Adieu et merci! Tu m'as sauvé la vie….

—Cela se doit.

Un quart d'heure après, le brave émiral avait quitté la ville d'Alca.

Il s'embarqua de nuit, à La Crique, sur un vieux cotre, et fit voile pour la Marsouinie. Mais, à huit milles de la côte, il fut capturé par un aviso qui naviguait sans feux, sous le pavillon de la reine des Iles- Noires. Cette reine nourrissait depuis longtemps pour Chatillon un amour fatal.

CHAPITRE VII

CONCLUSION

Nunc est bibendum. Délivré de ses craintes, heureux d'avoir échappé à un si grand péril, le gouvernement résolut de célébrer par des fêtes populaires l'anniversaire de la régénération pingouine et de l'établissement de la république.

Le président Formose, les ministres, les membres de la Chambre et du
Sénat étaient présents à la cérémonie.

Le généralissime des armées pingouines s'y rendit en grand uniforme. Il fut acclamé.

Précédées du drapeau noir de la misère et du drapeau rouge de la révolte, les délégations des ouvriers défilèrent, farouches et tutélaires.

Président, ministres, députés, fonctionnaires, chefs de la magistrature et de l'armée, en leur nom et au nom du peuple souverain, renouvelèrent l'antique serment de vivre libres ou de mourir. C'était une alternative dans laquelle ils se mettaient résolument. Mais ils préféraient vivre libres. Il y eut des jeux, des discours et des chants.

Après le départ des représentants de l'État, la foule des citoyens s'écoula à flots lents et paisibles, en criant: «Vive la république! Vive la liberté! Hou! hou! la calotte!»

Les journaux ne signalèrent qu'un fait regrettable dans cette belle journée. Le prince des Boscénos fumait tranquillement un cigare sur la prairie de la Reine quand y défila le cortège de l'État. Le prince s'approcha de la voiture des ministres et dit d'une voix retentissante: «Mort aux chosards!» Il fut immédiatement appréhendé par les agents de police, auxquels il opposa la plus désespérée résistance. Il en abattit une multitude à ses pieds; mais il succomba sous le nombre et fut traîné, contus, écorché, tuméfié, scarifié, méconnaissable, enfin, à l'oeil même d'une épouse, par les rues joyeuses, jusqu'au fond d'une prison obscure.

Les magistrats instruisirent curieusement le procès de Chatillon. On trouva dans le pavillon de l'Amirauté des lettres qui révélaient la main du révérend père Agaric dans le complot. Aussitôt l'opinion publique se déchaîna contre les moines; et le parlement vota coup sur coup une douzaine de lois qui restreignaient, diminuaient, limitaient, délimitaient, supprimaient, tranchaient et retranchaient leurs droits, immunités, franchises, privilèges et fruits, et leur créaient des incapacités multiples et dirimantes.

Le révérend père Agaric supporta avec constance la rigueur des lois par lesquelles il était personnellement visé, atteint, frappé, et la chute épouvantable de l'émiral, dont il était la cause première. Loin de se soumettre à la mauvaise fortune, il la regardait comme une étrangère de passage. Il formait de nouveaux desseins politiques, plus audacieux que les premiers.

Quand il eut suffisamment mûri ses projets, il s'en alla un matin par le bois des Conils. Un merle sifflait dans un arbre, un petit hérisson traversait d'un pas maussade le sentier pierreux. Agaric marchait à grandes enjambées en prononçant des paroles entrecoupées.

Parvenu au seuil du laboratoire où le pieux industriel avait, au cours de tant de belles années, distillé la liqueur dorée de Sainte-Orberose, il trouva la place déserte et la porte fermée. Ayant longé les bâtiments, il rencontra sur le derrière le vénérable Cornemuse, qui, sa robe troussée, grimpait à une échelle appuyée au mur.

—C'est vous, cher ami? lui dit-il. Que faites-vous là?

—Vous le voyez, répondit d'une voix faible le religieux des Conils, en tournant sur Agaric un regard douloureux. Je rentre chez moi.

Ses prunelles rouges n'imitaient plus l'éclat triomphal du rubis; elles jetaient des lueurs sombres et troubles. Son visage avait perdu sa plénitude heureuse. Le poli de son crâne ne charmait plus les regards; une sueur laborieuse et des plaques enflammées en altéraient l'inestimable perfection.

—Je ne comprends pas, dit Agaric.

—C'est pourtant facile à comprendre. Et vous voyez ici les conséquences de votre complot. Visé par une multitude de lois, j'en ai éludé le plus grand nombre. Quelques-unes, pourtant, m'ont frappé. Ces hommes vindicatifs ont fermé mes laboratoires et mes magasins, confisqué mes bouteilles, mes alambics et mes cornues; ils ont mis les scellés sur ma porte. Il me faut maintenant rentrer par la fenêtre. C'est à peine si je puis extraire en secret, de temps en temps, le suc des plantes, avec des appareils dont ne voudrait pas le plus humble des bouilleurs de cru.

—Vous souffrez la persécution, dit Agaric. Elle nous frappe tous.

Le religieux des Conils passa la main sur son front désolé:

—Je vous l'avais bien dit, frère Agaric; je vous l'avais bien dit que votre entreprise retomberait sur nous.

—Notre défaite n'est que momentanée, répliqua vivement Agaric. Elle tient à des causes uniquement accidentelles; elle résulte de pures contingences. Chatillon était un imbécile; il s'est noyé dans sa propre ineptie. Écoutez-moi, frère Cornemuse. Nous n'avons pas un moment à perdre. Il faut affranchir le peuple pingouin, il faut le délivrer de ses tyrans, le sauver de lui-même, restaurer la crête du Dragon, rétablir l'ancien État, le Bon-État, pour l'honneur de la religion et l'exaltation de la foi catholique. Chatillon était un mauvais instrument; il s'est brisé dans nos mains. Prenons, pour le remplacer, un instrument meilleur. Je tiens l'homme par qui la démocratie impie sera détruite. C'est un civil; c'est Gomoru. Les Pingouins en raffolent. Il a déjà trahi son parti pour un plat de riz. Voilà l'homme qu'il nous faut!

Dès le début de ce discours, le religieux des Conils avait enjambé sa fenêtre et tiré l'échelle.

—Je le prévois, répondit-il, le nez entre les deux châssis de la croisée: vous n'aurez pas de cesse que vous ne nous ayez fait tous expulser jusqu'au dernier de cette belle, amène et douce terre de Pingouinie. Bonsoir, Dieu vous garde!

Agaric, planté devant le mur, adjura son bien cher frère de l'écouter un moment:

—Comprenez mieux votre intérêt, Cornemuse! La Pingouinie est à nous. Que nous faut-il pour la conquérir? Encore un effort, … encore un léger sacrifice d'argent, et….

Mais, sans en entendre davantage, le religieux des Conils retira son nez et ferma sa fenêtre.

LIVRE VI

LES TEMPS MODERNES
L'AFFAIRE DES QUATRE-VINGT MILLE BOTTES DE FOIN

Zeu pater, alla su rusai up aeeros uias Axhkion, poiaeson d'aithraen, dos d'ophthai moisin idesthai en de phaei kai olesson, epei nu toi euaden outos.

(Iliad., XVII, v. 645 et seq.)

CHAPITRE PREMIER

LE GÉNÉRAL GREATAUK, DUC DU SKULL

Peu de temps après la fuite de l'émiral, un juif de condition médiocre, nommé Pyrot, jaloux de frayer avec l'aristocratie et désireux de servir son pays, entra dans l'armée des Pingouins. Le ministre de la guerre, qui était alors Greatauk, duc du Skull, ne pouvait le souffrir: il lui reprochait son zèle, son nez crochu, sa vanité, son goût pour l'étude, ses lèvres lippues et sa conduite exemplaire. Chaque fois qu'on cherchait l'auteur d'un méfait, Greatauk disait:

—Ce doit être Pyrot!

Un matin, le général Panther, chef d'état-major, instruisit Greatauk d'une affaire grave. Quatre-vingt mille bottes de foin, destinées à la cavalerie, avaient disparu; on n'en trouvait plus trace.

Greatauk s'écria spontanément:

—Ce doit être Pyrot qui les a volées!

Il demeura quelque temps pensif et dit:

—Plus j'y songe et plus je me persuade que Pyrot a volé ces quatre- vingt mille bottes de foin. Et où je le reconnais, c'est qu'il les a dérobées pour les vendre à vil prix aux Marsouins, nos ennemis acharnés. Trahison infâme!

—C'est certain, répondit Panther; il ne reste plus qu'à le prouver.

Ce même jour, passant devant un quartier de cavalerie, le prince des
Boscénos entendit des cuirassiers qui chantaient en balayant la cour;

  Boscénos est un gros cochon;
  On en va faire des andouilles,
  Des saucisses et du jambon
  Pour le réveillon des pauv' bougres

Il lui parut contraire à toute discipline que des soldats chantassent ce refrain, à la fois domestique et révolutionnaire, qui jaillissait, aux jours d'émeute, du gosier des ouvriers goguenards. À cette occasion, il déplora la déchéance morale de l'armée et songea avec un âpre sourire que son vieux camarade Greatauk, chef de cette armée déchue, la livrait bassement aux rancunes d'un gouvernement antipatriote. Et il se promit d'y mettre bon ordre, avant peu.

—Ce coquin de Greatauk, se disait-il, ne restera pas longtemps ministre.

Le prince des Boscénos était le plus irréconciliable adversaire de la démocratie moderne, de la libre pensée et du régime que les Pingouins s'étaient librement donné. Il nourrissait contre les juifs une haine vigoureuse et loyale et travaillait en public, en secret, nuit et jour, à la restauration du sang des Draconides. Son royalisme ardent s'exaltait encore par la considération de ses affaires privées, dont le mauvais état empirait d'heure en heure; car il ne pensait voir la fin de ses embarras pécuniaires qu'à l'entrée de l'héritier de Draco le Grand dans sa ville d'Alca.

De retour en son hôtel, le prince tira de son coffre-fort une liasse de vieilles lettres, correspondance privée, très secrète, qu'il tenait d'un commis infidèle, et de laquelle il résultait que son vieux camarade Greatauk, duc du Skull, avait tripoté dans les fournitures et reçu d'un industriel, nommé Maloury, un pot-de-vin, qui n'était pas énorme et dont la modicité même ôtait toute excuse au ministre qui l'avait accepté.

Le prince relut ces lettres avec une âpre volupté, les remit soigneusement dans le coffre-fort et courut au ministère de la guerre. Il était d'un caractère résolu. Sur cet avis que le ministre ne recevait pas, il renversa les huissiers, culbuta les ordonnances, foula aux pieds les employés civils et militaires, enfonça les portes et pénétra dans le cabinet de Greatauk étonné.

—Parlons peu, mais parlons bien, lui dit-il. Tu es une vieille crapule. Mais ce ne serait encore rien. Je t'ai demandé de fendre l'oreille au général Monchin, l'âme damnée des chosards, tu n'as pas voulu. Je t'ai demandé de donner un commandement au général des Clapiers qui travaille pour les Draconides et qui m'a obligé personnellement; tu n'as pas voulu. Je t'ai demandé de déplacer le général Tandem, qui commande à Port-Alca, qui m'a volé cinquante louis au bac et m'a fait mettre les menottes quand j'ai été traduit devant la Haute-Cour comme complice de l'émiral Chatillon; tu n'as pas voulu. Je t'ai demandé la fourniture de l'avoine et du son; tu n'as pas voulu. Je t'ai demandé une mission secrète en Marsouinie; tu n'as pas voulu. Et non content de m'opposer un invariable refus, tu m'as signalé à tes collègues du gouvernement comme un individu dangereux qu'il faut surveiller, et je te dois d'être filé par la police, vieux traître! Je ne te demande plus rien et je n'ai qu'un seul mot à te dire: Fous le camp; on t'a trop vu. D'ailleurs, pour te remplacer, nous imposerons à ta sale chose publique quelqu'un des nôtres. Tu sais que je suis homme de parole. Si dans vingt-quatre heures tu n'as pas donné ta démission, je publie dans les journaux le dossier Maloury.

Mais Greatauk, plein de calme et de sérénité:

—Tiens-toi donc tranquille, idiot. Je suis en train d'envoyer un juif au bagne. Je livre Pyrot à la justice comme coupable d'avoir volé quatre-vingt mille bottes de foin.

Le prince des Boscénos, dont la fureur tomba comme un voile, sourit.

—C'est vrai?…

—Tu le verras bien.

—Mes compliments, Greatauk. Mais comme avec toi il faut toujours prendre ses précautions, je publie immédiatement la bonne nouvelle. On lira ce soir dans tous les journaux d'Alca l'arrestation de Pyrot….

Et il murmura en s'éloignant:

—Ce Pyrot! je me doutais qu'il finirait mal.

Un instant après, le général Panther se présenta devant Greatauk.

—Monsieur le ministre, je viens d'examiner l'affaire des quatre-vingt mille bottes de foin. On n'a pas de preuves contre Pyrot.

—Qu'on en trouve, répondit Greatauk, la justice l'exige. Faites immédiatement arrêter Pyrot.

CHAPITRE II

PYROT

Toute la Pingouinie apprit avec horreur le crime de Pyrot; en même temps, on éprouvait une sorte de satisfaction à savoir que ce détournement, compliqué de trahison et confinant au sacrilège, avait été commis par un petit juif. Pour comprendre ce sentiment, il faut connaître l'état de l'opinion publique à l'égard des grands et des petits juifs. Comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire dans cette histoire, la caste financière, universellement exécrée et souverainement puissante, se composait de chrétiens et de juifs. Les juifs qui en faisaient partie, et sur lesquels le peuple ramassait toute sa haine, étaient les grands juifs; ils possédaient d'immenses biens et détenaient, disait-on, plus d'un cinquième de la fortune pingouine. En dehors de cette caste redoutable, il se trouvait une multitude de petits juifs d'une condition médiocre, qui n'étaient pas plus aimés que les grands et beaucoup moins craints. Dans tout État policé, la richesse est chose sacrée; dans les démocraties elle est la seule chose sacrée. Or l'État pingouin était démocratique; trois ou quatre compagnies financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus effectif et plus continu que celui des ministres de la république, petits seigneurs qu'elles gouvernaient secrètement, qu'elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux dépens de l'État, et qu'elles détruisaient par les calomnies de la presse, quand ils restaient honnêtes. Malgré le secret des caisses, il en paraissait assez pour indigner le pays, mais les bourgeois pingouins, des plus gros aux moindres, conçus et enfantés dans le respect de l'argent, et qui tous avaient du bien, soit beaucoup, soit peu, sentaient fortement la solidarité des capitaux et comprenaient que la petite richesse n'est assurée que par la sûreté de la grande. Aussi concevaient-ils pour les milliards israélites comme pour les milliards chrétiens un respect religieux et, l'intérêt étant plus fort chez eux que l'aversion, ils eussent craint autant que la mort de toucher à un seul des cheveux de ces grands juifs qu'ils exécraient. Envers les petits, ils se sentaient moins vérécondieux, et s'ils voyaient quelqu'un de ceux-là à terre, ils le trépignaient. C'est pourquoi la nation entière apprit avec un farouche contentement que le traître était un juif, mais petit. On pouvait se venger sur lui de tout Israël, sans craindre de compromettre le crédit public.

Que Pyrot eût volé les quatre-vingt mille bottes de foin, personne autant dire n'hésita un moment à le croire. On ne douta point, parce que l'ignorance où l'on était de cette affaire ne permettait pas le doute qui a besoin de motifs, car on ne doute pas sans raisons comme on croit sans raisons. On ne douta point parce que la chose était partout répétée et qu'à l'endroit du public répéter c'est prouver. On ne douta point parce qu'on désirait que Pyrot fût coupable et qu'on croit ce qu'on désire, et parce qu'enfin la faculté de douter est rare parmi les hommes; un très petit nombre d'esprits en portent en eux les germes, qui ne se développent pas sans culture. Elle est singulière, exquise, philosophique, immorale, transcendante, monstrueuse, pleine de malignité, dommageable aux personnes et aux biens, contraire à la police des États et à la prospérité des empires, funeste à l'humanité, destructive des dieux, en horreur au ciel et à la terre. La foule des Pingouins ignorait le doute: elle eut foi dans la culpabilité de Pyrot, et cette foi devint aussitôt un des principaux articles de ses croyances nationales et une des vérités essentielles de son symbole patriotique.

Pyrot fut jugé secrètement et condamné.

Le général Panther alla aussitôt informer le ministre de la guerre de l'issue du procès.

—Par bonheur, dit-il, les juges avaient une certitude, car il n'y avait pas de preuves.

—Des preuves, murmura Greatauk, des preuves, qu'est-ce que cela prouve?
Il n'y a qu'une preuve certaine, irréfragable: les aveux du coupable.
Pyrot a-t-il avoué?

—Non, mon général.

—Il avouera: il le doit. Panther, il faut l'y résoudre; dites-lui que c'est son intérêt. Promettez-lui que, s'il avoue, il obtiendra des faveurs, une réduction de peine, sa grâce; promettez-lui que, s'il avoue, on reconnaîtra son innocence; on le décorera. Faites appel à ses bons sentiments. Qu'il avoue par patriotisme, pour le drapeau, par ordre, par respect de la hiérarchie, sur commandement spécial du ministre de la guerre, militairement…. Mais dites-moi, Panther, est-ce qu'il n'a pas déjà avoué? Il y a des aveux tacites; le silence est un aveu.

—Mais, mon général, il ne se tait pas; il crie comme un putois qu'il est innocent.

—Panther, les aveux d'un coupable résultent parfois de la véhémence de ses dénégations. Nier désespérément c'est avouer. Pyrot a avoué; il nous faut des témoins de ses aveux, la justice l'exige.

Il y avait dans la Pingouinie occidentale un port de mer nommé La Crique, formé de trois petites anses, autrefois fréquentées des navires, maintenant ensablées et désertes; des lagunes recouvertes de moisissures s'étendaient tout le long des côtes basses, exhalant une odeur empestée, et la fièvre planait sur le sommeil des eaux. Là, s'élevait au bord de la mer une haute tour carrée, semblable à l'ancien Campanile de Venise, au flanc de laquelle, près du laîte, au bout d'une chaîne attachée à une poutre transversale, pendait une cage à claire voie dans laquelle, au temps des Draconides, les inquisiteurs d'Alca mettaient les clercs hérétiques. Dans cette cage, vide depuis trois cents ans, Pyrot fut enfermé, sous la garde de soixante argousins qui, logés dans la tour, ne le perdaient de vue ni jour ni nuit, épiant ses aveux, pour en faire, à tour de rôle, un rapport au ministre de la guerre, car, scrupuleux et prudent, Greatauk voulait des aveux et des suraveux. Greatauk, qui passait pour un imbécile, était, en réalité, plein de sagesse et d'une rare prévoyance.

Cependant Pyrot, brûlé du soleil, dévoré de moustiques, trempé de pluie, de grêle et de neige, glacé de froid, secoué furieusement par la tempête, obsédé par les croassements sinistres des corbeaux perchés sur sa cage, écrivait son innocence sur des morceaux de sa chemise avec un cure-dents trempé de sang. Ces chiffons se perdaient dans la mer ou tombaient aux mains des geôliers. Quelques-uns pourtant furent mis sous les yeux du public. Mais les protestations de Pyrot ne touchaient personne, puisqu'on avait publié ses aveux.

CHAPITRE III

LE COMTE DE MAUBEC DE LA DENTDULYNX

Les moeurs des petits juifs n'étaient pas toujours pures; le plus souvent, ils ne se refusaient à aucun des vices de la civilisation chrétienne, mais ils gardaient de l'âge patriarcal la reconnaissance des liens de famille et l'attachement aux intérêts de la tribu. Les frères, demi-frères, oncles, grands-oncles, cousins et petits-cousins, neveux et petits-neveux, agnats et cognats de Pyrot, au nombre de sept cents, d'abord accablés du coup qui frappait un des leurs, s'enfermèrent dans leurs maisons, se couvrirent de cendre et, bénissant la main qui les châtiait, durant quarante jours gardèrent un jeûne austère. Puis ils prirent un bain et résolurent de poursuivre, sans repos, au prix de toutes les fatigues, à travers tous les dangers, la démonstration d'une innocence dont ils ne doutaient pas. Et comment en eussent-ils douté? L'innocence de Pyrot leur était révélée comme était révélé son crime à la Pingouinie chrétienne; car ces choses, étant cachées, revêtaient un caractère mystique et prenaient l'autorité des vérités religieuses. Les sept cents pyrots se mirent à l'oeuvre avec autant de zèle que de prudence et firent secrètement des recherches approfondies. Ils étaient partout; on ne les voyait nulle part; on eût dit que, comme le pilote d'Ulysse, ils cheminaient librement sous terre. Ils pénétrèrent dans les bureaux de la guerre, approchèrent, sous des déguisements, les juges, les greffiers, les témoins de l'affaire. C'est alors que parut la sagesse de Greatauk: les témoins ne savaient rien, les juges, les greffiers ne savaient rien. Des émissaires parvinrent jusqu'à Pyrot et l'interrogèrent anxieusement dans sa cage, aux longs bruits de la mer et sous les croassements rauques des corbeaux. Ce fut en vain: le condamné ne savait rien. Les sept cents pyrots ne pouvaient détruire les preuves de l'accusation, parce qu'ils ne pouvaient les connaître et ils ne pouvaient les connaître parce qu'il n'y en avait pas. La culpabilité de Pyrot était indestructible par son néant même. Et c'est avec un légitime orgueil que Greatauk, s'exprimant en véritable artiste, dit un jour au général Panther: «Ce procès est un chef-d'oeuvre: il est fait de rien». Les sept cents pyrots désespéraient d'éclaircir jamais cette ténébreuse affaire quand tout à coup ils découvrirent, par une lettre volée, que les quatre-vingt mille bottes de foin n'avaient jamais existé, qu'un gentilhomme des plus distingués, le comte de Maubec, les avait vendues à l'État, qu'il en avait reçu le prix, mais qu'il ne les avait jamais livrées, attendu que, issu des plus riches propriétaires fonciers de l'ancienne Pingouinie, héritier des Maubec de la Dentdulynx, jadis possesseurs de quatre duchés, de soixante comtés, de six cent douze marquisats, baronnies et vidamies, il ne possédait pas de terres la largeur de la main et qu'il aurait été bien incapable de couper seulement une fauchée de fourrage sur ses domaines. Quant à se faire livrer un fétu d'un propriétaire ou de quelque marchand, c'est ce qui lui eût été tout à fait impossible, car tout le monde, excepté les ministres de l'État et les fonctionnaires du gouvernement, savait qu'il était plus facile de tirer de l'huile d'un caillou qu'un centime de Maubec.

Les sept cents pyrots ayant procédé à une enquête minutieuse sur les ressources financières du comte de Maubec de la Dentdulynx, constatèrent que ce gentilhomme tenait ses principales ressources d'une maison où des dames généreuses donnaient à tout venant deux jambons pour une andouille. Ils le dénoncèrent publiquement comme coupable du vol des quatre-vingt mille bottes de foin pour lequel un innocent avait été condamné et mis en cage.

Maubec était d'une illustre famille, alliée aux Draconides. Il n'y a rien que les démocraties estiment plus que la noblesse de naissance. Maubec avait servi dans l'armée pingouine et les Pingouins, depuis qu'ils étaient tous soldats, aimaient leur armée jusqu'à l'idolâtrie. Maubec avait, sur les champs de bataille, reçu la croix, qui est le signe de l'honneur chez les Pingouins, et qu'ils préfèrent même au lit de leurs épouses. Toute la Pingouinie se déclara pour Maubec et la voix du peuple, qui commençait à gronder, réclama des châtiments sévères contre les septs cents pyrots calomniateurs.

Maubec était gentilhomme: il défia les sept cents pyrots à l'épée, au sabre, au pistolet, à la carabine, au bâton.

«Sales youpins, leur écrivit-il dans une lettre fameuse, vous avez crucifié mon Dieu et vous voulez ma peau; je vous préviens que je ne serai pas aussi couillon que lui et que je vous couperai les quatorze cents oreilles. Recevez mon pied dans vos sept cents derrières.»

Le chef du gouvernement était alors un villageois nommé Robin Mielleux, homme doux aux riches et aux puissants et dur aux pauvres gens, de petit courage et ne connaissant que son intérêt. Par une déclaration publique, il se porta garant de l'innocence et de l'honneur de Maubec et déféra les sept cents pyrots aux tribunaux correctionnels, qui les condamnèrent, comme diffamateurs, à des peines afflictives, à d'énormes amendes et à tous les dommages et intérêts que réclamait leur innocente victime.

Il semblait que Pyrot dût rester à jamais enfermé dans sa cage où se perchaient les corbeaux. Cependant tous les Pingouins voulant savoir et prouver que ce juif était coupable, les preuves qu'on en donnait n'étaient pas toutes bonnes et il y en avait de contradictoires. Les officiers de l'état-major montraient du zèle et certains manquaient de prudence. Tandis que Greatauk gardait un admirable silence, le général Panther se répandait en intarissables discours et démontrait tous les matins, dans les journaux, la culpabilité du condamné. Il aurait peut- être mieux fait de n'en rien dire: elle était évidente; l'évidence ne se démontre pas. Tant de raisonnements troublaient les esprits; la foi, toujours vive, devenait moins sereine. Plus on apportait de preuves à la foule, plus elle en demandait.

Toutefois le danger de trop prouver n'eût pas été grand s'il ne s'était trouvé en Pingouinie, comme il s'en trouve partout ailleurs, des esprits formés au libre examen, capables d'étudier une question difficile, et enclins au doute philosophique. Il y en avait peu; ils n'étaient pas tous disposés à parler; le public n'était nullement préparé à les entendre. Pourtant ils ne devaient pas rencontrer que des sourds. Les grands juifs, tous les milliardaires israélites d'Alca, quand on leur parlait de Pyrot, disaient: «Nous ne connaissons point cet homme»; mais ils songeaient à le sauver. Ils gardaient la prudence où les attachait leur fortune et souhaitaient que d'autres fussent moins timides. Leur souhait devait s'accomplir.

CHAPITRE IV

COLOMBAN

Quelques semaines après la condamnation des sept cents pyrots, un petit homme myope, renfrogné, tout en poil, sortit un matin de sa maison avec un pot de colle, une échelle et un paquet d'affiches et s'en alla par les rues collant sur les murs des placards où se lisait en gros caractères: Pyrot est innocent, Maubec est coupable. Son état n'était pas de coller des affiches; il s'appelait Colomban; auteur de cent soixante volumes de sociologie pingouine, il comptait parmi les plus laborieux et les plus estimés des écrivains d'Alca. Après y avoir suffisamment réfléchi, ne doutant plus de l'innocence de Pyrot, il la publiait de la manière qu'il jugeait la plus éclatante. Il posa sans encombre quelques affiches dans les rues peu fréquentées; mais arrivé aux quartiers populeux, chaque fois qu'il montait sur son échelle, les curieux amassés sous lui, muets de surprise et d'indignation, lui jetaient des regards menaçants qu'il supportait avec le calme que donnent le courage et la myopie. Tandis que sur ses talons les concierges et tes boutiquiers arrachaient ses affiches, il allait traînant son attirail et suivi par les petits garçons qui, leur panier sous le bras et leur gibecière sur le dos, n'étaient pas pressés d'arriver à l'école: et il placardait studieusement. Aux indignations muettes se joignaient maintenant contre lui les protestations et les murmures. Mais Colomban ne daignait rien voir ni rien entendre. Comme il apposait, à l'entrée de la rue Sainte-Orberose, un de ses carrés de papier portant imprimé: Pyrot est innocent, Maubec est coupable, la foule ameutée donna les signes de la plus violente colère. «Traître, voleur, scélérat, canaille», lui criait-on; une ménagère, ouvrant sa fenêtre, lui versa une boîte d'ordures sur la tête, un cocher de fiacre lui fit sauter d'un coup de fouet son chapeau de l'autre côté de la rue, aux acclamations de la foule vengée; un garçon boucher le fit tomber avec sa colle, son pinceau et ses affiches, du haut de son échelle dans le ruisseau et les Pingouins enorgueillis sentirent alors la grandeur de leur patrie. Colomban se releva luisant d'immondices, estropié du coude et du pied, tranquille et résolu.

—Viles brutes, murmura-t-il en haussant les épaules.

Puis il se mit à quatre pattes dans le ruisseau pour y chercher son lorgnon qu'il avait perdu dans sa chute. Il apparut alors que son habit était fendu depuis le col jusqu'aux basques et son pantalon foncièrement disloqué. L'animosité delà foule à son égard s'en accrut.

De l'autre côté de la rue s'étendait la grande épicerie Sainte-Orberose. Des patriotes saisirent à la devanture tout ce qu'ils trouvaient sous la main, et le jetèrent sur Colomban, oranges, citrons, pots de confitures, tablettes de chocolat, bouteilles de liqueurs, boîtes de sardines, terrines de foie gras, jambons, volailles, stagnons d'huile et sacs de haricots. Couvert de débris alimentaires, contus et déchiré, boiteux, aveugle, il prit la fuite suivi de garçons de boutique, de mitrons, de rôdeurs, de bourgeois, de polissons dont le nombre grossissait de minute en minute et qui hurlaient «À l'eau! à mort le traître! à l'eau!» Ce torrent de vulgaire humanité roula tout le long des boulevards et s'engouffra dans la rue Saint-Maël. La police faisait son devoir; de toutes les voies adjacentes débouchaient des agents qui, la main gauche sur le fourreau de leur sabre, prenaient au pas de course la tête des poursuivants. Ils allongeaient déjà des mains énormes sur Colomban, quand il leur échappa soudain en tombant, par un regard ouvert, au fond d'un égout.

Il y passa la nuit, assis dans les ténèbres, au bord des eaux fangeuses, parmi les rats humides et gras. Il songeait à sa tâche; son coeur agrandi s'emplissait de courage et de pitié. Et quand l'aube mit un pâle rayon au bord du soupirail, il se leva et dit, se parlant à lui-même:

—Je discerne que la lutte sera rude.

Incontinent, il composa un mémoire où il exposait clairement que Pyrot n'avait pu voler au ministère de la guerre quatre-vingt mille bottes de foin qui n'y étaient jamais entrées, puisque Maubec ne les avait jamais fournies, bien qu'il en eût touché le prix. Colomban fit distribuer ce factum par les rues d'Alca. Le peuple refusait de le lire et le déchirait avec colère. Les boutiquiers montraient le poing aux distributeurs qui décampaient, poursuivis, le balai dans les reins, par des furies ménagères. Les têtes s'échauffèrent et l'effervescence dura toute la journée. Le soir, des bandes d'hommes farouches et déguenillés parcouraient les rues en hurlant: «Mort à Colomban!» Des patriotes arrachaient aux camelots des paquets entiers du factum, qu'ils brûlaient sur les places publiques, et ils dansaient autour de ces feux de joie des rondes éperdues avec des filles troussées jusqu'au ventre.

Les plus ardents allèrent casser les carreaux de la maison où Colomban vivait depuis quarante ans de son travail dans la douceur d'une paix profonde.

Les Chambres s'émurent et demandèrent au chef du gouvernement quelles mesures il comptait prendre pour réprimer les odieux attentats commis par Colomban contre l'honneur de l'armée nationale et la sûreté de la Pingouinie. Robin Mielleux flétrit l'audace impie de Colomban et annonça, aux applaudissements des législateurs, que cet homme serait traduit devant les tribunaux pour y répondre de son infâme libelle.

Le ministre de la guerre, appelé à la tribune, y parut transfiguré. Il n'avait plus l'air, comme autrefois, d'une oie sacrée des citadelles pingouines; maintenant hérissé, le cou tendu, le bec en croc, il semblait le vautour symbolique attaché au foie des ennemis de la patrie.

Dans le silence auguste de l'assemblée, il prononça ces seuls mots:

—Je jure que Pyrot est un scélérat.

Cette parole de Greatauk, répandue dans toute la Pingouinie, soulagea la conscience publique.

CHAPITRE V

LES RÉVÉRENDS PÈRES AGARIC ET CORNEMUSE

Colomban portait avec surprise et douceur le poids de la réprobation générale; il ne pouvait sortir de chez lui sans être lapidé; aussi ne sortait-il point; il écrivait dans son cabinet, avec un entêtement magnifique, de nouveaux mémoires en faveur de l'encagé innocent. Cependant parmi le peu de lecteurs qu'il trouva, quelques-uns, une douzaine, furent frappés de ses raisons et commencèrent à douter de la culpabilité de Pyrot. Ils s'en ouvrirent à leurs proches, s'efforcèrent de répandre autour d'eux la lumière qui naissait dans leur esprit. L'un d'eux était un ami de Robin Mielleux à qui il confia ses perplexités et qui dès lors refusa de le recevoir. Un autre demanda, par lettre ouverte, des explications au ministre de la guerre; un troisième publia un pamphlet terrible: celui-là, Kerdanic, était le plus redouté des polémistes. Le public en demeura stupide. On disait que ces défenseurs du traître étaient soudoyés par les grands juifs; on les flétrit du nom de pyrotins et les patriotes jurèrent de les exterminer. Il n'y avait que mille ou douze cents pyrotins dans la vaste république; on croyait en voir partout; on craignait d'en trouver dans les promenades, dans les assemblées, dans les réunions, dans les salons mondains, à la table de famille, dans le lit conjugal. La moitié de la population était suspecte à l'autre moitié. La discorde mit le feu dans Alca.

Or, le père Agaric, qui dirigeait une grande école de jeunes nobles, suivait les événements avec une anxieuse attention. Les malheurs de l'Église pingouine ne l'avaient point abattu; il restait fidèle au prince Crucho et conservait l'espoir de rétablir sur le trône de Pingouinie l'héritier des Draconides. Il lui parut que les événements qui s'accomplissaient ou se préparaient dans le pays, l'état d'esprit dont ils seraient en même temps l'effet et la cause, et les troubles, leur résultat nécessaire, pourraient, dirigés, conduits, tournés et détournés avec la sagesse profonde d'un religieux, ébranler la république et disposer les Pingouins à restaurer le prince Crucho dont la piété promettait des consolations aux fidèles. Coiffé de son vaste chapeau noir, dont les bords étaient pareils aux ailes de la Nuit, il s'achemina par le bois des Conils vers l'usine où son vénérable ami, le père Cornemuse, distillait la liqueur hygiénique de Sainte-Orberose. L'industrie du bon moine, si cruellement frappée au temps de l'émiral Chatillon, se relevait de ses ruines. On entendait les trains de marchandises rouler à travers les bois et l'on voyait sous les hangars des centaines d'orphelins bleus envelopper des bouteilles et clouer des caisses.

Agaric trouva le vénérable Cornemuse devant ses fourneaux, au milieu des cornues. Les prunelles glissantes du vieillard avaient retrouvé l'éclat du rubis; le poli de son crâne était redevenu suave et précieux.

Agaric félicita d'abord le pieux distillateur de l'activité qui renaissait dans ses laboratoires et dans ses ateliers.

—Les affaires reprennent. J'en rends grâces à Dieu, répondit le vieillard des Conis. Hélas! elles étaient bien tombées, frère Agaric, Vous avez vu la désolation de cet établissement. Je n'en dis pas davantage.

Agaric détourna la tête.

—La liqueur de Sainte-Orberose, poursuivit Cornemuse, triomphe de nouveau. Mon industrie n'en demeure pas moins incertaine et précaire. Les lois de ruine et de désolation qui l'ont frappée ne sont point abrogées: elles ne sont que suspendues….

Et le religieux, des Conils leva vers le cîel ses prunelles de rubis.

Agaric lui mit la main sur l'épaule:

—Quel spectacle, Cornemuse, nous offre la malheureuse Pingouinie! Partout la désobéissance, l'indépendance, la liberté! Nous voyons se lever les orgueilleux, les superbes, les hommes de révolte. Après avoir bravé les lois divines, ils se dressent contre les lois humaines, tant il est vrai que, pour être un bon citoyen, il faut être un bon chrétien. Colomban tâche à imiter Satan. De nombreux criminels suivent son funeste exemple; ils veulent, dans leur rage, briser tous les freins, rompre tous les jougs, s'affranchir des liens les plus sacrés, échapper aux contraintes les plus salutaires. Ils frappent leur patrie pour s'en faire obéir. Mais ils succomberont sous l'animadversion, la vitupération, l'indignation, la fureur, l'exécration et l'abomination publiques. Voilà l'abîme où les a conduits l'athéisme, la libre pensée, le libre examen, la prétention monstrueuse de juger par eux-mêmes, d'avoir une opinion propre.

—Sans doute, sans doute, répliqua le père Cornemuse en secouant la tête; mais-je vous avoue que le soin de distiller des simples m'a détourné de suivre les affaires publiques. Je sais seulement qu'on parle beaucoup d'un certain Pyrot. Les uns soutiennent qu'il est coupable, les autres affirment qu'il est innocent, et je ne saisis pas bien les motifs qui poussent les uns et les autres à s'occuper d'une affaire qui ne les regarde pas.

Le pieux Agaric demanda vivement:

—Vous ne doutez pas du crime de Pyrot?

—Je n'en puis douter, très cher Agaric, répondit le religieux des Conils; ce serait contraire aux lois de mon pays, qu'il faut respecter tant qu'elles ne sont pas en opposition avec les lois divines. Pyrot est coupable puisqu'il est condamné. Quant à en dire davantage pour ou contre sa culpabilité, ce serait substituer mon autorité à celle des juges, et je me garderai bien de le faire. C'est d'ailleurs inutile, puisque Pyrot est condamné. S'il n'est pas condamné parce qu'il est coupable, il est coupable parce qu'il est condamné; cela revient au même. Je crois à sa culpabilité comme tout bon citoyen doit y croire; et j'y croirai tant que la justice établie m'ordonnera d'y croire, car il n'appartient pas à un particulier, mais au juge, de proclamer l'innocence d'un condamné. La justice humaine est respectable jusque dans les erreurs inhérentes à sa nature faillible et bornée. Ces erreurs ne sont jamais irréparables; si les juges ne les réparent pas sur la terre, Dieu les réparera dans le ciel. D'ailleurs j'ai grande confiance en ce général Greatauk, qui me semble plus intelligent, sans en avoir l'air, que tous ceux qui l'attaquent.

—Bien cher Cornemuse, s'écria le pieux Agaric, l'affaire Pyrot, poussée au point où nous saurons la conduire avec le secours de Dieu et les fonds nécessaires, produira les plus grands biens. Elle mettra à nu les vices de la république anti-chrétienne et disposera les Pingouins à restaurer le trône des Draconides et les prérogatives de l'Église. Mais il faut pour cela que le peuple voie ses lévites au premier rang de ses défenseurs. Marchons contre les ennemis de l'armée, contre les insulteurs des héros, et tout le monde nous suivra.

—Tout le monde, ce sera trop, murmura en hochant la tête le religieux des Conils. Je vois que les Pingouins ont envie de se quereller. Si nous nous mêlons de leur querelle, ils se réconcilieront à nos dépens et nous payerons les frais de la guerre. C'est pourquoi, si vous m'en croyez, très cher Agaric, vous n'engagerez pas l'Église dans cette aventure.

—Vous connaissez mon énergie; vous connaîtrez ma prudence. Je ne compromettrai rien…. Bien cher Cornemuse, je ne veux tenir que de vous les fonds nécessaires à notre entrée en campagne.

Longtemps Cornemuse refusa de faire les frais d'une entreprise qu'il jugeait funeste. Agaric fut tour à tour pathétique et terrible. Enfin, cédant aux prières, aux menaces, Cornemuse, à pas traînants et la tête penchée, gagna son austère cellule où tout décelait la pauvreté évangélique. Au mur blanchi à la chaux, sous un rameau de buis bénit, un coffre-fort était scellé. Il l'ouvrit en soupirant et en tira une petite liasse de valeurs que, d'un bras raccourci et d'une main hésitante, il tendit au pieux Agaric.

—N'en doutez pas, très cher Cornemuse, dit celui-ci, en plongeant les papiers dans la poche de sa douillette, cette affaire Pyrot nous a été envoyée par Dieu pour la gloire et l'exaltation de l'Église de Pingouinie.

—Puissiez-vous avoir raison! soupira le religieux des Conils.

Et, resté seul dans son laboratoire, il contempla, de ses yeux exquis, avec une tristesse ineffable, ses fourneaux et ses cornues.

CHAPITRE VI

LES SEPT CENTS PYROTS

Les sept cents pyrots inspiraient au public une aversion croissante. Chaque jour, dans les rues d'Alca, on en assommait deux ou trois; l'un d'eux fut fessé publiquement, um autre jeté dans la rivière; un troisième, enduit de goudron, roulé dans des plumes et promené sur les boulevards à travers une foule hilare; un quatrième eut le nez coupé par un capitaine de dragons. Ils n'osaient plus se montrer à leur cercle, au tennis, aux courses; ils se dissimulaient pour aller à la Bourse. Dans ces circonstances il parut urgent au prince des Boscénos de refréner leur audace et de réprimer leur insolence. S'étant, à cet effet, réuni au comte Cléna, à M. de la Trumelle, au vicomte Olive, à M. Bigourd, il fonda avec eux la grande association des antipyrots à laquelle les citoyens par centaines de mille, les soldats par compagnies, par régiments, par brigades, par divisions, par corps d'armée, les villes, les districts, les provinces, apportèrent leur adhésion.

Environ ce temps, le ministre de la guerre, se rendant auprès de son chef d'état-major, vit avec surprise que la vaste pièce où travaillait le général Panther, naguère encore toute nue, portait maintenant sur chaque face, depuis le plancher jusqu'au plafond, en de profonds casiers, un triple et quadruple rang de dossiers de tout format et de toutes couleurs, archives soudaines et monstrueuses, ayant atteint en quelques jours la croissance des chartriers séculaires.

—Qu'est-ce que cela? demanda le ministre étonné

—Des preuves contre Pyrot, répondit avec une patriotique satisfaction le général Panther. Nous n'en possédions pas quand nous l'avons condamné: nous nous sommes bien rattrapés depuis.

La porte était ouverte; Greatank vit déboucher du palier une longue file de portefaix, qui venaient décharger dans la salle leurs crochets lourds de papiers, et il aperçut l'ascenseur qui s'élevait en gémissant, ralenti par le poids des dossiers.

—Qu'est-ce que cela encore? fit-il.

—Ce sont de nouvelles preuves contre Pyrot, qui nous arrivent, dit Panther. J'en ai demandé dans tous les cantons de Pingouinie, dans tous les états-majors et dans toutes les cours d'Europe; j'en ai commandé dans toutes les villes d'Amérique et d'Australie et dans toutes les factoreries d'Afrique; j'en attends des ballots de Brême et une cargaison de Melbourne.

Et Panther tourna vers le ministre le regard tranquille et radieux d'un héros. Cependant Greatauk, son carreau sur l'oeil, regardait ce formidable amas de papiers avec moins de satisfaction que d'inquiétude:

—C'est fort bien, dit-il, c'est fort bien! Mais je crains qu'on n'ôte à l'affaire Pyrot sa belle simplicité. Elle était limpide; ainsi que le cristal de roche, son prix était dans sa transparence. On y eût vainement cherché à la loupe une paille, une faille, une tache, le moindre défaut. Au sortir de mes mains, elle était pure comme le jour; elle était le jour même. Je vous donne une perle et vous en faites une montagne. Pour tout vous dire, je crains qu'en voulant trop bien faire, vous n'ayez fait moins bien. Des preuves! sans doute il est bon d'avoir des preuves, mais il est peut-être meilleur de n'en avoir pas. Je vous l'ai déjà dit, Panther: il n'y a qu'une preuve irréfutable, les aveux du coupable (ou de l'innocent, peu importe!). Telle que je l'avais établie l'affaire Pyrot ne prêtait pas à la critique; il n'y avait pas un endroit par où on pût l'atteindre. Elle défiait les coups; elle était invulnérable parce qu'elle était invisible. Maintenant elle donne une prise énorme à la discussion. Je vous conseille, Panther, de vous servir de vos dossiers avec réserve. Je vous serai surtout reconnaissant de modérer vos communications aux journalistes. Vous parlez bien, mais vous parlez trop. Dites moi, Panther, parmi ces pièces, en est-il de fausses?

Panther sourit:

—Il y en a d'appropriées.

—C'est ce que je voulais dire. Il y en a d'appropriées, tant mieux! Ce sont les bonnes. Comme preuves, les pièces fausses, en général, valent mieux que les vraies, d'abord parce qu'elles ont été faites exprès, pour les besoins de la cause, sur commande et sur mesure, et qu'elles sont enfin exactes et justes. Elles sont préférables aussi parce qu'elles transportent les esprits dans un monde idéal et les détournent de la réalité qui, en ce monde, hélas! n'est jamais sans mélange…. Toutefois, j'aimerais peut-être mieux, Panther, que nous n'eussions pas de preuves du tout.

Le premier acte de l'association des antipyrots fut d'inviter le gouvernement à traduire immédiatement devant une haute cour de justice, comme coupables de haute trahison, les sept cents pyrots et leurs complices. Le prince des Boscénos, chargé de porter la parole au nom de l'Association, se présenta devant le conseil assemblé pour le recevoir et exprima le voeu que la vigilance et la fermeté du gouvernement s'élevassent à la hauteur des circonstances. Il serra la main à chacun des ministres et, passant devant le général Greatauk, il lui souffla à l'oreille:

—Marche droit, crapule, ou je publie le dossier Maloury!

Quelques jours après, par un vote unanime des Chambres, émis sur un projet favorable du gouvernement, l'association des antipyrots fut reconnue d'utilité publique.

Aussitôt, l'association envoya en Marsouinie, au château de Chitterlings, où Grucho mangeait le pain amer de l'exil, une délégation chargée d'assurer le prince de l'amour et du dévouement des ligueurs antipyrots.

Cependant les pyrotins croissaient en nombre; on en comptait maintenant dix mille. Ils avaient, sur les boulevards, leurs cafés attitrés. Les patriotes avaient les leurs, plus riches et plus vastes; tous les soirs d'une terrasse à l'autre jaillissaient les bocks, les soucoupes, les porte-allumettes, les carafes, les chaises et les tables; les glaces volaient en éclats; l'ombre, en confondant les coups, corrigeait l'inégalité du nombre et les brigades noires terminaient la lutte en foulant indifféremment les combattants des deux parties sous leurs semelles aux clous acérés.

Une de ces nuits glorieuses, comme le prince des Boscénos sortait, on compagnie de quelques patriotes, d'un cabaret à la mode, M. de la Trumelle, lui désignant un petit houmme à binocle, barbu, sans chapeau, n'ayant qu'une manche à son habit, et qui se traînait péniblement sur le trottoir jonché de débris:

—Tenez! fit-il, voici Colomban!

Avec la force, le prince avait la douceur; il était plein de mansuétude; mais au nom de Colomban son sang ne fit qu'un tour. Il bondit sur le petit homme à binocle et le renversa d'un coup de poing dans le nez.

M. de la Trumelle s'aperçut alors, que, trompé par une ressemblance imméritée, il avait pris pour Colomban M. Bazile, ancien avoué, secrétaire de l'association des antipyrots, patriote ardent et généreux. Le prince des Boscénos était de ces âmes antiques, qui ne plient jamais; pourtant il savait reconnaître ses torts.

—Monsieur Bazile, dit-il en soulevant son chapeau, si je vous ai effleuré le visage, vous m'excuserez et vous me comprendrez, vous m'approuverez, que dis-je, vous me complimenterez, vous me congratulerez et me féliciterez quand vous saurez la cause de cet acte. Je vous prenais pour Colomban.

M. Bazile, tamponnant avec son mouchoir ses narines jaillissantes et soulevant un coude tout éclatant de sa manche absente:

—Non, monsieur, répondit-il sèchement, je ne vous féliciterai pas, je ne vous congratulerai pas, je ne vous complimenterai pas, je ne vous approuverai pas, car votre action était pour le moins superflue; elle était, dirai-je, surérogatoire. On m'avait, ce soir, déjà pris trois fois pour Colomban et traité suffisamment comme il le mérite. Les patriotes lui avaient sur moi défoncé les côtes et cassé les reins, et j'estimais, monsieur, que c'était assez.

À peine avait-il achevé ce discours que les pyrotins apparurent en bande, et trompés, à leur tour, par cette ressemblance insidieuse, crurent que des patriotes assommaient Colomban. Ils tombèrent à coups de canne plombée et de nerfs de boeufs sur le prince des Boscénos et ses compagnons, qu'il laissèrent pour morts sur la place, et, s'emparant de l'avoué Bazile, le portèrent en triomphe, malgré ses protestations indignées, aux cris de «Vive Colomban! vive Pyrot!» le long des boulevards, jusqu'à ce que la brigade noire, lancée à leur poursuite, les eût assaillis, terrassés, traînés indignement au poste, où l'avoué Bazile fut, sous le nom de Colomban, trépigné par des semelles épaisses, aux clous sans nombre.

CHAPITRE VII

BIDAULT-COQUILLE ET MANIFLORE

LES SOCIALISTES

Or, tandis qu'un vent de colère et de haine soufflait dans Alca, Eugène Bidault-Coquille, le plus pauvre et le plus heureux des astronomes, installé sur une vieille pompe à feu du temps des Draconides, observait le ciel à travers une mauvaise lunette et enregistrait photographiquement sur des plaques avariées les passages d'étoiles filantes. Son génie corrigeait les erreurs des instruments et son amour de la science triomphait de la dépravation des appareils. Il observait avec une inextinguible ardeur aérolithes, météorites et bolides, tous les débris ardents, toutes les poussières enflammées qui traversent d'une vitesse prodigieuse l'atmosphère terrestre, et recueillait, pour prix de ses veilles studieuses, l'indifférence du public, l'ingratitude de l'État et l'animadversion des corps savants. Abîmé dans les espaces célestes, il ignorait les accidents advenus à la surface de la terre; il ne lisait jamais les journaux et tandis qu'il marchait par la ville, l'esprit occupé des astéroïdes de novembre, il se trouva plus d'une fois dans le bassin d'un jardin public ou sous les roues d'un autobus.

Très haut de taille et de pensée, il avait un respect de lui-même et d'autrui qui se manifestait par une froide politesse ainsi que par une redingote noire très mince et un chapeau de haute forme, dont sa personne se montrait émaciée et sublimée. Il prenait ses repas dans un petit restaurant déserté par tous les clients moins spiritualistes que lui, où seule désormais sa serviette reposait, ceinte de son coulant de buis, au casier désolé. En cette gargotte, un soir, le mémoire de Colomban en faveur de Pyrot lui tomba sous les yeux; il le lut en cassant des noisettes creuses, et tout à coup, exalté d'étonnement d'admiration, d'horreur et de pitié, il oublia les chutes de météores et les pluies d'étoiles et ne vit plus que l'innocent balancé par les vents dans sa cage où perchaient les corbeaux.

Cette image ne le quittait plus. Il était depuis huit jours sous l'obsession du condamné innocent quand, au sortir de sa gargotte, il vit une foule de citoyens s'engouffrer dans un bastringue où se tenait une réunion publique. Il entra; la réunion était contradictoire; on hurlait, on s'invectivait, on s'assommait dans la salle fumeuse. Les pyrots et les antipyrots parlaient, tour à tour acclamés et conspués. Un enthousiasme obscur et confus soulevait les assistants. Avec l'audace des hommes timides et solitaires, Bidault-Coquille bondit sur l'estrade et parla trois quarts d'heure. Il parla très vite, sans ordre, mais avec véhémence et dans toute la conviction d'un mathématicien mystique. Il fut acclamé. Quand il descendit de l'estrade, une grande femme sans âge, tout en rouge, portant à son immense chapeau des plumes héroïques, se jeta sur lui, à la fois ardente et solennelle, l'embrassa et lui dit:

—Vous êtes beau!

Il pensa dans sa simplicité qu'il devait y avoir à cela quelque chose de vrai.

Elle lui déclara qu'elle ne vivait plus que pour la défense de Pyrot et dans le culte de Colomban. Il la trouva sublime et la crut belle. C'était Maniflore, une vieille cocotte pauvre, oubliée, hors d'usage, et devenue tout à coup grande citoyenne.

Elle ne le quitta plus. Ils vécurent ensemble des heures inimitables dans les caboulots et les garnis transfigurés, dans les bureaux de rédaction, dans les salles de réunions et de conférences. Comme il était idéaliste, il persistait à la croire adorable, bien qu'elle lui eût donné amplement l'occasion de s'apercevoir qu'elle ne conservait de charmes en nul endroit ni d'aucune manière. Elle gardait seulement de sa beauté passée la certitude de plaire et une hautaine assurance à réclamer les hommages. Pourtant, il faut le reconnaître, cette affaire Pyrot, féconde en prodiges, revêtait Maniflore d'une sorte de majesté civique et la transformait, dans les réunions populaires, en un symbole auguste de la justice et de la vérité.

Chez aucun antipyrot, chez aucun défenseur de Greatauk, chez aucun ami du sabre, Bidault-Coquille et Maniflore n'inspiraient la moindre pointe d'ironie et de gaieté. Les dieux, dans leur colère, avaient refusé à ces hommes le don précieux du sourire. Ils accusaient gravement la courtisane et l'astronome d'espionnage, de trahison, de complot contre la patrie. Bidault-Coquille et Maniflore grandissaient à vue d'oeil sous l'injure, l'outrage et la calomnie.

La Pingouinie était, depuis de longs mois, partagée en deux camps, et, ce qui peut paraître étrange au premier abord, les socialistes n'avaient pas encore pris parti. Leurs groupements comprenaient presque tout ce que le pays comptait de travailleurs manuels, force éparse, confuse, rompue, brisée, mais formidable. L'affaire Pyrot jeta les principaux chefs de groupes dans un singulier embarras: ils n'avaient pas plus envie de se mettre du côté des financiers que du côté des militaires. Ils regardaient les grands et les petits juifs comme des adversaires irréductibles. Leurs principes n'étaient point en jeu, leurs intérêts n'étaient point engagés dans cette affaire. Cependant, ils sentaient, pour la plupart, combien il devenait difficile de demeurer étranger à des luttes où la Pingouinie se jetait tout entière.

Les principaux d'entre eux se réunirent au siège de leur fédération, rue de la Queue-du-diable-Saint Maël, pour aviser à la conduite qu'il leur conviendrait de tenir dans les conjonctures présentes et les éventualités futures.

Le compagnon Phoenix prit le premier la parole:

—Un crime, dit-il, le plus odieux et le plus lâche des crimes, un crime judiciaire a été commis. Des juges militaires, contraints ou trompés par leurs chefs hiérarchiques, ont condamné un innocent à une peine infamante et cruelle. Ne dites pas que la victime n'est pas des nôtres; qu'elle appartient à une caste qui nous fut et nous sera toujours ennemie. Notre parti est le parti de la justice sociale; il n'est pas d'iniquité qui lui soit indifférente.

»Quelle honte pour nous si nous laissions un radical, Kerdanic, un bourgeois, Colomban, et quelques républicains modérés poursuivre seuls les crimes du sabre. Si la victime n'est pas des nôtres, ses bourreaux sont bien les bourreaux de nos frères et Greatauk, avant de frapper un militaire, a fait fusiller nos camarades grévistes.

»Compagnons, par un grand effort intellectuel, moral et matériel, vous arracherez Pyrot au supplice; et, en accomplissant cet acte généreux, vous ne vous détournerez pas de la tâche libératrice et révolutionnaire que vous avez assumée, car Pyrot est devenu le symbole de l'opprimé et toutes les iniquités sociales se tiennent; en en détruisant une, on ébranle toutes les autres.

Quand Phoenîx eut achevé, le compagnon Sapor parla en ces termes:

—On vous conseille d'abandonner votre tâche pour accomplir une besogne qui ne vous concerne pas. Pourquoi vous jeter dans une mêlée où, de quelque côté que vous vous portiez, vous ne trouverez que des adversaires naturels, irréductibles, nécessaires? Les financiers ne vous sont-ils pas moins haïssables que les militaires? Quelle caisse allez- vous sauver: celle des Bilboquet de la Banque ou celle des Paillasse de la Revanche? Quelle inepte et criminelle générosité vous ferait voler au secours des sept cents pyrots que vous trouverez toujours en face de vous dans la guerre sociale?

»On vous propose de faire la police chez vos ennemis et de rétablir parmi eux l'ordre que leurs crimes ont troublé. La magnanimité poussée à ce point change de nom.

»Camarades, il y a un degré où l'infamie devient mortelle pour une société; la bourgeoisie pingouine étouffe dans son infamie, et l'on vous demande de la sauver, de rendre l'air respirable autour d'elle. C'est se moquer de vous.

»Laissons-la crever, et regardons avec un dégoût plein de joie ses dernières convulsions, en regrettant seulement qu'elle ait si profondément corrompu le sol où elle a bâti, que nous n'y trouverons qu'une boue empoisonnée pour poser les fondements d'une société nouvelle.»

Sapor ayant terminé son discours, le camarade Lapersonne prononça ce peu de mots:

—Phoenix nous appelle au secours de Pyrot pour cette raison que Pyrot est innocent. Il me semble que c'est une bien mauvaise raison. Si Pyrot est innocent, il s'est conduit en bon militaire et il a toujours fait consciencieusement son métier, qui consiste principalement à tirer sur le peuple. Ce n'est pas un motif pour que le peuple prenne sa défense, en bravant tous les périls. Quand il me sera démontré que Pyrot est coupable et qu'il a volé le foin de l'armée, je marcherai pour lui.

Le camarade Larrivée prit ensuite la parole:

—Je ne suis pas de l'avis de mon ami Phoenix; je ne suis pas non plus de l'avis de mon ami Sapor; je ne crois pas que le parti doive embrasser une cause dès qu'on nous dit que cette cause est juste. Je crains qu'il n'y ait là un fâcheux abus de mots et une dangereuse équivoque. Car la justice sociale n'est pas la justice révolutionnaire. Elles sont toutes deux en antagonisme perpétuel: servir l'une, c'est combattre l'autre. Quant à moi, mon choix est fait: je suis pour la justice révolutionnaire contre la justice sociale. Et pourtant, dans le cas présent, je blâme l'abstention. Je dis que lorsque le sort favorable vous apporte une affaire comme celle-ci, il faudrait être des imbéciles pour ne pas en profiter.

»Comment? l'occasion nous est offerte d'asséner au militarisme des coups terribles, peut-être mortels. Et vous voulez que je me croise les bras? Je vous en avertis, camarades; je ne suis pas un fakir; je ne serai jamais du parti des fakirs; s'il y a ici des fakirs, qu'ils ne comptent pas sur moi pour leur tenir compagnie. Se regarder le nombril est une politique sans résultats, que je ne ferai jamais.

»Un parti comme le nôtre doit s'affirmer sans cesse; il doit prouver son existence par une action continue. Nous interviendrons dans l'affaire Pyrot; mais nous y interviendrons révolutionnairement; nous exercerons une action violente…. Croyez-vous donc que la violence soit un vieux procédé, une invention surannée, qu'il faille mettre au rancart avec les diligences, la presse à bras et le télégraphe aérien? Vous êtes dans l'erreur. Aujourd'hui comme hier, on n'obtient rien que par la violence; c'est l'instrument efficace; il faut seulement savoir s'en servir. Quelle sera notre action? Je vais vous le dire: ce sera d'exciter les classes dirigeantes les unes contre les autres, de mettre l'armée aux prises avec la finance, le gouvernement avec la magistrature, la noblesse et le clergé avec les juifs, de les pousser, s'il se peut, à s'entre-détruire; ce sera d'entretenir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fièvre épuise les malades.

»L'affaire Pyrot, pour peu qu'on sache s'en servir, hâtera de dix ans la croissance du parti socialiste et l'émancipation du prolétariat par le désarmement, la grêve générale et la révolution.»

Les chefs du parti ayant de la sorte exprimé chacun un avis différent, la discussion ne se prolongea pas sans vivacité; les orateurs, comme il arrive toujours en ce cas, reproduisirent les arguments qu'ils avaient déjà présentés et les exposèrent avec moins d'ordre et de mesure que la première fois. On disputa longtemps et personne ne changea d'avis. Mais ces avis, en dernière analyse, se réduisaient à deux, celui de Sapor et de Lapersonne qui conseillaient l'abstention, et celui de Phoenix et de Larrivée qui voulaient intervenir. Encore ces deux opinions contraires se confondaient-elles en une commune haine des chefs militaires et de leur justice et dans une commune croyance à l'innocence de Pyrot. L'opinion publique ne se trompa donc guère en considérant tous les chefs socialistes comme des pyrotins très pernicieux.

Quant aux masses profondes au nom desquelles ils parlaient, et qu'ils représentaient autant que la parole peut représenter l'inexprimable, quant aux prolétaires enfin, dont il est difficile de connaître la pensée qui ne se connaît point elle-même, il semble que l'affaire Pyrot ne les intéressait pas. Elle était pour eux trop littéraire, d'un goût trop classique, avec un ton de haute bourgeoisie et de haute finance, qui ne leur plaisait guère.

CHAPITRE VIII

LE PROCES COLOMBAN

Quand s'ouvrit le procès Colomban, les pyrotins n'étaient pas beaucoup plus de trente mille; mais il y en avait partout, et il s'en trouvait même parmi les prêtres et les militaires. Ce qui leur nuisait le plus c'était la sympathie des grands juifs. Au contraire, ils devaient à leur faible nombre de précieux avantages et en premier lieu de compter parmi eux moins d'imbéciles que leurs adversaires qui en étaient surchargés. Ne comprenant qu'une infime minorité, ils se concertaient facilement, agissaient avec harmonie, n'étaient point tentés de se diviser et de contrarier leurs efforts; chacun d'eux sentait la nécessité de bien faire et se tenait d'autant mieux qu'il se trouvait plus en vue. Enfin tout leur permettait de croire qu'ils gagneraient de nouveaux adhérents, tandis que leurs adversaires, ayant réuni du premier coup les foules, ne pouvaient plus que décroître.

Traduit devant ses juges, en audience publique, Colomban s'aperçut tout de suite que ses juges n'étaient pas curieux. Dès qu'il ouvrait la bouche, le président lui ordonnait de se taire, dans l'intérêt supérieur de l'État. Pour la même raison, qui est la raison suprême, les témoins à décharge ne furent point entendus. Le général Panther, chef d'état- major, parut à la barre, en grand uniforme et décoré de tous ses ordres. Il déposa en ces termes:

—L'infâme Colomban prétend que nous n'avons pas de preuves contre Pyrot. Il en a menti: nous en avons; j'en garde dans mes archives sept cent trente-deux mètres carrés, qui, à cinq cents kilos chaque, font trois cent soixante-six mille kilos.

Cet officier supérieur donna ensuite, avec élégance et facilité, un aperçu de ces preuves.

—Il y en a de toutes couleurs et de toutes nuances, dit-il en substance; il y en a de tout format, pot, couronne, écu, raisin, colombier, grand aigle, etc. La plus petite a moins d'un millimètre carré; la plus grande mesure 70 mètres de long sur 0 m. 90 de large.

À cette révélation l'auditoire frémit d'horreur.

Greatauk vint déposer à son tour. Plus simple et, peut-être, plus grand, il portait un vieux veston gris, et tenait les mains jointes derrière le dos.

—Je laisse, dit-il avec calme et d'une voix peu élevée, je laisse à monsieur Colomban la responsabilité d'un acte qui a mis notre pays à deux doigts de sa perte. L'affaire Pyrot est secrète; elle doit rester secrète. Si elle était divulguée, les maux les plus cruels, guerres, pillages, ravages, incendies, massacres, épidémies, fondraient immédiatement sur la Pingouinie. Je m'estimerais coupable de haute trahison si je prononçais un mot de plus.

Quelques personnes connues pour leur expérience politique, entre autres M. Bigourd, jugèrent la déposition du ministre de la guerre plus habile et de plus de portée que celle de son chef d'état-major.

Le témoignage du colonel de Boisjoli fit une grande impression:

—Dans une soirée au ministère de la guerre, dit cet officier, l'attaché militaire d'une puissance voisine me confia que, ayant visité les écuries de son souverain, il avait admiré un foin souple et parfumé, d'une jolie teinte verte, le plus beau qu'il eût jamais vu! «D'où venait-il?» lui demandai-je. Il ne me répondit pas; mais l'origine ne m'en parut pas douteuse. C'était le foin volé par Pyrot. Ces qualités de verdeur, de souplesse et d'arôme sont celles de notre foin national. Le fourrage de la puissance voisine est gris, cassant; il sonne sous la fourche et sent la poussière. Chacun peut conclure.

Le lieutenant-colonel Hastaing vint dire, à la barre, au milieu des huées, qu'il ne croyait pas Pyrot coupable. Aussitôt il fut appréhendé par la gendarmerie et jeté dans un cul de basse-fosse où, nourri de vipères, de crapauds et de verre pilé, il demeura insensible aux promesses comme aux menaces.

L'huissier appela:

—Le comte Pierre Maubec de la Dentdulynx.

Il se fit un grand silence et l'on vit s'avancer vers la barre un gentihomme magnifique et dépenaillé, dont les moustaches menaçaient le ciel et dont les prunelles fauves jetaient des éclairs.

Il s'approche de Colomban, et lui jetant un regard d'ineffable mépris:

—Ma déposition, dit-il, la voici: Merde!

À ces mots la salle entière éclata en applaudissements enthousiastes et bondit, soulevée par un de ces transports qui exaltent les coeurs et portent les âmes aux actions extraordinaires. Sans ajouter une parole, le comte Maubec de la Dentdulynx se retira.

Quittant avec lui le prétoire, tous les assistants lui firent cortège. Prosternée à ses pieds, la princesse des Boscénos lui tenait les cuisses éperdument embrassées; il allait, impassible et sombre, sous une pluie de mouchoirs et de fleurs. La vicomtesse Olive, crispée à son cou, n'en put être détachée et le calme héros l'emporta flottante sur sa poitrine comme une écharpe légère.

Quand l'audience qu'il avait dû suspendre fut reprise, le président appela les experts.

L'illustre expert en écriture, Vermillard, exposa le résultat de ses recherches.

—Ayant étudié attentivement, dit-il, les papiers saisis chez Pyrot, notamment ses livres de dépense et ses cahiers de blanchissage, j'ai reconnu que, sous une banale apparence, ils constituent un cryptogramme impénétrable dont j'ai pourtant trouvé la clé. L'infamie du traître s'y voit à chaque ligne. Dans ce système d'écriture ces mots «Trois books et vingt francs pour Adèle» signifient: «J'ai livré trente mille bottes de foin à une puissance voisine». D'après ces documents j'ai pu même établir la composition du foin livré par cet officier: En effet, les mots chemise, gilet, caleçon, mouchoirs de poche, faux-cols, apéritif, tabac, cigares, veulent dire trèfle, paturin, luzerne, pimprenelle, avoine, ivraie, flouve odorante et fléole des prés. Et ce sont là précisément les plantes aromatiques qui composaient le foin odorant fourni par le comte Maubec à la cavalerie pingouine. Ainsi Pyrot faisait mention de ses crimes dans un langage qu'il croyait à jamais indéchiffrable. On est confondu de tant d'astuce uni à tant d'inconscience.

Colomban, reconnu coupable sans circonstances atténuantes, fut condamné au maximum de la peine. Les jurés signèrent aussitôt un recours en rigueur.

Sur la place du Palais, au bord du fleuve dont les rives avaient vu douze siècles d'une grande histoire, cinquante mille personnes attendaient dans le tumulte l'issue du procès. Là s'agitaient les dignitaires de l'association des antipyrots, parmi lesquels on remarquait le prince des Boscénos, le comte Cléna, le vicomte Olive, M. de la Trumelle; là se pressaient le révérend père Agaric et les professeurs de l'école Saint-Maël avec tous leurs élèves; là, le moine Douillard et le généralissime Caraguel, en se tenant embrassés, formaient un groupe sublime, et l'on voyait accourir par le Pont-Vieux les dames de la halle et des lavoirs, avec des broches, des pelles, des pincettes, des battoirs et des chaudrons d'eau de Javel; devant les portes de bronze, sur les marches, était rassemblé tout ce qu'Alca comptait de défenseurs de Pyrot, professeurs, publicistes, ouvriers, les uns conservateurs, les autres radicaux ou révolutionnaires, et l'on reconnaissait, à leur tenue négligée et à leur aspect farouche, les camarades Phoenix, Larrivée, Lapersonne, Dagobert et Varambille.

Serré dans sa redingote funèbre et coiffé de son chapeau cérémonieux, Bidault-Coquille invoquait en faveur de Colomban et du colonel Hastaing les mathématiques sentimentales. Sur la plus haute marche resplendissait, souriante et farouche, Maniflore, courtisane héroïque, jalouse de mériter, comme Léena un monument glorieux ou, comme Epicharis, les louanges de l'histoire.

Les sept cents pyrots, déguisés en marchands de limonade, en camelots, en ramasseurs de mégots et en antipyrots, erraient autour du vaste édifice.

Quand Colomban parut, une clameur telle s'éleva que, frappés par la commotion de l'air et de l'eau, les oiseaux en tombèrent des arbres et les poissons en remontèrent sur le ventre à la surface du fleuve. On hurlait de toutes parts:

—À l'eau, Colomban! à l'eau! à l'eau!

Quelques cris jaillissaient:

—Justice et vérité!

Une voix même fut entendue vociférant:

—À bas l'armée!

Ce fut le signal d'une effroyable mêlée. Les combattants tombaient par milliers et formaient de leurs corps entassés des tertres hurlants et mouvants sur lesquels de nouveaux lutteurs se prenaient à la gorge. Les femmes, ardentes, échevelées, pâles, les dents agacées et les ongles frénétiques, se ruaient sur l'homme avec des transports qui donnait à leur visage, au grand jour de la place publique, une expression délicieuse qu'on n'avait pu surprendre jusque-là que dans l'ombre des rideaux, au creux des oreillers. Elles vont saisir Colomban, le mordre, l'étrangler, l'écarteler, le déchirer et s'en disputer les lambeaux, lorsque Maniflore, grande, chaste dans sa tunique rouge, se dresse, sereine et terrible, devant ces furies qui reculent épouvantées. Colomban semblait sauvé; ses partisans étaient parvenus à lui frayer un chemin à travers la place du Palais et à l'introduire dans un fiacre aposté au coin du Pont-Vieux. Déjà le cheval filait au grand trot, mais le prince des Boscénos, le comte Cléna, M. de la Trumelle, jetèrent le cocher à bas de son siège; puis poussant l'animal à reculons et faisant marcher les grandes roues devant les petites acculèrent l'attelage au parapet du pont, d'où ils le firent basculer dans le fleuve, aux applaudissements de la foule en délire. Avec un clapotement sonore et frais, l'eau jaillit en gerbe; puis on ne vit plus qu'un léger remous à la surface étincelante du fleuve.

Presque aussitôt, les compagnons Dagobert et Varambille, aidés des sept cents pyrots déguisés, envoyèrent le prince des Boscénos, la tête la première, dans un bateau de blanchisseuses où il s'abîma lamentablement.

La nuit sereine descendit sur la place du Palais, et versa sur les débris affreux dont elle était jonchée le silence et la paix. Cependant, à trois kilomètres en aval, sous un pont, accroupi, tout dégouttant, au côté d'un vieux cheval estropié, Colomban méditait sur l'ignorance et l'injustice des foules.

—L'affaire, se disait-il, est plus rude encore que je ne croyais. Je prévois de nouvelles difficultés.

Il se leva, s'approcha du malheureux animal:

—Que leur avais-tu fait? pauvre ami, lui dit-il. C'est à cause de moi qu'ils t'ont si cruellement traité.

Il embrassa la bête infortunée et mit un baiser sur l'étoile blanche de son front. Puis il la tira par la bride, et, boitant, l'emmena boitant à travers la ville endormie jusqu'à sa maison, où le sommeil leur fit oublier les hommes.

CHAPITRE IX

LE PÈRE DOUILLARD

Dans leur infinie mansuétude, à la suggestion du père commun des fidèles, les évêques, chanoines, curés, vicaires, abbés et prieurs de Pingouinie, résolurent de célébrer un service solennel dans la cathédrale d'Alca, pour obtenir de la miséricorde divine qu'elle daignât mettre un terme aux troubles qui déchiraient une des plus nobles contrées de la Chrétienté et accorder au repentir de la Pingouinie le pardon de ses crimes envers Dieu et les ministres du culte.

La cérémonie eut lieu le quinze juin. Le généralissime Caraguel se tenait au banc d'oeuvre, entouré de son état-major. L'assistance était nombreuse et brillante; selon l'expression de M. Bigourd, c'était à la fois une foule et une élite. On y remarquait au premier rang M. de la Berthoseille, chambellan de monseigneur le prince Crucho. Près de la chaire où devait monter le révérend père Douillard, de l'ordre de Saint- François, se tenaient debout, dans une attitude recueillie, les mains croisées sur leurs gourdins, les grands dignitaires de l'association des antipyrots, le vicomte Olive, M. de la Trumelle, le comte Cléna, le duc d'Ampoule, le prince des Boscénos. Le père Agaric occupait l'abside, avec les professeurs et les élèves de l'école Saint-Maël. Le croisillon et le bas-côté de droite étaient réservés aux officiers et soldats en uniforme comme le plus honorable, puisque c'est de ce côté que le Seigneur pencha la tête en expirant sur la croix. Les dames de l'aristocratie, et parmi elles la comtesse Cléna, la vicomtesse Olive, la princesse des Boscénos, occupaient les tribunes. Dans l'immense vaisseau et sur la place du Parvis se pressaient vingt mille religieux de toutes robes et trente mille laïques.

Après la cérémonie expiatoire et propitiatoire, le révérend père Douillard monta en chaire. Le sermon avait été donné d'abord au révérend père Agaric; mais jugé, malgré ses mérites, au-dessous des circonstances pour le zèle et la doctrine, on lui préféra l'éloquent capucin qui depuis six mois allait prêcher dans les casernes contre les ennemis de Dieu et de l'autorité.

Le révérend père Douillard, prenant pour texte Deposuit potentes de sede, établit que toute-puissance temporelle a Dieu pour principe et pour fin et qu'elle se perd et s'abîme elle-même quand elle se détourne de la voie que la Providence lui a tracée et du but qu'elle lui a assigné.

Faisant application de ces règles sacrées au gouvernement de la Pingouinie, il traça un tableau effroyable des maux que les maîtres de ce pays n'avaient su ni prévoir ni empêcher.

—Le premier auteur de tant de misères et de hontes, dit-il, vous ne le connaissez que trop, mes frères. C'est un monstre dont le nom annonce providentiellement la destinée, car il est tiré du grec pyros, qui veut dire feu, la sagesse divine, qui parfois est philologue, nous avertissant par cette étymologie qu'un juif devait allumer l'incendie dans la contrée qui l'avait accueilli.

Il montra la patrie, persécutée par les persécuteurs de l'Église, s'écriant sur son calvaire:

«Ô douleur! ô gloire! Ceux qui ont crucifié mon dieu me crucifient!»

À ces mots un long frémissement agita l'auditoire.

Le puissant orateur souleva plus d'indignation encore en rappelant l'orgueilleux Colomban, plongé, noir de crimes, dans le fleuve dont toute l'eau ne le lavera pas. Il ramassa toutes les humiliations, tous les périls de la Pingouinie pour en faire un grief au président de la république et à son premier ministre.

—Ce ministre, dit-il, ayant commis une lâcheté dégradante en n'exterminant pas les sept cents pyrots avec leurs alliés et leurs défenseurs, comme Saül extermina les Philistins dans Gabaon, s'est rendu indigne d'exercer le pouvoir que Dieu lui avait délégué, et tout bon citoyen peut et doit désormais insulter à sa méprisable souveraineté. Le Ciel regardera favorablement ses contempteurs. Deposuit patentes de sede. Dieu déposera les chefs pusillanimes et il mettra à leur place les hommes forts qui se réclameront de Lui. Je vous en préviens, messieurs; je vous en préviens, officiers, sous-officiers, soldats qui m'écoutez; je vous en préviens, généralissime des armées pingouines, l'heure est venue! Si vous n'obéissez pas aux ordres de Dieu, si vous ne déposez pas en son nom les possédants indignes, si vous ne constituez pas sur la Pingouinie un gouvernement religieux et fort, Dieu n'en détruira pas moins ce qu'il a condamné, il n'en sauvera pas moins son peuple; il le sauvera, à votre défaut, par un humble artisan ou par un simple caporal. L'heure sera bientôt passée. Hâtez-vous!

Soulevés par cette ardente exhortation, les soixante mille assistants se levèrent frémissants; des cris jaillirent: «Aux armes! aux armes! Mort aux pyrots! Vive Crucho!» et tous, moines, femmes, soldats, gentilshommes, bourgeois, larbins, sous le bras surhumain levé dans la chaire de vérité pour les bénir, entonnant l'hymne: Sauvons la Pingouinie! s'élancèrent impétueusement hors de la basilique et marchèrent, par les quais du fleuve, sur la Chambre des députés.

Resté seul dans la nef désertée, le sage Cornemuse, levant les bras au ciel, murmura d'une voix brisée:

Agnosco fortunam ecclesiae pinguicanae! Je ne vois que trop où tout cela nous conduira.

L'assaut que donna la foule sainte au palais législatif fut repoussé. Vigoureusement chargés par les brigades noires et les gardes d'Alca, les assaillants fuyaient en désordre quand les camarades accourus des faubourgs, ayant à leur tête Phoenix, Dagobert, Lapersonne et Varambille, se jetèrent sur eux et achevèrent leur déconfiture. MM. de la Trumelle et d'Ampoule furent traînés au poste. Le prince des Boscénos, après avoir lutté vaillamment, tomba la tête fendue sur le pavé ensanglanté.

Dans l'enthousiasme de la victoire, les camarades, mêlés à d'innombrables camelots, parcoururent, toute la nuit, les boulevards, portant Maniflore en triomphe et brisant les glaces des cafés et les vitres des lanternes aux cris de: «À bas Crucho! Vive la sociale!» Les antipyrots passaient à leur tour, renversant les kiosques des journaux et les colonnes de publicité.

Spectacles auxquels la froide raison ne saurait applaudir et propres à l'affliction des édiles soucieux de la bonne police des chemins et des rues; mais ce qui était plus triste pour les gens de coeur, c'était l'aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient à distance égale des deux camps, et tout égoïstes et lâches qu'ils se laissaient voir, voulaient qu'on admirât la générosité de leurs sentiments et la noblesse de leur âme; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gémissaient: «Ô Pingouins, cessez ces luttes fratricides; cessez de déchirer le sein de votre mère!», comme si les hommes pouvaient vivre en société sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n'étaient pas les conditions nécessaires de la vie nationale et du progrès des moeurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l'injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l'injuste dans son courage. L'un de ceux-là, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur; ses larmes formaient à ses pieds des étangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques des pêcheurs.

Pendant ces nuits agitées, au faîte de sa vieille pompe à feu, sous le ciel serein, tandis que les étoiles filantes s'enregistraient sur les plaques photographiques, Bidault-Coquille se glorifiait en son coeur. Il combattait pour la justice; il aimait, il était aimé d'un amour sublime. L'injure et la calomnie le portaient aux nues. On voyait sa caricature avec celle de Colomban, de Kerdanic et du colonel Hastaing dans les kiosques des journaux; les antipyrots publiaient qu'il avait reçu cinquante mille francs des grands financiers juifs. Les reporters des feuilles militaristes consultaient sur sa valeur scientifique les savants officiels qui lui refusaient toute connaissance des astres, contestaient ses observations les plus solides, niaient ses découvertes les plus certaines, condamnaient ses hypothèses les plus ingénieuses et les plus fécondes. Sous les coups flatteurs de la haine et de l'envie, il exultait.

Contemplant à ses pieds l'immensité noire percée d'une multitude de lumières, sans songer à tout ce qu'une nuit de grande ville renferme de lourds sommeils, d'insomnies cruelles, de songes vains, de plaisirs toujours gâtés et de misères infiniment diverses:

—C'est dans cette énorme cité, se disait-il, que le juste et l'injuste se livrent bataille.

Et, substituant à la réalité multiple et vulgaire une poésie simple et magnifique, il se représentait l'affaire Pyrot sous l'aspect d'une lutte des bons et des mauvais anges; il attendait le triomphe éternel des Fils de la lumière et se félicitait d'être un Enfant du jour terrassant les Enfants de la nuit.

CHAPITRE X

LE CONSEILLER CHAUSSEPIED

Aveuglés jusque-là par la peur, imprudents et stupides, les républicains, devant les bandes du capucin Douillard et les partisans du prince Crucho, ouvrirent les yeux et comprirent enfin le véritable sens de l'affaire Pyrot. Les députés que, depuis deux ans, les hurlements des foules patriotes faisaient pâlir, n'en devinrent pas plus courageux, mais ils changèrent de lâcheté et s'en prirent au ministère Robin Mielleux des désordres qu'ils avaient eux-mêmes favorisés par leur complaisance et dont ils avaient plusieurs fois, en tremblant, félicité les auteurs; ils lui reprochaient d'avoir mis en péril la république par sa faiblesse qui était la leur et par des complaisances qu'ils lui avaient imposées; certains d'entre eux commençaient à douter si leur intérêt n'était pas de croire à l'innocence de Pyrot plutôt qu'à sa culpabilité et dès lors ils éprouvèrent de cruelles angoisses à la pensée que ce malheureux pouvait n'avoir pas été condamné justement, et expiait dans sa cage aérienne les crimes d'un autre. «Je n'en dors pas!» disait en confidence à quelques membres de la majorité le ministre Guillaumette, qui aspirait à remplacer son chef.

Ces généreux législateurs renversèrent le cabinet, et le président de la république mit à la place de Robin Mielleux un sempiternel républicain, à la barbe fleurie, nommé La Trinité, qui, comme la plupart des Pingouins, ne comprenait pas un mot à l'affaire mais trouvait que, vraiment, il s'y mettait trop de moines.

Le général Greatauk, avant de quitter le ministère, fit ses dernières recommandations au chef d'état-major, Panther.

—Je pars et vous restez, lui dit-il en lui serrant la main. L'affaire Pyrot est ma fille; je vous la confie; elle est digne de votre amour et de vos soins; elle est belle. N'oubliez pas que sa beauté cherche l'ombre, se plaît dans le mystère et veut rester voilée. Ménagez sa pudeur. Déjà trop de regards indiscrets ont profané ses charmes … Panther, vous avez souhaité des preuves et vous en avez obtenu. Vous en possédez beaucoup; vous en possédez trop. Je prévois des interventions importunes et des curiosités dangereuses. À votre place, je mettrais au pilon tous ces dossiers. Croyez-moi, la meilleure des preuves, c'est de n'en pas avoir. Celle-là est la seule qu'on ne discute pas.

Hélas! le général Panther ne comprit pas la sagesse de ces conseils. L'avenir ne devait donner que trop raison à la clairvoyance de Greatauk. Dès son entrée au ministère, La Trinité demanda le dossier de l'affaire Pyrot. Péniche, son ministre de la guerre, le lui refusa au nom de l'intérêt supérieur de la défense nationale, lui confiant que ce dossier constituait à lui seul, sous la garde du général Panther, les plus vastes archives du monde. La Trinité étudia le procès comme il put et, sans le pénétrer à fond, le soupçonna d'irrégularité. Dès lors, conformément à ses droits et prérogatives, il en ordonna la révision. Immédiatement Péniche, son ministre de la guerre, l'accusa d'insulter l'armée et de trahir la patrie et lui jeta son portefeuille à la tête. Il fut remplacé par un deuxième qui en fit autant, et auquel succéda un troisième qui imita ces exemples, et les suivants, jusqu'à soixante-dix, se comportèrent comme leurs prédécesseurs, et le vénérable La Trinité gémit, obrué sous les portefeuilles belliqueux. Le septante-unième ministre de la guerre, van Julep, resta en fonctions; non qu'il fût en désaccord avec tant et de si nobles collègues, mais il était chargé par eux de trahir généreusement son président du conseil, de le couvrir d'opprobre et de honte et de faire tourner la révision à la gloire de Greatauk, à la satisfaction des anti-pyrots, au profit des moines et pour le rétablissement du prince Crucho.

Le général van Julep, doué de hautes vertus militaires, n'avait pas l'esprit assez fin pour employer les procédés subtils et les méthodes exquises de Greatauk. Il pensait, comme le général Panther, qu'il fallait des preuves tangibles contre Pyrot, qu'on n'en aurait jamais trop, qu'on n'en aurait jamais assez. Il exprima ces sentiments à son chef d'état-major, qui n'était que trop enclin à les partager.

—Panther, lui dit-il, nous touchons au moment où il nous va falloir des preuves abondantes et surabondantes.

—Il suffit, mon général, répondit Panther; je vais compléter mes dossiers.

Six mois plus tard, les preuves contre Pyrot remplissaient deux étages du ministère de la guerre. Le plancher s'écroula sous le poids des dossiers et les preuves éboulées écrasèrent sous leur avalanche deux chefs de service, quatorze chefs de bureau et soixante expéditionnaires, qui travaillaient, au rez-de-chaussée, à modifier les guêtres des chasseurs. Il fallut étayer les murs du vaste édifice. Les passants voyaient avec stupeur d'énormes poutres, de monstrueux étançons, qui, dressés obliquement contre la fière façade, maintenant disloquée et branlante, obstruaient la rue, arrêtaient la circulation des voitures et des piétons et offraient aux autobus un obstacle contre lequel ils se brisaient avec leurs voyageurs.

Les juges qui avaient condamné Pyrot n'étaient pas proprement des juges, mais des militaires. Les juges qui avaient condamné Colomban étaient des juges, mais de petits juges, vêtus d'une souquenille noire comme des balayeurs de sacristie, des pauvres diables de juges, des judicaillons faméliques. Au-dessus d'eux siégeaient de grands juges qui portaient sur leur robe rouge la simarre d'hermine. Ceux-là, renommés pour leur science et leur doctrine, composaient une cour dont le nom terrible exprimait la puissance. On la nommait Cour de cassation pour faire entendre qu'elle était le marteau suspendu sur les jugements et les arrêts de toutes les autres juridictions.

Or, un de ces grands juges rouges de la cour suprême, nommé Chaussepied, menait alors, dans un faubourg d'Alca, une vie modeste et tranquille. Son âme était pure, son coeur honnête, son esprit juste. Quand il avait fini d'étudier ses dossiers, il jouait du violon et cultivait des jacinthes. Il dînait le dimanche chez ses voisines, les demoiselles Helbivore. Sa vieillesse était souriante et robuste et ses amis vantaient l'aménité de son caractère.

Depuis quelques mois pourtant il se montrait irritable et chagrin et, s'il ouvrait un journal, sa face rose et pleine se tourmentait de plis douloureux et s'assombrissait des pourpres de la colère. Pyrot en était la cause. Le conseiller Chaussepied ne pouvait comprendre qu'un officier eût commis une action si noire, que de livrer quatre-vingt mille bottes de foin militaire à une nation voisine et ennemie; et il concevait encore moins que le scélérat eût trouvé des défenseurs officieux en Pingouinie. La pensée qu'il existait dans sa patrie un Pyrot, un colonel Hastaing, un Colomban, un Kerdanic, un Phoenix, lui gâtait ses jacinthes, son violon, le ciel et la terre, toute la nature et ses dîners chez les demoiselles Helbivore.

Or, le procès Pyrot étant porté par le garde des sceaux devant la cour suprême, ce fut le conseiller Chaussepied à qui il échut de l'examiner et d'en découvrir les vices, au cas où il en existât. Bien qu'intègre et probe autant qu'on peut l'être et formé par une longue habitude à exercer sa magistrature sans haine ni faveur, il s'attendait à trouver dans les documents qui lui seraient soumis les preuves d'une culpabilité certaine et d'une perversité tangible. Après de longues difficultés et les refus réitérés du général van Julep, le conseiller Chaussepied obtint communication des dossiers. Cotés et paraphés, ils se trouvèrent au nombre de quatorze millions six cent vingt six mille trois cent douze. En les étudiant, le juge fut d'abord surpris puis étonné, puis stupéfait, émerveillé, et, si j'ose dire, miraculé. Il trouvait dans les dossiers des prospectus de magasins de nouveautés, des journaux, des gravures de modes, des sacs d'épicier, de vieilles correspondances commerciales, des cahiers d'écoliers, des toiles d'emballage, du papier de verre pour frotter les parquets, des cartes à jouer, des épures, six mille exemplaires de la Clef des songes, mais pas un seul document où il fût question de Pyrot.

CHAPITRE XI

CONCLUSION

Le procès fut cassé et Pyrot descendu de sa cage. Les antipyrots ne se tinrent point pour battus. Les juges militaires rejugèrent Pyrot. Greatauk, dans cette seconde affaire, se montra supérieur à lui-même. Il obtint une seconde condamnation; il l'obtint en déclarant que les preuves communiquées à la cour suprême ne valaient rien et qu'on s'était bien gardé de donner les bonnes, celles-là devant rester secrètes. De l'avis des connaisseurs, il n'avait jamais déployé tant d'adresse. Au sortir de l'audience, comme il traversait, au milieu des curieux, d'un pas tranquille, les mains derrière le dos, le vestibule du tribunal, une femme vêtue de rouge, le visage couvert d'un voile noir, se jeta sur lui et, brandissant un couteau de cuisine:

—Meurs, scélérat! s'écria-t-elle.

C'était Maniflore. Avant que les assistants eussent compris ce qui se passait, le général lui saisit le poignet et, avec une douceur apparente, le serra d'une telle force que le couteau tomba de la main endolorie.

Alors il le ramassa et le tendit à Maniflore.

—Madame, lui dit-il en s'inclinant, vous avez laissé tomber un ustensile de ménage.

Il ne put empêcher que l'héroïne ne fût conduite au poste; mais il la fit relâcher aussitôt et il employa, plus tard, tout son crédit à arrêter les poursuites.

La seconde condamnation de Pyrot fut la dernière victoire de Greatauk.

Le conseiller Chaussepied, qui avait jadis tant aimé les soldats et tant estimé leur justice, maintenant, enragé contre les juges militaires, cassait toutes leurs sentences comme un singe casse des noisettes. Il réhabilita Pyrot une seconde fois; il l'aurait, s'il eût fallu, réhabilité cinq cents fois.

Furieux d'avoir été lâches et de s'être laissé tromper et moquer, les républicains se retournèrent contre les moines et les curés; les députés firent contre eux des lois d'expulsion, de séparation et de spoliation. Il advint ce que le père Cornemuse avait prévu. Ce bon religieux fut chassé du bois des Conils. Les agents du fisc confisquèrent ses alambics et ses cornues, et les liquidateurs se partagèrent les bouteilles de la liqueur de Sainte-Orberose. Le pieux distillateur y perdit les trois millions cinq cent mille francs de revenu annuel que lui procuraient ses petits produits. Le père Agaric prit le chemin de l'exil, abandonnant son école à des mains laïques qui la laissèrent péricliter. Séparée de l'État nourricier, l'Église de Pingouinie sécha comme une fleur coupée.

Victorieux, les défenseurs de l'innocent se déchirèrent entre eux et s'accablèrent réciproquement d'outrages et de calomnies. Le véhément Kerdanic se jeta sur Phoenix, prêt à le dévorer. Les grands juifs et les sept cents pyrots se détournèrent avec mépris des camarades socialistes dont naguère ils imploraient humblement le secours:

—Nous ne vous connaissons plus, disaient-ils; fichez-nous la paix avec votre justice sociale. La justice sociale, c'est la défense des richesses.

Nommé député et devenu chef de la nouvelle majorité, le camarade Larrivée fut porté par la Chambre et l'opinion à la présidence du Conseil. Il se montra l'énergique défenseur des tribunaux militaires qui avaient condamné Pyrot. Comme ses anciens camarades socialistes réclamaient un peu plus de justice et de liberté pour les employés de l'État ainsi que pour les travailleurs manuels, il combattit leurs propositions dans un éloquent discours:

—La liberté, dit-il, n'est pas la licence. Entre l'ordre et le désordre, mon choix est fait: la révolution c'est l'impuissance; le progrès n'a pas d'ennemi plus redoutable que la violence. On n'obtient rien par la violence. Messieurs, ceux qui, comme moi, veulent des réformes doivent s'appliquer avant tout à guérir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fièvre épuise les malades. Il est temps de rassurer les honnêtes gens.

Ce discours fut couvert d'applaudissements. Le gouvernement de la république demeura soumis au contrôle des grandes compagnies financières, l'armée consacrée exclusivement à la défense du capital, la flotte destinée uniquement à fournir des commandes aux métallurgistes; les riches refusant de payer leur juste part des impôts, les pauvres, comme par le passé, payèrent pour eux.

Cependant, du haut de sa vieille pompe à feu, sous l'assemblée des astres de la nuit, Bidault-Coquille contemplait avec tristesse la ville endormie. Maniflore l'avait quitté; dévorée du besoin de nouveaux dévouements et de nouveaux sacrifices, elle s'en était allée en compagnie d'un jeune Bulgare porter à Sofia la justice et la vengeance. Il ne la regrettait pas, l'ayant reconnue, après l'affaire, moins belle de forme et de pensée qu'il ne se l'était imaginé d'abord. Ses impressions s'étaient modifiées dans le même sens sur bien d'autres formes et bien d'autres pensées. Et, ce qui lui était le plus cruel, il se jugeait moins grand, moins beau lui-même qu'il n'avait cru.

Et il songeait:

—Tu te croyais sublime, quand tu n'avais que de la candeur et de la bonne volonté. De quoi t'enorgueillissais-tu, Bidault-Coquille? D'avoir su des premiers que Pyrot était innocent et Greatauk un scélérat. Mais les trois quarts de ceux qui défendaient Greatauk contre les attaques des sept cents pyrots le savaient mieux que toi. Ce n'était pas la question. De quoi te montrais-tu donc si fier? d'avoir osé dire ta pensée? C'est du courage civique, et celui-ci, comme le courage militaire, est un pur effet de l'imprudence. Tu as été imprudent. C'est bien, mais il n'y a pas de quoi te louer outre mesure. Ton imprudence était petite; elle t'exposait à des périls médiocres; tu n'y risquais pas ta tête. Les Pingouins ont perdu cette fierté cruelle et sanguinaire qui donnait autrefois à leurs révolutions une grandeur tragique: c'est le fatal effet de l'affaiblissement des croyances et des caractères. Pour avoir montré sur un point particulier un peu plus de clairvoyance que le vulgaire, doit-on te regarder comme un esprit supérieur? Je crains bien, au contraire, que tu n'aies fait preuve, Bidault-Coquille, d'une grande inintelligence des conditions du développement intellectuel et moral des peuples. Tu te figurais que les injustices sociales étaient enfilées comme des perles et qu'il suffisait d'en tirer une pour égrener tout le chapelet. Et c'est là une conception très naïve. Tu te flattais d'établir d'un coup la justice en ton pays et dans l'univers. Tu fus un brave homme, un spiritualiste honnête, sans beaucoup de philosophie expérimentale. Mais rentre en toi-même et tu reconnaîtras que tu as eu pourtant ta malice et que, dans ton ingénuité, tu n'étais pas sans ruse. Tu croyais faire une bonne affaire morale. Tu te disais: «Me voilà juste et courageux une fois pour toutes. Je pourrai me reposer ensuite dans l'estime publique et la louange des historiens.» Et maintenant que tu as perdu tes illusions, maintenant que tu sais qu'il est dur de redresser les torts et que c'est toujours à recommencer, tu retournes à tes astéroïdes. Tu as raison; mais retournes-y modestement, Bidault- Coquille!

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